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17 juin 2024 1 17 /06 /juin /2024 08:57
Insularité et Plénitude

 

Roadtrip Iberico…

avril-mai 2024…

La Ràpita…

Delta de l’Ebre

 

Photographie : Hervé Baïs

 

***

 

   « Insularité et Plénitude », c’est ceci, d’emblée, qu’il faut affirmer comme si toute la Liberté, la Vérité du Monde pouvaient s’enclore en ces trois mots. Avançant dans l’exister, c’est ainsi que nous progressons, par bonds successifs, par de simples et radicales assertions, par des déterminations dont nous posons, nous-même, le fondement, envisageons le projet, portons au plus haut la possibilité d’une effectuation. Le soleil est-il noir, les nuages obscurs, les forêts prises de nuit, la marche des Existants hasardeuse et alors, qu’avons-nous de plus précieux que de solliciter notre imaginaire, d’agiter à tous vents la bannière infinie d’heureux postulats qui nous habitent tout comme le subtil hippocampe habite la mer avec ses naïfs et amusants soubresauts. ? Lancer, en avant de Soi, quelque lumière qui dissipe les ténèbres, voici ce que nous avons de mieux à faire afin de ne nullement désespérer, afin que, nous levant de qui nous sommes dans la quotidienneté, quelque chose se montre pareil au faisceau du phare sur la côte trouée de rochers. Donc, nous disons « Insularité et Plénitude » et, tout à la fois, juste devant nous, se donnent les horizons que notre intellect a appelés à être, ici, dans l’immédiateté des choses présentes.

   Insularité et Plénitude 1 : Steppes de Mongolie - Une étendue d’eau au centre des herbes jaunes-vert, deux collines encadrent le paysage qu’une autre colline limite en son fond d’horizon. Un ciel d’immense étendue qui n’aliène nullement ce qu’il englobe, bien plutôt qui libère et porte à sa dimension la plus ouverte tout ce qui, en bas, attend l’invite au long voyage céleste. Le plateau d’herbe est immense, ponctué, ici et là, du cercle blanc des yourtes. Rien ne bouge, tout est attentif à soi, recueilli en son germe, en attente de sa propre éclosion. Grande est la solitude qui ne hèle nulle autre présence. Soi venu à soi, simplement dans son souci d’être, d’être au plus près des choses et d’y demeurer le plus longtemps avec cette touche originaire, unique, essentiellement unique.

   Insularité et Plénitude 2 - Le Gobi - L’ombre est couchée sur les dunes, on dirait une mère attentive voulant protéger ses enfants. Une lentille d’eau bleu-marine luit dans la forêt de sable. Boules des arbres assemblées en meute, dans le territoire le plus exigu qui se puisse imaginer. Un habitat groupé autour d’une hutte bienveillante, se laisse toucher par les derniers rayons de soleil. Tout autour une cuvette aux bords inclinés où repose la vie des Nomades. Ce petit pays du Gobi est à lui seul le lieu même de sa provenance. Il ne demande rien au dehors, ni le souffle du karaburan, ce « blizzard noir » qui envahit tout, ni la longue caravane des dromadaires. Il est à lui seul l’alfa et l’oméga qui posent le début de son histoire, placent le signe de sa fin. Il vit de soi, pour soi et son chant est une manière de fugue qui naît du recueil du sable, de la longue patience de l’eau, de la faible clarté de l’aube sous le ciel aux hautes et invisibles pliures.

   Insularité et Plénitude 3 -Terre de feu - Au loin, de hauts pics qui barrent l’horizon. Dans les interstices, le bleu glacé du ciel. De lourds névés, comme nés dans l’instant, bercent une comptine à l’allure d’éternité. Un anneau de roches grises semé de grosses pierres entoure un mince lac aux eaux profondes. Reflet bleu acier du névé sur l’eau du lac. C’est la seule empreinte qui provient du dehors. Le lac est à lui-même sa propre teneur, son motif essentiel. Il ne se laisse déranger ni par la course du ciel, ni par la pluie de graviers qui parsème ses rives. Sa signification intime, son essence, il ne la tire que de lui-même dans cette sorte de touffeur du sentiment dont il semble être le cœur même.

   Insularité et Plénitude 4 - Cette image en Noir & Blanc de La Ràpita…Delta de l’Ebre qui en est comme l’habile synthèse.

   Enfin, nous en venons à cette image qui, à notre sens, avait besoin d’une propédeutique, de l’énonciation d’un contexte afin d’être située au plus près de ce Soi des choses dont, maintenant, nous voulons faire l’objet de notre méditation. Si nous avons lu adéquatement ce qui se dessine tout le long des trois stances d’Insularité et Plénitude, il ne nous aura nullement échappé que leur motif central, le lieu même de leur respiration, ce n’est rien de moins que ce genre de fidélité des choses à persévérer dans leur être. En une certaine manière, trouver au-dedans de soi, sans quelque effraction que ce soit au-dehors, sa propre venue au Monde, le sens même de sa présence sous la forme singulière de ce lac, de ces collines, de cette OASIS dont, chacun, paysages aussi bien qu’Hommes, tout le monde cherche en soi la figure essentielle de sa propre floraison. Si nous donnons au beau mot d’OASIS, sa forme typographique accentuée, ceci n’est nullement fantaisie, jeu purement gratuit, mais essai de porter ce simple terme au mérite du concept. Ce qu’OASIS veut signifier depuis le monde primitif de sa nuit, depuis l’agitation de ses palmes sous la touche du vent harmattan, cette mesure essentielle de Soi, cette mince vérité hors partage, cette pliure ombilicale de Soi d’où, précisément, le Soi puise ses ressources foncières, comme si un subtil rayonnement naissait de sa solaire solitude.

   Ce que nous voulons exprimer, au travers de cette métaphore astrale, cette puissance même du Soi-Oasis qui donne sa consistance à tout ce qui vient à son encontre. Car ce Soi-Oasis (transposons ceci en sa figure humaine, singulièrement et hautement humaine), ce Soi-Humain donc, c’est de lui, de son propre lieu que tout se diffuse, que tout prend sens, aussi bien la haute vérité zénithale, que la chute pensante crépusculaire, que l’esquisse naissante de l’aube, sa juste profération sur les fontanelles ouvertes des Existants. Toujours faut-il partir d’un centre, d’un centre humain, d’un centre naturel, d’un centre paysager, en faire cette puissance unique de révélation, butiner tout ce qui vient, depuis l’extérieur,  à son contact puis, munis de ce sublime nectar, retourner en Soi, au sein même de cette OASIS que, nécessairement nous sommes car toute notion d’Insularité vient confirmer, tout à la fois, notre solitude, mais aussi, notre pouvoir immense de collecter dans la crypte de sa conscience les lumières du savoir, de les laisser bourgeonner et s’épanouir à la mesure sans limite de leur souverain principe d’effectuation. Ôtez la puissance rayonnante de l’Oasis, ôtez l’omnipotence pensante de l’Homme et il ne demeurera guère que la courbe immense d’un désert, les croissants de lune des barkhanes étendues sous la lumière aveugle de la Lune, il ne demeurera qu’un vide abyssal faisant écho à un vide abyssal.

   Face à la vastitude de l’inconnu, de l’insaisissable, face à l’immensité du ciel criblé d’étoiles, face à l’écran des voix polyphoniques du Monde, c’est de ceci dont nous devons nous mettre en quête :

 

d’un havre,

d’un refuge,

d’un port,

 d’un asile,

d’un abri,

d’un îlot.

 

   C’est la vertu dialectique qui est le seul opérateur explicatif : c’est parce que nous sommes un point minuscule égaré dans l’Univers que, sans cesse, nous hélons et prions le dissemblable, l’Autre, le plus loin que nous, le plus efficient que nous, toutes ces énigmes, de venir emplir notre propre Insularité, afin que, comblée, elle puisse se métamorphoser en Plénitude, à savoir en Soi plus que Soi sous les horizons dévastés de la Terre. C’est alors que tout prend sens, que cette image vient à nous avec la plus grande des faveurs. Désormais nous la viserons d’un œil panoptique qui prendra en considération tous ses sèmes épars, les assemblera en une heureuse synthèse, ce mouvement ample qui, aussi bien, prend en considération la chaîne de montagnes que le mouvement souple des dunes, aussi bien qui nous sommes en nous hors de nous, cette mesure qui, du divers hétérogène fera une réalité vraisemblable à portée de notre regard.

   Tout en haut, bien au-dessus de la touffeur de l’Oasis, le ciel est noir d’un bout à l’autre de son chemin, immensément étendu, à la manière d’un hiéroglyphe gardant jalousement son secret. Quelques nuages cotonneux en rythment l’espace, simple ponctuation posée sur cette profonde énigme des choses toujours en fuite d’elles-mêmes. Ce sont comme de minces consciences interrogeant une autre, de plus lointaine origine. L’horizon, cette mesure du projet humain, se réduit au sombre pointillé d’un mince ponton, comme si, à la limite du ciel et de l’eau, un murmure questionnant se levait, circonscrit à son propre balbutiement. De quelle parole est-il la manifestation : de la Nature, de l’Être, de l’Homme en son devenir Homme, c’est-à-dire se comprendre dans le Monde et en tirer quelque boussole orientant sa marche le long du chemin escarpé de son Destin ?

   L’eau, cette sorte de fondement d’où tout semble sortir, est étale, blanche infiniment, à peine tachée de gris, silence à peine effleuré de la présence de deux bâtons, ils semblent être la mémoire du sol dont ils proviennent. Merveilleuse et étrange présence de l’eau. Mesure fascinante s’il en est. Eau lustrale et, symboliquement, nous rétrocédons au lieu même de notre naissance en ces eaux amniotiques qui sont nos eaux baptismales, nos eaux primordiales, nous en avons oublié leur essentialité mais elles, ne nous ont jamais laissé aller au hasard des chemins, elles battent encore en nous, elles sont notre flux interne, certes inconscient, mais combien fondateur de qui nous sommes en notre singularité. Et puis, cette barque semi-immergée, ce genre d’Arche de Noé échouée dans l’eau grise de la lagune, n’est-elle l’équivalent sémantique

 

du flottement infini des steppes de Mongolie,

 de la palpitation secrète de la vie nomade dans le Gobi,

de la persistance à être de ce lac libre de la Terre de Feu,

toutes choses symboliques qui,

bien qu’éloignées,

ne font que nous reconduire

au plein de notre être,

dans cette Insularité constitutive,

dans cette belle Oasis qui

ne replie son germe sur soi

qu’à mieux préparer la moisson future :

une éclaircie pour le Genre Humain.

  

 

 

 

 

 

 

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13 juin 2024 4 13 /06 /juin /2024 08:19
Soi-même à l’écart de l’Autre

« Seule dans la chambre »

Barbara Kroll

Source : ZATISTA

 

***

 

   « Seule dans la chambre », l’étiez-vous, au moins, identique au titre qui vous déterminait ? L’image de vous qui venait à nous était si étrange, si irréelle, vous ne pouviez figurer au Monde qu’à l’aune de l’imaginaire de l’Artiste. Peut-être du nôtre en seconde main. Savez-vous, parfois, des êtres ne sont concevables qu’à figurer sur le blanc d’une toile, à surgir du bain révélateur photographique, à impressionner l’émulsion réactive d’un film. Jamais, au grand jamais l’on ne pourrait les projeter dans la sphère de la quotidienneté, prenant le métro, épluchant des légumes, écrivant une lettre. Imagineriez-vous l’un de ces étonnants Modèles, tel qu’apparaissant dans les pages glacées d’un magazine de mode, venir frapper à votre porte sous quelque prétexte que ce soit ? Non, ces Modèles ne sont que des manières d’Archétypes, d’Idées faisant leurs milles voltes dans la résille tourmentée de notre désir. Et puis, au juste, souhaiterait-on leur affecter un coefficient de réel au terme duquel ils nous seraient donnés « en chair et en os », rejoignant ainsi la Grande Pantomime Humaine déjà encombrée de bien trop de présences ? Non, nous ne souhaiterions jamais cette sorte de réification s’emparant d’un songe, le faisant chuter dans l’abîme des contingences.

   Nous avons un besoin essentiel de ces personnages de fiction, ils constituent le tampon d’étoupe que nous intercalons entre ceci même qui vient à nous dans le concret, et nos décisions les plus abstraites, sans doute les plus infondées qui soient. Aux gens du commun que nous fréquentons assidûment, à tous ceux et celles possédant un nom, une adresse, une profession, nous préférons les brumes approximatives de nos plus étranges projections fictionnelles. Ainsi, rabattant le réel sur ce qu’il n’est pas, une pure songerie, nous accroissons, nous dilatons à l’infini notre marge de liberté. Cependant, force nous est de reconnaître cette liberté inventée, faute de quoi nous nous aliènerons à la mesure ténébreuse de nos propres fantasmes. Certes une manière de liberté paradoxale qui ne vivrait que de ses contradictions.

   Il nous faut reprendre le titre : « Soi-même à l’écart de l’Autre » et y trouver bien plus qu’une façon gracieuse de décorer l’image. Car, ici, il ne s’agit nullement de donner lieu à une pure fantaisie. Le dessin et son étrange désignation contiennent bien plus de sèmes dissimulés que de significations apparentes. Le simple fait d’énoncer la proposition : « Seule dans la chambre » est lourd de conséquences. « Seule », attribuons-lui ce sobriquet provisoirement, n’est seule, précisément, qu’à faire fond sur la dimension de l’altérité. On n’est jamais seul ou seule, dans un genre d’évidence à soi-même. On n’est nullement seul par rapport à soi. Bien évidemment la solitude se définit toujours en relation avec le groupe, la multitude, la foule. Et si, parfois, peut-être même souvent, nous éprouvons au milieu d’une assemblés de nos Congénères le soudain désir de nous retrouver seul, ceci ne peut advenir qu’en guise de réaction à la situation dont nous éprouvons le poids existentiel de façon douloureuse, peut-être inquiétante. Nul ne pourra éprouver la profondeur de la solitude qui n’en aura soutenu l’épreuve au milieu de la fête, du repas entre amis, de la vision collective d’un film, de la participation à un spectacle. Rien ne servirait d’en appeler au principe de la Dialectique, cette mise en contraste des valeurs opposées du réel, elle, la Dialectique va de soi, tout comme l’alternance du jour et de la nuit vont aussi de soi.  

   Et méditer sur le phénomène de l’altérité (cette nécessité existentielle) ne peut jamais trouver son site qu’à créer les conditions d’une polémique avec l’Autre, celui qui nous requiert comme son nécessaire vis-à-vis. Si toute solitude s’éprouve du sein même de la solitude, ceci n’est que la cause seconde d’une cause première : cette effective et incontournable présence du Voisin, de l’Étranger, autrement dit du « Différent » avec lequel, d’une façon toute naturelle, j’entretiens un « différend », car nos deux existences sont nécessairement en tension, nos deux pôles n’existant que l’un par l’autre. Le regard de l’autre m’accomplit, que mon propre regard accomplit en retour. En quelque sorte le joug d’une « servitude volontaire » réciproquement consentie. Toute la dimension de la beauté de la condition humaine, mais aussi de son drame latent, en un seul et unique point ramenés. Existant sous le sceau de la conscience de l’Autre, je ne pourrai jamais parvenir à l’entièreté de mon être que de façon détournée, ma vie ricochant sur d’autres vies, ma vie résultant d’autres vies, ma vie engendrant d’autres vies. Du Soi à l’Autre, tout l’espace dialogique agissant telle une conque réfléchissante, du Soi à l’Autre l’espace entre deux signes, l’espace entre deux Signifiants, le Signifié (le sens de l’existence) ne jaillissant qu’à la rencontre des deux termes opposés et complémentaires, ô combien !

   Et cette mystérieuse et inquiétante rencontre ne peut avoir lieu qu’à avoir préalablement en Soi, perçu la dimension ouvrante, proliférante de l’altérité. On pourrait exprimer ce genre d’incompréhension native, d’aporie même, qu’à préciser le point suivant : on ne parvient à Soi-même, sa propre essence, qu’à connaître l’essence du Soi, cette dimension universelle qui n’est nullement le reflet d’une créature, en nous foncièrement égoïque, mais ce qui, en chacun de nous, hèle l’Autre comme notre part complémentaire, notre chaînon manquant, notre fragment promis de toute éternité.

 

Rencontre = Joie

Nulle rencontre = Néant

 

   Cependant, ce qui est décisif et qui est loin d’être évident d’emblée, la nécessité d’un emplissement de Soi avant même de percevoir, de faire venir à nous cet alter ego (cet autre moi) qui, en un premier temps, n’est que l’écho de qui je suis. Ce n’est que la révélation de qui je suis qui créera les conditions mêmes de l’apparition de qui ils sont, mes Commensaux, ceux en compagnie de qui, tressant mot à mot l’histoire de nos destins communs, je parviendrai au terme de moi-même en l’exacte vision polyphonique que constitue tout entrelacement d’existences éparses à première vue, confluentes, éminemment confluentes à l’aune d’un regard plus exercé aux discriminations de toutes sortes, cette pluralité du sens à laquelle il convient de conférer une unité sémantique.

   Alors, sans doute n’avons-nous plus guère en vue « Seule » dont la représentation nous a entraîné dans ce tourbillon pensant. Et, pourtant, elle n’a nullement disparu de nos préoccupations et, toujours, elle continue à forer en nous l’abîme sans fin de la question.  Maintenant, ce que nous avons à faire, et uniquement ceci, la prendre en vue dans toute la profondeur de sa singularité. Singularité comme opposition à la Multiplicité, à la Diversité, à la Prolifération. Si « Seule » est singulière, elle l’est certainement par rapport à ce qui n’est nullement Soi, mais elle l’est de façon encore bien plus déterminée en n’étant que Soi, en Soi, pour Soi. Car il faut bien faire pâlir cette lumière extérieure de l’Altérité si l’on veut percevoir l’étincelle Unique, ô combien Unique ce Celle, ici, qui, en dernière analyse, n’est que pur abandon à Soi-même. Cet abandon, cette confiance à Soi, cette focalisation sur le Soi sont le gage d’une connaissance de cette dimension singulière enfin rapportée à elle-même, recentrée, exclusive de toute autre, au moins le temps d’une analyse ontologique. « Seule », en sa chambre retirée est seulement conscience visant son propre Soi dans la pure immanence. Un genre d’Absolu, de Monade qui serait, tout à la fois son centre et sa périphérie.

   Soi pour Soi en tant que Soi et rien d’autre en dehors de cette tautologie. En effet, l’essentiel d’une pensée est condensation en un point, cristallisation en un site hermétiquement clos de la « chose » à considérer. Ainsi ne peut-on méditer sur le paysage qu’en ramenant à Soi ledit paysage et il en va ainsi, de métaphore en métaphore, de tout ce qui se donne pour existant dans la sphère du réel ou bien du symbolique, ou bien de l’imaginaire. Se sentir exister dans la forme la plus essentielle est ceci : partir du vaste univers, du hors de portée, de l’indiscernable et, par orbes successifs, restreindre progressivement l’espace tout autour de Soi à la dimension microscopique de la diatomée (une de mes affinités lexicales), se retourner sur Soi, désoperculer les ombres, trouer l’opacité, devenir, autant que faire se peut, pure transparence à Soi, ceci portant, bien évidemment, le nom de Vérité. C’est de Soi et uniquement de lui que quelque chose comme une saisie de l’authentique peut avoir lieu au motif que rien d’extérieur, d’étranger, ne vient troubler l’exactitude de la méditation.

Or que trouvons-nous dans ce Soi plus que Soi qui est le lieu de notre intériorité le plus manifeste ? Y trouvons-nous un éparpillement, une diaspora, une multitude agissante qui nous égarerait de qui nous sommes ? Nullement puisque notre activité de réduction phénoménologique serrant de près le réel, le condensant en un point focal, a remis entre nos mains une manière de gemme insolite, particulière, unique, infiniment unique dans le sens où elle est sans partage, où elle brille de Soi, de son propre éclat accompli. Et cette manière de pierre philosophale, attribuons-lui, en tant qu’équivalent, le prédicat « d’affinités », lequel se donnera à la manière d’un fondement essentiel de notre être. Car, oui, nous croyons que nous sommes totalement déterminés par le beau ruissellement, en nous, du réseau serré des affinités. Et bien plus que d’aller plus avant dans l’exposé de ces mystérieuses affinités dont nous prétendons qu’elles se situent au centre de notre propre jeu existentiel, regardons du côté des synonymes qui s’essaient à en tracer le contour sémantique : « rapport, accord, harmonie, ressemblance,      similitude, sympathie, analogie, alliance, correspondance, liaison, association, conformité, connexion, lien… »

    La liste, nullement exhaustive, pourrait se poursuivre à l’infini. Le sentiment général qui naît à la lecture de ces synonymes, une heureuse impression d’harmonie, de coïncidence, de site dans lequel tout semblerait arriver à Soi avec une pointe de plénitude, une unité rabattue sur elle-même, l’Unique enfin trouvant à s’exprimer, à se laisser nommer. Une cohésion or, si l’Être en sa plus générale valeur, pouvait s’enquérir d’une seule et unique qualité, gageons que cette dimension de cohésion d’homogénéité, d’agrégation des éléments du divers, de condensation de la pluralité permettraient d’en saisir immédiatement l’étendue, la puissance en même temps que la fermeté qui présideraient au maintien de son essence dans le temps et l’espace. Ainsi, nommant les affinités, nous attachons, de facto, à leur éminente présence, les caractères pleins et entiers d’une vertu. Bien loin que de nous orienter en direction de quelque vice entaché d’ombres, « accord », « harmonie », « sympathie » conquièrent, pour nous d’emblée, le territoire lumineux de ce qui vient à nous dans la pure évidence d’être. Il nous faut faire l’hypothèse absolument éthique, non substituable, de la dimension morale, exemplaire, dont les affinités sont naturellement pourvues. N’auraient-elles ce visage qu’elles chuteraient sitôt dans l’immanence, la contingence les plus étroites.

   Être en affinité avec quelque chose consiste à découvrir sa juste et douce épiphanie. Toute manifestation d’affinité est l’amitié même. Et l’amitié ne peut cohérer qu’avec l’idée de rapprochement et, ultimement, le phénomène d’une fusion. L’essence d’une chose, qu’elle soit réelle ou bien idéelle est le résultat d’une suite de réductions eidétiques, de distillats, de concentrations, aussi bien d’expériences multiples, aussi bien la reconduite d’un espace-temps à son plus petit commun dénominateur. Toujours l’essence exige que l’on parte de l’éloigné, du distal, de l’à peine visible-préhensible pour aboutir au plus proche, au proximal, à l’être en sa plus effective présence. Or, que font les affinités, si ce n’est de réduire les distances entre ceux qui en éprouvent la douceur de soie (qui, de façon paronymique est douceur de Soi), de porter à l’extrémité de la feuille la nature pleine de l’arbre, de ses racines, de son écorce, de son limbe, du cœur de ce qu’il est, de la vastitude de ses ramures qui ombrent la Terre, tutoient l’immensité sidérante du Ciel ?

   Tout converge, au moins dans l’ordre du symbole, en cette saillie foliaire qui n’est seule qu’à reconnaître l’altérité de ses propres attaches. De même pour nous les Humains, nous n’éprouvons jamais notre altérité qu’au contact avec l’Autre, le Tout Autre, mais à la condition expresse que l’Altérité ramenée au centre de Soi fasse phénomène et nous dise, tout à la fois, le précieux de l’Autre, le précieux de Soi, certes dans la plus grande humilité qui soit. Nous ne sommes nullement la source de l’altérité, pas plus que nous ne sommes la source de Soi. Un vaste Destin nous surplombe dont nous sommes les Commensaux bien ordinaires, les Obligés mais aussi, paradoxalement installés au cœur d’une réelle et immense Liberté.

   Certes proférer la Liberté sous le sceau du Destin sonne à la manière d’une provocation, d’une pétition de principe, mais est-ce ceci dont il est question, une aliénation de l’homme placée sous les fourches caudines de la volonté inflexible des Moires ? Est-ce ceci ou bien une lueur d’espoir pourrait-elle se lever à la seule évocation des affinités ? Ou bien faut-il faire le postulat d’une liberté à nous confiée à l’aune de nos intimes affinités ?  C’est, à notre sens, cette dernière hypothèse qui pose le mieux le principe même de notre liberté. Et comment peut-elle le faire ? Dans la perspective d’un horizon ontologique largement ouvert au titre même de nos affinités. Toute aliénation provient, la plupart du temps, d’un envahissement de notre Soi par les ombres d’une altérité croissante qui ne feraient que reconduire notre espace existentiel à la dimension d’une peau de chagrin. L’une des images les plus effectives de cette perte de Soi dans les rets d’une non-liberté se donne sous le visage extrêmement contraignant de la camisole de force. La camisole, à savoir l’altérité, impose ses contraintes externes avec tellement de force que notre site intérieur menace à chaque instant de s’effondrer, de disparaitre sous les flots de cette marée invasive.

   Alors, quelle digue élever contre cet envahissement ? Vous l’aurez deviné, la seule qui puisse nous sauver du désastre, celle qui est tissée de la navette de nos affinités. Nos affinités, simples émergences au grand jour de nos liaisons intimes, de la conformité de qui nous sommes avec notre propre essence, constituent la voir royale d’une immense libération de nos affects. Par leur nature de pur rayonnement à partir de Soi, nos affinités ont une inestimable fonction cathartique, purgation de notre âme jusqu’en sa simple évidence.  Je ne suis moi qu’à être mes propres affinités, car elle et elles seules tracent le contour exact de mon être. Singularité est Liberté au motif que c’est à nous, et simplement à nous, de dresser les rives mêmes de notre Destin. Si nous cheminons entre ces rives sans espoir d’en jamais connaître les formes heureuses, c’est que nous avons oublié de porter attention à notre cheminement originaire, lequel ne saurait trouver sa voie qu’à sonder au plus profond de notre être, en une sorte d’absolu, les valeurs, les motifs, les figues qui nous font être Soi plus que Soi, et ceci puise au plus secret de nos ressources intimes.

   Et ceci à tel point que le visage que je dresse face aux Autres, face au Monde est le reflet de ces affinités qui m’habitent, me définissent, déterminent avec exactitude mon avancée singulière parmi la meute des profusions, des approximations, des errances de toutes sortes.

 

Mes affinités posent les balises de mon orient personnel.

Mes affinités appellent ces amers dont j’ai besoin afin de naviguer

muni d’une boussole sur les flots agités de l’exister.

Mes affinités font se lever en pleine lumière

le réseau serré de mes qualités.

 

   Å simplement évoquer un homme dépourvu d’affinités et soudain se dresse devant nous l’étrange figure de cet « Homme sans qualités » dont Musil a fait le titre de son livre et la matière d’une manière de nihilisme en acte.

   Évoquant « Ulrich, un homme de trente-deux ans, mathématicien et intellectuel, qui revient à Vienne après un séjour à l’étranger », voici la réflexion que mène à son sujet l’article de Wikipédia le concernant :

   « Il a échoué à trouver un sens à sa vie et à la réalité. Non par manque d’intelligence, au contraire, mais sa faculté d’analyse le mène à une sorte de passivité, de relativisme moral et à l’indifférence. Dépendant entièrement de ses réactions au monde extérieur, il est devenu un « homme sans qualités ».

   Cet étrange « homme sans qualités » est l’homme qui n’a pas de lieu stable où être accueilli, l’homme totalement envahi d’altérité, mesure si étroite du Soi qu’il n’arrive même pas à parvenir à qui il est. Altérité, certes indispensable mais qui, jamais, ne doit constituer un miroir aveuglant sous lequel se perd sa propre identité.

   Or, dans le fait de devenir un « hommes sans qualités », nous retiendrons essentiellement deux points d’une extrême importance : la perte du sens de la vie et, comme en regard, la dépendance du monde extérieur qui prive Ulrich d’un Soi dont la passion et la culture de ses propres affinités, l’eussent exonéré de connaître une si facticielle et étroite existence. Les affinités, lorsqu’elles menées à bien avec intelligence et discernement, bien que focalisées dans une essence de nature réduite, entraînent une vaste dilatation de la structure saptio-temporelle du Monde qui ne correspond, en réalité, qu’à l’expansion, au large déploiement d’un Soi sûr de ses assises, heureux d’un fondement intérieur qui coule à la manière d’une eau de source pure et cristalline. Car les affinités ne peuvent surgir de Soi qu’en Vérité, comme nous avons essayé de le montrer jusqu’ici.  Et si, en un clin d’œil, nous revenons au Modèle du dessin, bien plutôt que d’y deviner quelque cruelle affliction l’affectant en son sein, nous serons davantage sensible à l’exercice de méditation logée au creux d’une profonde intériorité, seul lieu possible de vie, d’affermissement, de développement des affinités.

   Les affinités ne sont nullement un a priori qui subsisterait à l’écart de Soi, elles ne trouvent nullement le terreau où prospérer ailleurs qu’en soi-même, par exemple dans la préséance d’une généalogie, trouvant là les conditions de leur possible effectuation. Bien au contraire, elles ne peuvent s’inscrire, au titre de leur généreuse liberté, qu’entre deux bornes : celle de lumière de notre naissance, celle d’ombre de notre mort. Uniquement circonscrites à qui nous sommes en notre fond, traçant les limites en lesquelles notre être trouve à se dire, elles ne sauraient procéder ni à un en-deçà qui nous préexisterait, ni à un au-delà qui nous succèderait. Elles ne se réfèrent ni à un hypothétique arrière-monde, ni à une figure christique ou bien divine, elles trouvent la totalité de leurs actes en leurs propres limites et c’est là ce qui fait leur exceptionnelle fécondité.

   Ainsi singularisées, elles nous arrachent à notre condition, laquelle, placée sous le boisseau d’un lourd destin, menacerait de devenir objectale. Elle en est l’opposé, à savoir la libre venue d’une subjectivité nullement limitée à sa pure immanence, l’ouverture de la conscience à l’aventure transcendantale que constitue pour elle la source unique, inépuisable de ses propres motifs toujours en déploiement d’eux-mêmes. Elle est la mise en fonctionnement réel de cet idéalisme subjectif, lequel paraissait sans attaches précises avec la situation qu’il décrivait de manière toute théorique. Ancrées en nous au plus profond de notre être, elles sont des réalités bien affirmées (affinités pour la Nature, l’Art, la Philosophie, mais aussi bien pour le Jardinage, les Collections d’Objets, les battements d’aile de l’Entomologie), elles sont aussi des tremplins pour le rêve, l’imaginaire, la méditation, la contemplation. Fixant un sens à l’exister elles nous exonèrent d’en dépendre trop étroitement, de le modeler à notre convenance, de correspondre aux idées qui sont les nôtres, productrices d’une joie immédiate.

  

« Dites-moi qu’elles sont vos affinités,

je vous dirai qui vous êtes. »

 

   Peut-être ici tiendrions-nous la formule plaisante qui, tel un test de Rorschach, à partir de nos choix intimes nous révélerait au grand jour, tel que nous sommes. En cet énigmatique « TEL » se ramasserait la condensation-expansion de notre être, celle dont nous voudrions nous emparer, comme l’entomologiste cueille dans son filet ce Machaon, ce Paon de Jour, cette Belle-Dame aux ailes largement éployées.

 

De la larve à l’imago

en passant par la chrysalide,

nos affinités manifestent

la large radiance du SENS.

Une « Odyssée » toujours

à notre portée pourvu

que nous y prêtions attention !

 

 

 

 

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9 juin 2024 7 09 /06 /juin /2024 09:05
Vers où ces sillons ?

Photographie : Hervé Baïs

 

***

 

Vers où ces sillons

Vers quelle Terre improbable

Vers quel ciel en fuite de soi

Vers quel destin encore inaccompli

Vers ce Rien qui chante à l’horizon

L’étrange complainte

Des Hommes aux mains vides

Vers où ces sillons ?

 

Å peine sorti des rives d’étoupe de la nuit,

 j’errais sur le fil invisible du jour.

 Le jour, oui, le jour, cette promesse,

qu’avait-il à me dire qui, déjà, n’aurait

 été atteint en un lieu, en un temps ?

Mes jambes étaient encore

entourées de limbes d’ombre,

mes mains de lierre peinaient

 à saisir quoi que ce soit.

Mes yeux sondaient

 les coursives de clarté,

mes pupilles aiguisaient

tout ce qu’elles touchaient,

mais seulement du grésil,

seulement des copeaux dont

je ne pouvais rien faire,

sinon assister à leur éternelle chute.

Étais-je au moins venu à moi sur

la lisière béante du Monde ?

Avais-je au moins la pureté d’un cristal,

un son ricoche sur ses bords et

il ne demeure que du Néant ?

Tout autour de mon corps

de laine et d’inconsistance,

je tressais quelque parole de bienvenue.

 Le Soi voulait connaître le Soi,

sans délai, sans distance,

Soi immergé en Soi comme l’explication

la plus satisfaisante de sa propre présence

parmi le peuple des Arbres, des Nuages

mais aussi des Autres,

ces Insaisissables,

ces Éphémères,

ces Fugitifs,

ils n’existent qu’à me confondre,

qu’à me reconduire à cette solide Solitude

qui est mon bien le plus palpable,

la conscience la plus ténue de Moi

que je puisse convoquer à mon chevet

d’infinie Finitude.

 

Vers où ces sillons

Vers quelle Terre improbable

Vers quel ciel en fuite de soi

Vers quel destin encore inaccompli

Vers ce Rien qui chante à l’horizon

L’étrange complainte

Des Hommes aux mains vides

Vers où ces sillons ?

 

     Non, Lecteur, non, Lectrice, n’allez nullement imaginer une peine immense qui se lèverait à la rencontre de cette nocturne évidence. Nulle affliction au motif que Vous, pas plus que Moi n’existons réellement, je veux dire dans notre chair que consacrerait quelque motif inaperçu. Pures illusions, poudres de temps s’écoulant silencieusement dans la gorge étroite du sablier, grain à grain, sang à sang, souffle à souffle. Rien ne nous attache à un socle, rien ne se manifeste tel un amer auquel s’amarrer, nul sémaphore n’agite ses bras en lesquels nous pourrions trouver refuge, apaisement, faire halte et nous retourner sur notre propre présence, en palper l’épaisseur d’argile, en estimer la douce chair disponible.

   Et, surtout, n’allez invoquer nulle mélancolie, bien plutôt une joie intiment éprouvée à se sentir si fragile, tellement promis à l’extinction d’une étincelle, au vacillement de la flamme, la vitre de la lampe-tempête est absente qui m’aurait protégé de Moi, mais de qui, puisque ce Moi est toujours en fuite de lui-même, à peine le murmure d’une brise et, soudain, la brise s’écroule sous sa propre vacuité.  Toute une existence à ramer à contre-courant pour cet épilogue en forme de coulisse, le rideau est vide, les personnages absents, les fauteuils de moleskine ne serrent, entre leurs bras incarnat, qu’une creuse interrogation, elle s’effrite à même sa cruelle aporie. Les trois coups du brigadier n’ont mis en scène que cet absurde qui, loin d’être douloureux, est notre nervure même, chaque pas est retour à la case départ, cette case en forme de Puits, de Labyrinthe, de Prison, de Tête de Mort. Et l’Oie salvatrice où est-elle, elle dont nous pensions qu’elle serait notre plus puissant viatique pour échapper aux griffes de l’inanité, de l’insignifiance, de l’abîme vertigineux qui se dit aussi sous l’aimable lexique de la VIE, ces trois lettres qui, en leur exiguïté, renferment toute la stupeur du Monde ?   

   

Vers où ces sillons

Vers quelle Terre improbable

Vers quel ciel en fuite de soi

Vers quel destin encore inaccompli

Vers ce Rien qui chante à l’horizon

L’étrange complainte

Des Hommes aux mains vides

Vers où ces sillons ?

 

   Donc, à mon corps j’aurais voulu faire le don d’un contour, lui offrir la grâce infinie d’une figure, le pourvoir d’un mince liseré en lequel l’enclore. Peut-on vivre sans corps dans la pure radiance de l’esprit ? Peut-on tisser, tout autour de Soi, des théories de signes, les assembler en un paysage serein au sein duquel être autre chose que cette fuite à jamais dans l’illusoire fente de l’horizon ? Å peine levé de ma couche nocturne - ce matelas du rien, ce sombre tissu d’angoisse -, je me suis senti hésitant, pareil à ces étoiles d’eau mourant dans l’étain des lagunes anonymes, on les croit effectives, elles ne sont sans doute que des spectres ! On croit les voir mais ce sont elles qui nous voient en notre étrange transparence, vivant à demi sur la marge des choses, prêts à en rejoindre la rugueuse texture. En réalité - étrange mot, étonnante sensation que cette cotonneuse réalité -,

 

je me suis levé tout au

 bord de moi-même sans en pouvoir

jamais dessiner l’architecture.

Ceci s’énonce sous le gentil oxymore :

« être Soi-hors-de-Soi », ce qui veut dire

une Absence biffant une Présence.

Sur la douce virginité d’une feuille de Vélin,

on trace avec précaution quelque chose

comme sa propre esquisse.

Å peine s’est-on retourné pour aiguiser son crayon

(métaphore de la lucidité ?)

que le trait s’est effacé, identique à ces encres sympathiques

 qui n’ont de cesse d’annuler leur propre mouvement

dès que posé sur ce réel qui s’estompe, se dissimule,

on croirait à un antique et facétieux jeu

de cache-cache dans une cour d’école.

 Oui mais la cour est vide,

le préau désert,

les bancs esseulés,

dans le bac en zinc,

une goute monotone

en suit une autre,

manière de clepsydre

faisant le compte

d’un temps ineffable, creux,

 il n’en demeure que l’écorce, la pulpe

s’est dissoute en quelque endroit mystérieux.

 

Vers où ces sillons

Vers quelle Terre improbable

Vers quel ciel en fuite de soi

Vers quel destin encore inaccompli

Vers ce Rien qui chante à l’horizon

L’étrange complainte

Des Hommes aux mains vides

Vers où ces sillons ?

 

    Alors, afin de calmer son propre questionnement, afin d’introduire une halte dans son erratique parcours, dans la fugue ininterrompue de son existence, on choisit de confier son destin à l’événement d’une image dont on pense qu’elle nous sauvera du désastre. Sans doute le pourra-t-elle, l’espace d’un regard. Le ciel est haut, douce courbure bien au-dessus du souci des Hommes. En son invisible contrée, des légions d’anges aux ailes translucides, des kyrielles de séraphins aux corps d’écume, des sylphes à l’anatomie de satin, des elfes semblables à des songes, des génies à la course rapide, des follets zébrant le ciel de leur aimable sillage. Blancheur immémoriale du ciel en laquelle se fond notre propre blancheur, notre virginité originelle, elle nous hèle à la fête du Grand Retour. Blancheur du silence, notre silencieuse parole y dépose un fin nuage de cendre.

   Arbres. Peuple immortel des Arbres, ils ont l’éternité en eux, pour eux, les millénaires les traversent et ils sont toujours Arbres parmi les Arbres. Les Arbres se rassemblent en une meute indistincte au sommet d’une éminence qui monte vers la vastitude du ciel. Arbres, ils sont les médiateurs, les passeurs qui mettent en correspondance la lourdeur de la glaise, la légèreté de l’air. A leurs pieds une large zone d’ombre, parfois les Existants s’y abritent dans le dessein de se protéger des foudres célestes.

   

Et la terre, l’infinité de la terre

qui court d’un continent à l’autre

portant le grain qui porte la moisson

qui donne la farine et

le pain aux Hommes.

Immense beauté de la terre,

immense et généreuse puissance germinative,

matrice fertile aux pouvoirs illimités,

donatrice de joie, prodigalité sans limite.  

Tes Hôtes sont-ils assez reconnaissants

de ce don de Soi sans pareil,

de cette libéralité qui dote les destins fragiles

de cette persistance de Soi au-delà du

simple horizon où meurt le chemin,

où s’effacent les peines des Vivants,

où se tresse la bannière de ce qui veut

paraître, briller, allumer le feu de l’espoir ?

  

   Sont-ils au moins, les Hommes, dans l’exacte vision de qui tu es, terre aux mille prodiges, terre couleur de feuille morte, le versoir de la charrue imprime en toi les mérites dont tu es parée depuis l’aube des temps, Hommes que tu nourris sans compter, sans espoir de quelque contre-don que ce soit. Ne pas te voir, ne pas te considérer en ton essentielle présence, serait la pire offense que pourraient te faire tous ceux, toutes celles qui puisent en toi leurs propres ressources sans le souci de remercier, de reconnaître ton inestimable grandeur. Terre notre Mère dont les sillons nous abreuvent d’une ambroisie dont même les dieux de l’Olympe pourraient être jaloux, eux qui ne fréquentent les Hommes qu’à en tirer quelque avantage, à projeter sur eux une lumière, éternelle pour eux, fugace, précaire pour nous, roseaux qu’un simple vent courbe et condamne à ne jamais se redresser. Terre, terre aux mille sillons emplis de mille vertus !

 

Vers où ces sillons

Vers quelle Terre improbable

Vers quel ciel en fuite de soi

Vers quel destin encore inaccompli

Vers ce Rien qui chante à l’horizon

L’étrange complainte

Des Hommes aux mains vides

Vers où ces sillons ?

 

 

  

 

 

 

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2 juin 2024 7 02 /06 /juin /2024 08:21
La trace de l’image en nous

Back to black

En Lauragais 4…

La Rocade…Bram…

Photographie : Hervé Baïs

 

***

 

      Voyez-vous, parfois l’on croise une image, on la trouve belle, on commence à nouer, avec elle, quelques liens d’affinité, puis on l’abandonne, on ne sait pourquoi, dans l’un des multiples et mystérieux tiroirs de la mémoire. A-t-elle disparu pour autant ? Nullement, elle fait ses allées et venues en sourdine, elle est identique à l’eau d’une source qui poursuit son souterrain trajet à l’ombre des vicissitudes et des inquiétudes humaines. Elle a replié ses rayons, elle a rentré ses dards esthétiques dans sa bogue et n’attend, impatiemment, que d’être redécouverte. C’est ceci qu’il est advenu de cette belle photographie d’Hervé Baïs, ce Magicien du Noir & Blanc, elle était sortie du champ de ma conscience, préparant, en secret, les conditions de sa résurgence. Toujours l’image trace en nous les conditions mêmes de sa venue à l’être. Certes, dans le carrousel visuel, toutes les images n’ont pas un identique statut, certaines s’abîment dans une manière de clair-obscur, alors que les plus remarquables marquent leur effectivité d’une aura particulière. Celle qui figure à l’initiale de ce texte ne pouvait s’absenter définitivement de mon regard, elle demandait le commentaire. Elle méritait de venir au plein de la lumière.

   Un texte se préparait, manière de doublure de l’image, mais qui voulait s’attacher à porter au dicible ce qui est indicible, à porter à la parole ce qui se tient toujours en retrait, dans un cotonneux silence. Alors, maintenant, il faut progresser pas à pas, interroger les sèmes latents qui l’habitent, émettre quelque hypothèse, en appeler à son propre vécu, à ses émotions, à ses souvenirs, peut-être à ses rêves les plus cryptés. Le ciel est pur moutonnement de gris qu’une bande noire traverse au plus haut. Il n’y aura nul soleil aujourd’hui, nulle carté et tout se montrera à nous sous les traits d’une lente et longue mélancolie. Rien ne bourgeonnera qui ferait signe vers le printemps. Les nuages demeureront nuages, nous n’y pourrons lire quelque présage que ce soit, ils sont soudés, repliés sur leur propre énigme.

   Nulle tristesse en ceci, ce qui se dissimule est infinie provende pour l’imaginaire, pure recherche d’un sens à édifier. Le ciel serait-il clair, lumineux, transparent, que nous apporterait-il qui ne s’y trouve déjà ? Nous le traverserions dans l’indifférence au motif que rien, en lui, ne faisant saillie, son discours serait absent, son paraître lisse, son intérêt effacé par l’indifférencié, le monotone, cette ligne infinie qui semble ne conduire nulle part. Cependant les teintes s’éclaircissent à mesure que l’on se rapproche de la ligne d’horizon, une bande blanche s’anime qui dit, peut-être, l’humaine présence mais le paysage est libre de ses habitants comme si, une étrange tornade ayant touché la Terre, plus personne n’y figurait qu’à titre d’axiome, de pure conjecture. Et pourtant, l’humain ne se rappelle-t-il à nous avec d’autant plus de vigueur qu’il est absent de la scène ? Le centre de la photographie est occupé par cette haute maison à deux étages. Elle est, avec ses volets clos, l’interrogation qui vient à nous et nous tient en suspens. En suspens de qui elle est. En suspens de qui nous sommes. Quelques arbres clairsemés, on doit être à la fin de l’automne, ponctuent le tableau, ils sont comme le rideau de fond au théâtre, ils ôtent à notre vue la grande machinerie, les cintres, les coulisses, les trappes, les herses, tout ce qui constitue l’envers du réel, lui donne son élan, structure son étrange matière. Toujours faut-il aller voir derrière les choses pour en comprendre la face de lumière, celle qui contient les illusions, alimente les faux-semblants.

   La large partie basse de l’image porte en elle, identique à un haut emblème, cette zone de bitume noir, étrangement phosphorescent par endroits. Å y regarder de plus près, ce site goudronné, bien plus qu’un simple détail est le fondement qui anime le reste de la scène. Genre de proscenium sur lequel se fixe la vue des Spectateurs que nous sommes, c’est même une sorte de fascination qui nous rencontre, focalise notre intérêt, nous cloue littéralement au thème de l’image, germe d’une possible et haute sémantique. Si notre œil pouvait être pris d’égarement dans son errance parmi les frondaisons des nuages, parmi la haie échevelée des arbres, parmi la confusion dans laquelle semble se complaire la maison presque absorbée par le tutoiement des ramures, ici, bien au contraire, nous sommes dirigés, nous sommes balisés par ces lignes blanches, continues et discontinues, par ce refuge strié, conduits par cette ligne de fuite qui n’est fuite qu’en apparence puisque nous sommes littéralement encagés, cernés de toutes parts comme si notre immédiat destin ne pouvait se lire qu’à l’aune de cette géométrie infiniment visible.  Captatrice, comme si notre liberté en dépendait. Il en est ainsi des points géodésiques du réel, des amers, des sémaphores, des signaux, ils s’emparent de nous à nos corps défendants et nous assignent à résidence sans que nous ne puissions en défaire les liens, en desserrer les garrots. Ils nous piègent d’une manière si perverse qu’ils ne sont que principes d’aliénation, alors que nous les pensions gestes d’oblativité.

   Et puisque ces lignes nous captivent, nous subjuguent, nous hypnotisent, c’est, qu’en elles, des nervures signifiantes se lèvent qui correspondent aux nôtres, dont nous devons nous mettre en quête, faute de quoi la giration de la question intérieure finirait par avoir raison de nous. Mais que peuvent donc signifier ces simples traits, leur courbe soudaine, leur effacement, au loin, dans la brume mystérieuse des non-dits ? Cependant que nous fixons cette figure, si simple d’apparence, naissent en nous les conditions d’une rêverie. Cette figure, l’on ne sait pourquoi, nous la voulons féminine, plongée dans un passé aux réminiscences usées, poncées, il n’en demeure, ici et là, que quelques écailles de clarté bien difficiles à interpréter.

   ELLE dont nous suivons à distance la trace, nous la nommons LA BLANCHE.

   Blanche telle cette bande de ciel que, peut-être, nous aurions vue en sa compagnie au bord de la Mer du Nord, une échancrure dans le sable des dunes, des touffes d’oyat se balançant dans le vent, le rivage plongé dans le gris, le peuple de la houle bleue, le ciel de pure inconsistance, si loin, tellement égaré en lui-même.

   Blanche, semblable à ces volets clos, ils nous disent, sans doute, quelque chambre d’amour ancienne dont l’accès, aujourd’hui, nous est barré, seuls quelques faisceaux de lueur porteurs d’événements qui furent viennent s’échouer sur le banc du souvenir, juste un pollen qui se lève des choses et se fond dans son singulier poudroiement.

      Blanche telle cette ligne continue, cette longue inflexion du destin, une courbe s’annonce sous la poussée de quelque changement, une différence s’installe dans l’exister, peut-être même le motif d’un chiasme s’installe-t-il au seuil d’un radical revirement, parfois les choses surgissent-elles dans l’horizon du regard avec une sorte d’entêtement qui nous surprend, nous arrache à notre continent de certitude, des fissures s’ouvrent que nous ne pourrons colmater.

      Blanche, comme cette ligne brisée, métaphore des joies et des tristesses successives de l’être à la recherche de sa possible complétude. Un trait s’affirme-t-il : tout devient évident, tout ruisselle de soi et des milliers de gouttes de rosée scintillent à la pointe de l’exister. Un trait s’efface-t-il et le chemin de la vie devient escarpé, plongé en une bien étrange nébulosité. Des hachures se lèvent-elles du sol, semblables à ce refuge, et, soudain, la trame de ce qui est s’auréole de milliers de significations dont, jamais, nous n’aurions pu imaginer qu’elles feraient leur chant polychrome dans le corridor étonné de notre tête.

   Cette image, belle et captivante, dit-elle au moins ceci, ELLE, BLANCHE en sa venue à nous ? Le dire n’est-il dépassé par ses propres mots ? L’imaginaire ne s’empare-t-il de tous ces ingrédients qu’à se satisfaire lui-même, qu’à dresser une scène uniquement destinée à son propre contentement ? Å la vérité, rien n’est dans l’image, tout est dans l’image et cette contradiction, loin de nous désespérer, traduit la dimension de notre propre liberté. Les choses seraient-elles définitivement fixées, le ciel en son gris, la maison en ses murs, les arbres en leur levée, le bitume en son noir et alors ne se donnerait que la possibilité d’une immédiate aliénation de notre esprit. En l’image, c’est du souffle qu’il faut introduire, en l’image creuser des intervalles, en l’image ouvrir des brèches. Et toutes ces décisions sont infiniment singulières pour la simple raison que ce que je vois et pense, jamais ne peut coïncider avec ce que vous voyez et pensez. Seulement ceci garantit que vous soyez vous jusqu’à l’excès de vous-même, que je sois moi jusque dans l’attestation plénière de qui je suis.

   Au crépuscule de cette image, avant que la nuit indifférenciée ne la reprenne en soi,

 

nommons encore une fois LA BLANCHE,

nommez qui vous voulez,

le nuage et ses cohortes de pensées

qui ne sont que les vôtres,

nommons la bande blanche en tant

que lisière visible des jours,

nommons la haie d’arbres tels les mille

événements qui vous rencontrent,

nommons le plateau de bitume hachuré de blanc,

tous ces signes qui ne nous affectent

qu’à prendre la parole de telle ou de telle manière.

De vous à moi,

à chacun selon sa manière.

 

 

 

 

 

 

 

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30 mai 2024 4 30 /05 /mai /2024 08:58
Juste un passage

Source : Image du Net

 

***

 

   [En guise d’introduction au thème du passage

 

   Le texte qui vous est proposé ci-après, comme suite à une méditation du Poète Rainer Maria Rilke, essaie, au travers des motifs de l’Art, de la Littérature, de la Philosophie, de tracer une voie possible dans la complexité du passage qui, bien évidemment, n’est que le reflet des phases successives de ses différentes positions et actualisations. Traiter d’un tel sujet est redoutablement complexe pour la simple raison que l’essence de ce passage s’abreuve à plusieurs sources simultanément : à la source existentielle dont il constitue la nervure essentielle ; à la source temporelle qui tresse, chaque heure qui passe, l’immuable tissu ; à la source spatiale en laquelle tous les corps figurent à l’intérieur même de leur propre tracé.  Cette intrication du sens, cette constante interpénétration réciproque des figures qu’il revêt nous le présente sous l’aspect du clignotement itératif, de la mouvance ininterrompue, d’une myriade de fragments qui ne sont guère loin de nous faire penser aux glissements colorés, l’un en l’autre, des fragments du kaléidoscope.

   Le motif du passage donc, se donne parfois dans la pure évidence, parfois, ce ne sont que quelques rapides résurgences qui en trahissent l’inapparent trajet. Que le Lecteur, la Lectrice, informés de cette diaprerie du réel s’arment de patience et gardent, en quelque chemin méditatif, en quelque voie contemplative, en quelque canal onirique, cette mesure du passage, laquelle peut, analogiquement se dire sous les formes croisées du « chemin », de la « voie », du « canal ». Aussi bien en eux-mêmes qui ne sont que les harmoniques de cette belle et à la fois terrible mouvementation.]

 

**

 « …tout me traverse à une vitesse folle, l’essentiel et le plus accessoire, et aucun noyau, aucun point fixe ne peut se former en moi : je ne suis que le lieu d’une série de rencontres intérieures, un passage… »

 

Rainer Maria Rilke

« Lettres à Lou »

Oberneuland près Brême

Le 10 août 1903 [lundi]

 

*

 

   Oui, un passage et quel passage ! Il ne se passe nulle journée qui ne me pose la question de son début, de sa fin, tellement je voudrais que les choses soient bornées, cernées d’un fin liseré, encloses en leur être, ainsi pourrais-je les observer depuis un point fixe et arrêter un instant ce cycle ravageur dont personne ne pourrait percevoir la forme parfaite parce qu’achevée. C’est bien là la question essentielle, que sommes-nous dans ce continuum, si ce n’est ce chiffre noyé parmi les eaux tumultueuses des autres chiffres ? Å peine la consistance d’une goutte transparente, attristée de sa fragilité même, ne sachant nullement se différencier du peuple contigu des autres présences.  Se connaître ne consiste-t-il à s’affirmer, à se détacher de ce qui fait encontre et trouver sa singularité, la faire émerger de ce fond d’ennui qui est toujours celui de la confusion, de l’emmêlement, de la gémellité et nous nous percevons telle une bernique soudée à son rocher, prisonnière de ses mouvements. Je sais, la métaphore est naïve, indigente, elle est à la hauteur de l’affliction dont elle est le miroir !

   Avancer dans la vie de son propre pas, sans se soucier des pas des Autres, eux qui vous rivent à des existences conditionnées, eux qui vous métamorphosent en chien de Pavlov, ils appuient sur un bouton et vous répondez à leurs étranges stimuli par un simple et comique jet de salive. Malgré vous, ils vous figent dans cette posture d’automate qui ne peut que vous réduire au silence du végétal, à l’immobile du minéral. Å leur contact, à leur désir que vous leur rendiez  des comptes, vous vous êtes rangé au motif d’une universelle loi : il faut nager dans le flux communautaire et ne nullement chercher à emprunter les bras dérivés, lesquels eussent pu vous conduire à la spatialité d’une lagune, cette  immense liberté symbolique. Non, je ne peux être libre seulement à partir de moi-même, toujours je fais fond sur ce qui me provoque et m’intime de demeurer son serviteur, son valet. Étrange dialectique du « Maître et de l’Esclave » qui fonde le lit de l’Histoire Humaine. Je ne suis que par toi qui me domines et me demandes de rendre des comptes. Quel plus étonnant cheminement pourrait s’envisager que celui-ci, un fil à la patte traçant la marche chaotique du « Peuple des Errants », ainsi me plais-je à nommer mes Commensaux, à commencer par qui je suis, serti telle une gemme dans le chaton de la bague existentielle ?

   Si, dans la pure effectivité, « tout me traverse », ce « tout » est d’abord et avant tout cette humanité dont je fais partie, dont je suis sans doute le maillon faible, le ciron ne trouvant sa place que dans ma finitude promise, tout comme l’est l’Amante à son Amant. Un genre de prédestination, une bien curieuse alchimie involutive, la rétrocession de la pierre philosophale en cette matière vile du plomb dont le seul prédicat est la pesanteur, une propension innée à une chute définitive. Oui, car, tel le malheureux Icare, ayant soudé nos rémiges avec une infructueuse cire, notre élévation vers quelque altitude se solde toujours par ce vol qui, de céleste, devient terrestre, terriblement terrestre, un retour à la matrice primordiale, si vous voulez.

   De manière à ralentir cette « vitesse folle », je me suis expatrié, j’ai choisi une extrémité de la terre d’Irlande, un peu d’herbe jaunie, un chemin de gravier, une haie de pierres grises, une digue de rochers et le vaste plateau marin constamment agité de houle. Rapidement, mais j’en avais le pressentiment, mon exil, loin de poser un baume sur mes problèmes, n’a fait que les mieux révéler : c’est de moi-même dont j’ai nommé l’exil, en ai rassemblé les conditions essentielles. Certes le Peuple des Errants est loin, mais « loin » ne veut pas dire « absent » et je crois même que j’en ressens la foule anonyme dissimulée ici, sous le vol blanc du goéland, là sous le surgissement du cairn contre le ciel de dalle grise, encore sous les meutes du Noroît qui courent tout le long du faîte de ma chaumière.

   Je m’aperçois que, bien plutôt que de me délester de présences que je pensais avoir réduites à des ombres adventices, j’ai emporté avec moi le fardeau de ces consciences toujours bien disposées, mais souvent accusatrices, que dans chaque goutte de pluie se révèle un regard, que dans chaque effusion de brume se dissimule un songe de Quidams rencontrés au hasard des routes. J’en ai déduit que jamais l’on est seul, que l’on prend avec soi, dans le revers de ses basques, tel sourire, telle remarque acide, tel compliment bardé de bonnes intentions, parfois agissant tel un violent oxymore, alors notre existence vibre comme la corde sous le coup de fouet de l’archet.

   Que « tout me traverse », ceci n’aurait qu’une importance relative s’il ne s’agissait que de « l’accessoire » (cette rencontre de pur hasard, cet objet oublié au fond d’un tiroir, ce voyage effacé de la mémoire), mais le plus pénible à penser, cette biffure, cette perte de « l’essentiel », ces motifs de pierre vive, ces entrelacs de fiers chapiteaux, ces cannelures de colonnes doriques, tous des signes de l’architectonique d’une vie qui s’érige au plus haut, qui chante sa fugue belle et continue, qui psalmodie selon l’ordre du poème le plus achevé qui se puisse imaginer. Mais, ici, et en dépit de la légitime impatience de quelque hypothétique Lecteur ou Lectrice, force m’est imposée de tracer quelques thèmes de ces essentialités qui sont mes racines les plus fondatrices, mes nervures les plus apparentes, ces saillies sans lesquelles je ne serais qu’une longue et monotone tabula rasa étendue passivement sous la puissance des vents.

   Depuis longtemps, déjà, ces forces vives qui sont mes houles intimes se déclinent sous l’espèce de trois noms magiques : Art, Littérature, Philosophie. On prendra soin de remarquer la Majuscule à l’initiale, elle indique ce qui, essentiel pour moi, dresse ma silhouette à l’encontre des ciels lourds et opaques, des diverses chausse-trappes, des terres trop grasses en lesquelles mes pieds ne pourraient jamais rencontrer que l’extrême limite de leur pouvoir : demeurer sur place avec l’impossibilité même, de faire demi-tour. Donc, en permanence, il faut s’arracher au réel, trouver un espace où s’épanouir, vivre comme en sustentation au-dessus des soucis constants qui affectent notre condition, oublier la nasse touffue des contingences, tisser, en plein ciel, le fil arachnéen d’un Idéal destiné à nous sauver des Autres, à nous sauver de nous-même, ce qui, sans doute, est la gageure la plus insurmontable qui soit. Mais confions nos pas, un instant, à cette déréalisation dont l’Art a le secret. Demandons à « Transfiguration » de Bill Viola, de poser, pour nous, visuellement, le mystérieux phénomène du passage.

Juste un passage

Trois étapes d'une vidéo de la série transfiguration, 2007

 

Bill Viola

Source : Image du Web

 

*

 

   Certes, nous n’attendons nullement que, pour nous, il saisisse la figure de l’être en son essence entièrement déterminée, seulement qu’il nous place au seuil de la question et, maintenu dans cette tension, nous puissions, au moins temporairement, figer le flux du passage, le décomposer en phases successives qui seront autant de minces catharsis, de purgations de l’âme en lesquelles nous prélèverons un substantiel repos. L’image de Viola est tout aussi fascinante que dérangeante pour le cheminement de notre psyché. Elle joue subtilement sur la nature bisexuée de l’androgyne, manière de miroir de Janus, à double face, d’un côté le principe masculin, de l’autre le féminin, la carnèle (thème récurrent dans mon écriture) jouant le rôle de médiateur, de zone intermédiaire entre ces deux états de la nature. Originairement, nous, les Humains, sommes marqués au fer rouge par ce motif du passage, de l’entre-deux, de l’écartèlement, position inconfortable de ce liseré de la carnèle qui, tantôt regarde d’un côté, tantôt de l’autre, dans une manière d’inquiétante oscillation. Identiques en tous points, au fléau de la balance s’inclinant successivement du côté du plateau le plus chargé, ce plateau n’étant jamais le même, soumis aux hasards des échanges et des valeurs existentielles.

    Aussi, commenter cette troublante image, constitue-t-il un exercice périlleux, une manière de jonglerie hésitante, une progression de fildefériste au-dessus du vide, la perche cherchant, constamment son point d’équilibre qui, toujours varie selon la position relative du corps dans l’espace. Le personnage situé au point de départ de l’image offre, bien que dans le flou, un statut clairement déterminé. Il s’agit d’une Femme située dans une pose esthétique, poitrine nettement visible, centre de l’ombilic dans la lumière, une jambe émergeant de l’ombre. Nul besoin d’apercevoir son sexe pour dire sa forme et son évidente douceur, un retrait en Soi. Alors, bien évidemment, c’est la seconde image dans l’ordre du temps qui va nous poser problème. Ici, l’indécis, le nébuleux, se sont accentuées et la forme générale du Modèle semble se draper dans une chevelure d’eau, comme pour mieux nous égarer. La poitrine se devine, mais seulement en sa moitié. Et, notation perturbante au plus haut degré, ce sexe féminin dont nous supputions la naturelle pudeur, voici qu’il se dresse sous la forme d’une hampe vigoureuse qui ne nous laisse nul doute quant à sa virilité toute masculine. En cet indéfinissable endroit, se joue le point focal de la métamorphose : la larve est dépassée, l’imago n’est pas encore atteint, seule la nymphe se donne comme le réel le plus vraisemblable à disposition. Alors il convient de s’interroger sur ce sibyllin état de la nymphe dont l’étymologie nous dit : « divinité des fleuves, des bois ou des montagnes, représentée sous les traits d'une jeune fille, dans la mythologie ». De ceci nous retiendrons l’idée de Nature sous-jacente aux termes de « fleuves, bois, montagnes », ce qui fait immédiatement signe en direction de la Phusis des Anciens Grecs, cette puissance indéterminée, partout agissante, principe des principes de la présence des êtres, mais nous y reviendrons.

   Quant au personnage de droite, l’imago, la phase terminale de l’être, le moins que l’on puisse dire c’est que le caractère masculin est devenu un genre de « Volonté de puissance », une force à l’état sauvage, peut-être un être de nature sylvestre, racinaire, hirsute, accomplissant en cette séquence terminale le cycle de l’Éternel Retour, invagination dans les profondeurs immémoriales des choses, obscurité fondamentale, Ombre d’où, plus tard, la Lumière naîtra. Nous sommes donc, nous les Hommes et Femmes à la jonction de ces caractères contradictoires, de simples émanations de cette violente réalité oxymorique, laquelle rebat toujours les cartes du jeu humain, à tel point que nous sommes habités de foudre, de tonnerre, mais aussi d’eaux calmes, mais aussi de brusques résurgences, amis aussi de longs temps de léthargie. C’est le mouvement interne de la Phusis en nous, ses soubresauts et convulsions, ses stases et ses rebonds, ses hésitations et ses brusques décisions qui nous façonnent de l’intérieur, nous chamboulent, nous êtres de passion mais aussi de détachement, d’ataraxie, êtres de foncière incomplétude, parfois de vide sidéral.

   Cette figure hautement dialectique, cette confrontation permanente des opposés, des contradictions en nous, se résume aisément sous la formule bien connue du Manque et du Désir, ce sont nos insuffisances et nos excès, nos abandons et nos résolutions, nos espoirs et nos craintes qui s’inscrivent, tantôt à notre crédit, tantôt à notre débit. L’origine, en nous, a gravé cette Loi impitoyable dont nos Géniteurs ont été saisis à l’instant foudroyé de leur décision de notre mise au monde. Mais eux, les Géniteurs, mais nous les Créés, ne sommes nullement les Ordonnateurs conscients d’un tel phénomène, les conséquences seulement, alors que les causes se perdent dans la mangrove touffue du Monde en sa venue au paraître. Telle la Rose de Silesius, qui est « sans pourquoi », ce confondant surgissement de l’être depuis son bouton jusqu’à son déploiement floral, analogiquement, de sombres et énigmatiques violences pullulent en nous, d’illimités potentiels s’agitent en tous sens, des torrents cascadent et nous tourneboulent jusqu’au vertige.

   D’une manière totalement engagée, nous nous inscrivons sous la bannière de ces forces irréductibles à la seule compréhension humaine. De l’ordre du rouage parmi les autres rouages, simples mécaniques horlogères, le temps qui passe fait en nous son sabbat continuel sans que nous ne puissions en rien en modifier le cours. Cette temporalité qui s’impose à nous est ce qui, à la fois, creuse le lit de la tragédie, à la fois initie cette beauté sans égal de notre destinée. C’est au motif de ces formes contrariées, de cette esthétique hautement affirmée, paraissant nous ôter toute liberté, que nous pouvons faire se lever, à l’encontre, une éthique semant sur notre chemin les étoiles décidées de notre propre destin. Souvent, il m’arrive de méditer sur le passage des oies sauvages dans la vaste étendue du ciel. Sont-elles au moins libres de leur trajet, ont-elles une conscience, fût-elle infinitésimale, de ce flux sur lequel elles volent, dont, jamais elles ne pourront se détacher qu’au prix de leur disparition définitive ? Quelques plumes égarées dans le fleuve du ciel témoigneront de ce qui fut, cette course en soi, au-devant de soi, ce saut dans l’inconnu, ce vol comme seul motif d’une vie.  

   Voici, je crois qu’en cet instant de ma méditation, il est temps de convoquer la Littérature et d’y découvrir ce beau motif du passage qui, s’il nous inquiète, requiert l’entièreté de notre personne au motif qu’il est constitutif de qui nous sommes. Ce motif rayonne, éclate, disperse ses mille spores inquiétantes dans cette magnifique œuvre de jeunesse de JMG Le Clézio, « Terra Amata », œuvre lucide s’il en est, analyse existentielle en profondeur, peut-être rarement abordée dans les pages de la littérature, sauf chez Beckett, Cioran, Miguel de Unamuno. Mais lisons la quatrième de couverture de cet ouvrage :

   « Il était une fois un petit bonhomme, il avait quatre ans. Il s'appelait Chancelade. On pourrait parler de quatre étapes sur le chemin de sa vie : quatre ans, douze ans et demi, l'événement de la mort de son père, vingt-deux ans et la vie commune avec Mina, sorte de long dialogue sur l'immortalité de l'âme ou non, et enfin le passage en une nuit de vingt-deux ans à quatre-vingts ans. En effet, Chancelade autrefois avait été fort frappé par un mot de sa grand-mère, un mot qu'il avait jugé être le comble de la tristesse ; elle lui avait dit et elle avait quatre-vingts ans : "La vie est si courte". D'où la volonté de Chancelade de vivre intensément, de ne pas perdre une seconde, et d'être sans cesse au niveau de cette rumeur de la vie et de ce qui pourrait l'être. C'est donc une fête continuelle, un émerveillement, une vraie joie, mais précaire, menacée... »

   Alors ici, d’une manière paradoxale (mais, constitutivement, nous sommes Tous, Toutes, êtres du paradoxe), Chancelade prenant conscience de cette aporie du passage, n’aura de cesse de les multiplier ces passages, espérant en ceci dilater le temps, se rendre immortel en quelque sorte. Dans un chapitre intitulé « Puis j’ai vieilli », le héros Le Clézien trace une route, la sienne propre, qui n’est qu’errance inquiète sur les chemins escarpés du Monde :

   « C’était la route inconnue qui avançait à travers le temps, comme ceci, doucement, doucement. Les femmes, les hommes, les chiens et chats, les pigeons, les blattes avaient marqué leur chemin sur la terre, sans y penser. Ils avaient laissé des traces pour qu’on les suive, un jour, au hasard, jusqu’à leurs tanières. Ils avaient signé leur vie au passage, abandonnant un peu d’eux-mêmes à chaque seconde qui s’écoulait. Leur sueur avait taché le sol, et leurs écailles, les miettes de leurs peaux, leurs poils, leurs déchets disaient qu’ils vivaient encore, qu’ils n’avaient pas cessé de vivre. »

   Ce texte est sublime d’intelligence ce que confirme, à l’envi, la qualité singulière de l’écriture. « Doucement, doucement », le passage est insidieux, le temps fait ses stases sournoises au centre des corps, fait ses rétentions malignes au plein de l’esprit, une lente invagination qui vous boulotte de l’intérieur, « sans y penser », à votre insu et l’affliction est d’autant plus radicale qu’elle vous inonde à bas bruit, qu’elle s’empare de vous telle la liane qui entoure le tronc. Et nul n’échappe à cette course vers la mort et « les femmes, les hommes » deviennent les égaux des « pigeons et des blattes », simples existences recluses en « leurs tanières ». « abandonnant un peu d’eux-mêmes à chaque seconde », la formule est saisissante, marquée au sceau d’une réalité verticale, hommes, femmes, simples rebuts de l’existence se déclinant sous la forme hautement péjorative des « peaux, poils » et autres « déchets », autrement dit le passage se retourne en chiasme sur lui-même et procède à sa propre auto-mutilation, à son intime destruction.

    Alors, « le petit garçon Chancelade » devenu subitement vieux, rencontre une jeune femme au cours de l’une de ses errances de vieillesse : 

   « Le petit garçon Chancelade vit que la jeune femme le regardait avec ses yeux brillants. Il essaya de sourire, mais à cause de sa bouche édentée, il n’arriva à produire qu’une vilaine grimace.

   « Écoutez-moi, dit-il, et sa voix se mit à chevroter ; « écoutez-moi – Je vais vous dire, pendant qu’il en est encore temps…Vivez chaque seconde, ne perdez rien de tout ça. Jamais vous n’aurez rien d’autre, jamais vous - « Il hésita un peu : « Jamais vous ne recommencerez ça…Faites tout…Ne perdez pas une minute, pas une seconde, dépêchez-vous, réveillez-vous…Demain-Demain, c’est vous qui serez là, assise sur ce banc…C’est terrible, je-vous… »

   Ce qui est étonnant, dans cette figure métamorphique décrite par l’Écrivain, c’est l’irruption instantanée d’une temporalité ramassée, condensée, cristallisée, qui nous renvoie à la situation brusque et définitive du Héros des tragédies antiques découvrant la soudaine irrémissibilité de leur singulier destin, passage d’un temps humain à un temps inhumain, tranchant effet de loupe, surgissement du macroscopique dans le microscopique existentiel, en un mot, passage des passages au terme duquel « le petit garçon Chancelade », devenu « le vieux monsieur Chancelade », ne peut, sublime effet paronymique, que constater le « chancèlement » définitif d’une vie a bout de souffle, à bout de course. Le « premier Le Clézio » est coutumier de ces raccourcis, de ces hautes métaphores métaboliques, de ces convergences et fusions spatio-temporelles qui atteignent en son cœur le plus vif l’essence même de l’Homme. Et ceci, beaucoup semblent l’oublier, est tout à fait admirable. L’invention sans précédent des premiers ouvrages trouve peu d’exemples, si ce n’est aucun, dans la littérature du XX° siècle.

   Pour apporter une touche supplémentaire à cette idée de passage dans les lettres, qu’il me soit permis de citer encore, une autre quatrième de couverture, celle qui essaie de nous éclairer sur les arcanes de ce livre mystérieux, ésotérique, de Serge Meitinger, parfois proche d’une spiritualité, « Le livre des passages » :

   « L’homme, ce passant, cet être de voyage, ne peut s’interdire le rêve d’une installation dans le passage : un point fixe dans la suite des points d’appui, un fil rouge tressé comme une corde de rappel. Dans ce but il scrute les moments où cela semble se retourner : la présence en absence, le vide en plein, la force en faiblesse, le passif en actif, l’affirmation en négation, le mouvement en repos et vice-versa. Mais il n’y a pas de synthèse possible dans cette dialectique, ni d’ataraxie. Nul terme ne transcende la voie pas même la vertu, malgré les encore belles apparences de certains dogmes ; nul n’arrêtera le moment, le mouvement, ces jumeaux étymologiques, sous le prétexte indu qu’ils seraient soudain devenus très beaux, pas même ce livre qui prétend pourtant s’appeler Le livre des passages. »

   Que doit-on déduire de ceci si ce n’est que le passage n’est jamais qu’un retournement en chiasme, par exemple la Présence en Absence, qui n’est que bouleversement existentiel, dont le parangon se trouve totalement situé dans la perte d’Eurydice par Orphée. L’histoire d’Orphée tient tout entière sous la mesure des passages : passage du royaume des Vivants au royaume des Morts ; passage du Voilement d’Eurydice à son Dévoilement par le regard, qui signe la perte de l’Aimée ; passage de la vie parmi les Hommes à la vie Solitaire au milieu des forêts. Le passage est donc le sens en acte, tout comme l’intervalle entre les mots est sens du langage ; tout comme l’intervalle entre jour et nuit est sens du temporel. Tant que le passage va de soi, qu’il n’y a nul hiatus entre les phénomènes, tout paraît normal, affecté d’une touche d’évident bonheur, si l’on peut dire, rien ne fait différence.

   C’est lorsque se creuse la dimension du Plein au Vide, lorsque la Force se métamorphose en Faiblesse, que le sens se distend, s’annule, lui qui ne peut exister que selon la tension entre deux termes, selon la relation entre deux bornes. Car le lien qui unit les opposés, tant qu’il reste perceptible, actif, la pérennité des choses est assurée, leur flux réciproque assuré. Mais que le moindre incident intervienne dans le tissu serré de la signification et, alors, tout va à vau-l’eau. Comme le précise l’extrait situé plus haut « il n’y a pas de synthèse possible dans cette dialectique », chaque pôle existant pour soi constitue le point de rupture à partir duquel plus rien ne tient, tout s’écroule. Orphée n’est lui-même en son essence plénière qu’à se refléter dans le miroir que lui tend le regard d’Eurydice. Plus de miroir, plus d’Eurydice, plus d’Orphée !

   Passage et philosophie – Peut-être, ici, convient-il de retourner à cette terre d’Irlande citée plus haut, qui sert de cadre topologique à cet exposé. De poser ce paysage en guise de commentaire à la célèbre assertion d’Héraclite : « On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve. » Certes, tout est changement, nous d’abord en qui le temps imprime sa fraîcheur, puis le sérieux de la maturité, puis les rides de la vieillesse. Triade « changement, transformation, métamorphose, » telle que brillamment conceptualisé par Catherine Malabou dans son essai : « Le change Heidegger ». Mais demeurons sur les terres d’Irlande.

   Le jour est à peine levé et la mer à l’horizon est un simple fil noir, une sève immobile en attente d’être. Le ciel n’est pas encore venu, il attend quelque part dans l’espace qu’une forme lui soit donnée. Les grains blancs des nuages sont si serrés qu’ils paraissent tel un frimas que le jour talque si légèrement. Le chemin de gravier, la haie de pierres grises, les touffes d’herbe rare, tout ceci semble en sursis de soi comme si, du plus loin de l’exister, un ordre devait se lever afin de mettre les choses en mouvement. Le toit de chaume se perd dans sa brume d’étain, la chaux des murs est repliée sur son propre mystère. Les volets sont clos, la porte amarrée au seuil. Ici, tout se retient dans une manière de léthargie que l’on penserait intemporelle, à l’abri des atteintes du temps, des morsures de l’âge.

   La triade « changement, transformation, métamorphose » a bien de la peine à naître à elle-même, elle est comme enkystée, simple ombilic, étrange omphalos en lequel le sens n’est qu’une graine inconsciente d’elle-même, une manière de mesure simplement, originairement chaotique, que le premier rayon de soleil accomplira selon l’ordre d’un premier cosmos. Cosmos : mise en ordre du Monde. Cosmos, autre nom du Sens. Cosmos : toujours présent à titre virtuel dans les plis complexes, irrévélés du Chaos. Primitivement, le Sens n’est que ceci : passage, échange, médiation d’une réalité à l’autre, d’une dimension d’irrévélé à celle du révélé. Statut ontologique hautement placé sous le registre de la transmutation, de la modification, de la conversion et, pour finir, à l’extrême pointe de ce qui vient à nous, de l’altération, de la corruption.

   Ce paysage-ci n’est nullement définitif, il vit à l’unisson des plantes, des oiseaux, des hommes. Ce paysage est un fruit, une grenade refermée sur l’éclat de ses graines pourpres. L’ascension du soleil dans le ciel, la course rapide des nuages, la houle sur la mer : grains qui s’ouvrent au jour, qui varieront selon la pente de la lumière, selon les regards divergents qui s’y appliqueront, selon le ton fondamental de la conscience qui les visera. Tout, dans la journée sera ouverture, dilatation, tout fera effraction, que le crépuscule ramènera à de plus justes proportions, que la nuit ensevelira dans ses plis d’ombre. Et le lendemain, tout recommencera, le dépliement du jour, la levée des hommes au bord du Monde, tout se donnera selon passion ou bien tristesse, selon avancée ou bien recul, selon exultation ou bien retrait. Ainsi, la métaphore explicative pourrait-elle livrer, à l’infini, le luxe de ses variations, la richesse interne de ses possibilités, la polychromie de son paraître.   

   En toile de fond de notre méditation partagée, la phrase d’Héraclite : « On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve. »  Afin d’être dans le cœur vibrant (métamorphique) de la sentence, je crois qu’il faut jouer sur les deux axes du paradigmatique et du syntagmatique et tâcher d’y décrypter ce sens latent qui s’y dissimule. Prêtons-nous, d’abord, au jeu des permutations selon l’ordre paradigmatique :

 

« On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve. »

Qui, aussi bien, pourra devenir :

« On ne regarde jamais deux fois le même paysage. »

« On n’aime jamais deux fois la même femme. »

« On ne peint jamais deux fois la même toile. »

 

   Une rapide analyse nous permet de déduire que les remplacements lexicaux de l’axe paradigmatique n’affectent nullement la signification globale de l’axe syntagmatique. Quel que soit le cas de figure, le paysage, la femme, la toile, le motif du changement est identique, le thème du passage aussi radicalement exprimé. On constatera que le noyau fixe de l’énoncé, son invariant ne tient qu’en deux adverbes (« ces parties du discours neutres et invariables ») : JamaisMême. Le caractère de cet énoncé se dit sous la forme négative. Transformons-le en sa forme positive : ToujoursDifférent. La proposition d’Héraclite devenant alors :

 

« On se baigne Toujours, dans un fleuve Différent. »

 

   La force de la forme positive est de mettre immédiatement le doigt sur le point focal de la signification qui consiste en cette coalescence du Toujours inéluctable et du Différent non substituable. Tel qu’évoqué précédemment dans le cadre de la tragédie antique, c’est bien là la dimension paradoxale, contradictoire, absurde, donc privée de sens du destin humain.

 

« On n’écrit jamais deux fois les mêmes mots. »

 

D’où le bel et définitif énoncé rilkéen :

 

« …tout me traverse à une vitesse folle,

l’essentiel et le plus accessoire,

et aucun noyau, aucun point fixe

ne peut se former en moi :

je ne suis que le lieu d’une série

de rencontres intérieures, un passage… »

 

 

 

 

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24 mai 2024 5 24 /05 /mai /2024 07:31
Soi hors de Soi

Dessin : Barbara Kroll

 

***

 

   Partout, sur l’ensemble de la Terre, prolifèrent les lignes. Lignes réelles des fleuves et des routes, lignes des rivages, lignes des crêtes des montagnes, lignes souples des dunes, lignes parallèles des rizières en terrasses, lignes des nuages qui traversent le ciel. Lignes virtuelles, aussi, lignes de l’Équateur et des Tropiques, lignes des Méridiens. Qu’elles soient réelles ou virtuelles, ces lignes existent au simple motif qu’elles coïncident avec elles-mêmes, qu’elles révèlent au plein jour la figure nonpareille de leur essence. Ces lignes, nous les percevons, nous les comprenons, elles parlent à notre Raison le langage de ce qui est, de ce qui s’affirme telle une évidence. Ces lignes structurent notre horizon, elles déterminent leur aire géographique en même temps qu’elles tracent les contours de la nôtre. Il y a, d’elles, à nous, comme un phénomène d’écho, un jeu subtil de correspondances. Nous ne pouvons les oublier qu’à nous condamner à exister dans le flou, le vague, ce qui se trouble et devient vite opaque. Entre elles et nous, il y a une secrète convergence, un colloque singulier. Elles profèrent dans le silence une parole que nous espérons.

   Chaque ligne de notre corps attend confirmation ontologique d’un Méridien, d’un Tropique, de l’Équateur, d’une Dune, d’une Rivière, ce sont, en quelque manière, les lettres primaires d’un alphabet, les notes essentielles que nous assemblons afin de lire l’histoire, d’entendre le chant inouï du vaste Monde. Nous sommes, nous-mêmes, ce réseau de lignes, lequel attend confirmation de toute altérité à commencer par celle, unique, des Autres qui nous sont précieux au titre d’un façonnage existentiel sans lequel nous ne serions qu’une simple girouette chahutée par Mistral, Tramontane, Noroit, Harmattan. Car le vent, lui, n’a nulle ligne, il n’en fait qu’à sa tête. Le chemin d’air qu’il vient de tracer, il l’efface aussitôt et ce ne sont que remous, tourbillons, vertiges qui s’opposent au nécessaire repos des choses. Or, sans repos, nous sommes identiques à cet esquif pris au sein de la tempête, il n’a guère de chance d’échapper au sombre destin que lui dicte la furie des vagues.

   Et, pour filer la métaphore marine, portons-nous sans délai auprès du Sujet abandonné sur le Vélin, il n’est qu’un reflux, qu’un ressac de flots inaperçus mais ô combien doués d’une redoutable efficacité. La ligne, que nous n’avons nullement abandonnée, surgit ici à la façon d’une illisible résille, d’un empilement de chiffres confus, nébuleux, qui semblent n’avoir pour seul destin que de se télescoper, de s’emmêler, de nous perdre au centre d’un bien curieux maelstrom. Certes, nous aussi participons de cette tempête originelle (l’acte d’amour qui nous donna lieu, le battement des eaux primitives, le basculement soudain dans le Monde avec la déchirure de son cri primal), aussi bien que nous participons à toutes ces tempêtes secondaires qui n’en sont que les lointaines déclinaisons. Toujours, la ligne qui eût pu se donner telle une ligne droite sans contrariété, s’affirme en tant que flexueuse comme dans les dessins des tourbillons, turbulences et remous d’eau tels que représentés par Léonard de Vinci, génie tourmenté, lui aussi.

   Le tourment est constitutif de la complexité humaine, seulement nous avons à le canaliser, à lui donner forme exacte, à le dresser sous la figure rassurante du trait simple, du fil tendu sur le métier du Tisserand, du fin liseré en lequel toute chose trouve sa voie et son achèvement. Jamais nous ne pouvons supporter l’idée de ce désordre primordial qui nous affecte en propre jusqu’à nous faire perdre nos repères intimes. Il y a toujours urgence à organiser le chaos, à le doter d’une architecture stable, à en faire un temple avec colonne et chapiteau, seule manière, pour nous, de ne nullement succomber à notre égarement, à notre tohu-bohu archaïque, à notre effervescence manifeste.

  

Affligée est clouée sur sa couche sans

qu’il lui soit réellement possible

de s’en détacher, de s’en différencier.

Elle est ligne parmi la convulsion des autres lignes.

Elle est ligne du Songe, ce bouleversement

de l’espace et du temps qui ne connaît

que ses propres excès, ses propres débordements.

Elle est ligne d’une narration personnelle écrite

sous l’espèce indéchiffrable d’un obscur palimpseste.

Elle est ligne d’une conversation mémorielle

où rien ne se distingue de rien,

où les « petites madeleines » ne sont que

de vagues brisures, le thé un breuvage indéfinissable.

Elle est ligne d’une genèse individuelle

qui se confond avec les destins

des autres lignes en une brume

ténébreuse, trouble, insaisissable.

  

   Elle est Soi hors de Soi comme l’indique l’intitulé de ce texte. Elle est pure décoïncidence de qui elle est, ou bien située en-deçà de sa propre forme (apparition différée, peut-être pour l’éternité) ou bien placée au-delà de son propre signe (futur inapprochable puisque dépourvu de contours). En réalité, une ligne sans essence stable, une substance ne possédant encore nullement la totalité de ses prédicats, métaphoriquement, une voile faseyant sous le vent du grand large, sans espoir aucun, de ne jamais pouvoir rejoindre le rivage.

   Bien évidemment, une activité descriptive (celle qui va suivre), va donner figure vraisemblable à ce qui n’en a pas, poser les jalons d’une narration, inclure Affligée dans un cycle d’événements, lui conférer existence, nous la rendre vraisemblable, donc présente. Mais ceci n’a lieu que pour la cause de donner chair et consistance à un dessin qui profère tout le contraire, un vertical dépouillement de la personne humaine, figure aporétique qui ne saurait guère se lever quelques coudées au-dessus de sa cruelle détresse, de son tourment rivé à sa propre chair.

   Éclat rouge de la chevelure, il sonne l’affliction, il incendie l’être en proie à son emmêlement intérieur, il signe en lettres de sang le débit d’une existence qui ne pourra opérer nulle sommation, seulement biffer, retrancher, soustraire. Ce rouge est pareil à une tignasse de Clown, il n’attire le regard du Spectateur qu’à le diriger vers ce qui, ayant forme humaine, s’en absente aussitôt. Une ligne est née, antan, qui ne possédait nul trajet déterminé, uniquement cette broussaille, cette confusion originaire, ce presque retour à la niche archaïque avec ses bruits étranges de flottement,

 

une image du Monde perdue pour un Soi-Rébus, un Soi-Charade,

 lettres, chiffres, dessins ne produisant nulle phrase ;

nul mot ne se donnant en tant que le Tout, l’Entier ;

 une infinie parcellisation du corps,

une fragmentation de l’esprit,

une dilution de l’âme aux

« vents mauvais » des funestes présages.

    

   Et ce visage, mais est-il seulement visage ? Il ressemble à un masque africain servant aux rituels, il est anguleux, il est ligne brisée irréconciliable avec un Soi torturé.

   Et la vêture, cette transparence qui ferait signe en direction d’une fête de la chair, d’une supplique érotique, il ne révèle rien, il voile tout, arrimant le désir à son envers, à une définitive apathie, à une essentielle inappétence.

   Et le fuseau des jambes, cette rutilance du geste d’amour, les voici repliées sur elles-mêmes à la façon d’une définitive diète. Un combat a-t-il eu lieu laissant Affligée vaincue ? Ou bien une lutte avec l’Ange, avec l’Ange exterminateur ? Ou bien encore, le pugilat était-il terminé avant même d’avoir eu lieu ?

   Notre égarement questionnant est à la hauteur du désarroi graphique. Rien ne signifie dans la clarté. Tout conflue en un centre sans assise stable. Alors, qu’en serait-il d’une possible narration ?

   Dire les escarpins noirs abandonnés après quelque agape.

   Dire le verre vide sur le guéridon et l’excès de boisson qui terrasse la corps, plonge l’âme dans une léthargie sans fin.

   Ici, nous voyons bien que nos projections, en dehors du fait qu’elles sont les nôtres, sont aussi gratuites qu’inopérantes. Nous ne faisons qu’emplir le vide de la scène de nos fantasmes, que girer autour de nous à défaut de conférer à ce réseau inextricable de lignes une signification dont nous eussions espéré que, nous apaisant, elle nous confirmât en notre être et traçât ainsi cette ligne claire dont nous rêvons, celle qui s’exonère de connaître les ombres, les failles, les ravines.

Sommes-nous, au moins, un liseré

en lequel l’Ami, mais aussi bien l’Étranger,

nous apercevant, pourraient dire de nous

que nous sommes une figure achevée ?

 

Ceci serait-il au moins possible ?

Oui, possible !

Soi en Soi ?

 

 

 

 

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21 mai 2024 2 21 /05 /mai /2024 08:39
Un œil ouvert sur le Monde, l’Autre…

Peinture : Barbara Kroll

 

***

 

   Le motif est récurrent, dans mes écrits, de la valeur respective à accorder à l’esquisse et à l’œuvre terminée. Une fois encore c’est l’esquisse qui va retenir mon attention car elle contient, peut-être, plus de vérité que n’en révélerait le travail mené à son terme. Ce qu’il faut avoir constamment à l’esprit, c’est que chaque phase de la peinture est unité en soi, sens accompli et déterminé que vient simplement parachever le dernier coup de pinceau posé sur la toile. S’il n’en était pas ainsi, cela voudrait dire que chaque figure partielle n’aurait aucune signification et, corrélativement, que l’assemblage de ses parties serait nul et non avenu, ce qui, bien évidemment, serait une absurdité. Donc, ici, nous avons affaire à un fragment du travail et c’est lui qui va nous fournir le plus clair de nos intuitions sur le sens que nous voulons imprimer à son contenu. Le parti pris descriptif, se trouvera à l’initiale de notre propos. Les principales idées viendront à sa suite.

   Le fond est d’ivoire travaillé avec quelques nuances vert Amande. Le fond est lumineux, il éclaire et semble n’indiquer nulle tristesse des Voyeurs que nous sommes, qui appliquons notre regard à en dévoiler l’énigme. Le Modèle ne se détache guère du fond qu’à la flexion d’une ligne qui court sur l’ivoire et l’enclot en une figure connaissable. Cet aspect de non-détachement du fond, bien plus qu’un signe simplement pictural, évoque la proximité d’une origine (beaucoup, ici, retrouveront l’évocation de ce thème traversant les lignes de mon écriture), un genre de naïveté, si l’on veut, de la venue au Monde. Du moins est-ce là la première impression qui frappe notre rétine et fait concept dans cette matière grise qui métamorphose l’indicible et le porte au dicible. Le tracé est rapide, incisif, comme s’il y avait urgence à poser le Modèle sur le subjectile, à ne le laisser nullement envahir par d’autres sèmes qui en altéreraient l’authenticité. Un genre de choix de la spontanéité, une vision un peu « archaïque » des choses où un rapide lacet noir semble être la seule proposition graphique adéquate. Une tresse brune prolonge une chevelure presqu’absente, elle est le motif qui vient en premier, qui accroche le regard, bien plus qu’elle ne convoque l’esprit à une tâche pensante. Alors, n’est-elle qu’une fioriture ou bien structure-t-elle la scène en une certaine manière ? Dans tous les cas elle n’apparaît qu’à la mesure d’une touche réaliste, tout le reste semblant en fuite de soi. Et c’est cette fuite de soi qui doit devenir, à l’évidence, le point focal de notre analyse. Ce qui précède, n’était qu’une « mise en bouche ».

   Quiconque regardera cette Forme Féminine, avec suffisamment d’attention, s’apercevra aussitôt que l’épiphanie que dessine le motif des lèvres, que confirme l’œil gauche, se trouve immédiatement biffé par l’absence de l’œil droit, dont seule une ébauche sous forme de trait et l’amorce d’un sourcil constituent l’architecture, que l’on pourrait qualifier de partielle, d’inaboutie  Alors, est-il utile de s’arrêter à ce détail d’une œuvre en construction et de lui donner, déjà, signification de l’œuvre achevée ? N’est-ce là, seulement, une pétition de principe, une allégeance à une herméneutique facile ? Mais, si en lieu et place « d’herméneutique facile », par une simple valeur paronymique, nous parlons « d’herméneutique de la facticité », quelque chose s’éclaire dont nous sentons bien qu’il nous faut démêler les mailles serrées, les interpréter de manière toujours neuve parce que toujours singulière. Face à cette image, c’est son propre Soi qui est en jeu, lequel, façonné par une histoire, travaillé par des pensées, secoué par des émotions, ne peut que pencher du côté de son inclination naturelle. Pour nous, cet œil manquant est, à ce stade de la réalisation, la prémisse essentielle qui nous donne accès au monde souterrain de cette toile. Pourquoi l’Artiste a-t-elle jugé bon de publier ce palier de son travail plutôt qu’un autre ? Simple hasard ?  Reflet de quelque caprice ?  Jeu de dés et l’on ne retient que le chiffre porté sur sa face visible ? Non, rien n’est laissé au hasard dans la complexité de la tâche humaine, tout signifie et ceci, dans la profondeur. Laquelle ? Celle du subconscient, vous l’aurez deviné. Pour autant, nous ne placerons nullement le Sujet sur le divan, interprétant de-ci, de-là, quelques rapides et éphémères intuitions. La parole sera à la Patiente et nous essaierons d’en saisir le contenu.

   Il nous faut partir de l’œil gauche. Certes il est refermé. Mais « refermé » veut dire que, déjà il a été ouvert, qu’il existe, qu’il prend acte du Monde environnant. Maintenant les images sont intérieures, elles font leur mystérieux halo sur l’étrave du chiasma optique, elles vont gagner la toile occipitale, y allumer des milliers de phosphènes et ces derniers seront les précurseurs des méditations qui vont se lever à la rencontre des collectes visuelles successives. Là va s’édifier la riche et inimitable fenaison du sens, là vont s’armorier, en une heureuse synthèse, les impressions et sensations singulières qui font le lit d’une pensée. Là quelque chose va naître qui sera gravé dans le derme sensitif, qui va y croître, y creuser sa niche pour « l’éternité », factuelle, bien entendu, mais à l’échelle de la personne humaine, c’est bien de ceci dont il s’agit.

   Dès ici, notre interprétation ne se produira qu’à la mesure de la tension existant entre l’œil gauche représenté et le droit encore orphelin de représentation. Ceci n’est nullement un détail, bien au contraire, cette absence est lourde de sens. Nous disions, il y a peu, « la Parole sera à la Patiente », certes, mais si nous demeurons sur ce plan de pure objectivité, l’image se suffira à elle-même. Nous allons, comme il se doit, introduire de la subjectivité et bâtir une hypothèse qui soit vraisemblable. Nous dirons que l’œil privé de vision est le négatif de l’œil voyant et nous dirons plus, nous dirons que l’œil biffé négative les représentations engrangées par celui qui lui fait face, genre de Procureur d’une vision qui serait celle attachée à un unique consensus : voir le réel est l’adopter selon l’assurance d’une vérité. Nous donnerons au réel un statut à profondément réformer, en raison d’une éthique dont il doit nécessairement relever, faute de devenir aporétique et incompréhensible.

   L’œil gauche, si on le considère selon une homo-latéralité, son correspondant le plus exact, le plus significatif est le cœur. Qui dit cœur, dit passion.  Donc cet œil ouvert ou, du moins qui l’a été, car c’est bien la fonction de tout œil de voir, de rendre compte, de rendre les choses apparentes, cet œil donc s’est approprié le Monde avec fougue, avec une incroyable énergie, découvrant, au-delà de lui, de sublimes paysages, de « belles personnes », des couleurs, des formes, des espaces. Cet œil, dont le revers n’est que faisceaux de nerfs, résille de vaisseaux, cellules et bâtonnets, comment pourrait-il rester insensible à ce dehors qu’il rencontre et qui l’enchante ? Une profusion de sens opposée à l’automatisme d’une neuro-physiologie.   Combien de fois avons-nous affirmé l’exception de la vision, cette mesure hors-mesure, ce dépliement chatoyant du réel. Et ceci n’a rien d’étonnant. Imaginons le petit enfant penché depuis la nacelle de son berceau sur la scène riante de ce qui le rencontre, comment pourrait-il faire l’économie de cette invite à la fête joyeuse ? Comment pourrait-il demeurer en retrait ? Pourrait-il détourner son regard et viser, de façon autarcique, le bouton de son ombilic ? Enfin, soyons sérieux. Le monde est fascinant, il est captivant et il l’est tellement que, nos Commensaux et nous-mêmes nous jetons, tête la première, dans le piège qu’il nous tend, aliénés que nous sommes aux motifs, broderies et autres passementeries dont il jongle avec habileté, dont peu arrivent à s’extraire, en raison des efforts que nécessitent ce retranchement, cet éloignement de la vie mondaine.

   L’œil droit, en sa rature même, est l’exact opposé. Ce qui ne veut nullement dire que s’extrayant du Beau, il ne rejoindrait que le laid, le fâcheux, le dérangeant. L’œil droit, en sa fermeture, en son retour à soi, ne se détourne nullement du Beau, il ôte de son regard, tout enthousiasme excessif, soustrait tout emballement. Le Beau qu’il se destine est celui que l’on a reconduit dans les parages du Principe de Raison, s’excipant du Principe de Plaisir dont il retranche l’écume, gomme le brillant, abaisse la prétention à paraître. Depuis l’anonymat de son refuge où il pratique la discipline de l’ataraxie, où il s’entraîne à l’art de la sérénité et du détachement de toute chose, il flotte en suspens au-dessus du Monde dont il a supprimé tout travestissement. Ce dernier se donne à lui avec un visage sans fard, il résonne d’une voix neutre, ne pratique nul artifice et, en ceci, rejoint la posture générale du Modèle tout fait de retenue, pratiquant le manque comme d’autres pratiquent les excès du Verbe, les jouissances de la chair, l’exacerbation des sens.

   Cependant, il ne se veut nullement Ascète en prière au milieu du Désert, il se veut Homme parmi les Hommes, dans la simplicité de la relation, dans le souci de la communauté fraternelle, dans la confiance réciproque de Ceux et Celles qui sont en présence. Depuis la meurtrière de son regard avant-coureur de ce qui va faire face, encore tout imprégné de l’innocence des limbes, pupille logée en un regard de saurien, il observe, soupèse, évalue, estime. Il possède le recul nécessaire à une juste préhension des choses.  Retournant mille fois son œil dans son orbite avant même que de le lancer en direction de ce qu’il vise, il décrypte l’environnement avec la plus grande sagesse, il anticipe ses actions, peaufine ses projets. Pour cette raison, il fait l’économie de tous les hiatus contemporains, soupèse les conflits humains à leur juste valeur, évalue les rixes comme des défauts d’entendement, mesure au trébuchet la verdeur des opinions toutes faites, détricote toute forme de complotisme, arase la mode des fausses informations, abaisse d’un ton le conformisme des images d’Épinal, cloue au pilori toute suffisance à qui veut se dire plus qu’il n’est. L’on comprend dès lors l’emplissement éthique d’un tel regard. Situé, en tant que porte d’entrée des informations visuelles, il ne peut qu’être ce filtre, ce tamis qui passe au crible la profusion incessante du réel.

   Poser comme principe l’opposition des deux yeux, instituer une dialectique verticale de la vision, attacher à ces deux formes d’être des prédicats hautement différenciés, ceci ne va nullement de soi, ceci peut prendre l’allure d’une simple comptine intellectuelle. Certes, nous comprenons les réticences, les hésitations, les doutes, peut-être les oppositions franches. Nous croyons cependant que tout essai de compréhension du Monde, ne soit possible qu’à poser des postulats à son encontre, qu’à envisager les modalités de sa structure interne. La complexité de ce que nous visons est telle qu’il nous faut poser des orients, semer des balises, éclairer le chemin. Tout au long du développement ci-avant, court comme en sourdine, le motif inaperçu d’une mytho-dramaturgie intime avec sa haie de symboles, (l’œil comme ouverture de la conscience, efflorescence de la lucidité), sa forêt de métaphores (l’œil qui appelle l’écume, la fenaison, la niche, le refuge, la porte d’entrée [les images espacient le texte, lui donnent chair et amplitude]), symboles, métaphores dont ici, sans plus tarder, nous allons rendre compte. Face au réel qui nous met au défi de le connaître, nous posons tel le fondement adéquat à sa saisie, le partage de la vision selon deux plans distincts, selon deux fonctions opposées que nous confions, successivement, aux deux yeux en leur essence discriminée de façon essentielle.

   Ici, dans la figure du Modèle qui nous occupe, deux versants, celui de l’œil gauche alloué au regard en direction du Monde selon son apparence la plus vive, ses manifestations immédiates, le vernis de sa surface. En quelque manière, seule prise en compte de sa valeur esthétique, sa forme extérieure suffit à combler les exigences de cet œil. Bien évidemment, il va de soi que l’œil opposé ne puisse que s’inscrire en faux contre cette vision superficielle. L’œil droit, dans sa quête permanente de Vérité, dévêt le réel, explore ses coutures, s’intéresse à son envers, se donne tel ce regard intérieur seulement occupé d’éthique (nous l’avons déjà mentionné), pôle de pure intériorité destiné à informer la conscience, à alimenter l’âme de la seule provende qu’elle puisse accepter, une manière de nudité, de venue sans fard, de dépouillement au gré desquels la racine des choses, et elle seule, sera atteinte.

   On mesure l’écart, on évalue l’amplitude, on prend conscience du profond hiatus qui sépare deux modes de fonctionnement quant à l’appropriation du réel. Chacun, Chacune l’aura compris, cette bivalence des deux yeux est de pure forme, elle est un simple dispositif conceptuel destiné à faire la part des choses, une commodité, nullement une gratuité puisque, posée en tant que Principe d’Effectuation de ce qui vient à nous, elle éclaire la nuit de l’incompréhension, elle désopercule le voilé, elle révèle, au moins en partie, l’irrévélé. Ce qui, ici, se donne en tant qu’amplification du mode selon lequel nous percevons, pourrait être qualifié du prédicat « d’infra-Monde », celui sur lequel prennent appui les représentations que nous rencontrons dans la quotidienneté, que nous prenons pour « argent comptant », les yeux le plus souvent rivés sur ce spectacle du Monde qui n’est jamais que sa brume, son poudroiement, son éternelle et éblouissante scintillation.

   Alors la question qu’il convient de se poser après toutes ces postures interprétatives, que demeure-t-il de ceci qui ne soit pure fantaisie ? Eh bien, ce qui demeure s’énonce simplement, il s’agit, bien entendu de cette vision double, l’une visant la surface, la superficie, la floculation des choses, vision que nous avons attribuée à l’œil gauche dont la venue en présence se laisse lire sous la forme d’une picturalité presqu’achevée ; puis l’autre vision, bien plus abyssale, occupée des profondeurs, des plis, du revers des choses qu’il nous a semblé utile d’attribuer à cet œil droit dont la presque totale fermeture fait signe en direction de la richesse supposée d’une vie intérieure, sans doute celle qui donne l’accès le plus authentique à ce qui, toujours  nous interrogeant, suppose qu’une réponse lui soit apportée. Afin que l’obscur puisse s’éclairer, que le caché puisse se montrer, nous croyons fermement à la vertu différenciatrice des pôles opposés, des contrastes, des jouxtes de l’ombre et de la lumière, tout ceci dessinant ce clair-obscur existentiel dont nous ne pouvons percer l’écorce qu’à nous munir de la lame qui en forera la dureté, en éclaircira l’opacité. Car, dans ce Monde de suie, nous avons besoin de transparence, de miroir qui, faute de réfléchir notre insatiable ego, nous livre un peu du secret de l’inconnaissable.  Que Ceux, Celles, qui verraient, dans cette bipartition du réel selon deux visions distinctes, une simple réverbération d’un manichéisme facile, plaçant dans l’œil gauche le Mal, dans l’œil droit le Bien se rassurent, défauts et vertus se situent aussi bien dans l’apparence que dans l’inapparent ! Tous les jours qui passent, nous en faisons l’expérience. Parfois nos actes, eux que l’on voit, sont-ils généreux ; nos pensées, elles qu’on ne voit pas,  sont-elles inadéquates et inversement. Ceci seulement prend l’allure d’une Vérité ou, tout au moins, d’une approche de qui elle est.

  

 

 

 

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18 mai 2024 6 18 /05 /mai /2024 07:38
Être dans le Bleu

Photographies : Léa Ciari

 

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   Ces images nous sont précieuses au titre de leur symbolique. Elles tracent, dans le Bleu, l’arrivée d’un être sur la Planète du même nom. « Être dans le Bleu », énonce le titre et ceci n’est nullement un slogan à la mode, une sorte d’allégeance à l’exigence du quotidien. Non, ce que nous avons à chercher et peut-être à trouver, plus de profondeur, plus de significations qui nous diront un peu du mystère de Celle-qui-vient-de-loin et, corrélativement, du nôtre, puisqu’une communauté de destins lie les individus les uns aux autres. Oui, cette écume de présence vient de loin et il nous plaît de la situer quelque part au profond des abysses, cette part de Soi obscure, cette nuit insoluble qui, encore, nous habite, quand bien même le point d’origine de notre naissance se dissoudrait dans la plus illisible des réminiscences. Toujours en nous, trace de l’abîme, de la faille, du hiatus dont nous provenons que, jamais, nous ne pourrons déduire de quoi que ce soit car il n’y a nulle explication logique, que toutes les hypothèses sont nécessairement fausses, nos projections imaginaires fondées sur du sable mouvant.

   En-deçà de qui-nous-sommes, le Bleu est intense, il se perd en lui-même, cerné de ténèbres ; tantôt Bleu-Nuit, tantôt Marine, tantôt Égyptien. Dans tous les cas : hiéroglyphique. La Forme allongée que nous devinons, à l’évidence féminine, nous n’en pouvons dire les prédicats qu’à la manière d’un enfant jouant à colin-maillard, à tâtons, avec, dans les mains, le courant d’air de l’indécision, le tremblement de l’espoir, le frisson de l’espérance, aussi. Nous sommes égarés en l’Autre, comme nous le sommes en nous-mêmes et ceci s’appelle le soupçon, l’irrésolution de la Condition Humaine, l’angoisse native en partage. La pièce est plongée dans le Bleu-gris, entre Bleuet et Barbeau, elle est sise pour soi mais c’est un peu à la façon d’un rapt qu’elle maintient captive la Forme, peut-être dans un genre de jalousie. Une once de clarté longe la falaise du mur et c’est sur elle que se détache, cependant dans la confusion, ce que nous pensons être une tête, laquelle prend appui sur un avant-bras. La chair est duveteuse, pareille au contact de la pêche. Ce qui ressort le plus, qui vient à nous dans une presque évidence, la toile blanche d’une robe. Les jambes se perdent, comme noyées dans la touffeur d’un corridor. Le sofa est totalement nocturne. Nous devenons, instantanément, des Découvreurs du rien et du peu, des genres de Mendiants qui, retournant leurs poches, n’y trouvent que du vide, de la désolation et c’est de notre mutité devant la Forme que nous sommes affectés. D’une chose, d’une personne, d’un paysage, il faut pouvoir parler, dénommer ici et là mille détails plaisants et alors nous sentons couler en nous la merveilleuse sève de l’énonciation, ce refuge contre la néantisation du Monde. Parler fait venir en présence, se taire est biffer ce qui, s’adressant possiblement à nous, se retire sur la pointe des pieds.

    Mais il y a une seconde image. Elle espacie et temporalise la première, elle crée du sens, elle agrandit le motif de notre compréhension. La différence, quelle est-elle ? Elle est surtout formelle mais, comme toujours, elle véhicule un sang neuf, elle bourgeonne et nous promet les boutons, leur épanouissement en jeu floral, leur sémantique, sinon largement ouverte, du moins un essai de nous entendre avec ceci même qui nous fait face. Celle-qui-vient-de-loin, par quelque processus inaperçu, secret, s’est métamorphosée en Celle-qui-flotte-en-elle, en Celle-qui-s’éclaire, qui, sous peu, dilatera notre horizon, comblera le don inouï de notre vue : faire sortir de l’ombre ce qui s’y dissimulait et ne demandait qu’à être entendu, au sens d’être interprété, d’être défloré, d’être porté à la plénitude de Soi. Ici, le point focal du Bleu a bougé, les teintes sont passées du crépuscule à l’aube, de Minuit à Denim ; de Marine à Saphir, tout un nouveau lexique s’éclaire et nous éclaire, nous les Regardeurs d’impossible. Nous étions perdus, voici que s’installe le signal tant attendu d’une remise, entre nos mains, d’une coupe signifiante aux lèvres desquelles, les nôtres vont s’abreuver d’une subtile ambroisie.

   Le mur gagne en lisibilité, la Forme en précision, notre doute commence à s’effacer, à régresser en cette zone de nuit que nous sentons confusément bourdonner dans le plein même de notre chair. La Forme était prose sibylline, voici qu’elle sort de son mutisme, commence à proférer, certes à mi-voix, mais c’est le début d’un Poème qui s’écrit, mais ce sont les prémisses d’une histoire qui se donnent à notre invention toute mythologique, à notre disposition à créer de la fable, à faire naître de l’allégorie, que sais-je encore ? Le tissu blanc de la robe rayonne en une douce phosphorescence, les jambes font signe dans une teinte d’argile et le visage, le très attachant visage, son épiphanie est certes réservée mais nous ne désespérons nullement que des signes distinctifs, bientôt, y apparaissent.

   Décrire plus avant serait pure fantaisie et il nous faut maintenant abstraire, sonder en quoi le Bleu est singulier, en quoi sa valeur est différente des autres couleurs. En un mot : justifier notre titre : « Être dans le Bleu ». Le Bleu est un insulaire parmi le peuple des autres couleurs. Il se singularise au motif d’une fonction essentiellement autonome, centrée sur son intériorité même. La lumière, il la capte au-dehors et se la destine à la manière d’une conscience intime dont il ne souhaite nullement déborder. Son mouvement est du-dehors au-dedans. Il infuse le Monde et le retient captif, tout comme un enfant le ferait de son jouet élu. Un jeu de pure intériorité. Le Bleu est océano-céleste, c’est-à-dire qu’on ne peut lui fixer de limites, l’enclore en une figure, il est à lui-même sa propre essence irréductible à quoi que ce soit d’autre. C’est tout de même admirable, cette autarcie absolue qui n’admet ni a priori, ni a postériori, car le Bleu est poudré d’Éternité. Envisagerait-on un Ciel avec une fin, hallucinerait-on un Océan se terminant en un endroit déterminé de la Terre ? Non, le ciel est pure dimension d’espace, les océans communiquent entre eux et sont le ton fondamental dont les isthmes, les presqu’îles, les îles sont les harmoniques, les points géodésiques.

   A contrario, tout ce qui se situe sur le cercle chromatique, pulse son énergie vers l’extérieur, extraversion qui se traduit par la constante effusion chlorophyllienne du Vert, la rutilance du Jaune, l’éclat de l’Orange, le flamboiement du Rouge. Le Vert est forestier, avec ses arbres et ses ramures qui bruissent à l’infini. Le Jaune est levée de glaise et ruissellement de soufre. L’Orange est bouillonnement solaire. Le Rouge est pur jaillissement de lave. Seul le Bleu se referme sur Soi, genre de spirale d’helix aspersa aspersa, de volute tel le chevillier d'un violon, de sentiment plié au creux de l’âme. Le Bleu ne diffuse pas, ne rayonne pas, il appelle à lui, il est toute douceur car il n’est ni écorce rude, ni motte de terre rebelle, ni rayon aigu du soleil, ni agression de la flamme. Le Bleu, aérien, aquatique, est une manière de baume posé sur les plaies de l’existence, une lustration du corps, une caresse de l’âme. En lui, au plus profond de son être, se déploie l’espace infini de la liberté au titre de son autonomie. Il invite à la contemplation car rien ne vient blesser le geste de la vision. Son caractère de repos fait signe en direction de la paix. Il est un chemin sans aspérité qui guide les pas du Spiritualiste. Totalement enclos dans son champ d’Azur calme ; dans la touche souple du Givré ; dans le lénifiant du Turquoise. Il invite à une méditation constante qui est, peut-être, l’une des facettes les plus magiques de l’intuition. Que dire de plus qui n’entaillerait la confiance posée dans le Bleu ?

   Le bleu est un acte de naissance à Soi : Bleu amniotique primordial où le futur enfant, éprouve, par anticipation, toutes les joies futures, celles qui, bleuies par l’attention aux choses, se traduisent par la métaphore de l’aube ; celle aussi, méditative-contemplative, de la « Fleur bleue », rêverie et amour naïf à la Novalis ; celle encore de ces maisons bleues de Chefchaouen où glisse, dans l’ombre également bleue, un vieil Indigène vêtu de sa djellaba rayée, un chat sommeille sur un mur dans le silence de l’heure zénithale.

  

   En épilogue à ce bref article, une phrase de Paul Valéry dédiée à Hélène Berr, jeune fille née dans une famille juive d'origine alsacienne, morte en avril 1945 au camp de concentration de Bergen-Belsen :

 

« Au réveil, si douce la lumière

et si beau ce bleu vivant. »

 

   Nous imaginons l’Auteur de « Variété », écrivant depuis les hauteurs du « Cimetière marin », sa vue portant à l’infini de la mer Bleue, infiniment Bleue, antidote à tous les désespoirs, ouverture à ce « vivant » qui, faute d’être reconnu par les Hommes, se constitue en son contraire, cette finitude auto-imposée qui est bien la tragédie des âmes ne se reconnaissant nullement dans ce qui aurait dû les féconder : l’immensité du Ciel, la vastitude de l’Océan.

 

   C’est peut-être ceci dont les deux belles images de Léa Ciari veulent témoigner, cette Beauté partout répandue, cependant que sa vérité se cache sous un Indigo si proche de l’Ombre, sous un Minuit qui, tel son nom l’indique, est milieu de la Nuit ! Mais le Bleu n’adoube nullement ce qu’il dissimule !

 

Nous voulons le Bleu jusqu’à l’extrémité de nous-mêmes,

nous voulons le Bleu contre toutes les apories,

nous voulons le Bleu en tant que ton fondamental du Monde.

 

 

 

 

 

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15 mai 2024 3 15 /05 /mai /2024 07:54
Le scripturaire sur la page blanche

Dans la série des "Ecritures"...

Sans titre

Mai 2024

 

***

 

   Voici donc un chantier singulier : écrire sur l’écriture, autrement dit faire se réverbérer les signes, les ramener à des affinités primitives, les confondre en une seule et même unité. Ceux, Celles qui sont habitués à ma prose ne s’étonneront nullement de l’appel qui est fait, en une approche initiale, à la dimension de la « page blanche », du silence qui lui est coalescent, du retrait en quelque lieu mythique originaire dont elle supposerait la mystérieuse présence, en des temps immémoriaux, placés hors la mémoire, supposés exister cependant, au moins dans la belle région du symbolique. Nécessité de s’abstraire de ce réel-ci, de confier sa méditation à ce réel-là, d’amplitude totalement babélienne et au-delà, jusqu’en des sites où se dessine, tout juste, la première esquisse anthropologique. Rétrocéder de sa place actuelle en direction de celle de nos très lointains ancêtres, ces manières de tubercules à peine différenciés du limon qui les porte, confondus avec les pierres sur lesquelles, bientôt, ils graveront les ineffaçables sèmes de l’aventure humaine. Certes l’on a du mal à imaginer ces pierreuses destinées, à les détacher de la Nature sauvage, chaotique, archaïque en laquelle ils se fondent, tout comme l’aigle se fond dans le ciel qui l’accueille et le dissout en un unique mouvement. Nous ne pouvons, en toute hypothèse, n’en avoir qu’une vision trouble, imprécise, comme si ces indigentes présences n’avaient de sens qu’à être effacées, biffées de la face du Monde. Et pourtant, ce sont nos propres racines que nous condamnerions à être immolées sans plus d’attention que celle que nous portons au glissement du cirrus dans l’espace ou à la fuite du vent sur le miroir de l’eau.

   Voici, on imagine les premières hordes sauvages, efflorescences de la savane ambiante, simples rumeurs non encore confirmées sur la scène du praticable mondain. Les meutes sourdes d’Australopithèques, ces « singes du sud », ils ne parlent pas encore, ne font qu’émettre de vagues grognements, « parole » simplement organique, éructations du limbico-reptilien. Puis l’Homo Habilis auquel il faut bien attribuer un progrès sur l’échelle de l’évolution. Nous croyons que les sons, en tant que proto-langage, les rassurent, qu’ils regroupent leur anatomie fruste selon une ligne, certes discordante, infiniment constitutive cependant, d’une luciole de conscience, une sorte de brandon allumé dans la nuit préhistorique. Certes le « langage » se situe dans une manière de « performativité » primaire, il agit sur les autres membres du clan, il peut mettre en fuite l’animal sauvage, il est signe avant-coureur de signes plus aboutis qui surgiront plus tard, lorsque l’organisation cérébrale penchera en direction du néocortex, emblème de l’Homme en sa stature entièrement déterminée.

    Enfin, voici que se redresse l’animalité élémentaire, que se précise la valeur d’une réalité pleine de promesses, l’Homo Erectus invente le feu (signe majeur de l’élémental), commence à « parler », nous imaginons sans peine ses émissions encore lestées de matière, malhabiles, à peine dégrossies, mais le bond est prodigieux qui fait passer l’expression de son pur geste guttural  à une forme dans laquelle, déjà, peut se lire l’horizon de l’échange, de la communication, du sens qui commence à bourgeonner. Puis suivront le Néandertal et le Cro-Magnon, inventeurs d’outils, artistes peignant les premières « œuvres » sur les murs des grottes. L’intention sémantique qui était crépusculaire jusqu’alors s’accroît de l’extraordinaire dimensionnalité de l’intentionnel, du prodige de se reconnaître Sujets parlants parmi la jungle indistincte du divers, du polymorphe. La Forme des formes (le sublime Langage) se lève dans la vaste perspective humaine qu’elle porte à son accomplissement destinal : témoigner de Soi, des Autres, Du Monde, cette tripartition du réel qui ne l’est qu’à l’aune du concept, en réalité un unique lien logique, ontologique.

   Puis, de cette intime et étroite présence des choses, se lèveront les premiers sèmes confus d’une réalité à approcher, à conquérir progressivement : représentations corporelles, mains négatives et positives, empreintes de pieds dans le limon, Vénus, vulves ; puis des symboles censés agir sur le réel, le maîtriser : pointes de flèches ; puis des lignes faisant signe vers un hypothétique habitat, tectiformes évoquant « la charpente d’un toit de maison ou une hutte » ; puis les ébauches encore grossières d’un art en devenir : points, quadrillages colorés, sortes de feuilles et, bien évidemment, convocation dans la lumière de tout le bestiaire préhistorique, bisons, bouquetins, cerfs, chevaux, lexique élémentaire mais essentiel de la conscience humaine prenant acte de soi et de ce qui l’environne quotidiennement. Quant à l’apparition et au développement de l’écriture, nul n’ignore aujourd’hui son beau et étonnant cheminement dans ce « Croissant fertile » qui, de l’Égypte à la Mésopotamie en passant par la Phénicie, trace la forme à nulle autre pareille de l’essence humaine sous les espèces des tablettes d’argile, des signes cunéiformes, des hiéroglyphes un peu partout répandus. Jusqu’ici, il ne s’est agi que d’un long préambule derrière lequel, comme en transparence, s’abritent les œuvres ici choisies de Gilbert Corbières que, dès à présent, nous allons essayer d’aborder sous le signe de la signification.  

La totalité de notre interprétation se fera

sous l’intitulé hölderlinien tiré de « Mnémosyne » :

« Un signe nous sommes, privé de sens … »

 

   Il conviendra d’entendre « un signe nous sommes », davantage comme le signe singulier de l’Homme, de la Femme que nous sommes, ici et maintenant, nullement une figure universelle en laquelle nous ne jouerions qu’à titre de vagues abstractions. Comprendre, interpréter, c’est toujours comprendre, interpréter des superpositions de sens, déchiffrer l’immense palimpseste de la geste humaine. Å cette fin nous cheminerons tout le long de trois œuvres, autant d’étapes successives sur la voie d’une compréhension aussi complète que possible d’un sens toujours à percevoir, toujours à décrypter, chaque événement du Monde remettant en question notre position quant à notre propre discernement existentiel.

  

Symboliquement, ces trois œuvres reposeront

sur trois niveaux de perception du réel :

 

   1) Témoigner de Soi à partir de « Écritures » - Avril 2024.

   2) Témoigner de l’Autre à partir de « Encre de chine sur papier » - 2017.

   3) Témoigner du Monde à partir de Série des « Ecritures... » « Encres et acrylique 2024 -  

        Poème de Philippe Lemoine.

 

   On n’entrera de manière adéquate dans cet article qu’en gardant, en toile de fond de sa compréhension, le schéma suivant, lequel postule :

 

   Le Soi est la page blanche, le fondement premier, le « signe privé de sens », lequel cherchera en l’Autre une confirmation du sens au second degré ; puis l’Autre, à son tour, cherchera une confirmation au troisième degré auprès du Monde. Ainsi, la synthèse de ce mouvement en trois étapes, récapitulera-t-elle l’espace de la signification en totalité.

 

Témoigner de Soi 

 

 "Ecritures..." Mes propres écrits déchirés et marouflés sur toile 30 x 40 cm. Avril 2024.

Le scripturaire sur la page blanche

   Si, comme chacun le sait, toute écriture est projection du Soi sur la page blanche, il devient immédiatement évident que l’Artiste, déchirant et marouflant ses propres écrits sur la toile, ne fait que projeter son propre corps sur cette dernière, l’écriture, éminemment gestuelle, étant liée au roc biologique de celui qui en émet la conversion graphique. Tous ces signes blancs, ici sur fond noir, sont les hiéroglyphes du Scribe en lesquels ils se reflètent. Or, si nous disons « hiéroglyphes » il ne s’agit nullement du seul caractère formel. Certes il y a homologie entre ces enchevêtrements et la complexité des signes égyptiens. Mais ce que nous voudrions souligner, c’est qu’il s’agit bien davantage d’un problème de fond, sur le strict plan du sens. Si le hiéroglyphe ne nous délivre pratiquement aucun sens, les entrelacs, les emmêlements intentionnels, la pullulation blanche de Gilbert Corbières nous laissent orphelins du déchiffrement de notre propre énigme. Nous croyons que tout ceci s’explique au motif qu’étant, par rapport à son propre Soi, les sans-distance, les sans-recul, notre regard compréhensif est ébloui de cette blancheur ambiante qui n’est, formellement, que réverbération, écho de sa propre blancheur, c’est-à-dire de la stupeur que nous éprouvons légitiment à ne nullement nous saisir.

   Or, déjà, notre réel corporel est la mise en lumière de cette aporie : notre propre visage ne nous est atteignable, tout comme notre propre dos, que par le subterfuge du miroir. Quant à notre totalité corporelle, à nos postures existentielles, ce sont les Autres qui en prennent conscience d’une façon bien plus aigüe que nous ne pourrions jamais le faire, ce que Philippe Sollers exprimait avec brio dans « Un vrai roman- Mémoires » :

   « C’est votre façon inconsciente de corporer qui est en jeu, votre présence jusqu’en vos absences. Votre manière de celluler, de sanguer, de chromosomer, de respirer, de digérer, de résonner, d’écouter, de dormir, de rire, de reculer, d’avancer, de hocher, de regarder, de parler, d’écrire, de remuer, de ne pas bouger, de rêver. […] Bref, c’est votre ton fondamental qui les irrite [les autres] au plus haut point, mais ce ton est là avant vous, il vient de plus loin que vous, il passe à travers vous, il vous crée, vous enfante, vous donne un sujet, des objets, une vie, une mort, un monde. »

   Or, ce très fameux « ton fondamental » qui est votre essence, ce sont les Autres, ceux et celles qui vous font face qui en distillent la pure ambroisie. Vous, vous êtres trop près de vous, vous êtes dans le proximal, l’immédiatement préhensible et c’est bien cette myopie qui vous affecte et tend devant vous ce brouillard blanc, ces chutes de grésil, cette floculation opaline qui, paradoxalement, vous place en tant que le dernier à vous connaître. Vous êtes, à vous-mêmes, cette Terra incognita couverte de brouillard, dans laquelle nul orient ne vous indique plus la valeur de votre chiffre.

 

   Témoigner de l’Autre

 

    Encre de chine sur papier - 2017

Le scripturaire sur la page blanche

   Ici, du proximal, nous sommes passés au mi-distant, au moyen terme, à la profondeur de champ moyenne, celle que nous rencontrons le plus souvent dans cette médiété qui est notre pain de tous les jours. Nous sommes, essentiellement, des êtres du moyen terme, ce que JMG Le Clézio définit excellement dans son essai de jeunesse « L’extase matérielle » par la belle expression « d’infiniment moyen ». « Tout juste un individu » aurait dit Céline, repris par Sartre en incipit de « La nausée ». Mais revenons à « Encre de Chine » et tâchons d’y lire la possibilité d’un accroissement de sens par rapport à l’œuvre qui précède. Si nous avons défini les Sujets que nous sommes, identiques à la blancheur, ici donc c’est le fond du papier qui est le Sujet, l’écriture devenant l’autre du Sujet, son nécessaire opposé. Voici, le Sujet qui était égaré en sa propre blancheur, commence à percevoir des signes, certes une forêt de signes dont aucun ne paraît prévaloir par rapport aux signes contigus. Alors il faut accommoder, se pencher sur le foisonnement lexical, chercher à y deviner quelques signifiants et douter de sa propre interprétation, des projections inconscientes qui peuvent s’y glisser, en altérer le sens. Mais c’est égal, il faut construire, édifier sur cette blancheur et donner acte à tout ce qui se produit devant Soi, qui éloigne de ce chaos primitif qui, toujours, menace de nous rattraper. Laborieusement, méticuleusement, sur le Vergé de sa conscience, des bribes de phrases paraissent qu’il s’agit de noter :

 

« …les coulisses de l’écrit… »

« … l’amour du geste… »

« …qui connaît le chemin… »

« …cette douleur physique… »

« …devait effacer… »

 

   De la justesse de ses prélèvements, le Soi n’est nullement sûr, mais déjà il se rassure de ses premières explorations, de ses hypothétiques approximations. Du blanc tapis de neige s’est levé un fin grésil portant témoignage des poussières du sol, ces essais de diction du noir jouant avec le livide du blanc, lui conférant ses assises signifiantes, du moins ses valeurs élémentaires, celles qui lui confèreront les fondements de son essence. Mais témoigner de l’Autre, cet Écriveur de mots à l’encre de Chine, ne suffit pas et c’est du tout autre qu’est le Monde dont il est nécessaire de percevoir les messages, de les traduire de façon à ce qu’une large sémantique s’installant, le Peuple des Signes finisse par occulter une blancheur trop envahissante, couleur de Néant. « Un signe nous sommes, privé de sens … », affirmait le Poète aves justesse.

 

   Témoigner du Monde

 

Le scripturaire sur la page blanche

   La blancheur qui était encore nettement visible au travers des mailles de l’encre de Chine, se fait spatialement plus discrète, elle se teinte d’ivoire et, s’atténuant, se mêlant aux motifs polychromes du Monde (ces bandes bleues alternées pareilles à des flux marins ; la danse noire des hiéroglyphes, on dirait des fûts sylvestres calcinés) la blancheur donc, commence petit à petit à perdre son « in-signifiance » pour gagner sa signifiance, devenir partie prenante de ce sens partout répandu, depuis le vaste territoire marin jusqu’aux plus hauts sommets des montagnes en passant par les ramures des rivières, la chevelure des arbres, le lacis noir des routes, le fin liseré des côtes océanes, les damiers des rizières, la lancée des digues dans l’espace.

   Car tout ce qui a forme signifie et ceci, bien au-delà de tout ce que nous pouvons imaginer. La signification est l’ordre du monde, que les signifiants organisent, que les signifiés accomplissent.  Nous, les « Hommes de bonne volonté », nous les blancheurs hagardes, sommes les signes parfois inconscients de ce vaste Poème qui parcourt la totalité de l’Univers, y essaime, sans repos, de fascinantes et fécondes gemmes. C’est à un travail sur nous-mêmes, en tant que Scribes de notre propre humanité, que nous invite, selon nous, l’œuvre proliférante de Gilbert Corbières. Seuls, ici, trois exemples ont été donnés de la genèse des signifiants mais bien d’autres œuvres conflueraient en un sens identique. Inlassablement, l’Artiste trempant son « calame » dans l’encre, gravant les signes sur le parchemin ou le papyrus contemporains, réactualise ce geste des Anciens Mésopotamiens qui déposaient dans la matière souple de l’argile, un peu de leur destin, un peu du destin du Monde. Tout signe est, par destination, fanal pour l’accomplissement de la conscience.

   Certes, nous en convenons, le trajet sémantique est difficile à percevoir sous cet essai de conceptualisation. Cependant, à chacun sa pure évidence, à chacun de combler les vides, les blancs, les silences qui s’installent aussi bien entre les signes, aussi bien entre les Hommes, entre les Femmes, entre tout ce qui existe et nous invite au jeu subtil de la compréhension. Peut-être une dernière note pourrait-elle, par son caractère ramassé, donner un peu de clarté à notre propos. Lisant ces trois œuvres de Gilbert Corbières, nous avons pris le parti d’en déduire une gradation du sens s’échelonnant selon trois valeurs successives, trois strates signifiantes : une manière de degré zéro partant du BLANC asémique de « Mes propres écrits… », gagnant progressivement la valeur monosémique du NOIR dans « Encre de Chine sur papier », culminant enfin dans la polysémie COLORÉE de « Encres et acrylique – 2024 ». Du blanc à la couleur, tout l’espace d’une saisie de Soi dans le Monde. Autrement dit, « un signe nous sommes, privé de sens » devenant, par le truchement métamorphique de l’écriture, une ouverture du Soi à qui il est dans son fond :

 

un SIGNE à la recherche de lui-même

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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9 mai 2024 4 09 /05 /mai /2024 08:35
L’œuvre : Origine et Aboutissement

                                                      Esquisse                            Version finale

 

Peinture : Barbara Kroll

 

***

 

 

   Nous voici au pied de la tâche d’interprétation. « Interpréter », décider de la Vérité d’une Chose quant à Soi. Alors ici se pose la question cruciale, jamais résolue : la Vérité réside-t-elle dans la Chose ou bien est-ce nous, en tant que Sujets, qui déterminons la Chose et lui attribuons telle ou telle Vérité ? Vérité de l’Oeuvre, Vérité du Sujet, immergées, toutes deux, dans l’irrépressible gangue du Réel. Logique imparable du Réel qui englobe, en un seul et unique empan, Œuvre et Sujet, les rend comptables l’un de l’autre. Le Réel ? L’Aurore précède l’heure Zénithale qui précède l’heure Crépusculaire. Mais ce qui détermine le processus temporel en son éternité stable est loin de convenir aux relations Sujet /Objet. Si le Sujet, incontestablement, est doué d’une « conscience intentionnelle », loin s’en faut qu’il en soit de même pour un Objet amorphe, immuable, sujet à toutes les projections humaines, sinon à toutes les fantaisies. Observant les deux stades de l’évolution de l’oeuvre de Barbara Kroll, l’une en tant qu’Esquisse, l’autre en tant que Version Finale, que puis-je dire, à leur endroit, qui ne soit pure imagination et même, parfois, simple affabulation ? Ces toiles me disent-elle la même chose qu’elles susurreraient à l’oreille d’un autre Voyeur ?

   Certes, toute Vérité est relative : relative à son contexte d’énonciation, relative aux humeurs et inclinations locales de Ceux ou de Celles qui en profèrent la soi-disant exactitude, relative à l’espace et au temps selon lesquels on les rencontre. Oui, ceci fait bouger nos certitudes et glisse en nous la lame perverse d’une fausseté à l’œuvre, ici et là, jadis et maintenant, soucieux que nous sommes de fixer les Choses à défaut d’y parvenir. Conséquemment, soit l’on s’adonne au plus pur des relativismes, soit l’on fixe au ciel la permanence, l’immuable de l’Idée platonicienne et l’on vaque à ses occupations, l’esprit libre, le corps au repos. Mais les choses ne sont pas si simples et ni le flux permanent héraclitéen, ni la fixité parménidienne ne résolvent l’aporie constitutive du problème de la Vérité. Car c’est bien en nous, au plus profond de nos certitudes que l’étoffe se distend et finit par craquer.

 

L’œuvre : Origine et Aboutissement

Œuvre : Cy Twombly

 

Source : Image du Net

 

*

 

    Afin de cerner d’un peu plus près le processus de l’Interprétation/Vérité, livrez-vous à cette expérience simple : par exemple allez à Beaubourg, admirez-y telle toile de Cy Twombly, « Sans titre (Grottaferrata), crayon à la cire et mine de plomb de 1957 »  et notez sur un carnet vos « impressions », autrement dit vos « vérités relatives » puis oubliez tout ceci et revenez quelques années plus tard au Cabinet d’Art Graphiques et prenez à nouveau « l’exacte mesure » (la Vérité) de ce qui vous est alors accordé par la même œuvre. Fort est à parier que vous n’obtiendrez ni sosies, ni fratrie siamoise, pas même l’ombre d’une gémellité, seulement deux facsimilés fort éloignés l’un de l’autre qui ne seront, en toute hypothèse, que la distance que vous aurez installée, à l’intérieur de vous-mêmes, de qui vous étiez, à qui vous êtes devenus. N’est-ce là façon la plus plaisante et la plus opératoire de résoudre une énigme philosophique à l’aune d’une expérience riche sur le plan sémantique ? Je vous laisse seuls juges et libres de mettre en pratique ce mince exercice, lequel pour naïf qu’il paraisse, n’en recèle pas moins une évidente profondeur.

   De manière à rendre l’approche plus concrète, plus perceptible, ménageons, un instant, la place d’un pur jeu interprétatif imaginaire. Å propos de l’œuvre de Cy Twombly, inscrivons quelques notes dans notre carnet.

  

   Carnet, 1° notes :

 

    Subtil jeu formel de la cire et du plomb, comme si l’une, la cire, biffait l’autre, le plomb, dans une manière d’esthétique de l’effacement. Twombly est habile à nous égarer et, partant, il fait le jeu de la pure sémantique abstraite : rien n’accroche l’œil, rien ne donne à l’esprit le motif, le repère du réel, comme si, face à la toile, un vertige naissait, vertige de l’Art en sa partie la plus élective. Toute mimèsis abandonnée, le trait, les lignes, les confluences naissent d’elles- mêmes et simplement d’elles dans une affinité du geste graphique avec ce qui le dépasse et le requiert, cette part d’invisible affleurant sous l’initial énoncé du substantif « outre », « Outre-Noir » (clin d’œil à Pierre Soulages), « Outre-Frontière », « Outre-Mesure », « Outre-Mer », « Outre-Tombe » enfin et sa perspective d’Au-Delà. Oui, c’est bien de « l’Outre » porté à la dignité du concept dont il s’agit, cet étrange signifiant faisant signe, toujours, vers ce qui excède notre propre réalité, notre possibilité de décrire le Monde et de le posséder en totalité. Expérience de la fragmentation, de la « partie manquante », de l’élision de ce passé qui ne nous parle plus que depuis la nébulosité de notre « Outre-Mémoire ».

 

   Carnet, 2° notes

 

   Ici est la pure joie de vivre, le rayonnement de quelque plénitude dont, toujours, nous avons de la peine à circonscrire la mouvante ellipse. Du fond d’ivoire (ce calme entier, cette souple réassurance), monte cet entrelacs de lignes. Ils ne profèrent nullement une complexité, un embarras existentiels, bien loin de ceci, ils nous exonèrent de penser aux sombres humeurs des ravines, aux cachots envahis de moisissures, aux multiples détresses qui, parfois, s’emparent de nous et nous réduisent à la nature douloureuse de l’inaccompli. Le rouge du crayon est celui de l’École avec lequel nos premiers dessins s’essayaient à donner sens à ce qui venait alors à nous dans la naïveté, la simplicité, la spontanéité de quelque source neuve, inaltérée. Et ce jaune de Mars, solaire en diable, il trace les contours de nos premières émotions face au surgissement de la lumière, face au sourire maternel poudré de soie, face au jeu dans lequel nous étions, en un seul et même mouvement, l’origine et le but de nos actions, une sorte de fin en soi ne supportant nulle contradiction. L’aire d’une liberté se levant du prodige d’exister sans entrave, là, à la proue du navire, là sur l’étrave largement ouvrante du réel.

 

    Bref commentaire

 

   Plus d’un Lecteur, plus d’une Lectrice crieront à la supercherie, au jeu gratuit, au tour de passe-passe intellectuel, à la « ruse de la Raison ». Certes, ils n’auront pas tort. L’exercice poursuivi dans l’exposé de ces deux carnets n’est rien moins que propédeutique. Plaçant en vis-à-vis deux interprétations, l’une, la première, davantage sensible à l’orbite de l’Art décrivant, dans son Histoire, un large cercle partant du concret pour aboutir à l’abstrait ; l’autre, la seconde, davantage orientée sur la climatique psychologique suscitée, chez le Regardeur, par toute observation attentive d’une œuvre. Cependant, ces deux motifs interprétatifs, loin d’être contradictoires, sont bien plutôt complémentaires, accomplissant une manière de « dialectique douce », laquelle s’affaire plus à connaître les points d’affinité entre les deux propositions qu’à en exhiber les différences, sinon les oppositions. Nous voyons bien, ici, que ce sur quoi se fonde toute vérité, le jugement par rapport à un énoncé du réel, loin d’être univoque est infiniment sujet à caution, diapré, traversé de courants qui, tantôt le tirent à hue, tantôt le déportent à dia, seule la synthèse de ces deux manifestations concourant à une esquisse de l’authentique.

 

   Mais, après avois évoqué ce sol interprétatif général, convient-il de mettre en relation ces deux formes successives de la picturalité dans l’exposé plastique de l’Artiste allemande. Ici, identiquement à ce qui précède, interpréter ne peut s’envisager qu’au risque de l’erreur, de la situation hors-champ, de l’approximation intuitive trop rapidement saisie, mais aussi de l’étendue immense de la liberté avec laquelle chaque Voyeur aborde ces représentations et donc de la relativité du ressenti singulier s’inscrivant, nécessairement, dans le large paysage des perceptions-sensations plurielles. Cette peinture en deux volets, trace, selon moi, le trajet de l’Origine à la Finitude. Certes, exposé de cette façon radicale, le point de vue peut choquer, s’inscrire en faux contre l’attente d’autres Voyeurs, voire paraître hasardeux, immotivé, seul reflet d’une subjectivité orientée en direction de son propre contentement. Autrement dit : une simple excroissance d’un ego n’en voulant référer qu’à son propre cadre, à l’exclusion de tout autre. Certes, cette position tranchée court, la plupart du temps, tout au long de mes textes. Sans doute simple question de conviction, nullement prétention de porter au jour de la raison une vérité ne souffrant aucune contradiction. Ce que je crois profondément, par rapport à cette notion, c’est que la devise de notre République (laquelle se veut Vérité indépassable, admirable en soi, bien évidemment), est pure position de Principe, délibération généreuse, projet humaniste, toutes choses recevant, quotidiennement, leur lot d’infirmations, de réfutations, d’annihilations, le plus souvent, des plus douloureuses. « Liberté, Égalité, Fraternité », autant de fruits pendus tout en haut du Mât de Cocagne, que chacun vise, à défaut de pouvoir les atteindre ! L’Idéal, comme chacun, chacune sait, est trop haut, trop brillant, trop rapporté au simple mirage, à la chimère, à l’utopie. Seuls, le Songe, l’Imaginaire sont Libres, infiniment Libres et pour ce motif essentiel, Égaux, Fraternels. Rien d’humain ne les traverse avec sa charge d’insatisfaction permanente : envie, compétition, désir de paraître. Tout est uniment rapporté, dans le Songe, l’Imaginaire, à l’heureuse évidence d’une autonomie plénière, si bien que rien ne s’inscrit au titre du manque, de l’irrésolution, du vide à combler. Joie en tant que Joie. Pure Essence coïncidant avec elle-même.

   Parvenu ici, de mon exposé, il me faut de nouveau poser, devant mon regard, ces deux images, tâcher de leur trouver une signification inhérente à leur venue en présence. Certes une première vision nous porte à croire à une homologie : formes identiques d’une composition à l’autre,

 

L’œuvre : Origine et Aboutissement

 

Esquisse / version finale

 

 

couleurs proches, motifs se confondant l’un en l’autre. Mais bien évidemment, cette similitude d’identité, faite sans doute pour nous rassurer (l’identique en soi est un genre de baume posé sur nos plaies, toujours vacantes, réactualisées) n’est rien moins que trompeuse. Å quoi servirait donc que l’Artiste ajoute ici une nuance, supprime là une nervure, pose, plus loin un empâtement si toutes ces actions étaient nulles et non avenues ? En réalité, ce sont ces fins tropismes (voir Nathalie Sarraute), ces minces déclinaisons successives de la toile qui lui confèrent son sens le plus abouti. La description successive des deux phases de l’œuvre fera apparaître, par simple effet de contraste, les différences et, partant, les glissements de sens. Ces derniers seront abordés d’une façon plus approfondie dans la version Finale. 

  

   Esquisse

 

   La Lune est un grand ballon rose flottant tout en haut du ciel. Le ciel est balafré de traits noirs sur fond gris, de traits espacés qui laissent encore paraître la texture céleste en transparence. Ce qui tient lieu de ligne d’horizon (une sourde végétation dissimulant un habitat humain ?), est ramené à une large tache de suie qui macule la toile en son tiers supérieur. La partie libre sise devant le Modèle ressemble à un champ de neige que viendraient ternir quelques salissures. Le Modèle se délimite selon trois zones bien différenciées, le noir de la chevelure, le rouge sombre de la vêture, le gris-vert des pantalons. Å droite du Modèle, posée au sol, une vague forme gris-bleue dont on peut supputer qu’il s’agit, peut-être, de la réverbération du ciel.

 

   Version Finale

 

   Le rose de la Lune s’est adouci, inclinant maintenant vers des teintes lunaires bien plus réalistes. Le paysage végétal s’est légèrement agrandi sur sa droite, enveloppant la face externe de l’astre, noircissant une partie du ciel qui était encore libre lors de la séquence précédente. Juste au-dessous, le « tapis de neige » s’est éclairci, sans doute pour de simples motifs picturaux de mise en contraste des divers éléments de la composition. Par contre, la partie droite de la « neige » crépite maintenant de pure blancheur, laquelle concourt à l’éblouissement des Voyeurs de l’œuvre. Ceci, rapporté aux thèmes et aux concepts qui me sont familiers, pourrait s’énoncer de cette façon : dialectique de l’Ombre et de la Lumière. Le rouge sombre de la vêture s’est accentué, ne laissant plus deviner de parties claires. La tache au sol s’est comme diluée, le gris-bleu le cédant à un bleu Céleste éclairci, alors qu’à la partie extrême de la toile s’inscrit, d’une manière très visible, la projection du Modèle, son ombre portée se perdant dans la touffeur d’un humus diffus.

   Ce qui, à mon sens, résulte de ces infimes décalages, consiste en une dramatisation de la scène, le Modèle paraissant faire face, dans cette trombe de lumière blanche, à l’inéluctable de son Destin. Ainsi acculée au réel, il ne lui sera plus possible de faire un pas en arrière, de rétrocéder en direction d’un passé qui, peut-être, était davantage porteur d’espérance. Autrement dit, l’Être face à lui-même en son aporétique figure. Sisyphe « au pîed du mur », si je puis me permettre cette trivialité qui, cependant, dit bien ce qu’elle veut dire.  Je crois que l’acmé de la composition, son point géodésique absolu, pour employer un vocable topographique, son espace existentiel viennent soudain se confondre, d’une manière  brutale, avec son Ombre. Comme si un genre de malédiction attachée au cheminement humain se dévoilait dans toute l’horreur de son apérité constitutive, cette Épée de Damoclès devenue infiniment visible au point de saturer la totalité de la vision de la conscience de cette Existante-ci, simple reflet de nos Existences sur lesquelles nous avons si peu de prise.

   Oui, cette image de l’Ombre est aliénante au plus haut point, sa surface demeurant modeste, sa collision n’en demeure pas moins immensément funeste pour l’évolution de notre psyché, pour la considération de qui-nous-sommes en notre singulière condition. Mais qu’en est-il de cette Ombre ? Nous condamne-t-elle à être cloués au pilori ? Å cette question certes fort dérangeante, la réponse est cinglante : oui, nous sommes en danger au motif que cette Ombre est notre revers, que nous ne pouvons nullement nous en débarrasser comme nous le ferions d’un vêtement usagé, que plus nous l’ignorons, plus elle se manifeste à nous dans une sorte de gigue inquiétante. Nous retournant brusquement sur nos pas, nous penserions, naïvement, pouvoir en saisir la silhouette fuyante, mais en vain ! L’orange se défait-elle si facilement de son écorce, le bousier de sa tunique, la fleur de ses pétales ?

   Nous disons « Ombre » mais qu’entend-on par-là ? Le nécessaire complément d’une lumière ? La simple projection de l’aiguille sur la surface du cadran solaire ? L’Ombre n’est-elle pas plutôt ce vivant archétype tel que déterminé par Carl Gustav Jung, à savoir la partie interne de notre peau, la confidence de notre chair, le trophisme inapparent de nos tissus, l’écoulement, à bas bruit de notre sang, les stases lentes de notre lymphe ? Oui, certes, Individus émergeant dans la clarté du réel, mais Individus tissés d’ombre, marqués d’obscurité, maculés de ténèbres. Cette Ombre, telle que définie par le Fondateur de la Psychologie Analytique, n’est rien d’autre que la totalité des refoulements dont notre Inconscient est le réceptacle. Å défaut d’en dresser la liste exhaustive (celle-ci est, par nature, infinie), nous pouvons en définir quelques saillies.

   Ombre : nos errances amoureuses, lesquelles, parfois, ne font que chuter de Charybde en Scylla.

   Ombre :  ce que nous aurions voulu savoir, porter à notre connaissance, il n’en demeure que quelques bribes éparses.

   Ombre : ces vivantes hallucinations qui se nomment « fantasmes » que nous précipitons dans le secret d’illisibles oubliettes.

   Ombre : désirs inexaucés.

   Ombre : ces lapsus qui gravent en nous les stigmates de l’inaccomplissement.

   Ombre : ces œuvres dont nous ne parvenons à percer l’énigme, elles nous mettent en situation d’échec.

   Ombre : ces pensées sourdement occultées dont nous tremblerions qu’elles soient découvertes.   

   Ombre : notre posture, parfois, « d’in-humanité », nullement le souhait de la perte de l’humain, seulement le reflux de notre confiance en ses possibilités de rayonnement universel.

   Ombre : notre refuge dans un égoïsme natif, il nous protège des Autres (du moins le croyons-nous), mais ne nous affermit nullement dans la conscience que nous avons de nous, dans l’estime que nous nous portons, dans l’assurance d’être dans la vérité.

   Si nous accordons beaucoup de crédit à la Raison, à sa capacité d’éclairement, cependant ceci n’infirme en rien la puissance de ce qui constitue son envers, ce sombre, cet inintelligible qui nous affectent tout autant et déterminent le chemin en lequel notre forme errante cherchera à effectuer ses pas.

  

« La clarté ne nait pas de ce qu’on imagine le clair,

mais de ce qu’on prend conscience de l’obscur. »

 

C.G. Jung  - « L’Âme et la vie »

 

*

 

   Puisque le fil rouge dont il s’est agi jusqu’ici repose sur le phénomène de l’interprétation, il convient d’en réaliser, maintenant, un genre de synthèse ou, tout au moins, d’approfondissement de son essence. L’interprétation n’est nullement une coquille vide, un donné, un a priori dont les contours seraient toujours à définir. L’interprétation repose sur des fondements pluriels qui, le plus souvent, outrepassent notre possibilité de compréhension à leur sujet. Lorsque je vise cet objet pictural, le Modèle face à son paysage abstrait, je ne suis pas vierge d’informations, je possède un contenu, un large éventail de perceptions-sensations, une foule d’impressions, des ressentis, des vécus. Et dans le présent de ma prise de conscience, toute cette collection de signes, cette masse de signifiants avec leur charge infinie de sèmes, je n’ai nullement à les créer sur-le-champ au motif qu’ils sont archivés dans les feuillets de ma conscience. Et, ici, l’on comprendra aisément que le socle sur lequel s’exercera mon travail interprétatif, bien plutôt que de surgir du présent, de son instantanéité, viendra en droite ligne de ce passé qui jusqu’ici m’a constitué, dont ma mémoire est le naturel réceptacle. Ce n’est que par le jeu des homologies et des différences, des éloignements et des rapprochements avec des expériences vécues jadis, que le Modèle posé devant moi, précisera le contenu de son essence. Ce Modèle donc, en évoquera un autre déjà rencontré, ce paysage fera fond sur d’autres paysages plus ou moins semblables, ce ciel appellera un autre ciel, cette ombre portée, une autre ombre portée. Phénomène de l’interprétation jouant en abyme avec d’autres phénomènes interprétatifs oubliés par ma vigilance, nullement par mon activité mémorielle sous-jacente.

   La métaphore de l’Arbre, une fois de plus, vient à notre secours : ma vision actuelle du phénomène (ce Modèle-ci) fait signe en direction du tronc, de l’écorce, des branches, des ramures, des frondaisons, simple double d’un phénomène plus ancien (ce Modèle-là), lequel peut être symboliquement rapporté aux racines, aux radicelles, au rhizome. Dit de manière différente :

 

toute interprétation résulte d’un emboîtement,

d’un enchâssement d’une image présente

en une image ancienne qui en constitue

la condition de possibilité,

« l’archétype » en langage jungien.

 

   Énonçant ceci, cette dette de l’interprétation actuelle vis-à-vis d’une interprétation inactuelle qui la précède et l’accomplit, on en déduira, facilement, l’importance toute particulière du motif de la réminiscence, lequel, à son tour, est redevable de celui des affinités. L’on ne retient, de façon élective, faits et impressions, émotions et ravissements qu’à la hauteur de cette sélection (ou de cette élection) qui constitue notre essence singulière, qui nous attribue tel visage de préférence à tel autre sur la grande scène mondaine. Comment alors, estimant l’importance cardinale du propre de la réminiscence, pourrions-nous en faire l’économie ? Afin d’exercer et de faire reconnaître notre droit en ce domaine, parodiant le « Contre Sainte Beuve » de l’Auteur de « La Recherche », nous faut-il énoncer un « Contre Proust », indiquant par-là notre revendication de nous approprier de façon exemplaire cette conscience d’image du passé, de ne nullement la circonscrire aux limites d’un ouvrage, fût-ce un chef-d’œuvre.   

   Disant, ici, la Lune comme ce « grand ballon rose » ; là le sol comme « un champ de neige », plus loin évoquant la « réverbération du ciel », ce ne sont, sans doute, que des réactualisations successives d’expériences de l’enfance, de l’adolescence, de l’âge adulte, chaque phénomène ancien jouant comme moteur, comme puissance métabolique intellectuelle donnant lieu à la situation présente au cours de laquelle, en tant que Sujet, je tâche de m’approprier les thèmes et forces de cet Objet qui me met au défi de le comprendre de le « saisir, prendre » (selon sa valeur étymologique), mais surtout de l’interpréter, de lui conférer les assises singulières qui sont les miennes par rapport au réel se montrant. Å la manière de Proust et singulièrement de nos propres réminiscences, substituons à la « petite madeleine », cette gaufre amoureusement préparée par notre Aïeule, nous en avons encore le goût au bout de nos papilles. Substituons au « souvenir de Venise » celui de ce village éblouissant de blancheur tapi tout contre les roches brunes. Substituons au souvenir des « arbres aperçus du train », cette haie semée de buissons blancs devinée depuis le lieu secret de notre voiture. Substituons au surgissement de « Balbec », celui d’une brume dissimulant en ses plis de clarté telle ville fantôme.

   L’on comprendra facilement qu’à ce discours sur les ombres, précédemment tenu, après l’évocation des sublimes réminiscences, puisse succéder une autre parole bien plus positive, plus ouverte, laquelle ménageant des niches de clair-obscur (les réminiscences), dans les plis de suie de l’existence nocturne, quelque chose comme un astre lumineux puisse allumer le feu de notre conscience, le rendre libre de soi, le porter à la dignité d’une très singulière expérience.

   Et maintenant, il me faut aborder le problème de la différence fondamentale entre « comprendre » et « interpréter », quitte à y amener une inclination toute personnelle. Si je vise ce Modèle de la toile avec suffisamment d’attention, le temps de ma réflexion fera apparaître, inévitablement, si du moins ma visée est juste, le Modèle en soi, avec les belles facettes de son essence. Cette première action de « saisir, prendre » (valeur étymologique), me révélera la chose en son objectivité, en sa réalité-vérité. Mais en demeurer là occulterait le sens profond de son être, il faut aller plus avant. C’est ici qu’entre en jeu le superbe motif de l’interprétation, lequel reprend la compréhension, la dilate, la porte à son accomplissement le plus exact. Ici se donne ma part de subjectivité (mes expériences vécues, mes connaissances, mes réminiscences), singulière, irremplaçable, celle qui me particularise face à l’universel mondain. Cette dimension intra-personnelle, métaphysique, transparaît d’une manière évidente dans deux définitions de l’interprétation fournies par le dictionnaire :

 

« indication de l'avenir par un songe » ;

« Action de reproduire (un modèle ou la nature)

de manière personnelle, selon sa propre vision des choses. »

 

   Oui, la pointe la plus avancée de notre être se fraie un passage dans le tissu serré du réel objectif, y introduit le coin de notre lucidité, y lance les lianes de notre vie la plus souterraine, la plus cryptée, celle qui anime notre essence.

   Comment mieux dire cet approfondissement intime des choses qu’à y inviter le « songe », qu’à y faire se produire notre « propre vision des choses » ? Certains, Certaines y reconnaîtront peut-être la trace de cette « chair du milieu » qui traverse mes écrits d’une façon itérative. C’est dans ce passage (cette métaphore) que se joue l’enjeu décisif de notre présence auprès du divers, du multiple, du foisonnement du donné auquel il nous est loisible d’opposer la certitude de nos réminiscences, de faire fleurir la joie qui y est contenue en germe, laquelle ne demande qu’à connaître sa juste et belle efflorescence.

   Pour clore ce long article, sans doute est-il utile d’en synthétiser le contenu en une formule ramassée, comprendre la compréhension, interpréter l’interprétation, comme si l’entière vérité se trouvait effectuée dans la figure étrange de la tautologie. La compréhension est le phénomène précurseur de l’interprétation. Il faut avoir réalisé l’emplissement d’essence (l’objectalité) de l’Objet (du Modèle), l’avoir saisi en sa plénitude avant de pouvoir exercer sur lui le processus d’interprétation, le prendre en soi pour soi et l’amener là où le sens le plus accompli doit se déployer (à l’intérieur de notre conscience), en nous, là où nous attendons la révélation des choses en même temps que la nôtre. Un sens (de l’Objet) en contient un autre (du Sujet) et ainsi se donne corps ce qui, depuis toujours, attend, l’éclosion du réel en sa texture la plus fine, une vibration de cristal.

   Sans doute le moment est-il venu de remercier le talent de Barbara Kroll, lequel, de l’Esquisse à la forme de la Version finale, trace le sentier d’un entendement exact de ce que l’Art a à nous dire, que le travail du concept porte au jour dans une manière d’évidence heureuse.

 

 

  

 

 

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