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13 novembre 2020 5 13 /11 /novembre /2020 09:21
Le rêve prémonitoire de Léna.

Photographie : Léa Ciari.

 

 

 

  

   Léna-du-Lac.

  

   Le lac est grand, aux parois vertigineuses, pareilles au cône d’un volcan. Sur les bords la terre est craquelée, disposée en damiers aux couleurs de métal. Tout en bas l’eau bouillonne comme attisée par un feu invisible. Peut-être une forge mystérieuse. Peut-être des éruptions magmatiques qui font leurs sourdes traînées dans la roche semée de bulles. Des souches aux formes animales flottent par endroits, parfois se renversent, plongent dans la masse visqueuse. Bondes suceuses qui engloutissent toute manifestation d’être.

   De grands trous par lesquels la meute liquide s’écoule avec un bruit de râpe, d’inquiétants borborygmes, des clameurs sans fin. Trous dans la densité de la nappe. Tout demeure en suspens tout autour, gouffre laissant voir la désolation de l’abîme, la perte de la présence dans d’abyssales fosses. Parfois des geysers qui fusent dans l’air, précédés d’un sifflement lugubre. Rien ne tient. Tout se fragmente à l’infini. Terre-puzzle qui ne reconnaît plus sa topologie, qui acquiesce aux ordres impérieux venus d’on ne sait où comme si un outrageux destin en avait décidé la marche. Aveugle. Obstinée.

 

   Léna-des-vestiges.

 

   Village. Ancien. Vétuste. Isolé. Décor de cinéma ou bien de théâtre. Zones périphériques. Faubourgs lépreux. Murs lézardés, semés de crevasses, parcourus d’aires de ciment desquamé. Une rivière se fraie un chemin parmi les accumulations de galets usés. Des fabriques à moitié ruinées dressent ici et là leurs étiques châteaux de cartes. Murs de briques à claire-voie, volées de poutrelles suspendues dans la poussière grise. De grandes entailles laissent voir d’antiques métiers à tisser avec leurs porte-fils décharnés, leurs navettes inutiles, leurs peignes aux dents ébréchées.

   Par les fentes des vitres s’engouffre un vent maléfique qui fait bouger les cintres, se balancer les poulies, s’entrechoquer les cônes de tôle des anciens luminaires. Architecture de désolation et de mort qui ne laisse plus éprouver, de son ancienne réalité, que quelques nervures battant l’air, limbe au sol écartelé par l’implacable usure des ans. On croirait les restes d’une banlieue qu’une explosion aurait dévastée. Plus rien ne tient que ce squelette dressé le long de sa propre confusion.

 

   Léna-des-Ruines.

 

   Sous le ciel cloué de chaleur (de grands éclairs blancs rayent le ciel), l’immense rocher pyramidal qui porte la Citadelle est semblable à la physionomie d’une termitière. Des creux partout. De sombres excavations. Des trous comme dans une meule de gruyère. Quelques arbres rongés par la mousse, recouverts de lichen lancent dans l’espace leurs bras efflanqués. On pourrait aussi bien atteindre sa cime de l’intérieur, longeant les galeries humides, rampant le long de margelles étroites, contournant des résurgences liquides.

   Alors on arriverait au centre de la Citadelle. On la verrait du dedans avec ses enceintes découpant sur le vide ses pans chancelants, ses tours de guingois, sa chapelle ouverte à tous vents, son moignon de donjon, ses barbacanes aux merlons tailladés par les assauts du temps. Sa lourde porte de bois dont il ne demeurerait que quelques traverses, des clous forgés, des ferrures faisant leurs angoissants hiéroglyphes.

 

   Confluence des rêves de Léna.

 

   An centre de ce feu onirique, de cette déflagration d’images vides, chancelantes, constituées de trous et de riens, de pertes et de manques, de disparitions et de vertiges, Léna s’est tenue toute la nuit dans l’attitude d’une visionnaire. Elle n’était nullement présente au bord du lac, pas plus qu’elle ne visitait les vestiges des anciennes fabriques, ni ne hantait les pans de murs hallucinés de la Citadelle.

   Elle était extérieure à tout ceci mais nullement absente à ce qui s’y déroulait, s’y jouait en creux, pourrait-on dire, de la mesure exacte de la condition humaine. Car Lac, Vestiges, Ruines se donnaient comme écho des préoccupations et des angoisses de la Voyeuse. Toute cette présence-absence, tous ces manque-à-être des choses se superposaient aux siens, à cette étrange vacuité qui courait à bas bruit au-dessous de sa peau, gagnait les faisceaux de muscles, s’infiltrait dans les tubes creux des os. Toute une pantomime se déroulant sur une scène que les acteurs auraient désertée. Il n’y aurait plus que les tréteaux, les treillis des passerelles, les rangées de cintres, la toile de fond sans paysage, le rideau faseyant dans le vide, le trou du souffleur devenu mutique.

 

   Un jeu de miroir réciproque.

 

   Jeu éternel de renvois de la présence humaine au monde, du monde à la présence humaine. Hommes, Femmes toujours intégrés, corsetés, noyés dans le mouvement des choses, plongés dans leur lexique, entraînés dans leur sémantique. Aussi bien du sens. Aussi bien du non-sens. Hommes, Femmes, toutes présences toujours prises dans un mouvement spéculaire. Je reflète le monde comme il me reflète. Continuelle activité de projection, éternelle manifestation de mon égoïté en direction de cette altérité qui se donne à voir tout en me constituant, en m’accomplissant en tant que celle que je suis, envers et contre tout.

   Le vide que j’éprouve en moi comme une privation n’est jamais que la vacance mondaine qui se rapporte à mon propre questionnement. Je suis toujours auprès du monde, jamais séparée. Le Sujet faisant face à un Objet n’est que l’invention objectivante de la modernité. A moi seule je constitue un monde qui n’est « autre » précisément que ceci ou bien cela que je vois du monde, qui parle en son langage alors que j’emploie le mien à le mieux saisir.

   Mais quelle image donc nous permettrait de mieux cerner cette réalité relationnelle que celle du chiasme, cette « disposition en croix » qui ne doit pas se laisser lire seulement selon son aspect topologique mais en tant que signification interne d’une réalité que se donne à chaque fois entre deux entités et les unit en raison même d’une affinité, d’une rencontre, d’un univers communément partagés. C’est ici au sein du nœud, dans la confluence que surgit le point focal d’une mutualité, d’une coalescence des destins. Du monde. Du mien.

Le rêve prémonitoire de Léna.

Chiasme.

Encre de Chine.

Œuvre : Isabelle Antoine.

 

 

 

   Léna-en-son-miroir.

 

   « Miroir » est ici l’interprétation métaphorique-symbolique de cette plaque de métal auquel Léna fait face. Or, ici, « faire face » veut simplement dire « donner visage » à une chose. Aussi bien à cette surface qui me visite à l’aune de son étrangeté. Aussi bien à cette réification, à cette chose que je deviens moi-même, confrontée au monde nu, vertical, abscons de ce qui semblerait ne jamais pouvoir recevoir de signification ultime.

   Comment, en effet, faire coïncider deux univers aussi étranges sans tomber dans la subjectivation de l’objet, sans se précipiter dans l’objectivation du sujet ? Il faut se résoudre à penser en chiasme, à affecter aux deux représentations une valeur symétrique, à savoir que la présence de Léna en cet instant précis ne peut recevoir de réponse que de l’objet qui la toise, de la même façon que l’objet-plaque-miroir n’aura de sens immédiat qu’à être confronté à qui l’a en vue, à qui le détermine.

  

   LES ENJEUX ou les EN-JEU :

 

   Pour un instant devenons Léna confrontée à cela même qui la questionne en son fond, la trouble, la laisse dans l’indécision d’elle-même.

 

   « Je suis cette figure qui cherche et ne trouve point. Que découvrir, en effet, hors cet espace hostile qui se dresse à la manière d’une confondante énigme ? Y aurait-il seulement un reflet, une clarté, l’esquisse de qui je suis me revenant de droit, me disant la singularité de mon être. Mais non, tout est confusionnel, tout est brouillé, tout est illisible et il me semble retrouver ces images fuyantes, imprécises, déstructurées, fragmentaires des rêves qui ont fait de ma traversée nocturne une toile criblée de creux, tout existant sur le mode du fragment, de la parcellisation, du manque, de la disparition, de la déconstruction comme si, après l’épreuve, au réveil, ne devaient subsister de mon être-onirique que cette dentelle, ce réseau de fils lâches, cette tapisserie dans laquelle n’apparaîtraient plus que les lignes d’un plan, non la beauté achevée d’un édifice, non le rayonnement d’un temple avec, gravé en son fronton, la lumière d’une possible joie ».

 

   Méditations annexes. 

 

   Le désarroi de Léna est palpable comme pourrait l’être celui d’un individu en voie d’achèvement, dont le Démiurge n’aurait encore nullement façonné les outils devant la porter au monde : l’entièreté d’un corps avec sa belle autonomie, son harmonie inépuisable, sa grâce, son devenir empreints de lumineux projets. Ce qui est demeuré dans l’inaccomplissement, ceci : le métal-miroir, taché, parsemé de rouille, griffé à maints endroits ne pouvait « refléter » en toute hypothèse qu’une anatomie privée de ses prédicats essentiels. Une partie du visage, un buste s’effaçant à même sa présence.

   Le rêve, double halluciné de la vision spéculaire n’a reproduit du réel qu’un spectacle tronqué, inachevé, l’Artisan ayant remisé ses gouges avant que l’œuvre ne soit achevée. Conséquence : mortel ennui de n’être qu’une forme en devenir, non une réalité-humaine en possession de l’entièreté de ses attributs. Rêve-Plaque ont tout déstructuré. Rêve-Plaque se sont arrêtés en chemin, ne laissant qu’ornières et fondrières, nids de poules et crevasses par lesquelles faire se conjoindre, pour le Sujet, perte de soi et sentiment d’incomplétude.

   Léna, privée d’un regard synoptique qui l’eût conduite à la perception du Soi en tant que totalité se vit dans la forme d’un corpuscule, d’un éclatement auxquels il semble bien que son air résigné la condamne. Le visage n’a plus de place où croître, de projet à habiter autre que celui d’un tragique enfermement. De la confrontation de la chair et de la matière ne peut résulter que le mur hauturier de l’absurde, sorte de mythe se Sisyphe en acte. Ici la plaque têtue, hostile, intervient en lieu et place du rocher comme preuve irréfutable du nihilisme accompli. Après cela, sans doute n’y a-t-il plus autre chose à penser que l’espace du Rien. Ou du Néant, ce qui, bien sûr, revient au même.

 

 

 

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12 novembre 2020 4 12 /11 /novembre /2020 09:06

 

Je cherche l'homme.

 

 jcl-h.JPG

 Diogène par Jean-Léon Gérôme, 1860,

 

Walters Art Museum (Baltimore)

 ***

 

  Diogène avait quitté les rues d'Athènes de bon matin, seulement vêtu de son tribôn couleur de terre, grand manteau dont il ne se séparait jamais, l'utilisant pour improviser le lit de  sa couche dans la jarre qu'il habitait, là où ses auditeurs venaient écouter ses discours. Il tenait dans la main gauche son habituel bâton de marche alors que sa légendaire lanterne l'éclairait d'un faux-jour dans la lumière neuve de l'aube. Les Athéniens, à cette heure matinale, dormaient encore dans le frais de leur demeure et la cité reposait dans le calme. Calme que Diogène s'ingéniait à troubler, criant à tout bout de champ, à qui voulait bien l'entendre une phrase qu'il tenait pour importante :

 

 "Je cherche l'homme … Je cherche l'homme…".

 

   Et, disant cela il frappait les dalles de pierre d'une façon aussi régulière que le battement du métronome. Quelques bons citoyens  tirés de leur sommeil par le vacarme du Cynique apparaissaient dans le cadre d'une fenêtre, visages hirsutes, puis disparaissaient aussitôt dans l'ombre de leurs demeures.

 

"Je cherche l'homme … Je cherche l'homme…".

 

   Diogène ne se lassait pas de ressasser son antienne, comme si sa vie en eût dépendu, s'éclaircissant parfois la gorge d'une goulée d'eau fraîche puisée à sa gourde. Diogène, en effet, ne se distrayait jamais de la tâche qu'il s'était fixée et, ce jour-là, il cherchait l'homme, avec le secret espoir d'en trouver enfin un. Car, vivant au fond de sa jarre, s'il rencontrait de nombreux spécimens de l'espèce humaine, il n'en trouvait aucun qui le satisfit pleinement. Mais sans doute son exigence était-elle démesurée ou bien demandait-il à ses pairs de témoigner d'un héroïsme dont ils paraissaient, pour la plupart, faire l'économie. Certains étaient égoïstes, d'autres pleutres, d'autres peu enclins à la morale ou à l'accueil de leurs prochains et en tant que Philosophe, il ne pouvait se contenter de confier le genre humain à de si piètres destinées. C'est pour cette raison qu'il battait la campagne afin de trouver le Sujetde sa quête.

  Le soleil commençait à faire sa course arquée dans le ciel et les collines  s'animaient de quelques mouvements. Bientôt il aperçut quelques Bipèdes qui se rendaient aux champs, une houe sur l'épaule. Il croisa des cultivateurs, il rencontra des bergers, leurs troupeaux de chèvres et de moutons; il croisa des pèlerins qui se rendaient sans doute à quelque temple; il croisa des porteurs d'eau, de jarres d'huile, des porteurs de pierre se disposant à bâtir une demeure; il croisa des mendiants une sébile à la main; il croisa des sourciers en quête d'eau; il croisa des meuniers portant des sacs de farine, des forgerons allant livrer des outils sortant de la forge, des potiers chargés d'amphores ventrues et de plats de cuisine; il croisa des charpentiers et leurs troncs mal équarris, des artistes dessinant des ramures d'oliviers; il croisa des citoyens sans métier identifiable, des chemineaux, de probables aristocrates, des poètes versifiant sur la beauté de la nature, des philosophes sans doute versés dans quelque panthéisme; il croisa donc toute une théorie d'Existants auxquels il demanda, sans coup férir et avec la même force de conviction:

 

 "Je cherche l'homme … Je cherche l'homme…".

 

 Il ne s'attira que des regards étonnés, des physionomies fermées, des attitudes interrogatives. Les hommes - car il s'agissait bien d'hommes de chair et de sang -, semblaient ne pas comprendre en quoi consistait la démarche de Diogène-le-chien. Hommes,ils l'étaient aussi bien dans leur anatomie que dans l'exercice d'un métier ou d'une disposition à la finitude. Certainement, ils ne pouvaient penser au sous-entendu philosophique du penseur de Sinope, lequel remettait en cause ce fameux "l'Homme" platonicien, cette Idée, cette Forme pareille à une essence brillant au firmament de la pensée; les hommes terrestres, inclus dans le sensible, n'en étant que de pâles copies. Par sa question itérative, Diogène voulait métaphoriser l'impossibilité de "l'Homme" - cette pure abstraction -, à figurer parmi "les hommes"concrets dans lesquels s'inscrivait, à tout jamais, la loi irréversible de l'entropie par laquelle leurs destins étaient scellés.

 

  Cependant qu'il marchait et qu'il commençait à gravir la pente qui l'amènerait au sommet d'une colline d'où se découvrait Athènes et le bleu infini de la Mer Egée, Diogène avait perdu le sens de sa question philosophique, ne cessant cependant de répéter son antienne aux quatre vents :

 

"Je cherche l'homme … Je cherche l'homme…".

 

  Là où il était arrivé ne soufflait qu'un air acide et froid, qui n'invitait guère à la contemplation ou bien au dialogue, fût-il platonicien. D'ailleurs, comment l'instaurer ce fameux dialogue, comment créer les conditions d'un colloque singulier, alors que l'on est seul, au sommet d'un monticule de terre, près du ciel, avec la mer immense à l'horizon la lumière intense du soleil et, tout en bas, le quadrillage anonyme de la cité, sa géométrie abstraite ? Nul homme n'était là, Majuscule ou bien minuscule, éternel ou bien mortel, sauf le flottement dans l'air du tribôn pareil à une voile échouée en plein éther. Le Philosophe de Sinope était là, au bout de la terre, tenant son bâton dans sa main droite alors que sa main gauche, hissant la lampe à hauteur de son visage, faisait son mince crépitement de flamme. Le jour baissait bientôt, portant avec lui des ombres déjà longues, virant à l'outremer. Diogène hissa la mèche de la lampe qui répandit autour d'elle un crépuscule hésitant. Il commença à redescendre les degrés de la colline, ne cessant de répéter la formule magique qui, maintenant s'était vidée de son suc :

 

"Je cherche l'homme … Je cherche l'homme…".

 

  A mesure que Diogène redescendait les degrés de la colline, c'était comme s'il s'était obligé à faire sienne la dialectique descendante de Platon. Plus il progressait, plus il quittait les hauteurs de L'intelligible, là où le Soleil vivait encore d'un merveilleux éclat, pour plonger dans la stupeur sombre et étroite du sensible, de son étroitesse, de son absurde contingence. Les hommes qu'il avait aperçus lors de son ascension avaient subitement disparu, comme absorbés dans la toile d'encre de la nuit.

 

"Je cherche l'homme … Je cherche l'homme…".

 

  La complainte de Diogène, parmi les rumeurs de la campagne, ne s'imprimait guère sur les choses qu'à titre d'une dérisoire brise existentielle. Les bergers, les potiers et autres forgerons étaient maintenant attablés autour de quelque repas qui leur restituerait l'énergie que le labeur leur avait ôtée. Athènes s'apprêtait à vivre ses derniers fastes à l'abri des façades que fermaient de lourdes portes de bois. L'agora ne bruissait plus d'aucun échange et les rumeurs sophistiques s'étaient éteintes comme des brandons recouverts de cendre. Déjà beaucoup dormaient, hommes malgré eux dans le sommeil qui étendait ses larges ramures. Sans doute quelques lettrés, ou bien des poètes faisaient-ils un tour du côté de l'Intelligible au terme de la dialectique ascendante que le rêve mettait en place à leur insu.

 

"Je cherche l'homme … Je cherche l'homme…".

 

  Diogène, maintenant, était arrivé au dernier palier qui le reconduisait à sa condition sombrement végétative, entouré de ses chiens qui, désormais seraient ses seuls interlocuteurs. Dévisageant sa lanterne comme il l'eût fait du plus fidèle de ses compagnons afin d'y trouver une once de réconfort, le Philosophe sut, tout à coup, irrémédiablement, que son sort était scellé à cette jarre qui constituait son univers, à cette absence définitive, aussi bien de l'Homme en tant que condition suprême, que des hommes considérés à l'aune de leurs contingences. Là, au pied de ce temple qui contenait l'image du dieu, sur les dalles de pierre, visibles métaphores d'un destin scellé d'avance, Diogène savait enfin qu'il n'avait jamais été que le seul homme sur terre, que les autres hommes n'étaient que des illusions reflétées par son esprit incandescent ou bien des ombres  que sa lampe projetait sur la mur de quelque caverne. Cette célèbre "allégorie de la caverne", il la portait en lui sans même en ressentir le travail souterrain qui traversait son âme à la vitesse des comètes. C'était comme une racine surgissant du sol qui vous emportait bien au-delà de vous. Diogène n'avait jamais brandi sa lanterne au hasard des rues, proférant sa phrase comme on élève un étendard, sans bien en saisir l'urgence. Chercher l'homme, n'était que l'amener à briser les chaînes qui le retenaient esclave au fond de la caverne, alors que le Bien souverain, sous l'espèce du Soleil, brillait des mille feux de la connaissance, diffusait la couronne de la vérité dont les hommes devaient se saisir afin de devenir cet Homme  universel dédié à la contemplation de la beauté.

  Diogène, fatigué par les émotions de la journée se sustenta d'un repas frugal, s'allongea dans les plis de son tribôn, entouré de ses chiens fidèles alors que la nuit coulait autour de la jarre pareille aux hésitations de la pensée avant qu'elles ne trouve son lit. Dans le ciel, les étoiles faisaient leurs trous d'épingle; la Lune sa traînée blanche. Les songes se répandaient partout sur l'ensemble de la terre, envahissant la moindre parcelle cédée par la conscience. Les hommes, endormis, avaient renoncé à tout questionnement et leur imaginaire flottait dans le ciel comme une voile portée par les ombres prolixes de la nuit.

 

 "Je cherche l'homme … Je cherche l'homme…".

 

     La supplique de Diogène parcourait l'espace infini du ciel en faisant ses étoilements libres dont on ne savait plus très bien l'origine. Peut-être était-ce l'homme qui, dans un sublime face à face se posait la question à lui-même, comme si, de toute éternité une telle question n'eût jamais trouvé d'épilogue ? Peut-être était-ce, simplement, le temps qui s'interrogeait sur la place de l'homme en son sein : fugacité de l'instant ou bien mesure de l'éternel retour du même ? Ou bien l'espace cherchant un lieu dans lequel faire sens ? Ou bien Ève en quête d'Adam ? Ou bien le langage cherchant dans l'Existant une possible assise ? Vraiment personne ne pouvait savoir et le ciel faisait tourner ses étoiles en attendant que le jour vienne clore cette éternelle énigme :

 

"Je cherche l'homme … Je cherche l'homme…".

 

 Considérations post-fictionnelles : Au terme de cette fiction philosophique, il convient de se questionner, ce qui est toujours la tâche de la pensée. Et ce questionnement, bien évidemment, nous concernera en propre, comme il s'adressera à l'ensemble des humains pour lesquels "il en va de leur être"sur la courbure de la terre. Ne serions-nous pas des Diogènedavantage attirés par l'immédiate présence "des hommes", à savoir une relativitéhautement préhensible, plutôt que de nous contraindre à nous saisir de cette image de "L'Homme", cette manière d'absolu dont nous ne percevons que quelques éclairs à l'aune de notre trop brève intellection ? L'absolu- cette chimère -, nous n'en aurons guère d'idée plus précise qu'en convoquant tout ce qui transcende les catégories habituelles de l'exister afin de se diriger vers une compréhension de l'Être. Mais que l'on n'aille pas se méprendre. La Majusculeà l'initiale de l'Être ne fait nullement signe en direction d'une quelconque divinité, pas plus qu'elle n'indique la présence de Dieu. Plus qu'une simple fantaisie typographique, les amateurs de philosophie y repéreront la trace du passage de la catégorie de l'ontique à celle de l'ontologique. Toute chose parvenue en son être est si proche de ses fondements, de son origine qu'elle ne s'illustre plus qu'à titre d'essence. C'est donc de sublime dont il est question.

  Et maintenant si l'on revient à l'absolu, on en trouvera les efflorescences dans l'Art et ses œuvres, dans l'Histoire lorsqu'elle porte les grandes civilisations, dans la Politique faisant de chaque citoyen un homme libre, dans les apparitions majestueuses de la Nature, dans les grandes conquêtes de l'Esprit, dans les hautes valeurs de la Conscience. Diogène gravissant les pentes qui le conduisent au sommet de la colline - cette montagne en réduction -, ne fait que franchir symboliquement les degrés qui l'amènent vers un rayonnement de l'Être, à savoir cet Homme idéal dont il combat l'idée à défaut, sans doute, de pouvoir s'en approcher. Mais, aussitôt entrevu, cet Être aveugle Diogène, lequel préfère amorcer une redescente vers de plus confortables assises, celles des hommes multiples et rassurants qui habitent les terres cultivées et les demeures de la cité. Perte de "L'Homme" afin de mieux retrouver "les hommes". Abandon de la Transcendance afin de mieux se confier à l'immanence. Du reste, il est un symbole dont Diogène est l'éternel porteur, qui illustre cette constante fuite d'une vérité apparaissant à l'horizon. Ce symbole est celui de la lampe dont la faible capacité  ne peut guère éclairer que les ombres alentour et révéler quelques présences proches, humaines, animales, végétales ou bien objets divers. Diogène eût-il confié sa vue à la puissance du soleil, alors se serait éclairée une vérité étendant son empire aux limites de l'univers. Le soleil illuminant la totalité, alors que la lampe ne mettait en relief que quelques fragments successifs. Finalement tout est question de regard. De regard de l'âme, cette belle disposition de l'être que nous sommes à embrasser bien plus que nos propres contours pour aller au-delà des apparences ordinaires chercher cet "Homme" que nous habitons et dont, souvent, nous nous absentons.

 

 

 

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11 novembre 2020 3 11 /11 /novembre /2020 08:55
Habiter, une nécessité pour l’homme.

« Assis devant la maison ».

Œuvre : Laure Carré.

 

 

   Avant toute chose, sans doute n’est-il pas nécessaire de dire que cette œuvre est belle. Elle l’est par son esthétique heureuse, par son thème, la vérité avec laquelle il est traité. Cette toile nous est directement familière, nous y sommes de la même façon qu’elle est en nous. Entre elle et notre conscience il n’y a même pas l’ombre du moindre doute, il n’y a pas la cendre d’une vision troublée ou bien inquiète. Le dialogue s’installe avec simplicité, naturel, spontanéité. Quoi de plus proche, en effet, de notre perception du monde que cette image apaisée nous livrant la plénitude de l’être assis devant ce qui l’accueille, le réconforte et lui assure luxe et pérennité. Oui, « luxe », car il y a luxe à habiter, ici et maintenant, sur ce coin de terre, face à l’immensité du ciel, à la démesure de l’abîme qui pourrait surgir si, d’aventure, la maison disparaissait de notre horizon. Comme à l’accoutumée, l’étymologie nous est d’un grand secours afin que se précisent les significations originelles d’un mot. « Habiter » : « occuper une demeure », puis « celui qui vit dans un lieu ». Ici tout est dit de l’essentialité du terme, lequel reconduit l’homme à « demeurer », autrement dit à se projeter dans son propre espace, à vivre dans ce « lieu » qui est la quadrature de son être sur Terre.

Habiter est l’essence de l’homme. Seul l’homme habite. L’animal s’abrite et se terre, la pierre gît sur le sol, sans refuge, exposée à l’immensité qu’elle ne peut connaître. Toujours l’homme a habité. Depuis le dépliement de sa première aventure dans l’espace fœtal jusqu’à la dernière station dans le creux de terre qui l’accueille et le retient en son sein, en passant par la grotte, la hutte de branches, l’abri en torchis, le moderne appartement. Et, malgré les apparences, l’homme n’est jamais loin de son habitat, aussi bien le sédentaire qui demeure à résidence que le nomade qui emporte avec lui les ustensiles de son attachement à un lieu, la toile de tente au sein du désert, la yourte dans la vastitude de la steppe de Mongolie. Et que le contemporain voyageur ne se fasse aucune illusion, ses bagages, les « objets transitionnels » qu’il emporte avec lui, son téléphone mobile, un livre aimé, une photographie d’un être cher sont autant de fils d’Ariane le reliant au labyrinthe de son logis, à la coquille en spirale à laquelle il ne cesse de penser dès la pérégrination entamée. La soi-disant liberté du voyageur est un leurre, la vraie et seule liberté qui soit, celle de trouver abri et refuge au sein d’un foyer qui fonctionne à titre de signifiance et de repère spatio-temporel. Quant au symbolique dont l’homme est toujours en quête, fût-ce à son insu, c’est des mêmes fibres dont il est tissé. L’eau est un écho de celle, matricielle, dont il fit son premier élément. La terre le situe dans la mythologie de sa propre genèse, cette boule d’argile dont il fut façonné. L’air il ne le connaît qu’à la manière d’Icare, à savoir dans l’orbe d’une chute qui le reconduit à un sol premier. Le feu, s’il s’en approche parfois avec crainte dans les premiers balbutiements de l’humain, il le maîtrise et le place au centre du foyer, dans l’âtre rubescent dans lequel il se ressource. Et, non seulement l’homme habite, mais il est habité par nombre de prédicats qui le définissent comme la singularité qu’il est parmi la multitude. Ainsi Nerval était-il habité de mysticisme, Lautréamont de fantastique, Artaud de folie, Nietzsche de philosophie et de génie, Picasso de formes. Les déclinaisons pourraient être poursuivies à l’infini à l’aune des grandes figures qui ont traversé l’Histoire comme des météores.

Mais sans doute, ici, les motivations de l’habiter doivent-elles laisser place à une juste appréciation de l’œuvre. Qu’y voit-on, en effet, qui complète cette approche et parle la langue de l’art ? L’homme y est présent, mais en mode discret, comme si habiter ressortait tellement à l’intime que ceci s’énoncerait selon le mode du murmure ou de la discrète profération. Visage doucement teinté de bleu, cette eau, ce ciel, qu’un quadrillage de vert, cette herbe, cette forêt, vient rehausser de sa subtile présence. Le regard est au loin, dans un voyage qui dit plus le spirituel qu’une sourde matérialité. Le siège, assise du lieu, est plus évoqué que représenté en tant que motif. Il se relie à la maison dans la confidence, trait de sanguine à peine esquissé dont la fragilité nous dit le précieux de l’habiter, le lien indissoluble de l’existant avec le cadre de son exister. La maison quant à elle est simple émergence du fond, ce vert océanique où se dessine en une succession d’emboîtements (la transparence du dessin des jeunes enfants, cette transgression du réel qui cède sous les coups de boutoir de l’imaginaire), d’autres espaces, d’autres logis, la dimension de l’altérité puisque habiter est être présent au monde de ceux que nous côtoyons, avec lesquels nous avons affaire afin que surgisse du chaos originel le cosmos du vivre ensemble.

Tout ceci est dit dans une dimension se situant à mi-chemin d’un néo-impressionnisme (impression se levant à même la simplicité du dessin), à mi-chemin d’un résolu modernisme procédant par touches aussi économes que décisives, l’esprit de finesse côtoyant en permanence l’esprit de géométrie. Finesse et rareté de l’humain s’inscrivant dans la géométrie heureuse de la maison à la manière de notes trouvant leurs harmoniques à partir de leur singulière résonance. Pour nous, voyeurs de l’œuvre, est initiée la constante relation de l’homme à ce qui assure sa présence sur Terre, cette demeure sans laquelle il ne différerait guère de la marche hasardeuse de l’animal sur un chemin de poussière ou bien de l’anonymat et de la mutité de la gemme dormant dans le silence de l’ombre. C’est d’un agrandissement dont il est question, d’un déploiement. Observant « Assis devant la maison » et déjà nous sommes loin alors que, toujours, le proche nous interroge comme notre plus immédiate sensation.

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Published by Blanc Seing - dans ART
10 novembre 2020 2 10 /11 /novembre /2020 09:10
Être de si peu et de presque rien

André Maynet

 

***

 

   Certains êtres, parfois, sont posés dans le monde de manière si singulière que l’on pourrait échouer à en préciser la figure, à attribuer quelque prédicat à ce qui se montre. L’on est réduit à accomplir de grands cercles autour d’eux, tout comme l’aigle parcourt le ciel de son vol qui paraît sans but, sans possible horizon. Tournoyer pour tournoyer et devenir ivre de sa propre giration. Donc cet être qui vient à nous sur ‘des sandales de vent’, quel est-il qui nous oblige à toutes ces précautions oratoires, à ces voltes à l’entour qui, peut-être, jamais ne connaîtront l’objet même de leur itérative obsession ? Il est si doux au sentiment de s’approcher dans le silence, de ne réserver sa parole qu’au corridor intime du Soi. C’est un peu comme de ménager un espace de transition entre l’Aimée et nous qui l’aimons mais n’osons l’affirmer qu’à demi-mots. Parfois est-il préférable de s’éloigner du Sujet de sa propre quête afin que, de cette nouvelle position, puisse surgir l’intervalle aimant, le seul qui ne puisse échouer à dire l’inestimable don que, bientôt, nous recevrons comme la partie absente de notre être. Car nous sommes troués, poinçonnés en maints endroits du corps et de l’âme, si bien que notre entièreté vacille, si bien que notre visage n’est qu’une buée triste sur le tain du miroir. Toujours nous avons besoin d’étayer notre esquisse de quelque certitude. Aussi cherchons-nous inlassablement ce qui, de l’Autre, pourrait venir combler la douve profonde de notre doute d’exister. Oui, nous sommes constamment remis au Néant, hélés de l’autre côté de nous, vers cet abîme dont nous savons qu’il est, tout à la fois, notre ultime chance, l’image sans fond de notre désespoir. Je ne suis moi que par l’Autre qui vient à moi. L’Autre n’est lui que par moi qui viens à sa rencontre.

 

Il y a, dans le ciel des yeux,

de grandes flammes

 qui disent la combustion

de nos âmes.

Il y a dans les nervures

de nos mains

des frémissements

qui s’agitent.  

Il y a, dans le secret de notre sexe,

une dague qui laboure

la hampe de notre désir.

Il y a, chez l’Aimée,

des vagues qui essaiment leur effroi

dans le creux d’amour

et c’est ceci être déserté de l’Autre.

 

   C’est ceci chercher jusqu’à la mort à étreindre la moindre joie, elle est le filin qui nous attache à l’exister, nous dispense de hâter notre perte, nous la sentons folâtrer tout près de l’étrave de notre nez, bourdonner dans l’entonnoir de nos oreilles.

   Ô combien Celle qui est loin, là-bas, hors la ligne de mes mains, je la dispose en moi au gré de mon imaginaire. Ne pouvant nullement la saisir, je l’enrobe de mes mots, c’est un peu comme si elle venait s’échouer sur le massif pléthorique de ma langue !

 

D’elle, je dis ceci :

 

Elle qui n’a ni temps, ni lieu,

elle est de l’ordre du ‘comme’.

Elle est comme

l’espace entre deux mots.

Elle est comme

l’avant-note de musique,

 l’arpège qui s’élance

et jamais ne retombe.

Elle est comme

le dernier souffle avant le Néant.

Elle est comme le vide

dans la peinture chinoise,

le blanc qui ouvre

le sens du poème.

Elle est comme la flamme

retenue dans la braise,

comme la cendre

avant sa dispersion.

Elle est comme le vent

si près de son envol,

l’hésitation de la brosse

 au-dessus de la toile.

 Elle est comme

 le divin mot avant son essor,

 cette graine,

cette semence en attente de soi,

cette pensée qui bourgeonne

dans l’illisible faveur du monde.

Elle est cette grise figure,

cet espace de médiation,

 ce halo de clarté

qui la fait venir à l’être

dans l’à peine éclosion

car venant trop tôt

elle détruirait sa chair même,

elle s’abîmerait

dans les allés étroites des ombres.

 Elle a à être

dans la fulgurance de soi.

Eclair.

Feu.

Flamme.

 

   Dire ceci est déjà lui octroyer une présence solaire que semblerait contredire une apparence lunaire. Certes. Mais la Vérité n’est ni le Soleil, ni la Lune, mais la confluence des deux, l’unité permissive du sens, la polémique affinitaire qui, effaçant tout, permet tout : la parole fondatrice doit partir du Rien pour gagner le Tout. C’est dans ce grand écart, dans cette distanciation que peut s’inscrire la haute dimension du Verbe.

   Regardez-là en sa posture d’énigme. Elle surgit du fond des choses sans même que les choses n’en soient alertées.

 

C’est une douce présence,

une illusion prenant corps

dans la manière de l’éther.

C’est une eau se vêtant de mystère.

C’est une lumière étayée d’ombres.

C’est une hésitation,

un geste arrêté avant sa profération.

 

Regardez l’archet,

il ne touche encore la corde,

il se réserve,

il veut la plainte et le silence,

il veut la joie et l’attente de la joie,

il dit et ne dit pas,

il tient en haleine

et polit la face cachée de son être

avant même de se frayer un passage

dans la sourde mangrove mondaine.

 

Qu’attend-on de cette musique qui,

à chaque instant,

pourrait surgir de l’instrument ?

La révélation de Soi ?

 L’effusion de l’Autre ?

La fusion de Soi en l’autre ?

La poésie de l’Autre en Soi ?

Qu’attend-on qui, encore,

 jamais n’a été dit ?

 

Pourtant tout a été dit du monde

mais les palimpsestes sont usés

que nos yeux ne savent plus déchiffrer.

 

Combien ce corps menu,

combien ces aréoles inapparentes,

combien cette frêle présence

nous disent, tout à la fois,

la grâce d’exister,

la disgrâce de la finitude.

 

   Pourtant nous ne serions Rien sans la Mort, cet Absolu qui nous appelle depuis l’horizon ténébreux de la Métaphysique. Nous sommes en instance, ce qui rend précieux l’instant qui vibre, l’Amour de l’Autre, la lecture au coin du feu lorsque l’impérieux hiver frappe à la porte.

 

Nous n’avons chaud qu’à ne pas avoir froid.

Nous ne sommes dans la félicité

qu’à ne nullement être tristes.

 

C’est là la grande beauté

de la tension dialectique.

Nous vivons de mourir.

Nous mourons de vivre.

Elle, l’Inconnue

(tout nous est irrémédiablement inconnu

au motif qu’en guise de totalité

nous ne happons jamais

 que quelques fragments aussitôt dissipés,

pliures de nos plus vives angoisses),

Elle nous échappe

 comme se gaspillent les jours,

fuient les heures,

se dissolvent les secondes

dans la nappe échevelée du Temps.

Du Temps, oui notre Être n’est que ceci.

Du Temps que nous essayons de retenir,

de suspendre.

Toujours l’archet que nous croyons immobile

 joue depuis longtemps la partition

de qui nous sommes,

de qui sont les Autres,

de qui est le monde

dans le grand carrousel

de l’Univers.

 

   Nous sommes de singulières planètes noyées dans les remous sans fin du cosmos. Nous sommes des chaos, des « infracassables noyaux de nuit » comme disait le Poète André Breton qui exprimait par cette phrase l’insondable continent des perversions et des tabous sexuels que les Surréalistes se promettaient d’explorer. Mais on ne peut traverser sans danger ce que des millénaires ont mis à l’abri afin que les hommes ne disparaissent à même la transgression des interdits. Toujours, ici, nous nous situons sur cette ligne de crête qui oscille sous nos pas. Nous voulons Eros afin de chasser Thanatos mais le réel en son ‘infracassable’ vérité en a décidé pour nous. Jamais nous ne pouvons prendre le Jour sans en même temps embrasser la Nuit. Cette belle image sise au bord du monde, en équilibre avant que ne débute le prélude musical, se retient comme au bord de l’abîme. La métaphore est aussi belle qu’opératoire. Nous savons que cette musique aura une fin, que notre dette de vivre, comme dans l’acte d’amour, se soldera par cette infrangible formule qui est plus un décret ontologique qu’un simple paradoxe :

 

‘Post coïtum animal triste’.

 

Qu’advient-il après l’Amour

que nous ne saurions nommer ?

 

 

 

 

 

 

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9 novembre 2020 1 09 /11 /novembre /2020 09:48
Fenêtre grise du monde

Le jeune homme à la fenêtre

Caillebotte

Source : Arts Pla

 

***

 

   " Qu'il est dangereux de se mettre à la fenêtre et qu'il est difficile d'être heureux dans cette vie ! ", voilà la phrase obsédante qui, ce matin, fait son bourdon dans la mansarde de ma tête. Je ne sais pourquoi mais, depuis quelque temps, de récurrentes litanies m’habitent que je ne parviens nullement à déloger. Sans doute une question de tempérament. Sans doute une question de temps et le souci fiché à la charnière des deux. Non du temps qui passe, ceci est assez affligeant, mais du temps concret, quotidien, domestique, temps d’allées et venues des Existants sur les chemins du monde. Du temps dépouillé de son essence, comme si n’ayant plus cours que dans les allées étroites de la contingence il n’était devenu qu’un poisson réduit à ses propres arêtes, comme si ne subsistaient plus que d’étiques racines sous le chêne qui, autrefois, était admirable. Temps d’effroi et d’angoisse dont nul baume ne vient atténuer la rigueur. Temps de désolation qui glisse dans notre corps à la manière d’une lame acérée faisant son chemin parmi l’hébétude étroite de notre anatomie. Nous, les ‘Modernes’ sommes des hommes scindés, des esquisses dont les fragments sont éparpillés aux quatre coins de l’horizon. Aucune unité ne nous visite plus et nous voguons en direction du large sans boussole, nos voiles faseyent dans le vent du doute et de l’incertitude. Nous sommes, fondamentalement, des hommes d’après la Chute et ne pouvons rêver qu’à des ‘paradis artificiels’.

   Depuis mon ciel du septième étage je regarde la ville. Le peuple des fourmis humaines sillonne les rues, chargé des brindilles que, bientôt, il rangera au sein de sa fourmilière. C’est un genre de parcours erratique, de croisements incertains, de piétinements sur place, cela se déplie et rayonne, s’assemble et se disperse, si bien que, de cette chorégraphie, ne demeure que le sentiment d’une immense confusion. C’est un vertige, un étonnant pandémonium où chacun semble chercher sa voie sans vraiment la trouver. Je me demande si ces Egarés ont un logis, si une famille les accueille, si une tâche les fixe à demeure, si un loisir les accomplit, si une joie, fût-elle mince, les habite. C’est si étonnant de les voir ainsi, multiples, démembrés, hors d’eux-mêmes, ballotés tels des fétus de paille, Naufragés de la grande cité et nul navire à l’horizon qui les sauverait de leur solitude de Robinson, de leur constitutionnelle angoisse. Il faut être bien isolé dans la camisole de sa chair, être privé de pensées heureuses, être traversé de constants rayons d’effroi pour ainsi confier ses pas à ce rythme infernal qui, sans doute, ne connaît la raison de son être !

   Bien sûr, les jauger, sans doute les juger, ne m’exile nullement d’un regard sur moi-même. Si j’étais, en cet instant présent l’un des membres de cette foule, je ne me distinguerais nullement de chacune de ses composantes, je courrais au même rythme, je réfléchirais si peu et ma tête serait vide de pensées. Car l’on ne peut estimer les Autres en s’exonérant de figurer au nombre des participants. Je ne suis moi-même qu’à être-au-monde, à me confronter à l’Autre, à faire de la différence la pierre d’achoppement de ma propre conscience. Je ne suis nullement hors sol. Je suis attaché à la meute par un naturel atavisme, par un sentiment grégaire, par le langage, les mœurs, les échanges, les commerces divers. Nul ne peut prétendre vivre seul et demeurer au sein de sa propre citadelle sauf au risque de connaître l’autisme, de se déréaliser, de plonger dans le bain acide de la folie. Mais qu’est-ce qui m’importe le plus ici ? Être un homme normal parmi les hommes normaux ? Être fou parmi les fous ? Être anonyme parmi les anonymes ? Être homme c’est, sans doute, tout ceci à la fois. Un jour la belle lumière, un autre jour les ombres qui envahissent tout, un autre le rubescent amour qui allume son feu et se donne comme possible éternité. Nous sommes des êtres que visite l’incomplétude, nous sommes des manuscrits aux signes parfois effacés, des pinceaux qui ne tracent plus sur la toile que quelques points illisibles, si proches d’un néant !

   Voici les idées qui me visitent depuis cette altitude qui me tient lieu, métaphoriquement, de pensée claire alors que la rue, tout en bas, ne connaîtrait que les ombres et des réflexions souterraines, non encore parvenues à leur éclosion. Oui, toujours la foule semble se donner comme lieu d’une éternelle confusion. Bien plutôt que de présenter un visage d’universalité auquel elle paraîtrait pouvoir prétendre, c’est l’exact contraire qui se manifeste, un agrégat d’individualités, une grappe d’œufs compacte au sein de laquelle chacun vit en autarcie, de sa propre substance, sans même s’apercevoir que des présences homologues les frôlent, qu’elles ont aussi une prétention à exister, à espérer, à prospérer et c’est bien là le lot de toute humanité logée en chacun que de concourir à élever sa propre statue, à condition seulement que cette œuvre de sculpture individuelle se fasse dans la reconnaissance de l’Autre, dans la concorde. Car, bien évidemment, la vie suppose une éthique ou bien elle ne fait que végéter dans les sombres marigots de l’égoïsme. Tout ceci était à dire en tant que préalable à un exposé des motifs qui, au titre de la soi-disant ‘modernité’, traversent l’homme de telle ou de telle manière, avec des chatoiements, mais aussi avec de sombres et inquiétantes lueurs. L’humanisme est parfois devenu une telle abstraction que l’on se questionne sur son existence passée, sur les sédiments qui demeurent encore dans l’esprit et les actions des Vivants. Le plus souvent une simple empreinte se diluant parmi les complexités et les désirs multiples, bigarrés du monde.

   " Qu'il est dangereux de se mettre à la fenêtre et qu'il est difficile d'être heureux dans cette vie ! "

   Ma fenêtre, ouverte sur le paysage de la ville, m’offre de bien étranges spectacles. Les façades des immeubles sont grises. Les belles architectures haussmanniennes sont rongées par une lèpre inquiétante. Il faut dire, les pluies acides ne font guère bon ménage avec les blocs de calcaire. Peut-être, un jour, tout ceci ne sera plus qu’une manière d’effervescence pareille au fragment de gypse éprouvant sa dernière heure dans le bain corrosif qui en dissout la substance. Les balustres qui délimitent mon balcon s’amenuisent de jour en jour si bien que je ne m’y appuie guère de peur de chuter. Tout est si fragile dans cet air qui paraît devoir ruiner tout ce qui lui est confié, aussi bien les habitats, les arbres, l’eau des fleuves et des canaux. Ce sont les arbres, ces natures si généreuses, si disponibles, qui m’inspirent la plus vive inquiétude. Souvent je me rends au Jardin du Luxembourg pour y trouver quelque repos. La plupart du temps je m’installe sur un banc, sous les larges frondaisons, lisant, dans ce clair-obscur, les pages sans pareilles des ‘Promenades du rêveur solitaire’ ou bien quelques pensées humanistes contenues dans ‘Les Essais’ de Montaigne. C’est alors un grand bonheur de cheminer de concert avec ces grands esprits, de méditer tout en laissant ma vue se perdre parmi les frondaisons des arbres de Judée, des micocouliers, des ginkgo biloba, sous les voûtes séculaires des hauts platanes. Seulement ces géants végétaux font triste mine. Leurs écorces se délitent, de grandes plaques de moisissure couvrent leurs branches, certains de leurs rameaux se dessèchent, les racines, parfois aériennes, semblent torturées d’un bien étrange mal, comme si elles étaient les métaphores d’une existence toujours contrariée, plongeant dans le sol même de l’incompréhension.

   Qu’a donc fait l’homme à ces arbres pour que leur santé soit ainsi compromise ? Oui, je dis bien l’homme, son activité effrénée, sa cupidité sans borne qui le pousse à toujours entreprendre davantage, à condamner la Nature au profit des seules activités techniques, à édifier de vastes dalles de ciment qui couvrent la terre et la dépossèdent de ses biens les plus précieux : l’air, le soleil, la pluie. Qu’a donc fait l’homme que nul repentir ne semble atteindre, que nulle ‘conscience malheureuse’ ne paraît affecter ? Combien certains gestes seraient salvateurs qui mettraient, en lieu et place de cet affairement effréné, le chapitre d’un livre, les vers d’un poème, la profondeur d’un essai !

   Mais, je sais. Mes Amis me disent rêveur, idéaliste, sans doute, à leurs yeux, non des défauts, il en est de bien plus graves, mais une inclination à mettre le réel entre parenthèse, à lui substituer le ‘principe de plaisir’. Oui, combien ils ont raison ! Oui, combien il me plairait de vivre selon mes penchants, de cueillir ici une fleur, là de lire les vers d’une ode, d’écouter les arpèges d’une fugue, de goûter le nectar d’un ouvrage se donnant comme direction pour la conscience, comme esthétique d’une existence ! Penser ceci, à notre époque de relativisme absolu, loin de convaincre, passe bien plutôt pour une activité suspecte, un passéisme actif, le recours à une bluette romantique se diluant dans les eaux dolentes de jadis, ce temps qui fut, ne reviendra, entretient seulement en l’âme cette nostalgie qui l’englue en de bien tristes souvenances.

   Oui, c’est ainsi, une image d’un supposé ‘progrès’ postule la vitesse, ‘l’aller-toujours-de-l’avant’, les projets multiples, une ivresse d’être, une dévotion hystérique à la mode, un style de vie en lieu et place de la vie en son essence la plus conforme. Temps de certitudes faciles. Temps de surface où plus rien n’apparaît des choses en leur pureté originelle. Temps de ‘poudre aux yeux’ et de ‘miroirs aux alouettes’, temps qui pousse aux lieux communs plutôt que de chercher à inventer une règle de conduite qui, en même temps, soit orientation vers une réflexion en profondeur de notre condition d’homme. Ecrire ceci a-t-il plus de valeur que celle du constat pessimiste (ou peut-être lucide, réaliste ?), plus de sens que de mettre au jour un langage à visée cathartique, de faire fleurir au bout de la plume le bouquet d’une simple joie, celle qui ferait l’économie de ces conduites par trop grégaires, moutonnières ? Le groupe, par opposition à l’individu, a le plus souvent tendance à se contenter de ses propres insuffisances, au motif simple qu’une addition de petits manquements vaut plus que de grandes vertus.

       " Qu'il est dangereux de se mettre à la fenêtre et qu'il est difficile d'être heureux dans cette vie ! "

   Oui, Voltaire a raison, cette haute conscience des Lumières qui disait, dans ‘Candide’, le danger de regarder à l’extérieur, la quasi-impossibilité d’être heureux, de s’accomplir, sinon dans la pure félicité, du moins dans une forme d’existence qui vaille la peine d’être expérimentée. Voltaire, certes homme mondain, mais homme de culture. Ici, la transition sera vite réalisée qui nous conduira vers la notion de culture ou du moins ce qu’il en reste. A la manière dont les arbres ont été attaqués par la violence du climat, les œuvres dites ‘culturelles’ connaissent une constante désaffection. Aux anthologies philosophiques, poétiques, littéraires, aux créations remarquables de l’art, on préfère le voyage lointain, le divertissement facile, le délassement télévisuel, la petite musique des Réseaux Sociaux, l’écran hypnotique de son Smartphone, la certitude vite acquise qui tient lieu et place d’information objective, rationnelle, longuement mûrie avant que d’être promue sous la forme de vérité qui lui convient, et celle-ci seulement.

   Nos temps modernes ont trop tendance à accorder une place excessive aux humeurs et variations multiples de la subjectivité, plutôt que de se confier aux exigences de l’objectivité. On en arrive ainsi à l’émiettement de ce qui est authentique pour n’en conserver qu’un multiple kaléidoscope, une fragmentation qui, ne parvenant plus à déboucher sur une synthèse appropriante, ne consiste plus qu’en de rapides opinions aussi légères qu’infécondes, quand elles ne sont dangereuses pour le fonctionnement de la démocratie. La rumeur, l’idée fausse, le ragot se positionnent en substitution des pensées raffermies par l’étude sérieuse de ses objets. On ne saurait bâtir une juste conscience des choses et du monde au gré de ces caprices, de ces fantaisies qui n’ont de valeur que la faible durée de leur clignotement.

   En matière d’éducation il devient chaque jour plus urgent d’adapter les jeunes psychologies à un exercice plus exigeant de leurs connaissances, faute de quoi la conscience végétant ne s’élèvera guère au-dessus des phénomènes qu’elle rencontre, les subissant bien plus qu’elle ne pourra être en mesure de les maîtriser. Ce ne sont nullement des paroles de Cassandre, il n’est que de regarder autour de soi les ravages occasionnés par l’inconscience généralisée, le peu d’attrait pour l’altérité, la paranoïa des egos aveuglés par leurs propres images. La mode des ‘selfies’ (recours nécessaire aux anglicismes !), témoigne de cet aveuglement du soi, de cette autoconstitution qui rayonne à l’entour des êtres comme leur aura la plus éblouissante. On n’est que ce que le ‘selfie’ dit de nous :  une simple apparence que le prochain ‘selfie’ effacera de sa terrible vacuité. La société médiatique est grosse de l’ensemencement qui, d’abord dessinera ses lézardes puis la détruira de l’intérieur, manière de logique implacable portant en elle-même les germes de sa propre destruction. Ceci est assez affligeant pour n’être pas développé au-delà de ce constat.

   Le présent est affecté de sombres silhouettes, le futur est illisible. Quant au passé il fait son faible feu au loin qui, bientôt, ne sera plus visible. « Oublieuse mémoire » disait le Poète. Oui, oublieuse au point qu’il semble qu’une amnésie partout effective ponce les souvenirs à blanc, il n’en demeure même pas l’épaisseur d’un regret. Ceci serait de peu d’importance si les enjeux de la mémoire ne devaient forger, à partir d’hier, les conduites de demain. Il n’est pas indifférent que des millions de combattants soient tombés au champ d’honneur. Les reconnaître, saluer leur courage et leur mérite, c’est tirer de l’Histoire les leçons dont notre conscience devrait s’armer afin que les erreurs de jadis ne puissent se renouveler. Les jeunes générations doivent se pencher sur ces destins sacrifiés, non seulement comme s’ils s’inclinaient devant d’abstraites idoles, mais comme s’il allait du futur de leur chair, de l’enjeu de leur âme de simplement les honorer. Comment, aujourd’hui, la Shoah, les pogroms, l’extermination programmée de tout un peuple, les images des corps décharnés d’Auschwitz peuvent-ils s’absenter des pensées ? Comment l’horreur absolue peut-elle se dissoudre dans les sombres couloirs de l’Histoire ?

    Comment peut-on vivre et demeurer dans sa posture d’homme sans que notre statue ne vacille et que ne s’effondre un monde prenant l’eau de toutes parts ? Oui, c’est d’un naufrage de l’humain dont il est question, de la condamnation irrémédiable d’une essence qui nous détermine et nous singularise parmi la constellation du vivant. Nous ne pouvons accepter que notre nature diffère de ce qu’elle est en son fond, ne devienne semblable au halo d’une pierre, à l’ombre portée d’un végétal dans le silence d’une combe emplie d’ombre. " Qu'il est dangereux de se mettre à la fenêtre’ et de regarder sans ciller notre propre visage. Est-ce le goût du risque ? Une affinité avec le tragique ? Un penchant pour la méditation métaphysique ? Peu importe le motif. Se mettre à la fenêtre et regarder le spectacle du monde est déjà une tâche presque surhumaine. Dénoncer les travers humains est ressenti à la manière d’une provocation. Il est si bon de s’enfoncer dans le duvet des certitudes, de se protéger du vent, de se recroqueviller dans le cocon de son amnésie. « Indignez-vous », disait le diplomate Stéphane Hessel et ceci ne signifiait nullement que cette indignation avait pour objet d’enrayer quelque mal personnel mais de se mobiliser contre le Mal Majuscule qui hante depuis toujours la conscience humaine, dont l’œuvre de Dante nous donne quelques aperçus effrayants, fussent-ils littéraires, atténués par les vertus de l’art. Nous souffrons d’un déficit d’indignation. Nous préférons nous ruer vers la première distraction consumériste venue plutôt que de faire face à ce qui mine en sous-sol la pierre levée de l’humain. Elle gîte dangereusement et menace de rejoindre la terre qui, peut-être, un jour, sera son tombeau. « Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles », disait prophétiquement le Poète Paul Valéry. Depuis Rimbaud nous savons que le Poète est un Voyant, que ses visions se concrétisent toujours, que sa tristesse se transmue, le plus souvent, en effroi, celui des consciences lucides qui, depuis les Lumières, animent ceux qui savent ôter de leur regard la taie de cataracte qui obture communément les yeux des Existants.

   " Qu'il est dangereux de se mettre à la fenêtre et qu'il est difficile d'être heureux dans cette vie ! " Oui, ceci il nous faut nous le rendre constamment présent et n’en nullement faire le lieu d’une agréable comptine. Si vivre est faire, alors il importe que nos actes ne restituent nullement sur la scène contemporaine les errements d’hier. Serait-il impossible, à notre époque, de vivre selon les préceptes de l’humanisme, d’accorder une place au savoir provenant des Antiques, de reconnaître la valeur des Lettres (plutôt que celle des Nombres de notre civilisation cybernétique), de redonner place au livre, d’améliorer le sort du monde, de réfléchir sur notre finitude ? Les Renaissants, déjà au XIV° siècle, en étaient capables, n’en pourrions-nous réitérer la forme aujourd’hui ?

   Notre monde actuel souffre d’un déficit de spiritualité, la place des religions régresse, un matérialisme partout présent envahit les façons de vivre. Par ‘spirituel’, je n’entends nullement une quelconque génuflexion devant un hypothétique Dieu que les hommes ont inventé. Je suis personnellement athée et ne supporte guère le dogme des religions, pas plus que je n’admets les dogmes philosophiques, politiques, sociaux et autres. Certains ‘philosophes’ médiatiques partent en croisade contre les religions. Ceci est une posture contraire aux missions de la philosophie. Qu’à titre personnel un ‘soi-disant philosophe’ ait maille à partir avec l’institution catholique ou autre, ceci est son problème individuel qui, en aucun cas, ne saurait avoir valeur universelle. L’attitude la plus conforme au statut de Chercheur consiste en une posture d’objectivité, non à brandir un quelconque anathème en direction d’une culture, d’une foi, d’une croyance. C’est une liberté essentielle que de choisir en conscience la voie qui conduit à soi. Elle peut emprunter le chemin d’une philosophie particulière, d’une gnose, d’un ésotérisme, de la raison pure, d’une croyance en ses multiples postures. Condamner ceci par avance n’est pas un acte d’Intellectuel, seulement la profession de foi reposant sur une opinion, à savoir le plus bas degré de la pensée. On ne peut établir une réflexion, fonder un jugement sur la seule foi d’un a priori, d’une subjectivité inspirée de motifs strictement liés à ses propres centres d’intérêt, si ce n’est à ses obsessions. Trop de vérités actuelles ne sont que des pétitions de principe d’un ego empêtré dans ses propres problèmes !

   Donc le Spirituel. Mais avant d’aller plus loin, qu’il me soit permis de citer une longue partie de l’article paru en octobre 2017, dans ‘Libération’, sous la plume de Roland Gori, Psychanalyste. Les idées qui y sont contenues traduisent avec exactitude, à mon sens, l’actuelle détresse qui affecte les hommes et les femmes de ce XXI° siècle naissant :

   « André Malraux avait eu cette intuition prophétique : « Je pense que la tâche du prochain siècle, en face de la plus terrible menace qu’ait connu l’humanité, va être d’y réintégrer les dieux. » Non sans avoir précédemment écrit : « depuis cinquante ans, la psychologie réintègre les démons dans l’homme. Tel est le bilan sérieux de la psychanalyse. » Il semble qu’aujourd’hui l’homo psychologicus évoqué par Malraux, l’homme de la réalité psychique et de la relation symbolique, ne fasse plus recette. L’humain s’est converti aux données du numérique, cette merveilleuse innovation technologique chargée de ré-enchanter un « monde sans esprit », un monde désacralisé par la froide raison technique, instrumentale d’une société régulée par les seuls critères « légitimes » du marché et de la technique. »

   Tout est dit de ce qui affecte l’humanité en son errance extrême. Malraux, dans sa phrase devenue célèbre, ne dit nullement comme cela a été souvent prétendu : « Le XXIe siècle sera religieux », ce qui aurait supposé le recours aux religions et, en définitive à Dieu. Or il est important de bien saisir la nuance existante entre ‘Dieu’ et ‘les dieux’. Dieu fonctionne sous le régime du dogme, c'est-à-dire de la foi sans contestation possible de cela même qui y est inscrit. Quant aux ‘dieux’ (prenons l’exemple du Panthéon grec), si l’attitude envers eux peut être dite globalement ‘religieuse’, elle fait davantage signe en direction de la mythologie, autrement dit, selon la définition du dictionnaire de « l’Histoire fabuleuse des dieux, des demi-dieux, des héros de l'Antiquité païenne. » Ici il est aisé de comprendre qu’il s’agit de la narration imaginaire de faits supposément vrais ayant pour but, en réalité, de lier le destin d’un peuple autour d’une histoire dans laquelle il se reconnaît et peut se projeter dans l’avenir commun de ses différentes composantes. La mythologie agit donc à la façon d’une légende, d’un récit fantastique, d’un fait littéraire, patrimoine insécable d’une communauté qui le reconnaît en tant que son archéologie. Donc ici, c’est bien plus le versant spirituel qui est affirmé en tant qu’activité de l’imaginaire, que la croyance qui supposerait l’adhésion à un corpus de valeurs imposées. Formulé autrement, le mythe serait libre d’être reçu de telle ou de telle manière, alors que le religieux s’imposerait de facto comme la chose à penser qui ne tolèrerait nul écart. Ce que le spirituel donnerait dans la positivité, la religion le retirerait et traduirait le visage de la négativité.

   Non, l’intelligence artificielle (curieuse dénomination pour l’intelligence, ce fait hautement humain, de se voir attribuer le prédicat ‘d’artificiel’ !), la galaxie cybernétique, l’univers des Réseaux Sociaux, le déferlement des téléphonies virtuelles n’accroissent nullement la qualité des relations humaines, ni ne contribuent à l’édification d’une nouvelle voie de la connaissance. Bien à l’opposé, ces supports techniques pervertissent tout à la fois la spontanéité des échanges, la richesse du contact ‘naturel’, la chaude effusion, l’épiphanie sans distance du visage de l’Autre. Il faut être de mauvaise foi pour prétendre le contraire mais il est vrai que dans l’ambiance générale des ‘fausses informations’ les arguments rationnels ont bien du mal à se frayer une voie. En ces temps de disette intellectuelle, l’irrationnel, l’infondé, l’épidermique ont pignon sur rue à tel point que la nouvelle concoctée dans les arrière-boutiques des complotistes et autres conspirationnistes possède plus de valeur que les pensées émises par des experts en leurs propres domaines.

   Ceci est si affligeant qu’il convient de l’oublier bien vite et de relire avec le plus vif intérêt les grands noms des Lumières, Voltaire, Rousseau, Diderot, D’Alembert. Une seule page du ‘Neveu de Rameau’ vaut bien plus qu’une montagne d’opinions qui n’ont pour elles que d’être des non-pensées, des croyances primaires, archaïques, quand elles ne sont des entreprises de démolition de l’humain. Ceci il faut le dire avec force, surtout si les Complotistes peuvent l’entendre. Ils n’ont que la puissance des faibles qui répandent leurs propres ‘vérités’ au mépris de l’humain, préférant proférer des anathèmes contre tous ceux qui oseraient mettre en doute leur parole. Cette parole de pacotille qui distille son venin à l’envi à qui veut bien l’entendre. Être humain est être responsable de sa propre pensée, de ses discours, de ses actes. De quoi témoignent-ils ceux qui, par pure bêtise, profèrent à longueur de journée des rumeurs de songe-creux ? Existent-ils au moins ? Ne sont-ils de pures émanations de la galaxie virtuelle ? Peuvent-ils au moins se hisser une coudée au-dessus de leur propre chaos ?

    " Qu'il est dangereux de se mettre à la fenêtre et qu'il est difficile d'être heureux dans cette vie ! " Bien vite je vais refermer la fenêtre. Non pour oublier le monde, non pour biffer la présence humaine. Seulement pour méditer à leur sujet et déplier, si possible, la bannière de l’espoir. Nous avons tellement besoin qu’elle se déploie et nous maintienne dans notre posture humaine, rien qu’humaine !

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9 novembre 2020 1 09 /11 /novembre /2020 09:12
Gris unité

                                                          « Ireland »

                                          Photographie : Gilles Molinier

 

 

 

  

    Comment mieux dire

 

   Comment mieux dire l’Irlande que dans cette sublime empreinte grise ? Juste un voile, juste un effleurement. Un ton monocorde. Charme de ces voix au seuil d’un dire, en réserve de l’événement. Plus souffle que parole. Plus intention qu’action. Plus invite à la méditation qu’à la rhétorique bavarde qui annulerait tout au seul bénéfice de son paraître. Tout est compris dans le gris. Tout y entre. Tout en sort. Il n’y a pas de couleurs dans ce Pays nécessaire, dans ce Pays ultime au bord d’un vertige, tout près d’un évanouissement. Comment, du reste, pourrait-il y avoir diversion, divertissement sauf à annuler ce cœur de pierre, à abattre ces brumes, à effacer ce rideau de pluie, cette feuillure de l’âme, sa teinte originelle, sa tonalité essentielle ? Pourrait-on seulement imaginer cet immuable paysage fardé de rouge, poudré de bleu, maquillé d’un rose chair, déguisé sous les assauts d’une meute polychrome ? Pourrait-on y voir autre chose que cette belle et indéfinissable unité qui rassemble tout dans une même harmonie ? Il faut demeurer en soi dans la seule habitation possible, celle d’une fugue qui ne saurait se faire symphonie, se muer en verbiage au gré duquel rien de profond ne peut avoir lieu, établir son site, sauf le discours pour lui-même advenu.

 

   Trois unités

  

   A la rigueur nous pourrions convoquer la règle classique des trois unités dont la tragédie est l’exacte mise en musique : Action - Temps - Lieu. Et ce qui est remarquable ici c’est que cette ressource pourrait être portée à son acmé tellement la rigueur de la scène qui s’offre laisse peu de place à quelque improvisation qui viendrait en troubler la subtile harmonie. Une triple unité fondue en un creuset si étroit qu’elle finit par devenir transparente, coalescente au rocher, au nuage, à l’eau étale qui ne profère rien et demeure.

  Si peu d’Action : les nuages sont amassés dans leurs pelotes, on dirait des chenilles processionnaires au repos dans leur chrysalide blanche à la consistance de coton. L’eau glisse en elle-même pareille à une mélodie inaudible qui tutoierait le silence des abysses. Les rochers sont de mutiques pachydermes endormis pour l’éternité.

   Si peu de Temps : ici tout devient impalpable, immobile, tout se dissout dans l’instant, dans la pure présence. Ici le temps fait halte dans son immémoriale gangue géologique. Ici l’heure n’entraîne plus aucune chute dans la gorge étroite du sablier. Grains de mica en suspens, gorgés d’une lumière intérieure qui infuse dans le simple recueil de l’être en sa constante dissimulation. L’eau dans la clepsydre est cette lagune pareille à ce bras de mer échoué au rivage des choses sans même qu’en elle ne s’éclaire la conscience d’un tel attouchement, d’une réalité presque intangible à force d’immuabilité.

  Si peu de Lieu : pour la simple raison qu’un tel lieu de beauté comprend tous les autres. Voir ce paysage, c’est aussi voir l’arbre décharné, cette sculpture minérale, en haut de son mur de pierres à Ballyvaughan. Voir les damiers de rochers usés, ses profonds sillons sur les rivages de Doolin. Voir la presqu’île noire plantée comme une dague dans les eaux translucides de Port Magee. Toute l’Irlande en un seul lieu : voilà la magie !

 

   Juste harmonie

 

   Haut paysage dont l’esthétique paraît se conformer à une invisible injonction. Or la sublimité de toute règle consiste en son constant dépassement de telle sorte que, parvenue à sa plus grande amplitude, au déploiement de son phénomène, soudain elle consente à se dissoudre dans l’essentialité de son être, à savoir devenir principe indépassable, origine, pur lieu de rassemblement de ses différents sens en une prodigieuse apparence dont le silence est  fondement dernier. Ici, face à la vérité sans partage d’une évidence, d’une juste harmonie, l’on pourrait demeurer muets et regarder longuement, amenant en soi, dans le pli le plus intime de qui nous sommes, cette inépuisable source de joie. La Nature, lorsqu’elle transcende le réel en est, sans doute, la plus habile dispensatrice qui se puisse imaginer.

 

   Eprouver à haute voix

 

   Mais rien ne nous retient d’éprouver à haute voix, de chanter, de murmurer, de décrire. Les nuages sont haut placés dans le ciel. Ils glissent sur place. Ils font leurs lourdes congères de neige, leur bruissement d’écume. Quelques moraines noires s’y glissent pareilles à des ponctuations, à des voix menues qui dépasseraient tout juste du silence. Le temps est posé et son aile immense flotte à l’horizon avec la douce insistance d’une œuvre en accomplissement, une sortie des limbes sur la pointe des pieds, un cillement d’yeux au-dessus du mystère du monde. L’eau touche les nuages. Elle est une plaque de plomb lourd aux reflets de mercure, aux blanches oscillations, aux traînées de comète sur le ciel qui vacille et ne dit son nom que dans la retenue.

   Aux hommes qui sont loin il faut laisser la paix du sommeil, l’ouate légère du rêve, l’heure d’amour avant que le jour ne déchire les illusions, n’entame de son scalpel le cercle de l’imaginaire. Hauts, lourds, grands sont les rochers dans leur éloquence sombre, dans leur surrection au plein du discret et du demeuré vacant. Ils sont les figures tutélaires du lieu, leur mémoire, la puissance tranquille de leur nécessité. Nécessaires comme l’air pour respirer, l’eau pour se désaltérer, les yeux pour voir. Ôtez-les par la pensée et il ne demeure qu’une vaste désolation, un désert privé de sable, des dunes effondrées que balaie la violence de l’harmattan.

   Ils rythment. Ils ponctuent. Ils sont ceux qui déclament nuitamment en leur sein de lave et de furie ancienne. Ils sont les témoins d’une lutte immémoriale des éléments. Ils sont les bâtisseurs qui anticipent la terre, les modeleurs de glaise, ceux qui façonnent le paysage et lui donnent corps. Cependant ils sont échoués tels des animaux marins, des squales parvenus à l’endroit de leur retraite, au terme de leur navigation. Ils sont le cirque où, bientôt, résonnera la parole des Existants que le vent emportera bien plus loin que ne le laisseraient supposer leurs tremblantes silhouettes.

 

    Nature en sa royauté

 

   SEUL. Ne peuvent-être seuls que l’animal en sa tanière, le dieu en son empyrée, la Nature en sa royauté. Oui, Nature est Reine et n’a nul besoin d’une cour, de serviteurs empressés, d’une légion de courtisans assistant à sa toilette, à ses repas, à son endormissement. Nature est grande. Infiniment. Seule au sein de son royaume.

   Seuls les Hommes veulent être entourés, les Femmes choyées. Il en est ainsi de l’humaine condition. Toujours l’amitié, la camaraderie, l’amour à l’horizon de l’être. Jamais hommes et femmes ne peuvent demeurer sans entourage, faisant l’économie de l’amicalité, du sentiment qui réchauffe le cœur, de la main qui flatte et caresse, apaise et réconforte. Hommes, femmes dépendent les uns des autres. Nulle humanité sans communauté, sans instinct grégaire, sans regroupement au sein du clan, de la meute, du troupeau.  

 

    Essentielle minéralité

 

   Nature est seule, autonome, fondatrice de sa propre unité. Certes le rocher est en rapport avec le nuage avec l’eau avec l’air. Mais aucune volonté, aucune intention à ceci. Un juste cosmos qui assemble les choses, les désunit parfois, les relie toujours dans le chant inouï de la Terre. Ce paysage tire sa force de sa seule présence, de sa singulière manifestation. Tout y est assemblé avec précision comme si rien ne pouvait en être ôté qu’au risque d’y introduire une fracture, une faille par où se glisseraient le début d’une polémique, peut-être l’origine d’une diaspora.

   Sans doute est-ce le regard de l’homme qui synthétise le divers, le réunit dans une compréhension rationnelle, l’inclut dans un concept. Mais l’observation de l’homme disparaissant, y aurait-il, pour autant, césure dans le grand ordonnancement du monde ? Certes non, à condition que nous voulions bien sortir de la mesure anthropocentrique dont nous pensons toujours qu’elle est l’alpha et l’oméga de tout ce qui mérite attention sous toutes les latitudes.

   La grande force de ce paysage réside sans doute dans son essentielle minéralité que vient rencontrer la nappe d’eau, le libre parcours du ciel. Grand bonheur, ici, que nulle entreprise humaine n’en soit venu troubler le magnifique assemblage. Quelque objet fabriqué y apparaîtrait-il et alors tout serait inquiété et alors l’équilibre en serait affecté. L’unité est cette perspective si réjouissante du réel qu’elle ne saurait souffrir d’exception qu’au prix de sa perte. Ceci nous ne pourrions l’envisager qu’avec douleur. Il faut à la Nature des espaces vierges. Infiniment vierges. Il en va de l’être de l’homme à assurer pleinement son essence !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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8 novembre 2020 7 08 /11 /novembre /2020 09:09
Là dans la venue du jour.

Septembre finissait

Octobre tardait à venir

Dans le ciel

Une dernière lumière

S’attardait

Une manière de gonflement

De sève s’annonçant

Avant que l’ombre

N’arrive

 

Tu aimais ces couleurs

Qui n’en étaient pas me disais-tu

La terre était ton élément

Comme l’air le mien

Ses sillons t’attiraient

Les mottes luisantes

Que le coutre versait

Jadis

Dans les pages

De Georges Sand

 

La Mare au Diable

Me disais-tu

Et tes yeux couleur de souci

Étaient en partance

Pour ailleurs

Sans doute

Un Pays sans nom

Une île sans rivage

Une presqu’île qui n’avait nulle fin

Se perdait dans des nappes de brume

On n’en pouvait connaître

L’énigmatique destinée

 

Le diaphane te parlait

Le langage du discret

L’à peine arrivée de l’heure

Te trouvait en méditation

La plaque de l’étang

Aperçue depuis ta fenêtre

Ses vibrations

Sous la clarté diffuse

Ses irisations parfois

Ce glissement au loin

Vers les montagnes bleues

Ceci suffisait à te porter en un lieu

D’où il semblait que ton retour devînt

Une impossibilité

La matière insaisissable

D’un rêve

 

Le plus souvent

Dans ta maison

Aux volets à demi tirés

Au milieu de la pénombre

Tu lisais des pages et des pages

Du Grand Meaulnes

Un peu comme si ta vie en dépendait

Tu respirais à peine

Le soulèvement de ta poitrine si discret

On aurait dit le battement d’un cil

Songeais-tu alors

À ces promenades romantiques

Sur un lac de Sologne

Ou bien sondais-tu

Ce que le livre disait

Cet impossible bonheur

Qui jamais

Ne se laisse atteindre

Deux fois

 

Le dehors m’attirait

Le vent m’appelait

Parfois celui qu’ici on nomme

Le Marin

De mes promenades je revenais

La barbe criblée de brouillard

Les yeux laissant s’égoutter

Une poussière de pluie

Je t’invitais à me suivre

A te vêtir

D’une toile légère

A venir longer ces étangs si beaux

Que l’automne lissait

De sa palme douce

 

Mais non

A cette immersion

Dans l’espace

Tu préférais

Cet étrange confinement

Sans doute en raison

De ta nature rétive

De l’illisible peine

Qui t’habitait

Pareille à un voile posé

Sur le réel des choses

 

De longues heures

A sillonner la garrigue

Semée de l’odeur épicée

Des touffes de thym

Parcourue du vert clair

Des genévriers cades

Illuminée par les étoiles mauves

Des aphyllanthes

Et celles roses

Des cistes cotonneux

Souvent la Tramontane se levait

Portant avec elle

Les cris aigus

Des busards cendrés

Tu aurais aimé entendre

J’en suis sûr

Ces appels du ciel

Cette faune libre

Fière

Sûre de son trajet

Ailes largement éployées

Œil perçant forant l’air

De sa belle certitude

 

Mais rien ne servait de te dire

Le dehors

Alors que ne te tentait que

 Le dedans

La disparition aux yeux des autres

Le refuge derrière

Ces murs d’argile

Ils te protégeaient de la foule

Des curieux

Qui déambulaient encore

Dans les rues

Qui bientôt seraient désertes

Tu me disais souvent

Mais quand donc le silence

La paix enfin revenue

Le creuset d’une joie

Dans le fortin du corps

 

Parfois le matin

Lors de la première lumière

Ta silhouette

Que de rares passants

Pouvaient dérober

À ta naturelle pudeur

Ils n’emportaient de toi

Que

Cette allure ambiguë

Cette volte-face

Cette fuite encadrée

De blanc et de bleu

Tes couleurs fétiches

Tu les disais précieuses

Dans leur pâleur même

Leur effacement

Leur souple présence

Que l’ombre recouvrait

En même temps que tu t’y confiais

Avec une certaine délectation

Toi personnage des coulisses

Toi actrice

D’une scène sans voyeurs

Toi ligne éphémère

Dans le déclin

De ce qui se montre

 

Ton destin était ceci

La transparence

L’absence d’épaisseur

Le retrait en toi si discret

Qu’on n’en percevait jamais que

Le début

Ou bien

La fin

Autrement dit jamais la nature vive

Jamais la faille par laquelle te rejoindre

L’ouverture à la vacance de ton être

Tu étais cet indescriptible signe

Sur une antique tablette d’argile

Une simple et éphémère lueur

Sur le col d’une amphore

Un espace entre deux mots

Ce vide médian

Cette respiration

Du vide et du plein

Des Taoïstes

 

Ces blancs

Ces interstices

Ces lumières

Dont se vêt la peinture

D’un Cézanne

Afin qu’apparaisse

Comme en sustentation

Comme par miracle

Tout l’esprit que la Sainte-Victoire

Porte en elle

Qu’elle ne diffuse qu’aux yeux

De ceux qui les ouvrent

Et les emplissent

Des beautés du monde

 

Etait-ce ceci que

Tu cherchais

En toi

Rien qu’en toi

Dans la meute de solitude

Qui t’entourait

Dans la perte

A toi consommée

De cette réalité

Auprès de laquelle

Les Nombreux

Se ruaient

La prenant sans doute

En tant que la révélation suprême

Dont l’existence faisait l’inestimable don

 

Mais combien je m’aperçois

Que mes questions sont inutiles

Pour ne pas dire oiseuses

Comment te définir

Toi l’Etrangère

Puisque

A moi-même

Je suis

L’Etranger

Auquel je n’ai même pas accès

Cette image

Que le miroir me donne

Alors que le réel me l’ôte

Puisque jamais je ne serai

L’Observateur

De Qui-je-suis

Cette feuille d’automne

Qui déjà flétrit

Et s’absente

Des nervures

S’y dessinent

Qui signent

La perte de toute chose

Le non-retour

Du temps

Le non-retour

De l’être

 

 

 

 

 

 

 

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7 novembre 2020 6 07 /11 /novembre /2020 08:53
Petite mythologie cavernicole.

Source : Les souterrains du vieux château.

Grâne - Drôme.

 

   Ce qu’il faut voir, d’abord, c’est un village modeste, Beaulieu, perché en haut de sa falaise au-dessus de la Leyre, un groupe de maisons serrées à la façon d’un troupeau, la flèche de son église, les croix de son cimetière en haut de la colline. Mais ce sur quoi faire porter son attention : trois châteaux imposants dessinant un large triangle autour de Beaulieu. Le château des Térieux situé à quelques coudées de la rivière, larges bâtiments reliées par trois tours carrées; celui de Talcat dominant tout le paysage alentour depuis la crête où il laisse planer sa vue sur le large horizon ; enfin celui de Saint-Palisse, genre d’immense manoir qu’entoure une forêt de cèdres aux ramures imposantes. Trois lieux, trois façons d’imposer sa royauté, trois déclinaisons de ce que l’imaginaire pourrait avoir à dire si, d’aventure, il voulait bien se saisir de leur être ourlé de fantastique. C’est ainsi, toute demeure imposante et énigmatique, tout château, portent en eux les germes de leur propre fiction.

Autour de l’année 1955 qui va nous servir de point de repère pour explorer une mince aventure, il faut nous immerger dans une société rurale, simple, dont les loisirs, en dehors de la pêche et de la chasse, de quelques veillées au coin de l’âtre, se réduisent à leur plus simple expression et pour le gamin que j’étais, consistaient, avec la complicité de quelques camarades, à inventorier les richesses du village et de son environnement proche. Au-dessus de la rivière, dans une sorte de recoin abrité par un mince bosquet et une lande sauvage, à l’écart d’une maison abandonnée, un mince triangle de terre blanche que ne visitent guère que les papillons qui batifolent et quelques mulots à la course hésitante. Ce lieu, nous le parcourons à intervalles réguliers. Ce lieu, nous le découvrons aussi, logé dans le discours mystérieux des adultes. Dans le village, on dit qu’il est le point de départ d’un souterrain reliant les trois châteaux, étonnant cheminement dont la seule évocation n’est pas sans allumer, dans nos âmes disponibles, les feux de l’imaginaire. En effet, au milieu d’un terrain habité de mauvaises herbes, presque dissimulé à la vue, un trou que recouvrent de larges poutres de chêne dont les nervures signent l’âge déjà avancé. C’est avec un certain trouble mêlé d’une compréhensible excitation que nous en prenons acte, jetant parfois dans l’œil sombre quelques cailloux qui résonnent longuement et disparaissent dans un genre de clapotis, lequel semble en dire long sur le mystère du monde qui disparaît à notre vue, dont nous voudrions connaître les arcanes et les richesses labyrinthiques. Cependant, malgré une vive curiosité, jamais nous n’essaierons de franchir le seuil de cette anfractuosité qui repose sur au moins deux types d’obstacles : le poids conséquent des défenses de bois, l’abolition immédiate du rêve dont ces étranges gardiens assurent la pérennité.

Renonçant à franchir le Rubicon, il ne nous reste plus qu’à nous replier dans les ressources du songe. Cet âge de la préadolescence ne manque pas de s’y réfugier volontiers. L’endiguer est même une nécessité de manière à ce que quelques images signifiantes puissent flotter au-dessus des déferlantes. Au retour de mes longues pérégrinations campagnardes sur la lande déserte, le soir, dans la « chambre du milieu », avant que le sommeil ne m’entraîne avec lui, combien de rêves éveillés me visitent, plus réels que le réel lui-même.

La lande est là, avec sa blancheur, pareille à une neige immaculée qui attendrait les premiers pas afin qu’une histoire commence. Les poutres s’effacent comme par enchantement, me laissant là, au bord du gouffre, cœur battant, mains moites, gorge serrée comme à l’orée d’une découverte inouïe. Heureusement, avec moi, j’ai emporté « un de ces bouts de ficelle trempés dans la résine qu’on appelle rats de cave » et à la façon de Gavroche s’engageant dans le ventre de « l’éléphant de quarante pieds (…) qu’on voyait encore dans l’angle sud-est de la place de la Bastille », je descends dans le ventre du monstre qu’éclaire avaricieusement le rat de cave. Des ombres mobiles et inquiétantes longent le boyau d’argile et de pierre mais, aussi intrépide et affranchi que le petit héros des Misérables, je progresse à la faveur d’une lumière chancelante, tout à la joie de la découverte. Oh, les êtres cavernicoles, araignées, cloportes et autres chauve-souris ne me troublent guère, tout à la joie de contempler ce ventre de la terre qui fascine tant les hommes.

La voûte est basse et l’on aperçoit les coups de pics qui l’ont grossièrement taillée. Le goulet est sinueux avec, parfois, de minuscules mares, des marches taillées dans le calcaire, des descentes vers ce qui paraît être un puits sans fond. Et le silence, l’infini silence qui siffle aux oreilles et se mêle aux coups de gong du cœur. On a beau être Gavroche, on a beau se dire dans l’antre vide de sa tête « calmez-vous, les momignards », comme si l’on parlait à cette bande de froussards de la Primaire, on ressent comme un creux au ventre et les jambes sont prises de doute. Mais le spectacle est là qu’on ne cèderait pour rien au monde, pas même pour un sac de billes avec des calots multicolores. Voici une rotonde avec ses trois départs, sans doute l’un en direction du Château des Térieux - le souterrain passe forcément sous le lit de la rivière ; l’autre vers la gauche part en pente douce vers Saint-Palisse, au travers d’éboulis de pierres blanches, enfin le dernier grimpe en une volée de marches pour rejoindre le point élevé de Talcat où, par temps clair, se laisse deviner le profil des « pechs » alentour qui rythment le paysage de leurs plateaux semés de chênes. Jouer le petit goguenard de la fiction de Hugo, voudrait qu’on explore, successivement, les trois galeries. Mais, pour aujourd’hui, une seule suffira. Saint-Palisse se laisse désigner comme la seule issue possible, la plus longue aussi.

Progresser dans une manière de crépuscule cerné d’ombres grises est une épreuve mais à quoi ne se confronterait-on pas pour découvrir cet invisible qui court, là, à quelques pieds sous terre alors même que les existants qui en foulent le sol ne se doutent de rien ? Parfois, la mèche brasille, jetant ici et là de fantomatiques silhouettes. Puis, soudain, dans le calme du souterrain, comme une petite musique qui viendrait de très loin, nocturne, pareille à des grelots, au rythme d’une ronde enfantine. Ne manquent plus que des chants aériens et l’on serait le spectateur de quelque veillée nocturne, peut-être un feu de la Saint-Jean avec le rire de gamins bondissant au-dessus des gerbes d’étincelles. Bientôt une mince éminence de terre que borde un barrage de moraines. Bientôt une salle assez vaste, au haut plafond d’où semblent s’écouler de longues stalactites dont une goutte d’eau fait briller la pointe à la façon d’un diamant. Ici, au bord du lac aux eaux dormantes, pures comme du cristal, la lumière semble venir de l’eau, gagner les falaises de calcite blanche où elle allume sa symphonie de clair-obscur. Alors, devant le spectacle éblouissant qui s’ouvre à mes yeux étonnés, le Gavroche effronté que je suis censé être devient une simple petite chose fascinée par le miracle du jour. De toutes les directions proviennent de minces filets d’eau qui glissent en silence. La forêt de stalagmites dessine un genre de résille au travers de laquelle le monde s’annonce avec une étrange beauté. Comment pouvait-on savoir, qu’à quelques lieues de Beaulieu, dans le silence des terres lourdes, dormait une pareille merveille ? Sauf ceux, les lointains ancêtres qui avaient creusé le boyau à la force de leurs mains, sans doute de braves serfs au service d’un puissant seigneur. Venant de la droite, un bruit de cascade. Un ruisseau traverse de part en part la grotte. J’en remonte le cours jusqu’à son extrémité, là où le chemin d’eau s’enfonce dans un tunnel de lumière. Par le trou de faible dimension dont le ruisseau provient, j’aperçois, un peu ébloui, quelques arbres, des saules, un pré humide où s’agitent quelques fritillaires sous la poussée d’un vent printanier, un chemin de castine blanche qui monte vers une maison en ruine. Mais, oui, cette eau qui traverse le mince lac, c’est l’eau de la Mascareigne, ce ruisseau où, avec les autres garnements, l’on vient pêcher les goujons el les ablettes. Ce ruisseau qui, subitement disparaît sous terre pour ressortir, bien plus loin, au milieu des herbes humides avant de se jeter dans la Leyre. Du côté gauche de la grotte, un genre de bâti grossier, de forme cylindrique, constitué de pierres moussues. A sa base, une ouverture ronde dans laquelle je ne tarde pas à m’introduire, apercevant, tout là haut, un cercle plus clair surmonté d’un triangle plus sombre, sans doute de vieilles tuiles. Une échelle aux barreaux rouillés. Je me hisse dans le long goulet de pierre, arrive bientôt à la hauteur d’une margelle tapissée de mousse et de lierre. Je cligne des yeux sous la clarté, alors que mon rat de cave vient d’expirer dans le sursaut d’une dernière combustion. Le jour a baissé et la vue est incertaine. C’est bien d’un sombre puits que Gavroche vient de s’extraire, tout à l’étonnement de se retrouver à l’air libre. L’horizon du puits est cerné de hauts bâtiments sur lesquels plane l’ombre majestueuse de grands cèdres. Une tour d’angle, une large façade blanche lissée d’une pâle lueur, l’éclat de la Lune dans un ciel constellé d’étoiles. Me voici donc dans la cour du Château de Saint-Palisse. A l’étage, une fenêtre à meneaux est éclairée de l’intérieur par ce qui semble être une flamme discrète, peut-être celle d’une simple bougie. Sur la cour pavée j’avance doucement, évitant de faire du bruit, d’attirer l’attention. Le porche s’ouvrant sur la nuit, enfin, la minuscule route à emprunter pour rejoindre Beaulieu. Entre les frondaisons des grands arbres, j’aperçois au loin les maisons du village qui semblent dormir tout au bord de la falaise que longe la Leyre dans son ruban d’argent. Pas plus tard que demain, je sonnerai le rassemblement de mes habituels compagnons, Touguy, Jouanès, Rabol, Lincato et, tous ensemble nous reviendrons explorer le monde des merveilles. Nous emporterons de quoi manger, quelques couvertures, plusieurs rats de cave, des briquets et, le soir, après avoir déniché quelques trésors, nous nous allongerons au bord du lac aux eaux claires. Alors moi, Gavroche, dirai à mes compagnons aux paupières bouffies de fatigue : « Maintenant, pioncez ! Je vas supprimer le candélabre.»

Voilà donc ce qu’était cette « petite mythologie cavernicole » qui hantait mes rêves d’enfant, tout comme elle agitait les autres têtes brunes et blondes de la Primaire, tout comme elle faisait bruire les lèvres des anciens, au coin de la cheminée, heureux de disparaître dans le bonheur du songe et de nous y inviter l’espace d’une courte histoire.

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Published by Blanc Seing - dans Petites Madeleines
6 novembre 2020 5 06 /11 /novembre /2020 09:58
D’une chair l’autre

 

François Dupuis

 

***

 

   Nous visons l’œuvre et nous la pensons d’emblée contenir tous les sèmes qui la définissent. Comme si l’entièreté de sa rhétorique se limitait au cadre qui l’enclot et totalise son être. Mais le réel pictural est bien différent de cette vue qui le réduirait à n’être que ceci qui vient au phénomène face à notre propre présence. Il faut un empan de signification plus large qui le contextualise et le place parmi une constellation d’autres signes. Cette toile que je nommerai, avec l’indulgence de l’Artiste ‘Chair 1’, fera nécessairement signe en direction d’autres que nous pourrions définir comme ‘Chair 2’, ‘Chair 3’ et ainsi de suite jusqu’à un possible épuisement du sens. C’est donc, non seulement en elle que nous devons chercher ses déterminations, mais aussi en dehors, dans des perspectives spatiales et temporelles plus étendues. Rien n’est jamais soi en ses propres limites, tout est toujours débordé par un halo, une aura dont nous ne percevrons la forme dissimulée qu’à aller la chercher là où elle se trouve.

 

   Chair dans sa teinte

 

   Toujours l’aspect en sa teinte dominante nous rencontre de façon initiale. Ainsi peut-on parler, à propos de l’Histoire de la peinture et singulièrement de celle de Picasso, de ‘période bleue’, de ‘période rose’, les notions mêmes de ‘bleu’ et de ‘rose’ ne se limitant au choix d’une touche colorée qui en constituerait la fin, mais pointant vers la mise en forme d’un paradigme formel aux multiples et riches ramifications. La palette de François Dupuis, telle qu’envisagée selon quelques unes de ses œuvres, je la nommerai ‘période brune’, tant le chromatisme est une variation autour de cette valeur. Je citerai pour mémoire, mais la liste n’est nullement exhaustive, les beiges, bruns, chaudron, tabac, feuille morte. Si l’on veut, une climatique automnale qui confère à cette peinture toute sa profondeur et son mystère. Parfois les feuilles mortes ne dévoilent qu’une partie de leur réalité, c’est donc à nous de combler la part manquante d’en saturer le sens afin que nous n’éludions le contenu en sa plus évidente positivité. Mais, avant de développer, il convient de décrire afin de circonscrire à l’aune d’un premier regard ce qui peut l’être. ‘Chair 1’ se donne à la manière d’une variation subtile sur des coloris qui s’enchâssent l’un l’autre, jouent selon une complémentarité, une harmonie. Il n’y a nul écart de ton au gré duquel pourrait paraître une césure, pire s’annoncer une rupture. Ici tout se donne de soi dans la mesure et la pudeur. Comme si l’évanescence des choses de la nature morte était le motif essentiel à communiquer, à offrir dans l’à peine irisation, le tremblement contenu. Nécessité d’un flottement que la touche d’une brosse généreuse en matière porterait au relief. Manière de voilement/retrait si l’on voulait employer les termes familiers à l’approche phénoménologique. Oui, car ce qui se montre semble aussitôt se retirer dans le silence de son être. La coquille au premier plan accroche la lumière mais la laisse glisser sur le granuleux de la table, la laisse se diffuser à l’ensemble de la composition. Ainsi se dégage la fragrance d’un luxe contenu. Ainsi nous sommes conviés à goûter l’infinie beauté du simple. Et nous sommes hélés vers d’autres œuvres qui jouent en mode complémentaire, identiquement à des harmoniques se développant autour d’un thème fondamental.

 

   ‘Chair 2’

D’une chair l’autre

François Dupuis

 

 

   Ce ‘Nu au fauteuil’ (nommons-le ainsi), rejoint en quelque manière la posture automnale de la nature morte. Les teintes y sont identiques, certes plus ombrées, semées de touches plus légères mais c’est une identique présence des ‘choses ‘qui s’y laisse lire. Mêmes effleurements délicats, même lumière poncée qui coule sur le corps, l’enduit d’une éphémère clarté. Même peinture du silence et de la méditation. Non de brusques affirmations, mais des suggestions, des invites à découvrir ce qui n’est jamais visible, à savoir une efflorescence intérieure qui ne fera résurgence qu’aux yeux attentifs, disposés à recevoir l’émergence souple d’une conscience. On pourrait demeurer des heures à contempler dans le doute heureux d’une lumière solsticiale, avant même que le somptueux hiver ne vienne tout recouvrir d’une palme blanche, peut-être un premier frimas qui, en quelque sorte, serait la retraite dont nous devrions disposer afin d’apercevoir l’essentiel. Nulle parole ne s’éléverait à l’intérieur de soi car les mots seraient impuissants à prononcer la mesure d’une juste faveur, d’un don destiné à emplir notre âme des plus intimes certitudes. A nous disposer face à ‘Chair 1’, ‘Chair 2’, nous sommes déjà dans une entente de nous comme si ces toiles avaient semé en notre propre corps les graines d’une heureuse plénitude.

   Mais il nous faut élargir le cercle, trouver d’autres polarités qui jouent en mode complémentaire car nous ne saurions nous satisfaire de demeurer auprès de ces œuvres sans qu’elles ne rayonnent au-delà de leur être propre.

D’une chair l’autre

   A cet effet il convient de mettre en relation ‘Chair1’ avec l’une des natures mortes de Giorgio Morandi. Bien évidemment ces deux interprétations du réel ne sont nullement superposables. Du reste, jamais deux œuvres ne le sont. Ce qui est à considérer ici, c’est, au-delà des formes et de la manière du traitement pictural, une climatique de nature convergente. Dans les deux toiles, les teintes sont douces, simples camaïeux qui tirent leur élégance d’une infime variation de la couleur. Geste automnal de la peinture aux ambiances chaudes. Elles font penser à la robe de la châtaigne sur son lit de feuilles mortes alors qu’une lumière crépusculaire les visite et les accomplit en totalité : on ne saurait mieux dire. Toute parole rajoutée serait de trop qui introduirait dans ce silence, dans cette ouate quelque chose de l’ordre d’une déchirure. Parfois les choses ont-elles à demeurer dans la trame souple de leur propre nature. C’est de là qu’elles rayonnent telles les singularités qu’elles sont.

 

   Chair dans sa structure

 

   La teinte était la préhension d’une visée immédiate. Une fois cette dernière décryptée, c’est la structure qui apparaît, que nous devons questionner. Comment ne pas la placer, cette œuvre,  en vis-à-vis de cette peinture de Jean Dubuffet tirée de ‘Messes de terre’ ? Il y a plus qu’une parenté dans le traitement de ce qui se donne comme ‘terre’. Si, indubitablement, le sol lui-même, apparaît de façon évidente dans la toile de Dubuffet, combien cette attache à la glaise fondatrice d’un sens agraire se montre chez François Dupuis ! Oui, la terre est la riche palette sur laquelle l’automne pose ses bucoliques teintes. Tout dans l’or et le cuivre, tout dans les valeurs d’un clair-obscur qui précède de peu la longue nuit hivernale. Automne, heure des labours, des terres retournées, des glèbes qui brillent au soleil, des mottes qui hérissent les champs, de la matière qui se donne à profusion. Alors, si ces peintures sont bien automnales, comment pourraient-elles faire l’économie de cette belle granulation qui se lève partout, annonçant le dernier chant de la Nature avant que tout ne tombe dans le sommeil de la froide saison ? Car la terre parle, car la terre profère son poème immensément matériel. La terre est compacte, ductile, infiniment malléable, préhensible, elle nous dit le réel en sa plus essentielle vérité. La terre ne ment pas. Elle se donne d’emblée comme l’élément qu’elle est, une profusion que rien n’épuise, un constant ressourcement sous la poussée des saisons. La terre est charnelle, infiniment charnelle. Sa texture est telle, son toucher ressemble au corps féminin en son plus généreux bourgeonnement.

D’une chair l’autre

C’est ceci qu’il faut lire, aussi bien dans le sol mouvementé de Dubuffet que dans celui, subtilement travaillé en son fond, chez François Dupuis. Certes ce dernier Artiste ne représente pas la terre en son premier degré de visibilité. Mais dans son second plan de surgissement formel. Le travail de la table, celui de la coquille sont des irisations telluriques, de minuscules séismes internes qui façonnent la matière depuis son intérieur, lui donnent corps, l’animent, la font paraître telle cette réalité que nous rencontrons, dont nous ne pouvons nier qu’elle soit ici, dans son projet le plus immédiat. C’est bien là la force d’une œuvre lorsque, maîtrisée, elle vient à nous avec sa figure infrangible, définitivement aboutie. Rajouter quoi que ce soit, ôter quoi que ce soit, ce serait tout simplement annuler la manière dont elle vient à nous. Elle vient nous dire l’être-des-choses par lequel le nôtre se justifie et trouve ses propres assises.

    Je repense, en cet instant, au beau livre consacré à l’œuvre de Per Kirkeby, ce géoloque-peintre ou ce peintre-géologue, puisque, aussi bien, ces deux statuts sont chez lui intimement réversibles. Le titre de ce livre en langue allemande ‘Die Welt ist material’, ‘Le monde est matériel’ en français. Certes, avant d’être quoi que ce soit d’autre, un imaginaire, une utopie, une poésie, une œuvre littéraire, un rêve, le monde est matériel. C’est bien là le prédicat qui lui convient le mieux en une première saisie physico-perceptive. Or, si ce monde existe selon sa substance, son substrat organique, ses accidents et reliefs divers, il faut bien que sa représentation se fasse géologique, physique, sensible, pareille au frisson sur la peau, au gonflement du désir, à la turgescence de la vie partout où elle pousse ses racines, déploie ses anneaux, déplie son architectonique. Que l’on nomme ce souci ‘réalisme’, ‘naturalisme’, ‘positivisme’ peu importe, ce sont la tension, la pousséée inhérentes à l’œuvre qui comptent, non un classement catégorial qui découle du seul concept au détriment de la sensibilité, de l’émotion, de la sensation. De la terre, ou de ce qui en tient lieu, nous ne voulons voir que sa germination, son fleurissement, nous ne voulons sentir en nous, dans le profond de notre chair, que la turbulence, le mouvement, l’effusion qui nous font hommes parmi cette nature qui nous accueille et demande qu’une complétude - l’Art pour ne pas le nommer -, nous installe dans l’exactitude de notre être. Qui se nomme ‘joie’, ‘plénitude’ ou bien ‘silence’, tant ces mots sont synonymes.

  

   Chair dans sa posture existentielle

 

   Si Dubuffet devait être convoqué afin que l’analyse de l’œuvre trouve de justes assises, Jean-Paul Sartre doit l’être aussi au motif que la toile possède aussi une silhouette ontologique. De l’être y est inclus, autrement dit du souci, de l’angoisse, de l’interrogation sur la vie, sa factualité, sa contingence. Car nous ne saurions regarder une œuvre et nous limiter à sa valeur de surface. La vérité, souvent, aime la profondeur, le crypté, le non immédiatement saisissable. Ce qui veut dire que ces teintes, ces granulations ne sont pas seulement des notations objectives au gré desquelles tout serait dit. D’autres paroles habitent le versant subliminal. Il nous est demandé, en tant qu’hommes, de les percevoir, d’en tirer des conséquences, peut-être un style de vie, une façon d’aimer, de voir les choses, peut-être même une éthique. Ici devient nécessaire, une fois encore, de citer le texte de Sartre extrait de ‘La nausée’, tellement les réflexions qui y sont contenues sont exactes pour comprendre l’essence de la modernité.

     Antoine Roquentin, le narrateur, assis sur un banc dans le Jardin de Bouville, fasciné par une racine de marronnier, tire de cette observation une des leçons essentielles qui vont traverser l’existentialisme : la notion de contingence.

   « Et puis voilà: tout d'un coup, c'était là, c'était clair comme le jour : l'existence s'était soudain dévoilée. Elle avait perdu son allure inoffensive de catégorie abstraite : c'était la pâte même des choses, cette racine était pétrie dans l'existence. Ou plutôt la racine, les grilles du jardin, le banc, le gazon rare de la pelouse, tout ça s'était évanoui : la diversité des choses, leur individualité n'était qu'une apparence, un vernis. Ce vernis avait fondu, il restait des masses monstrueuses et molles, en désordre - nues, d'une effrayante et obscène nudité. »

   Dans ce texte d’anthologie, j’ai accentué quelques mots et exressions qui me paraissent déterminants : « la pâte même des choses », « pétrie », « des masses monstrueuses et molles ». Ceci me paraît consonner avec cette peinture qui, avant tout, est travail sur la matière. Ces reliefs, ces vigoureux empâtements, ces minces excroissances, ces saillies peuvent être considérés comme l’équivalent pictural du lexique sartrien. Si l’on y regarde de près, si l’on observe à la loupe ces phénomènes têtus du réel, que nous disent-ils de différent que Sartre n’aurait déjà dit, à savoir « Or, aucun être nécessaire ne peut expliquer l'existence : la contingence n'est pas un faux semblant, une apparence qu'on peut dissiper; c'est l'absolu. » ? L’absolue nausée qui résulte de la rencontre avec ce qui est là posé sans raison, qui aurait pu avoir lieu ou non, tout comme nous qui ne sommes qu’un hasard posé à la face du monde. Car à bien regarder la matière, à s’immerger dans sa chair sans qu’une pensée heureuse, une modeste joie n’en viennent altérer la rigueur, alors c’est le nihilisme qui surgit avec sa charge de désespoir.

   Qu’ici, après une félicité évoquée à la rencontre de cette toile, vienne se superposer le nuage noir d’une tristesse n’est nullement contradictoire. Ceci résulte de l’adoption successive de deux niveaux de lecture. Un premier regard se surprend à s’expérimenter dans la cadre d’une émotion esthétique. C’est la beauté qui nous rencontre et nous soustrait, précisément, aux morsures de la contingence. En un second regard, c’est de profondeur dont il s’agit. Nous ne nous contentons plus d’appréhension esthétique mais questionnons l’existence en son fond. De la même manière que Roquentin était saisi de vertige à contempler la racine, le marronnier, les feuilles, nous sommes réquisitionnés à questionner l’abîme. Rien ne peut jamais être longtemps observé sans que ne surgisse sur la toile de fond de la conscience le pourquoi des choses. Pourquoi la racine ? Pourquoi la peinture ? Pourquoi la mienneté ? Pourquoi l’Art ?

   Mais je ne clorai nullement ce texte sur une note pessimiste. Cette œuvre est belle, tout comme le sont les propositions de Morandi, de Dubuffet, comme l’est la réflexion philosophique de Sartre. Ce qui fait la saveur de l’exister, ce sont bien ces constants passages d’une valeur à l’autre, d’une teinte à une autre, d’une climatique à une autre. Joie que remplace la tristesse, béatitude que grise une mélancolie, enthousiasme que trouble le doute. Nous sommes des êtres variables, infiniment soumis aux caprices du temps, aux régimes des vents, aux humeurs solaires irradiantes, aux éclipses, aux marées,  aux équinoxes, aux amours débordantes ou bien contrariées. Tel jour nous apprécions tel paysage qui, le lendemain, nous laisse indifférents. Tel jour nous aimerions avoir pour maîtresse la poésie, que la luxure supplante le jour qui suit. Nous sommes des êtres du paradoxe. Comment ne le serions-nous pas, nous qui dansons ééternellement entre Charybde et Scylla, qui faisons nos pas de funambules entre Eros et Thanatos ? Comment être dans la lumière et effacer l’ombre ? Lire, peindre, dessiner, aimer, marcher, travailler, méditer. Voilà où s’inscrit notre marche, où s’illustre notre humaine chorégraphie. De n’être pas libres, précisément, nous sommes infiniment libres !

 

 

 

 

 

 

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6 novembre 2020 5 06 /11 /novembre /2020 08:57
La Passante.

Passante qui es-tu

 

Hiver est là avec sa froidure

Son blanc manteau

Son silence accordé

A la cendre du Ciel

Hiver est là

Et la Ville

Esseulée

Pleure dans le retrait

De soi

Dans la perte

Du jour

Dans l’ombre qui grandit

Et endeuille

Le cœur des Hommes

Hiver est là

Et nous tremblons déjà

De ne pouvoir saisir

A nouveau

Le calice ouvert

De la fleur

L’encre des étamines

La joie du pollen

Le soleil

Qui partout rayonne

Et illumine

 

Passante qui es-tu

 

Toi dont la chaise

Vide

Toise la neige

De ses pieds sidérés

Toi qui hantes

Les allées désolées

Où même les oiseaux

Ne chantent plus

Toi qui murmures

En silence

Toi dont le corps

N’est plus visible

Seulement

La trace

D’un Passage

Comme la palme

Du temps

Qui effleure

Et se distrait

De Nous

Dans l’instant qui fuit

Loin en quelque lieu

Dont jamais

Nous ne connaîtrons

La présence

Sauf

Les mots volatiles du

Rien

Sauf le balbutiement

Des choses

Dans le pli ouvert

De la Nuit

 

Passante qui es-tu

 

Es-tu

CETTE

Passante que chantait

Baudelaire

Le Poète

Baudelaire qui

Te FAIT FACE

TE FAIT FIGURE

T’épiphanise à la mesure

Des vers qu’il te dédie

TOI l’Innommable

TOI que cerne

Le Verbe

TOI qui fuies la rime

Transgresse la césure

Te situe aux frontières

De CE LANGAGE

Qui taraude l’âme

Cloue le Créateur

Au pilori

Le laissant

ESSEULE

Crispé

Ciel livide

Où germe l’ouragan

Douleur qui fascine

Et plaisir qui tue

OUI t’ayant aperçue

TOI La Passante

CE chantre de la Modernité

Tissant patiemment

Ardemment

Les liens

Entre

Mal

&

Beauté

Violence

&

Volupté

OUI

Baudelaire

De TOI

Se fût enthousiasmé

Car DIEU

(Fût-il païen

Fût-il athée)

A son corps défendant

L’habite

Comme tout Poète

Qui ne brille

Qu’à la lumière

Des MOTS

Un éclair... puis la nuit !

 - Fugitive beauté

 

 

 

 

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