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[En guise d’introduction au thème du passage
Le texte qui vous est proposé ci-après, comme suite à une méditation du Poète Rainer Maria Rilke, essaie, au travers des motifs de l’Art, de la Littérature, de la Philosophie, de tracer une voie possible dans la complexité du passage qui, bien évidemment, n’est que le reflet des phases successives de ses différentes positions et actualisations. Traiter d’un tel sujet est redoutablement complexe pour la simple raison que l’essence de ce passage s’abreuve à plusieurs sources simultanément : à la source existentielle dont il constitue la nervure essentielle ; à la source temporelle qui tresse, chaque heure qui passe, l’immuable tissu ; à la source spatiale en laquelle tous les corps figurent à l’intérieur même de leur propre tracé. Cette intrication du sens, cette constante interpénétration réciproque des figures qu’il revêt nous le présente sous l’aspect du clignotement itératif, de la mouvance ininterrompue, d’une myriade de fragments qui ne sont guère loin de nous faire penser aux glissements colorés, l’un en l’autre, des fragments du kaléidoscope.
Le motif du passage donc, se donne parfois dans la pure évidence, parfois, ce ne sont que quelques rapides résurgences qui en trahissent l’inapparent trajet. Que le Lecteur, la Lectrice, informés de cette diaprerie du réel s’arment de patience et gardent, en quelque chemin méditatif, en quelque voie contemplative, en quelque canal onirique, cette mesure du passage, laquelle peut, analogiquement se dire sous les formes croisées du « chemin », de la « voie », du « canal ». Aussi bien en eux-mêmes qui ne sont que les harmoniques de cette belle et à la fois terrible mouvementation.]
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« …tout me traverse à une vitesse folle, l’essentiel et le plus accessoire, et aucun noyau, aucun point fixe ne peut se former en moi : je ne suis que le lieu d’une série de rencontres intérieures, un passage… »
Rainer Maria Rilke
« Lettres à Lou »
Oberneuland près Brême
Le 10 août 1903 [lundi]
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Oui, un passage et quel passage ! Il ne se passe nulle journée qui ne me pose la question de son début, de sa fin, tellement je voudrais que les choses soient bornées, cernées d’un fin liseré, encloses en leur être, ainsi pourrais-je les observer depuis un point fixe et arrêter un instant ce cycle ravageur dont personne ne pourrait percevoir la forme parfaite parce qu’achevée. C’est bien là la question essentielle, que sommes-nous dans ce continuum, si ce n’est ce chiffre noyé parmi les eaux tumultueuses des autres chiffres ? Å peine la consistance d’une goutte transparente, attristée de sa fragilité même, ne sachant nullement se différencier du peuple contigu des autres présences. Se connaître ne consiste-t-il à s’affirmer, à se détacher de ce qui fait encontre et trouver sa singularité, la faire émerger de ce fond d’ennui qui est toujours celui de la confusion, de l’emmêlement, de la gémellité et nous nous percevons telle une bernique soudée à son rocher, prisonnière de ses mouvements. Je sais, la métaphore est naïve, indigente, elle est à la hauteur de l’affliction dont elle est le miroir !
Avancer dans la vie de son propre pas, sans se soucier des pas des Autres, eux qui vous rivent à des existences conditionnées, eux qui vous métamorphosent en chien de Pavlov, ils appuient sur un bouton et vous répondez à leurs étranges stimuli par un simple et comique jet de salive. Malgré vous, ils vous figent dans cette posture d’automate qui ne peut que vous réduire au silence du végétal, à l’immobile du minéral. Å leur contact, à leur désir que vous leur rendiez des comptes, vous vous êtes rangé au motif d’une universelle loi : il faut nager dans le flux communautaire et ne nullement chercher à emprunter les bras dérivés, lesquels eussent pu vous conduire à la spatialité d’une lagune, cette immense liberté symbolique. Non, je ne peux être libre seulement à partir de moi-même, toujours je fais fond sur ce qui me provoque et m’intime de demeurer son serviteur, son valet. Étrange dialectique du « Maître et de l’Esclave » qui fonde le lit de l’Histoire Humaine. Je ne suis que par toi qui me domines et me demandes de rendre des comptes. Quel plus étonnant cheminement pourrait s’envisager que celui-ci, un fil à la patte traçant la marche chaotique du « Peuple des Errants », ainsi me plais-je à nommer mes Commensaux, à commencer par qui je suis, serti telle une gemme dans le chaton de la bague existentielle ?
Si, dans la pure effectivité, « tout me traverse », ce « tout » est d’abord et avant tout cette humanité dont je fais partie, dont je suis sans doute le maillon faible, le ciron ne trouvant sa place que dans ma finitude promise, tout comme l’est l’Amante à son Amant. Un genre de prédestination, une bien curieuse alchimie involutive, la rétrocession de la pierre philosophale en cette matière vile du plomb dont le seul prédicat est la pesanteur, une propension innée à une chute définitive. Oui, car, tel le malheureux Icare, ayant soudé nos rémiges avec une infructueuse cire, notre élévation vers quelque altitude se solde toujours par ce vol qui, de céleste, devient terrestre, terriblement terrestre, un retour à la matrice primordiale, si vous voulez.
De manière à ralentir cette « vitesse folle », je me suis expatrié, j’ai choisi une extrémité de la terre d’Irlande, un peu d’herbe jaunie, un chemin de gravier, une haie de pierres grises, une digue de rochers et le vaste plateau marin constamment agité de houle. Rapidement, mais j’en avais le pressentiment, mon exil, loin de poser un baume sur mes problèmes, n’a fait que les mieux révéler : c’est de moi-même dont j’ai nommé l’exil, en ai rassemblé les conditions essentielles. Certes le Peuple des Errants est loin, mais « loin » ne veut pas dire « absent » et je crois même que j’en ressens la foule anonyme dissimulée ici, sous le vol blanc du goéland, là sous le surgissement du cairn contre le ciel de dalle grise, encore sous les meutes du Noroît qui courent tout le long du faîte de ma chaumière.
Je m’aperçois que, bien plutôt que de me délester de présences que je pensais avoir réduites à des ombres adventices, j’ai emporté avec moi le fardeau de ces consciences toujours bien disposées, mais souvent accusatrices, que dans chaque goutte de pluie se révèle un regard, que dans chaque effusion de brume se dissimule un songe de Quidams rencontrés au hasard des routes. J’en ai déduit que jamais l’on est seul, que l’on prend avec soi, dans le revers de ses basques, tel sourire, telle remarque acide, tel compliment bardé de bonnes intentions, parfois agissant tel un violent oxymore, alors notre existence vibre comme la corde sous le coup de fouet de l’archet.
Que « tout me traverse », ceci n’aurait qu’une importance relative s’il ne s’agissait que de « l’accessoire » (cette rencontre de pur hasard, cet objet oublié au fond d’un tiroir, ce voyage effacé de la mémoire), mais le plus pénible à penser, cette biffure, cette perte de « l’essentiel », ces motifs de pierre vive, ces entrelacs de fiers chapiteaux, ces cannelures de colonnes doriques, tous des signes de l’architectonique d’une vie qui s’érige au plus haut, qui chante sa fugue belle et continue, qui psalmodie selon l’ordre du poème le plus achevé qui se puisse imaginer. Mais, ici, et en dépit de la légitime impatience de quelque hypothétique Lecteur ou Lectrice, force m’est imposée de tracer quelques thèmes de ces essentialités qui sont mes racines les plus fondatrices, mes nervures les plus apparentes, ces saillies sans lesquelles je ne serais qu’une longue et monotone tabula rasa étendue passivement sous la puissance des vents.
Depuis longtemps, déjà, ces forces vives qui sont mes houles intimes se déclinent sous l’espèce de trois noms magiques : Art, Littérature, Philosophie. On prendra soin de remarquer la Majuscule à l’initiale, elle indique ce qui, essentiel pour moi, dresse ma silhouette à l’encontre des ciels lourds et opaques, des diverses chausse-trappes, des terres trop grasses en lesquelles mes pieds ne pourraient jamais rencontrer que l’extrême limite de leur pouvoir : demeurer sur place avec l’impossibilité même, de faire demi-tour. Donc, en permanence, il faut s’arracher au réel, trouver un espace où s’épanouir, vivre comme en sustentation au-dessus des soucis constants qui affectent notre condition, oublier la nasse touffue des contingences, tisser, en plein ciel, le fil arachnéen d’un Idéal destiné à nous sauver des Autres, à nous sauver de nous-même, ce qui, sans doute, est la gageure la plus insurmontable qui soit. Mais confions nos pas, un instant, à cette déréalisation dont l’Art a le secret. Demandons à « Transfiguration » de Bill Viola, de poser, pour nous, visuellement, le mystérieux phénomène du passage.
Trois étapes d'une vidéo de la série transfiguration, 2007
Bill Viola
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Certes, nous n’attendons nullement que, pour nous, il saisisse la figure de l’être en son essence entièrement déterminée, seulement qu’il nous place au seuil de la question et, maintenu dans cette tension, nous puissions, au moins temporairement, figer le flux du passage, le décomposer en phases successives qui seront autant de minces catharsis, de purgations de l’âme en lesquelles nous prélèverons un substantiel repos. L’image de Viola est tout aussi fascinante que dérangeante pour le cheminement de notre psyché. Elle joue subtilement sur la nature bisexuée de l’androgyne, manière de miroir de Janus, à double face, d’un côté le principe masculin, de l’autre le féminin, la carnèle (thème récurrent dans mon écriture) jouant le rôle de médiateur, de zone intermédiaire entre ces deux états de la nature. Originairement, nous, les Humains, sommes marqués au fer rouge par ce motif du passage, de l’entre-deux, de l’écartèlement, position inconfortable de ce liseré de la carnèle qui, tantôt regarde d’un côté, tantôt de l’autre, dans une manière d’inquiétante oscillation. Identiques en tous points, au fléau de la balance s’inclinant successivement du côté du plateau le plus chargé, ce plateau n’étant jamais le même, soumis aux hasards des échanges et des valeurs existentielles.
Aussi, commenter cette troublante image, constitue-t-il un exercice périlleux, une manière de jonglerie hésitante, une progression de fildefériste au-dessus du vide, la perche cherchant, constamment son point d’équilibre qui, toujours varie selon la position relative du corps dans l’espace. Le personnage situé au point de départ de l’image offre, bien que dans le flou, un statut clairement déterminé. Il s’agit d’une Femme située dans une pose esthétique, poitrine nettement visible, centre de l’ombilic dans la lumière, une jambe émergeant de l’ombre. Nul besoin d’apercevoir son sexe pour dire sa forme et son évidente douceur, un retrait en Soi. Alors, bien évidemment, c’est la seconde image dans l’ordre du temps qui va nous poser problème. Ici, l’indécis, le nébuleux, se sont accentuées et la forme générale du Modèle semble se draper dans une chevelure d’eau, comme pour mieux nous égarer. La poitrine se devine, mais seulement en sa moitié. Et, notation perturbante au plus haut degré, ce sexe féminin dont nous supputions la naturelle pudeur, voici qu’il se dresse sous la forme d’une hampe vigoureuse qui ne nous laisse nul doute quant à sa virilité toute masculine. En cet indéfinissable endroit, se joue le point focal de la métamorphose : la larve est dépassée, l’imago n’est pas encore atteint, seule la nymphe se donne comme le réel le plus vraisemblable à disposition. Alors il convient de s’interroger sur ce sibyllin état de la nymphe dont l’étymologie nous dit : « divinité des fleuves, des bois ou des montagnes, représentée sous les traits d'une jeune fille, dans la mythologie ». De ceci nous retiendrons l’idée de Nature sous-jacente aux termes de « fleuves, bois, montagnes », ce qui fait immédiatement signe en direction de la Phusis des Anciens Grecs, cette puissance indéterminée, partout agissante, principe des principes de la présence des êtres, mais nous y reviendrons.
Quant au personnage de droite, l’imago, la phase terminale de l’être, le moins que l’on puisse dire c’est que le caractère masculin est devenu un genre de « Volonté de puissance », une force à l’état sauvage, peut-être un être de nature sylvestre, racinaire, hirsute, accomplissant en cette séquence terminale le cycle de l’Éternel Retour, invagination dans les profondeurs immémoriales des choses, obscurité fondamentale, Ombre d’où, plus tard, la Lumière naîtra. Nous sommes donc, nous les Hommes et Femmes à la jonction de ces caractères contradictoires, de simples émanations de cette violente réalité oxymorique, laquelle rebat toujours les cartes du jeu humain, à tel point que nous sommes habités de foudre, de tonnerre, mais aussi d’eaux calmes, mais aussi de brusques résurgences, amis aussi de longs temps de léthargie. C’est le mouvement interne de la Phusis en nous, ses soubresauts et convulsions, ses stases et ses rebonds, ses hésitations et ses brusques décisions qui nous façonnent de l’intérieur, nous chamboulent, nous êtres de passion mais aussi de détachement, d’ataraxie, êtres de foncière incomplétude, parfois de vide sidéral.
Cette figure hautement dialectique, cette confrontation permanente des opposés, des contradictions en nous, se résume aisément sous la formule bien connue du Manque et du Désir, ce sont nos insuffisances et nos excès, nos abandons et nos résolutions, nos espoirs et nos craintes qui s’inscrivent, tantôt à notre crédit, tantôt à notre débit. L’origine, en nous, a gravé cette Loi impitoyable dont nos Géniteurs ont été saisis à l’instant foudroyé de leur décision de notre mise au monde. Mais eux, les Géniteurs, mais nous les Créés, ne sommes nullement les Ordonnateurs conscients d’un tel phénomène, les conséquences seulement, alors que les causes se perdent dans la mangrove touffue du Monde en sa venue au paraître. Telle la Rose de Silesius, qui est « sans pourquoi », ce confondant surgissement de l’être depuis son bouton jusqu’à son déploiement floral, analogiquement, de sombres et énigmatiques violences pullulent en nous, d’illimités potentiels s’agitent en tous sens, des torrents cascadent et nous tourneboulent jusqu’au vertige.
D’une manière totalement engagée, nous nous inscrivons sous la bannière de ces forces irréductibles à la seule compréhension humaine. De l’ordre du rouage parmi les autres rouages, simples mécaniques horlogères, le temps qui passe fait en nous son sabbat continuel sans que nous ne puissions en rien en modifier le cours. Cette temporalité qui s’impose à nous est ce qui, à la fois, creuse le lit de la tragédie, à la fois initie cette beauté sans égal de notre destinée. C’est au motif de ces formes contrariées, de cette esthétique hautement affirmée, paraissant nous ôter toute liberté, que nous pouvons faire se lever, à l’encontre, une éthique semant sur notre chemin les étoiles décidées de notre propre destin. Souvent, il m’arrive de méditer sur le passage des oies sauvages dans la vaste étendue du ciel. Sont-elles au moins libres de leur trajet, ont-elles une conscience, fût-elle infinitésimale, de ce flux sur lequel elles volent, dont, jamais elles ne pourront se détacher qu’au prix de leur disparition définitive ? Quelques plumes égarées dans le fleuve du ciel témoigneront de ce qui fut, cette course en soi, au-devant de soi, ce saut dans l’inconnu, ce vol comme seul motif d’une vie.
Voici, je crois qu’en cet instant de ma méditation, il est temps de convoquer la Littérature et d’y découvrir ce beau motif du passage qui, s’il nous inquiète, requiert l’entièreté de notre personne au motif qu’il est constitutif de qui nous sommes. Ce motif rayonne, éclate, disperse ses mille spores inquiétantes dans cette magnifique œuvre de jeunesse de JMG Le Clézio, « Terra Amata », œuvre lucide s’il en est, analyse existentielle en profondeur, peut-être rarement abordée dans les pages de la littérature, sauf chez Beckett, Cioran, Miguel de Unamuno. Mais lisons la quatrième de couverture de cet ouvrage :
« Il était une fois un petit bonhomme, il avait quatre ans. Il s'appelait Chancelade. On pourrait parler de quatre étapes sur le chemin de sa vie : quatre ans, douze ans et demi, l'événement de la mort de son père, vingt-deux ans et la vie commune avec Mina, sorte de long dialogue sur l'immortalité de l'âme ou non, et enfin le passage en une nuit de vingt-deux ans à quatre-vingts ans. En effet, Chancelade autrefois avait été fort frappé par un mot de sa grand-mère, un mot qu'il avait jugé être le comble de la tristesse ; elle lui avait dit et elle avait quatre-vingts ans : "La vie est si courte". D'où la volonté de Chancelade de vivre intensément, de ne pas perdre une seconde, et d'être sans cesse au niveau de cette rumeur de la vie et de ce qui pourrait l'être. C'est donc une fête continuelle, un émerveillement, une vraie joie, mais précaire, menacée... »
Alors ici, d’une manière paradoxale (mais, constitutivement, nous sommes Tous, Toutes, êtres du paradoxe), Chancelade prenant conscience de cette aporie du passage, n’aura de cesse de les multiplier ces passages, espérant en ceci dilater le temps, se rendre immortel en quelque sorte. Dans un chapitre intitulé « Puis j’ai vieilli », le héros Le Clézien trace une route, la sienne propre, qui n’est qu’errance inquiète sur les chemins escarpés du Monde :
« C’était la route inconnue qui avançait à travers le temps, comme ceci, doucement, doucement. Les femmes, les hommes, les chiens et chats, les pigeons, les blattes avaient marqué leur chemin sur la terre, sans y penser. Ils avaient laissé des traces pour qu’on les suive, un jour, au hasard, jusqu’à leurs tanières. Ils avaient signé leur vie au passage, abandonnant un peu d’eux-mêmes à chaque seconde qui s’écoulait. Leur sueur avait taché le sol, et leurs écailles, les miettes de leurs peaux, leurs poils, leurs déchets disaient qu’ils vivaient encore, qu’ils n’avaient pas cessé de vivre. »
Ce texte est sublime d’intelligence ce que confirme, à l’envi, la qualité singulière de l’écriture. « Doucement, doucement », le passage est insidieux, le temps fait ses stases sournoises au centre des corps, fait ses rétentions malignes au plein de l’esprit, une lente invagination qui vous boulotte de l’intérieur, « sans y penser », à votre insu et l’affliction est d’autant plus radicale qu’elle vous inonde à bas bruit, qu’elle s’empare de vous telle la liane qui entoure le tronc. Et nul n’échappe à cette course vers la mort et « les femmes, les hommes » deviennent les égaux des « pigeons et des blattes », simples existences recluses en « leurs tanières ». « abandonnant un peu d’eux-mêmes à chaque seconde », la formule est saisissante, marquée au sceau d’une réalité verticale, hommes, femmes, simples rebuts de l’existence se déclinant sous la forme hautement péjorative des « peaux, poils » et autres « déchets », autrement dit le passage se retourne en chiasme sur lui-même et procède à sa propre auto-mutilation, à son intime destruction.
Alors, « le petit garçon Chancelade » devenu subitement vieux, rencontre une jeune femme au cours de l’une de ses errances de vieillesse :
« Le petit garçon Chancelade vit que la jeune femme le regardait avec ses yeux brillants. Il essaya de sourire, mais à cause de sa bouche édentée, il n’arriva à produire qu’une vilaine grimace.
« Écoutez-moi, dit-il, et sa voix se mit à chevroter ; « écoutez-moi – Je vais vous dire, pendant qu’il en est encore temps…Vivez chaque seconde, ne perdez rien de tout ça. Jamais vous n’aurez rien d’autre, jamais vous - « Il hésita un peu : « Jamais vous ne recommencerez ça…Faites tout…Ne perdez pas une minute, pas une seconde, dépêchez-vous, réveillez-vous…Demain-Demain, c’est vous qui serez là, assise sur ce banc…C’est terrible, je-vous… »
Ce qui est étonnant, dans cette figure métamorphique décrite par l’Écrivain, c’est l’irruption instantanée d’une temporalité ramassée, condensée, cristallisée, qui nous renvoie à la situation brusque et définitive du Héros des tragédies antiques découvrant la soudaine irrémissibilité de leur singulier destin, passage d’un temps humain à un temps inhumain, tranchant effet de loupe, surgissement du macroscopique dans le microscopique existentiel, en un mot, passage des passages au terme duquel « le petit garçon Chancelade », devenu « le vieux monsieur Chancelade », ne peut, sublime effet paronymique, que constater le « chancèlement » définitif d’une vie a bout de souffle, à bout de course. Le « premier Le Clézio » est coutumier de ces raccourcis, de ces hautes métaphores métaboliques, de ces convergences et fusions spatio-temporelles qui atteignent en son cœur le plus vif l’essence même de l’Homme. Et ceci, beaucoup semblent l’oublier, est tout à fait admirable. L’invention sans précédent des premiers ouvrages trouve peu d’exemples, si ce n’est aucun, dans la littérature du XX° siècle.
Pour apporter une touche supplémentaire à cette idée de passage dans les lettres, qu’il me soit permis de citer encore, une autre quatrième de couverture, celle qui essaie de nous éclairer sur les arcanes de ce livre mystérieux, ésotérique, de Serge Meitinger, parfois proche d’une spiritualité, « Le livre des passages » :
« L’homme, ce passant, cet être de voyage, ne peut s’interdire le rêve d’une installation dans le passage : un point fixe dans la suite des points d’appui, un fil rouge tressé comme une corde de rappel. Dans ce but il scrute les moments où cela semble se retourner : la présence en absence, le vide en plein, la force en faiblesse, le passif en actif, l’affirmation en négation, le mouvement en repos et vice-versa. Mais il n’y a pas de synthèse possible dans cette dialectique, ni d’ataraxie. Nul terme ne transcende la voie pas même la vertu, malgré les encore belles apparences de certains dogmes ; nul n’arrêtera le moment, le mouvement, ces jumeaux étymologiques, sous le prétexte indu qu’ils seraient soudain devenus très beaux, pas même ce livre qui prétend pourtant s’appeler Le livre des passages. »
Que doit-on déduire de ceci si ce n’est que le passage n’est jamais qu’un retournement en chiasme, par exemple la Présence en Absence, qui n’est que bouleversement existentiel, dont le parangon se trouve totalement situé dans la perte d’Eurydice par Orphée. L’histoire d’Orphée tient tout entière sous la mesure des passages : passage du royaume des Vivants au royaume des Morts ; passage du Voilement d’Eurydice à son Dévoilement par le regard, qui signe la perte de l’Aimée ; passage de la vie parmi les Hommes à la vie Solitaire au milieu des forêts. Le passage est donc le sens en acte, tout comme l’intervalle entre les mots est sens du langage ; tout comme l’intervalle entre jour et nuit est sens du temporel. Tant que le passage va de soi, qu’il n’y a nul hiatus entre les phénomènes, tout paraît normal, affecté d’une touche d’évident bonheur, si l’on peut dire, rien ne fait différence.
C’est lorsque se creuse la dimension du Plein au Vide, lorsque la Force se métamorphose en Faiblesse, que le sens se distend, s’annule, lui qui ne peut exister que selon la tension entre deux termes, selon la relation entre deux bornes. Car le lien qui unit les opposés, tant qu’il reste perceptible, actif, la pérennité des choses est assurée, leur flux réciproque assuré. Mais que le moindre incident intervienne dans le tissu serré de la signification et, alors, tout va à vau-l’eau. Comme le précise l’extrait situé plus haut « il n’y a pas de synthèse possible dans cette dialectique », chaque pôle existant pour soi constitue le point de rupture à partir duquel plus rien ne tient, tout s’écroule. Orphée n’est lui-même en son essence plénière qu’à se refléter dans le miroir que lui tend le regard d’Eurydice. Plus de miroir, plus d’Eurydice, plus d’Orphée !
Passage et philosophie – Peut-être, ici, convient-il de retourner à cette terre d’Irlande citée plus haut, qui sert de cadre topologique à cet exposé. De poser ce paysage en guise de commentaire à la célèbre assertion d’Héraclite : « On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve. » Certes, tout est changement, nous d’abord en qui le temps imprime sa fraîcheur, puis le sérieux de la maturité, puis les rides de la vieillesse. Triade « changement, transformation, métamorphose, » telle que brillamment conceptualisé par Catherine Malabou dans son essai : « Le change Heidegger ». Mais demeurons sur les terres d’Irlande.
Le jour est à peine levé et la mer à l’horizon est un simple fil noir, une sève immobile en attente d’être. Le ciel n’est pas encore venu, il attend quelque part dans l’espace qu’une forme lui soit donnée. Les grains blancs des nuages sont si serrés qu’ils paraissent tel un frimas que le jour talque si légèrement. Le chemin de gravier, la haie de pierres grises, les touffes d’herbe rare, tout ceci semble en sursis de soi comme si, du plus loin de l’exister, un ordre devait se lever afin de mettre les choses en mouvement. Le toit de chaume se perd dans sa brume d’étain, la chaux des murs est repliée sur son propre mystère. Les volets sont clos, la porte amarrée au seuil. Ici, tout se retient dans une manière de léthargie que l’on penserait intemporelle, à l’abri des atteintes du temps, des morsures de l’âge.
La triade « changement, transformation, métamorphose » a bien de la peine à naître à elle-même, elle est comme enkystée, simple ombilic, étrange omphalos en lequel le sens n’est qu’une graine inconsciente d’elle-même, une manière de mesure simplement, originairement chaotique, que le premier rayon de soleil accomplira selon l’ordre d’un premier cosmos. Cosmos : mise en ordre du Monde. Cosmos, autre nom du Sens. Cosmos : toujours présent à titre virtuel dans les plis complexes, irrévélés du Chaos. Primitivement, le Sens n’est que ceci : passage, échange, médiation d’une réalité à l’autre, d’une dimension d’irrévélé à celle du révélé. Statut ontologique hautement placé sous le registre de la transmutation, de la modification, de la conversion et, pour finir, à l’extrême pointe de ce qui vient à nous, de l’altération, de la corruption.
Ce paysage-ci n’est nullement définitif, il vit à l’unisson des plantes, des oiseaux, des hommes. Ce paysage est un fruit, une grenade refermée sur l’éclat de ses graines pourpres. L’ascension du soleil dans le ciel, la course rapide des nuages, la houle sur la mer : grains qui s’ouvrent au jour, qui varieront selon la pente de la lumière, selon les regards divergents qui s’y appliqueront, selon le ton fondamental de la conscience qui les visera. Tout, dans la journée sera ouverture, dilatation, tout fera effraction, que le crépuscule ramènera à de plus justes proportions, que la nuit ensevelira dans ses plis d’ombre. Et le lendemain, tout recommencera, le dépliement du jour, la levée des hommes au bord du Monde, tout se donnera selon passion ou bien tristesse, selon avancée ou bien recul, selon exultation ou bien retrait. Ainsi, la métaphore explicative pourrait-elle livrer, à l’infini, le luxe de ses variations, la richesse interne de ses possibilités, la polychromie de son paraître.
En toile de fond de notre méditation partagée, la phrase d’Héraclite : « On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve. » Afin d’être dans le cœur vibrant (métamorphique) de la sentence, je crois qu’il faut jouer sur les deux axes du paradigmatique et du syntagmatique et tâcher d’y décrypter ce sens latent qui s’y dissimule. Prêtons-nous, d’abord, au jeu des permutations selon l’ordre paradigmatique :
« On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve. »
Qui, aussi bien, pourra devenir :
« On ne regarde jamais deux fois le même paysage. »
« On n’aime jamais deux fois la même femme. »
« On ne peint jamais deux fois la même toile. »
Une rapide analyse nous permet de déduire que les remplacements lexicaux de l’axe paradigmatique n’affectent nullement la signification globale de l’axe syntagmatique. Quel que soit le cas de figure, le paysage, la femme, la toile, le motif du changement est identique, le thème du passage aussi radicalement exprimé. On constatera que le noyau fixe de l’énoncé, son invariant ne tient qu’en deux adverbes (« ces parties du discours neutres et invariables ») : Jamais – Même. Le caractère de cet énoncé se dit sous la forme négative. Transformons-le en sa forme positive : Toujours – Différent. La proposition d’Héraclite devenant alors :
« On se baigne Toujours, dans un fleuve Différent. »
La force de la forme positive est de mettre immédiatement le doigt sur le point focal de la signification qui consiste en cette coalescence du Toujours inéluctable et du Différent non substituable. Tel qu’évoqué précédemment dans le cadre de la tragédie antique, c’est bien là la dimension paradoxale, contradictoire, absurde, donc privée de sens du destin humain.
« On n’écrit jamais deux fois les mêmes mots. »
D’où le bel et définitif énoncé rilkéen :
« …tout me traverse à une vitesse folle,
l’essentiel et le plus accessoire,
et aucun noyau, aucun point fixe
ne peut se former en moi :
je ne suis que le lieu d’une série
de rencontres intérieures, un passage… »