Le jeune homme à la fenêtre
Caillebotte
Source : Arts Pla
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" Qu'il est dangereux de se mettre à la fenêtre et qu'il est difficile d'être heureux dans cette vie ! ", voilà la phrase obsédante qui, ce matin, fait son bourdon dans la mansarde de ma tête. Je ne sais pourquoi mais, depuis quelque temps, de récurrentes litanies m’habitent que je ne parviens nullement à déloger. Sans doute une question de tempérament. Sans doute une question de temps et le souci fiché à la charnière des deux. Non du temps qui passe, ceci est assez affligeant, mais du temps concret, quotidien, domestique, temps d’allées et venues des Existants sur les chemins du monde. Du temps dépouillé de son essence, comme si n’ayant plus cours que dans les allées étroites de la contingence il n’était devenu qu’un poisson réduit à ses propres arêtes, comme si ne subsistaient plus que d’étiques racines sous le chêne qui, autrefois, était admirable. Temps d’effroi et d’angoisse dont nul baume ne vient atténuer la rigueur. Temps de désolation qui glisse dans notre corps à la manière d’une lame acérée faisant son chemin parmi l’hébétude étroite de notre anatomie. Nous, les ‘Modernes’ sommes des hommes scindés, des esquisses dont les fragments sont éparpillés aux quatre coins de l’horizon. Aucune unité ne nous visite plus et nous voguons en direction du large sans boussole, nos voiles faseyent dans le vent du doute et de l’incertitude. Nous sommes, fondamentalement, des hommes d’après la Chute et ne pouvons rêver qu’à des ‘paradis artificiels’.
Depuis mon ciel du septième étage je regarde la ville. Le peuple des fourmis humaines sillonne les rues, chargé des brindilles que, bientôt, il rangera au sein de sa fourmilière. C’est un genre de parcours erratique, de croisements incertains, de piétinements sur place, cela se déplie et rayonne, s’assemble et se disperse, si bien que, de cette chorégraphie, ne demeure que le sentiment d’une immense confusion. C’est un vertige, un étonnant pandémonium où chacun semble chercher sa voie sans vraiment la trouver. Je me demande si ces Egarés ont un logis, si une famille les accueille, si une tâche les fixe à demeure, si un loisir les accomplit, si une joie, fût-elle mince, les habite. C’est si étonnant de les voir ainsi, multiples, démembrés, hors d’eux-mêmes, ballotés tels des fétus de paille, Naufragés de la grande cité et nul navire à l’horizon qui les sauverait de leur solitude de Robinson, de leur constitutionnelle angoisse. Il faut être bien isolé dans la camisole de sa chair, être privé de pensées heureuses, être traversé de constants rayons d’effroi pour ainsi confier ses pas à ce rythme infernal qui, sans doute, ne connaît la raison de son être !
Bien sûr, les jauger, sans doute les juger, ne m’exile nullement d’un regard sur moi-même. Si j’étais, en cet instant présent l’un des membres de cette foule, je ne me distinguerais nullement de chacune de ses composantes, je courrais au même rythme, je réfléchirais si peu et ma tête serait vide de pensées. Car l’on ne peut estimer les Autres en s’exonérant de figurer au nombre des participants. Je ne suis moi-même qu’à être-au-monde, à me confronter à l’Autre, à faire de la différence la pierre d’achoppement de ma propre conscience. Je ne suis nullement hors sol. Je suis attaché à la meute par un naturel atavisme, par un sentiment grégaire, par le langage, les mœurs, les échanges, les commerces divers. Nul ne peut prétendre vivre seul et demeurer au sein de sa propre citadelle sauf au risque de connaître l’autisme, de se déréaliser, de plonger dans le bain acide de la folie. Mais qu’est-ce qui m’importe le plus ici ? Être un homme normal parmi les hommes normaux ? Être fou parmi les fous ? Être anonyme parmi les anonymes ? Être homme c’est, sans doute, tout ceci à la fois. Un jour la belle lumière, un autre jour les ombres qui envahissent tout, un autre le rubescent amour qui allume son feu et se donne comme possible éternité. Nous sommes des êtres que visite l’incomplétude, nous sommes des manuscrits aux signes parfois effacés, des pinceaux qui ne tracent plus sur la toile que quelques points illisibles, si proches d’un néant !
Voici les idées qui me visitent depuis cette altitude qui me tient lieu, métaphoriquement, de pensée claire alors que la rue, tout en bas, ne connaîtrait que les ombres et des réflexions souterraines, non encore parvenues à leur éclosion. Oui, toujours la foule semble se donner comme lieu d’une éternelle confusion. Bien plutôt que de présenter un visage d’universalité auquel elle paraîtrait pouvoir prétendre, c’est l’exact contraire qui se manifeste, un agrégat d’individualités, une grappe d’œufs compacte au sein de laquelle chacun vit en autarcie, de sa propre substance, sans même s’apercevoir que des présences homologues les frôlent, qu’elles ont aussi une prétention à exister, à espérer, à prospérer et c’est bien là le lot de toute humanité logée en chacun que de concourir à élever sa propre statue, à condition seulement que cette œuvre de sculpture individuelle se fasse dans la reconnaissance de l’Autre, dans la concorde. Car, bien évidemment, la vie suppose une éthique ou bien elle ne fait que végéter dans les sombres marigots de l’égoïsme. Tout ceci était à dire en tant que préalable à un exposé des motifs qui, au titre de la soi-disant ‘modernité’, traversent l’homme de telle ou de telle manière, avec des chatoiements, mais aussi avec de sombres et inquiétantes lueurs. L’humanisme est parfois devenu une telle abstraction que l’on se questionne sur son existence passée, sur les sédiments qui demeurent encore dans l’esprit et les actions des Vivants. Le plus souvent une simple empreinte se diluant parmi les complexités et les désirs multiples, bigarrés du monde.
" Qu'il est dangereux de se mettre à la fenêtre et qu'il est difficile d'être heureux dans cette vie ! "
Ma fenêtre, ouverte sur le paysage de la ville, m’offre de bien étranges spectacles. Les façades des immeubles sont grises. Les belles architectures haussmanniennes sont rongées par une lèpre inquiétante. Il faut dire, les pluies acides ne font guère bon ménage avec les blocs de calcaire. Peut-être, un jour, tout ceci ne sera plus qu’une manière d’effervescence pareille au fragment de gypse éprouvant sa dernière heure dans le bain corrosif qui en dissout la substance. Les balustres qui délimitent mon balcon s’amenuisent de jour en jour si bien que je ne m’y appuie guère de peur de chuter. Tout est si fragile dans cet air qui paraît devoir ruiner tout ce qui lui est confié, aussi bien les habitats, les arbres, l’eau des fleuves et des canaux. Ce sont les arbres, ces natures si généreuses, si disponibles, qui m’inspirent la plus vive inquiétude. Souvent je me rends au Jardin du Luxembourg pour y trouver quelque repos. La plupart du temps je m’installe sur un banc, sous les larges frondaisons, lisant, dans ce clair-obscur, les pages sans pareilles des ‘Promenades du rêveur solitaire’ ou bien quelques pensées humanistes contenues dans ‘Les Essais’ de Montaigne. C’est alors un grand bonheur de cheminer de concert avec ces grands esprits, de méditer tout en laissant ma vue se perdre parmi les frondaisons des arbres de Judée, des micocouliers, des ginkgo biloba, sous les voûtes séculaires des hauts platanes. Seulement ces géants végétaux font triste mine. Leurs écorces se délitent, de grandes plaques de moisissure couvrent leurs branches, certains de leurs rameaux se dessèchent, les racines, parfois aériennes, semblent torturées d’un bien étrange mal, comme si elles étaient les métaphores d’une existence toujours contrariée, plongeant dans le sol même de l’incompréhension.
Qu’a donc fait l’homme à ces arbres pour que leur santé soit ainsi compromise ? Oui, je dis bien l’homme, son activité effrénée, sa cupidité sans borne qui le pousse à toujours entreprendre davantage, à condamner la Nature au profit des seules activités techniques, à édifier de vastes dalles de ciment qui couvrent la terre et la dépossèdent de ses biens les plus précieux : l’air, le soleil, la pluie. Qu’a donc fait l’homme que nul repentir ne semble atteindre, que nulle ‘conscience malheureuse’ ne paraît affecter ? Combien certains gestes seraient salvateurs qui mettraient, en lieu et place de cet affairement effréné, le chapitre d’un livre, les vers d’un poème, la profondeur d’un essai !
Mais, je sais. Mes Amis me disent rêveur, idéaliste, sans doute, à leurs yeux, non des défauts, il en est de bien plus graves, mais une inclination à mettre le réel entre parenthèse, à lui substituer le ‘principe de plaisir’. Oui, combien ils ont raison ! Oui, combien il me plairait de vivre selon mes penchants, de cueillir ici une fleur, là de lire les vers d’une ode, d’écouter les arpèges d’une fugue, de goûter le nectar d’un ouvrage se donnant comme direction pour la conscience, comme esthétique d’une existence ! Penser ceci, à notre époque de relativisme absolu, loin de convaincre, passe bien plutôt pour une activité suspecte, un passéisme actif, le recours à une bluette romantique se diluant dans les eaux dolentes de jadis, ce temps qui fut, ne reviendra, entretient seulement en l’âme cette nostalgie qui l’englue en de bien tristes souvenances.
Oui, c’est ainsi, une image d’un supposé ‘progrès’ postule la vitesse, ‘l’aller-toujours-de-l’avant’, les projets multiples, une ivresse d’être, une dévotion hystérique à la mode, un style de vie en lieu et place de la vie en son essence la plus conforme. Temps de certitudes faciles. Temps de surface où plus rien n’apparaît des choses en leur pureté originelle. Temps de ‘poudre aux yeux’ et de ‘miroirs aux alouettes’, temps qui pousse aux lieux communs plutôt que de chercher à inventer une règle de conduite qui, en même temps, soit orientation vers une réflexion en profondeur de notre condition d’homme. Ecrire ceci a-t-il plus de valeur que celle du constat pessimiste (ou peut-être lucide, réaliste ?), plus de sens que de mettre au jour un langage à visée cathartique, de faire fleurir au bout de la plume le bouquet d’une simple joie, celle qui ferait l’économie de ces conduites par trop grégaires, moutonnières ? Le groupe, par opposition à l’individu, a le plus souvent tendance à se contenter de ses propres insuffisances, au motif simple qu’une addition de petits manquements vaut plus que de grandes vertus.
" Qu'il est dangereux de se mettre à la fenêtre et qu'il est difficile d'être heureux dans cette vie ! "
Oui, Voltaire a raison, cette haute conscience des Lumières qui disait, dans ‘Candide’, le danger de regarder à l’extérieur, la quasi-impossibilité d’être heureux, de s’accomplir, sinon dans la pure félicité, du moins dans une forme d’existence qui vaille la peine d’être expérimentée. Voltaire, certes homme mondain, mais homme de culture. Ici, la transition sera vite réalisée qui nous conduira vers la notion de culture ou du moins ce qu’il en reste. A la manière dont les arbres ont été attaqués par la violence du climat, les œuvres dites ‘culturelles’ connaissent une constante désaffection. Aux anthologies philosophiques, poétiques, littéraires, aux créations remarquables de l’art, on préfère le voyage lointain, le divertissement facile, le délassement télévisuel, la petite musique des Réseaux Sociaux, l’écran hypnotique de son Smartphone, la certitude vite acquise qui tient lieu et place d’information objective, rationnelle, longuement mûrie avant que d’être promue sous la forme de vérité qui lui convient, et celle-ci seulement.
Nos temps modernes ont trop tendance à accorder une place excessive aux humeurs et variations multiples de la subjectivité, plutôt que de se confier aux exigences de l’objectivité. On en arrive ainsi à l’émiettement de ce qui est authentique pour n’en conserver qu’un multiple kaléidoscope, une fragmentation qui, ne parvenant plus à déboucher sur une synthèse appropriante, ne consiste plus qu’en de rapides opinions aussi légères qu’infécondes, quand elles ne sont dangereuses pour le fonctionnement de la démocratie. La rumeur, l’idée fausse, le ragot se positionnent en substitution des pensées raffermies par l’étude sérieuse de ses objets. On ne saurait bâtir une juste conscience des choses et du monde au gré de ces caprices, de ces fantaisies qui n’ont de valeur que la faible durée de leur clignotement.
En matière d’éducation il devient chaque jour plus urgent d’adapter les jeunes psychologies à un exercice plus exigeant de leurs connaissances, faute de quoi la conscience végétant ne s’élèvera guère au-dessus des phénomènes qu’elle rencontre, les subissant bien plus qu’elle ne pourra être en mesure de les maîtriser. Ce ne sont nullement des paroles de Cassandre, il n’est que de regarder autour de soi les ravages occasionnés par l’inconscience généralisée, le peu d’attrait pour l’altérité, la paranoïa des egos aveuglés par leurs propres images. La mode des ‘selfies’ (recours nécessaire aux anglicismes !), témoigne de cet aveuglement du soi, de cette autoconstitution qui rayonne à l’entour des êtres comme leur aura la plus éblouissante. On n’est que ce que le ‘selfie’ dit de nous : une simple apparence que le prochain ‘selfie’ effacera de sa terrible vacuité. La société médiatique est grosse de l’ensemencement qui, d’abord dessinera ses lézardes puis la détruira de l’intérieur, manière de logique implacable portant en elle-même les germes de sa propre destruction. Ceci est assez affligeant pour n’être pas développé au-delà de ce constat.
Le présent est affecté de sombres silhouettes, le futur est illisible. Quant au passé il fait son faible feu au loin qui, bientôt, ne sera plus visible. « Oublieuse mémoire » disait le Poète. Oui, oublieuse au point qu’il semble qu’une amnésie partout effective ponce les souvenirs à blanc, il n’en demeure même pas l’épaisseur d’un regret. Ceci serait de peu d’importance si les enjeux de la mémoire ne devaient forger, à partir d’hier, les conduites de demain. Il n’est pas indifférent que des millions de combattants soient tombés au champ d’honneur. Les reconnaître, saluer leur courage et leur mérite, c’est tirer de l’Histoire les leçons dont notre conscience devrait s’armer afin que les erreurs de jadis ne puissent se renouveler. Les jeunes générations doivent se pencher sur ces destins sacrifiés, non seulement comme s’ils s’inclinaient devant d’abstraites idoles, mais comme s’il allait du futur de leur chair, de l’enjeu de leur âme de simplement les honorer. Comment, aujourd’hui, la Shoah, les pogroms, l’extermination programmée de tout un peuple, les images des corps décharnés d’Auschwitz peuvent-ils s’absenter des pensées ? Comment l’horreur absolue peut-elle se dissoudre dans les sombres couloirs de l’Histoire ?
Comment peut-on vivre et demeurer dans sa posture d’homme sans que notre statue ne vacille et que ne s’effondre un monde prenant l’eau de toutes parts ? Oui, c’est d’un naufrage de l’humain dont il est question, de la condamnation irrémédiable d’une essence qui nous détermine et nous singularise parmi la constellation du vivant. Nous ne pouvons accepter que notre nature diffère de ce qu’elle est en son fond, ne devienne semblable au halo d’une pierre, à l’ombre portée d’un végétal dans le silence d’une combe emplie d’ombre. " Qu'il est dangereux de se mettre à la fenêtre’ et de regarder sans ciller notre propre visage. Est-ce le goût du risque ? Une affinité avec le tragique ? Un penchant pour la méditation métaphysique ? Peu importe le motif. Se mettre à la fenêtre et regarder le spectacle du monde est déjà une tâche presque surhumaine. Dénoncer les travers humains est ressenti à la manière d’une provocation. Il est si bon de s’enfoncer dans le duvet des certitudes, de se protéger du vent, de se recroqueviller dans le cocon de son amnésie. « Indignez-vous », disait le diplomate Stéphane Hessel et ceci ne signifiait nullement que cette indignation avait pour objet d’enrayer quelque mal personnel mais de se mobiliser contre le Mal Majuscule qui hante depuis toujours la conscience humaine, dont l’œuvre de Dante nous donne quelques aperçus effrayants, fussent-ils littéraires, atténués par les vertus de l’art. Nous souffrons d’un déficit d’indignation. Nous préférons nous ruer vers la première distraction consumériste venue plutôt que de faire face à ce qui mine en sous-sol la pierre levée de l’humain. Elle gîte dangereusement et menace de rejoindre la terre qui, peut-être, un jour, sera son tombeau. « Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles », disait prophétiquement le Poète Paul Valéry. Depuis Rimbaud nous savons que le Poète est un Voyant, que ses visions se concrétisent toujours, que sa tristesse se transmue, le plus souvent, en effroi, celui des consciences lucides qui, depuis les Lumières, animent ceux qui savent ôter de leur regard la taie de cataracte qui obture communément les yeux des Existants.
" Qu'il est dangereux de se mettre à la fenêtre et qu'il est difficile d'être heureux dans cette vie ! " Oui, ceci il nous faut nous le rendre constamment présent et n’en nullement faire le lieu d’une agréable comptine. Si vivre est faire, alors il importe que nos actes ne restituent nullement sur la scène contemporaine les errements d’hier. Serait-il impossible, à notre époque, de vivre selon les préceptes de l’humanisme, d’accorder une place au savoir provenant des Antiques, de reconnaître la valeur des Lettres (plutôt que celle des Nombres de notre civilisation cybernétique), de redonner place au livre, d’améliorer le sort du monde, de réfléchir sur notre finitude ? Les Renaissants, déjà au XIV° siècle, en étaient capables, n’en pourrions-nous réitérer la forme aujourd’hui ?
Notre monde actuel souffre d’un déficit de spiritualité, la place des religions régresse, un matérialisme partout présent envahit les façons de vivre. Par ‘spirituel’, je n’entends nullement une quelconque génuflexion devant un hypothétique Dieu que les hommes ont inventé. Je suis personnellement athée et ne supporte guère le dogme des religions, pas plus que je n’admets les dogmes philosophiques, politiques, sociaux et autres. Certains ‘philosophes’ médiatiques partent en croisade contre les religions. Ceci est une posture contraire aux missions de la philosophie. Qu’à titre personnel un ‘soi-disant philosophe’ ait maille à partir avec l’institution catholique ou autre, ceci est son problème individuel qui, en aucun cas, ne saurait avoir valeur universelle. L’attitude la plus conforme au statut de Chercheur consiste en une posture d’objectivité, non à brandir un quelconque anathème en direction d’une culture, d’une foi, d’une croyance. C’est une liberté essentielle que de choisir en conscience la voie qui conduit à soi. Elle peut emprunter le chemin d’une philosophie particulière, d’une gnose, d’un ésotérisme, de la raison pure, d’une croyance en ses multiples postures. Condamner ceci par avance n’est pas un acte d’Intellectuel, seulement la profession de foi reposant sur une opinion, à savoir le plus bas degré de la pensée. On ne peut établir une réflexion, fonder un jugement sur la seule foi d’un a priori, d’une subjectivité inspirée de motifs strictement liés à ses propres centres d’intérêt, si ce n’est à ses obsessions. Trop de vérités actuelles ne sont que des pétitions de principe d’un ego empêtré dans ses propres problèmes !
Donc le Spirituel. Mais avant d’aller plus loin, qu’il me soit permis de citer une longue partie de l’article paru en octobre 2017, dans ‘Libération’, sous la plume de Roland Gori, Psychanalyste. Les idées qui y sont contenues traduisent avec exactitude, à mon sens, l’actuelle détresse qui affecte les hommes et les femmes de ce XXI° siècle naissant :
« André Malraux avait eu cette intuition prophétique : « Je pense que la tâche du prochain siècle, en face de la plus terrible menace qu’ait connu l’humanité, va être d’y réintégrer les dieux. » Non sans avoir précédemment écrit : « depuis cinquante ans, la psychologie réintègre les démons dans l’homme. Tel est le bilan sérieux de la psychanalyse. » Il semble qu’aujourd’hui l’homo psychologicus évoqué par Malraux, l’homme de la réalité psychique et de la relation symbolique, ne fasse plus recette. L’humain s’est converti aux données du numérique, cette merveilleuse innovation technologique chargée de ré-enchanter un « monde sans esprit », un monde désacralisé par la froide raison technique, instrumentale d’une société régulée par les seuls critères « légitimes » du marché et de la technique. »
Tout est dit de ce qui affecte l’humanité en son errance extrême. Malraux, dans sa phrase devenue célèbre, ne dit nullement comme cela a été souvent prétendu : « Le XXIe siècle sera religieux », ce qui aurait supposé le recours aux religions et, en définitive à Dieu. Or il est important de bien saisir la nuance existante entre ‘Dieu’ et ‘les dieux’. Dieu fonctionne sous le régime du dogme, c'est-à-dire de la foi sans contestation possible de cela même qui y est inscrit. Quant aux ‘dieux’ (prenons l’exemple du Panthéon grec), si l’attitude envers eux peut être dite globalement ‘religieuse’, elle fait davantage signe en direction de la mythologie, autrement dit, selon la définition du dictionnaire de « l’Histoire fabuleuse des dieux, des demi-dieux, des héros de l'Antiquité païenne. » Ici il est aisé de comprendre qu’il s’agit de la narration imaginaire de faits supposément vrais ayant pour but, en réalité, de lier le destin d’un peuple autour d’une histoire dans laquelle il se reconnaît et peut se projeter dans l’avenir commun de ses différentes composantes. La mythologie agit donc à la façon d’une légende, d’un récit fantastique, d’un fait littéraire, patrimoine insécable d’une communauté qui le reconnaît en tant que son archéologie. Donc ici, c’est bien plus le versant spirituel qui est affirmé en tant qu’activité de l’imaginaire, que la croyance qui supposerait l’adhésion à un corpus de valeurs imposées. Formulé autrement, le mythe serait libre d’être reçu de telle ou de telle manière, alors que le religieux s’imposerait de facto comme la chose à penser qui ne tolèrerait nul écart. Ce que le spirituel donnerait dans la positivité, la religion le retirerait et traduirait le visage de la négativité.
Non, l’intelligence artificielle (curieuse dénomination pour l’intelligence, ce fait hautement humain, de se voir attribuer le prédicat ‘d’artificiel’ !), la galaxie cybernétique, l’univers des Réseaux Sociaux, le déferlement des téléphonies virtuelles n’accroissent nullement la qualité des relations humaines, ni ne contribuent à l’édification d’une nouvelle voie de la connaissance. Bien à l’opposé, ces supports techniques pervertissent tout à la fois la spontanéité des échanges, la richesse du contact ‘naturel’, la chaude effusion, l’épiphanie sans distance du visage de l’Autre. Il faut être de mauvaise foi pour prétendre le contraire mais il est vrai que dans l’ambiance générale des ‘fausses informations’ les arguments rationnels ont bien du mal à se frayer une voie. En ces temps de disette intellectuelle, l’irrationnel, l’infondé, l’épidermique ont pignon sur rue à tel point que la nouvelle concoctée dans les arrière-boutiques des complotistes et autres conspirationnistes possède plus de valeur que les pensées émises par des experts en leurs propres domaines.
Ceci est si affligeant qu’il convient de l’oublier bien vite et de relire avec le plus vif intérêt les grands noms des Lumières, Voltaire, Rousseau, Diderot, D’Alembert. Une seule page du ‘Neveu de Rameau’ vaut bien plus qu’une montagne d’opinions qui n’ont pour elles que d’être des non-pensées, des croyances primaires, archaïques, quand elles ne sont des entreprises de démolition de l’humain. Ceci il faut le dire avec force, surtout si les Complotistes peuvent l’entendre. Ils n’ont que la puissance des faibles qui répandent leurs propres ‘vérités’ au mépris de l’humain, préférant proférer des anathèmes contre tous ceux qui oseraient mettre en doute leur parole. Cette parole de pacotille qui distille son venin à l’envi à qui veut bien l’entendre. Être humain est être responsable de sa propre pensée, de ses discours, de ses actes. De quoi témoignent-ils ceux qui, par pure bêtise, profèrent à longueur de journée des rumeurs de songe-creux ? Existent-ils au moins ? Ne sont-ils de pures émanations de la galaxie virtuelle ? Peuvent-ils au moins se hisser une coudée au-dessus de leur propre chaos ?
" Qu'il est dangereux de se mettre à la fenêtre et qu'il est difficile d'être heureux dans cette vie ! " Bien vite je vais refermer la fenêtre. Non pour oublier le monde, non pour biffer la présence humaine. Seulement pour méditer à leur sujet et déplier, si possible, la bannière de l’espoir. Nous avons tellement besoin qu’elle se déploie et nous maintienne dans notre posture humaine, rien qu’humaine !