Esquisse : Barbara Kroll
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Cela vient de loin, de très loin.
Sans doute du plus loin
de la mémoire des hommes.
Plus loin que la courbe de leurs yeux,
plus loin que les hanches souples des femmes.
Cela vient d’au-delà des collines semées d’herbe,
d’au-delà de la soie des dunes,
d’au-delà des villes avec leurs barres de néon,
leurs clignotements fous,
leurs cortèges d’automobiles aux vitres teintées.
Cela vient du plus loin de l’espace et du temps, plus loin que la rapide lueur d’amour entre deux Amants. Cela se dit en touches d’aube et de crépuscule, cela s’énonce en demi-saisons, en lisières, en des feux qui couvent sous la cendre. Savez-vous au moins, vous qui déchiffrez mes mots, combien la palme de l’intuition est souveraine, combien elle devient le lieu d’une évidence pour qui sait y conduire son âme, l’y laisser s’imprégner des plus douces fragrances ? Savez-vous l’ineffable don de l’existence des choses avant même qu’elles n’existent ? On n’en perçoit qu’un souffle, une haleine tiède et parfumée pareille à celle d’une nuit d’été. Cela n’a guère de contours, les formes en sont atténuées, irisées, simples tremblement à l’horizon de la pensée. Les prédicats sont en attente, les qualités viendront plus tard, les silhouettes ne s’affirmeront qu’à l’aune de vos propres impatiences.
Cette chose qui est encore dans le secret, cette chose qui se dissimule, ne profère que du silence, elle vient jusqu’à vous et s’invagine au lieu même de votre désir, de votre longue hibernation. Ceci, depuis toujours vous le saviez, ceci, cette venue à vous de ce qui vous constituait en votre fond, ceci qui chuchotait le galbe de son être en de simples attouchements, en de simples effleurements. Pareil à un zéphyr qui aurait lissé votre peau, aurait affirmé l’imminence de sa venue et, corrélativement, le surgissement de votre joie. Certes intime, certes dissimulée mais brodée à cette aune d’inestimables valeurs. C’est toujours de cette étrange manière que le bonheur apparaît,
entre deux soucis,
entre deux attentes,
entre deux effrois.
Belle vertu dialectique que cet accomplissement du sens tiré à hue et à dia et qui, de cet écartèlement, tire toute sa puissance fécondatrice. Nous autres Humains avons besoin de ces « douches écossaises », de ces surprises dérobées à leurs étuis glacés, de ces bêtises enveloppées dans leur feuille d’argent. Anticipation d’un plaisir dont témoigne l’agitation de nos papilles, dont s’émeut la lame de notre conscience.
Mais la chose qui nous interroge, il faut la laisser venir, faire son pas de deux, nous révéler, depuis le demi-jour de la scène, sa subtile chorégraphie. Comme sur une neige tachée du gris du ciel, quelque chose a lieu, quelque chose nait de soi, quelque chose procède à sa propre efflorescence. Et la merveille est ceci que la Liberté en soit la seule mesure efficiente. La seule vertu. Naître de Soi, y aurait-il geste plus parfait que celui-ci se révélant à la surface de la Terre, au-dessus des pics des Montagnes, au-dessus du gonflement bleu des Océans ? Car affirmer son être uniquement à partir de son être, n’est-ce là le gage de la faculté la plus éminente ? : l’Essence rougeoie d’elle-même et envahit la courbe immense du Ciel. Tout alors, sur Terre, n’est que l’hypostase de cette Liberté, la marque subalterne d’un geste immémorial nécessaire alors que tout le reste est contingent, de surcroît, pareil à un inutile colifichet.
Celle que le titre a nommée « La Méditante », laquelle en réalité ne saurait se donner qu’à la façon d’une pure abstraction, afin de la faire apparaître et de la rendre saisissable, il faut lui attribuer quelque trait humain, féminin en l’occurrence. Elle est encore si peu venue à sa propre naissance qu’elle émerge à peine de son fond qui, en même temps, est son fondement. C’est bien du Rien, du Néant qu’elle vient et en porte encore les stigmates les plus patents, cette impression de fantastique, d’irréalité, de songe flou faisant leurs voltes dans quelque cortex léthargique, brumeux. Et c’est bien ceci qui nous plaît : cette irrésolution, cette indétermination. Ce sont les fils de trame de l’inconnu sur lesquels seront ourdis, par notre conscience, les fils de chaîne d’une possible compréhension, les premières estimations d’un réel qui viendrait à nous.
C’est comme les premiers mots d’un tout jeune enfant, les balbutiements d’une existence en devenir, le lieu de passage de l’informel au formel, le lieu de l’actuel refoulant dans l’ombre le virtuel, le lieu de l’imaginaire cédant la place sous les coups de boutoir de la matière. Pure émergence dans le lexique mondain. Ce n’est presque rien, ce sont de simples lignes confuses et pourtant, nous devinons, dans cette apparence voilée, se dessiner l’ombre souveraine d’un Destin. C’est si peu affirmé, mais si plein de promesse. C’est si peu formulé, mais si incliné au pluriel de la narration.
A ses oscillations,
à ses retournements,
à ses éblouissements,
à ses retraits,
à ses consomptions,
à ses surgissements,
à ses parenthèses,
à ses fulgurances.
De cette forme encore si embryonnaire, de cette figure sédimentée, de ces traits cendrés pareils à ceux d’une Ardoise Magique, c’est bien la Vie qui bourgeonne et décrète le Printemps au gré duquel une future floraison aura lieu. Ce qui nous plait alors, parcourir par la pensée ces si beaux linéaments, découvrir dans une longue patience ces exhumations du Rien, à peine un poudroiement, à peine l’ébruitement d’une source, à peine un murmure se levant d’une faille inaperçue du limon.
Tout est encore si près de l’Origine.
Tout est si indemne.
Tout est si natif.
Tout est en une donation fabulatrice de ceci même qui va advenir : une Existence s’arrache au Néant et vient faire éclore sa lumière dans la longue nuit de l’Humain. Nullement une existence de plus qui serait fortuite. Non, une Existence Réelle, le début d’une Chair, l’amorce d’un Esprit, la germination d’une Âme. C’est tout ceci naître à Soi : s’exposer depuis son Essence, depuis son Unique à devenir Autre à chaque instant, à devenir Multiple, à se connaître selon une myriade de facettes dont nul n’eût pu supputer l’étonnante apparition, n’eût pu envisager l’infinie et splendide Corne d’Abondance.
Car Exister est bien ceci :
abonder à partir de ce qui n'était
que virtuel, dissimulé,
lové en soi dans le pli
d’une nuit infinie.
C’est au seul motif de cet indescriptible, de cet innommable, de cet indiscernable que l’Artiste procède par touches prudentes, délicates, juste un grisé à l’horizon des choses, juste un crayonné et si peu de couleurs. Si le Néant est Noir dans son impénétrable coefficient, si l’Exister est Blanc dans sa générosité dispersive, la Naissance à Soi ne peut qu’être Grise, cette teinte qui, bien plutôt que d’être une couleur est le signe de la venue à soi des choses. Une troublante délicatesse qui n’approche la mystérieuse texture de l’Être qu’avec la juste mesure qui convient au retrait, au non-proféré, au non-figurable, au moins en un premier geste de la création. Les traits du visage sont presque inapparents, ils ont la consistance du silence, ils ont la réserve et la profondeur de la Méditation.
Toute Naissance est nécessairement Méditation car jamais la lisière n’admet de trop vive clarté, car jamais la Venue au Monde n’est irruption. Certes, il y a le fameux « Cri Primal » qui, imitant le Cri de la Naissance, reconduirait l’individu sur ses fonts baptismaux, lui assurant ainsi un nouveau départ. Mais ce concept n’est rien moins qu’osé et, du reste, ne prouve rien, si ce n’est de poser un dogme thérapeutique aux fondements plus qu’incertains. Effaçons donc le cri et revenons à ce qui le précède, cet étonnement sur le bord de l’Être qui ne saurait être que silencieux, recueilli en soi, contemplatif de ce qui va venir, qui va ouvrir l’espace d’un possible, se manifester selon mille chemins dont aucun ne ressemble à l’autre.
L’esquisse a ceci de merveilleux qu’elle traduit l’indicible, qu’elle profère à bas bruit ce que notre langage, le plus souvent, échoue à révéler. Si notre parole, la plupart du temps, s’ingénie à démontrer, l’image, elle, montre et c’est ce processus de monstration qui se révèle, sans doute, le plus apte à traduire nos intuitions. Le dessin délivre immédiatement une compréhension symbolique que le discours tâche de faire apparaître au gré d’une longue et éprouvante structuration, le motif central ne pouvant que pâtir de ces digressions du Principe de Raison. Peut-être s’agirait-il d’inventer un « Principe de Vision » (ici nous pensons à l’assertion rimbaldienne : « Il faut se faire voyant… »), au terme duquel ce qui demeurait dans l’ombre pût enfin s’éclairer, se rendre visible.
Le méditatif est ceci
qui ne vit que de lisières,
de contours, de clairières.
Méditer est s’approcher
au plus près, tutoyer les limites
entre Néant et Réel.
Les franchir, ce n’est plus méditer, c’est raisonner. Et ceci constitue, en toute hypothèse, le plus grand danger. Déjà tout est fixé et la mémoire de l’Origine perdue. Il nous faut être le Méditant tout contre Celle-qui-Médite. Une manière d’analogie, de vases communicants nous mettant en rapport avec cet Autre que nous sommes toujours à nous-même car c’est bien en nous que résonne l’énigme de l’exister. Sans doute n’y a-t-il d’autre mystère que celui-ci !
Exister est une béance.
Exister est un suspens.
Exister est une tautologie :
« J’existe donc j’existe ».
Sans doute n’y a-t-il d’autre
cogito que celui-ci !