‘Falaises de craie sur l'île de Rügen’
Caspar David Friedrich
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Mais par quel étrange événement avais-je atterri sur ce bout de caillou calcaire situé dans les latitudes septentrionales ? Sur l‘invite d’un Ami ? Après avoir découvert l’Île de Rügen dans un catalogue de voyage ? Ou bien sur un pur caprice résultant d’une rencontre médiatique ? En réalité les choses sont bien plus simples et font suite à une manière de rituel dont j’orne le choix de mes voyages. Voici ce dont il s’agit : j’ouvre largement les pages de mon Atlas, m’arrête sur une Carte physique de l’Europe, saisis un crayon, ferme les yeux et pioche au hasard, laissant la pointe de graphite de mon instrument choisir pour moi. En ce jour de Mars, mon cicérone avait désigné cette côte du Mecklembourg-Poméranie occidentale longeant la mer Baltique. Cependant, je ne partais nullement en terre secrète et cette île, souvent je l’avais survolée en avion, n’en apercevant que la forme générale qui, depuis toujours, me faisait penser à l’image d’un manchot flottant heureusement sur les flots bleus. De toute façon je présumais que ces contrées devaient en compter quelque nombreuse colonie. Il me fallait aller voir de plus près !
Paris - Quai aux fleurs en ce Lundi 6 Mars 2000
Sept heures. Le temps est variable comme toutes ces fins d’hiver, il demeure encore accroché aux frimas et tente quelques incursions en direction du Printemps. Je quitte Paris noyé dans une fine brume que teinte le jaune orangé de l’habituelle pollution. Etrange vision de fin du monde, on dirait que cette lueur en est le signe avant-coureur. Je traverse l’Allemagne dans sa diagonale sud-ouest, nord-est. Treize heures, je fais une pause déjeuner à Dortmund. Je mange dans une auberge sur la Place du Vieux marché St. Reinoldi. Longuement je regarde un haut bâtiment imitant un Temple grec, une grande demeure de style médiéval avec sa façade en encorbellement, ses poutres de bois sombre, puis cette église étrange portant à son sommet un clocher bulbe teinté de vert, sa haute flèche tutoie les nuages. Dix-neuf heures. Je viens d’emprunter le pont qui franchit le Strelasund, cet étroit bras de mer qui sépare l’île du continent. Je traverse l’île pour me rendre à Putgarten, sa pointe la plus avancée en direction du Nord. J’y ai loué, pour une semaine, une petite chaumière isolée que j’ai pu voir sur une photographie envoyée par son propriétaire.
Après quelques minutes de recherche la chaumière m’apparaît. Ma première émotion est d’ordre esthétique, qui présage de belles futures rencontres. Le logis est modeste, constitué de deux corps de bâtiment accolés. La partie arrière est couverte de tuiles rouges burinées par le vent, usées par le glissement continu du ciel. L’avant, pareil à une proue de navire, est une bâtisse de gros moellons de pierres badigeonnés à la chaux. La paille du chaume est grise avec des marbrures vertes, elle descend vers des fenêtres étroites, une porte basse. Ici, le temps est rigoureux, les embruns venus de la mer fouettent sans cesse la butte d’herbe rase, ricochent sur les murs, entourent la cheminée de sifflements lors des longues soirées d’hiver.
Depuis mon nouveau logis, je découvre un paysage ample, ouvert sur des confins qu’on penserait être le bout du monde. L’air est gris-bleu, le ciel longuement parcouru du souci léger des nuages. Au loin, derrière la plaque de métal de la mer, une bande de terre ondule qui se perd dans les confluences atmosphériques. Tout est calme et je penserais volontiers être l’heureux découvreur d’un continent encore vierge. Nul habitat à l’horizon. Nulle présence qui pourrait troubler mon refuge de Robinson. Après mes voyages incessants, mes nombreux articles bouclés pour mon Journal, quoi de mieux que ce finistère, genre d’île incluse en une autre île, manière de labyrinthe où ne s’aventurent guère que le vol gris des oiseaux de mer, la pluie des giboulées parfois, les flèches du soleil lorsqu’il s’insinue parmi les flocons de laine des cumulus, couleur acier, bistre plus soutenu ou bien gris de Payne, cette nuance subtile qui en médiatise la belle présence. Ce paysage est si originel, il me donne l’impression d’une terre d’Eden dont les hommes n’auraient plus la souvenance, archipel égaré parmi le tumulte généreux des flots, don de quelque dieu antique retiré dans son Empyrée.
Soir. J’ai rangé mes quelques effets, les livres que j’ai emportés pour meubler mes soirées. Je suis allé au bûcher récupérer du bois, quelques rondins, un fagot de brindilles. J’ai allumé un grand feu de cheminée. La soirée est fraîche et j’entends le vent mugir, souffler par intermittences en rafale, se déchirer aux angles de la chaumière. Heureux sentiment de confort et de plénitude. Je fume une cigarette longuement, me distrayant à suivre son filet blanchâtre, ses jeux inattendus, capricieux, sa fuite dans la trouée noire de l’âtre. Combien cette chaumière est rassurante, pareille à une mère attentive dont, redevenu enfant, je retrouverais la caresse douce, pleine d’attention. Une confiance mutuelle, une union face aux dangers, un creuset où faire se déplier l’inimitable efflorescence de l’amour.
Tout en me sustentant d’un repas frugal, je fais l’inventaire de ce lieu magique. C’est la cheminée qui est l’élément central, qui joue le rôle de génie tutélaire du foyer. La plaque de fonte est d’un noir de bitume avec de sourdes brillances qui en distraient la surface. Deux banquettes de paille au dossier de bois encadrent le foyer, genre de sentinelles bienveillantes au seuil mystérieux de la nuit. Un soufflet aux ouïes de cuir fauve fait entendre le son rauque de sa respiration lorsque je l’utilise pour ranimer les flammes. Intense fascination du feu, cet élément si vivant, si mobile, pareil aux rondes enfantines avec leurs rapides voltes, leurs élans primesautiers que suivent de courtes accalmies.
Parfois, entre deux jets d’étincelles, je perçois les meutes continues du vent qui font, autour de la chaumière, comme un long fleuve aux moirures que je devine étincelantes sous les premiers rayons de la Lune. Tout ceci est tellement traversé par les charmes immédiats du Romantisme : la blancheur de l’astre des nuits, les rêves qu’il autorise, la poésie qu’il fait naître, la beauté qu’il réclame, la langueur de l’âme, la mélancolie en son long et ininterrompu effeuillement dont il crée le lit fastueux, la couche voluptueuse. On dirait que le temps s’éternise, que l’instant se dilate aux dimensions de l’univers, que l’esprit gagne de larges estuaires, là où toujours il devrait être pour connaître l’ivresse de sa propre liberté. C’est un bonheur immense que de se retrouver au plein de soi, sans rien qui partage ou puisse distraire de ce qui vient, portant en son intérieur la teinte soudaine d’une large compréhension des choses. Plus rien ne demeure dissimulé, tout s’ouvre à la manière d’un calice blanc, d’une fleur de lotus qui connaîtrait l’heure plénière de la joie.
Les minutes s’écoulent sans heurt, avec la même facilité que met un clair ruisseau à se frayer un chemin lumineux parmi les bancs soyeux de sable, les caresses du limon des rives. Une goutte pousse l’autre sans effort, simplement parce que tout va de soi, que l’estuaire appelle le milieu de l’onde, que l’onde appelle la source qui bruit au centre des floraisons du ciel. L’évidence est là qui tresse ses lanières de félicité, dit la pureté de son être, sa disposition aux âmes de ceux qui veulent bien la regarder comme la faveur qu’elle est, un fruit à portée de la main, une couronne de pétales diffusant son précieux pollen, un nectar s’enlevant de chaque chose dans l’inapparent. De lourdes solives brunes courent au plafond, que sépare entre elles la plage claire de la chaux. Une horloge rustique bat la mesure, elle est le cœur discret qui pulse son sang tout au long des jours, tout au long des nuits.
Présence bienveillante dont je ressens les bienfaits, temps concret, infiniment palpable en même temps que discret ; étalon souple des états d’âme lorsqu’ils consentent à quelque repos. Un lit d’angle en bois fruitier complète ce tableau d’un bonheur simple, à la Rousseau, et rien ne m’étonnerait, demain, de me réveiller aux ‘Charmettes’ sur le flanc d’une belle colline. Une toile ornée de motifs bleus sert de ciel au lit. Comment ne pas rêver d’étoiles et de paysages lointains se perdant dans le mystérieux secret cosmique ? Dernier mobilier de la pièce unique de la chaumière (tout ici existe sur le mode discret, dépouillé), une table de toilette au plateau de marbre porte un broc et une cuvette en faïence blanche. Mon antique rasoir mécanique et mon blaireau fatigué ne dépareront pas dans ce décor que l’on dirait venu du fond des âges. Mais quel meilleur moyen que celui-ci pour se ressourcer, puiser l’eau de son enfance ?
Matin et jours qui suivent
La nuit a été calme. De temps à autre le bruit lointain du ressac contre les rochers, son glissement sur la grève de sable. Variations de la lumière que la Lune projette sur le sol de tomettes de terre cuite. De soudaines clartés succèdent à des taches d’ombre qui poudrent les murs de minces et fuyantes nuées. Depuis le cocon de mon lit, que voile son ciel de toile, je suis des yeux la ronde alentie des constellations au firmament. Leurs yeux sont si modestes mais si rassurants sur la toile infinie qui dérive dans l’immense et le silencieux ! Je crois que je suis pareil au Capitaine du navire qui a regagné sa couchette après une longue journée de navigation, méditant longuement sur la marche des Océans et les longues dérives des Hommes.
Devant la chaumière, seul le moutonnement de l’herbe jaune, l’étal gris de la mer pareil à une lourde masse d’étain immobile. Venus du large, des goélands planent et poussent leurs cris, relayés par le tumulte des mouettes. Un chemin de graviers blancs se découpe sur le bistre de la lande. Il sinue, évite les buttes de sable, cherche les percées parmi la végétation rare. Des marches sont taillées dans le derme blanc de la falaise. Quelques rafales de vent montent de la mer, lèchent les hauts murs de calcaire, se perdent au sommet dans les touffes végétales aux cheveux hirsutes. Maintenant je suis sur la grève semée de gros graviers. Y figurent aussi des blocs tapissés de mousse, ils sont des géants débonnaires qui veillent à la tranquillité du rivage, l’abritent des plus fortes houles. De courtes vagues s’irisent au sommet des flots, de fines gouttelettes s’en échappent en une scintillante crête de brume. De loin en loin s’illuminent de rapides arcs-en-ciel, ils semblent vouloir dire le précieux de l’heure, montrer son étrange magnétisme.
Assurément, ici se diffuse une bien belle énergie, portée tout au sommet de sa blancheur, de sa radiance. Tout semble s’originer à l’immense courbure de la mer, s’augmenter de la densité des falaises, se diffuser au plus haut du ciel qui vibre à la manière d’un cristal. Ne serait-ce, en cette pointe extrême de l’île, son âme qui se livrerait en l’entièreté de son être, que ne verraient que les oiseaux et les Promeneurs égarés, emplis d’une juste et fixe solitude ? Un genre d’offrande infinie dont nul ne pourrait tracer la forme, seulement l’emporter au plein de son cœur, là où bat le rythme du sang secret de la Vie ? Il y a une immense dette de l’Homme en même temps qu’une exacte sidération au simple fait de pouvoir exister en tant que l’observateur d’un tel prodige. Oui, c’est ceci le prodige, l’incommensurable ravissement qui s’empare de soi au contact des belles œuvres d’art, sur le bord du paysage inouï, ce miroir qui ouvre la conscience, en démultiplie la faveur, en illumine les lumineuses coursives.
J’avance sur le bord du rivage. L’air vibre doucement sous l’eau limpide du ciel. Au loin, de courtes vagues s’écroulent dans un éblouissement d’écume. Parfois, je me baisse, saisis un galet, lui fais faire une série de ricochets. Touchées par le premier soleil, les falaises de craie sont teintées de vermeil. Tout à l’heure, sous la lumière zénithale, elles crépiteront de blancheur et il faudra protéger ses yeux afin de ne pas être ébloui. Ce qui se remarque ici, surtout, c’est ce large silence qui ensevelit tout dans une sorte d’ouate, de neige infinie. Rien ne s’y entend, hormis parfois, au loin, les cris des oies cendrées et des bernaches. Ce lieu est un lieu de repos, de recueillement. On n’est nullement distrait de soi, on est au centre, là où cela murmure, là où cela chante si discrètement.
On est pareil à un jeune enfant qui s’enchante des premières images que le monde lui adresse, un ravissement se dessine derrière les yeux, envahit avec bonheur la chair disponible, infiniment disponible à l’accueil du vent, de l’oiseau, de l’immense flaque d’eau qui réverbère la touche légère des nuages. Un seul mot alors vient à l’esprit, ‘harmonie’ et tous les soucis s’effacent comme par l’effet d’une généreuse magie. De lourds pieux de bois sont enfoncés parmi le peuple des pierres qui parsèment l’estran. Ils ressemblent à une rangée de gardiens débonnaires chargés de protéger l’île des assauts de la mer lors des marées d’équinoxe. J’imagine la furie des tempêtes, j’en ressens en moi la tonnante énergie, j’en perçois l’écho lointain, il résonne jusque dans les abysses peuplés d’étranges animaux marins aux yeux soudés de cécité. C’est étrange tout de même la force de l’imaginaire, on est ici et ailleurs en même temps. On est dans le calme le plus pur qui se puisse imaginer et l’on est, simultanément auprès de ces étranges dramaturgies qui animent le mystère des océans.
Soir dans la chaumière
J’ai beaucoup marché aujourd’hui, un peu au hasard des chemins. M’éloignant de la côte, parcourant l’espèce d’immense steppe qui constitue le pays intérieur. J’ai longtemps rêvé, assis sur un talus d’herbe entre la haute lumière du ciel et les tourbes noires dont, parfois, j’ai aperçu les briques régulières exposées au vent. Les autochtones les laissent sécher longuement, elles seront le combustible d’hiver, rougeoyant au cœur d’un vieux poêle, réchauffant les mains et donnant au corps quelque vigueur que le froid leur aurait ôtée. Dans ce paysage si paisible, hors du monde et de ses habituelles tracasseries, tout se donne dans une belle simplicité. L’eau du lac est claire, ourlée d’un gris bleuté qui rassure l’âme. Des touffes de roseaux, hésitant entre blé et sable, illuminent les rives. Des cabanes de bois, ici et là, couvertes d’une toile de bitume, le tuyau émergeant du toit indiquant la présence d’un feu, en automne, après la journée de pêche. Comme à l’accoutumée, désormais, j’ai allumé un feu. Les braises sont vives qui réchauffent.
Je feuillette un livre que j’ai emporté sur les œuvres du peintre romantique Caspar David Friedrich. Des images de rêve dont je ne me lasse jamais. Son ‘Lever de lune sur la mer’ avec ses quatre personnages mystérieux, genres de spectres dont nul ne sait s’ils sont vivants, s’ils se sont cristallisés, tout à la contemplation du paysage qui paraît les fasciner ; sa ‘Mer de glace’, ses blocs tranchants, ses lourdes congères sur laquelle rebondit une étrange clarté et, bien sûr, cette reproduction dont, à l’instant, j’emplis mes yeux avec un plaisir infini, ses ’Falaises de craie sur l’Île de Rügen’. Image accomplie du romantisme en peinture, traduction picturale du sublime que personne, jusqu’à présent, n’a pu ou su égaler. De part et d’autre du tableau, deux personnages, un homme et une femme, sont totalement livrés à une profonde méditation liée à l’étrange beauté de la Nature. Des falaises intensément lumineuses, découpées, des pointes et des dents se détachent sur un fond d’eau à la teinte indéfinissable, légèrement parme au loin, avec des lents dégradés de bleu-gris, de bleus-jaunes au plus près.
Des arbres majestueux occupent la partie supérieure du tableau mais sans l’alourdir, tellement leur présence est discrète, leurs feuilles un simple poudroiement dans l’air léger. Ramures des arbres et falaises concourent à délimiter un espace pareil à une scène de théâtre, ce qui, bien entendu, accentue la dramaturgie qui est l’un des caractères singuliers de l’art romantique. Il s’agit d’émouvoir et de transporter le spectateur en un lieu de félicité, de créer une tension entre son enchantement et son désespoir supposé si cette scène était ôtée soudain de ses yeux. Les personnages en habits de ville donnent l’impression d’appartenir à une classe bourgeoise ce qui, sans doute, dans l’esprit du Peintre, renforçait cette idée d’un spectacle raffiné, délicat, un luxe en renforçant un autre.
Alors, parmi le rougeoiement des bûches, à l’abri du vent qui, parfois rugit, loin du regard et des influences des hommes, seulement inclus dans le territoire de mon intime subjectivité, voici comment m’apparaît cette Île de Rügen, quelle est son essence, comment vient-elle à moi alors que, maintenant, devant moi, je n’ai plus qu’une reproduction idéalisée de sa forme ? Bien évidemment, le paysage vrai, la peinture définissent deux ordres de réalité bien différents. La Nature est une présence palpable, la Peinture une idée considérée par l’esprit. Mais je crois que ces deux modes d’approche, loin d’être distincts, sont infiniment complémentaires. Le Paysage réel s’accroit de cette dimension artistique, tout comme la Peinture gagne son autonomie, affirme son esthétique au gré d’une comparaison avec ces rochers blancs qui surplombent l’immense dalle d’eau, avec ses arbres qui coiffent les collines minérales.
Ce que je ramènerai, je crois, de mon voyage du Septentrion, ce seront des images multiples, réelles, imaginaires, chacune s’exhaussant de la présence de l’autre. C’est ceci qui est admirable, l’art se reportant au quotidien et l’accomplissant bien au-delà des habituelles conventions, des idées toutes faites, des clichés et autres lieux communs. Si, d’une manière indéfectible, la Nature est première dans l’ordre des apparitions, il est indispensable que l’Art en son essentialité vienne parfaire cette vision originelle, la dotant des mille vertus qu’infuse en son être le génie de l’Artiste. C’est peut-être parce que j’aurai vu la toile de Friedrich, mais aussi les falaises de Rügen, que ma conscience sera habitée de ces deux beautés complémentaires.
Je crois que le feu a projeté en moi ses propres nécessités internes. Le feu est toujours vif esprit, bourgeonnement, efflorescence, dilatation, effusion de lumière, crépitement, chaleur et passion. Il ne laisse nullement en paix celui dont le regard le traverse comme une flèche trop puissante troue sa cible et poursuit son voyage aérien. Le feu est une brûlure, une intensification de ce qui est, raison pour laquelle il nous entraîne à sa suite, sollicite le songe, libère les énergies, force à dilater sa pupille, à voir au-delà du réel ce qui se donne comme son aura, son écho, sa parole répercutée, ouverte, infiniment disponible aux errances au long cours. Non, le réel n’est nullement séparé du geste de l’Artisan qui modèle une boule de terre, de l’Enfant qui fait tourner son moulin dans l’eau et qui est déjà bien plus loin que son corps nous le laisserait supposer, de l’Artiste qui nous convoque à la fête infinie d’une initiation qui débouche sur la flamme d’une pure joie.
Oui, il faut couvrir de cendre les braises, laisser reposer son esprit, se disposer au somme tranquille que traverseront les javelots du rêve ou bien le cristal d’une brume légère. Demain attend à la porte avec son aube bleue, ses surprises, parfois ses désagréments. Quoi de plus précieux alors que de faire venir à soi la douceur d’une plage, la caresse du vent, de dresser dans sa propre fantaisie les hautes falaises d’une libre rêverie ? Oui, il est essentiel de rêver. Demain, quand les falaises s’éloigneront de moi, que je ne percevrai plus les cris des bernaches, que me restera-t-il, si ce ne sont ces flocons de présence logés au cœur même de ma mémoire ? Toujours, en soi, l’on emporte un coin de nature, le bleu pâle d’un ciel, le sourire d’une rencontre, le piquant d’une fragrance, une saveur tapissée dans quelque coin du palais.
Veille du départ
Comment occuper l’intervalle de sa journée alors que, déjà, l’on est ailleurs, sur la route qui conduit vers Paris ? Que faire sinon marcher au hasard des collines, regarder le doux moutonnement de la mer à l’horizon, s’absorber dans la première sensation qui vient : la lente ascension du soleil dans un ciel qui gire à l’infini, portant avec lui de légers nuages, sentir le vent sur son visage, deviner la forme de la course du prochain oiseau de mer, sa fuite, soudain, dans le silence du jour. Puis, devant mon indétermination, je décide de quitter l’Île de Rügen, de rejoindre Hiddensee, cette autre île qui ressemble à un hippocampe. Un instant, je souris à cette fable zoologique qui a traversé mon esprit. Rügen était ce genre de manchot débonnaire affalé de toute sa large anatomie sur le bleu de la Baltique, alors que ce bout de terre effilé d’Hiddensee avait la grâce de cet étrange cheval marin qui ondulait paresseusement parmi les flots turquoise.
A Seehof j’ai pris une barque de pêcheur afin de traverser le Vitter Boden, ce bras de mer compris entre les deux îles. Mon Passeur était aussi bavard qu’une pierre et je pensais qu’ici, le silence était une vertu essentielle. J’ai ensuite gagné la pointe extrême de ce bout du monde, reconnaissant en moi l’empreinte continue de la recherche d’un idéal. Métaphoriquement le Nord le plus extrême figurait la pointe la plus avancée de la conscience, le point d’acmé au-delà de laquelle elle se confondait avec les choses mêmes, pénétrant leur essence jusqu’à une sublime transparence. Sur mon chemin j’ai croisé quelques Natifs d’ici, taciturnes, tête engoncée dans leurs capuches. Il faut dire l’air était vif et n’incitait guère à entretenir une conversation.
Bientôt, planté au sommet d’une colline d’herbe rase que colorient en jaune les touffes de genêts, j’aperçois le Phare de Dornbusch à la haute silhouette blanche, tour percée de quatre fenêtres étroites, sommet occupé par une galerie et une lanterne coiffée de rouge qui tranche avec le ciel devenu si clair, pareil à une étoffe légère lissée de vent. Je gravis lentement la pente. Le sol est souple sous mes pas, sablonneux, semé de quelques pierres sombres. Une volée de marches de bois permet d’accéder à une porte étroite demeurée ouverte. Elle fait une tache d’ombre au travers de laquelle je pénètre bientôt. Dès le premier abord, je dois accoutumer mes yeux à cette pénombre visitée de blanc, mais en profondeur, la surface reste muette. Je pousse quelques « éhoo, éééhooo » afin d’attirer l’attention du Gardien mais seul l’écho de ma voix me revient ourlé des brumes qui tapissent les murs.
Je grimpe les très nombreuses marches qui conduisent au sommet. Des éclats de lumière surgissent chaque fois que je franchis un nouveau palier. Parvenu au niveau de la quatrième ouverture, je sais que, bientôt, se découvrira ce panorama dont je souhaite qu’il porte ma vue aussi loin que possible, peut-être dans un pays fictif pareil à celui qui me visite lors de mes rêves éveillés. Je débouche sur la galerie. Le vent souffle fort et tourbillonne, m’oblige un instant à fermer les paupières. Je contourne la lanterne et trouve enfin un abri d’où je peux, à loisir, admirer ce Pays du Bout du Monde. Je ne pense plus au Gardien qui doit sans doute accomplir quelque tâche non loin du phare. J’ai emporté ma longue-vue et je peux découvrir aussi bien ce qui est éloigné que ce qui est rapproché, dont j’agrandis les images à volonté. Face au large, la vue est immense et se devine la courbure de la Terre, ce large arc de cercle où, nous les Hommes, sommes éparpillés tel un peuple de fourmis à l’assaut de quelque inconnu.
Au premier plan, des boqueteaux, des boules végétales jouant sur la gamme des verts : bouteille, Viride virant au bleu, Véronèse aux touches plus claires, plus étincelantes. Un véritable enchantement pour les yeux, un breuvage pour l’esprit, une nourriture pour le bonheur. Plus loin une bande jaune assourdie, un genre de courte savane court devant le miroir étincelant de la mer. Les bleus, sous cette latitude nordique, touchent à l’évanescence, deviennent translucides, impalpables. On dirait des ailes de libellule, des étoffes de contes de fée, des feuilles traversées de lumière. C’est un arc-en-ciel aérien, ineffable, dont nulle lèvre ne pourrait tracer le contour, dire le nom. Cela a la consistance d’un givre, l’à peine insistance d’un Tiffany, la libre insouciance d’une fumée qui se dissipe dans les plis illisibles d’un sentiment, se réfugie dans les arcanes mystérieux de l’amour. Parfois, là où la flaque de lumière resplendit, j’ai l’impression d’un néant qui pourrait s’ouvrir, déboucher sur l’autre face de la Terre, là où les hommes ne sont jamais allés, le vertige des mots s’absentant d’une phrase.
En direction de l’intérieur de l’île, c’est un étroit chemin qui trace sa flèche rectiligne sur la butte d’une digue. Lors des équinoxes, lorsque la Baltique se gonfle et déferle, j’imagine cette bande d’étroit bitume recouverte d’eau et les Autochtones obligés de prendre leurs barques afin de vaquer à leurs occupations. Ce paysage est beau à force du dénuement dont la Nature l’affecte grâce à sa toute-puissance. Alors les choses reviennent à leur place : les Hommes demeurent au sein de leurs maisons, blottis contre la cheminée, la Nature règne en maîtresse poussant ses flots d’écume blanche partout ou un morceau de sol veut bien l’accueillir. Des maisons blanches aux toits de tuiles sont disséminées ici et là, parfois solitaires, parfois regroupées en minuscules hameaux. Puis, dans le cercle de ma lunette, se dévoile une belle chaumière aux murs étrangement bleus, réplique, sans doute, de la Baltique si proche. Son toit est recouvert de chaume gris, des lucarnes s’y découpent, un faîtage laisse apparaître une cheminée de briques. Heureux pays qui accorde encore une belle place à la Tradition, elle est l’âme de ce lieu insulaire, la gardienne des impressions premières, celles qui lient à jamais l’homme à son habitat.
En longeant la côte je découvre ce que la carte, que j’ai eu le soin de consulter, nomme la Balise Gellen-Hiddensee. C’est un phare qui ressemble en tous points à celui sur lequel je me trouve mais qui est de taille bien plus modeste, entouré d’une haie d’ajoncs, situé près de pins qui l’encadrent. Je lui trouve fort belle allure et je sens résonner en moi, à son contact, cette étrange source intérieure qui me guide toujours vers des abris familiers, rassurants et je rêve, un jour, de pouvoir devenir le Gardien temporaire d’un tel refuge. Je sais que sa forme ronde, tout comme celle d’un moulin à vent, est déjà un signe de bien être et de calme assurés.
Je termine mon inventaire visuel par cette grève de sable blanc qui lance en direction du ciel ses nappes de clarté. Nulle vie sur cette plage. Seulement une barque ancienne chargée de caisses de bois, étrave levée vers une butte de sable couverte d’oyats. Quelques cabines de bain grises tournent le dos à la mer. J’imagine leur envahissement à la belle saison, les carrés de couleur des serviettes, le rire joyeux des enfants, les peaux profitant des rayons du soleil. Ce peuple d’Îliens est courageux. Comment les gens d’ici peuvent-ils plonger dans une eau à quinze degrés, parmi les rafales de vent ? Je crois bien que je les envie, moi qui ai grand-peine à me réchauffer au cœur de l’été méridional. Oui, il faut être né parmi les embruns, avoir connu les tempêtes d’équinoxe, avoir croisé en mer sur des esquifs de fortune pour affirmer cette audace-là, se confronter à une Nature si rigoureuse, si exigeante. Les Indigènes ont du sang de Vikings dans les veines, ceci est sûr.
A peine ai-je archivé toutes ces images dans ma mémoire que je m’apprête à redescendre. Dans l’encadrement de l’étroite ouverture qui conduit à l’escalier, une sorte de Géant se montre, bonnet marin, ample barbe grisonnante, visage rieur, épanoui. Je veux m’excuser de ma visite clandestine et tente de lui expliquer, en mauvais allemand, la raison de ma présence ici, son chez-lui, je présume. Mais le Gardien ne semble nullement choqué de ma visite. Il me serre vigoureusement la main et profère un puissant : « Willkommen in Hiddesee, Fremder, und der Himmel segne dich! », ce que je traduis approximativement par « Bienvenue à Hiddensee, Etranger, et que le ciel te bénisse ! » Sur ce, sans autre forme de procès, le Géant procède à quelques réglages de son feu, comme si j’étais soudain devenu transparent. Descendant les degrés du phare, je me réjouis d’avoir enfin croisé un Autochtone de la plus belle espèce, nullement muet et doué d’une sacrée force, mes phalanges meurtries en témoignent.
J’ai regagné ma chaumière. Je passerai cette dernière journée à errer ici et là, sur la grève blanchie de sel, près des lacs aux eaux limpides, sur les hauteurs des falaises, tout près de l’immense forêt de hêtres rouges. Je choisis quelques galets à rapporter à Paris. Toujours un minéral m’accompagne en souvenir d’un lieu, d’une émotion, d’une beauté. Sur sa face polie, j’écris à l’encre de Chine, l’endroit de sa provenance. Chez moi, tout un peuple de pierres témoigne de mes voyages. Le crépuscule teinte de corail l’ensemble de la côte. Les mouettes font leurs dernières chorégraphies, traces grises qui s’effacent dans l’air.
Paris
Voici, j’ai regagné le ‘Quai aux fleurs’. Je suis sur mon balcon. Je regarde distraitement les allées et venues de quelques Passants sur les quais. De lourdes péniches descendent la Seine. Des mouettes filent au ras de l’eau. Ce sont les mêmes que celles de Rügen. Peut-être m’ont-elles suivi depuis les rivages du Septentrion ? Les choses sont si étonnantes, dont parfois, nous n’apercevons nullement la réalité. Si étonnantes !