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24 août 2023 4 24 /08 /août /2023 15:44
Du clair à l’obscur

"Sans titre", acrylique

et graphite sur papier préparé

Bieuzy 2016

Œuvre : Marcel Dupertuis

 

 

***

 

 

 

Tu me disais cette tache

Cette tache dans l’obscur

Cette illisible présence

Ce grenat presque éteint

Ce sang de bœuf caillé

Ce non retour à soi

Cette dolente mutité

 

*

 

Je te disais ce fond

Ce sans fond en réalité

Cet imprenable voile

Ce mastic dense

Ce refus de paraître

Cette terre glacée

Ce refuge du sol

En son silence premier

 

*

 

Tu me disais

La perte en croix

Du Rouge

Cette inconnaissance

La biffure du jour

Dont il témoignait

L’appel d’un deuil

Puis plus rien

 

*

 

Je te disais

L’ouverture infinie

Du Jaune

Le glissement hors de soi

La limite franchie

La diaspora de ce clair

Sa fuite toujours

Sa non-parole

Comme clôture

Comme absence

 

*

 

Tu me disais

Les couleurs orphelines

Leur confondante solitude

Leur troublante aliénation

Le Rouge en tant que demeure

Le Mastic en tant qu’eau morte

Chacune en sa désolation

Chacune en son destin

Chacune en sa finitude

 

*

 

Je te disais

Le Temps est infini

L’Espace trop ouvert

Je te disais

Nous ne sommes

Que du Rouge

Son étrange flamboiement

Nous ne sommes

Que du Jaune

Cette faible poussière

Sur le chemin du doute

 

*

 

Ensemble nous disions

L’impossibilité des Choses

La tournure affectée du Monde

La pliure de nos corps

Sous la morsure de l’heure

Peut-être n’étions-nous

Qu’une feuille de sang caillé

Qu’une terre infertile

Qu’aucun coutre

N’aurait connue

Qu’aucun archéologue

N’aurait fouillée

Juste des sédiments

Enfouis au creux de l’ombre

 

*

 

Tu me disais l’équivalence

Du Rouge et du Noir

Je te disais l’homonymie

Du Jaune et du Blanc

Tu me disais Rouge-Noir-Ombre

Je te disais Jaune-Blanc-Lumière

Ensemble nous disions

Le clignotement

La pulsation de l’univers

Son rythme inaperçu

Son agitation

Son être

 

*

 

Tu me disais le non-sens

Qu’il y avait

À ne voir les phénomènes

Qu’à l’intérieur de leur site

À les isoler

À les porter à l’extrême

De leur paradoxe

Rouge d’un côté

Jaune de l’autre

Et rien entre les deux

Qui les unirait

Les rassemblerait

En une unique parole

Une goutte fondatrice

Où les sceller

 

*

 

Je te disais

Le côté de l’Obscur

Le côté de Clair

Tout comme j’aurais dit

Le côté de chez Swann

Celui des aubépines

Où dorment les larmes

Le côté de Guermantes

Où brille le désir

Où étincelle

La pépite des mots

 

*

 

Tu me disais

De Guermantes à Swann

Du clair à l’obscur

S’inscrit la loi du tiret

Ce si beau clair-obscur

Qu’est tout langage

En sa promesse accompli

 

*

 

Je te disais tout est passage

Tout est mouvement

Tout est relation

Que métamorphose le réel

Tout est diastole-systole

Au cœur du Monde

Tout est allées et venues

Au désir des amants

Tout est nuit/jour

Dans l’aube qui se donne

Le crépuscule qui se retire

Tout est toujours déjà dit

Qui part du silence

Eclot dans le mot

 

*

 

Tu me disais

Le Rouge attend le Jaune

Le Jaune attend le Rouge

C’est de leur commune tension

Que naît le sens

Celui que l’œuvre nous confie

Celui en retour

Que nous lui attribuons

Du clair à l’obscur

De l’obscur au clair

Se disent toutes choses

En leur juste mesure

 

*

 

Je te disais

L’Unique est ceci

Qui se montre

Prenons-le en garde

Avant que la nuit n’arrive

Car alors le secret serait tel

Nous ne le verrions plus

Il n’y aurait

Qu’une plaine livide

A seulement y penser

Nous sommes

Hors de chez nous

Hors

 

*

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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24 août 2023 4 24 /08 /août /2023 08:41
Visage : épiphanie privative de l’Être

Esquisse

 

Barbara Kroll

 

***

 

Ici, il ne peut être question que

 

de haut et de bas,

de lointain et de proche,

 de parole et de silence,

d’invisible et de visible,

d’être et de non-être,

de transcendance

et d’immanence.

 

   Ici quelque chose va advenir dont nous sommes en attente, mais en réalité nous ne savons guère de quoi il s’agit, de quelle forme se vêtira cette longue patience, si elle nous affectera en propre ou bien s’il ne s’agira que d’un événement qui nous sera extérieur, qui ne nous déterminera point, dont nous ne percevrons que la fuite à défaut d’en pouvoir posséder la teneur, d’en déchiffrer le signe secret, d’en deviner l’intention, d’estimer sa situation dans l’espace, de faire quelque hypothèse quant à la nature de sa temporalité. Une sorte d’énigme sans réponse. De rébus dont nous ne parviendrions à démêler le peuple bariolé des lettres, chiffres et dessins. Un genre de charade dont « mon tout » ne serait l’assemblage, ni de « mon premier », ni de « mon second » mais une illisible formule flottant au plus haut.

   Or cette perte de Soi dans la mouvance d’un insaisissable réel, il nous faut la doter de quelque assise, lui octroyer des coordonnées au gré desquelles nous ne serons plus des Silhouettes errantes, des Nomades perdus en plein désert mais des Sédentaires bivouaquant sur un sol ferme, sous un ciel orienté, repérable à son Étoile Polaire et au dessin de ses multiples constellations. Pour l’instant, ne retenons de notre quête d’orientation que le HAUT, le BAS, lui se définira par simple opposition, par évident contraste. Le HAUT est cette pure dimension seule capable de nous aimanter, de conférer à notre vision la vastitude des espaces infinis, de l’immerger au plein de cette lumière qui est la provende même au sein de laquelle se donne l’Esprit, se déploie l’Âme, ailes grandes ouvertes tel le sublime Aigle Royal qui parcourt l’empyrée de la majesté de ses cercles merveilleux, toujours renouvelés.

   Donc nous disons que, présentement, nous laissons volontairement à l’extérieur de notre conscience les bas-fonds inondés d’ombre, les vallées noyées dans leur propre stupeur, les creux des dolines où la clarté se meurt, les ravins perclus de larges blessures, ils sont la perdition même de ce qui, jamais ne s’élevant de soi, ne connaît que la sourde mutité des abîmes, le glauque et l’immobile des vertigineux abysses. Mais il devient urgent de s’éloigner de ces signes négatifs. Nous atteindraient-ils et c’est notre nature même qui chancèlerait et c’est notre essence pervertie qui ne connaîtrait plus le lieu de sa manifestation.

 

Il faut oser la Lumière.

 Il faut déplier l’Ouvert.

  

   Voyez la Fleur du Tournesol, sa tige ombreuse se perd dans la touffeur du sol, ce Vert-Bouteille, ce Vert-Sapin qui semblent proférer les derniers mots avant leur proche disparition. Mais le généreux capitule, lui est solaire, lui rayonne et éclaire tout ce qui se trouve alentour. Il est la figure même de la joie, le rire éclatant de l’enfant, la plénitude heureuse de l’Amante.

   Voyez les hautes torches des Peupliers, leur partie sommitale joue avec les nuages, folâtre avec le cristal du ciel, sème en automne ses mille écus jaunes au milieu des tourbillons du vent. Les regarder, porter ses propres yeux en direction de leurs cimes et c’est déjà s’élever, Soi, perdre ce contact avec une terre sourde où végète le peuple vaincu des racines aveugles.

   Voyez la belle Colline, celle de Sion par exemple, ce haut relief des Côtes de Moselle, la vue y est si ample, dégagée que, par temps clair, l’événement inouï du Mont Blanc se donne sur le mode d’une « apparition », à la manière dont l’Esprit pourrait trouver à se matérialiser sous la forme d’un corps de mémoire, mémoire de ce qu’il fut qui, encore, transparaît dans cette fête de la visibilité. Maurice Barrès lui-même ne s’y est pas trompé qui, dans son roman « La Colline inspirée », désignait ce site tel « un lieu où souffle l'esprit... ». Alors, à cette aune-ci, que sont les basses terres, les sillons de noire perdition, les creux de glaise où rampent les vers et s’enroulent les scolopendres ?

   Voyez les filaments des superbes cirrus, leur aérienne légèreté, à peine un voile, comme s’ils étaient tissés de la vêture des dieux. Aphrodite parée de sa ceinture magique. Apollon jouant de la pure diaphanéité de son arc, de sa lyre, de sa flûte. Héra auréolée de la lumière de son sceptre, de sa couronne. Hermès le Messager aux semelles de vent. Comment le « Monde du Bas », englué dans sa lourde substance, pourrait-il supporter la comparaison ?

   Voyez enfin la superbe Rose des Vents, voyez le souffle d’Éole tel que déployé sur la Mer Méditerranée, écoutez le glissement de Tramontane, la voix discrète de Mistral, l’haleine chaude de Sirocco, la caresse douce et humide de Levant, la parole pluvieuse et heureuse de Libeccio. Tout ce qui est situé au-dessous est affecté de lourdeur, de corruption, de perte prochaine dans quelque insondable abîme.

   Alors, de manière analogique, plaçant en regard de Tournesol, Peupliers, Colline, Cirrus, Rose des Vents, toutes ces Hauteurs Insignes, plaçant donc en miroir la Belle et Essentielle Silhouette Humaine, nous pouvons affirmer sans crainte de nous tromper qu’il y a coalescence d’un SENS singulier, confluent, à savoir que le Haut de l’Homme, son Visage est l’Épiphanie de l’Être, la manifestation en quoi il se rend, sinon entièrement visible, du moins intuitionnable. Notre vision prenant appui sur tel ou tel visage, peu importe sa configuration, ses déterminations propres, notre vision donc donne droit à ce pur mystère du « il y a », il y a quelque chose qui s’annonce, qui surgit, qui se déploie, se révèle comme l’éternel mystère dont il est, l’espace d’un instant, l’intercesseur, le médiateur.

    Il nous reste, maintenant, à reporter sur l’image de Barbara Kroll les quelques méditations antécédentes afin de leur donner corps, afin que l’Être entrevu, nullement saisi dans la complexité de son essence, nous dise quelque chose de son inapparence/apparence, cette Forme toujours en-deçà, en-delà de notre Raison, de notre possibilité de concept, cette dérobade, cette fugue, cet éloignement signant, tout à la fois son caractère précieux, tout à la fois notre persistance à tâcher d’en surprendre quelque perspective, à en deviner quelque ligne de fuite.

   Le bas du corps, cette jambe, ces bras, ces membres griffés de vert, Ce Vert Anglais, ce Vert Véronèse, que nous disent-ils d’eux dans cette posture immanente dont rien ne semble pouvoir se lever que de la douleur, de l’ennui, de la perdition ? Ils sont la figure d’un cruel dénuement, ils pourraient s’annuler à même les intervalles qui en creusent la surface, un Néant est en eux, ce Blanc-Gris qui menace de les reprendre dans le cercle des choses encore non-venues à elles. Le bas du corps de Modèle (du moins de Modèle en voie de venue à Soi, non du Modèle entièrement réalisé), ce bas joue en écho avec la tige terreuse du Tournesol, joue avec les racines ombreuses des Peupliers, joue avec le pied de la Colline encore plongé dans son indistinction native, joue avec le ventre gris du Cirrus lorsqu’il vire à l’orage, joue avec la Rose des Vents en sa partie la plus terrible lorsque la tornade s’assemble et menace les logis de Ceux-d’en-Bas, les Vivants à-demi, ceux qui, délaissés des dieux, courent à leur perte le sachant ou à leur insu, de toute manière la finalité sera la même : retour à la case départ avec un jeu pipé, un jeu faussé, un jeu mortifère.

   Mais assez travaillé « Esquisse » au charbon, au trait de fusain, nous devons éclaircir la touche, la porter au plus haut, lui attribuer ce statut de ligne claire dont, en son fond, elle est porteuse, mais nos yeux indociles n’en perçoivent nullement le rayon de joie. Certes une joie discrète, dissimulée derrière le paravent de sa retenue, mais félicité pleine et entière au motif même de cette réserve, de cette ressource en attente de figurer. Certes le visage, cette épiphanie de l’Être, est teinté d’un lavis bien sombre, comme si un appel de l’Ombre en obscurcissait la soudaine présence. Mais l’on ne vient nullement de cette confusion du corps, de ces lignes Vert-Cru, de ce Mauve-Mélancolique de la vêture, sans en conserver encore quelque souvenir graphique empreint de cette pesanteur, de cette lenteur à s’arracher à des puissances primitives qui paraissent sonner l’hallali, condamner l’Être à la dimension du Non-Être, à son absentement définitif. Oui, car de la partie inférieure du corps au visage, il s’agit bien de la distance entre Non-Être et Être. Quelque chose se réfugiait dans l’indistinction de soi, quelque chose traçait une façon de linéament en spirale, de limaçon refermé sur son point focal, cette lentille presque invisible, alors que, à quelque distance, se hissant vers un hypothétique Ciel, une autre chose arrivait à pas comptés, à pas feutrés sur l’avant-scène du Monde, comme dans le pli retiré de ténébreuses coulisses.

   Mais toute énonciation de ce qui vient en présence, de facto, se doit d’être dite au présent. Afin que, hissée du mystère de sa neuve naissance, quelque chose puisse nous rencontrer que, toujours, nous attendons, comblement d’une partie de nous-mêmes, obturation provisoire de la faille, suture des lèvres de l’abîme dont le mouvement se dit sous la forme de l’exister. Ce Visage de l’Être, du moins son reflet, du moins sa possibilité, du moins son envisageable événement, cette Apparition donc, nous souhaitons en être les témoins privilégiés, les Voyeurs insignes, peut-être même les Révélateurs puisque l’Être ne se dévoile jamais qu’aux yeux des Étants que nous sommes, nous les Hommes. Or de quoi disposons-nous, hormis notre regard, qui puisse rendre compte de sa décisive venue ? Du Langage, des mots de la description qui cherchent à dessiner ses contours, tout au moins s’essayer à leur donner sens.

   Telle l’âme qui, un jour, a pu contempler la lumière des Idées, la restituant au titre de la réminiscence, le témoignage que nous pouvons apporter se fonde d’abord sur un acte de pure mémoire.

Visage : épiphanie privative de l’Être

                               Fragment d’Esquisse                                               Pablo Picasso (D’après)    

                                  Barbara Kroll                                            Étude « Les Demoiselles d’Avignon

                                                                                                              Source PLAZZART

 

 

   Pour nous, l’analogie est évidente, qui place immédiatement en regard « Esquisse » et « Les Demoiselles d’Avignon ». Chevelure hirsute, large front, dimension dilatée des yeux, ligne oblique du nez et enfin ces rayures, ces hachures qui signent, tout à la fois, un style commun et la volonté de parapher l’œuvre à l’aune de ces vigueurs graphiques. Mais, bien plus que ces confluences formelles, c’est de la représentation singulière de l’Être dont nous devons être alertés. Car, ici, il y a bien une inquiétude en l’Être, sans doute une volonté de retrait, l’adoption d’une posture marginale qui pourrait, d’un instant à l’autre, substituer au procès de la représentation, comme son envers, une figure-sans-figure, un visage-sans-visage, autrement dit la pure annulation de ce-qui-est, nous requérant, nous-mêmes, tels des Êtres-du-doute, tels des Êtres si peu assurés d’eux-mêmes, que le plus pur et puissant des cogitos cartésiens ne parviendrait nullement à sauver d’un incoercible naufrage.

   Car c’est bien là notre lot humain que de ne jamais savoir où nous en sommes avec cette lourde et exténuante tâche d’exister, le réel, à jets continus, nous ôtant d’une main ce qu’il nous offrait dans l’autre. Ce constat de la donation/retrait est le signe le plus avancé, la figure de proue de cette finitude, laquelle, en son essence, est identique au scalpel qui entaille les chairs, rétrocédant toujours vers le Rien dont nous espérions qu’il vacillerait sous les coups de boutoir du Tout, ce Tout dont nous pensions constituer, en un seul empan, l’alpha et l’oméga. Or, que voyons-nous ici ? Qu’Être c’est Des-Être, qu’exister se fait sur le mode de la privation, que vivre est un métabolisme fou qui porte en lui les germes de sa propre et incontournable aporie.

 

Regarder cette image,

c’est traverser son Être propre

jusqu’en des rives innommables,

où le Haut, le Visible, l’Effectué,

le Tangible, le Positif

sont toujours amputés, euphémisés

 par le Bas, l’Invisible, l’Ineffectué,

l’Intangible, le Négatif.

 

Inexorablement, nous sommes

 

des Êtres de l’Écart,

du Suspens,

de l’Entre

 

   et ceci nous le savons au moins depuis le jour de notre naissance. Ceci, cette condition édifiée sur du sable, ceci, cette tour reposant sur une fragile argile, ceci, ce cheminement troué, est-ce si tragique qu’il y paraît ? Nullement. Ce qui serait tragique, au sens le plus fort du terme, que notre existence s’ouvrît sur de larges horizons, que notre durée s’indiquât illimitée, que notre chair se vêtît d’immortalité. Car alors, nous ne serions plus Humains. Car alors la recherche de la joie n’aurait plus nul sens. Car alors serrer l’Amante dans ses bras serait pure fioriture. Ce qu’au terme de notre voyage, notre finitude nous offrira, cette mesure immense, cette ouverture illimitée à l’Absolu.

 

Parfois, dans les moments

d’étincelante lumière,

hissés tout en haut des capitules des Tournesols,

perchés sur la tête ébouriffée des Peupliers,

 posés sur le dos souple des Collines,

planant sur l’écume des Cirrus,

 naviguant sur la pointe de la Rose des vents,

nous oublions tout ce qui,

dans l’ombre des mangroves,

au fond des sombres venelles,

dans les cachots de la Terre

se désespère et se meurt

de ne point connaître la clarté.

 

 

  

 

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23 août 2023 3 23 /08 /août /2023 17:21
Neige et encre

  Monotype, novembre 2016

 

   Œuvre : Sophie Rousseau

 

 

***

 

C’était à ceci qu’il fallait arriver

Neige et encre

Dans la plus grande blancheur

Dans la plus haute densité

Sur la pointe des pieds

Se hisser jusqu’au jasmin du doute

Se cambrer dans la plus juste poésie

Ne pas céder tant que le jour serait là

Que la lumière brûlerait la cime des arbres

Que le cœur serait à l’œuvre

 

***

 

Prise du-dedans l’œuvre

Pareille à une Déflorée

En sa plus intime litanie

En son érectile présence

En son ultime mort

De ceci il s’agissait

De mort vive

De crucifixion

De Thanatos clouant Eros

A la plus haute branche du savoir

 

***

 

Car connaître était mourir

Car créer était connaître

Car vivre s’historiait

A la neige

A l’encre

A leurs plus hautes saisons

A leurs plus grandes dérives

Pouvait-il y avoir geste

Plus exact

Que celui de tremper

La plume dans son sang

Noir

En maculer la peau de  neige

Cette virginité qui résistait

Ne voulait se donner

Qu’à la faveur de suppliantes caresses

D’attouchements subtils

 

***

 

Une empreinte ici

Sur la nacre d’écume de la peau

Là dans la résille arborescente

Qui s’étoilait au creux des reins

Là encore dans le puits profond du désir

On prenait une plume

On la jetait au vent de l’imaginaire

Elle retombait ici et là

Flocon virevoltant

Dans le luxe immatériel de l’instant

Elle se disait en murmure

Elle se disait en beauté

Elle se disait dans le rare

Et le soudain

 

***

 

Dans l’enfin accompli

Dont l’image était marquée

Sceau d’une urgence

Rien ne pouvait attendre

Rien ne pouvait demeurer

Sur le seuil d’une vision

De la Nuit il fallait partir

De l’obscur faire naître

Ceci qui ne pouvait être

Que cette trace ténue

Ce brouillard noir

Cette esquisse

Cette buée

Ce Rien

 

***

 

Voilà

C’était là

Dans le tremblement du jour

Simple ballet de signes

Alphabet du devenir

Palimpseste laissant voir

Dans le filigrane de l’heure

Le fragile et le fugace

Le discret et le requis

A témoigner

La lumière était là

Qui veillait

A la permanence

Des choses

Il était grand temps

De venir au sommeil

De rêver aux épousailles

De Neige et d’Encre

Dans le luxe

Immémorial

De la Nuit

 

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21 août 2023 1 21 /08 /août /2023 17:05
Effusion de soi sur la toile du monde.

"Sans titre", acrylique sur papier

Bieuzy 2015

Œuvre : Marcel Dupertuis

***

 Lire une forme

   C’est toujours être confronté à une énigme que de vouloir traverser la membrane d’une forme, de se déployer à même la complexité de ses significations. Car, ou bien nous n’y devinons que notre propre silhouette ou bien celle de l’Autre puisque l’humain est toujours ce qu’il y a de plus prégnant pour un autre humain. Alors on dira ce corps noir, donc cette négritude affleurant à même le projet graphique. On se livrera à une manière d’exégèse, inventoriant tout ce qui mérite de l’être. On dira l’ovale de la tête que surmonte l’élévation d’un chignon. On dira l’amplitude de la poitrine comme promesse de destin maternel. On dira la courbe d’un bras, la chute de l’autre en direction de la hanche. On devinera les deux collines des fesses, la vaste plaine du bassin, une jambe remontée qui délivre la toison du sexe, la faille où sombrer sans retour possible. Car jamais l’on ne peut se hisser de cela même d’où l’on provient, qui appelle, qui entonne le chant d’un espace magique. On proférera l’impossibilité d’être au monde autrement qu’à l’aune de quelque fantasme. On décrira avec un bonheur teinté d’envie l’onde claire qui ceint le corps à la manière dont la mandorle détoure la tête du Saint Homme. Alors on sera si près de l’arche du sacré que les yeux se napperont de larmes, que le cœur se dilatera à la mesure du mystère, que l’âme entamera son éternel voyage en direction des étoiles.

Peintre en son atelier

  Le jour est à peine une traînée blanche sur les lèvres du monde. Un murmure, le bruit léger d’une fontaine fuyant dans l’interstice des pavés. Une marche sur la pointe des pieds. Une progression à bas bruit qui s’habille de la vêture de l’inaperçu. Mais cette silhouette à contre-jour du désir qui fait ses étonnantes confluences, quelle est-elle ? Est-elle pure émanation de la toile blanche qui s’impatiente d’être maculée, c'est-à-dire de naître au monde ? Est-elle autre chose qu’une souple volonté attendant l’heure de sa propre révélation ? Est-elle au moins une réalité saisissable autrement que par un procès de la raison ? Est-elle pur concept, abstraction dans le filigrane du jour ? Idée haute que nous ne pourrions percevoir qu’à la mesure d’une longue contemplation ?

Kairos ou le moment décisif

 Soudain le spalter. Soudain sa brosse de poils souples. Soudain la déflagration d’une pensée toute artisanale. Le geste comme fin en soi. Le geste modulateur de formes. Le geste comme syntaxe du monde. Le geste en tant que projection, turgescence, acte sexuel qui éclabousse la toile à la lumière de sa puissance. Une forme noire jaillit. Ecumeuse, pareille aux naseaux fumants du taureau dans l’arène inondée de clarté. Image-minotaure d’un Picasso se ruant sur celle qui sera possédée par une pure décision esthétique. Mais écoutons Jean Cocteau esquisser Picasso :

  Jeudi 25 Septembre 1958 : Picasso, aspergeant la toile avec un sperme de couleurs. Il en va de même s'il sculpte. Chacune de ses œuvres dénonce une sorte de masturbation furieuse ou tendre. Il est rare qu'il se livre à cette débauche en public, car il n'est pas exhibitionniste.

  Et cette masturbation n’était pas seulement conceptuelle, théorique, mais le Maître éprouvait souvent le besoin d’en réaliser une mise en scène physiquement éjaculatoire, sans doute signature génétique renforçant la symbolique. Effusion du soi-spermatique comme condition de possibilité d’une paternité artistique. Ou la collision de la volonté et de l’émulsion corporelle. Génie débordant telle la lave du volcan dont la métaphore concernant l’Inventeur du Cubisme est sans doute la plus performative qui soit, en même temps que l’expression de l’ego-picassien : « J’expulse ma lave donc je crée ! ».

Effusion de soi sur la toile du monde.

Minotaure caressant du mufle

la main d'une dormeuse, Pablo Picasso (1933)

Source : Côtes-du-Rhone News

***

   Celle qui est possédée : l’œuvre en son accomplissement artistique. Etrange alchimie par laquelle se confondent le corps de l’Artiste et le corps du dessin, de la peinture, de la forme portés à leur révélation. Transsubstantiation du corps du Créateur (du démiurge si l’on veut) en ce pur esprit dont naissent les images que les Voyeurs regarderont en tant que témoins étonnés. L’anatomie de l’Artiste se liquéfie, se métamorphose en sang, en encre, en coulures noires ou grises qui sont les traces tangibles d’une vie sacrificielle. L’Artiste fait don de lui-même, se mutile, se fragmente, se dépose sur la toile, s’incorpore au papier dans un geste rageur de toute-puissance. Rien ne lui échappera désormais du processus qui amènera la peinture, le dessin à être ce qu’ils sont en eux-mêmes : une révolte en acte.

  Créer : happer sa chair

  Créer n’est que cela, happer sa chair et la porter au paraître afin que se dise un monde intérieur qui n’est jamais que le reflet, l’écho de ce monde extérieur qui nous façonne en notre fond. Il n’existe nulle séparation. Projeter sur le subjectile la tache, disséminer une ombre, faire apparaître une lunule de clarté, initier un retrait ou bien pousser une ligne vers son destin, c’est rien moins que s’actualiser soi-même et surgir au monde comme il sourd au sein de notre présence. Etonnante dialectique qui mêle en une seule compréhension le même et le différent. Assénant ses coups, dardant sa chevelure hirsute, la brosse n’est que le bras armé d’un Proférateur de sens, exutoire de ce qui bouillonne, faseye au grand vent de l’inspiration et meurt de ne pouvoir voir le jour, de n’être reçu en tant que ce don manifeste, cette oblativité qui rougeoie et mourrait de ne pouvoir faire efflorescence.

   Tout comme le désir dresse sa hampe en direction de la jarre qui se dispose à l’accueillir afin que la quintessence ait lieu qui, de deux solitudes, tirera une dimension unique, pareille à l’oriflamme dans la dalle obscure de la nuit. Une braise est là qui jaillit, illumine, fait girer son phare jusqu’au rivage où s’amassent les Curieux et les Chercheurs d’amphores emplies de messages secrets. Créer est forer la densité du réel, y faire apparaître cette ouverture, cette lumière au gré desquelles quelque chose comme une espérance se fera jour, un tremplin se dépliera apportant dans la croûte têtue de l’existence le ferment matriciel qui essaimera les spores de la beauté. Si le geste originel est éjaculatoire (et gageons qu’il l’est), il lui faut l’espace d’un recueil, d’une fécondation utérine, d’une disposition à recevoir la semence existentielle à la faire prospérer, à la révéler telle l’exception qu’elle est. Comme une vérité qui se dirait à la seule force du désir. Comme la fougère déploie sa crosse pour fertiliser et se porter en avant, au seuil de l’être.

  La forme en son fond ?

  La forme n’a pas d’existence autarcique. Elle ne vient pas de nulle part. Elle n’est pas le signe de la main invisible de Dieu qui l’aurait portée à sa manifestation. La forme vient toujours du geste qui l’a « informée ». La forme est artisane. C’est pour cette unique raison que nous n’avons de cesse d’y trouver un fragment de réalité. Ici une silhouette humaine, là une esquisse animale, là encore la trace d’un végétal ou d’un minéral. Mais sa rutilante présence ne nous éblouirait-elle pas ? Ne sommes-nous uniquement assignés à admirer ses courbes, ses pleins et ses déliés, ses arabesques ? En un mot sa plastique ? Si c’était ainsi, alors nous demeurerions sur le seuil du temple à défaut d’y trouver le dieu qui se dissimule dans le pli d’ombre. C’est souvent ainsi, nos yeux glissent, dérapent sur le pavage lisse du réel se satisfaisant de la première vision venue. Pourtant nous sommes alertés. Quelque chose nous dit la rivière souterraine sous la couche d’argile. Quelque chose nous dit la lumière qui traverse la nappe d’eau. Nous dit le rare, l’appréciable, l’essentiel qui, toujours, apparaît tel un simulacre dont il faut lever le voile.

  Toute forme, support d’un humanisme.

  Doit-on se contenter de lire la forme en sa forme (une tautologie ?) ou bien doit-on la considérer en son fond, c'est-à-dire la laisser paraître en ce qu’elle est, qui constitue son essence : porter au monde le message de l’homme ? La tâche artistique, tout comme l’existentialisme, est un humanisme. Elle est une esthétique que double une éthique car il ne saurait y avoir d’art sans morale. Ici il devient nécessaire de reprendre l’un des leitmotive de la conférence de Sartre : « L'homme est condamné à être libre ». Cette belle assertion bâtie sur un subtil oxymore fait de la liberté de l’homme une condamnation. Une obligation : nous sommes responsables devant notre conscience, devant l’Histoire de notre façon de nous assumer en tant que condition humaine. Nous avons à correspondre à notre essence, laquelle, pour l’Auteur de La Nausée vient après l’existence. Peu importe l’ordre des termes, peu importe que l’être suive ou précède le sentiment d’être au monde. Nulle priorité sauf celle de sa propre intuition. La forme précède-t-elle le fond ? Le fond est-il fondateur de la forme ? Admirant une œuvre belle, notre conscience s’ouvre à tous les possibles en une sublime synthèse unifiante, forme et fond s’engendrant mutuellement dans une indescriptible joie. Oui, c’est à cet être de plénitude que nous voulons souscrire. En toute bonne foi.

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20 août 2023 7 20 /08 /août /2023 17:12
Peuple de la nuit.

 "H Y P N O S E"

FujiFilm 8x10" / 20x25cm - Colette - 2015

Photographie : Gilles Molinier

*

Jour des Hommes

 

   Dans les demeures où l’air se précipitait en grandes lames scintillantes il n’y avait plus de repos, plus de place pour le sommeil et les rêves faisaient leurs minces boules d’ennui dans les encoignures des chambres, dans l’air dilaté à la mesure d’une pesante angoisse qui suintait des murs, pareille à une intarissable source ne voulant dire son nom. Y avait-il malédiction pour l’homme dans les signes que le ciel envoyait, dans les trombes de chaleur qui gonflaient le jour jusqu’à la nuit tombée ? Y avait-il un message dans ces éclairs de lumière, ces orages magnétiques qui enflammaient l’horizon bien au-delà des mers ? Y avait-il risque de disparaître soi-même dans les convulsions épileptiques d’un temps harassé, submergé par tant de folie

On était hébétés

   Cela faisait des années que la menace tournait, que des trombes de poussière envahissaient l’atmosphère, la maculaient, en faisaient un linge humide faseyant dans les courants languides de la désolation. Nul ne sortait plus des frontières domestiques. Nul ne travaillait plus et toute activité, fut-elle mince comme le fil, était douleur pour le corps, torture pour l’esprit. On était hébétés et derrière les vitres poissées de désespérance on regardait les grandes giboulées blanches, les chutes de flocons ardents, le crépitement du grésil caniculaire.

   Et tout ceci, cette vaste incompréhension des choses on en ressentait, dans le massif alourdi de sa chair, les sombres trémulations, les amas délétères, les sourdes confusions qui conduisaient à l’hébétude comme si la fin des temps était pour demain, si la vie était suspendue dans un vide sidéral dont, jamais, on ne reviendrait

 Jour des Arbres

  Ces incisions de la chaleur, outre qu’elles faisaient, entre les hommes, leurs remous, leurs ilots de perdition, elles s’immisçaient dans la touffeur des arbres, les divisaient en étranges presqu’îles, les consignaient à n’être plus que d’inquiétantes torches levées dans un ciel en fusion. Il s’en serait fallu de peu qu’une soudaine ignition s’emparant d’eux, ils ne devinssent, l’espace d’un clignement de paupière, de vifs brandons égouttant dans l’espace les fragments incandescents de la stupeur. Heureusement pour eux ils se contentaient de souffrir dans l’heure solaire, d’agiter faiblement leurs feuilles de carton, d’inventorier le lent passage de la sève dans la meurtrissure de leurs veines, d’enfoncer leurs lourdes racines dans le sol afin d’y puiser un peu de la fraîcheur qui suffirait à assurer leur survie.

 Le champ infini de la libre beauté

   On entendait distinctement leurs membres craquer, leur écorce se boursoufler, leurs rameaux cliqueter dans l’invasive marée des courants contraires. Sans doute leur immémoriale sagesse associée à quelque équanimité d’âme parvenait-elle à les sauver du désastre, à les maintenir dans un état végétatif dont ils devaient bien se contenter à défaut d’être de luxuriantes frondaisons se multipliant dans le champ infini de la libre beauté. Ce dont ils avaient le plus à souffrir : de leur solitude répétée en écho par leurs coreligionnaires aussi dépourvus qu’eux d’une réassurance grégaire, souffrir aussi de leur désarroi de ne pouvoir abriter sous les éventails de leurs branches l’enfant joueur, les amants enlacés, le chemineau de passage qui faisait halte dans la niche fraîche de leur pénombre.

Nuit des Hommes et des Arbres

  Lentement, doucement, la nuit a posé son voile léger sur le désarroi du monde. L’on ne sait d’où est arrivée cette soudaine fraîcheur qui a envahi la Terre, l’a ressourcée à même son antique plénitude. Tout est au repos maintenant, Aussi bien les hommes dans le filet immobile de leurs corps, aussi bien les arbres dans le luxe éteint de la forêt. C’est comme une immense sollicitude qui serait venue du ciel, une onction souple se posant sur le front des Existants, une gangue de paix s’enlaçant aux lianes végétales, tressant dans l’air muet l’hymne d’une joie soudaine.

 Ce doute fondateur qui conditionne notre essence

  Les hommes comme les arbres ont besoin de l’amplitude du jour, parfois de sa démesure, de son aveuglement, de sa force brutale. Toute vie est cette alternance de puissance et de doute, de sérénité et d’agitation. Les hommes comme les arbres ont besoin de la nuit, cette présence toute maternelle, accueillante qui les reconduit au seuil de leur être, là tout près de ce qu’ils furent en venant au monde, une innocence, une confiance, une libre disposition à faire sens dans le dépliement secret des choses. Si belle dialectique qui fait battre, en une seule et même alternance, le chant de l’oiseau ivre de clarté, le hululement de la dame-blanche dans la livrée grise de la Lune gibbeuse. Comme pour dire la nécessité du clair et de l’obscur, du bonheur et de la tristesse, du ravissement et de la mélancolie, du cri et du silence, de la froidure hivernale et de l’excès estival. C’est au plein de ce flux ininterrompu que nous nous situons, toujours dans cette subtile hésitation, ce suspens qui nous tient en haleine et anime notre souffle.

   Présence hypnotique des Arbres

  Là, dans le fin liseré de la nuit le peuple des arbres est arrivé à son être multiple accordé à l’immédiateté d’une connaissance heureuse. Car nul ne peut se connaître dans l’asservissement, l’aliénation, la perte de soi dans l’insupportable clameur de ce qui lacère et reconduit à la pure absence. Ils sont dans une apparence rêveuse, émergeant à peine du fond dont ils proviennent. A les regarder les yeux se troublent vite. Sont-ils des javelots d’ombre, des concrétions minérales venues d’un temps de pierre et de grottes, de simples fascinations de terre qui s’élèveraient dans la nuit de l’inconscient avec l’hésitation propre au surgissement de soi ?

Arbre dans la brume bleue

  Il y a tant de clarté partout répandue avec le mors de ses dents qui travaille le réel sans complaisance aucune. Autant solliciter la dissimulation, se confondre avec le compagnon de route, tisser le réseau de ses branches de ce subtil entrelacs qui n’est que pure apparence, peut-être silhouette hypnotique dans l’avenue de la première durée. Arbre dans la brume bleue de l’aube l’on est ce fil invisible qui s’élève de soi comme une fumée se dissout dans l’air qui l’attire. Consistance de plume et de frimas, aspect de glace froide et de lueur d’étain. C’est toujours dans cette illusion de l’espace, cette souple irisation du temps qu’il faut adresser au monde son ineffable réserve. Poncer les couleurs, diluer les teintes trop vives, gommer les hachures, faire rouler la herse de l’esprit sur les éboulis qui, de toute part, menaceraient de semer la confusion, de réduire à néant les essais de profération.

Murmurer de ses mains de feuilles

 On bouge si peu dans le jour natif, dans la perte de la nuit, dans cette mesure qui est celle, juste, qui convient au poème, à l’esquisse, au trait de fusain sur la toile à peine sortie de sa blancheur originelle. Faire son doux tressaillement, murmurer de ses mains de feuilles, fredonner de la peau souple de son écorce, chuchoter dans l’à-peine éveil des choses. On est imagination plus que roc tangible. On est pensée plus que matière modelable. On est longue rêverie plus qu’immersion dans les contingences et les articulations du manifesté, de l’immédiat préhensible. On est bois pour le chant soufflé des flûtes, attente du travail du luthier, fragment modeste de la marquèterie. On est art en sa réserve. On est pure effervescence de la méditation. Voudrait-on nous saisir et, instantanément, on se métamorphoserait en cendres, en zéphyr léger, en vapeur qui ferait sa gaze au-dessus de la lagune.

Le clair-obscur est notre vraie demeure

  On est cet état modifié de conscience, cette cristallisation des songes, cette transe qui vibre dans le pli de l’air printanier, cette extase du rêveur qui se donne à même son événement comme le cosmos qu’il est, là au-delà de tout ce qui se perd dans les ornières de la facticité et des phénomènes indéterminés, ces irrésolutions qui nous habitent l’espace d’une perte du sens à soi. Pour cette raison d’un arrachement aux errances accidentelles de l’exister, nous voulons continuer ce voyage onirique, le seul en mesure de combler le vide, d’obturer la faille car, toujours, nous avons à effectuer le saut partant du passé qui nous habita, du futur qui nous appelle alors que le présent fuit entre nos doigts tel le sable dans la gorge étroite du sablier. Nous voulons l’hypnose. Oui nous voulons être ici et ailleurs à la fois. Notre seule chance de nous soustraire aux pesanteurs de tous ordres. Entre l’incision blanche de la lumière et la densité noire de la nuit. Le clair-obscur est notre vraie demeure !

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20 août 2023 7 20 /08 /août /2023 08:21
Sous l’autorité des Moires

« inner cuts

with Moira

©️jidb

aug2023 »

 

Photographie : Judith in den Bosch

 

***

 

   Tous, Hommes, Femmes et aussi bien les Enfants, tous nous cherchons la liberté, la liberté la plus grande qui se puisse concevoir. Hommes, Femmes, Enfants, nul ne veut être dans les fers, nul ne veut être l’Esclave disposé au bon vouloir du Maître. Ce que nous voulons, du plus profond de notre conscience, voler comme le goéland, voilure étendue, tout en haut du ciel. Nager tel le dauphin et cabrioler sur la crète écumeuse des vagues. Glisser avec aisance et grâce sur le fil de l’onde, cygne plein de majesté qui ne se questionne sur rien de ce qui se passe alentour. Combien ce sentiment d’une licence largement éployée est fondateur d’une immédiate et immense joie ! Si bien qu’envisager, une seule seconde, une situation diamétralement opposée, et alors fulgure à l’horizon une incontournable et cruelle tragédie, celle qui moissonne les têtes et réduit la taille humaine à celle de l’invisible ciron. S’éprouver captif, aliéné, contraint, pieds et poings liés, ceci est sans doute l’épreuve existentielle la plus douloureuse qui soit.

 

On n’est Homme qu’à être Libre,

ceci tisse les fils même de notre Essence.

 

   Pour cette raison, celui qui est réduit à l’esclavage perd nécessairement visage humain, sombrant dans le sombre cachot de l’animalité.

   Mais, bien plutôt que d’argumenter, convient-il de laisser place à quelques métaphores qui, si elles ne raisonnent nullement, nous proposent cependant des images suffisamment puissantes afin que, touchés en notre fond, une intuition puisse surgir et, nous habitant du dedans, vienne confirmer notre ressenti vis-à-vis de cette privation de liberté que nous vivons telle une injustice.

   On navigue sur une embarcation, une goélette par exemple, toutes voiles dehors, la proue cinglant les flots selon des gerbes étincelantes. La plaque de la mer brille tel un métal poli. Parfois, des mouettes rieuses viennent nous frôler de leur triangle blanc et nous les suivons à la trace dans une aura de pure félicité. On est criblés de gouttes d’eau. On est inondés de soleil. Son corps, on le sent léger tels ces cerfs-volants qui montent au ciel, leur longue queue faseye dans l’air pris d’ivresse, troué de vertige. Mais bientôt la vue se trouble et s’obscurcit, la vue se limite. Le port est atteint que ceinturent de hautes digues de ciment. Ici prend fin l’aventure. Ici se termine la belle exaltation du voyage.

   On marche depuis des heures parmi les flux et les reflux des hautes herbes jaunes de la steppe. Le ciel est très haut, très pur, que nul nuage ne tache. On respire à pleins poumons. La vue est illimitée que rien n’arrête et son propre corps vit au rythme de ce sans-mesure, de cet infini dont nulle borne ne vient entraver le cheminement. Parfois, passent, dans un sillage de vent, des Nomades grimpés sur des coursiers rapides, leurs crinières flottent encore longuement alors qu’ils se sont effacés du champ de vision qui nous occupe. Puis le crépuscule se montre dans des teintes violettes. Une haute barre de montagnes dresse son verrou. La marche s’interrompt. Le vaste horizon est derrière Soi, pareil à un rêve évanoui.

   On se promène sur les larges places des villes, une sorte d’agora seulement livrée au rythme de ses pavés, couchée sous une belle lumière rasante. Le sol luit tel une poterie ancienne, telle une jarre antique sise dans le luxe d’un musée. On avance facilement. C’est comme si l’on avait enfilé des patins, seulement occupés à tracer des figures sur le miroir d’une glace étincelante. Souples arabesques, voltes infiniment renouvelées, figures s’enchaînant avec facilité, allées et venues pareilles à celles des feuilles d’automne, ces papillons légers pris dans les volutes d’air. Cependant cette grâce trouve soudain sa pesanteur. Déjà apparaissent de hauts immeubles de briques sourdes, des manières de fortifications qui figent sur place l’avancée libre de l’agora.

 

La digue du port,

la haute barre des montagnes,

les murs de briques,

 

   autant d’événements qui, non seulement empiètent sur le terrain de notre Liberté, mais en sapent la base, en aliènent l’essence et nous voici Prisonniers, nous qui nous pensions Hommes Libres. La digue du port, la haute barre de montagnes, les murs de briques ne sont que les noms des limites au gré desquelles notre existence, soumise au régime de la privation, de la pénurie, de l’indigence, connaît son plus cruel revers. Alors, indignés de tant de dépossessions, de tant de confiscations, nous portons nos yeux au ciel et qu’y apercevons-nous ? Des fils bien réels quoiqu’invisibles, des fils pareils à ceux de la Vierge, ils s’arriment à nos têtes, à nos bras, à nos jambes, métamorphosés que nous sommes en de simples Marionnettes ne disposant ni de leur sort, ni de l’inflexion, de la direction qu’ils prendront, celle-ci est hors de portée, celle-ci est remise à d’autres mains que les nôtres.

   Ce que nous voyons, simples formes éthérées tout droit venues de l’Olympe, les Moires, ces Fileuses aveugles qui décident, à notre place, du trajet de notre vie, des circonstances et du décret fixant le jour et l’heure de notre mort. Au travers de la résille de nos cils, comme s’il s’agissait d’une scène de théâtre mi-réelle, mi-irréelle, apparaissent successivement,

 

Clotho qui tisse le fil de nos vies avec son fuseau ;

Lachésis qui en prend les mesures ;

Atropos qui le coupe et trace

 le point final de notre aventure,

 

   ici, sur cette Terre dont nous pensions qu’elle serait à jamais, le lieu même de notre essor, de notre expansion, nous faisions l’hypothèse, en silence, de son infinité.

  

   C’est un sens identique dont nous avons l’intuition dans cette belle œuvre de Judith in den Bosch. Selon nous, cette image est sous l’entière férule des Moires, si bien que le Personnage ou plutôt la Silhouette Noire, sont peut-être le signe avant-coureur d’une invitation de la Camarde à quitter la scène existentielle, à la rejoindre, à exécuter un pas de deux, à entreprendre les premiers pas de cette « Danse Macabre » dont nous parle Charles Baudelaire dans « Les fleurs du mal », ce mal qui nous hante telle notre ombre toujours prête à surgir pour de funestes desseins. La scène est sombre, rayée, traversée de sillages de pluie qui ne sont peut-être que l’habile métaphore des fils de tissage des Moires. Comme sur l’agora précédemment citée, il n’y a plus nul espace à explorer, on est face à un mur aux gigantesques moellons de pierre, autant dire la falaise d’une fortification, peut-être d’une prison. Nul espoir que, soudain, puisse en son sein se creuser une faille au gré de laquelle une neuve Liberté pourrait être expérimentée. Comme sous un ciel lourd d’équinoxe, comme arraisonnée par les meutes pressantes des nuages et des trombes d’eau, l’Inconnue pliée dans son linge noir n’a de cesse que de trouver une issue. Or nulle dérobade ne semble pouvoir s’offrir, nulle tergiversation ménager une sortie existentielle encore honorable, salvatrice.

   La porte noire est verrouillée. Le Destin a frappé. La condamnation est sans appel. Plus aucune possibilité de retour à Soi. Plus aucune alternative que celle d’attendre la décision du « Jugement Dernier », la peine paraît irrévocable. Au Grand Jeu de l’Oie de la Vie, la Joueuse vient de jeter les dés qui, définitivement, la condamnent à n’être plus qu’un Rien s’enlevant sur du Vide, qu’un Vide faisant fond sur le Néant. Décidemment cette image possède une irrésistible force d’annulation, d’absentement, de biffure de tout ce qui est, de tout ce qui, sur cette Terre, est soumis au procès de la corruption, du délitement, le ver est dans le fruit qui le boulotte consciencieusement, sans répit, sans relâche.

   La Vie dont le constant doublet est la Mort, tout comme l’arbre connaît un jour son abattage, tout comme le soleil connaît un jour son éclipse, tout comme le ruisseau connaît un jour son étiage. Cette photographie est le lieu même où tout espoir connaît sa fin, où le rire expérimente ses larmes, où la joie se retourne en tristesse. Et c’est ceci, cette onction hautement tragique qui l’effectue en son entier, qui lui donne le sens le plus effectif. Que cette image nous dérange à l’aune de ses significations sous-jacentes, ceci est bien naturel. Si elle nous fait un brin vaciller sur nos certitudes, elle aura atteint son but :

 

faire de notre marche aveugle

sur les sentiers du Monde,

 le prétexte à forer en nous

la césure de la lucidité.

 

   Ceci est accroissement, nullement perte. Ce travail porte en lui, telle sa signature, les traces d’une Métaphysique à l’œuvre. En notre siècle de pur divertissement, d’apparences et de solutions toutes faites, de recettes d’un bonheur facile, cette exigence de Vérité est tout à fait remarquable. Rien n’a jamais servi de se voiler la face. Le voilement ne dissout pas le réel, bien au contraire il en aiguise les vires arêtes.

 

Il nous faut demeurer les yeux ouverts !

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18 août 2023 5 18 /08 /août /2023 10:24
Une île noire au bord des flots

 

Photographie : Judith in den Bosch

 

***

 

   « Alleen », tel est son nom qui veut dire « Seule » et par extension « Solitaire », « Solitude ». Sans doute ce prédicat lui était-il prédestiné depuis le plus loin du temps. Sans doute l’immense cosmos, dans son déploiement, avait-il ménagé, au sein de son événement, un creux, une niche, une cavité, une douce alcôve où Alleen pût faire halte, méditer, se ressourcer et puiser une eau pure à laquelle donner sens à son existence. Car vous le savez bien, vous qui lisez, c’est le SENS qui est essentiel, le sens qui détermine l’avancée même de nos pas, le sens qui ouvre en nous le sillon selon lequel cheminer parmi la vaste et inextinguible confusion de l’infini du Monde. Le sens s’absenterait-il et alors nos vies se résumeraient à des tournoiements de girouettes, à des claquements de toiles perdues dans les tourbillons de vent, à des nages en de cruels vortex qui auraient tôt fait de nous reconduire au Néant avant-courrier de notre naissance. Dit d’une autre manière, être privé de sens, revient à être privé d’être, à disparaître à Soi-même, à devenir, pour les Autres, simple signe effacé sur une antique tablette d’argile, quelque part dans les poussières antédiluviennes d’une mythique Mésopotamie. S’abreuver à l’eau saumâtre du non-sens, c’est disparaître corps et biens sans espoir d’un possible retour.

   Au seuil de sa vie, tout enfant, puis fraîche adolescente, puis encore jeune adulte, elle avait cru à la magie et au pouvoir illimité du vertige du Monde, elle avait regardé ses reflets, fascinée, sur l’eau des lacs et l’immense flaque de l’océan, elle avait fixé de ses pupilles désirantes les mille et un reflets qui, ici et là, allumaient leurs promesses de félicité. Elle avait remonté le cours de son existence comme on remonte un réveil, en comprime le ressort afin que, le temps venu, il pût vous restituer au centuple l’énergie que vous aviez insufflée en son âme d’acier flexible autant que généreuse. Seulement, au fil des jours, comme si une usure des choses s’était immiscée au cœur même de la spirale de métal, une sorte de corruption y agissant à bas bruit, les rétributions des dons primitifs étaient parvenues soudain à leur étiage et le ressort fatigué avait fini par se détendre, renonçant à tout mouvement, sorte de pitoyable impéritie disparaissant à même son inconsistance. Que ceci, cette prise de conscience d’une versatilité des choses, d’une impuissance gravée à même leur nature fût en mesure d’atteindre Alleen au plus profond, nul ne pourrait en douter et l’on serait affecté profondément pour bien moins que cette surprenante révélation. Le Monde était donc, en son sein, creusé de sombres avens, ouvert sur des dolines sans noms, situé au bord d’immenses et vertigineux abîmes. Comment donc pouvait-on être Homme, être Femme et cheminer sur le bord de ce risque constant sans en être affecté jusqu’en son fond le plus abyssal ?

   Cependant, tout le temps où une certaine insouciance, accolée à l’idée même de jeunesse, avait tracé en elle ses sillages de joie, elle avait fait de sa vie une suite ininterrompue de plaisirs successifs, de désirs comblés sitôt qu’hallucinés, de jouissances immédiates du corps et de l’esprit, suivant en ceci l’ornière habituelle de l’humaine condition.  De voyages, d’expéditions lointaines en des terres des confins, non seulement elle avait rêvé, mais elle avait parcouru, des années durant les surfaces glacées de l’Île Victoria, les étendues désolées de la Terre de Feu, elle avait sillonné les immenses steppes de Mongolie, avait empli ses yeux des sommets vertigineux de l’Himalaya, avait traversé l’Australie de Darwin à Melbourne, était montée tout en haut du Machu Picchu, avait connu les civilisations Incas, Carthaginoise, des Mayas, des Vikings. Cependant, de tout cet inventaire fiévreux de la pluralité du Monde, de cette infinie multiplicité des choses, ne subsista plus bientôt qu’une impression de dispersion, d’éparpillement, de diaspora, si bien qu’elle finit par percevoir, aussi bien dans son esprit que dans son corps, comme d’infinies fragmentations dont sa seule bonne volonté ne parvenait nullement à réaliser une synthèse satisfaisante, à tracer les voies d’une possible harmonie.

      Mais Alleen ne souhaitait plus longtemps participer à cet immense jeu de dupes d’une mondialisation effrénée, laquelle abrasait les cultures, en même temps qu’elle fondait en un moule unique la belle et infinie diversité humaine. La Jeune Femme voyagea de moins en moins, se limita à quelques pays proches pour finir là, en son site le plus précieux, dans une maison de modeste constitution, dissimulée et abritée du vent du Nord par un cordon de dunes. C’est tout au bord de la Mer des Wadden qu’elle avait élu domicile sur la petite île de Borkum, trouvant dans cette terre de la Frise Orientale tout ce qu’en elle elle cherchait depuis bien longtemps sans pour autant pouvoir le nommer ni en préciser les limites, en tracer les coordonnés sur la carte de quelque planisphère. C’était un peu le hasard qui avait guidé ses pas, comme si, à l’aveugle, les yeux clos, elle avait posé son index sur cette terre du bout du monde qui, désormais, serait son dernier refuge.

   Créant entre elle et l’île une étrange et profonde complicité, elle s’était peu à peu métamorphosée, avait trouvé le lieu qui lui correspondait le mieux, installée au centre de sa      thébaïde comme une pluie de gouttes est logée au centre du ciel, dans la plus parfaite osmose qui soit, dans une manière d’affinité naturelle que rien ne semblait pouvoir dépasser. Elle était Borkum, tout comme Borkum était elle, à tel point que son propre nom (cette indépassable identité) avait subi une totale transformation. Alleen était devenue Eiland-L’îlienne sans pour autant qu’une césure ne s’immisçât en elle qui l’aurait installée en une sorte de troublante duplicité.

   Non, Alleen-Eiland était qui elle était dans le rayon de complétude le plus exact qui se pût imaginer. Une profonde harmonie régnait en elle, une paix faisait sa douce comptine au plein de sa chair, une légère antienne courait tout le long de sa peau identique à l’alizé qui glisse sous un ciel de pur azur. Au début de son installation dans l’île, elle avait exploré ce minuscule territoire, un microcosme, s’attardant à flâner sur le relief dunaire, à inventorier les prairies et les étangs d’eau douce, à cueillir parfois un bouquet d’orchidées sauvages, en extrayant une seule tige qu’elle disposait dans le tube étroit d’un soliflore. Oui, une seule car elle était à la recherche de cette unicité, de ce simple dont elle tirait les plus vives satisfactions. Alors, dans ce tête à tête avec la fleur, dans ce dialogue étroit, tout se disait de ce minuscule monde, à l’encontre de ce vaste Monde dont il semblait qu’elle avait épuisé les charmes à la mesure d’un rituel qui, au fil du temps, était devenu une chose sans intérêt, la réitération d’un geste qui s’annulait à même sa reproduction.

   Cette côte sauvage, située à sa pointe la plus septentrionale, quiconque s’y fût aventuré eût aperçu Alleen-Eiland, drapée dans un vaste châle noir, manière de silhouette ténébreuse, assise au plus près des flots, sur le miroir du sable, de courtes vagues écumeuses venant mourir à ses pieds. Elle faisait une étrange tache sombre qui se détachait sur fond de lumière diffuse. Le drap du ciel était uniformément de schiste foncé, un genre de noire clarté qui, visiblement, la fascinait, immobile, immuable telle une marmoréenne statue figée là pour l’éternité. Un cumulus blanc faisait son bruissement d’étoupe, seule et unique promesse du jour parmi les plis denses de la nuit. Alleen-Eiland était une irréalité posée au seuil du Monde, un questionnement, une forme que le mystère de la mer semblait en voie d’accomplir, peut-être même de reconduire au Néant, de porter sur les fonts baptismaux d’une étrange Origine.

 

Alleen-Eiland était-elle seulement venue à elle ?

Était-elle née ou en attente de l’être ?

Était-elle séparée des éléments primordiaux

ou bien en constituait-elle un fragment ?

Était-elle à l’orée d’elle-même ou

déjà en voie de rejoindre ce Rien

dont le paysage semblait dresser

 l’insolite emblème ?

N’était-elle que question sans réponse ?

Interrogation sur le Vide ?

N’était-elle que poudroiement Métaphysique,

revers de l’Être, simple figuration

dont nul visage n’eût conforté la présence ?

      

   A seulement être posée, l’énigme n’eût pu trouver de réponse. Il eût fallu être doté d’un regard visionnaire, traverser l’opacité du réel, forer bien au-delà des choses habituelles de manière à se doter d’une intuition seule capable d’ouvrir la coque de silence, de faire naître le pouvoir des mots, de dire un peu de la Présence de cette Inconnue, là au bord du visible, sise sur sa propre limite, comme si elle était à elle-même son éternel hiéroglyphe. Mais supposons un instant que, dotés d’un pouvoir magique transcendant la mutité du tangible, quelque chose dans le genre d’une mince révélation vînt enfin nous atteindre. Révélation d’une pensée méditative logée au sein même d’Alleen-Eiland, cette Terra Incognita, laquelle menace de toujours le demeurer.

    Alors, ayant accompli le pur prodige d’avoir franchi l’écran de sa peau, de s’être invaginé au plus dense de sa chair, d’être enfin parvenus au centre de son esprit, là où les choses sont diaphanes, légères, aériennes, que devinerions-nous dans le labyrinthe de sa psyché qui nous parlât d’elle et nous la livrât dans la pureté de son essence ? Une voix intérieure pareille à l’eau cristalline de la source pourrait-elle sourdre d’elle avec naturel et grâce ? Une voix entrelacée au rébus du Monde, en différant si peu, Alleen-Eiland méditant sur le mode d’une lallation, Alleen-Eiland miroir de la Présence, Alleen-Eiland se confondant, « île noire au bord des eaux », avec le moutonnement sombre de la mer, avec la pliure blanche du nuage, avec le flux et le reflux du silence, avec la dalle muette du sable. Sa parole intérieure nous parviendrait comme au travers d’un coutil, d’une soie à l’infini froissement, d’une mousseline à l’invisible tissage :

  

« Regardant sans voir j’appelle l’Invisible ;

écoutant sans entendre j’appelle l’Inaudible ;

palpant sans atteindre

j’appelle l’Imperceptible ;

voilà trois choses inexplicables

qui, confondues, font l’unité. »

  

   Le Lecteur, la Lectrice avertis de culture chinoise auront reconnu, légèrement modifié, remplaçant le « on » indéfini par le « Je » de l’énonciation, un bref extrait tiré du Lao-tzu, censé décrire le Tao comme manifestation du Vide. L’universalité du « On » se soustrayant afin de laisser place au rayonnement du « Je », à sa fulguration, laquelle ici, est purement intérieure, pareille à la braise couvant sous la cendre.

   D’Alleen à Alleen-Einland s’ouvre l’écart entre un Plein, cette exultation de l’exister qui convoque la pluralité du Monde, et un Vide particulier, singulier, en réalité ce Vide, ce Rien, ce Néant, comme signification de Soi à Soi qui précède toute prise en compte de ce qui n’est nullement Soi mais ne peut être rencontré que dans cet intime creuset, là où aucun sol, aucun fondement ne se donnant, le Tout du Monde puisse surgir en l’entièreté de son Être, tout comme l’être d’Alleen-Einland s’enlève de Soi dans l’infinité du Sens.

 

« Île noire au bord des flots »

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12 août 2023 6 12 /08 /août /2023 08:27
L’Humaine Figure

Roadtrip Iberico…

Odeceixe…

Portugal

 

Photographie : Hervé Baïs

 

***

 

   Dans les livraisons de son travail en Noir et Blanc, Hervé Baïs nous a habitués à des images le plus souvent minimalistes et, lorsqu’elles débordent de ce cadre, elles ne le font que dans la juste mesure de ce parti-pris d’autant plus remarquable que ces exigences, aujourd’hui, du bien fait, de l’abouti, bien moins que minimales sont réellement homéopathiques. Mais la critique s’arrêtera là, sinon elle menacerait d’envahir la totalité de l’article. Regardez le lot d’affligeantes images d’Épinal dont nous abreuvent, quotidiennement, les Réseaux dits Sociaux, un tout jeune enfant même en serait décontenancé, à condition, cependant, que sa vision ait été entraînée à l’exercice d’une vue claire. Le débord du minimalisme, chez ce Photographe, n’en altère nullement l’exigence de qualité et quand le Multiple vient en lieu et place de l’Unité, c’est toujours l’Unité (cet écho de la Vérité) qui l’emporte sous les auspices d’un cadrage parfait, d’une inquiétude de la géométrie, de la précision des lignes de fuite, de l’harmonie bien étagée des différentes valeurs de la triade Noir-Blanc-Gris. Ceci est assez singulier pour ne nullement appeler de plus longs développements.

   Mais mettons-nous en devoir de commenter cette Image au plus près, au ras des phénomènes si je puis dire, les significations y afférentes constitueront la suite logique de mon exposé. Mes descriptions habituelles partent, le plus souvent, des hauteurs du Ciel pour rejoindre la basse horizontalité de la Terre. Symboliquement une Transcendance se résout en Immanence à l’épilogue de son parcours. Donnons-nous l’optique inverse, laquelle consisterait, en quelque façon, à prendre essor du socle des contingences en direction de cette Idéalité toujours hors d’atteinte, ce qui est, du reste, la figure achevée de son Essence. Tendre vers…, être en chemin pour plus loin que Soi (selon l’une des formules récurrentes dans mes textes), ceci n’est rien de moins qu’entrer dans le vif du sujet depuis une position de surplomb, faute de laquelle rien n’est atteint de ce qui est dit dans une image, une situation du quotidien, l’espace d’une rencontre.

   Le premier plan est une zone noire, indistincte, peut-être la conjugaison d’une végétation située à contre-jour, de graviers et de sable à la consistance nocturne. Au second plan, parmi encore un émiettement de graviers, une large flaque d’eau en laquelle se réverbère l’ardoise armoriée du ciel. Puis un genre d’isthme semi-circulaire, une sorte d’anse avant le ressac de buttes de sable qui tracent la limite entre le territoire terrestre et la vaste étendue marine. Au loin, se détachant sur la ligne d’horizon, les silhouettes malingres d’un Peuple de parasols en attente de leur ouverture, en attente du Peuple des Humains, ce Peuple fourmillant, bariolé, bavard, doué d’une inextinguible parole. Å droite de l’image se dessine la diagonale d’une haute falaise, laquelle regarde, comme son vis-à-vis, un essaim de maisons blanches blotties les unes contre les autres. Puis, un ciel de vaste étendue, un ciel qui semble n’en devoir jamais finir de se diffracter, semblable à l’expansion illimité de l’univers, un ciel clair en sa partie la plus basse, un ciel sombre en sa partie la plus haute, sa partie médiane ourlée des festons successifs de cirrus aux fibres légères, se succédant selon des bandes annelées, symétriques, parallèles, comme si un habile Démiurge en avait commandé l’ordonnancement.

   Tout ceci dresse un tableau romantico-nostalgique auprès duquel les âmes inclinées au silence et au recueil puiseront les plus hautes valeurs cathartiques, les plus lénifiantes onctions. Certes le Romantisme est de nos jours fortement déprécié. Quant à la nostalgie, elle est considérée en tant que mouvement antiquaire dont on ne comprend ni n’apprécie plus le sens plein lequel, au mieux, ne serait que le reflet d’une passion depuis longtemps éteinte dans les mailles d’un inatteignable passé. Pour beaucoup, aujourd’hui, la seule Beauté qui puisse s’énoncer crépite sur de virtuels écrans qui, en toute hypothèse, ne sont que des écrans de fumée en lesquels la conscience ne rougeoie plus qu’à demi, l’esprit succombant au charme des chimères et sortilèges de la sphère médiatique. Å chaque écran qui s’illumine et fascine correspond, point pour point, un affadissement du réel, une perte esthétique, laquelle entraîne, de facto, une dilution éthique et un effondrement de ces valeurs qui constituaient, il y a peu encore, les racines des Existants, les signes selon lesquels ils s’orientaient et donnaient à leur marche en avant le statut de quelque qualité, la teinte resplendissante d’un but à atteindre.

   Sur cette Image, nulle présence humaine, nulle conscience qui ferait son étincellement. Paysage en tant que paysage qui semble n’avoir plus aucune mémoire de Ceux qui s’y installent habituellement avec cette espèce d’assurance à tout va, psalmodiant, au fur et à mesure de leur cheminement, cette célèbre formule du Sophiste Protagoras :

 

« L’Homme est mesure de toutes choses. »

 

   Mais, si, de cette assertion pleine de suffisance, nous ôtons la pellicule de surface, ce vernis dont l’Homme aime à se vêtir, afin de faire illusion, de se donner en spectacle, d’apparaître sur le mode de la représentation, si, de toute cette écume, nous extrayons la seule chose qui vaille, à savoir l’essence de l’Homme en tant qu’Homme, nous percevons aussitôt, combien cette affirmation de la « mesure » est fondée en Raison (encore que « le reflet de toutes choses » eût mieux, selon nous, convenu à cette réalité-vérité), nous prenons acte du fait que la présence de l’Homme est ineffaçable, adhérente qu’elle est, par nature, à tout ce qui fait Sens sur cette Terre. N’y aurait-il nul Homme et tout retournerait au chaos, et tout s’abîmerait en un silence éternel.

   Si, étonnamment, je fais soudain référence à l’Homme qui, à l’évidence, s’absente de l’Image ceci n’est pure gratuité mais volonté d’introduire, dans cette représentation, sa présence discrète, continue, identique à un filet d’eau qui ondulerait, glisserait le long de failles inaperçues, sous des strates dont on ne soupçonnerait pas qu’elles puissent abriter quelque mouvement anthropologique que ce soit. Ce qui est à considérer, c’est que le Destin de l’Homme se devine en chaque chose, y compris en chaque chose le dissimulant, le soustrayant à notre vue, comme si une photographie dépouillée de quelque Existant, se devait, immédiatement, en sa nature même, de nous le rendre visible, préhensible, toute Image en soi étant le lieu d’émergence de l’humanité. Å l’encontre de la photographie dite « humaniste », la caractéristique humaine n’apparaîtrait certes qu’en filigrane, qu’en creux, mais ne serait, pour autant, nullement réduite à néant. Une dette existentielle aussi bien qu’éthique en quelque sorte. Le réel, tout comme une pièce de monnaie, comporte deux faces, une face visible, son opposé qui ne l’est pas. Il suffit de retourner la pièce pour apercevoir son chiffre si, jusqu’alors, la seule figure était venue à notre rencontre. Donc « retournons » l’image et mettons-nous en quête de ce qui s’y illustre qui, jusqu’ici, est demeuré dans l’ombre et le secret.

   Graviers et sables, ne disent-ils l’usure du temps, ce temps éminemment humain qui le tisse en son fond comme l’être qu’il est, ce Mortel dont la finitude l’oblige à se questionner sur le sens de sa propre vie ?

    La Flaque d’eau, ce miroir étincelant vers lequel, tel Narcisse, il courbe son corps, interrogeant son reflet, cet écho de son ego qui le fait Homme en tant que cet indépassable Sujet, cette flaque, donc, témoigne de qui il est, une personne des apparences et des illusions, un individu en quête de lui-même que l’eau éblouit, le privant ainsi d’une vérité qui eût pu le conduire en sa pointe la plus extrême.

   Ce genre d’isthme, ne lui parle-t-il de ses propres limites lui qui, tel un dieu, se voudrait sans limites, capable d’aller à sa guise, ici sur la crète de la haute montagne, là au-delà du rivage qui l’aliène et le retient en un lieu trop étroit, là encore bien au-delà de qui il est, rêvant de se vêtir de la parure étincelante du Héros, tel Ulysse franchissant les mers, naviguant d’île en île sans que rien, jamais, n’en vienne arrêter la course sans fin ?

   Cette vaste étendue marine, n’évoque-t-elle pour lui, l’Homme, des souvenirs anciens, d’une poésie de Victor Hugo, par exemple, quelques vers venus du plus loin du temps chantent encore à ses oreilles devenues sourdes des paroles qui disent la perte, l’effacement, le sombre de la vie en ses abyssales profondeurs :

 

« Le corps se perd dans l'eau, le nom dans la mémoire.

Le temps, qui sur toute ombre en verse une plus noire,

Sur le sombre océan jette le sombre oubli. »

 

    Ce Peuple des Parasols ne laisse rien dans l’ombre, lui. Tout, en lui, est pure évidence. Leurs frêles silhouettes sont déjà silhouettes humaines, on y entend du babil, des cris de joie, on y perçoit l’ivresse estivale, cette manière d’Infini qui se donne à l’Homme l’espace de quelques jours, de quelques heures.

   La haute falaise, n’est-elle celle de l’Homme-Vigie lui qui, du haut de sa dunette, observe la haute mer, essaie d’y deviner les navigations hauturières, les voiliers cinglant dans le vent, les mats de goélettes où s’arriment mouettes et goélands, comme si, de cette patiente observation, pouvait se lever un présage, se dire l’aventure humaine en son étrange navigation ?

   Les maisons blanches regroupées en essaim, ne sont-elles le symbole du sentiment grégaire de l’Homme, de l’essai de réassurance que lui promet la grotte depuis la lointaine préhistoire, dont il poursuit la fonction de protection au travers de la hutte de branchages de Terra Amata, puis des cubes de béton de l’ère moderne ? On y entrevoit l’unité que l’altérité accomplit. On y voit la mesure hestiologique de toute présence humaine : un foyer est là qui réchauffe, donne confiance, assemble la diaspora humaine selon les rites de la fraternité, du regroupement du clan, des digues à élever contre les humeurs sauvages de la Nature parfois ?

   Oui, il nous faut en convenir, une lecture d’image, sauf à demeurer superficielle, ne saurait se contenter de sa surface glacée, miroitante. Il faut creuser plus avant. Il faut risquer l’interprétation. Il faut trancher le réel avec la lame d’une curiosité étayée en Raison.

 

Il faut traverser l’insu.

Voir l’invisible.

Écouter l’inaudible.

 

  Å ce prix et à ce prix seulement le Monde perd un peu de son opacité pour nous offrir le début d’une transparence. S’être mis en chemin est déjà beaucoup ! Que l’Image adéquatement abordée puisse forer en nous la vrille du questionnement par quoi tout prend SENS, aussi bien ce qui nous est le plus étranger, aussi bien le sans-distance que nous sommes à nous-mêmes, mais pour autant figure énigmatique dont, jamais, nous ne sonderons la vertigineuse profondeur !

 

 

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7 août 2023 1 07 /08 /août /2023 09:20
En elle, le point d’abîme

Peinture mixte

Léa Ciari

 

***

 

   Les ombres sont Bleu de Nuit dans le croissant des barkhanes, profondes, mystérieuses, dont nul ne saurait explorer l’énigmatique présence. Au-delà du cercle lumineux des clairières, de larges zones de ténèbres dont personne, jamais, n’a pu réaliser l’inventaire, connaître le moindre fragment. Dans l’enceinte des villages médiévaux, dans les venelles étroites où personne ne s’aventure, le bitume coule en de larges nappes qui demeurent vierges de tout regard. Sur le versant vertigineux des montagnes, là où l’ubac fait son étrange lac de suie, nul jour ne s’allume, pas même la douce émergence d’une étincelle, pas même une discrétion de luciole. A l’entour des barkhanes, des ramures arborescentes, au large des venelles poudrées de silence, au-dessus du deuil des ubacs, la fête de la lumière, les incessants tourbillons de clarté, les rubans de phosphorescence, les dépliements de blanches corolles, les efflorescences de cristal, la géométrie de la Raison qui trace, au-devant d’elle, l’architectonique d’une joie vacante, parfois immédiate, un feu de Bengale se meut qui ensemence le ciel libre de nos méditations.

   C’est le lumineux adret de l’existence. C’est la gerbe de sens qui s’extrait de la mutité. C’est le rayonnement de tout ce qui est, parcourt l’espace à la vitesse sidérale d’objets certes innommés mais dont l’offrande nous comble à l’aune d’une vision exacte de ce qui fait encontre, de ce qui ne se dresse devant nous qu’à nous confirmer dans notre être, à nous hisser plus haut, plus loin que nous. C’est pure donation, c’est ouverte oblativité, à la manière dont une aube émerge et se teinte de lueurs aurorales, premier pas en direction d’un présent éclairé de l’intérieur, tel le sublime photophore à la transparence de papier huilé.  On pense aux Maisons de Thé, à leur subtile fragilité. Tout va de soi, rien ne biffe ni ne barre. Nul obstacle à l’horizon, chemin de lumière qui trace devant lui le sillon libre de son destin. Tel un rêve de diamant aux arêtes vives, tout s’y réverbère selon nos espoirs les plus fous, nos désirs soudain fécondés par on ne sait quel phénomène inaperçu, quel surgissement de météore dans l’enceinte éblouie de notre tête, sur le cercle incandescent de notre pensée.

En elle, le point d’abîme

Ce que je viens de décrire au travers d’allusives métaphores, cette ombre des barkhanes, cette illisibilité des venelles, ces ubacs sertis de confusion et de doute, ceci correspond en tous points à cette zone d’occultation, telle que représentée par Léa Ciari, à droite du visage du Modèle, ce site d’indétermination foncière, cette aire de confondante opacité, ce « no man’s land », cette terre étrangère, toujours à défricher et à déchiffrer, dont cependant l’informe résiste à toute tentative d’aller plus avant, de percer, au milieu de toute cette noirceur, un peu du secret qui nous eût un instant délesté de la dette de vivre. De la « dette », oui, car ce lieu, en tant que lieu de privation, ne saurait refléter que la dimension insondable d’un manque constitutif de notre condition même. Nous avançons sur le chemin de l’exister, toujours sur la lisière des choses, toujours au bord du ravin mais nos yeux ne veulent nullement sonder le mortel ennui, s’emplir de la poix lourde de l’angoisse. Ils ne veulent s’éclore qu’à la diaphanéité d’une félicité, ils ne veulent connaître que ce liseré d’intelligibilité qui court le long des hautes montagnes, les détoure d’une aura étincelante.

   Cependant détourner ses yeux de l’ombre n’équivaut nullement à en évacuer le caractère absurde. L’illucidité n’a jamais sauvé personne de soi car elle ne saurait avoir de vertu cathartique. Seulement un sommeil léthargique, une avancée somnambulique, un vertige en attire un autre, une mécompréhension en appelle une autre. Ce Noir profond qui jouxte le visage, en barre en partie l’épiphanie, le réduisant à une manière de demi-vérité, ou bien plutôt le noyant dans la lagune grise du mensonge, il nous est requis, en tant qu’Hommes, en tant que Femmes, d’en interroger la nature, de tâcher d’en percer l’opercule, afin que porté au jour, ce demi-visage contrarié reprenne des couleurs et se dise selon le rythme d’une parole renouvelée, ressourcée à la fontaine de la positivité. Car nul ne saurait se connaître à dissimuler ainsi ce qu’il est en son fond sous cette bannière de crêpe qui l’annule à même son être. Selon un contexte religieux, Christian Bobin nommait cette zone d’invisibilité « La part manquante », et voici la définition qu’il en donnait, au travers du geste de l’écriture :

 

"C'est par incapacité de vivre que l'on écrit.

C'est par nostalgie d'un Dieu que l'on aime. »

 

   Je ne suivrai nullement l’Écrivain sur ce chemin de foi et de piété, seulement dans la perspective existentielle, attribuant cette « part manquante » à des motifs immanents, à des accidents de parcours, à des « irrévélations », à des obscurités qui nous assaillent, venues d’on ne sait où, dont cependant, en vertu du Principe de Raison, il nous faut bien élaborer quelque hypothèse à défaut d’en pouvoir dominer l’irrépressible force, la puissance qui nous rive à demeure, nous aliène au sein même de notre citadelle de chair.  Ce qui, pour un Croyant, aussi bien pour un Athée, se donne en tant que vérité certaine de soi, en tant qu’apodicticité, donc indémontrable, c’est bien ce sentiment de manque coalescent à notre nature même, se vivant comme un fondement irréductible de qui-nous-sommes en notre posture, des êtres mortels, donc des êtres en lesquels s’inscrivent, de toute éternité, cet absentement, cette existence trouée dont jamais, nous ne pourrons réduire la terrible inconsistance.

   Je pourrais ainsi, à l’envi, décliner sur d’infinis registres, l’image de ce manque qui crée faille en nous, selon des motifs qui, s’ils sont singuliers, s’affilient en quelque manière à un vaste courant universel des choses et des êtres en de leur paradoxale rencontre. Il suffira de dresser, ci-après, quelques figures du manque telles qu’elles apparaissent dans l’horizon fluctuant des Quidams que nous sommes, ces genres de marionnettes désarticulées qui, toujours, cherchons à nous rassembler autour d’un centre qui nous fuit et nous désespère. La fugue des manques ci-après désignés est fugue personnelle dont je ne sais si, d’une façon ou d’une autre, elle pourrait correspondre aux attentes de l’Artiste qui a dressé ce portrait sur lequel je m’interroge. Mais se questionner sur l’Autre, ce continent invisible, ne se fait jamais qu’à partir de Soi, comme si, Celui, Celle qui nous font face n’existaient qu’à titre de simple réverbération. Donc la litanie infinie des manques infinis :

 

Manque : ceci qui, en moi,

me demeure inconnu.

Manque : cet « invécu » dont j’aurais

 voulu qu’il me rencontrât.

Manque : ce point vers lequel je m’achemine,

qui n’est que chemin de non-retour.

Manque : ce désir qui s’est éteint

avant même qu’il ne rougeoyât.

Manque : cette œuvre demeurée incréée.

Manque : tous ces livres à lire

qui, jamais, ne le seront.

Manque : ces mots que j’aurais

voulu prononcer,

ils se sont réduits au silence.  

Manque : ce voyage en Soi

 à demi entamé.

Manque : cet amour inexaucé,

il demeure en friche.

Manque : cette écriture à court d’absolu.

Manque : cette Littérature, si vaste

continent, à peine rencontré.

Manque : cette persistance en

Philosophie, sur le seuil seulement.

Manque : ce concept approché tel la Léthé.

Manque : cette vision synoptique,

demeurent des angles morts.

Manque : le surgissement

dans la plus pure Idéalité.

Manque : cette notion d’AFFINITÉ

insuffisamment portée au concept.

Manque : ce Mot, cet unique mot,

 tel Idée, Substance, Être

dont j’eusse souhaité qu’il devînt

 mon indépassable orient.

Manque : naissance en Soi,

de cette inépuisable ressource au

terme de laquelle une plénitude

 se fût d’emblée atteinte.

Manque : apercevoir la

totalité des Œuvres d’Art

en leur cercle refermé.

Manque : se situer à la fine

 pointe de l’Idée à partir d’où

tout se détermine et fait sens.

Manque : vivre un jour seulement

dans l’étincelle du Génie.

Manque : assembler en la dignité

 d’un recueil l’entièreté

 des Beautés du Monde.

Manque : apercevoir le rayonnement de l’aura

qui intime l’existence de deux êtres

au-delà des visées communes.

Manque : voir sortir de Soi le fil de la Vierge

tissé des mots d’une ultime Poésie.

Manque : devenir l’Insulaire hantant

jour et nuit les travées

en clair-obscur où luisent

les maroquins des ouvrages

et leurs dentelles fascinantes de mots.

Manque : vivre au plus haut d’un Phare

et éprouver l’Essence même

de la Solitude jusqu’au vertige.

Manque : arriver tout au bout du monde

et projeter son propre regard

sur son mystérieux envers.

Manque : faire de cette magique

Réminiscence

le lieu effectif d’un

 Ici et Maintenant.

Manque : porter son Imaginaire

dans le hors limite,

l’Ouvert, l’infinie pluralité des Choses.

Manque : entrer dans la lentille de verre

de la diatomée

et connaître le fourmillement

de l’Infiniment Petit.

Manque : porter ses yeux au ciel

et voir l’invisible

derrière l’épaule du Bigbang

Manque : être Soi jusqu’en sa

 lisière et être à la fois,

Arbre, Tronc, Racine, Rhizomes.

Manque : grimper l’échelle des tons

et parvenir

là où l’éblouissement

devient la seule Parole.

Manque : éprouver le vibrato d’une Voix

et s’y abîmer corps et âme.

Manque : faire de sa peau

 un miroir du Monde.

Manque : babélienne volonté :

que toutes les Langues

fassent en soi une unique colonne,

un seul et même ébruitement.

Manque : se vivre infime soleil fécondé par

la Grande Étoile Blanche donatrice de Vie.

Manque : être rivière, puis ruisseau,

puis mince filet d’eau, puis Source.

Manque : de l’empan d’une seule vision

 balayer l’Espace et le Temps

jusqu’à son point d’Origine.

Manque enfin, ne pouvoir dire

du Monde, des Êtres, des Choses

que l’Alpha alors que l’Omega

attend d’être fécondé

Jusqu’en son ultime.

Manque et toujours manque

Jusqu’en son possible épuisement,

mais ceci est-il Humainement possible ?

 

   Alors, après cette longue évocation des manques, saturée d’une vision purement Idéaliste, que reste-il à dire de cette Peinture qui a enfoncé son coin dans la pensée et risque d’y demeurer pour la suite des temps ? Dire et toujours redire ce-qui-vient-à-nous avec la seule matière disponible, celle des mots. Laquelle reflète celle de la proposition plastique. Tout vient du fond. Tout surgit à la lumière à partir de ce fond sans fond qui est le lieu même de provenance de l’Être. Dans ce pli de la Nuit, rien ne parle ni ne fait signe. Mais bientôt, une Figure paraît comme surgie de nulle part. Toute épiphanie, par essence, est toujours un mystère. Comment une chose nait-elle du Rien ? Aporétique question qui nous reconduit au silence. Et pourtant il faut briser cette paroi de silence, l’offusquer de mots, la seule possibilité qui soit effectivement en notre pouvoir.

   L’image est, en sa partie inférieure, occupée par une surface dorée qui nous fait penser aux fonds des toiles de Gustav Klimt, ces manières de fabuleuses icônes qui pointent en direction du religieux, du sacré. Bien évidemment, la tension est vive entre ces deux surfaces se jouxtant selon la puissance sourde d’une polémique. Combat du nuitamment non-éclos et du diurne en son solaire déploiement.

 

Un Rien s’affronte à un Tout.

Un Vide se heurte à un Plein.

 

   Verticale dialectique où les contraires ne naissent à leur propre essence qu’à avoir auparavant connu le visage heurté de son antinomie. Elle, l’épiphanie en creux, l’épiphanie irrévélée, l’épiphanie biffée qui ne vient à nous qu’à recevoir son Sens le plus apparent, ce Visage donc armorié selon un retrait, un côté atteint de Plénitude, un côté affligé de Vacuité, ce Visage qui vient heurter de front notre sensibilité est la représentation de la Métaphysique en ses fondements mêmes : Être et non-Être se « dé-visagent », c’est-à-dire se donnent visage en même temps qu’ils l’annulent, ouvrant en nous qui regardons, la faille du tragique, le clignotement ontologique du paraître et du disparaître, la mesure d’une possible Infinitude et d’une incontournable Finitude.

   Tout visage est le lieu de ce conflit, de la lutte des opposées, du feu des contradictions, de la césure qui fait de l’entre, qui crée de la distance, qui creuse un fossé au milieu du tissu apparent d’une unité que nous pensons sans faille. Comme le dit Montaigne dans ses « Essais », nous sommes toujours « en visage descouvert », ce qui signifie que ce découvert est le signe du risque immanent à notre cheminement terrestre. Édifiés sur du Manque, tissés d’une argile friable, nous ne sommes que des Esquisses lézardées assistant, impuissamment, à cette chute qui évolue à bas bruit, à cette ligne de partage qui place d’un côté ce visage de terre cuite à l’immémoriale beauté, de l’autre ce masque de nuit qui ne cherche que son dû, ce dû qui, depuis toute éternité, n’attend que d’être soldé. Certes la lucidité a ceci de confondant, décillant nos yeux, elle les porte à l’incandescence du regard. Ce qu’elle prélève du visible et d’un possible succès, elle en ôte le rayonnement, rendant à l’invisible ce qui lui appartient de plein droit, ce Non-Être dont il est tramé jusqu’à l’absurde.

   Cependant, il ne faudrait pas croire que cette toile n’indique qu’un sombre désespoir. Il y a des lignes de positivité : celle déjà signalée d’une homologie du fond avec un Klimt et, sans doute en existe-t-il une seconde de nature formelle, cette minceur du cou, cet oblique du buste inclinant vers les portraits de femmes de Modigliani. Positivité qui se dialectise avec le haut nocturne de l’image, manière de reconduction à « l’Outre-Noir » d’un Soulages, cette énigmatique figure d’un « Outre » dont nul nom, nulle présence ne sauraient tracer les effectifs contours. Du reste, n’est-ce là la mission de l’Art en ses plus hautes cimaises que d’affronter la Présence, tout en puisant à l’Absence comme son répondant logique ? Songeons à la belle assertion de Paul Klee :

 

« L’art ne reproduit pas le visible, il rend visible. »

 

   S’il se contentait de rendre visible le visible, nous serions immédiatement adossés au non-sens d’une tautologie, ce cercle fermé, cet ouroboros, ce serpent qui se mord la queue. Si l’Art « rend visible », c’est bien une chose : l’Invisible dont seul le phénomène, l’apparence se montrent à nous sous les traits de l’œuvre. Or l’Art n’est jamais pure abstraction qui ne vivrait que de son ciel, dans son ciel. L’Art vient à nous, comme la vie vient à nous, comme l’existence nous convie à être au-dehors du Néant, à le toiser tant que le rayon de notre regard peut en supporter la belle et tragique vision. Oui, le Néant se donne sous la forme contrastée de l’oxymore, il nous fascine en même temps qu’il nous terrifie. A nous de trouver ce point d’équilibre, tel l’intervalle entre deux mots. Nous sommes phrases que le point final attend. Mais alors quelle joie de vivre au rythme des mots ! Quelle joie !   « Peinture mixte » tel est le sous-titre de cette belle œuvre.

 

Or le mixte est toujours mélange,

de la Nuit et du Jour,

de l’Absence et de la Présence,

du Manque et du Désir.

Rien n’est pur qui brillerait

de son feu éternel, telle la

merveilleuse Idée platonicienne,

une lumière se lève des

ténèbres qui vient à nous.

 Elle est à cueillir

dans l’instant même.

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4 août 2023 5 04 /08 /août /2023 09:21
Un Soi entièrement déterminé ?

Crayon : Barbara Kroll

 

***

 

   La présentation du titre trouverait son exacte formulation en ceci :

 

« N’arriverons-nous jamais à nous déterminer en notre entièreté ? ».

 

   Cette question court à bas bruit chez tous les Existants, toutes les Existantes, pour la plupart à leur insu. Cependant, quelques Individus plus inquiets, plus aiguillonnés par l’urgence des interrogations, n’ont de cesse de penser, de l’aube au crépuscule, en passant par l’heure de midi, de penser donc à ce qui, le plus souvent les chagrine et les désespère : connaîtront-ils, un jour de lumière printanière ou même dans la tristesse blanche d’une heure d’hiver, ce beau sentiment, cette sensation singulière d’une plénitude les submergeant, les portant à éprouver en totalité la « merveille d’être » ? Oui, être, être-Soi jusqu’en ses plus intimes faveurs, voici la grâce dont tout Humain sur Terre souhaiterait être affecté, fût-il un Modeste vivant en solitaire dans quelque steppe aride, sur le toit du Monde ou dans le damier des villes où ne s’égrènent que d’illisibles et obscures secondes. Car il y va toujours pour l’Homme de son Destin, cette manière de clignotement, de clair-obscur, un jour une peine, un autre jour une joie, de ce divers dont il voudrait tirer, sans doute à son corps défendant, un genre de symphonie interne le conduisant parfois au bord des larmes, parfois dans un état de ravissement dont, toujours il est long à revenir, tant l’extase qui l’a traversé en a bouleversé la vie, en a métamorphosé les gestes et jusqu’au sentiment de sa propre nature.

   Une façon de « re-naissance », si l’on veut, de désocclusion, d’ouverture du Soi à de nouveaux espaces, à de renouvelées temporalités dont, jusqu’ici, il n’avait jamais fait la moindre expérience. Cependant, nul n’est le démiurge façonnant cette argile du Monde, lui donnant la forme achevée, l’exposant devant la lumière de la conscience, en faisant une sorte d’orient selon lequel son existence prendrait la belle teinte du mercure, s’introduirait dans cette sphère parfaite, immanence réalisée bien plus que quiconque ne l’eût envisagée. C’est bien, sinon le hasard qui battrait la mesure de cette exigence-de-Soi-pour-Soi, plutôt la recherche permanente de cet état hors du commun, la douce volonté d’inscrire dans le derme de l’exister cette déchirure par où dépasser, ne fût-ce que dans l’instant, cette condition aporétique qui est celle de l’Homme.

    En un mot, transmuter le réduit étroit et fuligineux de l’aporie, le porter dans le site inégalé et le plus souvent hors d’atteinte d’Euporie, son antonyme, Euporie, Déesse de l’Abondance, Abondance synonyme de Plénitude. Certes, c’est bien au risque de Soi que le pas doit être franchi, que le saut doit être effectué qui, du commun, propulse en direction du fabuleux, de l’insolite, de l’incomparable. Être Soi jusqu’en ses entours et au-delà, c’est comme de se déposséder de sa pesante étantité, de la troquer pour la vêture bien plus ample, scintillante, fascinante de l’Être, cet Être dont jamais nous ne connaîtrons rien, cet Être seulement intuitionné, mais alors quelle allégie, quelle transparence, quelle luminescence ! La chair en est éclairée de l’intérieur. Les gestes deviennent diaphanes à eux-mêmes. Les pensées volent tels des essaims d’or. L’imaginaire se dilate depuis son site irrévélé. Les rêves éveillés sont de simples feuilles de résine claire volant au plus haut de la possibilité humaine, en d’inestimables, d’incalculables hauteurs.

   Alors, qu’est-ce qui peut présider à cette magie, qu’est-ce qui déplie cette subtile alchimie au terme de laquelle la fin se donne comme la multiple beauté du projet initial, comme l’exaltation des prémisses légères qui n’osaient postuler qu’un dénouement somme toute bien modeste, à mesure humaine, alors qu’ici, nous sentons bien qu’il s’agit d’une autre dimension, cette dimension innommable et qui doit le demeurer afin d’éviter les conclusions hâtives, les postulations faciles de la présence d’un arrière-monde. Il n’y a pas d’arrière-monde, de mystère à percer, si ce n’est tâcher de décrypter la puissance infinie du Langage, son pouvoir de nomination qui est, en même temps, pouvoir de faire venir les choses en présence. Le Langage nous habite depuis toujours et nous précède. C’est lui qui décide de nous en tant que cet Universel auquel nous puisons l’infinie ressource qui nous est destinée en propre, à nous les Humains.

   Seul le Langage peut prétendre « atteindre » l’Être, ou tout au moins en tracer l’esquisse, en appeler l’épiphanie, en approcher les illisibles et étincelants contours à la façon d’une légère touche de graphite sur le blanc du papier, d’une empreinte de fusain, peut-être d’une onde aquarellée, et puis c’est tout. Rien d’autre à dire. Rien d’autre à faire. Se disposer à l’événement même qui n’est pas seulement l’événement de l’Être, mais l’évènement de Soi-en-Soi, la coïncidence absolue, au moins éphémère mais non moins précieuse, de Soi-avec-Soi. Jamais nul ne peut soutenir l’épreuve de manière prolongée. Regarder le liseré infiniment brillant de l’astre céleste pendant l’éclipse ne saurait se soutenir qu’au prix d’une prochaine et irrémédiable cécité.

 

C’est ainsi, l’Être,

l’Innommable,

l’Indéfinissable,

cependant la Nervure

qui soutient notre venue au monde

 et assure notre possible ne peut

 que se dissimuler dans l’orbe

même de son essentialité.

Il n’est que Passage.

Il n’est que Transition.

 Il n’est que Sens.

  

 

   Direction d’un point de l’espace à un autre. Direction d’une temporalité passée vers un futur qu’un présent actualise sous la forme d’une fuite de Soi-au-delà-de-Soi. Pure évanescence. Pure fugacité. Pur éclair que rien, jamais, ne pourrait venir border, enclore en d’étroites limites. Toutes ces nominations, toutes ces prédications qui n’en sont pas, au motif que l’Être prédiqué perdrait en ceci son essence, sa nature profonde, j’en ai usé et abusé tout au long de très nombreux textes, comme le ressassement d’une antienne, comme le chant d’une source à elle-même sa propre faveur, comme un mantra dont l’essentielle teneur serait de déposer en-qui-je-suis la certitude de cet Irrémédiable à jamais, de cet Inatteignable dont la grandeur est précisément tissée de cette légèreté de cendre, de cette inaperçue pulvérulence, de cette inapparente floculation.

   Il y a une évidente distance de-qui-nous-sommes à cette Essence dont nous aurions voulu être atteints, en une manière d’heureuse fusion, l’Être et Nous unis en une ineffaçable alliance, en une « affinité élective » selon le mot irremplaçable de Goethe. Nous aurions souhaité, du plus loin d’une longue patience, de l’effectivité d’un travail sur Nous, que notre être-particulier ne différât en rien, au moins d’une manière hypothétique, peut-être même d’un simple souhait qui se fût voulu performatif, s’accomplissant à seulement être proféré, que notre être donc ne parût ne diverger en rien de cet Être-Universel, de cette Entité ourdie d’un silencieux Langage. Selon notre plus précieux désir, sous l’irrépressible poussée de notre passion en l’Être, il se fût agi d’une seule et même réalité, d’une unicité postulée, d’une indifférenciation annoncée dont nulle distance n’eût pu être prise, qui en eût signé la profondeur, en eût désigné l’éminence, en eût détouré le motif cardinal.

   Dans certains de mes écrits, rêvant sans doute d’une possible dyade, laquelle eût confondu en un unique creuset mon être-Langage et l’Être-lui-même, il m’est arrivé d’énoncer ceci :

 

L’Être = Langage,

 

   réalisant ainsi une identité de l’un, l’Être, et de l’autre, le Langage. Mais ceci, bien évidemment, n’était qu’une figure de rhétorique, une commodité langagière, un moyen de faire apparaître l’Inapparent. En réalité, le plus grand service que nous rendrions quant à l’évocation de l’Être, serait tout simplement de « l’innommer », de le laisser au silence, de lui attribuer ce site du recueil dont nul ne pourrait transgresser les éminentes bordures. Avec l’Être, nous ne pouvons jamais qu’être bord à bord, sur une ligne tangentielle, dans l’orbe d’une discrète coalescence.

   C’est seulement parce qu’il y a un Universel de l’Être qu’il peut y avoir une multiplicité de particularités, un foisonnement de singularités. L’Être, métaphoriquement, est le foyer, nous ne sommes que des étincelles qui girons tout autour. L’Homme n’a d’autre possibilité épistémologique que de subsumer l’ordre du particulier sous celui de l’Universel. L’Universel est la Loi dont nous sommes les décrets immanents, cependant nullement dépourvus d’actes transcendants, au motif de notre Langage, de notre Pensée, de nos Intuitions. C’est là, dans cette possibilité ultime de l’Homme de se saisir hors-de-Soi en direction de ce qui le dépasse, l’interroge et le requiert que se loge pour la suite des temps à venir, la mission-événement qui, bien plus que d’avoir la consistance d’un rêve, déterminerait l’Existant en son possible le plus ouvert, en son possible le plus exaltant. Le Soi de l’Homme est toujours en voie de détermination, en chemin vers, sur le seuil de, toutefois la Totalité du Soi lui est inconnaissable, sauf par de subites intuitions, de brefs éclairs à la lueur desquels l’Unité de l’Être lui apparaît de la même façon dont un arc-en-ciel prend appui sur la Terre puis se fond dans l’abyssale dimension du ciel.

   Å ce crayon de Barbara Kroll qui, en son fragment, en son incomplétude, par simple effet de réverbération logique nous a mis sur la voie de l’Être en ce qu’il est synonyme de Totalité, il convient maintenant d’explorer la forme, de la doter de mots qui nous la destinent en tant que simple dessin, peut-être même en tant que dessein d’une plus haute destinée, à savoir celle du concept. Décrire, élaborer du Sens est déjà chemin en direction de cet intellect chargé d’illuminer cette Figure, de la faire émerger de son ombre native. C’est du fond dont il faut partir, de ce vide, de ce silence, de cette nulle Parole dont, pourtant, il nous faudra bien entendre la subtile voix. Blanc de cendre et de grésil. Blanc qui, tout à la fois surgit et se retire, telle la mouvementation toujours en retrait de l’Être, sa dispersion, son effusion parmi les mailles du réel en lesquelles il s’abîme, ouvrant ainsi aux yeux des Attentifs la possibilité même de la question :

 

qu’en est-il de l’Être ?

Qu’en est-il de l’Homme ?

 Qu’en est-il de l’Homme en l’Être,

de l’Être en l’Homme ?

 

   Travail infini de navette que celui du décryptage ontologique, lequel nous assure une fois du Visible, à la fois nous esseule dans la posture effacée de l’Invisible. Et c’est bien la Solitude qui constitue la Voie Royale, celle qui, nous plaçant en regard de notre propre être, donc face à la dimension abyssale de notre angoisse constitutive, écarte les plis du Réel pour y faire surgir la possibilité même d’une Présence.

   Venue du plus loin de la mutité, du plus loin du secret, une ligne, une simple ligne se donne telle l’origine de ce qui est à venir, le dessin, mais aussi notre propre venue sise face à son événement. Car tout ce qui vient en Présence est pur Événement. Quelque chose n’était nullement qui s’inscrit dans le tissu serré du Monde. Le Grand Monde Universel qui nous domine et dans lequel nous sommes nécessairement déterminés en tant que Ceux que nous avons à être. Le mince monde particulier au sein duquel s’imprime avec légèreté le trait même de notre singularité.

   La ligne est encore tremblante, nullement assurée de soi, comme toute chose faisant effraction depuis le lieu fermé de sa nuit primitive. Cette ligne infiniment « flexueuse » selon le beau lexique de Léonard de Vinci, est l’archétype formel de notre propre genèse. Tout juste un frémissement, une oscillation inaperçue, un étrange vacillement à l’orée des choses. C’est toujours fragile la venue à soi d’un être, c’est un genre de porcelaine translucide, une ténébreuse lumière traversant la fontanelle de la vie. Cela bat à la manière d’un pouls. Cela s’agite dans la douceur, le presque repli, identique à la chute d’un grésil contre le verre dépoli de l’hiver. Cela hésite et il pourrait, à tout instant, y avoir rétrocession en direction du lieu inaperçu de la naissance. Et alors ce serait un genre de maelstrom, de vortex qui nous menaceraient de subite extinction. Car, pour que nous soyons, il nous faut du vis-à-vis, il nous faut une paroi sur laquelle ricocher, il nous faut cet obstacle au gré duquel nous sentir exister.

   La ligne est une ébauche de narration. Elle s’origine dans l’indéfini de l’Être, elle prend appui sur une sorte de Mythologie, de Grand Récit Fondateur des apparitions/disparitions qui ne sont jamais que les métaphores clignotantes de notre-venue-à-l’être, de notre détachement, un jour, de l’Être qui nous désigna tel l’un des siens. La ligne trace un contour étrangement fantomatique, un genre de linge blanc flottant sous le zéphyr de ce qui fait phénomène et faisant ceci, esquissant déjà le geste de l’absentement. C’est comme si nous étions sous ce voile qui faseye, parfois nous tutoie et nous réalise, parfois s’éloigne de nous et nous déréalise. Étonnant mouvement des contraires, surprenant Jeu de l’Oie avec ses subites fulgurations, ses confondantes éclipses. Case « Oie » de pure lumière qui se dialectise avec ses cases adverses « Hôtel », « Labyrinthe », « Prison » et même sa case ultime « Tête de Mort », images du retrait, du suspens, de la chute définitive.

   La ligne hésite à venir au jour, à s’exposer au risque de la lumière. Elle ne s’énonce qu’à l’empreinte légère du contour, de la bribe, de la touche à fleuret moucheté, du tutoiement discret. Pourtant, l’être-qui-s’annonce dans le trait, ne saurait demeurer suspendu au-dessus de cette ligne de faille, écartelé de part et d’autre d’une éternelle brisure. Alors il faut avancer et ne consentir à l’être-en-devenir que le lieu d’un possible, l’annoncer bien plutôt qu’en totaliser l’épiphanie. C’est pourquoi le partiel sera supposé être le miroir de la forme achevée, c’est pourquoi quelques mots posés sur la feuille évoqueront la phrase et aussi bien le texte parvenu à son terme. Aussi le visage ne sera-t-il visage que par défaut, l’ovale d’un œil, l’amorce de la parenthèse du nez suffiront à ce réel en voie de constitution. En l’œil, nul iris, nulle pupille, seulement un germe vide, une graine à venir. Un œil, un seul, clin d’œil, si l’on peut dire, à la condition cruelle du Cyclope définitivement condamné à ne sonder que son intérieur, autrement dit l’abysse du Rien, la dimension sans dimension du pur Nihil.

   Et la main, orpheline elle aussi, cette main en large battoir, cette main en forme de herse levée devant le sombre mystère d’un visage tronqué. La main défensive paraissant préserver l’être-en-venue des morsures vives de la réalité. Seuls les ongles sont arrivés à terme, crayonnés de noir, ils font penser à des griffes, donc à des défenses, bien plutôt qu’à des prédicats chargés de prodiguer des caresses. Å l’évidence, le texte commis à la rencontre de l’œuvre de l’Artiste Allemande, ne gire que dans les ténébreuses limites d’une Métaphysique ou d’une Ontologie qui, non seulement n’affirment rien de l’existence, mais semblent vouloir en abattre en permanence les fragiles fondements. Oui, c’est bien exact, mais ces disciplines ne sont en rien le tremplin de minces joies et leur nature même se donne tel le contraire du divertissement. Si elles veulent être ce qu’elles ont de tout temps à devoir être, il leur faut « racler jusqu’à l’os » le derme même de l’exister. Puisque, sondant au-delà des simples apparences, elles dépouillent les choses de leur habituel vernis, elles ôtent l’écorce de l’arbre et le montrent sous le jour de sa nudité la plus crue.

   Mais ceci n’est nullement péjoratif et le soleil n’émerge jamais de manière aussi brillante qu’à s’extraire des ténèbres de la nuit. Tout ce qui concerne l’être-des-choses et le nôtre en propre se doit d’être toujours en travail. Or, chacun le sait pour en avoir fait maintes fois l’expérience, parfois la tâche est ardue, simplement d’exister et de demeurer en l’exister. Ici, le trajet de l’Être-en-tant-qu’Être à l’être-possible n’a fait que s’esquisser. A nous, Regardeurs de l’œuvre, depuis cette irrésolution que nous sentons en nous au plus profond, de nous affermir en l’Être, cette Énigme qui nous fascine parce qu’Énigme. C’est du-dedans-même de notre Nuit (ce Néant qui se tresse en nous), visant ce qui, pour un instant, s’annonce comme le hors-retrait, dont nous devons maintenir, autant que faire se peut, cette Lumière en partage qui, bientôt s’éclipsera.

 

Toute Lumière, un jour ou l’autre,

regagne le site de sa provenance.

 

 

 

 

 

 

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