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25 mars 2021 4 25 /03 /mars /2021 17:52
A peine advenus.

" By the water "

10X16 cm

Œuvre : Laure Carré

 

   Cette image, nous la vivons avec quelque appréhension comme si, reflétant celui, celle que nous sommes, nous supputions que notre corps, un jour, puisse être atteint de fragmentation. Terreur insigne des Existants dont la trame du temps, par endroits, laisse voir la lumière crue d’une nudité, la possible dépossession de soi, la remise à une géographie parcellisée, inquiétante diaspora dont nous aurions à habiller notre être alors que, dans l’ombre, le vertige du néant ferait ses sombres nuées. Tout autour de nous sont les meutes de freux criards, tout autour sont les conflits qui déchirent le monde, la violence aveugle qui dépouille les esprits de la fécondité du penser. Alors on se baisse, alors on réduit sa gangue de chair à la taille de l’infime, de l’inaperçu mais, au-dessus de nos têtes, nous entendons le monde faire son bourdonnement d’essaim et nous redoutons une attaque sournoise, nous nous protégeons de ce venin qui, bientôt, fera glisser notre conscience sous les oripeaux d’une incompréhension. Ici et là, on trépane, on mutile, on écartèle, on éviscère et ce sont de longs fleuves de sang qui parcourent la Terre de leurs flots étincelants. Pareils à un feu, à une lave, au fer rougi dans l’antre couleur de suie du forgeron. Une persistance dans la nuit, l’éclat d’une braise qui, tout à la fois, nous dit la vie rubescente, mais aussi la teinte d’une extinction, le visage confondant d’un non-retour. Comme l’épée de Damoclès qui s’apprêterait à moissonner nos têtes et à disperser aux quatre vents la résille de notre présence. Il ne resterait plus que quelques souvenirs faseyant dans le vent, quelques bribes de mémoire, des humeurs vitreuses à contre-jour du ciel, quelques empreintes sur les chemins de poussière, le témoignage d’un passage, la perte d’une fumée dans l’air empli d’amnésie, quelques traces d’une ancienne volonté se dissolvant dans celle, plus prégnante, plus efficiente du Destin dont, jamais, nous ne pouvons estimer la puissance, la force d’accomplissement, mais aussi de destruction, d’éradication de l’humain des contrées du monde.

Alors, en guise de réassurance, nous contemplons à nouveau cette effigie dont nous pensons qu’elle est notre propre projection à même la face vitrée de l’apparaître. Le fond est une eau couleur de ciel et de mer, un glacis de turquoise sur lequel nous posons l’impertinence de notre humanité, genre d’effleurement qui surgirait d’un indéfinissable néant. Car, de notre origine, nous avons perdu le souvenir. Notre cordon ombilical est si loin qui nous reliait au cosmos maternel. Nous sommes d’éternels orphelins, des êtres séparés, des insularités à la dérive, des Radeaux de La Méduse que rien ne viendra sauver d’un naufrage promis mais dont, toujours, nous reculons l’échéance à coups de jeux hasardeux, à force d’amours anonymes, de rêves dont le sillage de comète allume dans nos yeux infertiles la lumière de quelque espoir. Le massif de notre tête, ces quelques traits de sanguine suspendus dans l’espace ; le haut de notre buste, cette lame sans début ni fin, ce coutre labourant le vide, cette lame privée d’appui, comme en sustentation ; cette main qui n’en est pas une, qui ne saisit rien que le Rien, dont la forme inachevée semble signer le début d’une création suspendue entre Charybde et Scylla, ce sémaphore réduit à sa propre figuration aporétique, ce drapeau de prière ensanglanté, tout ceci nous dit le surgissement de l’homme à même sa fin dernière. Terrible eschatologie qui referme la porte avant de l’avoir ouverte. Entrebâillée seulement, avec la levée de quelques feuillets d’espoir puis la scansion définitive de la privation d’être, la lame de massicot apposant la césure mortelle. C’est ceci que nous dit cette figure dans son opposition binaire, dans sa dialectique des valeurs complémentaires. Si le vert atténué de l’amande fait se lever l’aube d’une fable, la possibilité d’une histoire, le rouge carmin, ce symbole du sang répandu, cette couleur se donnant symboliquement tel le mystère vital caché au fond des ténèbres et des océans primordiaux ne fait qu’annoncer l’irruption toujours possible du tragique habitant tout projet, toute progression sur le sentier terrestre.

Ce que nous croyons, c’est qu’en filigrane de cette figure transparaît le mythe de Narcisse tel qu’évoqué par Ovide dans Les Métamorphoses. A-peine-advenu (confions-lui ce prédicat), est cette image du chasseur dont la quête fiévreuse est celle de la découverte de sa propre épiphanie. L’eau, ce miroir dont la présence est ici assurée par le fond bleu turquoise, sera le médiateur par lequel se connaître enfin tel qu’en son apparaître. Seulement contempler sa propre beauté comporte toujours le risque d’une fêlure. La vanité de l’homme est de telle nature que, jamais, sa propre représentation n’est cernée de suffisamment de lauriers. A la beauté il veut substituer une beauté et demie, une beauté absolue telle celle des dieux. Alors son regard se trouble, alors son dépit, son orgueil déçu atteignent une telle démesure que l’onde se brise, se disperse, que sa surface s’irise de mille ondulations, de mille reflets comme si, son essence atteinte par l’inconscience de Narcisse, d’A-peine-advenu, ne pouvait plus se laisser voir que sous le régime de l’éclatement, de la fragmentation. L’onde ne reflète plus de celui qui s’y mire que les signes d’une schizophrénie patente, infini éclatement de soi dans un corps sans attache, sorte de territoire archipélagique indistinct dans le pullulement et l’anonymat des flots.

En cela, cet aventurier d’une image à constituer rejoint, par-delà sa propre évolution, le statut dont il était l’acteur dans sa prime enfance, cette position disjointe d’un corps dont il ne percevait les parties que séparées, destinées à remplir les fonctions élémentaires du mouvement, du nourrissage, de la digestion comme autant d’actes isolés sans aucun lien de subordination que ceux d’une satisfaction immédiate des désirs. Le stade du miroir lacanien l’en avait fait sortir par le biais d’une intériorisation et d’unification de sa propre réalité corporelle. Percevant son reflet à la manière d’un territoire autonome, il annulait par là même le morcellement anatomique dont, jusqu’alors son vécu l’avait assuré a minima, en attente de cette complétude médiatisée par l’image spéculaire. Le miroir accomplissait en la magique « assomption jubilatoire », le passage du divers et du pluriel, du schème purement opérationnel à l’intégration de soi dans une unité plénière dont le statut d’une autonomie et d’une liberté n’étaient pas les moindres acquis, mais la réalisation d’une essence humaine consciente de ses propres enjeux. A ce qu’il nous semble, sous l’apparence et le visible révélé par cet original collage (symbole du rassemblement de ce qui, à l’origine, était dissemblable, épars), se dissimulent, comme autant de clés de lecture, ces sèmes riches en significations dont, le plus souvent, nous sommes parcourus à bas bruit, symptôme d’une « maladie de l’être » qui n’en constitue que sa plus belle révélation. Que sommes-nous, si ce n’est cet éparpillement venu du plus loin d’un illisible chaos, ces éclisses de hasard, dont un jour, en un lieu et un instant déterminés, le Destin nous confia la garde afin que nous puissions nous saisir de notre existence dans l’enceinte même de notre corps ? Sans doute n’avons-nous pas d’espace plus réel que celui-ci. A peine advenus et déjà en partance.

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24 mars 2021 3 24 /03 /mars /2021 10:40
Rügen, mon amour

 

‘Falaises de craie sur l'île de Rügen’

Caspar David Friedrich

 

***

 

   Mais par quel étrange événement avais-je atterri sur ce bout de caillou calcaire situé dans les latitudes septentrionales ? Sur l‘invite d’un Ami ? Après avoir découvert l’Île de Rügen dans un catalogue de voyage ? Ou bien sur un pur caprice résultant d’une rencontre médiatique ? En réalité les choses sont bien plus simples et font suite à une manière de rituel dont j’orne le choix de mes voyages. Voici ce dont il s’agit : j’ouvre largement les pages de mon Atlas, m’arrête sur une Carte physique de l’Europe, saisis un crayon, ferme les yeux et pioche au hasard, laissant la pointe de graphite de mon instrument choisir pour moi. En ce jour de Mars, mon cicérone avait désigné cette côte du Mecklembourg-Poméranie occidentale longeant la mer Baltique. Cependant, je ne partais nullement en terre secrète et cette île, souvent je l’avais survolée en avion, n’en apercevant que la forme générale qui, depuis toujours, me faisait penser à l’image d’un manchot flottant heureusement sur les flots bleus. De toute façon je présumais que ces contrées devaient en compter quelque nombreuse colonie. Il me fallait aller voir de plus près !

 

    Paris - Quai aux fleurs en ce Lundi 6 Mars 2000

 

   Sept heures. Le temps est variable comme toutes ces fins d’hiver, il demeure encore accroché aux frimas et tente quelques incursions en direction du Printemps. Je quitte Paris noyé dans une fine brume que teinte le jaune orangé de l’habituelle pollution. Etrange vision de fin du monde, on dirait que cette lueur en est le signe avant-coureur. Je traverse l’Allemagne dans sa diagonale sud-ouest, nord-est. Treize heures, je fais une pause déjeuner à Dortmund. Je mange dans une auberge sur la Place du Vieux marché St. Reinoldi. Longuement je regarde un haut bâtiment imitant un Temple grec, une grande demeure de style médiéval avec sa façade en encorbellement, ses poutres de bois sombre, puis cette église étrange portant à son sommet un clocher bulbe teinté de vert, sa haute flèche tutoie les nuages. Dix-neuf heures. Je viens d’emprunter le pont qui franchit le Strelasund, cet étroit bras de mer qui sépare l’île du continent.  Je traverse l’île pour me rendre à Putgarten, sa pointe la plus avancée en direction du Nord. J’y ai loué, pour une semaine, une petite chaumière isolée que j’ai pu voir sur une photographie envoyée par son propriétaire.

   Après quelques minutes de recherche la chaumière m’apparaît. Ma première émotion est d’ordre esthétique, qui présage de belles futures rencontres. Le logis est modeste, constitué de deux corps de bâtiment accolés. La partie arrière est couverte de tuiles rouges burinées par le vent, usées par le glissement continu du ciel. L’avant, pareil à une proue de navire, est une bâtisse de gros moellons de pierres badigeonnés à la chaux. La paille du chaume est grise avec des marbrures vertes, elle descend vers des fenêtres étroites, une porte basse. Ici, le temps est rigoureux, les embruns venus de la mer fouettent sans cesse la butte d’herbe rase, ricochent sur les murs, entourent la cheminée de sifflements lors des longues soirées d’hiver.

   Depuis mon nouveau logis, je découvre un paysage ample, ouvert sur des confins qu’on penserait être le bout du monde. L’air est gris-bleu, le ciel longuement parcouru du souci léger des nuages. Au loin, derrière la plaque de métal de la mer, une bande de terre ondule qui se perd dans les confluences atmosphériques. Tout est calme et je penserais volontiers être l’heureux découvreur d’un continent encore vierge. Nul habitat à l’horizon. Nulle présence qui pourrait troubler mon refuge de Robinson. Après mes voyages incessants, mes nombreux articles bouclés pour mon Journal, quoi de mieux que ce finistère, genre d’île incluse en une autre île, manière de labyrinthe où ne s’aventurent guère que le vol gris des oiseaux de mer, la pluie des giboulées parfois, les flèches du soleil lorsqu’il s’insinue parmi les flocons de laine des cumulus, couleur acier, bistre plus soutenu ou bien gris de Payne, cette nuance subtile qui en médiatise la belle présence. Ce paysage est si originel, il me donne l’impression d’une terre d’Eden dont les hommes n’auraient plus la souvenance, archipel égaré parmi le tumulte généreux des flots, don de quelque dieu antique retiré dans son Empyrée.

   Soir. J’ai rangé mes quelques effets, les livres que j’ai emportés pour meubler mes soirées. Je suis allé au bûcher récupérer du bois, quelques rondins, un fagot de brindilles. J’ai allumé un grand feu de cheminée. La soirée est fraîche et j’entends le vent mugir, souffler par intermittences en rafale, se déchirer aux angles de la chaumière. Heureux sentiment de confort et de plénitude. Je fume une cigarette longuement, me distrayant à suivre son filet blanchâtre, ses jeux inattendus, capricieux, sa fuite dans la trouée noire de l’âtre. Combien cette chaumière est rassurante, pareille à une mère attentive dont, redevenu enfant, je retrouverais la caresse douce, pleine d’attention. Une confiance mutuelle, une union face aux dangers, un creuset où faire se déplier l’inimitable efflorescence de l’amour.

   Tout en me sustentant d’un repas frugal, je fais l’inventaire de ce lieu magique. C’est la cheminée qui est l’élément central, qui joue le rôle de génie tutélaire du foyer. La plaque de fonte est d’un noir de bitume avec de sourdes brillances qui en distraient la surface. Deux banquettes de paille au dossier de bois encadrent le foyer, genre de sentinelles bienveillantes au seuil mystérieux de la nuit. Un soufflet aux ouïes de cuir fauve fait entendre le son rauque de sa respiration lorsque je l’utilise pour ranimer les flammes. Intense fascination du feu, cet élément si vivant, si mobile, pareil aux rondes enfantines avec leurs rapides voltes, leurs élans primesautiers que suivent de courtes accalmies.

    Parfois, entre deux jets d’étincelles, je perçois les meutes continues du vent qui font, autour de la chaumière, comme un long fleuve aux moirures que je devine étincelantes sous les premiers rayons de la Lune. Tout ceci est tellement traversé par les charmes immédiats du Romantisme : la blancheur de l’astre des nuits, les rêves qu’il autorise, la poésie qu’il fait naître, la beauté qu’il réclame, la langueur de l’âme, la mélancolie en son long et ininterrompu effeuillement dont il crée le lit fastueux, la couche voluptueuse. On dirait que le temps s’éternise, que l’instant se dilate aux dimensions de l’univers, que l’esprit gagne de larges estuaires, là où toujours il devrait être pour connaître l’ivresse de sa propre liberté. C’est un bonheur immense que de se retrouver au plein de soi, sans rien qui partage ou puisse distraire de ce qui vient, portant en son intérieur la teinte soudaine d’une large compréhension des choses. Plus rien ne demeure dissimulé, tout s’ouvre à la manière d’un calice blanc, d’une fleur de lotus qui connaîtrait l’heure plénière de la joie.

   Les minutes s’écoulent sans heurt, avec la même facilité que met un clair ruisseau à se frayer un chemin lumineux parmi les bancs soyeux de sable, les caresses du limon des rives. Une goutte pousse l’autre sans effort, simplement parce que tout va de soi, que l’estuaire appelle le milieu de l’onde, que l’onde appelle la source qui bruit au centre des floraisons du ciel. L’évidence est là qui tresse ses lanières de félicité, dit la pureté de son être, sa disposition aux âmes de ceux qui veulent bien la regarder comme la faveur qu’elle est, un fruit à portée de la main, une couronne de pétales diffusant son précieux pollen, un nectar s’enlevant de chaque chose dans l’inapparent. De lourdes solives brunes courent au plafond, que sépare entre elles la plage claire de la chaux. Une horloge rustique bat la mesure, elle est le cœur discret qui pulse son sang tout au long des jours, tout au long des nuits.

   Présence bienveillante dont je ressens les bienfaits, temps concret, infiniment palpable en même temps que discret ; étalon souple des états d’âme lorsqu’ils consentent à quelque repos. Un lit d’angle en bois fruitier complète ce tableau d’un bonheur simple, à la Rousseau, et rien ne m’étonnerait, demain, de me réveiller aux ‘Charmettes’ sur le flanc d’une belle colline. Une toile ornée de motifs bleus sert de ciel au lit. Comment ne pas rêver d’étoiles et de paysages lointains se perdant dans le mystérieux secret cosmique ? Dernier mobilier de la pièce unique de la chaumière (tout ici existe sur le mode discret, dépouillé), une table de toilette au plateau de marbre porte un broc et une cuvette en faïence blanche. Mon antique rasoir mécanique et mon blaireau fatigué ne dépareront pas dans ce décor que l’on dirait venu du fond des âges. Mais quel meilleur moyen que celui-ci pour se ressourcer, puiser l’eau de son enfance ?

 

    Matin et jours qui suivent

 

   La nuit a été calme. De temps à autre le bruit lointain du ressac contre les rochers, son glissement sur la grève de sable. Variations de la lumière que la Lune projette sur le sol de tomettes de terre cuite. De soudaines clartés succèdent à des taches d’ombre qui poudrent les murs de minces et fuyantes nuées. Depuis le cocon de mon lit, que voile son ciel de toile, je suis des yeux la ronde alentie des constellations au firmament. Leurs yeux sont si modestes mais si rassurants sur la toile infinie qui dérive dans l’immense et le silencieux ! Je crois que je suis pareil au Capitaine du navire qui a regagné sa couchette après une longue journée de navigation, méditant longuement sur la marche des Océans et les longues dérives des Hommes.

    Devant la chaumière, seul le moutonnement de l’herbe jaune, l’étal gris de la mer pareil à une lourde masse d’étain immobile. Venus du large, des goélands planent et poussent leurs cris, relayés par le tumulte des mouettes. Un chemin de graviers blancs se découpe sur le bistre de la lande. Il sinue, évite les buttes de sable, cherche les percées parmi la végétation rare. Des marches sont taillées dans le derme blanc de la falaise. Quelques rafales de vent montent de la mer, lèchent les hauts murs de calcaire, se perdent au sommet dans les touffes végétales aux cheveux hirsutes. Maintenant je suis sur la grève semée de gros graviers. Y figurent aussi des blocs tapissés de mousse, ils sont des géants débonnaires qui veillent à la tranquillité du rivage, l’abritent des plus fortes houles. De courtes vagues s’irisent au sommet des flots, de fines gouttelettes s’en échappent en une scintillante crête de brume. De loin en loin s’illuminent de rapides arcs-en-ciel, ils semblent vouloir dire le précieux de l’heure, montrer son étrange magnétisme.

   Assurément, ici se diffuse une bien belle énergie, portée tout au sommet de sa blancheur, de sa radiance. Tout semble s’originer à l’immense courbure de la mer, s’augmenter de la densité des falaises, se diffuser au plus haut du ciel qui vibre à la manière d’un cristal. Ne serait-ce, en cette pointe extrême de l’île, son âme qui se livrerait en l’entièreté de son être, que ne verraient que les oiseaux et les Promeneurs égarés, emplis d’une juste et fixe solitude ?  Un genre d’offrande infinie dont nul ne pourrait tracer la forme, seulement l’emporter au plein de son cœur, là où bat le rythme du sang secret de la Vie ? Il y a une immense dette de l’Homme en même temps qu’une exacte sidération au simple fait de pouvoir exister en tant que l’observateur d’un tel prodige. Oui, c’est ceci le prodige, l’incommensurable ravissement qui s’empare de soi au contact des belles œuvres d’art, sur le bord du paysage inouï, ce miroir qui ouvre la conscience, en démultiplie la faveur, en illumine les lumineuses coursives.

   J’avance sur le bord du rivage. L’air vibre doucement sous l’eau limpide du ciel. Au loin, de courtes vagues s’écroulent dans un éblouissement d’écume. Parfois, je me baisse, saisis un galet, lui fais faire une série de ricochets. Touchées par le premier soleil, les falaises de craie sont teintées de vermeil. Tout à l’heure, sous la lumière zénithale, elles crépiteront de blancheur et il faudra protéger ses yeux afin de ne pas être ébloui. Ce qui se remarque ici, surtout, c’est ce large silence qui ensevelit tout dans une sorte d’ouate, de neige infinie. Rien ne s’y entend, hormis parfois, au loin, les cris des oies cendrées et des bernaches. Ce lieu est un lieu de repos, de recueillement. On n’est nullement distrait de soi, on est au centre, là où cela murmure, là où cela chante si discrètement.

   On est pareil à un jeune enfant qui s’enchante des premières images que le monde lui adresse, un ravissement se dessine derrière les yeux, envahit avec bonheur la chair disponible, infiniment disponible à l’accueil du vent, de l’oiseau, de l’immense flaque d’eau qui réverbère la touche légère des nuages. Un seul mot alors vient à l’esprit, ‘harmonie’ et tous les soucis s’effacent comme par l’effet d’une généreuse magie. De lourds pieux de bois sont enfoncés parmi le peuple des pierres qui parsèment l’estran. Ils ressemblent à une rangée de gardiens débonnaires chargés de protéger l’île des assauts de la mer lors des marées d’équinoxe. J’imagine la furie des tempêtes, j’en ressens en moi la tonnante énergie, j’en perçois l’écho lointain, il résonne jusque dans les abysses peuplés d’étranges animaux marins aux yeux soudés de cécité. C’est étrange tout de même la force de l’imaginaire, on est ici et ailleurs en même temps. On est dans le calme le plus pur qui se puisse imaginer et l’on est, simultanément auprès de ces étranges dramaturgies qui animent le mystère des océans.

  

   Soir dans la chaumière

 

   J’ai beaucoup marché aujourd’hui, un peu au hasard des chemins. M’éloignant de la côte, parcourant l’espèce d’immense steppe qui constitue le pays intérieur. J’ai longtemps rêvé, assis sur un talus d’herbe entre la haute lumière du ciel et les tourbes noires dont, parfois, j’ai aperçu les briques régulières exposées au vent. Les autochtones les laissent sécher longuement, elles seront le combustible d’hiver, rougeoyant au cœur d’un vieux poêle, réchauffant les mains et donnant au corps quelque vigueur que le froid leur aurait ôtée. Dans ce paysage si paisible, hors du monde et de ses habituelles tracasseries, tout se donne dans une belle simplicité. L’eau du lac est claire, ourlée d’un gris bleuté qui rassure l’âme. Des touffes de roseaux, hésitant entre blé et sable, illuminent les rives. Des cabanes de bois, ici et là, couvertes d’une toile de bitume, le tuyau émergeant du toit indiquant la présence d’un feu, en automne, après la journée de pêche. Comme à l’accoutumée, désormais, j’ai allumé un feu. Les braises sont vives qui réchauffent.

   Je feuillette un livre que j’ai emporté sur les œuvres du peintre romantique Caspar David Friedrich. Des images de rêve dont je ne me lasse jamais. Son ‘Lever de lune sur la mer’ avec ses quatre personnages mystérieux, genres de spectres dont nul ne sait s’ils sont vivants, s’ils se sont cristallisés, tout à la contemplation du paysage qui paraît les fasciner ; sa ‘Mer de glace’, ses blocs tranchants, ses lourdes congères sur laquelle rebondit une étrange clarté et, bien sûr, cette reproduction dont, à l’instant, j’emplis mes yeux avec un plaisir infini, ses ’Falaises de craie sur l’Île de Rügen’. Image accomplie du romantisme en peinture, traduction picturale du sublime que personne, jusqu’à présent, n’a pu ou su égaler. De part et d’autre du tableau, deux personnages, un homme et une femme, sont totalement livrés à une profonde méditation liée à l’étrange beauté de la Nature. Des falaises intensément lumineuses, découpées, des pointes et des dents se détachent sur un fond d’eau à la teinte indéfinissable, légèrement parme au loin, avec des lents dégradés de bleu-gris, de bleus-jaunes au plus près.

   Des arbres majestueux occupent la partie supérieure du tableau mais sans l’alourdir, tellement leur présence est discrète, leurs feuilles un simple poudroiement dans l’air léger. Ramures des arbres et falaises concourent à délimiter un espace pareil à une scène de théâtre, ce qui, bien entendu, accentue la dramaturgie qui est l’un des caractères singuliers de l’art romantique. Il s’agit d’émouvoir et de transporter le spectateur en un lieu de félicité, de créer une tension entre son enchantement et son désespoir supposé si cette scène était ôtée soudain de ses yeux. Les personnages en habits de ville donnent l’impression d’appartenir à une classe bourgeoise ce qui, sans doute, dans l’esprit du Peintre, renforçait cette idée d’un spectacle raffiné, délicat, un luxe en renforçant un autre. 

    Alors, parmi le rougeoiement des bûches, à l’abri du vent qui, parfois rugit, loin du regard et des influences des hommes, seulement inclus dans le territoire de mon intime subjectivité, voici comment m’apparaît cette Île de Rügen, quelle est son essence, comment vient-elle à moi alors que, maintenant, devant moi, je n’ai plus qu’une reproduction idéalisée de sa forme ? Bien évidemment, le paysage vrai, la peinture définissent deux ordres de réalité bien différents. La Nature est une présence palpable, la Peinture une idée considérée par l’esprit. Mais je crois que ces deux modes d’approche, loin d’être distincts, sont infiniment complémentaires. Le Paysage réel s’accroit de cette dimension artistique, tout comme la Peinture gagne son autonomie, affirme son esthétique au gré d’une comparaison avec ces rochers blancs qui surplombent l’immense dalle d’eau, avec ses arbres qui coiffent les collines minérales.

   Ce que je ramènerai, je crois, de mon voyage du Septentrion, ce seront des images multiples, réelles, imaginaires, chacune s’exhaussant de la présence de l’autre. C’est ceci qui est admirable, l’art se reportant au quotidien et l’accomplissant bien au-delà des habituelles conventions, des idées toutes faites, des clichés et autres lieux communs. Si, d’une manière indéfectible, la Nature est première dans l’ordre des apparitions, il est indispensable que l’Art en son essentialité vienne parfaire cette vision originelle, la dotant des mille vertus qu’infuse en son être le génie de l’Artiste. C’est peut-être parce que j’aurai vu la toile de Friedrich, mais aussi les falaises de Rügen, que ma conscience sera habitée de ces deux beautés complémentaires.

   Je crois que le feu a projeté en moi ses propres nécessités internes. Le feu est toujours vif esprit, bourgeonnement, efflorescence, dilatation, effusion de lumière, crépitement, chaleur et passion. Il ne laisse nullement en paix celui dont le regard le traverse comme une flèche trop puissante troue sa cible et poursuit son voyage aérien. Le feu est une brûlure, une intensification de ce qui est, raison pour laquelle il nous entraîne à sa suite, sollicite le songe, libère les énergies, force à dilater sa pupille, à voir au-delà du réel ce qui se donne comme son aura, son écho, sa parole répercutée, ouverte, infiniment disponible aux errances au long cours. Non, le réel n’est nullement séparé du geste de l’Artisan qui modèle une boule de terre, de l’Enfant qui fait tourner son moulin dans l’eau et qui est déjà bien plus loin que son corps nous le laisserait supposer, de l’Artiste qui nous convoque à la fête infinie d’une initiation qui débouche sur la flamme d’une pure joie.

   Oui, il faut couvrir de cendre les braises, laisser reposer son esprit, se disposer au somme tranquille que traverseront les javelots du rêve ou bien le cristal d’une brume légère. Demain attend à la porte avec son aube bleue, ses surprises, parfois ses désagréments. Quoi de plus précieux alors que de faire venir à soi la douceur d’une plage, la caresse du vent, de dresser dans sa propre fantaisie les hautes falaises d’une libre rêverie ? Oui, il est essentiel de rêver. Demain, quand les falaises s’éloigneront de moi, que je ne percevrai plus les cris des bernaches, que me restera-t-il, si ce ne sont ces flocons de présence logés au cœur même de ma mémoire ? Toujours, en soi, l’on emporte un coin de nature, le bleu pâle d’un ciel, le sourire d’une rencontre, le piquant d’une fragrance, une saveur tapissée dans quelque coin du palais.

 

   Veille du départ

 

   Comment occuper l’intervalle de sa journée alors que, déjà, l’on est ailleurs, sur la route qui conduit vers Paris ? Que faire sinon marcher au hasard des collines, regarder le doux moutonnement de la mer à l’horizon, s’absorber dans la première sensation qui vient : la lente ascension du soleil dans un ciel qui gire à l’infini, portant avec lui de légers nuages, sentir le vent sur son visage, deviner la forme de la course du prochain oiseau de mer, sa fuite, soudain, dans le silence du jour. Puis, devant mon indétermination, je décide de quitter l’Île de Rügen, de rejoindre Hiddensee, cette autre île qui ressemble à un hippocampe. Un instant, je souris à cette fable zoologique qui a traversé mon esprit. Rügen était ce genre de manchot débonnaire affalé de toute sa large anatomie sur le bleu de la Baltique, alors que ce bout de terre effilé d’Hiddensee avait la grâce de cet étrange cheval marin qui ondulait paresseusement parmi les flots turquoise.

   A Seehof j’ai pris une barque de pêcheur afin de traverser le Vitter Boden, ce bras de mer compris entre les deux îles. Mon Passeur était aussi bavard qu’une pierre et je pensais qu’ici, le silence était une vertu essentielle. J’ai ensuite gagné la pointe extrême de ce bout du monde, reconnaissant en moi l’empreinte continue de la recherche d’un idéal. Métaphoriquement le Nord le plus extrême figurait la pointe la plus avancée de la conscience, le point d’acmé au-delà de laquelle elle se confondait avec les choses mêmes, pénétrant leur essence jusqu’à une sublime transparence. Sur mon chemin j’ai croisé quelques Natifs d’ici, taciturnes, tête engoncée dans leurs capuches. Il faut dire l’air était vif et n’incitait guère à entretenir une conversation.

    Bientôt, planté au sommet d’une colline d’herbe rase que colorient en jaune les touffes de genêts, j’aperçois le Phare de Dornbusch à la haute silhouette blanche, tour percée de quatre fenêtres étroites, sommet occupé par une galerie et une lanterne coiffée de rouge qui tranche avec le ciel devenu si clair, pareil à une étoffe légère lissée de vent. Je gravis lentement la pente. Le sol est souple sous mes pas, sablonneux, semé de quelques pierres sombres. Une volée de marches de bois permet d’accéder à une porte étroite demeurée ouverte. Elle fait une tache d’ombre au travers de laquelle je pénètre bientôt. Dès le premier abord, je dois accoutumer mes yeux à cette pénombre visitée de blanc, mais en profondeur, la surface reste muette. Je pousse quelques « éhoo, éééhooo » afin d’attirer l’attention du Gardien mais seul l’écho de ma voix me revient ourlé des brumes qui tapissent les murs.

    Je grimpe les très nombreuses marches qui conduisent au sommet. Des éclats de lumière surgissent chaque fois que je franchis un nouveau palier. Parvenu au niveau de la quatrième ouverture, je sais que, bientôt, se découvrira ce panorama dont je souhaite qu’il porte ma vue aussi loin que possible, peut-être dans un pays fictif pareil à celui qui me visite lors de mes rêves éveillés. Je débouche sur la galerie. Le vent souffle fort et tourbillonne, m’oblige un instant à fermer les paupières. Je contourne la lanterne et trouve enfin un abri d’où je peux, à loisir, admirer ce Pays du Bout du Monde. Je ne pense plus au Gardien qui doit sans doute accomplir quelque tâche non loin du phare. J’ai emporté ma longue-vue et je peux découvrir aussi bien ce qui est éloigné que ce qui est rapproché, dont j’agrandis les images à volonté. Face au large, la vue est immense et se devine la courbure de la Terre, ce large arc de cercle où, nous les Hommes, sommes éparpillés tel un peuple de fourmis à l’assaut de quelque inconnu.

   Au premier plan, des boqueteaux, des boules végétales jouant sur la gamme des verts : bouteille, Viride virant au bleu, Véronèse aux touches plus claires, plus étincelantes. Un véritable enchantement pour les yeux, un breuvage pour l’esprit, une nourriture pour le bonheur. Plus loin une bande jaune assourdie, un genre de courte savane court devant le miroir étincelant de la mer. Les bleus, sous cette latitude nordique, touchent à l’évanescence, deviennent translucides, impalpables. On dirait des ailes de libellule, des étoffes de contes de fée, des feuilles traversées de lumière. C’est un arc-en-ciel aérien, ineffable, dont nulle lèvre ne pourrait tracer le contour, dire le nom. Cela a la consistance d’un givre, l’à peine insistance d’un Tiffany, la libre insouciance d’une fumée qui se dissipe dans les plis illisibles d’un sentiment, se réfugie dans les arcanes mystérieux de l’amour. Parfois, là où la flaque de lumière resplendit, j’ai l’impression d’un néant qui pourrait s’ouvrir, déboucher sur l’autre face de la Terre, là où les hommes ne sont jamais allés, le vertige des mots s’absentant d’une phrase.

   En direction de l’intérieur de l’île, c’est un étroit chemin qui trace sa flèche rectiligne sur la butte d’une digue. Lors des équinoxes, lorsque la Baltique se gonfle et déferle, j’imagine cette bande d’étroit bitume recouverte d’eau et les Autochtones obligés de prendre leurs barques afin de vaquer à leurs occupations. Ce paysage est beau à force du dénuement dont la Nature l’affecte grâce à sa toute-puissance. Alors les choses reviennent à leur place : les Hommes demeurent au sein de leurs maisons, blottis contre la cheminée, la Nature règne en maîtresse poussant ses flots d’écume blanche partout ou un morceau de sol veut bien l’accueillir. Des maisons blanches aux toits de tuiles sont disséminées ici et là, parfois solitaires, parfois regroupées en minuscules hameaux. Puis, dans le cercle de ma lunette, se dévoile une belle chaumière aux murs étrangement bleus, réplique, sans doute, de la Baltique si proche. Son toit est recouvert de chaume gris, des lucarnes s’y découpent, un faîtage laisse apparaître une cheminée de briques. Heureux pays qui accorde encore une belle place à la Tradition, elle est l’âme de ce lieu insulaire, la gardienne des impressions premières, celles qui lient à jamais l’homme à son habitat.

   En longeant la côte je découvre ce que la carte, que j’ai eu le soin de consulter, nomme la Balise Gellen-Hiddensee. C’est un phare qui ressemble en tous points à celui sur lequel je me trouve mais qui est de taille bien plus modeste, entouré d’une haie d’ajoncs, situé près de pins qui l’encadrent. Je lui trouve fort belle allure et je sens résonner en moi, à son contact, cette étrange source intérieure qui me guide toujours vers des abris familiers, rassurants et je rêve, un jour, de pouvoir devenir le Gardien temporaire d’un tel refuge. Je sais que sa forme ronde, tout comme celle d’un moulin à vent, est déjà un signe de bien être et de calme assurés.

   Je termine mon inventaire visuel par cette grève de sable blanc qui lance en direction du ciel ses nappes de clarté. Nulle vie sur cette plage. Seulement une barque ancienne chargée de caisses de bois, étrave levée vers une butte de sable couverte d’oyats.  Quelques cabines de bain grises tournent le dos à la mer. J’imagine leur envahissement à la belle saison, les carrés de couleur des serviettes, le rire joyeux des enfants, les peaux profitant des rayons du soleil. Ce peuple d’Îliens est courageux. Comment les gens d’ici peuvent-ils plonger dans une eau à quinze degrés, parmi les rafales de vent ? Je crois bien que je les envie, moi qui ai grand-peine à me réchauffer au cœur de l’été méridional. Oui, il faut être né parmi les embruns, avoir connu les tempêtes d’équinoxe, avoir croisé en mer sur des esquifs de fortune pour affirmer cette audace-là, se confronter à une Nature si rigoureuse, si exigeante. Les Indigènes ont du sang de Vikings dans les veines, ceci est sûr. 

   A peine ai-je archivé toutes ces images dans ma mémoire que je m’apprête à redescendre. Dans l’encadrement de l’étroite ouverture qui conduit à l’escalier, une sorte de Géant se montre, bonnet marin, ample barbe grisonnante, visage rieur, épanoui. Je veux m’excuser de ma visite clandestine et tente de lui expliquer, en mauvais allemand, la raison de ma présence ici, son chez-lui, je présume. Mais le Gardien ne semble nullement choqué de ma visite. Il me serre vigoureusement la main et profère un puissant : « Willkommen in Hiddesee, Fremder, und der Himmel segne dich! », ce que je traduis approximativement par « Bienvenue à Hiddensee, Etranger, et que le ciel te bénisse ! » Sur ce, sans autre forme de procès, le Géant procède à quelques réglages de son feu, comme si j’étais soudain devenu transparent. Descendant les degrés du phare, je me réjouis d’avoir enfin croisé un Autochtone de la plus belle espèce, nullement muet et doué d’une sacrée force, mes phalanges meurtries en témoignent. 

   J’ai regagné ma chaumière. Je passerai cette dernière journée à errer ici et là, sur la grève blanchie de sel, près des lacs aux eaux limpides, sur les hauteurs des falaises, tout près de l’immense forêt de hêtres rouges. Je choisis quelques galets à rapporter à Paris. Toujours un minéral m’accompagne en souvenir d’un lieu, d’une émotion, d’une beauté. Sur sa face polie, j’écris à l’encre de Chine, l’endroit de sa provenance. Chez moi, tout un peuple de pierres témoigne de mes voyages. Le crépuscule teinte de corail l’ensemble de la côte. Les mouettes font leurs dernières chorégraphies, traces grises qui s’effacent dans l’air.

 

   Paris

 

   Voici, j’ai regagné le ‘Quai aux fleurs’. Je suis sur mon balcon. Je regarde distraitement les allées et venues de quelques Passants sur les quais. De lourdes péniches descendent la Seine. Des mouettes filent au ras de l’eau. Ce sont les mêmes que celles de Rügen. Peut-être m’ont-elles suivi depuis les rivages du Septentrion ? Les choses sont si étonnantes, dont parfois, nous n’apercevons nullement la réalité. Si étonnantes !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

  

 

 

 

 

 

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23 mars 2021 2 23 /03 /mars /2021 18:07
L’étude comme jeu du monde

  Photographie : Blanc-Seing

 

 

***

 

   On peut avancer dans la vie sans presque savoir quoi que ce soit des choses. Mais, ici, combien se dévoile le lieu d’une incomplétude. On est comme aveuglé par une flamme d’indifférence et on longe l’abîme dont on ne perçoit nullement sa grandeur, son irrésistible attrait, son pouvoir de nuisance aussi. Marcher à tâtons, mains tendues dans le brouillard de l’impéritie, personne n’ira dire que ce soit répréhensible. Bien au contraire il y a pure jouissance à flotter dans une nappe d’inconnaissance, à tutoyer le dénuement, à risquer, à tout moment, de sombrer dans le nul et non avenu. C’est jouer avec soi au risque du feu. Nombreux seront ceux qui privilégieront cette progression qui n’émet aucune hypothèse préalable, ne projette nulle intention en direction de quelque rassurante comète. Avancer pour avancer au bénéfice d’une illusion : il doit bien y avoir, quelque part, une issue à trouver. Nier ceci ne peut être le  fait que d’une pusillanimité ou bien d’une affectation de pédant.

   Cette feuille qui fait ses voltes et ses courbures, ces nervures qui courent à même le limbe, ces formes qui disent la beauté en même temps que la complexité du monde, combien il est heureux d’en prendre acte. Regarder son immobile chorégraphie, supputer les mouvements qui pourraient suivre, anticiper le sourd trajet de la sève, partir avec elle, la sève, à la découverte de ce qui la propulse depuis la surdité du sol jusqu’à l’aire immensément ouverte du ciel, voici le chemin d’un pur étonnement, autrement dit l’appel de la fabuleuse philosophie. La philosophie n’est nullement une activité archéologique pour savants à barbe blanche ou un vertige de derviche tourneur. Non, cette mère des Sciences est, tout simplement, introduction à une connaissance de soi et, partant, de l’Autre en sa Majuscule posture, également du monde qui rougeoie toujours au bout du tunnel de la connaissance.

   Quel éclat soudain que de découvrir le luxe des frondaisons, cette image de la pensée qui moissonne tout ce qui vient à sa portée. Quelle formidable surprise que de dévoiler la voilure des branches, de surprendre leurs fascinantes rencontres, leurs nœuds complexes, on dirait les voies multiples du mental, ses hautes architectures, ses étoilements en direction d’un sens toujours à conquérir. Quel pur bonheur de glisser tout au long de la rugueuse écorce, cette subtile métaphore d’un âge du savoir qui ne se révèle qu’à la mesure du temps long, de la même façon que l’ample période d’une phrase des Mémoires d’outre-tombe dévoile l’être du texte dans la patience. Quelle fulgurante découverte surgit dans l’acte d’enfouissement des blanches racines que dissimule l’humus, ce noir dense qui appelle l’éclair du jaillissement. Oui, car la racine, c’est son mode apparitionnel, ne fouille le sol qui la reçoit qu’à en deviner la ténébreuse aventure, à en décrypter la richesse inouïe. Quelle joie enfin de suivre le tapis de rhizome entrecroisé avec tous les nutriments, les métaux de la terre, ils sont les sucs au travers desquels se laisse voir le travail souterrain de tout entendement.

   Toute étude est jeu du monde, à commencer par le sien qui s’organise en cosmos dès l’instant où le souci d’une appréhension de l’intelligible se manifeste comme la direction majeure de tout sujet libre et soucieux de l’être. Rien ne fait signification sauf à être exposé à la flamme du jour qu’est tout acte de discernement ouvrant le divers, désoperculant le mutique, donnant voix au silence qui règne toujours dans le marais du non-savoir. Oui, nous voulons nous affranchir des œillères qui coiffent nos yeux. Et n’allez nullement croire que ceci passe par la lecture approfondie de Spinoza ou bien par la méditation des aphorismes subtils d’un Cioran. Sculpter un bout de bois dans le repos d’une clairière, c’est déjà interroger l’intérieur des choses. Toujours l’extérieur, la complétude, se montreront dans la poursuite de l’acte. Connaître est affaire de temps. De temps quintessencié. Non de volonté. Le jeu est là infiniment ouvert qui nous attend.

  

 

 

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20 mars 2021 6 20 /03 /mars /2021 09:20
Saison 4 : Hiver

 

‘Paysage d'hiver avec patineurs et trappe aux oiseaux’

Pieter Brueghel l'Ancien

Wikipédia

 

***

 

                                                         Du Nord en ce jour de Solstice d’Hiver 2020

 

 

          Très cher du Sud,

 

      Comme tu peux t’en douter, ici le temps est gris et froid. Le mercure oscille entre deux petits degrés et le plus souvent moins dix. Devant mon chalet rouge, les rives du Roxen sont blanches de givre et à l’endroit où les eaux sont peu profondes, la glace est reine. Aussi, souvent, il m’arrive de patiner pendant plus d’une heure, mon bonnet couvert d’une fine pellicule de rosée, elles font comme des perles de verre. Dans la journée je vois peu de monde. Parfois des Marcheurs qui font le tour du Lac, des Cyclistes engoncés dans d’épaisses fourrures. Combien cette évocation du Nord doit te sembler austère ! Il faut être de la race des ascètes pour vivre dans cette solitude blanche, perdue au loin du monde, là où ne parviennent guère que les trilles des bergeronnettes, la fuite blanche des lagopèdes parmi le poudroiement du jour. Sais-tu, c’est si reposant de vivre au-delà du cercle des hommes, d’avoir la Nature pour compagne, de méditer longuement devant un feu de cheminée ou bien de lire ces Romantiques français dont je fis ma spécialité à l’Université. Ils hantent toujours mes rêves, ils emplissent ma conscience. Ils ont été mes Amants, Senancour le mélancolique solitaire ; Hugo le Génie à la haute stature ; Chateaubriand l’Enchanteur ; Nerval, le rêveur en attente de sa folie.

   Tout comme toi, je crois que j’ai fait vœu de célibat au motif de conserver mon entière liberté, de me consacrer entièrement à cette passion de la littérature dans ta si belle langue, nuancée, profonde, si prompte à évoquer les grandes pensées aussi bien que les états d’âme. Ou bien mon amour réel s’est-il contenté de notre brève rencontre d’un été si lointain, il se confond avec l’épaisseur du temps. Ce que tu as destiné à ton travail d’écriture, d’une manière identique, comme en écho, je l’ai consacré à mes cours, à mes traductions, à mes lectures. En ce moment je relis quelques pages des ‘Mémoires d’Outre-tombe’. Je vais t’en offrir un fragment, je te sais, toi aussi, fervent romantique. Certes ce penchant détone dans notre société livrée au mythe de la consommation, seulement attentive aux sirènes de la mode, n’inscrivant dans son comportement que les us et coutumes de la communauté. Enfin…

   « Je fus tiré de mes réflexions par le gazouillement d'une grive perchée sur la plus haute branche d'un bouleau. A l'instant, ce son magique fit renaître à mes yeux le domaine paternel ; j'oubliai les catastrophes dont je venais d'être le témoin et transporté subitement dans le passé, je revis ces campagnes où j'entendis si souvent siffler la grive. Quand je l'écoutais alors, j'étais triste de même qu'aujourd'hui mais cette première tristesse était celle qui naît d'un désir vague de bonheur, lorsqu'on est sans expérience ; la tristesse que j'éprouve actuellement vient de la connaissance des choses appréciées et jugées. Le chant de l'oiseau dans les bois de Combourg m'entretenait d'une félicité que je croyais atteindre ; le même chant dans le parc de Montboissier me rappelait des jours perdus à la poursuite de cette félicité insaisissable. Je n'ai plus rien à apprendre, j'ai marché plus vite qu'un autre, et j'ai fait le tour de la vie. »

   Tu seras indulgent à mon égard pour cette longue parenthèse. Mais peut-on mieux que Chateaubriand dire la fuite irrémédiable du temps, les belles réminiscences qui surgissent du saisissement des sens en un instant déterminé, la valeur inestimable de la Nature comme refuge et ressourcement, la climatique désabusée des Mémoires qui tâchent de faire revivre les instants de bonheur de jadis ? « J'ai fait le tour de la vie ; » Jacques, nous aussi avons fait le tour de notre vie. Alors, comment nommer cet âge qui nous affecte aujourd’hui ? Je gommerai volontiers le mot de ‘vieillesse’, si péjoratif qui, en une brève énonciation, paraît effacer tout ce qui a existé pour le réduire à un simple détail de notre histoire personnelle, un ris de vent dont la suite des jours aurait usé l’être jusqu’à la trame. J’utiliserai une périphrase ‘ce qui, de notre jeunesse, s’est éloigné’, ainsi je ramène à l’espace ce qui appartenait au temps en sa cruelle dimension.

    Ecrivant ceci, regardant au travers de ma fenêtre tout cet univers silencieux, le tremblement léger des bouleaux dans l’air limpide, l’immobile surface du lac, l’autre rive pareille à une esquisse sur le blanc d’une toile, je ressens, au plus profond de qui je suis, cette lame de bonheur indescriptible qui s’augmente d’une longue expérience, se dilate au contact de l’univers immense des souvenirs. Mais pourquoi donc nous désolerions-nous, renoncerions-nous à vivre au prétexte que nos mains sont moins habiles, nos corps moins flexibles, nos esprits plus lents à saisir des pensées ? Je crois qu’il nous faut faire l’éloge de la lenteur, mais aussi celui de l’épanouissement, de la plénitude, d’une singulière joie de l’âge.

   Ce que nous avons perdu en spontanéité, nous l’avons gagné en mûre réflexion. Les paysages que nous regardons ont certes pris la teinte floue qu’ils présentent derrière la vitre des antiques chromos. Mais combien ce verre qui les protège joue à la manière d’une loupe amplificatrice, généreuse ! Une manière de corne d’abondance.  Nous y voyons plein de choses que le jeune âge ignore sous l’impulsion d’une existence à boulotter avec la plus vive impatience. Jamais quiconque ne peut réunir, dans le même instant, la hâte à déguster le fruit et la longue satiété qui en apprécie chaque saveur, en perce jusqu’à la plus intime sensation.

    Sur ma table de travail, comme une correspondance à cette avancée de l’âge, l’image du ‘Paysage d’hiver’ de Brueghel. Je crois qu’elle est l’exacte illustration de mes propos. Le ciel est lisse, apaisé, d’une belle teinte d’ivoire qui évoque nos plus beaux rêves lorsqu’ils reflètent notre enfance semée de pollen et ivre du premier nectar de l’existence. Tout est dans la pureté, dans le virginal comme s’il s’agissait du premier matin du monde. C’est étrange tout de même cette percée d’une naissance alors que la saison hivernale symbolise le grand âge ! Serait-ce là l’allégorie d’une palingénésie qui dirait le terme de notre vie à la façon d’un éternel recommencement ? Toujours notre chemin est devant nous qui nous appelle et nous invite à une possible félicité. Tu vois, un peu à la manière de Spinoza qui définissait la joie en tant que « passage de l'homme d'une moindre à une plus grande perfection ». Oui, avançant en âge, de plus en plus conscients des enjeux de la vie, si du moins nous sommes suffisamment lucides et appliqués à nous comprendre nous-mêmes, nous montons de degré en degré pour aboutir à une sorte de sommet d’où nous pouvons apercevoir la totalité de qui nous avons été, de qui nous sommes, de qui nous serons. Autrement dit, nous aurons œuvré à notre accomplissement qui est la seule règle éthique qui vaille, la traditionnelle morale fait pâle figure en regard de ceci. Comme le précisait le Philosophe, nous sommes des êtres de désir qui ne peuvent rayonner qu’à coïncider avec leur être profond, en harmonie avec les Autres, bien évidemment.

   Mon cher Jacques, tu excuseras mon travers qui consiste, la plupart du temps, à tout interpréter à l’aune du concept. Sans doute mes si nombreuses années d’enseignement expliquent-elles ceci. En guise de conclusion, cette poésie hivernale de Jules Breton dans ‘Les champs et la mer’ :

« Et la neige scintille, et sa blancheur de lis

Se teinte sous le flux enflammé qui l’arrose.

L’ombre de ses replis a des pâleurs d’iris,

Et, comme si neigeaient tous les avrils fleuris,

Sourit la plaine immense ineffablement rose. »

 

Je t’adresse tous mes « avrils fleuris »,

le Printemps couve sous l’Hiver.

 

Ton ‘Lis’ du Nord.

Sol

 

 

 

 

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20 mars 2021 6 20 /03 /mars /2021 09:12
Saison 3 : Automne

‘La rentrée des troupeaux’

Scène d’Automne

Pieter Brueghel l'Ancien

Wikipédia

 

***

 

 

                                                              Du pays des pierres en ce jour d’Automne

 

 

            Très chère Sol,

 

   Laisse-moi te dire combien j’ai été heureux de découvrir un peu de ton itinéraire adolescent. Cet âge est aussi délicieux que troublé et nous portons tous en nous ces souvenirs paradoxaux d’une histoire qui se cherche et hésite à s’engager sur la voie de l’avenir. Mon tour est aujourd’hui venu de t’entretenir de ce que fut mon âge mûr, ce flamboiement avant que la lumière ne commence à baisser. Sans doute t’étonneras-tu de mon choix. N’eût-il pas été plus exact de mesurer cet âge au plus haut de son être à l’aune de l’été, cette saison qui exulte et semble dire le milieu du parcours de l’homme ? Certes j’aurais pu choisir ce symbole. Mais, il faut bien en convenir, la figure de ce dernier, avant même qu’elle ne paraisse, ne comporte en soi aucune valeur implicite. Rien ne désigne la Colombe comme emblème de la paix et, tout aussi bien, le mouton aurait pu convenir quant à l’évocation d’une image de calme, de sérénité. Je crois que la maturité aurait pu se montrer en effet sous la bannière éclatante de la Volonté de puissance nietzschéenne, tout juste au « Grand Midi ; moment de l’ombre la plus courte », comme il est dit dans ‘Le crépuscule des idoles’. Là où se situe la croisée des chemins, là où, à partir de soi, il faut donner acte à la création, avec détermination, lucidité, effaçant toutes les illusions, les faux-semblants.

   J’aurais pu convoquer Simone de Beauvoir et sa ‘Force de l’âge’, tant cette autobiographie peut passer pour l’emblème de l’atteinte d’un sommet où il est loisible de se retourner sur son chemin, mais aussi d’en saisir la fuite vers l’horizon des jours. Mais je te donne quelques phrases du livre de Simone de Beauvoir où elle fait le récit de sa visite en Grèce, en compagnie de Sartre :

   « Nous sommes montés à dos de mulet au Temple de Bassae ; nous avons gagné en car Sparte où il n’y avait rien à voir, et Mistra, où nous avons dormi sur le sol d’un palais démantelé. Quand nous avons ouvert les yeux, cinq ou six visages, encadrés dans des fichus noirs, se penchaient vers nous avec perplexité. Nous avons visité toutes les églises, regardé toutes les fresques, saisis et ravis par cette massive révélation de l’art byzantin. »

    Aussi, percevras-tu avec moi, combien cette hâte à s’emparer de tout ce qui rencontre les yeux, « toutes les églises », « toutes les fresques » (j’ai pris soin d’accentuer toutes), certes témoigne d’un désir solaire, estival, en même temps qu’il dissimule la sourde angoisse du vieillement automnal. Nous sommes irrémédiablement des êtres en partage, des êtres scindés qui ne progressent qu’à enjamber l’abîme !

   Mais, comme tout âge, comme toute désignation temporelle, la focalisation est arbitraire si bien qu’il ne saurait y avoir quelque exactitude dans le choix de tel moment par rapport à tel autre. Ce que je crois, c’est que cette fameuse ‘croisée des chemins’ n’est qu’une pointe zénithale, que l’acmé de la position des aiguilles du cadran ne se donne que dans l’instant, avant même que le déclin ne se manifeste. Toujours le plus bel été solaire est suivi des ombres de l’automne. C’est bien là la trace de notre finitude que d’apercevoir l’ubac depuis l’adret où nous progressons. Toujours le voilement succède au dévoilé.

    Mais que je te dise quelques événements de cet âge dont le souvenir, aujourd’hui, s’éclaire de bien belles histoires. Mon ‘Grand Midi’ a été celui de mon long séjour parisien. Je logeais ‘Quai aux fleurs’, près de l’Île Saint-Louis. Je travaillais pour le compte de ‘Méridien’ mon Journal et j’écrivais quelques essais et de courts romans. Je voyageais beaucoup et ramenais des pays visités, certes des images, mais surtout des sujets d’écriture liés à mes rencontres, de sublimes paysages que j’archivais précieusement dans ma mémoire. Un été, j’ai fait un saut à Stockholm et, survolant une plaque d’eau brillante que je tenais pour le Lac Roxen, je ne pouvais que penser à toi, Sol, penser à ce rapide été, à cette longue correspondance qui, depuis, unit nos deux destinées.

   Je me plaisais à Paris, en parcourais les rues, passant de longues heures dans les salles des Musées et la quiétude des Bibliothèques. Mais tu connais mon penchant pour les livres, mes rayonnages sont pleins qui ploient sous la charge. Que dire de plus, sinon évoquer le charme d’une vie de célibataire ponctuée de hasards amoureux, de chemin à deux avec des compagnons occupés des mêmes soucis : lire, écrire, méditer sur des œuvres, flâner au hasard des quartiers. Revenu à ma terre d’origine, il m’arrive encore de faire un saut à Paris, j’y ai conservé mon pied à terre, de reproduire à l’identique des trajets qui, jadis, furent les miens, mais aussi de découvrir mille lieux étonnants dont je ne soupçonnais même pas l’existence.

   Afin d’illustrer symboliquement mon propos, je vais te décrire ce tableau de Brueghel l'Ancien, ‘La rentrée des troupeaux’, qui nous montre une scène d’automne. Tableau, pour moi, de la maturité lorsque, parvenue à son sommet, s’amorce la redescente vers d’autres lieux, vers d’autres temps. Le ciel, gris-bleu, annonciateur d’un futur orage est un temps de nécessité, de destin si tu veux, tout comme l‘âge mûr est celui de nos responsabilités, de nos créations, de nos réalisations les plus significatives. Un fleuve s’écoule, forant son chemin entre de hautes collines de calcaire, une illustration, si tu veux, des ‘travaux et des jours’, ce labeur qui occupe le plus clair de notre temps, y imprime le signe le plus effectif de la réalité.

   Brueghel nous montre, dans un évident réalisme, des hommes occupés à leur tâche, aiguillonnant un troupeau de bêtes (reflet de leur volonté de puissance ?), poursuivant leur route sans se distraire de ce qui est leur existence, de ce qui tisse leur quotidien. Oui, parfois, j’ai éprouvé cette sensation d’avancer dans une étroite ornière, de n’en pouvoir sortir qu’au risque d’une perte, et donc d’éprouver la liberté à la manière du bien le plus précieux. Mais l’on peut être libre dans son travail et esclave dans ses loisirs, ce sentiment est si subjectif, ressenti en chacun de manière fort différente. Pendant cette longue période, je crois avoir éprouvé ma liberté au gré des différences dont ma vie était constituée. L’écriture de mes fictions me reposait de mes articles de journal, mes voyages me distrayaient de mon écriture. Peut-être n’est-ce que cela la liberté, suivre l’inclination de ses désirs, la pente de son imaginaire, trouver la paix à la source alors qu’on se dirige vers l’estuaire, connaître la beauté de l’automne au beau milieu de l’été, penser au froissement des feuilles mortes, au frisson que l’on éprouve à leur contact alors que la sève bourdonne dans les bourgeons. Si tu veux, une joie de la distance, du recul, de l’écho des choses plutôt que de leur simple présence.

    Certains jours, ici, commencent à décliner et quelques gelées montrent parfois leur blanc silence à l’heure indécise de l’aube. Ensuite, les journées sont lumineuses et le Causse joue ses deux teintes alternées : le blanc de la pierre, l’or brun des feuilles. Comment trouver paysage plus subtil et plus simple en même temps ? Je présume qu’en tes scandinaves contrées c’est déjà le froid qui s’annonce et, sans doute, bientôt la neige. Afin de prolonger les mots de ta dernière lettre, je vais citer à mon tour les quatre premiers vers d’Ondine Valmore dans ‘Automne’ :

« Vois ce fruit, chaque jour plus tiède et plus vermeil,

Se gonfler doucement aux regards du soleil !

Sa sève, à chaque instant plus riche et plus féconde

L’emplit, on le dirait, de volupté profonde. »

  

   Je perçois dans ces quelques mots cette ‘force de l’âge’, ce gonflement du jour, cette sève qui parcourt aussi bien le fruit que le corps de celui, celle qui avancent vers leur futur. Pareil à un éclatant bonheur au rivage du monde. Cependant d’autres sucs se déploient dans l’ombre,  d’autres flux gravitent en d’illisibles endroits, d’autres attentes habitent les membres, les disposent déjà à quelque engourdissement. Tu auras compris qu’ici je ménage une transition, que j’appelle ta prochaine lettre à faire état de cet âge qui est le tien, tout comme il est le mien.

De ces signes avant-coureurs de l’Hiver. Non, ils ne sont nullement tragiques, ils dessinent en nous, dans la profondeur de notre être, le trajet de nos lignes de force. Certes elles faiblissent mais n’en ont que plus de valeur. Sache-le, Solveig, toujours nous avons, devant nous, l’entièreté de la Vie. Oui, l’entièreté. 

 

Affectueusement tien

Jacques

 

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20 mars 2021 6 20 /03 /mars /2021 09:07
Saison 2 : l’Été

‘La Moisson’

Pieter Brueghel l'Ancien

Wikipédia

 

***

 

                                                            Près du Lac Roxen, ce jour d’Eté 2020

 

 

          Cher Jacques,

 

   Vois-tu, par-delà le temps (il y a un grand intervalle entre ta lettre datant du printemps dernier et la mienne), je te rejoins dans ce long écoulement que sont nos vies. Comme si, depuis la jeunesse que tu évoquais, à mon adolescence dont je vais te parler, existait un pont, une arche qui unissaient nos communes destinées. Oui, tout comme toi, parfois, j’éprouve le besoin de faire une halte, de tenter d’apercevoir ce qui a été, dont aujourd’hui, je ressens les vagues venir jusqu’à moi avec la beauté toute particulière des souvenirs lointains. Certes, ils ont pris, comme sur les vieilles photographies, une teinte sépia, elle n’est jamais que ce voile de rêve que nous posons sur les choses qui nous sont chères ou l’ont été.

   Ici, dans mon ‘Grand Nord’ comme il te plaît de nommer ma Suède natale, l’été vient de surgir sans prévenir. A peine l’hiver terminait-il de blanchir les bouleaux que de grandes lames de clarté ont envahi le ciel, que la longue nuit a laissé la place à un jour qui paraît infini. Dans les rues des villes, aux terrasses des cafés, les tenues sont légères, les teints se hâlent, les sourires illuminent les visages. C’est un vrai bonheur d’être ici, à quelques lieues du Pôle, au milieu des forêts d’épicéas et de sentir toute cette douceur à fleur de peau. Aujourd’hui, en ce jour du solstice, il semblerait que les âmes se soient disposées à quitter les corps pour flotter au plus haut de l’éther où planent les grands oiseaux au vol si libre, si fécondé d’espace.

   Peux-tu au moins imaginer depuis ton ‘Causse’ lointain la félicité qui touche les gens d’ici ? Sortir d’un long hiver est toujours signe d’une belle joie. Ce soir, pour la fête de la ‘Midsommar’, près de grands bûchers dressés aux quatre coins du pays, d’immenses brasiers seront allumés, ils sont censés chasser les mauvais esprits, ramener la lumière sereine, bienveillante. Dans leurs cheveux blonds, les filles auront placé d’éblouissantes couronnes de fleurs, symbole de renaissance et de fertilité. Les yeux des garçons brilleront, pareils à ces braises éclairant la nuit. Je n’ai plus l’âge de me mêler à ces joyeuses farandoles, de marcher de bon matin pieds nus dans la rosée pour donner un gage à une santé que j’espère éclatante joyeuse.

   Mais, maintenant, je dois te parler de mon âge adolescent. Solveig, mon prénom, est-il un genre de prédestination qui aurait porté en lui mes affinités avec la belle saison ? ‘Solveig’, comme tu le sais, signifie ‘chemin de soleil’. Toujours je me suis demandé qui, du chemin ou du soleil, avait le plus d’importance. Je crois savoir qu’il s’agit du chemin pour la simple raison que je crois être plus une fille du passage, de la transition, du voyage qu’une héritière du feu solaire. Tu te souviens, j’ai la peau claire que le moindre rayon de clarté peut contrarier et je dois porter des lunettes si je veux me protéger des trop vives lumières. Toujours j’ai aimé les chemins sauvages qui s’enfoncent dans la forêt boréale, ourlés de mystère. De ma ‘Bicoque rouge’ comme tu l’appelles, je n’ai que quelques pas à faire pour me retrouver au milieu des arbres qui m’ont toujours enchantée, les mélèzes, les sapins aux larges ramures, les saules, les peupliers qui voyagent si haut !

   Adolescente j’avais un ‘petit ami’, il se nommait Nils, oui comme le jeune aventurier de la fable de Selma Lagerlöf qui volait en compagnie d’une bande d’oies sauvages. Il était sauvage à sa manière et amoureux de la jeune fille blonde que j’étais. Oh rien que de bien naïf, quelques baisers volés entre deux cueillettes d’airelles, une caresse discrète tout contre le bleu pâle des eaux du Lac. En vérité, plus une émotion de la découverte de l’Autre que les ramifications d’un sombre désir. Tout ceci est pour plus tard, n’est-ce pas, Jacques, à l’âge adulte lorsqu’un Jeune Français vient visiter les nordiques contrées, y faire la connaissance d’une Sara, d’une Ingrid ou bien d’une Solveig.

   Oui, ces souvenirs sont agréables qui, après bien des années, nous réunissent le temps d’une correspondance. Vers mes 15, 16 ans, j’étais volontiers solitaire, préférant, le plus souvent, aux réunions nombreuses, mes errances infinies dans la nature. Je crois qu’elles apaisaient mes premières angoisses, donnaient un but à mes questionnements qui menaçaient de tourner en rond. Mais tu sais, tout comme moi, combien cet âge d’entre deux âges est le moment du doute, du refuge en soi, de l’impermanence de son propre être, peut-être, du reste, n’en saisit-on jamais que quelques bribes que disperse le vent de l’existence ?

   Tu sais, ton idée de figuration de l’âge au travers d’une toile, j’en ai aussi éprouvé la belle exactitude. Aussi vais-je te parler du beau tableau de Brueghel l'Ancien, ‘La moisson’. Oui, cette profusion de vie est semblable à celle de l’adolescence, une haute lumière plane au zénith qui invite à poursuivre son chemin dans l’arc-en-ciel éblouissant de la joie. Tout se donne comme infiniment disponible, ouvert, telles ces clairières boréales enserrées dans leurs tuniques de bouleaux cendrés. Rien ne contraint. L’horizon est clair, les champs bien délimités sur lesquels se dresse la fière moisson. Pourrait-il y avoir plus belle figure de promesse d’un destin qui appelle et fait signe vers l’avenir ?

   Cette œuvre, je ne la connaissais pas lors de mon adolescence mais je crois que je l’aurais aimée à sa juste valeur. Tout à la fois, je me serais aussi bien retrouvée dans ces moissonneurs occupés à leur tâche que dans ces personnages se sustentant de quelque simple repas, que dans ce dormeur retrouvant ses forces dans le sommeil.  Tout ceci pareil à ce bouillonnement, à cet excès de vie, à cette infinie et toujours renouvelée variété dont tout adolescent a fait l’expérience sans même se rendre compte qu’il s’agissait là de la figure du mouvement humain, de son prodigieux dynamisme. Mais c’est souvent ainsi, l’on ne perçoit l’essence des choses qu’à s’en éloigner dans le temps, qu’à mettre de l’espace entre ce qui est et ce qui a été. Et cet arbre généreux qui se dresse au beau milieu de la scène, n’est-il le symbole de cette sève qui parcourt le corps des éphèbes et des jouvencelles afin de leur révéler la puissance qui est en eux, que le temps ne demandera qu’à faire s’épanouir, fructifier ?

   Je ne terminerais nullement ma correspondance sans me faire l’écho d’une parole poétique, celle d’Ondine Valmore dans ses ‘Cahiers’. Poésie intitulée ‘A Jacques’. Tu y trouveras les allusions que tu voudras. Peut-être une espièglerie venue du plus loin de l’adolescence :

 

« Durant les longs étés, quand la terre altérée

Semble se soulever, blanchie et déchirée,

Pour chercher vainement un souffle de fraîcheur

Qui soulage en passant son inquiète ardeur… »

 

*

 

    « Inquiète ardeur » de l’âge nubile ? Et, maintenant que les moissons ne sont qu’une brume à l’horizon de la mémoire, où donc, sinon en nous, trouverons-nous « un souffle de fraîcheur » ?

 

                                              Ta fidèle Nordique, Solveig.               

 

 

 

 

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20 mars 2021 6 20 /03 /mars /2021 09:01
Saison 1 : Printemps

‘Printemps’

Pieter Bruegel le Jeune

Wikimedia Commons

 

***

 

 

                                                                        Depuis mon Causse, Printemps 2020

 

 

                Ma chère Solveig,

 

   Sais-tu les morsures du temps qui passe ?  Elles laissent en nos vies les plus vives douleurs. Mais que nous servirait-il de nous plaindre, sinon d’affadir notre présent, ce tissu fragile qui glisse entre nos doigts sans qu’il ne nous soit jamais possible d’en arrêter la course ? En leur temps, les Romantiques cultivaient la mélancolie et la douleur, en faisaient l’ordinaire de leurs jours teintés d’une longue tristesse. Mais bien loin cette époque qui se réfugie au fin fond du passé, que tu connais si bien, d’ailleurs, et c’est comme si, pour nous, elle n’avait nullement existé. Mais, ma Muse du Grand Nord, je ne veux point disposer ton âme à de grises et funestes pensées. Je veux simplement évoquer le premier âge de mon enfance, cette pépite qui brille mystérieusement dans une veine noire de la terre. Jamais nous ne l’oublions cette gemme qui nous dit notre être dans la plus exacte vérité qui soit.

    Nous étions alors si naïfs, tellement immergés dans le luxe des plaisirs immédiats, la vie nous souriait de ses dents blanches et c’était la couleur de l’émail qui nous rencontrait, non de sombres exhalaisons dont quelque étrange bouche aurait pu être l’émettrice. Tout allait de soi sous la pureté du ciel, le lisse du limon, la souple générosité de l’eau. De soi à ce qui était autre (la nature, le voisinage, les choses du monde), il n’y avait nul partage, nulle ligne qui aurait scindé le réel en de multiples fragments. C’était pur bonheur d’exister à sa propre pointe, d’avancer sur le chemin de la vie avec insouciance. Une manière de bourgeonnement si tu veux bien accepter cette facile métaphore.

   Ici, sur le large Plateau de calcaire, sur le grand moutonnement blanc, le Printemps est long à venir, un genre d’écume portée par le vent qui ne connaîtrait le lieu de son repos. Temps de giboulées. Temps de soleil pâle que traversent les aiguilles glacées de la pluie. Puis un soleil soudain. Puis une nuée grise court sur les collines, elles s’effacent brusquement à la manière d’un antique palimpseste dont, d’un revers de main, l’on aurait annulé les dernières traces qui témoignaient du temps ancien usé jusqu’à ne plus paraître. Oui, ceci est parfois éprouvant et l’on demeure derrière la vitre, balayant du plat de la main la buée qui monte de la pièce. Les bûches craquent dans l’âtre. Parfois une gerbe d’étincelles fuse avec un drôle de chuintement. Ne crois-tu, Sol, que les choses ont une âme, qu’elles parlent leur langage de choses, qu’elles crient parfois, s’insurgent et nous adressent quelque message secret ? Oui, je sais combien nous projetons notre stature d’homme sur ce qui nous environne. Mais pouvons-nous faire autrement ? Pouvons-nous mettre notre subjectivité entre parenthèses, et ne devenir qu’objets parmi les objets ?

   Vois-tu, déjà, à peine avais-je gagné ce qu’il était convenu d’appeler ‘l’âge de raison’, vers les sept ans, que je me posais ces questions qui, pour être vagues, pareilles à un jeu, n’en étaient pas moins métaphysiques. S’étonner devant les choses est déjà une possibilité du tout jeune âge. Beaucoup paraissent l’oublier dont l’enfance se questionnait sur le monde, sa raison d’être, le pourquoi des choses, le comment s’orienter dans l’existence. Ils spéculaient sur leur être, ne le sachant pas, tout comme Monsieur Jourdain faisait de la prose à son insu. Le printemps de notre vie est une telle exception qu’il rôde toujours en quelque coin de notre âme avec la même persistance qu’ont les braises à brûler parmi le peuple des cendres.

   Sais-tu, si j’évoque ce moment précieux entre tous, j’aperçois dans une manière de brume songeuse l’altière silhouette de mon Père. Il ‘portait beau’ (selon l’antique formule) dans son costume de velours, il avait l’allure d’un fier cavalier lorsqu’il s’installait derrière le grand volant en bakélite de sa Traction Avant ; j’en entends encore le sombre bourdonnement, la chanson mécanique. Je vois le visage de ma Mère, parsemé de son, ses yeux gris rieurs, la mousse de ses cheveux pareille à l’orbe figurant sur les icônes. Je revois le cours sinueux de la Leyre, cette rivière qui faisait doucement couler son chapelet de gouttes à l’abri de la blanche falaise où est posé Beaulieu, ce village paisible qui, en ce temps-là, semblait à l’écart du monde. Il a bien changé, maintenant, rattrapé par le progrès. Il est devenu une sorte de banlieue anonyme, de dortoir de la Ville proche. Il est devenu insignifiant, fade et sans saveur. Comment ne pas sentir en soi cette manière de trahison de l’enfance ? Je revois la cour de l’école plantée de son antique tilleul, nous en faisions le tour en récitant nos comptines ou en tâchant d’attraper les filles. Déjà !

   Déjà ! Oui, TOUT est écrit en nous dès notre naissance même. L’amour, la Justice, la Vérité, la Beauté, l’Art, la Générosité ou, parfois, son envers, cet égoïsme foncier qui est l’emblème de nos sociétés contemporaines. Mais je ne me ferais nullement le procureur des comportements, ils sont tellement modelés par les Géants cachés que sont la mode, le souci de paraître, les conditionnements médiatiques, politiques, religieux. Comme si, pour être qui nous sommes, il nous fallait nécessairement passer par des volontés étrangères nous façonnant à l’envi. Sommes-nous libres, Solveig, au moins de coïncider avec notre nature intime ? Sommes-nous libres ?

   Méditant simplement sur le printemps, figure de ma jeunesse, voici que se profile, en arrière-plan, le beau tableau de Bruegel le Jeune, ‘Printemps’. En effet, il est la juste allégorie des premiers temps de l’homme, de son empreinte originelle sur les choses. Combien, en lui, je retrouve de sources vives, d’impressions fugitives mais précieuses, de sensations singulières logées au cœur même de ma mémoire. Tu sais, un genre de réminiscence proustienne sur laquelle on a tellement glosé. Il faut dire, c’est devenu un véritable paradigme psycho-littéraire au gré duquel connaître son présent à l’aune du passé. Nous ne sommes qu’un flux, tel celui décrit par Héraclite, une fuite à jamais qui conserve la nostalgie de sa source. Et ceci n’a rien de surprenant. L’arbre pourrait-il, en quelque façon, renier ses racines ? Le génie de Bruegel a peint l’enfance, a mis en scène mon enfance. Tout y est clair, lumineux, rien de fâcheux n’y inscrit sa face d’ombre. Le paysage est édénique, le ciel transparent, l’eau étincelante, la terre neuve et fertile. Les personnages sont authentiques, aux mouvements aussi amples qu’exacts, libres de tout calcul. L’air a une limpidité d’onde cristalline. Les moutons sont neigeux, duveteux, pareils à de grosses boules de sympathie. Les couleurs sont celles de la pure joie.

    J’en conviens, ce tableau, j’en dresse une figure idyllique. Bien sûr, certaines enfances sont marquées au coin du malheur. Il y a des Cosette, nul ne saurait le nier. Mais, au sein même du dénuement, brille une étincelle qui jamais ne s’éteint, au motif qu’un bonheur autrefois vécu, ne s’efface pas, surgit du fond du souvenir, adoucit les peines présentes. Ne le crois-tu, Sol, toi la généreuse, toi la spontanée immédiatement auprès des choses ? N’est-ce pas une inclination du Grand Nord que d’imprimer dans la figure humaine cette candeur, cette ouverture boréales ?

    Midi approche. Le soleil est une vague théorie sur un ciel badigeonné de gris ardoise, avec, de loin en loin, quelques trouées de bleu. Des nuages viennent de l’ouest portant avec eux le souffle océanique indécis, on le croirait adolescent, sis entre deux âges, ne sachant à quel saint se vouer tant les choses sont égales dans cette saison hautement paradoxale. Pour clore ma missive, que t’offrir de mieux que ces quelques vers de Hölderlin, tirés de son poème ‘En bleu adorable’ :

« Voudrais-je être une comète ? je le crois. Parce qu’elles ont

La rapidité de l’oiseau ; elles fleurissent de feu,

Et sont dans leur pureté pareilles à l’enfant. »

 

L’enfant, le Printemps, le sillage de feu de la comète : le Même !

 

Celui qui, encore, est un enfant.

Jacques.

 

 

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19 mars 2021 5 19 /03 /mars /2021 17:57
Aurais-je tout saisi de toi ?

 « Histoire brève »

   Œuvre : Barbara Kroll

 

 

***

 

« Et les enfants couraient, pour saisir des flocons d'écume que le vent emportait.»

 

Flaubert - « Un cœur simple »

 

*

 

   Sais-tu combien l’on ne voit des Autres qu’un fragment ? Tu croises un Quidam dans la rue. Tu es inquiète. Tu es curieuse. Cet Inconnu te plaît, d’emblée, sans même que tu te sois posé la question d’en connaître la raison. Mais pourquoi donc ton cœur a-t-il battu la chamade à seulement en voir la mince silhouette ? Un genre de tourneboulis qui confine au vertige. L’impression délicieuse de n’être plus qu’un flocon emporté par le vent. Un abîme qui se creuse mais empli du doux sentiment d’une présence qui chante, du recueil dans l’intime d’une source vive qui, jamais, ne s’éteindra. Rien, désormais, ne te fera grâce d’un oubli. Comme ces ritournelles qui vissent leur cantilène au milieu de ton front, qui ne te laisseront nul répit.

   Tu es rentrée dans ta chambre sous les combles. Le ciel de Paris est gris. Entre perle et argent. Cet indéfinissable qui scelle ton destin et donne la mesure à ton être fantasque. Jamais tu n’as eu de lieu réel où t’amarrer. Une éternelle ramure du jour à l’insatiable ressourcement. Jamais de halte ou presque. Les heures telles des chutes de pluie dans la gorge d’un aven. Seulement des gouttes résonnent dans le vide dont tu ne saisis que l’infime clapotis. Maintenant te voici livrée au doute d’un regard si furtif. A-t-il au moins existé ce Passager anonyme sur le trottoir de ciment blanc ? N’a-t-il été pure hallucination, produit de ton imaginaire ? Je te crois si prompte à élaborer un conte, à y dresser des personnages de papier, à projeter sur la scène de ta solitude les êtres qui pourraient en abréger la peine.

   Depuis ma mansarde, située plus haut que la tienne, je t’aperçois posée sur un carré de toile bleue. Sans doute ton lit. A moins que ce ne soit un sol revêtu d’un tapis. Tout ceci, ce flou, cette approximation du regard dont tu figures le foyer, m’inondent de plaisir simple en même temps que je demeure seul face à mes approximations, à mes doutes. Je te connais si peu. Une médiation de mansarde à mansarde. Parfois je t’aperçois scrutant le ciel mais je ne peux savoir si ma propre image s’imprime sur l’écran de ta conscience, si je ne suis, simplement, une poussière perdue dans le cosmos ouvert de ta rêverie.

   Sais-tu combien il est douloureusement joyeux d’en demeurer à cette proximité dans le lointain ? Tu m’appartiens à seulement tracer ton esquisse. Je prends mon pinceau fantasmatique. J’en trempe l’extrémité dans un rouge amarante dont je trace le double sillon de tes cuisses, l’arrondi de tes genoux, la chute de tes jambes. Oui, tu es infiniment là, dans ta demi-nudité, plus offerte qu’à te présenter à moi dans le luxe d’un sofa qui résulterait d’un rendez-vous, d’un dessein, fût-il amoureux. Maintenant, ma brosse est enduite de ce jaune soufre qui dissimule ton sexe, abrite la plaine de ton ventre, fait de la baie de ton ombilic cet illisible point à la recherche de lui-même. Certes je suis réduit aux conjectures. Et quand bien même elles seraient fausses, je n’en tirerais nul plaisir plus vif qu’à faire de toi le motif d’un tableau. Nul ne m’ôtera cet amer dont mon être reçoit le don à seulement jeter mon regard au rectangle qui délimite ta forme. J’y devine une Jeune Femme aussi fragile qu’exigeante. Une manière de déesse qui ne se donne à voir que dans l’immédiat retrait. Est-ce là le feu de ta volupté ? Est-ce là l’unique possession que tu concèdes aux autres, qui constitue ta part accessible alors que l’essentiel se distrait des regards ordinaires ?

   Réduit au soupçon, je n’en subis nulle contrariété. Sans doute sais-tu, comme moi, qu’on ne possède jamais une chose qu’à mieux en accroître la distance, à la dissimuler derrière une haie de suppositions, à la cacher aux yeux à l’aide d’une résille qui n’en laisse paraître qu’une géographie éparse. Une colline, ici, avec ses boqueteaux, une rivière bordée d’aulnes, un rivage brodé de calcaire où flottent les galets. C’est ceci que nous sommes, des lieux successifs, des lumières dans le cercle des clairières, des ombres glissant dans le clair-obscur des vallons. Est-on si assurés du paysage qui vient à nous que nous le donnerions pour argent comptant ?

   Parfois aurait-on la tentation, avec Flaubert, de sentir ces « flocons d'écume » dont notre existence trace la continuelle entaille.  Ils neigent devant nos yeux dérobés, ils désertent les creux de nos paumes, ils effacent au sol les traces de nos pas. Vois-tu, en définitive, que reste-t-il du bel Inconnu qui a traversé le sable de ton désert ? Que subsiste-t-il de toi dans cette posture existentielle à la si courte rhétorique ? Et de moi, quelque chose prendra-t-il racine dans ta fibre de chair qui n’ait la consistance du vide ? Nous sommes des êtres du peu. Des « Voyageurs de l’impériale » qui ne connaissent du monde que son empreinte de poussière, du ciel que ces nuages après lesquels les enfants courent sans bien savoir qu’il s’agit de nuages. Peut-être de simples cerfs-volants dont la longue traîne, jamais n’a de fin ? Peut-être !

 

 

 

 

 

 

 

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17 mars 2021 3 17 /03 /mars /2021 17:58

 

Māyā 

 

MAYA

 Photographie : Marc Lagrange.        

 

 

 Quel est donc ce troublant face à face dont, de prime abord, nous ne pouvons rien dire ? Notre parole est-elle scellée, comme retenue au bord de quelque abîme ? Vers quelle chute se disposerait l'Enigme Noire ? Car c'est bien de cela dont nous sommes d'abord affectés : d'un néant proche cherchant à se dissimuler sous les traits d'une imminente possession. Mais, par définition, l'Enigme, cette Enigme ne s'ouvre nullement à quoi que ce soit de dicible. Les lèvres ajointées ne le sont qu'à être muettes, à entretenir un habile suspens dont le temps lui-même, l'espace paraissent  absents.

  En-deçà du miroir se tient une "inquiétante étrangeté", un mannequin d'albâtre déjà occupé à sa perte. Loin sont les Vivants, derrière des rideaux de brumes. Loin est le langage qui ne fait plus ses vibrations existentielles. Visage blême, teint d'ivoire pareil à celui d'une geisha. Fleur de lys accrochée au zénith, seulement présente pour dire la pureté, le sacrifice, l'ultime cérémonie. Avant la mort ? Après la mort ? L'immobilité est si lourde dans le silence agrandi. Sans doute quelque chose va-t-il surgir que nous n'attendions pas, que nous ne pouvions supputer. Le jais des cheveux, l'arc charbonneux des sourcils, les cils pareils à de sombres éventails, la bouche de violente obsidienne, le colifichet noir attaché à l'oreille, tout cela est-il préfiguration  d'un rituel dont nous ne posséderions pas la clé ? Et ce bras refermant le cadre dans un geste de défense ne nous signifierait-il pas la présence d'un territoire à ne pas franchir ?

  Au-delà du miroir - mais y a-t-il vraiment cette présence-là, du miroir en sa possible réflexion  ? -, au travers de ce qui apparaît à la manière d'une vitre au tain terni, est le surgissement d'une épiphanie ne paraissant en rien le reflet de Celle qui s'y livre. Effet d'une bien étrange métamorphose nous restituant une image vivante de ce qui, déjà, ne serait qu'une trace sur la mémoire. Ou bien notre imaginaire nous suggèrerait-il, déjà, l'image de l'altérité ? Mais alors qui serait cette Inconnue venue de l'ombre, nous regardant comme du fond d'un puits ? De quelle tragédie serait-elle l'annonciatrice ? De quelles rives métaphysiques nous observerait-elle ? Pour nous délivrer quel message ?

  Mais ce qui nous fait face en sa troublante apparition, ne serait-ce pas, simplement, la Māyā, la déité par laquelle l'Illusion est livrée à nos sens assoiffés d'apparitions multiples, à notre curiosité constamment en quête de phénomènes subtils venus nous dire notre évanescente présence au monde ? Ce qui nous fait face avec sa charge de mystère, ne serait-ce pas notre propre esquisse aussi fugace que la trace de la buée dans le miroir ? A être posée la question se suffit à elle-même. Nous sommes toujours en chemin vers plus illisible que nous !

 

 

 

 

                                                                                

                                                                                

 

 

 

 

 

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14 mars 2021 7 14 /03 /mars /2021 17:54
Seule et le Soleil

 

Edward Hopper

« Une femme au soleil »

Source : Edward Hopper -

Peintures, biographie et citations.

 

 

***

 

 

 

 

   Savez-vous combien il est indécent d’observer une femme nue qui ne se sait ni nue, ni vue. Savez-vous combien il est troublant depuis sa propre sculpture de chair, tendue à la manière d’un arc, de pénétrer l’intimité d’une Abandonnée. Oui, Vous la Droite, dans cette venue à vous de la lumière mon regard a croisé toute la surface de votre anatomie sans même que vous en ressentiez la pointe de braise. J’avais fort mal dormi il faut dire et mon métier de journaliste inquiet offrait à mes nuits de belles perspectives d’insomnie. J’avais plus d’une énigme à résoudre dont, sans doute, je ne viendrais nullement à bout. Peut-être même eût-il été plus sage de renoncer à entrer dans les arcanes d’une vie complexe, tumultueuse, cette existence d’un Ecrivain dont on n’avait découvert les manuscrits qu’après sa mort. En quelque sorte il ouvrait de nouvelles voies à la littérature, raison pour laquelle on voulait connaître les moindres détails de sa biographie, les motifs qui l’avaient conduit à ne rien publier de son vivant. Les plus curieux et les moins avertis des conditions de la création pensaient pouvoir trouver dans un événement ou bien un autre la clé de compréhension de cette œuvre si singulière. Sans doute étaient-ils naïfs, cependant ils avaient le droit de l’être.

   L’été dévoile tout juste le bout de son nez. Après un printemps maussade, le soleil consent enfin à donner de ses nouvelles. Tôt levé, dès cinq heures du matin, nullement sorti du sommeil dans lequel je n’étais entré, sans doute hirsute, au milieu d’un fatras de notes et le cendrier plein de mégots, j’ouvre la fenêtre sur une campagne riante où des collines courent jusqu’à l’horizon. Un moutonnement vert propice à la méditation, une ouverture à la sérénité. Nul bruit si ce n’est une persistante rumeur qui m’est familière, mon sang bat dans mes oreilles au rythme d’un tamtam : ma journée sera certainement tout sauf apaisée. Les collines n’y pourront rien.

   Je reste longtemps sur le balcon de bois à sentir les derniers effluves de la nuit. Rien ne m’aurait alerté de votre discrète présence si la fumée de cigarette à l’odeur de miel n’était venue frapper mon visage à la façon d’un vent léger. Tournant légèrement la tête vers la gauche, me voici ébloui par tant de généreuse lumière. Derrière un rideau que l’air fait à peine flotter, VOUS dans la clandestinité de la pure nudité. Immobile telle la cariatide qui soutiendrait des volutes d’absolu. Voudrais-je me soustraire à cette vue qu’aucune volonté ne m’aiderait à le faire. Telle est la fascination que mon corps entier devient une étrange banquise à la dérive. Que faire d’autre que vous dévisager, autrement dit vous ôter tout visage, annuler votre épiphanie humaine, porter  votre image sur des fonts lapidaires. Vous ne pouvez être qu’une concrétion minérale, une émanation du sol, un genre de glaise qui aurait durci au contact de l’air.

   Diariste dans l’âme que me reste-t-il donc si ce n’est de tracer les contours de votre apparence ? Dire le lieu que vous êtes, en inventorier les formes, en préciser la nature. VOUS êtes tel l’insecte cloué sur la planche du taxidermiste, offerte à tous les supplices, immolée dans votre être même. Peut-on connaître sort plus tragique ? Mais ici, sur ce balcon qui s’allume des premières ardeurs solaires, en regard de l’Inconnu (e), que me reste-t-il d’autre que ce face à face silencieux dans un temps qui se fige, ne divulgue rien de son essence ? VOUS êtres offerte dans le même mouvement qui vous tient en réserve et m’ôte toute possibilité de vous connaître sauf dans la distance, l’approche, jamais l’intime au bout duquel pourrait s’offrir une relation. Ô douleur plurielle. De vous voir et de demeurer en moi. D’être vue et de ne pouvoir infléchir, vous-même, votre destin. Il est entièrement placé sous l’acte de ma vision qui, malgré les précautions dont je l’entoure, ne peut que vous aliéner, c'est-à-dire vous dépouiller de votre seul bien, à savoir cette nudité qui semble être ce par quoi vous figurez au monde.

   L’ombre vert sombre des murs dessine comme un infranchissable dais, presqu’un décor de théâtre aux personnages absents. Tout à la fois vous êtes l’actrice, la costumière, la maquilleuse, le souffleur à la voix aphone, le régisseur assis sur son fauteuil de pourpre, sans doute l’auteur qui a écrit la pièce, qui vous confie son âme corps et bien le temps d’une représentation (d’une existence ?). VOUS êtes si mystérieuse dans votre drapé hiératique. On dirait la volupté d’un Rubens que les morsures du temps auraient affaiblie, que les griffes de l’amour aurait entamée, que les lignes de la vie aurait prise au piège ne laissant percevoir que cette effigie dépouillée de ses principaux attributs : joie de vivre, exultation du corps, rayonnement de la chair hors de son enceinte de peau. Parfois même je me demande si vous êtes un être réellement matériel ou bien une hallucination qui serait venue visiter un esprit bien embrumé, cette enquête littéraire est si éprouvante qui ne dit son mot qu’en énigme, en clignotements, en vacillement si près de s’éteindre.

   Vous prendre en mon enceinte pourrait-il seulement consister à demeurer derrière une vitre et faire silence ? Mon intérieur est si agité, des paroles y font leur sabbat, des pensées s’y emmêlent tels les longs filaments des poulpes, mouvement océanique que rien ne pourrait arrêter. La raison de mes questions, leur incessant tournoiement, je n’en connais même pas les fondements (un tellurisme intime, l’enquête à poursuivre en direction de ce ténébreux Ecrivain qui habite dans la mansarde de ma tête depuis au moins ma naissance), ces interrogations donc, j’en ignore la destination, je les vis comme par procuration à défaut d’en connaître leur sombre commanditaire. Ceci s’appelle selon toute vraisemblance, angoisse, confrontation à l’absurde, pulsion et propulsion de soi en direction de ce monde si lointain qu’il pourrait se donner selon les caprices d’une fantasmagorie.

   En quelque sorte je VOUS rejoins en votre solitude qui pourrait aussi bien rimer avec hébétude. Il y a tant d’invraisemblance à être parmi les hommes, dans le sillage de leur seule folie. Car vous en conviendrez, Être des lointains, Parution de brume, Oscillations du rêve au-dessus d’une méridienne lagunaire, vous êtes sertie du plomb dont on fabrique les vitraux. Sans doute ductile à chaud, dans le vif du vivre, mais rigide, à la limite de la cassure lorsque dépossédée de vous-même vous flottez quelque part alentour de votre corps, aura, cercle magnétique cherchant son Nord, ne trouvant qu’une giration de boussole et nulle direction à emprunter que celle d’une éternelle divagation. Pourtant il ne tiendrait qu’à vous de vous saisir du cadre de cette fenêtre grand ouverte sur le libre accueil de l’espace. Quelle invisible main vous retient donc en arrière de vous ? Auriez-vous peur de l’épreuve de la liberté ? C’est vrai, je vous rejoindrai si tel était le cas, être libre est courir le danger en permanence de la perdre cette liberté, de lui substituer cette aliénation aux semelles de mercure qui nous réduit, le plus souvent, à la posture d’étranges culbutos. Nulle progression. Ni vers l’avant, ni vers l’arrière. Nulle propension à surgir dans le passé, nul bond vers le futur qui appelle et incendie la meute de foin de nos esprits.

   Faut-il, tout de même que votre condamnation au surplace ait été prononcée par d’implacables juges. Vous êtes là, dans la posture d’une jeune femme nubile avant qu’elle n’entre dans la case de boue sociale, qu’elle n’en colmate toute fissure afin que, promise, elle ne puisse point faillir à sa tâche. Voyez-vous, vous n’échapperez pas plus au grappin de votre servitude que moi au boulet qui me lie à cet Ecrivain fantoche qui ne brille guère plus maintenant que par ces feuillets tachés d’encre qu’un Editeur cupide a décidé de faire imprimer, non en raison d’une gloire posthume agissant tel un baume, simplement l’occasion d’arrondir une bourse et d’inviter au vernissage quelques Importants de son cercle d’intimes. Quant à ce cadre accroché au mur (êtes-vous chez vous ou bien dans un meublé quelconque, une chambre d’hôtel, le réduit d’une maison de passe ?), ce cadre parle-t-il de vous ? Y êtes-vous photographiée (ce piège qui vous métamorphose en animal de laboratoire !), toute petite fille aux tresses facétieuses, adolescente avec le rouge du désir aux joues, femme mûre avec l’aplomb de cet âge qui paraît éternel mais déjà les premières rides, déjà les premières fatigues des amours consommées en pure perte), ou bien est-ce l’image d’un ancien amant, la mise en scène d’un riant paysage avec lequel vous vous sentez en affinité ? Il y a tant de fine vapeur qui s’exhale de ce décor de cinéma. Ce rectangle de lumière dans lequel vous surgissez en tant que possible offrande à la lumière, que nous dit-il en termes scéniques ? La verticalité de votre solitude ? La proie en attente de son prédateur ? La dévotion à quelque divinité ? L’accueil d’une vérité qui ne pourrait se dire que selon la belle métaphore de la lumière ? Toutes ces ficelles sont si usées qu’elles ne tiennent, sans doute, que par défaut, par une faillite de l’imaginaire, une absence d’énergie à produire de la vraie pensée !

   Cependant que j’échafaudais mes creuses hypothèses, voici que je m’identifiais à ce Songe que vous êtes car il y a en vous cette prémonition du sommeil, cette disposition à glisser dans les mailles serrées du deuil nocturne, à vous confondre avec la tache bleutée de la Lune, les points évanescents des étoiles. Alors si ma divagation a quelque chance de tutoyer le réel, qu’apercevez-vous donc à titre de symbole dans ce Soleil présent à titre d’allusion ? L’archétype du Père, une brillante icône rayonnant du haut de son empyrée, la promesse d’un éblouissement amoureux, le visage aveuglant d’un dieu antique, votre propre présence qu’une pure joie dilaterait de l’intérieur ? Si plurielles sont les pistes de l’inconnaissance ! Car vous ne m’offrez que cela. L’amande de votre sexe dont j’aurais pu faire une ambroisie, même à distance, vous la dissimulez dans le golfe de votre fière féminité.

   J’ai quitté le balcon le temps d’aller chercher une cigarette, de craquer une allumette, de revenir sur les planches disjointes, de souffler dans l’air qui crépite deux ou trois volutes pareilles à une écume marine. Et voici que la scène est vide, que ne demeurent du spectacle que des murs de carton-pâte, des enfilades en trompe-l’œil, des décors que l’on démonte, des bruits de voix qui ordonnent, des cliquetis, des chuintements mécaniques, des rotations de treuils, des glissements de poulies. Toute une distribution de Comédie Humaine qui replie ses tréteaux, tire sa révérence. Le soleil est maintenant tout près du zénith. Sa goutte blanche gonfle et jette son fin nectar qui partout retombe. Il n’y a plus que lui qui soit réel dans tout ce chaos du monde. Je m’assois à ma table de travail, à ma table de crucifixion. Les pages blanches sont éparses comme après un orage et son vent agité, tourbillonnant. Mes notes dansent devant mes yeux tels des phalènes dans un cône de lumière. Les pleins percutent les déliés. Les mots jouent à saute-moutons. Les [S] sifflent, les [R] roulent comme des galets dans le lit d’un torrent. Les [L] bouillonnent, on dirait des feuilles liquides dans l’œil d’un cyclone. Les (T - D - N] font leur souffle court, les [G] leurs gutturales profondes. Plus rien n’est guère en pays de connaissance. Et l’Ecrivain, ou est-il l’Ecrivain, moi qui suis à sa recherche depuis presque la nuit des temps ? Voici qu’il m’échappe. Voici que je m’échappe, que je ne saisis même plus les bords de mon être. Peut-être l’Ecrivain, la Fille dans le pli du soleil, Moi dans cette chambre au balcon de bois qui donne sur le VIDE ! Peut-être ne sommes-nous que des spectres à peine issus du NEANT ? A peine issus. A peine …

  

  

 

 

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