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2 septembre 2023 6 02 /09 /septembre /2023 08:13
Être-Soi, simplement Soi en ce Finistère

 

Cabo de São Vicente.

Vila do Bispo,

Faro, Portugal 

 

Photographie : Hervé Baïs

 

***

 

   Voir le Cabo de São Vicente, c’est, tout à la fois, voir le Cap des Aiguilles à l’extrémité sud du continent Africain ; c’est voir le Cap Leewin au sud de l’Australie ; voir le Cap Horn tout au bout de l’archipel de la Terre de Feu ; voir le Cap Nord, point le plus septentrional de l’Europe. Tous ces caps sont, à proprement parler, des « finistères », étymologiquement : « là où se finit la Terre », autrement dit, en quelque façon, « Le Bout du Monde », comme si, arrivés en ces lieux de « haute solitude », il ne demeurerait que la vaste étendue océanique puis, peut-être, le vide qui clôturerait la grande aventure des Continents. Le cap Saint-Vincent ici présenté est lui aussi de cette nature, une terre qui s’achève à l’extrême sud-ouest de la péninsule Ibérique, comme pour dire aux Hommes le terme de leur aventure humaine. Ces lieux d’exception (comment ne le seraient-ils, eux qui se donnent à la manière de la fin du parcours terrestre ?), ces lieux donc sont ouverts à toutes les fascinations, aux délires imaginaires, à l’édification de quelque mythologie s’abreuvant à la source même dont Poséidon est le gardien, et c’est aussi le point de départ d’une aventure « géopoétique » telle que définie par Kenneth White, ce sculpteur infatigable de Poèmes atteints de blancheur et de pureté, tout comme ces oiseaux de mer à la large voilure, qui cinglent le ciel de leur faucille de craie et se fondent dans l’immense avant même que notre vue en soit comblée.

 

Ces Terres du Bout du Monde sont aussi,

au moins dans l’ordre symbolique,

des refuges, des niches de l’exil,

des promontoires pour Rêveurs et Solitaires,

des concrétions à partir desquelles

faire s’élever une utopie, ce lieu unique

d’une Liberté possible en nos terrestres contrées.

  

   Alors, comment ne pas se poster, telle l’infatigable Vigie, tout en haut de sa dunette, porter ses mains en visière afin d’abriter ses yeux et regarder cette mesure sans limite de l’Infini ? Oui, car ici, c’est bien l’Infini avec toutes ses cohortes de pensées irisées, spatiales, déployées, largement donatrices de joie, c’est bien cette Illimitation qui nous atteint en plein cœur, en dilate les parois, le fait le contemporain et l’égal de cette vastitude, de cette dimension cosmologique qui ne nous rencontrent qu’en des endroits de pure venue, d’exceptionnelle expansion, des endroits ne connaissant ni leur début, ni leur fin, car il en est de ces Insaisissables comme des merveilleux cerfs-volants, ils flottent tout en haut de l’éther et l’on ne sait plus bientôt, qui est cerf-volant, qui est ciel, l’ivresse s’empare de nous et nous voguons longuement entre argile et nuage sans vraiment savoir le lieu de notre Être.

   Et ceci, ce sentiment hauturier, ce « sentiment océanique », tel que décrit en son temps par Romain Rolland est un don précieux qui nous est remis l’espace de quelques instants :

 

un éblouissement,

une illumination,

 une aura détourent notre corps,

qui se mêle à la précieuse aura du Monde.

 

   Non l’immédiatement préhensible en sa confondante contingence. Bien plutôt l’illisible Figure, le Visage à lui-même sa propre absence, la géométrie de la ligne réduite à son point, le feu reconduit à sa propre étincelle. Tout ce qui, indicible, s’excipant de la parole ordinaire ne peut s’énoncer

 

qu’à la mesure du secret,

à l’insondable dimension du mystère.

 

   Car, si nous avons un daimôn (et présupposons que nous en avons un), ce merveilleux intermédiaire entre les Hommes et les dieux, force-nous est de nous arracher, périodiquement, aux môles étroits qui ligaturent notre corps, de le métamorphoser, ce corps de terrible densité,  en cette libre entité qui se rit des obstacles et des frontières et ondoie infiniment hors ses limites, tutoyant, de cette manière, des pensées, des idées, des concepts lesquels, au gré de leur force d’aimantation, nous arrachent aux mors étroits de la facticité.

   Ô combien ces lieux sont précieux, talqués du plus doux nectar qui se puisse imaginer, celui de vivre, non plus dans l’invagination étroite de sa chair,

 

mais en lisière de Soi, l

à où cela vibre et résonne

avec le chant discret des étoiles,

avec l’ardente couronne solaire,

 avec la frange opalescente de la lune !

 

   Oui, c’est bien cela, un lyrisme romantique nous atteints et nous déporte de nous jusqu’à nous rendre invisibles à nous-mêmes, transparent aux Autres, ôtés, au moins un temps, aux mors de la finitude.

   Le ciel n’a d’autre écho, en sa sombre parution, que la plaque de schiste de l’océan, la face identique à la nuit des abysses. Tout, ici, se dit dans le sombre et le ténébreux. Une manière d’espoir parvenu au comble de son épuisement. Au loin, juste au-dessus de la ligne d’horizon, une faible clarté se devine où bourgeonne une guirlande de fins nuages. Un simple ébruitement de l’azur, une tache de talc sur l’ardoise d’un écolier. L’eau, par endroits, laisse deviner des courants lents, une vague phosphorescence s’y devine identique aux sourdes intonations d’une voix voilée. Seuls, telle la proue d’une antique embarcation, de hauts rochers surgissent de la côte, se dressent, vigilantes sentinelles, au-dessus du tapis d’eau. Ici, le continent affirme ses ultimes prétentions à paraître avant même de s’effacer sous la vaste poussée océanique. Au-dessus des falaises, sur un plan incliné, une maigre végétation tapisse les flancs de la pierre. Un mur se fraie un chemin en diagonale jusqu’au niveau d’une plateforme. Presque au centre de l’image, en position de nervure essentielle, la bâtisse blanche, lumineuse, au sommet de laquelle, tel un point d’orgue, se donne à voir dans la plénitude de son être, la lanterne de verre d’un phare que surmonte un dôme terminal plus sombre, entre mer et ciel.

   Mais qui donc, apercevant ceci, ce haut belvédère d’où pouvoir embrasser un vaste horizon, d’où offrir à sa vue l’entièreté océanique, d’où inscrire en son imaginaire les lianes volubiles qui, largement épanouies, nous feront, en quelque manière, les possesseurs d’un infini regard, d’une contemplation aux confins des choses, qui donc n’a jamais rêvé de devenir ce Gardien de Phare, certes entièrement mythique, certes seulement tissé de brume, enveloppé de songes, qui donc n’a rêvé, au pli le plus secret de sa conscience, sis au centre géométrique d’une totale Solitude, de recomposer le Monde à sa façon, de l’élaborer à nouveau selon les pentes de ses affinités, de le pourvoir « d’êtres selon son cœur » selon la belle expression de Jean-Jacques Rousseau dans « La Nouvelle Héloïse » dont nous cèderons au plaisir de le citer une nouvelle fois :

 

    « Alors, dit-il, l’impossibilité d’atteindre aux êtres réels me jeta dans le pays des chimères ; et ne voyant rien d’existant qui fût digne de mon délire, je le nourris dans un monde idéal, que mon imagination créatrice eut bientôt peuplé d’êtres selon mon coeur… »

  

   Certes la vision rousseauiste est sans doute empreinte d’un vivant et continuel solipsisme. Mais peu importe. Combien il est heureux de se projeter à même ce « pays des chimères », de se sentir pleinement exister dans ce « monde idéal », de faire de son « imagination créatrice » les fondements sur lesquels établir sa « profession de foi », comme si, à l’aune de notre seule et unique détermination, le Monde, le vaste Monde pluriel, polyphonique, pouvait s’ordonner à notre mince voix, laquelle, pour être discrète, n’en tracerait pas moins les contours de cette nouvelle « Arcadie » dont, tous, secrètement, nous édifions la belle topographie, n’en disant rien à personne, la creusant tout au fond de Soi, tout comme le petit enfant place au fond de sa cachette ce bout de caillou ou de bois qui, pour lui, sont les pépites qui brillent au fond de la nuit de l’aventure humaine. 

   Peut-être, son Soi véritable n’est-il jamais atteignable que dans la faible lumière d’un demi-jour, dans le rayon atténué d’un clair-obscur, comme si, Êtres du passage et de la temporalité, notre effigie humaine, ne pouvait s’inscrire que dans ce Statut intermédiaire entre ce qui brille et se retire au profond de la caverne, dans d’inaperçus plissements, dans d’étroites sinuosités, dans de tortueux sillons dont serait tissée notre vêture existentielle. Et c’est bien au motif de cette « Terre Finie », de ce « Finistère » que nous pouvons espérer la possibilité de quelque ressourcement. Nous sommes en attente !

 

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1 septembre 2023 5 01 /09 /septembre /2023 16:52
Fin de nuit.

« De la naissance des couleurs… »

« Fin de nuit

Quand le noir se dissipe

Quand on guette le Jour Nouveau

Et la naissance des couleurs… »

Bas Armagnac/Gers.

Ce mois de mai 2016.

Photographie : Alain Beauvois

***

  Fin de nuit

 La nuit a-t-elle une fin, une extrémité à la manière d’un cap ? La nuit, à partir d’un finistère, plongerait-elle dans un vaste océan où elle se perdrait telle une source gagnant la densité ombreuse des abîmes souterrains ? La nuit, un jour, s’arrête-t-elle pour ne plus jamais paraître et alors les Poètes seraient fous et les Astronomes livrés à la chute des étoiles ? La nuit existe-t-elle vraiment ou bien est-ce nous, les hommes, qui l’avons inventée pour donner espace à nos rêves, déplier un lit à nos fantasmes ? Nuit fugitive dissimulée dans les plis étroits de l’inconscient. Nuit aux voiles noirs dans lesquels nous glissons nos douleurs mais, aussi, arrimons nos songes si proches d’un simple vertige. Sur nos couches de toile nous déplions longuement nos désirs de possession. Telle Passante que nous avons aperçue à contre-jour du ciel, nous en faisons cette image infiniment mouvante, voluptueuse, qui glisse le long des parois de plâtre, que nous saisissons dans le clair-obscur de notre imaginaire. Ces mots que nous portons en nous, qui font leur gonflement, leurs longues irisations, nous les confions volontiers à la nasse blanche des draps. Là, dans cette liberté, dans ce domaine infiniment ouvert ils font leurs caravanes insolentes, ils grésillent à la manière des élytres des scarabées, lissent leurs tuniques mordorées et apparaissent dans la pure évidence d’être. C’est cela, la nuit, à la fois la grande peur qui glace la parole mais aussi la rend fluide dans le mouvement même qui l’anime depuis son secret. Tout peut se dire dans le corridor d’ombre, aussi bien l’aveu que, depuis longtemps l’on retenait en soi, aussi bien le projet lancé dans l’avenir à la manière d’une gerbe d’étincelles. Les idées sont blanches. La réalité est noire dans laquelle il faut creuser son tunnel. Exister c’est cela, donner des coups de pioche dans la matière sourde et, soudain, surgir au ciel du monde avec, dans les mains, encore un peu de ces miettes qui collent aux doigts et deviennent mémoire, souvenir nocturne par lequel s’attacher au passé.

 Quand le noir se dissipe

 Là est l’heure inquiète, celle qui, faisant notre deuil, nous remet à la peine, abandonnant l’antre chaud, la grotte native qui nous retenait en son sein. C’était si rassurant la pliure de cendre et d’encre qui nous attachait à la cellule avec laquelle nous faisions corps. Pouce-pied collé à son rocher avec la certitude d’y pouvoir demeurer toujours, d’y vivre sa symbiose comme l’on coule dans la fluidité de quelque symphonie sans même s’apercevoir que l’on fait partie d’elle comme elle se fond en nous dans la plus naturelle des évidences qui se puisse imaginer. Mais voici que nous sortons de la chambre avec des hésitations de marmottes, avec des ruses de renardeau que l’aube surprendrait dans le luxe de sa rosée matinale. Voici que nos yeux se décillent, que le globe de nos yeux se lustre. Sur l’infinie courbe de notre sclérotique, pareille à la lueur de quelque céladon dans le calme d’une alcôve, s’allume la première certitude du jour. Ce que nous voyons, là, dans cette sorte de temps suspendu, est-ce simplement le paysage de la réalité ou bien un aménagement que notre fantaisie y a glissé avec quelque malice ? Tout est si calme, léger, si proche d’une grâce que nous croirions avoir devant les yeux le poème réalisé, l’œuvre parfaite qu’une douce volonté aurait posée devant nous afin que nous en soyons le spectateur privilégié. L’eau, encore gonflée d’obscurité, est pareille à une nappe de mercure qui n’aurait nullement trouvé son rythme, seulement une dérive paresseuse si peu assurée de son être. Sans doute, en son sein, les carpes aux ventres lourds, les nœuds d’anguilles telles des cordes de bitume, le glissement inaperçu des loutres dans leur pelage gris. Le silence est si grand qu’il siffle aux oreilles et vrille la cochlée de mille notes cristallines. Il n’y a plus que cela, les reflets sur la nappe liquide, les massifs d’arbres indistincts pareils à de vaste territoires inconnus, encore impossibles à déchiffrer. Plus que ces griffures noires qui lacèrent la plaine du ciel et ces nuages lourds comme pour dire la persistance de la nuit, ce langage qui ne veut pas mourir avec la clarté et veut porter témoignage du rêve.

 Quand on guette le Jour Nouveau

 Alors s’allume un grand espoir en même temps que disparaît l’orbe des images silencieuses arrimées à nos silhouettes hésitantes comme le lierre se suspend aux branches qu’il enlace pour mieux les faire siennes, les mettre en son pouvoir. Les lianes du jour se déplient et la nuit s’y dissimule ne laissant plus paraître que quelques ramures, quelques nervures par lesquelles manifester ce qu’elle est, cette matrice originelle dont le jour s’est nourri pour se déployer et gagner la vision des hommes. Les hommes à la courte mémoire qui boivent le soleil, qui s’abreuvent à la nappe de clarté dont ils ont oublié l’origine, n’en gardant que quelques lambeaux de rêve, quelques copeaux de désirs, quelques limailles d’envie. Mais cela fourmille en eux, juste en dessous de la ligne de flottaison, comme des milliers de trous d’épingles invisibles qui, venant de l’obscurité du corps, voudraient témoigner encore de la densité du monde intérieur, de son urgence à regagner les mystérieuses ondes nocturnes. C’est pour cette unique raison de la persistance de l’ombre dans le territoire du jour que nous demeurons comme figés devant les représentations, telle cette photographie, qui jouent en mode dialectique, jeu alterné du mensonge et de la vérité, écho infini de ce qui parle et se tait, ricochets que la vie fait sur l’insoutenable réalité de la mort. Car tout ceci est présent dans l’image à titre de symboles latents, il suffit de se laisser aller aux significations secondes, à savoir contempler en silence et se laisser envahir par les pulsions fondatrices auxquelles notre être est, par essence, l’évident réceptacle, cette certitude fût-elle voilée.

  Et la naissance des couleurs

 C’est là, au ras de l’eau, à la limite du jour, cela fait ses touches de couleur. Modestes au début, estompées, de simple esquisses préparatoires à l’œuvre future. Il est si difficile de passer de l’inconnaissance nocturne à la révélation de l’heure nouvelle. On était dans les limbes il y a peu, les yeux soudés comme ceux des jeunes chiots et voici que cela demande le dépliement, l’ouverture, la dilatation du diaphragme afin que notre camera obscura, notre chambre noire, s’illumine des vives présentations du monde. Nous avons à révéler ce qui est, à la manière des sels d’argent qui, sous l’effet de la lumière, vont se métamorphoser d’abord en spectres, puis en halos perceptibles pour finir en significations. Bientôt les couleurs qui diront la beauté des choses, des paysages et des hommes, la belle efflorescence des femmes, le grain de la pierre, la courbe de la mer que parcourent les milliers d’étincelles de l’instant en train de naître. Alors nous ne verrons plus que cela, les couleurs, le luxe polychrome faisant ses multiples chatoiements. Sous les images, dans leur envers illisible se dissimuleront les notes fondamentales dont les rouges, les bleus, les outremers ne sont que les harmoniques, s’abriteront les notes du blanc et du noir par lesquelles sont aussi bien la nuit que le jour. Aussi bien les joies que les peines dont nous, les hommes, sommes les détenteurs à défaut, le plus souvent de le savoir. Oui, que vienne la nuit ! Oui que vienne le jour ! Nous ne sommes que l’intervalle entre les deux !

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30 août 2023 3 30 /08 /août /2023 17:04
Exactitude blanche

‘Pado-Modular 7’

bronze patiné

Pietrasanta 2016

 

Marcel Dupertuis

 

***

 

   ‘Exactitude blanche’. Comment donner un autre titre à cette œuvre, infiniment présente, de Marcel Dupertuis ? ‘Exactitude’ en direction de cette Vérité qui l’habite. ‘Blanche’ au motif que la blancheur est le seul degré qui puisse, d’emblée, se porter vers une origine, tracer le signe d’une virginité, imprimer le chiffre d’une pureté. Nulle utilité de commenter l’exactitude-vérité, le sujet est trop ample, cette notion un absolu que le langage ne saurait atteindre qu’au gré de l’intuition. Mais la blancheur, ne la voyons-nous ruisseler depuis la crète enneigée des montagnes, surgir du miroir des rizières, venir à nous depuis les collines étincelantes des salins ? Certes, nous la voyons mais nous ne pouvons guère en fixer l’essence car, montagnes, rizières, salins nous échappent au moment même où nous les regardons. Déjà l’ombre les recouvre que la nuit enveloppe de son étole noire. Parlant de ‘Pado-Modular 7’, nous pouvons, par un simple jeu de métaphores, la dire de neige, d’écume, pareille aux plumes du cygne. Pour autant nous serons-nous approchés d’un iota de son être ? En connaîtrons-nous mieux la nature ? Apprendrons-nous les motifs au gré desquels cette œuvre vient à nous dans le tissu infiniment soyeux des affinités ? Certes non. Nous aurons raisonné par analogies, c'est-à-dire que nous serons restés à la périphérie de son être, sans parvenir à déceler le caractère qui la fonde et nous la présente en tant que remarquable. Il nous faut aller résolument du côté de sa signification interne, de sa plénitude. Là seulement est une possibilité de l’approcher.

   Alors il nous est demandé de procéder à une inversion du regard, de réaliser une manière de torsion de la perception, de passer par l’expérience du chiasme, ce retournement des choses qui n’est rien moins qu’une nouvelle optique, une nouvelle ouverture à ce qui se dit de l’être lorsque, exactement abordé, il consent, non à nous apparaître dans sa totale nudité (toujours l’être se voile derrière l’étant, disparaît derrière le phénomène), mais à nous livrer quelques lignes de son architecture secrète. Nous dirons ici, que, d’emblée, « Pado » parvient à sa forme idéale, accomplie, sans qu’il soit utile de chercher une complétude en un ailleurs du soi-de-l’oeuvre. Ce que nous voulons exprimer, c’est que cette forme est immédiatement douée d’autonomie, qu’elle manifeste, à même sa présence, ce qu’il ne faut pas hésiter à nommer sa ‘conscience’, cette marge d’illimitée liberté dont nul ne pourrait la déposséder. Affirmant ceci, nous ne voulons pas signifier l’existence d’une pensée magique, naïve, qui métamorphoserait chaque chose du réel, la pure matière devenant douée de vie, habitée des processus qui y sont associés, un métabolisme, une croissance.  Mais, afin de mieux comprendre ce dont il s’agit dans cette remise d’une conscience à la chose, il est nécessaire de passer par un nécessaire détour. Et de considérer deux strates différenciées. A savoir, première strate, les choses ustensilaires à visée pratique : la table, la chaise, le bol. Nulle trace d’âme en leur simple et refermée contingence. Leur rôle est d’usage, non de représenter une idée, de servir de support à une pensée. La chose ainsi faite demeure dans l’opacité de sa matière. Elle est une réalité amorphe, un adjuvant des activités humaines. Elle n’en est nullement le moteur.

   La seconde classe d’objets, ceux en qui a été insufflé le motif de l’art, possèdent d’une façon évidente un statut totalement différent. Ils portent en eux, de manière d’abord morphologique (ils ont été informés, soumis à une volonté, inscrits dans un dessein porteur de sens), puis de manière symbolique, une intention, la trace du geste humain, l’empreinte d’une sensibilité, le signe d’une existence qui se projette dans la matière, terre puis bronze. Ces nœuds de ‘Pado’, ses creux, ses oscillations formelles sont le pur recueil d’une conscience à l’œuvre, celle de l’Artiste lequel, à l’instant de la création (ce geste éminemment démiurgique), a transmis un fragment de sa propre substance à celle qu’il modèle et remet au soin de montrer la vérité profonde d’une stance temporelle maintenant écoulée mais qui, si nous l’entendons bien, témoigne de cette fusion, de cette osmose, de cette rencontre singulière, rare.

   Observant ‘Pado’, nous sommes invités à instiller en nos consciences le geste primitif, fondateur, qui fut accompli, c'est-à-dire à nous livrer, nous-mêmes, à une sorte de ‘re-création’ car nous sommes les témoins de cette belle temporalité qui fut qui, ici, se présentifie à nouveau. Rien de l’esquisse originelle ne s’efface jamais. En elle se sont créées des tensions, se sont levées des énergies, se sont constituées des lignes de force. Elles ne pourraient être abolies qu’à la destruction physique de l’œuvre qui, en même temps, serait son annihilation ontologique. De l’être s’était dévoilé, s’était donné dont nous déciderions, par un quelconque caprice, la simple annulation. Mais même dans ce cas de figure extrême, rien n’aurait été dissous de la subtile alchimie, elle poursuivrait son chemin dans l’inapparent, elle aurait eu lieu et temps, elle témoignerait encore dans l’esprit de l’Artiste à titre de réminiscence. Mais aussi dans l’esprit des Voyeurs qui en auraient pris acte.

   Rien ne peut être gommé de ce qui, étendue simplement facticielle, hasard des apparitions/disparitions a été porté au-delà de sa propre occlusion, pour rayonner, se déployer, surgir de soi dans le domaine des objets transcendants. Peut-être faudrait-il préciser un contenu de pensée qui risquerait de demeurer flou. Le concept développé par Le Clézio dans son essai ‘L’Extase matérielle’, de « conscience nerveuse de la matière » nous paraît suffisamment explicatif de l’enjeu à proprement parler existentiel de ce qui nous questionne. L’objet d’art se met à exister, tout comme existe l’homme qui lui a donné naissance. Nécessaire coalescence du créateur et du créé. Fluence de l’un à l’autre. Réversibilité des systèmes, des forces en présence. Si l’œuvre s’est trouvée grandie du geste de l’Artiste, l’Artiste, identiquement, a puisé, dans son geste de création, la pâte même de l’œuvre, sa chair, ce par quoi il se fait Artiste. L’oeuvre vient à paraître et sera connue en tant que ce qu’elle est : le prolongement de la belle geste humaine, la parution d’un mot signifiant parmi l’inépuisable lexique du monde. Dans cet horizon de la signifiance ne peut se manifester aucun état de déshérence, comme si, une fois l’objet créé, nous pouvions le laisser à son sort et il retournerait aux choses purement matérielles, s’abîmant dans les rets de son propre dénuement.

   Les modules de cette série font toujours intervenir une forme qui est le tenseur entre un espace qui se développe autour d’elle, la forme, et un vide qui en constitue la figure opposée, en quelque manière la sensation d’un vertige néantisant jouant en contrepoint des cercles de signification. Il existe, ici, une réelle homologie du processus plastique avec le fonctionnement situé à l’intérieur d’un écrit. La forme (si tendanciellement proche de la ‘ligne flexueuse’ à la Léonard) constitue le motif d’une énonciation où elle tient lieu de relation entre mots (dilatations et contractions comme autant de valeurs lexicales différenciées), que sépare, tout  en les assemblant, le vide, l’espace, la césure, tous éléments constitutifs du sens total qui en résulte. Sans doute, dans ‘Pado-Modular 7’, l’écart supposé entre les mots (la forme et le champ spatial en lequel elle s’inscrit) se trouve-t-il augmenté de la blancheur comme silence, de la blancheur comme intervalle. Cette œuvre foncièrement ascétique s’élève de sa propre terre, de son socle de matérialité à l’aune de cette limpidité d’une vision pouvant, aussi bien, recevoir le prédicat de ‘hiératique’. Tout Voyeur de ‘Pado’ est conduit au recueillement, à la méditation, à la plongée en soi, tout comme le lecteur attentif d’un beau poème se retient sur le bord de l’hémistiche qui scinde en deux parties, devenant soudain abyssales, le désir dont il est envahi de connaître enfin la dimension d’une complétude, sinon d’une joie. C’est toujours l’attente de, le sur-le-point-d’arriver, la presqu’immédiate livraison des choses élues qui crée ce vide anticipateur autour duquel gravite la spirale du bonheur. Tout sens exacerbé s’organise, précisément autour d’un exil, d’une faille, d’une lézarde qui traverse notre psyché tout comme les raphés médians réunissent les deux parties complémentaires de notre anatomie, les suturent.

   Si nous faisons une lecture plus concrète de ‘Pado’, incontestablement nous lui trouverons de fermes correspondances avec le réel, puisque ce large pied qui le précède et semble en annoncer la forme à sa suite, nous dit quelques préoccupations terrestres, sinon terriennes. Ce pied dont la figure prosaïque n’est pas sans évoquer le destin irrévocable des lourdes attaches qui nous rivent, telles des racines, à la glaise donatrice de vie, ce pied donc ne s’en développe pas moins selon des arabesques, une spirale dont l’aérienne finesse, l’envol vers de plus satisfaisantes hauteurs nous récompense d’avoir plié la nuque sous le poids des ‘fourches caudines’ des événements ordinaires. Cependant, en Regardeurs conséquents, nous verrons bien là où s’articule ce que nous pourrions nommer ‘l’esprit de la forme’. Il est à la jonction de deux mondes : le chtonien empêtré dans ses contradictions, ses tellurismes, ses lignes de faille ; l’ouranien avec ses ascendances, ses trous d’air parfois, ses horizons bleus ouverts sur l’infini. Nous sommes à cette intersection, entièrement inscrits dans cette pliure même de l’exister. Une spiritualisation de la matière. Une matérialité de l’esprit. Nous ne sommes, en tout état de cause, que cette confluence qui est aussi partage. Nous sommes deux en un et souvent nous ne le savons pas !

   Qu’en serait-il si ce pied était ôté de l’œuvre, que nulle attache ne le reliât à la forme à lui soudée ? Verrions-nous l’esprit même sous sa forme lisible ? Et qu’adviendrait-il de nous, les Regardeurs ? Serions-nous purs esprits pareils au souffle des vents ? Serions-nous ? L’être nous serait-il dévoilé comme le serait le ciel vide de nuages ? Une transparence sans horizon. Un vide occupé de soi. La chute inaperçue d’une feuille sur la margelle du monde. Verrions-nous les belles volutes de l’Art en leur plus ample signification ? Enfin, serions-nous parvenus à la pleine conscience de qui nous sommes ? Aurions-nous troqué nos habits d’Errants pour de plus exactes vêtures ? Il y a tant de questions qui se posent, résonnent contre le socle sourd de la Terre, contre l’immense plaque vide du Ciel. Tant de questions ! Ce que nous voulons, en réalité, l’Exactitude Blanche. Tout le reste est rature, redondance, illusion. Vérité Pure s’énonce ainsi. Qui donc pour nous la révéler ? L’œuvre, elle seule, en sa muette supplication !

 

 

  

 

 

 

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29 août 2023 2 29 /08 /août /2023 08:16
Réduction au motif premier

Esquisse : Barbara Kroll

 

***

 

    Car il nous faut partir de la quoddité, de l’objet qui résiste, du réel qui, telle la liane, s’enroule autour de notre chair, de la chose en sa massive et incontournable présence. Cependant, ô combien, nous les Idéalistes, nous les Essentialistes, eussions aimé ne trouver, sur notre chemin, que transparence, air libre et léger, souplesse d’écume, entités diaphanes disposées, au motif d’une entente avec qui-nous-sommes, à nous rencontrer dans l’immédiateté de leur être, dans leur native générosité. La belle et indépassable quiddité, Hermès aux sandales ailées, en lieu et place de cette quoddité aux semelles de plomb qui nous rive à demeure, nous attache à un sol lourd de toutes les glaises aporétiques imaginables. Bien évidemment, cette posture postulant une entière liberté, flaire bon l’utopie, mais plutôt l’ouverture du rêve que l’irrémédiable fermeture d’une ontologie matérielle, visible, infiniment préhensible, tous prédicats qui nous aliènent et nous emprisonnent à l’intérieur même de notre frontière de peau.

 

N’avons-nous pas, à notre disposition,

la dimension ouverte de notre imaginaire ?

N’avons-nous pas le bourgeonnement

intérieur de nos songes éveillés ?

N’avons-nous pas la fontaine

inépuisable de nos créations ?

N’avons-nous pas le faisceau

largement déployé de nos désirs ?

 

   Alors, pourquoi se priver de ce que l’exister place en nous comme le lieu insigne à partir duquel nous révéler à nous-mêmes en tant que ce prestige inépuisable du jour, que cette possibilité unique de déploiement, de rayonnement ; une joie, toujours en coule, comme le miel s’échappe de la ruche selon la manière d’une belle prodigalité ? Pourquoi ? Au réel, aux contingences, aux événements sans nervure, aux accidents de toutes sortes, aux imprévus multiples, à la banalité du quotidien, il nous est intimé l’ordre, sinon de nous rebeller, du moins d’en contourner les obstacles, d’en amoindrir la portée, d’en affaler cette lourde voile qui, malgré nous, nous contrarie, nous désoriente, nous porte aux pires errances qui se puissent imaginer, nous fait ballotter sur des mers qui n’ont ni fond, ni rivage, seulement de hautes vagues qui nous cachent le visage de la Terre, nous ôte la vision du vaste Monde en son étendue toujours renouvelée.

   « Réduction au motif premier » nous dit le titre. Oui, réduction afin de trouver le visage le plus précieux des choses, afin de surgir à même la Simplicité de l’Esquisse de L’Artiste, juste une Ligne sur le bord du Monde et des Êtres. Réduire est l’acte essentiel qui nous place, certes dans une perspective esthétique exacte, mais pas seulement ceci, qui nous convie à débusquer sous la pluralité, le multiple, ce qui s’y dissimule de plus juste, de plus précis, de plus remarquable, ce qui est la définition même de l’éthique, à savoir trouver le lieu qui seul convient à notre habitation humaine, simplement et adorablement humaine. « Adorablement », tout comme le Poète Hölderlin s’exprimait admirablement dans sa parole « En bleu adorable », quête d’une Haute Poésie selon laquelle porter son regard vers le Haut, vers ces Célestes, ces dieux enfuis dont plus personne, aujourd’hui, ne conserve le souvenir. Réduire, selon nous, veut dire « habiter poétiquement le monde », souci dont Novalis se faisait lui aussi le héraut, affirmant ceci qui est substantiel, devrait même, au cœur des Hommes, en régler le rythme, en moduler harmonieusement les battements :

 

"La poésie est le réel véritablement absolu.

C'est le noyau de ma philosophie.

Plus c'est poétique, plus c'est vrai".

 

   Pourrait-on trouver plus belle inscription à déposer dans le Grand Registre de la Vie ? Si tel était le cas, disparaîtraient de la Terre, les guerres, les polémiques intestines, les vices de tous genres qui affectent l’humain et, parfois, amputent sa conscience, amoindrissent sa vision, le rendent dur tel le granit, feu insensible qui dévore tout et n’a cure que de lui-même.

   Alors, maintenant, et ceci n’est nullement un jeu ou un décret de pure fantaisie, nous nous disposerons à déceler, sous la dure croûte du réel, ces sources vives, ces eaux fossiles pures qui brillent d’un éclat souterrain, le seul à même de demeurer qui il est, de n’être perverti ni par un regard distrait, ni d’être souillé par quelque geste inconséquent.

 

Dès lors nous allons nous appliquer

à chercher sous la surface, la profondeur ;

sous l’apparence, un réel non fardé ;

sous le rapide et le vite approché,

cette lenteur, cette prévenance qui sont

 les marques insignes d’une attention

aux choses en leur plus effective présence.

  

   Nous réduirons, successivement, ces choses communes et générales dont nous pensons qu’elles nous sont acquises sans reste, alors que nous n’en percevons jamais que le bref éclat, le fulgurant éclair, le jaillissement de gouttes, mais nullement ce qui, en elles, ces choses, fait sens, nous requérant en quelque sorte à la tâche de les comprendre et de les mettre à l’abri dans quelque site sûr, là où leur essence révélée, les portera au plus haut de leur être.

 

Nous réduirons

 

Montagne,

Mer,

 Arbre,

Pomme,

 

   ces quelques prélèvements du réel suffisant, par extension, à reporter sur le tout du Monde la valeur éminente de ces « Objets ».

   

MONTAGNE - D’abord il faut imaginer un vaste site, un plateau brun et jaunâtre semé d’herbe, des affleurements de roches lisses, érodées, des laquets aux eaux vertes en lesquelles le ciel se reflète, une vallée gris-bleu à la gorge profonde, puis le sublime ressac de hauts massifs, leurs flancs richement texturés, le saillant et le retrait de leur subtile géométrie, les taches blanches des névés alternant avec des revers d’ombre où se devine la possibilité même d’une nuit, d’un mystère ou, à tout le moins, d’un secret. Montagne en elle-même venue au plus effectif de sa présence. Puis, grâce au jeu de l’imaginaire, nous amputerons le réel de son trop riche lexique, nous rétrocéderons en direction d’une voix plus simple, presque d’un murmure. Alors, que verrons-nous ? Ceci même qui ressemble aux esquisses aquarellées destinées par Cézanne à cette déesse tout droit venu des hauteurs de l’Olympe, la Montagne Sainte-Victoire, cette exception du paysage, cette surrection de la beauté parmi l’ordinaire et le toujours renouvelé. 

   Tout ici devient fluide, tout devient léger, tout devient aérien. Tout s’unifie dans le souci d’une palette monochrome. Un Bleu-Dragée que tutoie, dans la plus grande discrétion, un Bleu-Azuré, manière de glissement d’un givre sur l’impermanence d’un ciel d’hiver. Rien n’est plus lisible à l’aune d’une vision rationnelle, découpant le réel selon l’artefact des catégories, selon la rigueur verticale du concept. Tout se donne de soi dans la plus grande évidence, dans l’irréfléchi, le spontané, l’instinctuel, comme une forme naissant à elle-même du plus profond de qui-elle-est. Alors, il suffira d’un léger décalage de l’imaginaire pour ne plus conserver du motif de la toile que cette crète parme faisant son chemin parmi de vaporeux nuages, simple condensation de ce-qui-est sous la modestie infinie de la ligne.

   MER - C’est d’ici qu’il faut partir, de ces rochers troués plein de bulles, de ces vagues écumantes, de ce bouillonnement blanc qui frappe et lacère le dur, le résistant. D’ici, de ce haut plateau de la mer ruisselant d’énergie, contenant en lui cette puissance immémoriale acharnée à tout détruire, à tout métamorphoser, à ruiner tout ce qui se rebellerait et voudrait faire acte d’autorité. D’ici, de cette agitation primordiale telle que représentée par Katsushika Hokusai dans la « Grande vague au large de Kanagawa », cette force obscure, ces gerbes de pure violence, cette domination du réel croulant sous la masse d’un sombre Déluge. Puis, lassés de tant de brutalité gratuite, ouvrir ses yeux sur cette Mer apaisée, à peine visible, douce à découvrir, calme à envisager, telle que décrite par William Turner dans ses marines floues, irisées où l’élément liquide devient cette Mer matricielle, archétypale, cette Mer-Origine, cette Mer-Idée, laquelle dépourvue de quoi que ce soit qui serait vague, flux et reflux, contient en soi à titre de concept, toutes les Mers, toutes les vagues, toutes les pluies d’embrun poudrant les rivages de leur empreinte marine. Tout comme la Montagne se réduisait à une simple ligne, la Mer ne conserve d’elle que ce mince fil de l’horizon qui est sa limite ultime, la lisière qu’elle ne sautait transgresser sauf à renoncer à qui-elle-est.

   ARBRE - Portez sur l’écran de votre vision un de ces arbres nommés « remarquables » par exemple un Chêne Millénaire à la carrure impressionnante, aux immenses ramures, au tronc aussi vaste qu’une colonne dorique, à l’écorce semée de crevasses et de gerçures, de minces dolines et de soudains rehauts, enfin le relief d’une mémoire venue du lointain du temps. Voyez encore le peuple infini de ses racines gagner les profondeurs du sol, voyez encore ses tapis de rhizomes, ils peignent l’humus échevelé en de minces sillons se perdant dans la nuit de la terre. Puis substituez à cet arbre réel plus que réel, un arbre symbolique, plus que symbolique, en quelque sorte un arbre Essentiel ou Quintessenciel qui aurait porté en lui les éléments Eau-Air-Terre-Feu, les synthétisant, les recueillant en une subtile harmonie, une Forme Parfaite dont nul arbre sur Terre ne pourrait être l’image car il en est du rare comme de la beauté, on ne les rencontre qu’à la faveur d’un éclair, à peine ont-ils surgi que, d’eux-mêmes, ils s’effacent et retournent au lieu de leur naissance. Alors, que verriez-vous ? Vous verriez quelques feuilles exactes, à l’ovale abouti orner le bout des rameaux, eux-mêmes portés à leur plus simple expression formelle, puis un tronc médiateur entre le régime des ramures et celui des racines. Vous verriez cet étrange végétal, comme reflété par le Miroir de la Terre, les Racines n’étant que la forme inversée des Branches, le pli autour d’un axe unificateur.

   Là, seulement, vous sauriez ce qu’est l’Arbre en sa plus haute valeur, le reflet Conscient d’un Inconscient, l’échange sans rupture du Terrestre et du Céleste, la mise à l’épreuve silencieuse d’une Mutité connaissant le déploiement de la Parole. Et cette Parole réservée de l’Arbre, vous en sentiriez le secret cheminement en qui-vous-êtes et il s’en faudrait de peu que vous ne fussiez, simplement, le résultat d’une subtile métempsycose, vos pieds-racines humant les sourdes fragrances de l’humus, votre tronc escaladant les strates d’air, vos bras-ramures s’éployant en toutes les directions de l’espace, vos doigts-feuilles s’égouttant dans la lumière, identiques à des nuées d’étoiles. C’est ceci le « miracle » de l’Unité : se sentir relié de l’intérieur-de-Soi à Tout-ce-qui-est, être Soi et l’Arbre et la vaste Mer et la Haute Montagne. Nulle frontière sauf dans la tête bousculée des Existants, ils sont quotidiennement assaillis de milliers d’images qui les détournent d’eux-mêmes sans même qu’ils n’y prennent garde.

   POMME - Maintenant percevez-vous parmi le Peuple délicieux et infiniment varié des Pommes. Côtoyez la Golden avec sa peau soyeuse d’un beau Jaune Safran ; approchez-vous de la Reinette Rouge Orangé, piquetée de minuscules taches ; devinez la présence de la Belle de Boskoop avec sa lumière naissante au milieu des irisations rouges ; flattez de la paume la splendide Granny Smith étincelante dans sa robe hésitant entre Anis et Pistache. Le Monde des Pommes est prodigieux, infini et l’on ne s’arrêterait jamais d’en évoquer les multiples faveurs. Et puisque notre tâche est de réduire, ôtons délicatement la fragile peau, introduisons-nous dans le derme, que celui-ci soit le nutriment, non seulement de notre corps, mais la nourriture de notre esprit ; nous sentons combien il est accueillant, combien il est protecteur, un genre de milieu interne qui vit de la richesse de sa propre substance. Et bientôt, merveille des merveilles, nous découvrirons les cinq carpelles où sont logées les graines qui dessinent la forme régulière d’une étoile.

   Ces graines, pépins de couleur marron, font penser à la toilette lustrée de la châtaigne, ils en possèdent la diffuse lumière, elle nous invite, sans délai, à la fête du-dedans, de ce qui est délicat, précisément parce qu’ôté à la vue, parce que situé à l’abri de tout contact, de toute effraction. Alors, au regard de cette modestie, de ce refuge, nous pénétrerons avec douceur à l’intérieur même de cette niche minuscule, y percevant bientôt cette matière blanche, vierge de toute inquisition, libre de soi, inquiète, tout à la fois, d’être découverte et de ne l’être point. Car il en est ainsi de toute essence (cette Blancheur, ce Silence), elle est, en sa nature, seulement disposée à être découverte, mais dans la prudence, le respect, une sorte de recueillement présidant à son dévoilement. La portant au jour, c’est son propre Soi qui fera effusion et se révélera tel le profond mystère qu’il est, une simple courbure de l’Espace, un simple fourmillement du Temps.

   Toutes ces réductions successives, tous ces étiages atteints après le reflux des eaux du réel, toutes ces aubes convoquées après l’effacement du jour, toutes ces racines premières après l’élagage des buissons de l’exister, voici qu’ils n’avaient d’utilité que propédeutique, genre de prolégomènes nous acheminant au seuil même de l’Être, de sa manifestation à peine esquissée.  Ici nous voulons parler du dessin de l’Artiste en son canevas le plus élémentaire, sorte d’avant-figure, d’a priori, de pré-conceptuel précédant toute effectuation véritable, précédant toute parole à son sujet, tout acte qui en porterait les contours comme quelque chose de stable et de véritablement accompli. Ici, nous sommes dans les coulisses, ici nous sommes à l’avant-scène, ici nous sommes sur le seuil, adossé à des prémisses dont nous attendons qu’elles tracent quelque chose du Monde, un saut de l’Origine en direction d’une possibilité de paraître, d’exister, d’amorcer le contenu d’un conte, d’une fable, peu importe qu’il s’agisse d’imaginaire ou bien de réel, la seule chose nous requérant dès lors, qu’un Sens se donne en tant que finalité de notre cheminement. Il ne nous reste plus que les mots (parfois tarissent-ils dans la tâche même de porter au Jour ce qui se dissimule dans l’Ombre), les mots hissant des gorges profondes de la mutité quelques copeaux brillant dans la nuit de l’interrogation.

   C’est une teinte avant-courrière, une teinte non encore affirmée, telle la climatique qu’elle est, une teinte Coquille d’œuf, autrement dit une teinte Native, elle sourd de qui-elle-est avec prudence, avec circonspection. Une teinte à peine sortie de sa poudre de kaolin. Une teinte doucement vibratile, le flottement d’une paramécie, un frémissement unicellulaire, un battement ciliaire faisant sa mince comptine dans des eaux amniotiques qui, encore, ne sont pas les eaux du devenir, seulement leur antécédence, leur souple ondulation, un train d’ondes à lui-même sa propre mouvance, sa singulière énigme. L’exister est un modeste halo, un appel venu du plus loin, une voix glissant au milieu d’étranges paravents de papier, une soie se défroissant à peine, le battement d’ailes d’un papillon de nuit, la chute immobile d’un grésil sur l’imperceptible d’un sol en attente de soi.

   Tout dans le suspens, comme si, venir à Soi, constituait le plus grand danger, élevait les parois d’une étroite geôle. Pour cette raison d’un péril, d’un écueil, le graphite hésite à poser son empreinte sur le lisse et le non encore advenu du Vergé, fibres de chanvre indociles, rétives à recevoir une impression du dehors, à connaître le premier geste qui pourrait être celui d’une flétrissure, d’une possible impureté venant troubler l’ordre immuable des Choses. Comment alors, dans ce sentiment entièrement auroral, dans cette lumière de premier matin du Monde, un signe pourrait-il avoir lieu autre que celui d’une réserve, d’une retenue, d’une longue hésitation à se faire point, puis point suivant le point, puis ligne mais ligne telle le piètement d’un passereau sur le tapis de neige fraîche, une simple glaçure à la face de la jarre, un reflet, une illusion disant son chiffre du bout des lèvres, une méditation précédant l’articulation d’un vœu, l’adresse d’une confidence à Celle-qui-écoute, à la Mère, à l’Amante ? 

   Le trait s’est posé à la façon du vol d’une plume. Le trait s’est dit sans jamais pouvoir s’exténuer, connaître le bruit même de sa chute sur le papier. Un grésillement. Une note de musique suspendue aux cordes d’un violon. Un effleurement de doigts sur la peau du tambourin. Une pure allusion à ce qui va advenir sans en préciser ni l’initiale, ni la finale.

 

Le visage ?

Un ovale ouvert, autrement

dit l’amorce d’une liberté.

Les lèvres ?

Un griffonné de Rouge Carmin,

le seul feu qui, ici, fait sa

neuve insistance.

Les bras ?

 Un seul bras dont l’autre

se déuit par pure symétrie.

La suite du corps ?

 Nulle poitrine. Nul nombril. Nul sexe.

Une longue et anonyme

plaine blanche où rien n’émerge

qu’un éternel silence.

Les doigts ?

Un début, une ébauche dont

notre imaginaire édifiera la suite.

 

   Alors, s’agit-il seulement d’une ébauche humaine ou bien est-ce un geste créatif en son originelle temporalité qui se confierait à nous sur le mode du secret ?

 

Le geste de l’Art est de cette nature

qu’il n’a jamais commencé

ni jamais ne finira.

Le Ciel a-t-il commencé un jour ?

 Le Silence a-t-il commencé ?

Et la Parole ? Et l’Amour ?

Et l’Être qui est-il, lui dont l’esquisse

est toujours au-devant de nous,

derrière nous, au-dessus de nous ?

Pouvons-nous au moins coîncider

avec sa mystérieuse présence ?

 

 Être

ou ne pas

Être ?

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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27 août 2023 7 27 /08 /août /2023 17:35

 

La déroute des gens : cheminement vers la mort ?

(A partir du Journal de

Pierre Kahane).

mpk

 Couverture de la revue Merz n°2, 

avril 1923

Source : JM Palmier

Articles redécouverts.

"Il n'y a rien de plus agréable que de dérouter les gens."

Tristan Tzara.

Extrait de la revue Merz - Janvier 1924

***

   Certes, ô combien Tzara a raison. Je ne sais si, dans son esprit, cette "déroute" pouvait, en quelque critère particulier, rejoindre l'étonnement philosophique. Sans doute pas. La visée était vraisemblablement plus modeste, à visée pragmatique, s'essayant à sortir des sentiers battus de la quotidienneté. Sans doute plus artistique. Dada aimait toutes les remises en cause et ne négligeait jamais de bousculer les conventions établies, de déstabiliser les certitudes de tous ordres. L'art est souvent la résultante d'une subversion délibérée, parfois un désir de choquer. Songeons simplement à l'étron réel - ne dit-on pas, en langage familier "couler un bronze " ? étron qu'un Artiste belge Wim Delvoye a porté à la dignité de l'œuvre artistique,  «la première tentative mondiale de recomposition artificielle des principes de la digestion», aboutissant à la création quasi-quotidienne, obsessionnelle - on connaît l'attachement de ces derniers, les obsessionnels,  aux fèces et autres joyeusetés de cette nature - d'un étron synthétique mais non moins figuratif.

  Que les culs bénits, les hauts-bourgeois, les coincés de l'épiderme, les massicotés du sexe, les amputés de l'intellect, les pourfendeurs de la culture s'en offusquent, soit, non seulement ils en ont le droit, mais certainement le devoir. On ne renie jamais mieux que les objets que l'on ne comprend pas.

  Et l'invention ne s'arrête pas en si bon chemin.  Dans un article de Libération du 18 Juin 2011, Edouard Launet précisait :

  "Le premier muséum des Arts défécatoires s’est ouvert le mois dernier à Nolléval (Seine-Maritime) […] Le fameux Urinoir de Duchamp est sans doute ce qui a mis Quéréel sur la voie de son conservatoire des Arts défécatoires. Ce qui avait été fait pour devant devait avoir son pendant par-derrière. Mais le conservateur ne s’est pas contenté de renverser cul par-dessus tête un trône en faïence de chez Jacob Delafon, il a constitué une collection de deux cents pièces dont la plus remarquable est une paire de «crotteux», statues en plâtre représentant un homme et sa femme accroupis et déculottés, que le père du conservateur fabriquait pendant la guerre pour se nourrir."

  Bien évidemment, tout ceci prête à sourire, mais pourquoi l'art s'interdirait-il l'accès à tous les domaines de l'existence, sous le seul prétexte que certains, plus "nobles" en serviraient mieux la cause ? Si l'homme possède un intellect, un imaginaire, il n'en est pas moins constitué d'un corps, de bras et de jambes et d'autres "bas morceaux", - faut-il emprunter les termes relatifs à la  boucherie ? - dont on penserait qu'ils sont trop prosaïques pour pouvoir être exhibés.

  Mais que l'on songe simplement à l'admirable toile de Courbet, "L'origine du monde", pour se persuader que l'art, non seulement a droit de cité en ce domaine, mais que sa fonction nécessairement transcendante, "élève" le débat bien au-dessus des voluptés scabreuses et des intentions adultérines. Encore que ces dernières ne puissent recevoir d'opprobre, l'amour a droit de cité partout où il peut éclore.

  Mais qu'a donc ce sexe féminin ourlé de sa toison naturelle, qu'ont donc ces grandes lèvres carminées, qu'a ce ventre rebondi couleur de nacre "d'obscène", pour employer le langage châtré - j'ai failli dire "châtié" -  (ces paronymies prêtent tellement au lapsus !) qu'ont donc ces "objets" du désir et du plaisir de "néfaste", de non recevable qu'il faille détourner vivement la tête, chaperonner son esprit, encagouler son âme ? Se référerait-on au souverain Principe de raison que nous ne trouverions d'arguments suffisants et la métaphysique s'essoufflerait bien vite à légitimer ce qui ne saurait l'être. Et pourtant. Avons-nous cité la noble métaphysique par hasard ? Certainement pas. Car l'enjeu de ce qui, dans le sexe, pose problème aux étroits de l'entendement, aux oblitérés de la beauté, c'est que ces derniers  enjambent joyeusement le réel tangible, la merveilleuse pâte ductile, la soie humaine pour se retrouver bien au-delà des significations ordinaires, dans une manière d'arrière-monde peuplé de fantasmes, d'images fausses, peut-être de démons et de goules qu'ils ne doivent qu'à leur propre imaginaire, friands qu'ils sont  de surprises dont leur lucidité tronquée ne peut leur faire l'offrande avec la vision étroite  du monde qui est la leur. Un regard quasiment "féodal", se glissant parmi meurtrières et se vissant à de bien étranges couleuvrines.

   Car le supposé vice, l'inclination libidineuse, la pente en direction de la perversion, la lubricité ne sont jamais le fait d'innocent organes, lesquels, pour être tout simplement "naturels" ne peuvent être suspectés d'intention mauvaise, de pensée délétère. Irait-on dire que l'appendice caudal du chat est licencieux, que le museau du chien est vicieux ? L'on sent bien ici que ces affirmations ne tiennent pas plus que si l'on supputait que tel ou tel végétal est orienté, de pas sa forme évocatrice, à sombrer dans la débauche, la dépravation et autre avanie. Jamais raison ne saurait souscrire à de telles assertions. Donc, si ces "objets", ne recèlent pas en eux-mêmes d'intention mauvaise, c'est que l'homme, certains hommes, leur inoculent le venin  dont ils sont détenteurs.

   Mais revenons donc à Tzara, plutôt que de côtoyer ces fâcheux qui, à la longue, finiraient par détourner notre regard de ce qui, à proprement parler, constitue nos fondements. Je veux simplement dire le sexe car, sauf démonstration contraire, nous sommes issus de lui comme la pluie l'est du souverain ciel. "Dérouter les gens", c'est, étymologiquement, leur "faire perdre le bon chemin". Or qu'en est-il du "bon chemin" ? Faisons la thèse qu'il ne peut s'agir que du chemin de la vie, ce dernier s'assurant les bonnes grâces d'un bonheur suffisant. Dès lors que les gens en question empruntent le "mauvais chemin", il faut en déduire l'antithèse suivante, à savoir le cheminement en direction de la mort, et à tout le moins, d'un malheur nécessaire.

  Or que trouvons-nous au bout du sentier aporétique, sinon Thanatos lui-même, cet ange noir que l'on qualifie volontiers "d'ennemi implacable du genre humain". Et que trouver comme contrepoison de ces sombres agissements, sinon Eros lui-même, "dieu de l’Amour et de la puissance créatrice" ?

  Donc "dérouter les gens", c'est les reconduire là où ils auraient toujours dû séjourner, à savoir dans la proximité du dieu dispensateur de joie et d'existence. Seuls les pisse-vinaigre sont suffisamment atteints de cécité pour ne pas voir cette vérité éblouissante comme "la lampe à arc" en langage leclézien. Ici, soudain, fait sens l'assertion de Tzara en  son absolue réalité :

 "Il n'y a rien de plus agréable que de dérouter les gens."

  Puisqu'aussi bien, les "dérouter" revient à les érotiser. Or, à tout le moins, il semble que le dieu joufflu et taquin ne néglige nullement quelque partie d'anatomie que ce soit, s'accrochant même, de préférence, à celles qu'on qualifie habituellement "d'érogènes", - et pour cause - certaines éminences ou failles attisant même son attention de notable manière. La compagnie d'Eros ne devient insupportable qu'à ceux qui ne voient dans le sexe que le reflet d'une laideur supposée de leur âme. Mais servons à ces derniers, en guise de viatique, quelques aphorismes dont ils feront leur ordinaire si, cependant, ils veulent bien consentir à accorder aux choses belles, l'attention qu'elles méritent :

 *  Le sexe ne constitue pas, en soi, un péché.

*  Le sexe est inoffensif.

*  Le sexe ne devient lieu de curiosité qu'à la condition d'en avoir été privé.

* Le sexe n'est "sale" qu'à la condition de n'être point soumis aux ablutions.

* Le sexe n'est concupiscent qu'aux concupiscents.

* Le sexe est au fondement de l'art, analogiquement, puisque condition de possibilité de toute création.

* Le sexe n'attire les foudres que de ceux qui en sont exclus.

* Le sexe ne profère rien de particulier. Ce sont les hommes, les femmes qui profèrent à son sujet.

* Le sexe n'est ni bon, ni mauvais, il n'est que ce que l'on en fait.

* Le sexe et l'exister : une relation nécessaire.

* Le sexe ne devient pervers qu'à la mesure d'une faille de la raison.

* Le sexe est "origine du monde" (voir Courbet). 

   Enfin, qu'il nous soit permis de citer la belle phrase de Camille Laurens qui résume à elle seule bien des idées que nous pourrions émettre au sujet de cette pure merveille remise aux mains de l'homme et qui doit faire l'objet, sinon d'une vénération, du moins d'une attention respectueuse car c'est de rien moins du salut de son âme dont il dépend. Rappelons que "l'âme" est, originairement : "souffle, air, principe de vie, principe spirituel; être vivant", cette mesure étymologique situant le débat au niveau qu'il mérite : 

  « Le sexe est une folie quand, au lieu d’unir, il séparerenvoyant l’homme au délire de sa solitude. »

 Citation que nous complèterons par la très lucide remarque de Philippe Roth, dans "La bête qui meurt" : 

  « On aura beau tout savoirtout manigancertout organisertout manipulerpenser à tout, le sexe nous déborde. »

 Ici, il ne s'agit nullement d'une "démonstration", laquelle serait de l'ordre de la raison, mais bien davantage d'une intuition intellectuelle, de la contemplation des œuvres d'art, de la simple expérience de la vie dont nul doute, qu'elle soit l'école la plus à même de nous renseigner sur nous-mêmes dans le déroulé de notre existence.

  Délibérément, nous avons pris la parti du "sexe", afin d'éclairer avec force ce qui toujours est pensé à défaut d'être dit. Mais il eût été aussi éclairant de citer à l'appui de l'assertion de Tristan Tzara, quelques autres "déroutes" dont le genre humain s'offusque à défaut d'en être étonné, c'est-à-dire d'être conduits au seuil d'un début de réflexion, tant pour certains esprits chagrins tout écart du "bon chemin" est au moins subversion et peut-être même une manière d'offense faite à leur âme. Citons, pêle-mêle, à l'appui de notre thèse, quelques sujets qui, pour ne pas être "révolutionnaires" ne tarderont guère à faire sortir de leurs gonds - leur chemin -, les soi disant "bien-pensants". Pour "dérouter les gens", proposez-leur les affirmations suivantes :

* La considération des Autres, n'est, le plus souvent, que le miroir de son propre ego.

* La générosité vraie est le bien le plus mal partagé du monde.

* Dites "homme" et en même temps vous dites "ambitieux"; "égoïste"; "cupide".

* La soumission à la mode n'est qu'un reniement de sa propre singularité.

* Bien des gens agitent des épouvantails mentaux, peu réfléchissent.

* Beaucoup de moutons de Panurge, peu de personnalités affirmées.

* L'homme se détourne des autres, jamais de lui-même.

* La téléphilie n'est jamais que le premier pas vers l'aliénation.

* Beaucoup préfèrent regarder "sous les jupes des filles",

plutôt que de chercher à soulever le voile de Māyā ,

cette illusion avec laquelle on s'arrange toujours.

* La culture est, avec l'art, l'une des premières nécessités.

* Tout jeûne est salutaire, ne serait-ce qu'à titre symbolique.

* La dissimulation de la vérité est toujours le saut vers son propre reniement.

* La main tendue est le premier geste  en direction  de soi, parfois de l'Autre.

* Le fard n'est que la dissimulation de ses propres incomplétudes,

à ses propres yeux, aux yeux de l'Autre.

* Toute addiction, sexe, alcool, drogue est le souhait de tout un chacun

que l'on dissimule sous le masque des apparences.

* La richesse matérielle est la manière la plus visible de combler

ses propres insuffisances.

* L'exercice de la Philosophie devrait être gravé comme droit imprescriptible

dans le marbre de toute constitution.

* La fréquentation de l'art est l'antidote à toute barbarie.

* Au fronton du  panthéon humain, comme en Mai 68 : "Jouissons sans entraves."

* La condition de toute jouissance : après celle des démunis.

* L'humanisme est la considération de l'Autre

par lequel nous assurons notre propre assomption.

* Le monde est un miroir pour l'homme,

aussi bien pour la femme.

* Nous sommes de pures subjectivités, l'Autre vient après !

* La culture, seul vrai signe extérieur de richesse.

* Ecrire élève l'âme, lire l'ennoblit.

* Nos jugements sont pures délibérations

 de l'exception que nous sommes.

* L'écologie est le cadet de nos soucis :

toujours le problème de l'Autre.

* L'éducation est le premier marchepied vers la socialité.

* L'exactitude à l'Autre devrait toujours être vue

comme la première la politesse à soi.

* La passion est moins préjudiciable à l'individu

que son désintéressement de tout.

* La réalité est une esthétique,

la vérité une éthique.

* Symbolique et imaginaire font jeu égal

avec la sacro-sainte réalité.

* Le fatalisme n'est que la fatalité de Soi.

* Les "Damnés de la terre" sont plus innocents que coupables.

* Le métissage est la forme aboutie d'une compréhension de la totalité.

* Nous n'existons que par nos différences.

* Le Différent n'est péjoratif qu'à l'aune d'un jugement moral.

* L'automobile est toujours à l'image du Voituré.

* Astiquer sa maison ou faire reluire son portrait.

* On ne brille jamais mieux que par ses silences.

* Moi, plus que Toi : pente fatale de l'humanité.

* La Grande Histoire n'est, souvent, que collection

de bien petites.

* Souvent, votre propre "route"

ne s'illustre qu'à créer les conditions de la "déroute" des Autres.

* Rien n'est plus agréable que

de se dérouter soi-même, ainsi se terminera,

provisoirement, notre litanie aphoristique,

que nous vous invitons à poursuivre

afin que, jamais, le langage ne s'éteigne,

notre bien le plus précieux !  

 

 

 

 

 

 

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26 août 2023 6 26 /08 /août /2023 17:16
De la vertu du microcosme.

Sans titre - 2016

4x5 - FujiFilm

Photographie : Gilles Molinier.

 

 

 

 

   Longtemps il faut marcher. Longtemps il faut méditer et sentir les grains de lumière grêler sa peau avant d’arriver ici où le monde semble finir. Alors qu’il ne fait que commencer. On le sent au mystère du jour. On le sent à ce mince cirque qui, au creux du ventre, inaugure la possibilité d’un événement. Au début, au tout début, c’est à peine l’ébruitement d’une source, comme une musique ancienne posée sur l’énigme claire d’une fontaine. Ça fait ses minces remuements. Ça s’immisce dans le glacis du derme. Ça visite la chair avec une cymbalisation de cigale. Alors on est rivés sur le bord du paysage et l’on ne demande qu’advenir à soi. Dans la plus grande confiance, dans la légitimité à être sous le dôme glacé du ciel. Les jambes sont roides, non d’avoir marché. De se trouver dans l’immédiat sentiment d’une révélation. On le sait depuis au moins des temps immémoriaux. Cela va venir. Cela va s’ouvrir, s’éployer en gerbes étincelantes jusque dans la pliure de l’âme, là où l’ignition est grande, tissée d’attente. Peut-être d’impatience aussi, d’instante disposition à se connaître tout en arrivant au monde. L’air vibre au rythme d’une imperceptible respiration. Les mailles du jour encore à venir tressent leurs fils d’Ariane et c’est comme si l’on entrait dans quelque labyrinthe inconnu. Mais nullement celui qui voudrait apparaître sous la figure de la geôle ou bien emprunter le chiffre d’une insondable perte. C’est le contraire qui s’annonce, le rebond dialectique d’une joie dont toute menace s’écarte avec ses confondantes membranes de suie. Il n’y a, soudain, plus de place ni pour la sombre mélancolie, ni pour l’urticante tristesse, pas plus que pour un romantique spleen qui nous atteindrait au cœur de notre concrétion.

   Tout est si loin qui fait son bruit de rhombe et les hommes, loin là-bas, courbent l’échine sous les fourches caudines du temps. Parfois, entre les commissures du vent, on perçoit leur râle pareil à une lugubre mélopée. Il y a tant d’angoisse partout répandue que recueillent comme une lourde obole les sillons de la Terre. Tout en bas, dans les gorges vides des rues, sur les places aux arbres décharnés, sur les agoras où court une haleine blanche sont les attitudes qui implorent mais les doigts sont gourds et les yeux emplis de résine. La marche des Egarés, leur étrange cheminement claudiquant sur les chemins du monde est une longue procession ivre d’une ambroisie que, jamais, ils ne saisiront entre leurs lèvres de carton. Tout a été bu jusqu’à la lie et ne demeure plus que l’écume et un genre de perdition pour le futur de l’âge. On fait du surplace, on pose la dalle de ses chaussures dans la figure de ses propres empreintes, on s’essaie à répéter sa propre nomination mais le palimpseste de l’identité est usé jusqu’à la trame, jusqu’à son illisible irréalité. On est comme dépossédé de soi, nullement de son corps, cette risible larve, cette tunique de chrysalide étroite qui crie son éternelle souffrance et la proche imago ne sera, visiblement, qu’un naufrage consommé. Qu’un voyage sans retour. Qu’une unique plainte se glissant dans les encoignures contingentes des choses. Un scellement, une occlusion, une fermeture définitive du regard à tout ce qui scintille et énonce sa beauté. Sur la faucille grise de la Lune. La réverbération de l’étoile sur le miroir de l’étang. Le chant de l’amour dans l’âme de l’Aimée.

   Voilà, on est arrivés là où, depuis toujours, nos pas devaient nous conduire. Il n’y a plus d’espace devant. Il n’y a plus de lieux derrière. Plus rien en dessous que le bruit d’écoulement du lourd magma. Plus rien au-dessus que la vitesse infinie du ciel, son éclaboussure noire sous lequel gonfle le nuage, où bientôt s’inscrira le vol courbe de l’oiseau. Le temps, cet éternel glaçon qui fond entre les doigts, le voici qui se cristallise, dresse son glaive dans la matière souple de l’éther, sonne les trois coups simultanés de ce que nous avons été, serons et sommes, ici et maintenant, comme le mystère le plus entier de l’être avec son incroyable charge d’absolu. On est, à la fois, soi dans l’intimité de son être, soi dans le monde, soi dans la pluralité des choses présentes. On regarde l’étincelante lentille du lac et on en est sa réverbération, on en connaît tous les secrets, jusqu’à la myriade infinie de la moindre diatomée, cette architecture si parfaite qu’elle ne peut être que celle de l’intellect, de l’ignition de l’esprit, de la beauté souveraine faite matière, faite chose préhensible parmi tous les errements de la manifestation. On regarde la falaise d’obsidienne, on se heurte à son obscurité, on gravit par la pensée son éboulement de moraines. Mais on n’est nullement dénués, absent de ce qui se montre. On est aussi bien cette nervure de pierre, ce tumulte de gravier, cette étonnante densité par laquelle connaître tous les secrets de la terre, parcourir toutes les levées des sillons de glaise, faire irruption dans l’humus originel dont nos mains sont encore enduites, tout comme l’étaient les mains négatives de nos ancêtres dans la projection pariétale d’une conscience primitive, archaïque mais en voie d’avènement, dans le procès de son propre dépliement. On est cette instance suspendue qui se dévoile à même la périphérie de l’univers, de ce qu’il veut bien confier à nos pupilles artistes, à nos doigts façonneurs, à nos jambes parcourues de l’infinie trémulation du connaître.

   Connaître et savoir que nous sommes, d’abord et en totalité des êtres voués à cerner l’infini des choses, voici de quoi faire notre éternel étonnement, peupler notre existence du luxe qui nous a été assigné au feu de notre naissance. Il n’y a pas de plus belle royauté pour l’homme que de dresser devant lui ce mystérieux menhir qu’il s’engage à déchiffrer tout comme Champollion le faisait de la « Pierre de Rosette ». Savoir les secrets, savoir l’impertinence du vivant, y débusquer le moindre hiéroglyphe signifiant, voici de quoi emplir de joie notre trajet hésitant, le rendre sûr, plein de confiance, l’amener à paraître dans la nuance diaprée et polychrome du réel. Alors de cela, de cette tâche claquant telle l’oriflamme dans le bleu du ciel, il faut faire son breuvage quotidien. « Cultiver son jardin » faisait dire le très estimable Voltaire à son héros dans son conte philosophique « Candide ou l’Optimiste ». Impératif des Lumières par lequel accéder à soi au travers de cette culture reposant sur une maîtrise de la pensée, un constant labeur intellectuel, un raisonnement exigeant car toute advenue de l’homme dans l’espace de ses rivages propres ne se réalise qu’à l’aune de cette tension qui n’est nullement affaire de la seule volonté mais résulte tout autant de la joie dont ce chemin est constamment et inévitablement jalonné. Le Jardin dont il est question ici n’est nullement l’Eden de la religion qui solliciterait la croyance aveugle en une foi, un dogme qui, par définition, indémontrable, exonère de penser plus avant. Aliène donc plus qu’il ne libère. La liberté, ce sentiment sans pareil dont l’homme est toujours en quête, à la source de laquelle il cherche continûment à s’abreuver, jamais il ne la rencontrera mieux qu’à réaliser cette fusion, cette synthèse, ce sentiment profondément unitif entre lui et le monde. Car il ne saurait y avoir de jardins séparés : le mien d’un côté, celui des choses présentes de l’autre. Non, il y a nécessairement relation affinitaire entre celui que je suis et cet immense continent qui m’accueille comme l’un des siens. Je parle et c’est le monde qui parle. L’arbre s’ébroue dans la rosée de l’aube et ce sont mes larmes qui sont fécondées par la sublime parution. Le vol stationnaire et invisible du colibri se met-il en subtil mouvement et c’est mon âme, à l’unisson, qui chante la fable d’un jour nouveau.

   On est là, devant le lac d’argent, tout près du rivage presque inaperçu, auprès du lit de cailloux, dans l’anse descendante de la colline, éclairés par la brume blanche du nuage, lissés de noir au contact de la lame sombre du ciel et c’est tout ceci que l’on est à la fois, le reflet de l’eau, la dureté de la pierre sous la morsure du froid, la pente déclive de la montagne en voyage pour la belle rencontre, le gaz aérien gonflé d’absolu, l’illimité du firmament qui, bientôt, se comblera des visions multiples des étoiles. On est là, dans le silence, l’immobilité, glacés par la fascination, peut-être en attente de quelque aurore boréale aux éclats verts comme l’énigme de l’émeraude. On est dans le microcosme de son corps et, d’un seul et même mouvement de la perception, de la sensation, de la pensée, dans l’immense macrocosme qui nous fait signe du plus loin du temps, du plus loin de l’espace. On est situés à l’exacte pliure de toute cette immensité, à cheval sur deux infinis qui ne sont que les polarités qui nous traversent et nous intiment d’être hommes devant l’ordre du cosmos. C’est pour cela que ce qui vient à nous le fait dans l’imperceptible, l’inaperçu, de manière à ce que, déchirant la toile de notre cécité, nous puissions parvenir à déclore la sphère qui nous entoure et nous employer à notre propre surgissement dans le visible. De l’homme à la taille infiniment réduite (pensons au « ciron » de Pascal), aux espaces illimités de l’univers s’instaure, métaphoriquement parlant, ce merveilleux et inlassable métier à tisser qui entremêle en un seul et même mouvement de sa navette les fils de l’espace, du temps, et ceux infiniment ténus de l’humaine condition. En définitive, nous ne sommes que ce patient ouvrage toujours en cours de confection auquel nous sommes conviés en raison de notre essence questionnante. Nous ne sommes que cela et ne parcourons le monde qu’à en décrypter le sens polysémique, microcosme inclus dans le macrocosme qui contient à son tour le microcosme comme si la figure constamment remise en question du chiasme en était le moteur ontologique. Cette belle photographie est une telle mise en musique. Sachons la loger en nous telle la gemme qu’elle est ! Il n’est guère d’autre façon d’être.

 

 

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26 août 2023 6 26 /08 /août /2023 09:00
Tout n’est que par son contraire

Roadtrip Iberico…

Praia do Castelejo #02…

Portugal

 

Photographie : Hervé Baïs

 

***

 

   Ce qui, dans un premier geste du regard, toujours nous retient, le style d’une photographie, sa composition, le sujet qui y est représenté, mais surtout cette inimitable atmosphère qui s’en dégage, la tonalité au gré de laquelle elle est cette image-ci et non une autre, autrement dit sa singularité, son caractère propre. Depuis longtemps déjà, Hervé Baïs nous a habitués à une économie de moyens, parfois à un minimalisme se donnant sous la belle unité de la triade Noir/Blanc/Gris. Comme un lexique de l’origine qui nous dirait le Tout du Monde à l’aune du menu, du discret, souvent de l’inapparent. Et ceci est heureux et ceci doit se lire à l’encontre du bavardage polychrome qui vient à nous dans l’excès de son fourmillement. Cent fois déjà cette remarque a été faite et il convient d’y insister encore car le réel est têtu lequel, parfois, fait tache dans les yeux des Voyeurs.

   Car rien n’est plus précieux que de tirer de la confusion ambiante, seulement quelques lignes, seulement quelques traits, un lavis léger se donnant souvent telle l’inimitable présence dont il s’agit de rendre compte. Certes il existe des variations d’image, des traitements différents d’un contexte à un autre, ici des accentuations qui, là, s’estompaient sous un voile de brume et de blanche écume. Le réel est si contrasté que la façon d’en rendre compte doit s’accommoder de ces multiples variations, du peuple infini de ses formes. Or ce court article voudrait montrer que c’est bien plus l’intention du Photographe, son inclination personnelle à peindre ce qui vient à lui de telle et de telle manière, que tel détail, tel volume, telle ligne particulière qui constitueraient en leur massive présence la signification ultime de l’œuvre. Certes, parmi les Regardants, Untel préférera la venue de formes soulignées avec vigueur, alors que tel Autre se satisfera davantage de simples évocations, d’effleurements, de suggestions en lieu et place d’affirmations par trop évidentes.

    L’image que, ci-après, nous proposons de mettre en relation avec l’image-titre, voudrait souligner la multiple et complexe parution des choses à l’horizon du regard humain.

 

Tout n’est que par son contraire

Roadtrip Iberico…

Port Covo #02…

Portugal

 

 

   Ici, il devient vite évident que, si les motifs sont sensiblement identiques d’une photographie à l’autre, cependant le traitement de l’image diffère, bien évidemment en fonction du contenu du paysage et de l’heure de la prise de vue. Mais ces causes strictement contingentes doivent être dépassées afin de ne retenir que l’essentiel, à savoir l’être-de-l’image en ce qu’il pose en nous deux empreintes au contraste accentué. Telles deux narrations dont l’une, Praia do Castelejo, s’opposerait à l’autre, Port Covo, un peu comme la nuit s’oppose au jour, l’ombre à la lumière, le rugueux au lisse, le tragique au joyeux. Le Lecteur, la Lectrice entraînés à interpréter la sémantique de l’image, auront tôt fait de donner Port Covo telle une image aurorale, supposée symboliser quelque origine, Praia do Castelejo venant jouer en contrepoint la vision crépusculaire avant que tout ne soit repris dans les plis de la nuit, donc d’un possible néant. Et peu importe laquelle de ces photographies, dans le geste de prise de vue qui les a posées comme existantes, a été réalisée au levant ou au couchant, peut-être même au mi-temps du jour. C’est de symbolisme dont il est ici question, de significations internes gisant en filigrane dans les valeurs respectives des représentations.

   Aussi, maintenant, convient-il de juxtaposer ces deux déclinaisons du paysage afin d’y déceler, aussi bien les convergences, aussi bien les divergences. Ce qui est véritablement enthousiasmant, dans la tâche compréhensive de l’Humain, mettre en rapport ce qui vient à nous et nous met constamment en danger si les formes, demeurant occluses, se figent en elles, en un étrange mutisme qui n’a d’égal que le nôtre. Mutisme dont l’aspect exacerbé nous conduit tout droit dans le champ sans issue de l’aporie, tout comme les Protagonistes des dialogues platoniciens dits « socratiques » ne concluaient rien d’autre, à l’issue de longues et épuisantes méditations, qu’une question suivant une autre question et ainsi à l’infini d’une longue désespérance. Car rien n’est plus dommageable pour l’intellect que de se trouver devant un mur sans issue dont nulle autre réponse ne pourra être extraite qu’une impossibilité de se manifester autrement qu’à cette démesure d’un absurde en acte.

Tout n’est que par son contraire

                                        Praia do Castelejo                                   Port Covo

 

 

   Bien évidemment, le rapprochement, la juxtaposition des deux situations ne peut faire signe qu’en direction d’une dialectique, d’une confrontation des opposés, d’une polémique des contraires. Tout comme l’existence en ses joies et peines successives, en ses éclats de rires que suivent des larmes, en ses discordances successives, la photographie est le reflet de cette variabilité, de cette mobilité, de ces antagonismes, de ces tensions qui structurent le réel, le plus souvent, sans que nous n’y prêtions attention. Ce qu’il est important de saisir en son fond, c’est le fait que chaque photographie ne peut être ce qu’elle est qu’au motif de sa nature profonde. Praia de Castelejo n’est pas Port Covo, pas plus que l’inverse ne serait vrai. Ceci est une simple lapalissade. Ce qui doit nous questionner et le mode sous lequel ce questionnement doit exister, c’est simplement celui de

 

la Relation, du Passage, de l’Échange.

 

   Jamais une réalité ne se donne pour seule. Elle joue en écho avec la totalité du réel et ne prend sens qu’à être comprise, immergée dans ce large horizon des Choses du Monde.

   C’est étonnant ce rapprochement des deux images. C’est un peu comme si l’une se reflétait en miroir en l’autre. A ce ciel noir, à ce ciel d’illisible profondeur, à ce ciel tragique correspond, point par point, cet autre ciel si lisse, si haut, si clair, ce ciel de pure joie, d’entière transparence. Å une pesante finitude, viendraient s’accoter l’ouverture, l’effusion, la parole vive et nette si proche d’un chant sacré, d’une haute poésie, l’empire du Blanc venant tutoyer verticalement la désespérance du Noir. Aux nuages légers de Praia de Castelejo, un fin saupoudrage sans grande conséquence, vient se confronter un voile blanc qui faseye dans l’immense présence lumineuse de Port Covo.

 

Ici la joie naïve et éclatante de l’Enfance.

Là un suaire de haute perdition.

Ici le resplendissement d’une Fête,

 là l’affliction d’un Deuil.

 

   Puis l’histoire se poursuit, logique, implacable. Une ligne d’horizon pareille au trait appuyé d’un fusain, une autre ligne insouciante, rieuse, un destin s’anime des plus vives clartés. Mais il ne saurait y avoir que des différences, de violentes oppositions. Il y a aussi des prolongements, des affinités, des liaisons qui, pour n’être pas « dangereuses », n’apparaissent pas d’emblée au regard. Une sorte de dissimulation, d’échanges secrets, de rencontres intimes. L’immense plaque d’eau argentée de Port Covo trouve sa correspondance dans l’étendue Gris/Blanc de la plage de Praia de Castelejo. Comme s’il y avait une connivence cachée, la rencontre de deux Amants au large des regards des Curieux et des Importuns.

   C’est bien à l’ombre de cette réunion, de cette jonction que notre sentiment de la continuité des choses, de leur logique interne vient nous rassurer et nous tirer, parfois, de l’embarras de vivre. C’est heureux cette confluence, cette convergence naturelles, elles nous confortent dans notre propre sentiment d’unité même si, le plus souvent, l’existence nous tiraille et nous fait chuter de Charybde en Scylla. Oui, c’est vraiment rassurant, cela panse nos plaies, cela obture un peu les failles qui nous divisent et nous font parfois douter de l’utilité de figurer sue la vaste scène mondaine. Puis il y a ce dialogue de la surrection, ce chant tectonique infini, ce beau tellurisme en acte comme si, depuis le centre de la terre, quelque chose voulait se dire à la fragilité humaine, à son caractère friable, à son devenir limité.

 

Le basalte en sa haute présence dure.

L’Homme en sa fugace venue est

de l’ordre de l’instant, de l’éclair,

de la fulguration entre deux néants.

 

   Å Port Covo l’heure est encore native, le rocher émerge tout juste de l’eau. L’eau, tout autour, est lisse, parsemée de flocons de lumière, elle vient à elle dans la longue patience du jour. Elle parle, mais peu, dans le genre d’un enfant non encore bien assuré de son être. C’est intimidant la venue au Monde, cela nécessite une préparation, cela implique une propédeutique, cela exige un savoir. Certes, bien modeste en ses premiers essais, en ses balbutiements, mais ensuite il y faudra de l’application, de la rigueur, des vertus morales seront exigées afin que le surgissement en l’Être soit éthique et non seulement un acte accompli dans la distraction, l’égarement, l’intérêt moyen qui, sans doute, est le pire de tous. C’est bien là à une naissance que nous assistons et c’est l’art de la maïeutique qui sera convoqué. Comme si de bienveillantes Fées se penchaient sur le berceau liquide afin d’en extraire quelque quintessence en voie de devenir. Ici, il s’est agi d’une Image Primordiale, d’une Image fondatrice du sentiment d’exister, d’une Image-Source ontologique par laquelle les sorts des Existants trouvent le site de leur actualisation.

    En regard, l’image de Praia do Castelejo, est image adolescente, peut-être même silhouette de jeune adulte. Hissées, surgies du sable blanc, les roches sont comme inclinées sous la force du vent, à moins que ce ne soit la conséquence d’un implacable destin. Å l’évidence, il y a une fierté de la roche à s’élever, à se sentir envahie de l’intérieur de cette belle plénitude qui dit la présence illimitée des Choses, leur désir de croître et de s’affirmer partout où un espace est disponible, partout où une Beauté peut se montrer et se donner en tant que ce qui est à voir, laissant le ciel à son affliction noire, à la tristesse vacante qui en ralentit la marche en avant. Tout, ici, dit l’essentialité du Rocher, la plaine de sable blanc n’est rien, sauf, sans doute un support, un plateau à partir duquel prendre essor.

   Et la force de la confrontation des deux images, celle de Port Covo, cette à peine insistance, celle de Praia do Castelejo, cette pleine affirmation de Soi, la force donc est de nature dialectique, un jeu d’oppositions, de tensions s’établit dont chaque photographie tire la singularité de sa présence. Pouvoir mettre en relation, pouvoir organiser un passage d’une image à l’autre, voici qui suscite la pensée, implique la méditation, pousse au précieux de toute conceptualisation. Car demeurer muets devant de si belles images serait totale punition et ce serait alors la Beauté qui aurait été sacrifiée à notre désir impétueux, à notre hâte de boulotter image après image sans qu’aucune, vraiment, ne retienne notre attention,

 

ne nous fixe en cette irremplaçable

attention aux Choses,

 une eau de fontaine,

pure et transparente,

attend toujours d’étancher notre soif.

Il n’est que de porter nos lèvres

à la jarre jaillissante-fécondante !

 

 

 

 

 

 

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24 août 2023 4 24 /08 /août /2023 15:44
Du clair à l’obscur

"Sans titre", acrylique

et graphite sur papier préparé

Bieuzy 2016

Œuvre : Marcel Dupertuis

 

 

***

 

 

 

Tu me disais cette tache

Cette tache dans l’obscur

Cette illisible présence

Ce grenat presque éteint

Ce sang de bœuf caillé

Ce non retour à soi

Cette dolente mutité

 

*

 

Je te disais ce fond

Ce sans fond en réalité

Cet imprenable voile

Ce mastic dense

Ce refus de paraître

Cette terre glacée

Ce refuge du sol

En son silence premier

 

*

 

Tu me disais

La perte en croix

Du Rouge

Cette inconnaissance

La biffure du jour

Dont il témoignait

L’appel d’un deuil

Puis plus rien

 

*

 

Je te disais

L’ouverture infinie

Du Jaune

Le glissement hors de soi

La limite franchie

La diaspora de ce clair

Sa fuite toujours

Sa non-parole

Comme clôture

Comme absence

 

*

 

Tu me disais

Les couleurs orphelines

Leur confondante solitude

Leur troublante aliénation

Le Rouge en tant que demeure

Le Mastic en tant qu’eau morte

Chacune en sa désolation

Chacune en son destin

Chacune en sa finitude

 

*

 

Je te disais

Le Temps est infini

L’Espace trop ouvert

Je te disais

Nous ne sommes

Que du Rouge

Son étrange flamboiement

Nous ne sommes

Que du Jaune

Cette faible poussière

Sur le chemin du doute

 

*

 

Ensemble nous disions

L’impossibilité des Choses

La tournure affectée du Monde

La pliure de nos corps

Sous la morsure de l’heure

Peut-être n’étions-nous

Qu’une feuille de sang caillé

Qu’une terre infertile

Qu’aucun coutre

N’aurait connue

Qu’aucun archéologue

N’aurait fouillée

Juste des sédiments

Enfouis au creux de l’ombre

 

*

 

Tu me disais l’équivalence

Du Rouge et du Noir

Je te disais l’homonymie

Du Jaune et du Blanc

Tu me disais Rouge-Noir-Ombre

Je te disais Jaune-Blanc-Lumière

Ensemble nous disions

Le clignotement

La pulsation de l’univers

Son rythme inaperçu

Son agitation

Son être

 

*

 

Tu me disais le non-sens

Qu’il y avait

À ne voir les phénomènes

Qu’à l’intérieur de leur site

À les isoler

À les porter à l’extrême

De leur paradoxe

Rouge d’un côté

Jaune de l’autre

Et rien entre les deux

Qui les unirait

Les rassemblerait

En une unique parole

Une goutte fondatrice

Où les sceller

 

*

 

Je te disais

Le côté de l’Obscur

Le côté de Clair

Tout comme j’aurais dit

Le côté de chez Swann

Celui des aubépines

Où dorment les larmes

Le côté de Guermantes

Où brille le désir

Où étincelle

La pépite des mots

 

*

 

Tu me disais

De Guermantes à Swann

Du clair à l’obscur

S’inscrit la loi du tiret

Ce si beau clair-obscur

Qu’est tout langage

En sa promesse accompli

 

*

 

Je te disais tout est passage

Tout est mouvement

Tout est relation

Que métamorphose le réel

Tout est diastole-systole

Au cœur du Monde

Tout est allées et venues

Au désir des amants

Tout est nuit/jour

Dans l’aube qui se donne

Le crépuscule qui se retire

Tout est toujours déjà dit

Qui part du silence

Eclot dans le mot

 

*

 

Tu me disais

Le Rouge attend le Jaune

Le Jaune attend le Rouge

C’est de leur commune tension

Que naît le sens

Celui que l’œuvre nous confie

Celui en retour

Que nous lui attribuons

Du clair à l’obscur

De l’obscur au clair

Se disent toutes choses

En leur juste mesure

 

*

 

Je te disais

L’Unique est ceci

Qui se montre

Prenons-le en garde

Avant que la nuit n’arrive

Car alors le secret serait tel

Nous ne le verrions plus

Il n’y aurait

Qu’une plaine livide

A seulement y penser

Nous sommes

Hors de chez nous

Hors

 

*

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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24 août 2023 4 24 /08 /août /2023 08:41
Visage : épiphanie privative de l’Être

Esquisse

 

Barbara Kroll

 

***

 

Ici, il ne peut être question que

 

de haut et de bas,

de lointain et de proche,

 de parole et de silence,

d’invisible et de visible,

d’être et de non-être,

de transcendance

et d’immanence.

 

   Ici quelque chose va advenir dont nous sommes en attente, mais en réalité nous ne savons guère de quoi il s’agit, de quelle forme se vêtira cette longue patience, si elle nous affectera en propre ou bien s’il ne s’agira que d’un événement qui nous sera extérieur, qui ne nous déterminera point, dont nous ne percevrons que la fuite à défaut d’en pouvoir posséder la teneur, d’en déchiffrer le signe secret, d’en deviner l’intention, d’estimer sa situation dans l’espace, de faire quelque hypothèse quant à la nature de sa temporalité. Une sorte d’énigme sans réponse. De rébus dont nous ne parviendrions à démêler le peuple bariolé des lettres, chiffres et dessins. Un genre de charade dont « mon tout » ne serait l’assemblage, ni de « mon premier », ni de « mon second » mais une illisible formule flottant au plus haut.

   Or cette perte de Soi dans la mouvance d’un insaisissable réel, il nous faut la doter de quelque assise, lui octroyer des coordonnées au gré desquelles nous ne serons plus des Silhouettes errantes, des Nomades perdus en plein désert mais des Sédentaires bivouaquant sur un sol ferme, sous un ciel orienté, repérable à son Étoile Polaire et au dessin de ses multiples constellations. Pour l’instant, ne retenons de notre quête d’orientation que le HAUT, le BAS, lui se définira par simple opposition, par évident contraste. Le HAUT est cette pure dimension seule capable de nous aimanter, de conférer à notre vision la vastitude des espaces infinis, de l’immerger au plein de cette lumière qui est la provende même au sein de laquelle se donne l’Esprit, se déploie l’Âme, ailes grandes ouvertes tel le sublime Aigle Royal qui parcourt l’empyrée de la majesté de ses cercles merveilleux, toujours renouvelés.

   Donc nous disons que, présentement, nous laissons volontairement à l’extérieur de notre conscience les bas-fonds inondés d’ombre, les vallées noyées dans leur propre stupeur, les creux des dolines où la clarté se meurt, les ravins perclus de larges blessures, ils sont la perdition même de ce qui, jamais ne s’élevant de soi, ne connaît que la sourde mutité des abîmes, le glauque et l’immobile des vertigineux abysses. Mais il devient urgent de s’éloigner de ces signes négatifs. Nous atteindraient-ils et c’est notre nature même qui chancèlerait et c’est notre essence pervertie qui ne connaîtrait plus le lieu de sa manifestation.

 

Il faut oser la Lumière.

 Il faut déplier l’Ouvert.

  

   Voyez la Fleur du Tournesol, sa tige ombreuse se perd dans la touffeur du sol, ce Vert-Bouteille, ce Vert-Sapin qui semblent proférer les derniers mots avant leur proche disparition. Mais le généreux capitule, lui est solaire, lui rayonne et éclaire tout ce qui se trouve alentour. Il est la figure même de la joie, le rire éclatant de l’enfant, la plénitude heureuse de l’Amante.

   Voyez les hautes torches des Peupliers, leur partie sommitale joue avec les nuages, folâtre avec le cristal du ciel, sème en automne ses mille écus jaunes au milieu des tourbillons du vent. Les regarder, porter ses propres yeux en direction de leurs cimes et c’est déjà s’élever, Soi, perdre ce contact avec une terre sourde où végète le peuple vaincu des racines aveugles.

   Voyez la belle Colline, celle de Sion par exemple, ce haut relief des Côtes de Moselle, la vue y est si ample, dégagée que, par temps clair, l’événement inouï du Mont Blanc se donne sur le mode d’une « apparition », à la manière dont l’Esprit pourrait trouver à se matérialiser sous la forme d’un corps de mémoire, mémoire de ce qu’il fut qui, encore, transparaît dans cette fête de la visibilité. Maurice Barrès lui-même ne s’y est pas trompé qui, dans son roman « La Colline inspirée », désignait ce site tel « un lieu où souffle l'esprit... ». Alors, à cette aune-ci, que sont les basses terres, les sillons de noire perdition, les creux de glaise où rampent les vers et s’enroulent les scolopendres ?

   Voyez les filaments des superbes cirrus, leur aérienne légèreté, à peine un voile, comme s’ils étaient tissés de la vêture des dieux. Aphrodite parée de sa ceinture magique. Apollon jouant de la pure diaphanéité de son arc, de sa lyre, de sa flûte. Héra auréolée de la lumière de son sceptre, de sa couronne. Hermès le Messager aux semelles de vent. Comment le « Monde du Bas », englué dans sa lourde substance, pourrait-il supporter la comparaison ?

   Voyez enfin la superbe Rose des Vents, voyez le souffle d’Éole tel que déployé sur la Mer Méditerranée, écoutez le glissement de Tramontane, la voix discrète de Mistral, l’haleine chaude de Sirocco, la caresse douce et humide de Levant, la parole pluvieuse et heureuse de Libeccio. Tout ce qui est situé au-dessous est affecté de lourdeur, de corruption, de perte prochaine dans quelque insondable abîme.

   Alors, de manière analogique, plaçant en regard de Tournesol, Peupliers, Colline, Cirrus, Rose des Vents, toutes ces Hauteurs Insignes, plaçant donc en miroir la Belle et Essentielle Silhouette Humaine, nous pouvons affirmer sans crainte de nous tromper qu’il y a coalescence d’un SENS singulier, confluent, à savoir que le Haut de l’Homme, son Visage est l’Épiphanie de l’Être, la manifestation en quoi il se rend, sinon entièrement visible, du moins intuitionnable. Notre vision prenant appui sur tel ou tel visage, peu importe sa configuration, ses déterminations propres, notre vision donc donne droit à ce pur mystère du « il y a », il y a quelque chose qui s’annonce, qui surgit, qui se déploie, se révèle comme l’éternel mystère dont il est, l’espace d’un instant, l’intercesseur, le médiateur.

    Il nous reste, maintenant, à reporter sur l’image de Barbara Kroll les quelques méditations antécédentes afin de leur donner corps, afin que l’Être entrevu, nullement saisi dans la complexité de son essence, nous dise quelque chose de son inapparence/apparence, cette Forme toujours en-deçà, en-delà de notre Raison, de notre possibilité de concept, cette dérobade, cette fugue, cet éloignement signant, tout à la fois son caractère précieux, tout à la fois notre persistance à tâcher d’en surprendre quelque perspective, à en deviner quelque ligne de fuite.

   Le bas du corps, cette jambe, ces bras, ces membres griffés de vert, Ce Vert Anglais, ce Vert Véronèse, que nous disent-ils d’eux dans cette posture immanente dont rien ne semble pouvoir se lever que de la douleur, de l’ennui, de la perdition ? Ils sont la figure d’un cruel dénuement, ils pourraient s’annuler à même les intervalles qui en creusent la surface, un Néant est en eux, ce Blanc-Gris qui menace de les reprendre dans le cercle des choses encore non-venues à elles. Le bas du corps de Modèle (du moins de Modèle en voie de venue à Soi, non du Modèle entièrement réalisé), ce bas joue en écho avec la tige terreuse du Tournesol, joue avec les racines ombreuses des Peupliers, joue avec le pied de la Colline encore plongé dans son indistinction native, joue avec le ventre gris du Cirrus lorsqu’il vire à l’orage, joue avec la Rose des Vents en sa partie la plus terrible lorsque la tornade s’assemble et menace les logis de Ceux-d’en-Bas, les Vivants à-demi, ceux qui, délaissés des dieux, courent à leur perte le sachant ou à leur insu, de toute manière la finalité sera la même : retour à la case départ avec un jeu pipé, un jeu faussé, un jeu mortifère.

   Mais assez travaillé « Esquisse » au charbon, au trait de fusain, nous devons éclaircir la touche, la porter au plus haut, lui attribuer ce statut de ligne claire dont, en son fond, elle est porteuse, mais nos yeux indociles n’en perçoivent nullement le rayon de joie. Certes une joie discrète, dissimulée derrière le paravent de sa retenue, mais félicité pleine et entière au motif même de cette réserve, de cette ressource en attente de figurer. Certes le visage, cette épiphanie de l’Être, est teinté d’un lavis bien sombre, comme si un appel de l’Ombre en obscurcissait la soudaine présence. Mais l’on ne vient nullement de cette confusion du corps, de ces lignes Vert-Cru, de ce Mauve-Mélancolique de la vêture, sans en conserver encore quelque souvenir graphique empreint de cette pesanteur, de cette lenteur à s’arracher à des puissances primitives qui paraissent sonner l’hallali, condamner l’Être à la dimension du Non-Être, à son absentement définitif. Oui, car de la partie inférieure du corps au visage, il s’agit bien de la distance entre Non-Être et Être. Quelque chose se réfugiait dans l’indistinction de soi, quelque chose traçait une façon de linéament en spirale, de limaçon refermé sur son point focal, cette lentille presque invisible, alors que, à quelque distance, se hissant vers un hypothétique Ciel, une autre chose arrivait à pas comptés, à pas feutrés sur l’avant-scène du Monde, comme dans le pli retiré de ténébreuses coulisses.

   Mais toute énonciation de ce qui vient en présence, de facto, se doit d’être dite au présent. Afin que, hissée du mystère de sa neuve naissance, quelque chose puisse nous rencontrer que, toujours, nous attendons, comblement d’une partie de nous-mêmes, obturation provisoire de la faille, suture des lèvres de l’abîme dont le mouvement se dit sous la forme de l’exister. Ce Visage de l’Être, du moins son reflet, du moins sa possibilité, du moins son envisageable événement, cette Apparition donc, nous souhaitons en être les témoins privilégiés, les Voyeurs insignes, peut-être même les Révélateurs puisque l’Être ne se dévoile jamais qu’aux yeux des Étants que nous sommes, nous les Hommes. Or de quoi disposons-nous, hormis notre regard, qui puisse rendre compte de sa décisive venue ? Du Langage, des mots de la description qui cherchent à dessiner ses contours, tout au moins s’essayer à leur donner sens.

   Telle l’âme qui, un jour, a pu contempler la lumière des Idées, la restituant au titre de la réminiscence, le témoignage que nous pouvons apporter se fonde d’abord sur un acte de pure mémoire.

Visage : épiphanie privative de l’Être

                               Fragment d’Esquisse                                               Pablo Picasso (D’après)    

                                  Barbara Kroll                                            Étude « Les Demoiselles d’Avignon

                                                                                                              Source PLAZZART

 

 

   Pour nous, l’analogie est évidente, qui place immédiatement en regard « Esquisse » et « Les Demoiselles d’Avignon ». Chevelure hirsute, large front, dimension dilatée des yeux, ligne oblique du nez et enfin ces rayures, ces hachures qui signent, tout à la fois, un style commun et la volonté de parapher l’œuvre à l’aune de ces vigueurs graphiques. Mais, bien plus que ces confluences formelles, c’est de la représentation singulière de l’Être dont nous devons être alertés. Car, ici, il y a bien une inquiétude en l’Être, sans doute une volonté de retrait, l’adoption d’une posture marginale qui pourrait, d’un instant à l’autre, substituer au procès de la représentation, comme son envers, une figure-sans-figure, un visage-sans-visage, autrement dit la pure annulation de ce-qui-est, nous requérant, nous-mêmes, tels des Êtres-du-doute, tels des Êtres si peu assurés d’eux-mêmes, que le plus pur et puissant des cogitos cartésiens ne parviendrait nullement à sauver d’un incoercible naufrage.

   Car c’est bien là notre lot humain que de ne jamais savoir où nous en sommes avec cette lourde et exténuante tâche d’exister, le réel, à jets continus, nous ôtant d’une main ce qu’il nous offrait dans l’autre. Ce constat de la donation/retrait est le signe le plus avancé, la figure de proue de cette finitude, laquelle, en son essence, est identique au scalpel qui entaille les chairs, rétrocédant toujours vers le Rien dont nous espérions qu’il vacillerait sous les coups de boutoir du Tout, ce Tout dont nous pensions constituer, en un seul empan, l’alpha et l’oméga. Or, que voyons-nous ici ? Qu’Être c’est Des-Être, qu’exister se fait sur le mode de la privation, que vivre est un métabolisme fou qui porte en lui les germes de sa propre et incontournable aporie.

 

Regarder cette image,

c’est traverser son Être propre

jusqu’en des rives innommables,

où le Haut, le Visible, l’Effectué,

le Tangible, le Positif

sont toujours amputés, euphémisés

 par le Bas, l’Invisible, l’Ineffectué,

l’Intangible, le Négatif.

 

Inexorablement, nous sommes

 

des Êtres de l’Écart,

du Suspens,

de l’Entre

 

   et ceci nous le savons au moins depuis le jour de notre naissance. Ceci, cette condition édifiée sur du sable, ceci, cette tour reposant sur une fragile argile, ceci, ce cheminement troué, est-ce si tragique qu’il y paraît ? Nullement. Ce qui serait tragique, au sens le plus fort du terme, que notre existence s’ouvrît sur de larges horizons, que notre durée s’indiquât illimitée, que notre chair se vêtît d’immortalité. Car alors, nous ne serions plus Humains. Car alors la recherche de la joie n’aurait plus nul sens. Car alors serrer l’Amante dans ses bras serait pure fioriture. Ce qu’au terme de notre voyage, notre finitude nous offrira, cette mesure immense, cette ouverture illimitée à l’Absolu.

 

Parfois, dans les moments

d’étincelante lumière,

hissés tout en haut des capitules des Tournesols,

perchés sur la tête ébouriffée des Peupliers,

 posés sur le dos souple des Collines,

planant sur l’écume des Cirrus,

 naviguant sur la pointe de la Rose des vents,

nous oublions tout ce qui,

dans l’ombre des mangroves,

au fond des sombres venelles,

dans les cachots de la Terre

se désespère et se meurt

de ne point connaître la clarté.

 

 

  

 

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23 août 2023 3 23 /08 /août /2023 17:21
Neige et encre

  Monotype, novembre 2016

 

   Œuvre : Sophie Rousseau

 

 

***

 

C’était à ceci qu’il fallait arriver

Neige et encre

Dans la plus grande blancheur

Dans la plus haute densité

Sur la pointe des pieds

Se hisser jusqu’au jasmin du doute

Se cambrer dans la plus juste poésie

Ne pas céder tant que le jour serait là

Que la lumière brûlerait la cime des arbres

Que le cœur serait à l’œuvre

 

***

 

Prise du-dedans l’œuvre

Pareille à une Déflorée

En sa plus intime litanie

En son érectile présence

En son ultime mort

De ceci il s’agissait

De mort vive

De crucifixion

De Thanatos clouant Eros

A la plus haute branche du savoir

 

***

 

Car connaître était mourir

Car créer était connaître

Car vivre s’historiait

A la neige

A l’encre

A leurs plus hautes saisons

A leurs plus grandes dérives

Pouvait-il y avoir geste

Plus exact

Que celui de tremper

La plume dans son sang

Noir

En maculer la peau de  neige

Cette virginité qui résistait

Ne voulait se donner

Qu’à la faveur de suppliantes caresses

D’attouchements subtils

 

***

 

Une empreinte ici

Sur la nacre d’écume de la peau

Là dans la résille arborescente

Qui s’étoilait au creux des reins

Là encore dans le puits profond du désir

On prenait une plume

On la jetait au vent de l’imaginaire

Elle retombait ici et là

Flocon virevoltant

Dans le luxe immatériel de l’instant

Elle se disait en murmure

Elle se disait en beauté

Elle se disait dans le rare

Et le soudain

 

***

 

Dans l’enfin accompli

Dont l’image était marquée

Sceau d’une urgence

Rien ne pouvait attendre

Rien ne pouvait demeurer

Sur le seuil d’une vision

De la Nuit il fallait partir

De l’obscur faire naître

Ceci qui ne pouvait être

Que cette trace ténue

Ce brouillard noir

Cette esquisse

Cette buée

Ce Rien

 

***

 

Voilà

C’était là

Dans le tremblement du jour

Simple ballet de signes

Alphabet du devenir

Palimpseste laissant voir

Dans le filigrane de l’heure

Le fragile et le fugace

Le discret et le requis

A témoigner

La lumière était là

Qui veillait

A la permanence

Des choses

Il était grand temps

De venir au sommeil

De rêver aux épousailles

De Neige et d’Encre

Dans le luxe

Immémorial

De la Nuit

 

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