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26 mars 2025 3 26 /03 /mars /2025 11:46
Vivre selon soi

                                                            Archeologia dell'anima.

                                                                          Vivere

                                                                Livia Alessandrini

                                                                    Roma 1998

                                                                         coll.pr.

 

 

 

 

                                                               Le 3 Mars 2018

 

 

 

 

               Toi, venue du passé.

 

 

   Que je te dise, malgré l’épaisseur du temps, la faible distance de toi à moi. La géographie n’est rien, l’éloignement si peu, les sentiments beaucoup. C’est comme si hier était là, venu au présent avec sa belle cohorte de souvenirs. Sans doute les êtres ont-ils besoin d’avoir recours au labyrinthe de la mémoire, à la fuite des événements, au flou d’anciennes sensations afin que, séparés, ils en viennent à appeler l’autre comme le fragment dont ils sont, depuis toujours, démunis. Rien ne remplace ceci. Vois donc : des amis ne se sont vus depuis de longues années. Ils conviennent d’un rendez-vous. D’abord une belle émotion les étreint, le rose monte aux joues, les cœurs battent à l’unisson, mais plus vite, plus ardemment. Voici qu’ils échangent, dans une sorte de fièvre, plein de menus faits qu’ils possèdent en commun. Ils devisent autour d’un vin rare, ils dégustent des mets précieux, ils SE racontent chacun leur tour. Leurs yeux sont brillants, leurs lèvres humides, leurs mains émues de s’être serrées. Quelques heures passent. Des nuages glissent dans le ciel. Des mouvements dans la rue proche. Des nouvelles à la radio. Des courses faites en ville dans la gémellité retrouvée.

   Deux ou trois jours ont passé. Bien des propos échangés. Parfois, entre deux confidences, le souffle blanc du silence. Une nostalgie fuit que, bientôt, recouvre un ennui. Des flux de spleen, des tons fondamentaux qui se diluent, des enthousiasmes qui se posent, des spontanéités qui s’émoussent. Bientôt des banalités : le temps qu’il fait, la politique, les modes, la dernière lubie consumériste. Vois-tu, Sol, combien il est difficile de maintenir le cap, de cingler vers la haute mer, de hisser haut le pavillon de la liberté, de faire du foc cette toile tirant à soi la proue du bateau. Oui, tout s’épuise, tout lasse et s’enfuit dont il ne reste jamais que quelques traces sur le tissu lâche de l’exister. C’est bien là l’usure de toute rencontre après que son point d’orgue a été atteint. Le quotidien abrase tout de sa récurrente lame et, parfois, ne s’informe plus qu’une esquisse dont on ne sait si elle pourra durer.

   Au-delà des vitres, de lourdes caravanes de nuages blancs. Leurs ventres érodent les pierres sèches des murs qui courent sur le large plateau du Causse. Parfois même, je croirais entendre leur éboulis, un genre d’écho se perdant dans l’arrondi d’une doline. Ici, sais-tu, il y a si peu de bruit, si peu de mouvement. Des moutons paissent, là-bas, au loin. Je devine le glissement du vent dans la toison de leurs boucles grises. Rien que de bien ordinaire. Rien que de l’infiniment reproductible parmi les mailles serrées du temps. Alors, dans cette souple monotonie, souvent convient-il d’introduire le coin d’une petite fantaisie, le sursaut d’une rencontre, d’y agrandir l’heure au moyen de l’imaginaire. Une œuvre récemment découverte - je vais t’en préciser bientôt les tonalités -, sera le prétexte à ma correspondance. Peut-être t’ai-je déjà entretenu de cela, je suis depuis toujours fasciné par les lieux d’utopie, leur paysage inattendu, la magie qui en émane, le curieux sentiment de liberté attaché à ceci qui, selon de singulières inventions, peut prendre l’aspect du caméléon, à savoir se vêtir du prodige des métamorphoses. Alors prends garde à ceci, la peinture qui va nous occuper, j’en fais mon unique et inentamable possession. Combien ce rapt est étrange. L’artiste est nu. Je suis vêtu. Regarder une œuvre en son fond, en éprouver la douceur de soie, s’y sentir à demeure et il n’y a plus l’épaisseur d’un cil. Je suis l’œuvre tout comme elle est ma propre identité. Fusion et le monde alentour n’existe plus.

   Donc voici la texture de ce « non-lieu » puisque ce qui va apparaître est pure décision de ma conscience, source ineffable de ma rêverie. Evoque simplement un édifice pyramidal à l’étonnante texture : mélange de terre et d’écume, de poudre de lave et de stuc, enfin une matière si étrange qu’elle semblerait venir d’une autre planète. Sa couleur pourrait évoquer celle, métallique, d’une météorite que son entrée dans l’atmosphère terrestre aurait brûlée, dans le genre d’une croûte de pain. A la base, pareille à l’entrée d’une grotte ou d’un abri sous roche, une ouverture en arc donne accès à un monde si secret que nul ne pourrait y entrer sans avoir été, au préalable, initié. A l’utopie il faut cette démesure, cet écart à défaut desquels elle ne serait qu’un site ordinaire, autrement dit une pochette-surprise sans surprise.

   Ce que l’on ne saurait définir avec précision, cette structure extérieure à l’aspect de pierre ponce, c’est ce qui semble ressortir au naturel, à l’artificiel, ce qui est architecture voulue, ce qui est hasard géologique qui en aurait édifié le cône à la manière d’un volcan. Je t’en ai déjà souvent entretenu, l’une de mes anciennes vocations, dont il reste quelque empreinte aujourd’hui, un vif attrait pour la roche sous toutes ses formes, le visqueux d’un magma, les éruptions qui incendient le ciel, les fleuves de feu qui se précipitent dans l’océan en grondant, toute cette sublime activité tellurique qui fait confluer les puissances célestes et chtoniennes dans une même énergie décuplée. Oui, tu reconnaîtras mon éternel lyrisme, ce romantisme mâtiné de sublime, teinté de lueurs mythologiques, animé en son fond de l’éclat des braises fauves de l’inconscient. Une nature volcanique sous des aspects certes policés. Ne sommes-nous pas, nous tous les Terriens, des êtres frappés au sceau d’une belle complexité, une pincée de glaise, une touche de granit, une efflorescence de feu et de soufre, un manteau de glace qui vient en atténuer la rigueur ?

   Ce qu’il te faut discerner maintenant, quelque chose comme un chemin de ronde escaladant sous la forme d’une spirale cette masse alvéolée, trouée en maints endroits. Sans doute est-elle le poumon grâce auquel l’intérieur communique avec le vaste cosmos. A intervalles réguliers mais, pour autant non systématiques, des ouvertures en plein cintre que quadrillent des ferrures, tout en légèreté. Ici et là quelques autres portes se laissent deviner. Des volées d’escaliers relient les espaces escarpés les uns aux autres. Ce qui est ici en tous points remarquable, c’est la belle impression d’unité qui se dégage de l’ensemble. Teintes et volumes se fondent dans une harmonie qui paraît en être l’un des caractères essentiels.

   Et parmi les sentes et les stries d’ombre, comme par l’effet d’une simple distraction, des formes humaines, elles me font penser à ces peintures rupestres du Tassili, ces élancements de sanguine s’enlevant sur les grès rouges du Sahara. Rien de plus beau que cette rencontre de l’homme et de l’environnement qui l’accueille et l’abrite. Ici, dans cette vivante archéologie, tout s’anime et se vivifie dans la simple donation des choses. Tout semble naître de tout. Rien n’excède ce qui est dans le voisinage. Tout semble s’engendrer sous l’effet de la confluence des affinités. Alors c’est une grande satisfaction pour les yeux, un comblement de l’âme que d’être le témoin d’un genre de civilisation apaisée, seulement affairée au luxe d’exister comme si un immédiat bonheur sourdait de la pierre même, se communiquait  à ses hôtes, les imprégnait d’une invisible parole partout répandue, genre d’hymne dont ils seraient les notes inaperçues mais combien présentes à même leur destin, ouvert, lumineux, poudroiement avec lequel ils n’auraient jamais fini d’être en relation.

   Mais, attentive Solveig, combien je te sens inclinée à forer les choses de l’intérieur, à tâcher d’en deviner la pulpe nourricière, à en extraire la moindre ambroisie. Il y a tant de beauté vacante, partout, sur la corolle de la fleur, la joue aimée, la goutte de rosée appelant à elle depuis le grain de sa modestie. L’inventaire n’est nullement terminé. L’utopie est sans limite, ce qui fait son attrait en même temps que sa constante évanescence. Comment en décrire la richesse alors que tout, continûment, se réaménage dans une manière de fable sans fin ? Tu me rejoindras : l’utopie en son essence est fugacité, transition, impression furtive. Faute de ceci elle ne serait que le réel en son opacité. Que pourrions-nous en tirer d’autre qu’un destin commun qui s’effacerait à même sa feuillaison ?

   Fais le vœu, seulement un instant, d’être cette silhouette presque confondue avec la falaise qui se dresse vers le ciel. Quelle serait alors ta sensation sinon celle d’être confrontée à la vastitude ? - les lointains feraient leur étonnant vacillement, là-bas, à la limite d’une brume solaire -, d’illisibles vestiges surgiraient du sol, équilibres de pierres, frontons armoriés, arcs de calcaire, voûtes romanes, ogives gothiques, cirques aux gradins usés, empilements de colonnes doriques, bas-reliefs faisant rouler dans la poussière leurs héros de plâtre. Comment pourrait-il en être autrement ? Utopie est cette démesure ou n’est rien. Alors il faut dilater ses yeux, y engranger ces mille visions qui feront du corps un théâtre antique avec ses chœurs, ses haillons, ses couronnes d’or, ses péplos bariolés, ses guenilles, ses défroques, ses cothurnes de bois qui poinçonnent le sol et l’air, soudain, s’emplit de l’écho de la tragédie, ses masques de terre cuite de Tanagra aux boules des yeux dilatées, immensément énigmatiques. Tu aperçois, Sol, combien il est nécessaire de forcer un peu sa nature, de la convoquer devant le mystérieux, de la confronter à l’ouvert en son illimité. Sortir de soi, autrement dit, pour mieux se retrouver en soi mais avec la dilatation qu’opère une connaissance nouvelle.

   Alors, habitée de ces impressions dont tu ignorais jusqu’à l’existence, tu n’auras de cesse de progresser vers ce sommet qui t’appelle et t’effraie à la fois. Quel vent y souffle-t-il ? Les dieux en toisent-ils la pointe acérée ? La foudre en frappe-t-elle l’éperon ? Y dépose-t-on les condamnés afin que leurs yeux soient dépecés par le bec de quelque rapace ? L’éclair y précipite-t-il son éclatante lumière ? Oui, toutes ces interrogations sont bien vaines. Puisque c’est toi qui décide de la forme de ton utopie - utopie est liberté -, sans doute en feras-tu, sinon « Le Jardin des délices », réplique du Paradis, du moins un espace à ta convenance.

   Pour moi, parvenu au sommet, laisse-moi te dessiner le chemin de ma progression. Eh bien cette étrange Tour de Babel - tu en avais reconnu la sobre élégance -, non seulement bruit de milliers de vocables étranges mais c’est bien son architecture intérieure qui est la plus déroutante en même temps que fascinante. Sans doute rien ne sera plus approchant que la structure d’une termitière avec ses galeries tracées au sein de ce curieux amas d’argile rouge, de sable, de lignite, tous ces matériaux liés  de salive solidifiée. Une impression de légèreté en même temps que d’abri sûr, de demeure intime. Donc me voici tout en haut d’une cheminée verticale qui traverse de part en part cet édifice, avec ses diverticules axiaux (on se croirait au cœur même de la grotte de Lascaux avec son riche bestiaire ornant les parois), des tunnels droits ou bien en pente, des carrefours où l’on se croise en silence, des vestibules à la lumière purpurine, des corridors, des antichambres, des salles aux hauts plafonds, des stalactites en descendent avec leur résille de gouttes claires, parfois de minuscules lacs scintillant dans l’ombre, des barrages de moraine en ralentissent le cours, puis de sourdes cascades progressent vers l’aval dans une manière de glacis translucide comme si le liquide s’était métamorphosé en lent miellat. Bien sûr, tu auras pensé à la vie des fourmis, à celle des termites et, certes, tu n’auras pas tort. Ma première impression a été identique.

   Mais que je te dise, les humanoïdes (j’ai longtemps hésité quant à leur nomination tant leur aspect emprunte à la bête, mais également à l’homme en voie d’accomplissement), ces humanoïdes donc, ont l’allure de scarabées à la tunique luisante, lustrée ; ils progressent debout, leurs mandibules sont en agitation constante comme s’ils méditaient quelque idée profonde en laissant apercevoir seulement une pensée affectée de concrétude, une rumination matérielle, un métabolisme psychophysique de la plus étrange apparence. Les observant longuement, j’ai appris à décrypter leur idiome qui tient de celui du mime, du sourd-muet, de celui des ouvrières dans la ruche tellement leurs parcours itératifs semblent ressortir à un apprentissage, sinon à un pur conditionnement. Savoir ce qu’est cette expérience où la pensée se laisse apercevoir sous les espèces d’une habile mécanique, comment pourrais-je en témoigner ? Une minutieuse horlogerie, un emboîtement de rouages, une symphonie de barillets, une fugue de palettes, un enchaînement de balanciers,  Ceci est tellement sidérant ! Peut-être te suffira-t-il de fixer les mystérieux hiéroglyphes : certains, paraît-il, consentent à chanter, il faut seulement aiguiser le lumignon de sa conscience, le métamorphoser en un dard par la vertu duquel s’opère la désocclusion du secret.

   [Mais, ici, une incise paraît devoir figurer. Sans doute auras-tu perçu la rupture introduite par ce peuple mi-insecte, mi-homme qui habite à l’intérieur, alors qu’à l’extérieur se laissent deviner des formes entièrement humaines. Plus que d’une bizarrerie, il s’agit d’une simple loi d’évolution. Si les humanoïdes à l’intérieur de la « termitière » sont affectés de primitivisme dans leur aspect, dans leur activité, c’est en raison d’une station dans un mode archaïque de développement. Uniquement centrés sur eux-mêmes, entièrement remis à une vie tribale, grégaire, ils ne se dissocient guère encore de la matière qui les entoure, comme s’ils n’en étaient qu’une immédiate sécrétion. Matériellement arrimés ils ne se détachent de leur tunique qu’à en projeter quelques signes graphiques, quelques essais de représentation de la nature qu’ils perçoivent au travers des oculus : animaux dans la savane, humains gravissant les parois après que leur sortie a eu lieu, les projetant dans la sphère anthropologique. Plus ils sont éloignés de l’abri originel, plus leur degré de liberté augmente, plus leur humanité s’affirme.]

   Puisque je parlais d’écriture, autant évoquer la présence, sur toutes les parois, de milliers de calligraphies, d’idéogrammes, de pictogrammes pareils aux tablettes mésopotamiennes, des incisions comme sur les bâtons-messages, de mystérieux signes tels que ceux que l’on trouve qui creusent le calcaire des calendriers d’agriculture. Sans doute me poseras-tu la question de savoir comment ces créatures, mi-insectes, mi-hommes, parvenaient-elles à élaborer un tel alphabet, à l’organiser en des structures nécessairement signifiantes, si ce n’est pour nous, du moins pour elles ? Tu vois, c’est une telle interrogation dont nous sommes saisis à seulement nous confronter à l’impensable. Nous qui pensions l’homme au-dessus de toutes les espèces vivantes, voici qu’il se donne à nous dans ce bizarre métamorphisme, dans cette culture que nous retrouvons inscrite tout le long des galeries. Comment ne pas être émus par cette imagerie d’inspiration préhistorique : profusion de mammouths, bisons, chevaux, cerfs, bouquetins qui s’entremêlent aux représentations humaines, déesses, vulves, hommes en érection, mains positives et négatives ? Bien évidemment, ceci n’est nullement inscrit dans la moindre réalité puisque c’est mon imaginaire qui fabrique, de toutes pièces, ce décor qui pourrait ressembler à une allégorie. Son but ? Peut-être, resituer la place de l’homme dans le concert de l’univers. Lui qui occupe la position centrale, l’obliger à une nécessaire modestie qui le conduira à une posture intermédiaire, à peine dégagée de l’animal, non encore parvenue à sa totale épiphanie, balbutiant, en une certaine manière, s’essayant aux alphabets, à la magie de l’écriture, aux premières projections de l’art sur les parois de sa Babel d’argile et de salive. Une sorte de retour à l’origine, d’immersion dans un état d’innocence dont il ferait le tremplin de ses aventures futures. Ceci, ma passion pour les lettres, les alphabets, les premières manifestations d’une culture, tu en connais la forme obsessionnelle et ne t’étonneras nullement que mon projet utopique en porte la vivante empreinte. Voilà pour les justifications.

   Mon utopie ne pouvait « tenir » qu’à convoquer cet entre-deux, à réaliser ce suspens entre un lointain passé et un futur proche, à initier une origine à partir de laquelle deviner la trame qui s’y dissimule en creux. Ainsi évite-t-on l’aporie d’une génération spontanée. Ainsi pose-t-on un fondement. Je ne souhaitais nullement créer des entités d’extra-terrestres. Pour fonctionner adéquatement, l’imagination, fût-elle fertile, ne saurait s’abstraire d’une généalogie dont nous figurons, aujourd’hui, les figures de proue. Que te préciser encore qui pourrait donner corps à cette cité du songe ? Eh bien, vois-tu, le ventre de cette motte de terre est constitué de dizaines et de dizaines d’alvéoles, toutes semblables, faisant immanquablement penser à des cellules monacales, enduites de blanc, une mince meurtrière laissant percer le jour, n’autorisant cependant nulle distraction, sa taille réduite étant un puits de lumière, non une ouverture commise à l’observation de l’espace environnant. Ainsi chaque cellule est un lieu de méditation, de recueil sur soi, de recherche de ce qui est l’essentiel.

Vivre selon soi

    Tablette pictographique sumérienne

     Source : Dinosoria

 

 

   L’essentiel, ces premiers signes par lesquels l’humain se manifeste en tant que doué de raison : cette main, cet arbre, ce végétal, cette fourche, ces triangles et ces points qui symbolisent, dotent l’intelligence des outils nécessaires à son expansion, son rayonnement. Là et nulle part ailleurs est l’essence insigne de l’homme. Se dire, dire le monde par quelques traces qui deviennent le matériau fondateur du SENS. Oui, Sol, du SENS en Majuscules, tant ceci a de valeur dans le parcours singulier des êtres que nous sommes. Nous disons un seul mot : « Pomme » et le fruit est immédiatement là, disponible, reconnaissable, entouré de prédicats qui le déterminent et lui assignent un lieu dans la vastitude du monde.

   Je dis « Sol » et tu es là près de moi, toi aux yeux où pétille le brun, toi à la peau mate tel le parchemin, toi dont le visage est la parure par laquelle se dit la beauté. Vois-tu, en définitive, tout est histoire d’amour. Non le frelaté, le convenu, le mondain. Non, le vrai, celui qui s’écrit dans des tablettes d’argile, se grave dans les écorces des arbres, s’encre dans la pulpe du papier. Il n’y a pas d’autre vérité. Ecrire, aimer : une seule et même écriture qui dit en un unique élan le lieu de notre être, le lieu de l’altérité qui est notre propre écho, le miroir dont nous procédons afin que notre complétude soit atteinte. Je ne suis moi que par toi qui me donnes acte, qui m’accomplis tel que je suis. Je trace une lettre sur une page et je fais se lever une réalité, la seule qui soit. J’initie un cycle dont le terme sera une efflorescence à partir du rien. Rien n’était présent, tout est présent.

   J’écris « S » et déjà se profile « O » dans son bel ovale et déjà se présente « L » à l’exacte géométrie, cette jonction de l’horizontale et de la verticale, rencontre du nadir et du zénith, conjonction de la terre et du ciel. J’écris « SOL » et déjà se dessine « VEIG », afin que les choses soient dites de toi, du monde. J’écris « SOLVEIG » et, dans le même intervalle, j’écris « Chemin de Soleil » : Sol, Soleil, Veig, Chemin. Sais-tu, graver ton nom, et voilà que se lève l’astre du jour, que s’ouvre le chemin grâce auquel tracer la voie d’une joie. Tous les jours nous disons ou écrivons des milliers de mots sans autre souci que de les évoquer puis nous les oublions sitôt prononcés. Faisant ceci, nous nous dérobons à notre condition d’hommes, d’êtres-parlants, nous clouons au silence ce qui est son prolongement car toute parole s’en détache afin de devenir visible, de n’y pas retourner. Toute voix porte avec elle son coefficient d’éternité. Une chose meurt. Jamais le langage ne trouve sa fin. Par destination il est immuable. Dites une fois « Je t’aime » et ceci ne s’effacera jamais. Le corps à qui il est destiné, les yeux qui le reçoivent, les oreilles qui en attestent l’émission sont infiniment corruptibles, nullement le mot qui aura transcendé tout l’espace du réel pour atteindre  la région des illisibles, des invisibles, là où se recueille toute valeur en son unique et indépassable destin. Dante n’est plus, ses mots sont toujours là, présents, infiniment présents dans sa « Divine comédie ». Comment l’enfer, le purgatoire, le paradis (qui sont plus des états d’âme, des ressentis, des projections de l’esprit que de pures effectivités), pourraient-ils voguer vers leurs fins dernières alors même que leur nature est d’être des fils arachnéens dont nous tissons notre mémoire ? Dante et sa Béatrice ne sont plus, leur amour oui, EST.

   Mais revenons à nos humanoïdes dans le clair-obscur de leur chambre. A quoi donc s’occupent-ils à longueur de journée ? Je parlais « d’essentiel », je parlais de langage. Les termes sont interchangeables. Représente-toi ceci, Sol, ces infatigables ouvriers (ils te font penser à la ruche, n’est-ce pas ? Oui, c’est une ruche où se distille le jour durant, un précieux miel, où s’élabore un nectar, où se diffuse cet irremplaçable gelée royale, breuvage des dieux, breuvage des hommes s’ils savent en deviner le précieux, le non-substituable), donc ces ouvriers sont des scribes qui, à menus coups de stylet, à infimes pressions de poinçons impriment dans la glaise les indices de la vie, ses emblèmes, ses traces de feu ou bien ses étoiles de givre. Toute existence, Sol, se décline sous les deux figures de la prose et du poème. Poème les jours fastes. Prose les jours sans gloire. Patiemment, notre aventure terrestre incise en nous les stigmates qui nous font être ce que nous sommes : une joie, une peine, un amour, une création, une surprise, une rencontre. Nous sommes la résultante de ceci. Nous sommes un livre empli de chiffres et de lettres, de caractères multiples, une confluence de pleins et de déliés, un espace comblé de minuscules typographies auxquelles nous n’avons plus accès, eût-on entrepris un patient travail d’archéologue.

   Les scribes  du passé, il leur faut archiver, le long de milliers d’heures, l’émergence de l’humain en son unique tâche, en ce qui devrait être son ultime préoccupation, témoigner de ce passage, tracer son sillage de feu. Comment sortir de l’obscur des espaces infinis, dépasser les trous noirs, être présence au monde hors des signes qui nous constituent ? Il serait bien vain de chercher une autre voie, elle ne tracerait qu’une ligne d’ornières dans le chaos primitif. S’extraire du chaos, donner visage à l’univers, comment cela se ferait-il hors du verbe, de sa puissance de profération, de sa capacité d’éclairement ? Dire un seul mot, c’est trouer la nuit, y allumer une étoile, y inscrire le brillant trajet de la comète. Solveig, « chemin de soleil », imagine ceci : une assemblée d’hommes dans un temple. Ils sont de toute origine, plébéiens, patriciens, descendants d’esclaves. Leurs visages luisent dans la pénombre tels des masques d’étain. Ils sont tous en quête du dieu, ils brûlent de l’intérieur. Ils veulent que leurs voix soient prières, incantations, peut-être sacrifices offerts à ceux de l’Olympe. Ils veulent proférer, chanter, crier, exulter, gonfler leurs poitrines de paroles sacrées au travers desquelles les divins se sentiront honorés.

   Mais rien ne sort de leurs gorges qu’un souffle court, quelques halètements et soupirs, nul son qui initierait le message en direction des célestes. Alors combien le désarroi de ces officiants est patent, palpable à la façon d’une corde qui les enlacerait, les retiendrait dans l’espace étroit d’une geôle. Ne parlant pas, ne pensant pas, ils sont de lourdes colonnes, telles celles du temple, qui soutiennent le portique sans même avoir conscience de leur nature. Ils sont de sourdes matières que nul esprit ne traverse, nulle âme n’anime. Ils sont de simples diversions du temps, des anecdotes de l’espace. Autrement dit, ils n’ont de lieu où reposer leur être puisque celui-ci est privé de sa source originelle, ce murmure qui s’élève des corps avec l’élan de la conscience, traverse de muettes parois puis, soudain, connaît le mystérieux isthme de la glotte, devient vibration humaine, infiniment humaine. Ces hommes ne parleraient-ils pas, leur prière intérieure serait tressée de mots. Pas de pensée sans mots. Pas de présence. Seulement une coquille vide parcourue de l’haleine grise de l’ennui.

   Arrivée à ce point de ma fiction, je le sais, tu auras compris le sens profond de mon discours dont la métaphore constitue la clef de voûte. La termitière est l’édifice qui se montre tel le corps des vivants, avec les fenêtres des yeux, la porte de la bouche, ces effigies humaines qui sont les affleurements de la conscience. Edifice-Babel ou la texture langagière de notre condition. A l’intérieur travaillent les scribes, ce sont les mains ouvrières archivant dans la mémoire les signes de notre présence : mots, voix, paroles, onomatopées, chiffres, signes, cercles et triangles de notre propre architectonique. Ce sont nos nervures, les lignes de force qui nous déterminent, les aimantations, les polarités sans lesquelles nous ne serions que des totons fous, des culbutos privés d’amers.

   Initialement, abyssalement, nous ne sommes destinés qu’à l’errance, vêtus des habits d’Arlequin aux pièces aussi multicolores que les diapreries de la folie. Bien loin d’en faire l’éloge tel Erasme de Rotterdam. Se livrer à ceci, faire de la démence le site d’une joie, il faut avoir dépassé l’opacité de son massif de chair, avoir reconnu dans les grimaces et pitreries de la fantasmagorie un possible signe de salut. On dit, communément, la proximité de la folie et du génie. Certes. Le génie est celui qui a maîtrisé sa propre folie. Le fou celui qui a succombé au poids de son génie. La carnèle est mince qui sépare les deux. Sur son étroit cordon s’inscrit sa légende en toutes lettres, le langage dont elle fait  usage en signe de reconnaissance de sa valeur. On y indiquait autrefois le peuple, la ville, les noms des divinités locales, des magistrats, des rois. Toutes indications chargées de sens dont on faisait une nourriture pour l’intellect afin que, pourvu d’une direction, il ne se dissipât dans d’aventureuses voies. Comprends-tu, jamais on n’excipe de ceci : nous sommes êtres de langage. Toute autre considération serait non seulement inopportune mais travestirait notre essence.

   Maintenant, à bien considérer l’image, à voir se détacher sur un fond noir la pyramide de terre - ce colosse aux pieds d’argile : tout fondement humain repose sur cette évidence -, à y discerner cette pluie de neige compacte qui envahit le ciel, nous devinons que nous parvenons aux limites de l’utopie, que, bientôt, le réel reprendra son droit, qu’aura lieu le réveil, que le rêve tarira pour ne laisser percevoir que des décors de carton-pâte. Certes, utopie est illusion. Certes utopie en son sens étymologique est « non-lieu ». Toute chose créée part nécessairement d’un non-lieu. Aussi bien le vase façonné par le potier, la statue libérée de sa gangue de pierre, la parole s’élevant du silence. Peut-être ce que nous prenons pour un déluge de flocons n’est-il que la mise en musique d’un langage que Babel aurait libéré, l’essaimant dans l’éther afin qu’il connaisse son devenir universel, sa destinée cosmologique. Autant de minces particules que les scribes, mi-insectes, mi-humains (tout est toujours en métamorphose), jettent aux étoiles pour dire la beauté de ce qui est, ici, plus loin, là-bas, au plus profond de l’espace-temps, intime courbure que nous imprimons aux choses. Le monde est un vivant palimpseste où s’inscrivent les strates  de l’être, ces mots qui sont prose, que nous souhaiterions poème. Oui, Sol, le poème dont nous sommes toujours en deuil. A peine l’avons-nous écrit, lu, prononcé et déjà il sonne à la manière d’un cristal et, déjà son diapason n’est plus qu’un illisible.  « Archeologia dell'anima », reprenons-nous en écho avec l’artiste. Oui, toujours revenir aux sources, là est le lieu de la vérité avant que ne s’emparent d’elle les artifices, les déplacements, les altérations. A bien y réfléchir, l’utopie  ne serait-elle le seul lieu dont nous disposons pour arriver à ce qui nous est le plus propre ? Ainsi nommons-nous les « affinités électives ». Elles déterminent notre habitation sur terre.

 

           Je viens d’allumer ma lampe. Le Causse, petit à petit se couvre de brume. Sous peu il fera nuit. Nous rêves se rejoindront-ils par-delà la distance ? Nos rêves d’utopie ? A toi dans l’obscur qui vient. A te lire bientôt.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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25 mars 2025 2 25 /03 /mars /2025 08:54
La dé-mesure des corps

Corps abandonné II

Barbara Kroll

 

***

 

Les corps, il y a les corps d’ivoire,

les corps de pure beauté comme

dans « Le bain turc » d’Ingres.

Le corps « Femme allongée de Séleucie »,

corps de pierre patinée qui porte en lui,

l’antique résille des siècles passés.

Le corps de « Nu couché » de Modigliani

illuminé de sa pure radiance solaire.

Le corps de « Vénus » du Titien,

ce chiffre d’une infinie volupté.

Le corps « d’Olympia » de Manet

en son troublant réalisme.

Le corps de « l’Apollon du Belvédère »,

la perfection faite marbre.

 

Tous les corps sont admirables,

tous les corps sont vulnérables.

 

   Å peine un corps est-il né que son étonnante venue au Monde porte déjà, en soi, les germes de sa propre corruption. Le corps est cette manifestation, en nous, de la Nature en sa pure exubérance, en son effective donation, en laquelle, Principe de Contradiction, le retrait est inscrit en tant que son essence même. Tout corps qui se donne, en sa signification interne, se retient.

   Retenue du corps de l’enfant en sa fougueuse destination ludique, toujours il freine tout au bord du danger.

   Retenue du corps adolescent dans sa libération vis-à-vis de la jungle sexuelle.

   Retenue du corps de l’Amante en son geste d’amour, elle tient son désir en réserve.

   Retenue du corps adulte en sa sublime exaltation laquelle, trop vive, ne pourrait que l’exposer aux morsures des expériences sans retour.

   Retenue du corps du Vieillard, il s’agrippe aux derniers lambeaux d’existence afin de retarder le fatidique moment de la finitude concrète, irréversible.

   Retenue du corps en sa naturelle expansion, il doit ménager une niche pour l’esprit, creuser une crypte au sein même de sa chair, espace nécessaire à sa propre reconnaissance, à sa propre estimation.

  

Le corps est fête,

le corps est joie qui reçoit,

depuis le plus loin des temps,

signes de reconnaissance,

signes de singulière manifestation.

 

Corps des bains et des ablutions,

corps des massages,

corps de méditation,

corps armoriés de tatouages,

corps porteurs de scarifications,

corps ornés du luxe des colifichets.

 

Le corps est tombeau,

le corps est deuil qui recueille

 les stigmates de la souffrance,

devient le lieu des excisions,

 des sacrifices, des persécutions.

 

C’est tout ceci, le corps,

l’ombre et la lumière,

la manifestation et la négation,

l’emplissement et la sensation de vide,

la plénitude et le creusement,

l’exposition et le dissimulé.

 

   Å l’aune de ces essences aussi bien jaillissantes que sauvages, l’œuvre de Barbara Kroll trace le chemin exemplaire car le corps s’y donne selon l’empreinte du positif, de la dilatation, du rayonnement que viennent parfois rabattre ces autres corps retirés en eux comme en une geôle, corps sacrificiels et de lourde incomplétude. Bien évidemment, en tant que socles réels de notre existence, ils ne font qu’en suivre les méandres, en épouser tantôt les félicités, tantôt en subir les funestes atteintes.

   Les deux œuvres approchées aujourd’hui, appartiennent à cette sphère que l’on pourrait dire « aporétique » en ce sens que rien ne s’y inscrit que de l’instable, de l’immaîtrisé, du manque-à-être, manières de vides, de creusements, d’anfractuosités qui en compromettraient le pesant destin de chair commise à sa propre fin. On aura noté que les titres des œuvres, placées sous la rubrique « corps abandonnés », ne signifient en leur fond, que des essais picturaux inaboutis, des échecs de la brosse, des refus de l’art de se plier à la volonté de l’Artiste. Si ce dernier se donne, le plus souvent, tel un savant Démiurge faisant jaillir de son pinceau d’évidentes formes esthétiques, bien souvent, ces formes se refusent à se manifester, si bien qu’il ne résulte, le plus souvent de ces essais, qu’un illisible fatras de signes dont ne pourrait se lever nulle sémantique. Les toiles, abandonnées au clair-obscur de l’atelier, sont alors en attente d’être reprises en un geste qui, peut-être, pourrait un jour, sinon totalement les accomplir, tout au moins les extraire d’un vertige, d’un chaos, d’un maelstrom qui les condamneraient à demeurer la face la plus visible d’une défaite, d’un naufrage. Or ces lapsus, ces manques, ces vortex impriment dans la conscience les empreintes évidentes d’une impossibilité d’imposer à la matière l’irrémissible loi de ses propres désirs. C’est, ici, la fierté du Peintre qui est mise à l’épreuve, comme si, pour lui, pour elle, il s’agissait d’une question de vie ou de mort.

 

Créer est Vivre.

Ne pas Créer est Mourir

 

La dé-mesure des corps

Mon examen des œuvres de Barbara, débutera par « Corps abandonné II », pour de simples motifs de présence, en cette forme humaine, des traits les plus désespérants d’une essence si éprouvée en sa structure même qu’elle en deviendrait une sorte d’inconcevable territoire dont s’extraire ne le pourrait qu’à la mesure d’une exténuante tâche. (La toile qui nous occupera ensuite a déjà entrepris sa remontée vers la lumière du jour, vers sa propre signification). « Corps abandonné II », comme si cet abandon traçait une désertion quasi complète du sens. Non seulement le corps est partiel, sans tête, sans avant-bras droit, sans partie inférieure, mais outre qu’il soit incomplet, il fait signe en direction d’un gésir maculé de rouge, dont on devine qu’il s’agit du résultat sanglant du long travail d’une invisible Parturiente. L’ensemble de la toile s’en trouve atteint si bien qu’une mare rose en constitue le fond le plus visible.

   Celle qui, ici, voudrait se dire ne le peut qu’à l’aune des convulsions, coulures, giclures qui ressemblent si fort à la rage de l’Artiste s’aliénant davantage au fur et à mesure que son essai de création se solde par ces évidentes manifestations d’un douloureux échec. Il faut beaucoup d’humilité pour qui veut modeler les formes, leur donner vie, insuffler en leur matière ce levain des significations au gré desquelles ces hésitations, ces reprises, ces indéterminations deviendront œuvre dont les futurs Voyeurs ne percevront nullement de quelles contradictions, dissonances, antinomies ces harmonies picturales sont l’aboutissement, « naturel » si l’on peut dire. Un calme, une sérénité succèderont à la tempête, conservant cependant en eux, au plus secret, ces sombres énergies douées des puissances les plus redoutables. Et ce sont bien ces étranges pouvoirs, ces irrépressibles fougues, ces archaïques pulsions qui traceront, dans l’épaisseur de son derme, ces lignes invisibles, mais toujours actives par lesquelles les Observateurs prendront conscience de ceci même d’obstination, de pure volonté qui y auront été semées comme leur nature la plus active, la plus réelle.

 

La dé-mesure des corps

                     « Corps abandonné I »                         « Corps abandonné II »

 

 

   Et maintenant, comme dans nombre de mes articles, je vais mettre en relation ces deux images, de manière à les envisager comme si elles constituaient une genèse temporelle, « Corps abandonné I », précédant, dans le travail de l’Artiste, « Corps abandonné II ». Ceci afin d’introduire, dans la méditation, le dessein d’un possible progrès, d’un accomplissement toujours porté plus avant, dessein situé à l’orée de la conscience créatrice, fondement de son exigence essentielle. Si le partiel du traitement du corps peut se donner comme identique dans les deux œuvres, le Modèle en sa totalité échappant au regard des Voyeurs que nous sommes, cependant nul ne pourra soutenir longtemps que les motifs signifiants y soient identiques. Bien loin que « Corps II » ne rejoigne en sa sanglante solitude « Corps I », ce qui devient évident, c’est que le caractère de lourd pathos rétrocède au vu de cette blancheur de talc, de cette irisation de neige qui viennent atténuer toutes les traces antécédentes (giclures, éclaboussures, lacis rouges, désordres graphiques) leur substituant, sinon une entière sérénité, du moins un calme relatif, un repos salutaire. Ce qui se donnait à la façon d’un « dépeçage » corporel, d’une brisure des membres, d’une « Victoire de Samothrace » sacrificielle tout entière inclinée à quelque motif aussi barbare que sanguinolent, devient par la magie du travail d’atténuation du spalter, une manière de falaise de craie virginale sur laquelle pourront s’inscrire, à l’encontre du précédent motif, les signes d’un possible apaisement.

  

 

La dé-mesure des corps

Å l’évidence une unité a été regagnée et si, encore, quelques traits chaotiques, désordonnés surgissent ici et là sur fond du subjectile, il ne saurait s’agir que de remarques marginales venant jouer en mode dialectique avec le blanc contenu de la forme humaine. Ce que fait le vigoureux tracé noir qui encadre le corps, tracer les limites d’une barbacane au sein de laquelle le Sujet qui y trouve refuge, pourra s’envisager sous la synthèse d’une possible figuration humaine, nullement sous la forme primitive (« Corps I ») d’un genre de tubercule pouvant à tout instant régresser dans le marigot informe dont il provient en toute certitude. Si « Corps I » nous entraînait inévitablement en direction, soit du corps morcelé de la petite enfance avant même que le « Stade du Miroir » n’en ait assemblé les fragments épars en vue de la constitution unitaire, ou bien nous déposant au pied même de ces formes des Sujets autistes immergés dans le morcellement anatomique sans possibilité aucune d’en pouvoir sortir, « Corps II » nous réconcilie avec l’idée même de corps, sa logique, sa complétude, sa signifiance existentielle.

   Pour résumer, si « Corps I » venait à nous selon le profil inaccompli d’une dé-mesure, « Corps II » en réhabilite, en quelque sorte, la forme lacunaire, comblant les vacuités, colmatant les failles, operculant les interstices au gré desquels, non seulement notre vue se troublait, mais au motif que nous courrions le risque d’y sombrer « corps et âme » car ne trouver nul sens à une forme humaine revient à ne trouver nul sens à la forme qui est la nôtre.  Impérativement, il nous faut trouver des points d’appui, des lignes d’amarrage dont nous pourrons faire notre fil d’Ariane selon « la traversée des apparences » de la vie en son continuel clignotement. 

   En notre époque tellement soumise aux morsures continues de l’irrationnel, aux aberrations complotistes qui sont le contre-exemple de la pensée, aux résurgences, partout, sur notre Planète, des motifs archaïques de l’inconscient, aux arraisonnements de toutes sortes qui se donnent comme l’antinomie de la Raison des Lumières, comment ne pas faire surgir, à même la clarté de sa conscience, ces deux toiles dont « Corps I » manifesterait la verticale symbolique de l’absurde en son visage le plus aberrant, alors que « Corps II » se voudrait une atténuation de l’œuvre antécédente, comme si sa posture, traitée de manière plus pondérée, plus équilibrée, constituait un essai de sortir par le haut des basses fosses où ne font que croupir les eaux délétères de l’humaine perversion, de sa violence native, de son inclination constitutive au mal, à la fausseté des jugements, aux conduites insensées. Certes le Bien, cet Universel seulement levé dans l’azur à la force de l’Idéal, jamais ne pourra habiter la totalité de la Terre, inonder le cœur de ses Habitants de vertus dont ils ne sont guère capables, à commencer par nous qui écrivons, nous qui lisons, car nul ne peut s’exonérer des exhaussements et des failles de l’essence humaine.

   Regarder ces deux œuvres, à cet égard des maux terrestres, devrait, après un premier regard esthétique, se porter, immédiatement, en une réflexion éthique qui ne ferait nullement l’économie d’un examen de conscience. « Examen de conscience », certes cette formule terriblement « datée » ne pourrait aujourd’hui faire signe qu’en direction des vœux pieux d’une humanité conseillée par quelque antique Directeur de conscience. Mais, sans qu’il soit besoin d’une aide extérieure de quelque nature qu’elle soit afin d’être au clair avec soi-même, faire retour sur Soi est en la capacité de Chacun, de Chacune. De nos jours il est de bon ton d’émettre une vérité qui semble exister de toute éternité avec la forme d’une évidence, laquelle peut se résumer au fait qu’en l’esprit de nombre de nos Congénères, le caractère de « toxicité » est si répandu, dans le genre humain, qu’en dehors de quelques Amis très chers, à commencer par soi-même, la presque totalité des Autres peut recevoir cet étrange prédicat de « toxique ».

   Mais si, en toute logique, on retourne le compliment envers Ceux, Celles qui en émettent le sévère jugement, alors, Tous, Toutes autant que nous sommes, pouvons nous ranger sous cette bannière d’une nocivité-toxicité à l’œuvre dans la Condition Humaine. Certaines prises de position considérées « modernes », le Toxique en sa confondante présence, ne s’alimentent jamais qu’à des postures infondées, qu’à des opinions épidermiques sans grande épaisseur. Sans doute doivent-elles prêter à sourire de cette naïveté ambiante qui colore des chemins existentiels contemporains que nul orient ne guide plus vers des méditations intérieures, vers des considérations émises selon les règles d’un jugement sûr de soi.

   Or, pour en revenir aux deux œuvres de Barbara Kroll, si « toxique » il y a, sa traduction formelle plastique consisterait en ces violentes hachures, en ces gestes créateurs contrariés par la force irrépressible du réel, accidents d’un non-sens qu’un travail de réhabilitation viendrait colmater à la force d’une peinture douée de pouvoirs balsamiques.

 

Oui, notre Société a grand besoin

d’un baume, d’une caresse,

d’une affection, d’une reconnaissance,

tout comme nous tous sommes

en recherche de cet Amour

que nous moquons parfois

au motif d’en être

mortellement privés.

 

De la dé-mesure

Constamment

Ardemment

Nous voulons

biffer le « dé »

Car la mesure est

Le vœu le plus cher

De l’être

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21 mars 2025 5 21 /03 /mars /2025 18:21

 

De Moi à l'Autre, de l'Autre à Moi.

 

pigeon 


 

 

Source : Stéphane Dufour.

 

... De moi à l'Autre, de l'Autre à moi, c'est toujours et seulement une forme de passage qui ne peut jamais recevoir la marque et la frappe du réel. Le "voyage" est de l'ordre du non-dit, de la mutité, du secret; de l'ordre du phosphène, de la vibration, de l'onde; genre de dialectique qui opère en continu notre transition, notre conversion, notre mutabilité, nous disposant à ce que notre humaine condition a d'essentiel et dont l'Autre est l'illustration et la condition de possibilité.

  Bellonte et moi, on essayait de deviner l'heure. On n'osait pas regarder nos montres. On écoutait le tic-tac régulier derrière les vitres de l'Horloger. A vue de nez il pouvait être quelque chose comme huit heures.

... Car pour autant que NOUSsommes NOUS-MÊMES le foyer à partir duquel l'Autre rayonne, nous n'infirmons pas ce dernier, nous ne l'hypostasions nullement, nous ne faisons là qu'énoncer une loi existentielle au sein de laquelle il évolue, tout aussi bien que nous, en TANDEM.

 

   Bellonte et moi, on était muets devant le sens de l'à-propos dont faisait preuve Aristote. En effet, nous n'étions plus, lui et moi, que l'unique "tandem" qui prêtait ses oreilles aux paroles du Stagirite. Nous en éprouvions des sentiments mêlés de fierté et de confusion. Force nous était de reconnaître que "Les Copains d'abord" avaient fait une entorse au règlement du "Club des 7" et avaient un peu tordu le cou à la fraternité et à la solidarité. Mais aux Copains, on leur trouvait toujours des circonstances atténuantes, ce qui était bien normal, sauf que nos estomacs commençaient à crier famine et que nos Conjugales devaient présentement tourner comme des fauves en cage, derrière leurs fourneaux. Finalement on préférait penser à rien. Somme toute c'était bien plus confortable. S'apercevant de notre visible égarement, Aristote, en conférencier avisé, reprit le cours de ses explications.

 

  ... Donc, pour résumer, l'Autre et Nous, fonctionnons en couple intimement articulé et cette réalité même d'une inévitable jointure ne peut que nous incliner à assumer la nécessaire transcendance de Celui qui nous fait face, nous révèle à nous-mêmes, en même temps qu'il se révèle à lui-même, constituant l'irremplaçable miroir où seule notre conscience peut s'ouvrir et prendre son essor. Nous pouvons résumer ceci en une formule lapidaire : "L'Autre que JE est un miroir pour ma conscience"

 

  Aristote profitait de son mince auditoire comme s'il avait été au centre de l'agora à Athènes et, à cause des premiers assauts de la fraîcheur, ébouriffa ses plumes qu'il disposa à la façon d'un col montant. Son discours ne paraissait cependant guère souffrir des effluves vespérales. Puis il amorça un virage à 180 degrés, chutant subitement des hauteurs de la transcendance sur lesquelles il semblait planer comme un aigle sur les tourbillons d'air chaud, pour se retrouver dans l'immanence la plus pure, le "prosaïque terre-à-terre", lequel ne pouvait trouver de meilleure assises que la condition corporelle, charnelle de tout un chacun.

 

 

L'inévitable condition corporelle.

 

... Mais notre conscience n'est pas seule à la tâche, liée qu'elle est au corps qui lui sert d'abri et de tremplin. Le corps, lieu de notre réalité la plus pure, parfois la plus dure, sous la forme de la souffrance, du vieillissement, du délitement, de la craquelure, de la fêlure, de la perte osseuse, de l'écroulement cartilagineux; sol de muscles et de sang, terre d'humeurs et de desquamations, refuge ultime de notre existence, seule possession dont nous sommes vraiment assurés et qui semble tellement aller de soi qu'on ne se pose même plus la question de nos propres flux intérieurs, de nos fonctions, nos métabolismes, la composition de nos cellules. Sortes de dépouilles qui se sont progressivement éloignées de leur sens et chacun vit à côté de son corps comme s'il était quelqu'un d'autre, situé dans une zone d'ombre et qu'on aurait pu l'oublier là, comme on laisse son parapluie chez le coiffeur après que le soleil a succédé à la pluie.

 

 

 

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19 mars 2025 3 19 /03 /mars /2025 09:02
Sur le bord ultime des choses

Peinture : Barbara Kroll

 

***

 

   Nous inscrivant toujours dans une logique, du moins ce que nous considérons comme tel, les choses que nous visons, nous leur demandons, sans délai, de tenir pour nous un langage clair dont nous pourrons faire usage à des fins de jugement. Telle toile de Maître sur laquelle nous posons notre regard, nous rencontrant dans sa pure évidence, notre satisfaction est grande et nous continuons notre chemin en direction d’une nouvelle œuvre dont nous attendons qu’elle nous adresse un identique profit. Notre insouciance est à ce prix. Cependant, les choses, parfois, se refusent à nous avec une telle obstination que nous ne sommes guère loin de crier à l’injustice, sinon d’évoquer quelque complot qui nous tiendrait à l’écart d’une compréhension. Comme bien des œuvres de Barbara Kroll qui nous sont communiquées à l’état de simples esquisses lors d’un travail en cours, lesquelles en leur singularité, en leur mystère, nous mettent au défi de les saisir adéquatement.  Que, face à elles, notre attitude soit décontenancée au motif d’une énigme qui en traverse la matière, nul ne pourra s’en étonner. Å cette toile sur laquelle nous nous penchons aujourd’hui, nous donnerons donc le titre de « Énigme », ce que la suite du texte tentera de montrer, sinon de manière totalement explicite, du moins en une approche qui ne soit trop inexacte.

   Un simple regard anticipateur des figurations à venir nous informe, au premier abord, que notre désir de connaissance s’échouera peut-être tout au bord du cadre car ce qu’il délimite, cette figure partielle, ces vigoureux coups de brosse sans intention bien déterminée, nous font perdre notre orient, si bien que nous progressons dans une sorte de jungle sans bien savoir où nous entraînent nos pas. Donc c’est au gré de ce doute constitutif d’une certaine angoisse que nous tâcherons d’y voir plus clair si, toutefois, ceci peut se constituer en pure réalité.

   Si, en un premier temps, nous faisons abstraction d’un sens immédiat qui pourrait se lever de ces formes, si nous focalisons notre vision sur leur soudaine exposition à la lumière (plus d’une ombre s’y dissimule encore !), nous serons vite gagnés par l’impression d’une formulation native de la peinture, par l’hésitation qui semble avoir suspendu la main de l’Artiste comme si cette dernière, avant de pouvoir affirmer quoi que ce soit de réel, de concret, était demeurée sur une sorte de seuil depuis lequel elle aurait observé le Monde. Bien évidemment, nullement un savoir assuré de lui-même, une simple retenue à l’orée de la visibilité, un laisser-en-soi des linéaments de sens non encore venus suffisamment à leur être avec la clarté nécessaire à une franche exposition de qui-ils-sont. D’une manière évidente nous sommes ici, dans cette zone interlope, cette semi clarté d’un clair-obscur où le dernier terme recouvre le premier de toute la portée de sa capacité à dissimuler, à biffer ce qui, de soi, voudrait bien paraître. Par rapport à ce qui ferait phénomène dans l’évidence, la certitude, la valeur de soi offerte aux yeux des Connaissants, les apparitions, ici, se dissimulent dans une dimension antéprédicative.

   Ce qui veut signifier que l’on ne peut leur attribuer nulle position logique, que leur radiance est simplement interne, que le cèlement est complet qui leur ôte toute possibilité de recevoir quelque qualificatif d’aucune sorte. La matière lourde du fond, l’esquisse végétale aussi bien qu’humaine ont de simples reflets de marais complexes, d’étangs aux eaux fuyantes, si bien que nul n’en pourrait décrire la forme précise, l’utilité, la couleur existentielle. La substance est refermée sur elle-même, étrangement opaque et un entendement exercé s’y appliquerait-il sans que nul résultat n’en pourrait couronner le travail de prospection : un vide consécutif à la recherche.

   Ce qui est à remarquer sans délai, la mutité de cette hylé primitive, cette indifférenciation qui fait signe en direction de la chôra platonicienne, cet aporétique « troisième genre », cette empreinte, cette matrice du devenir qui demeure impensable au motif que son caractère amorphe la donne comme strictement insaisissable. Donc, ici, matière peinte nullement réductible à une forme concrète précise ; hylé perdue dans le vague de sa parution ; chôra aux fluctuations illisibles, tout se dissout en ce genre d’incomplétude foncière ne pouvant recevoir ni nom, ni attributs, sauf celui d’une proche banlieue du Néant lui-même. Cependant ceci ne veut nullement signifier que cette esquisse n’existe pas, qu’elle est simple hallucination, buée de notre imaginaire. Si le sens global du Monde et les chiffres de valeurs qu’on peut y repérer sont à même de figurer un vaste livre en lequel s’inscrivent les signes de la langue, a contrario, les emblèmes picturaux flous de cette peinture relèvent bien plutôt de la complexité ténébreuse des hiéroglyphes.

   Ce que nous pouvons avancer en guise d’hypothèse, ceci : les traces noires et rouges, les ébauches de formes, les giclures et bavures, les coulures, les nervures, les griffures constituent un lexique de l’ordre du pulsionnel, de l’instinctif, ces brusques incisions dans l’ordre du réel  sont des manières de convulsion de la Nature, ses brusques syncopes, ses violents tellurismes, la disjonction de ses diaclases, ses éructations volcaniques, ses bombes ignées, ses jets de lapillis, ses jaillissements de geyser, les spasmes de ses laves, les sourds borborygmes de ses mécanismes géologiques, l’entaille de ses rifts, ses contorsions de glaise, ses reptations d’argile. Ici l’on est au plus près d’une dimension « animale », archaïque de la Phusis, telle que nommée par les Anciens Grecs, avec son caractère obscur et caché, ses éclosions et brusques retraits, son constant va-et-vient cyclique qui est son âme même.

   Donc ces traces et empreintes, ces coups de spalter, ces projections de la matière apparaissent comme un lexique primordial, un symbolisme originaire, indigent, faisant penser aux premiers jets pariétaux des Hommes de la Préhistoire. Bien plutôt que de constituer des positions étayées en raison, ce sont de simples gisements corporels qui trouvent à s’exprimer de manière primaire sur tout support venant à leur encontre. En eux, dans l’éparpillement de leur être qui les isole, les prive de communication, nulle logicisation, nulle relation pouvant aboutir à une synthèse d’ordre sémantique, tout reste en soi, rivé à soi, dans un genre de lexique mutique, simples blocs atones immergés au sein d’une pesante passivité. C’est là, croyons-nous, la valeur insigne quoique dissimulée, de ces graffitis qui ne peuvent nullement prétendre à occuper une position stable, à harmoniser le divers, à tracer des limites, à organiser le chaos, étant, en eux-mêmes, de la façon la plus évidente, chaos.  

   Å l’opposé de cette posture strictement léthargique, de cette atonie constitutionnelle, le tableau parvenu à son terme, avec son graphisme précis, ses teintes affirmées, ses lieux et places bien délimités, le tableau donc, en sa finalité, accomplit totalement ce que l’impuissance de l’esquisse avait laissé sur le bord  de la toile, à savoir porter à la signification du catégorial, de l’entièrement déterminé ce qui, pour lors, n’en était que la simple posture prépositionnelle à défaut d’en pouvoir mobiliser la force de synthèse.  Ce que, en sa native désolation, « Énigme » ne pouvait qu’avoir en vue, « Toile finie » le porte à la totalité de son être. Ce qui veut signifier qu’il n’y a nulle franche rupture entre les prémisses antéprédicatives (ces traits mourant de n’être nullement accomplis) et la valeur catégoriale de ces anticipations qui ouvrent le champ exact de la Logique (ce tableau avec ses riches relations, la qualité de ses déductions, le jeu dialectique de ses causes et conséquences, l’entière possibilité de conceptualisation dont ses figurations sont l’inépuisable et fascinant support.)

   Et maintenant convient-il de mettre en place la fonction ludique de l’écriture au travers des hypothèses imaginatives toujours mobilisables pour qui veut élargir l’horizon des choses. Ici, la description d’une possible genèse de l’œuvre, depuis ses traits quasi archaïques jusqu’à l’exposition de son être totalement réalisé, nous permettra de donner un change plus léger aux considérations antécédentes.  Donc le passage de « Esquisse » à « Toile finie ». non seulement nous rassurera par la clôture d’un infini qui nous désespérait au titre de son « in-signifiance »,  mais donnera à notre sentiment de Voyeurs exigeants la seule dimension dont nous  étions  en attente, à savoir disposer devant nos yeux, nullement un illisible fourmillement, mais la consistance d’une forme achevée, seule capable de donner à nos angoisses le nutriment dont, depuis toujours, elles étaient en attente.  Mais plutôt que de partir en de vagues considérations songeuses, nous allons donner aux errances de notre rêve une figure plus étayée en ayant recours à une autre œuvre de l’Artiste allemande que nous désignerons par « Femme assise », cherchant en elle, nullement ses signes antéprédicatifs noyés dans l’inconscient mais, d’une façon bien plus claire et rassurante, les contours d’un être nouveau ayant totalement réduit à néant les intentions erratiques dont la première figure était la désolante illustration.

   De « Esquisse » à « Modèle assis », ce n’est rien de moins qu’une révolution copernicienne qui a trouvé le lieu exact de sa manifestation. Cette révolution est le passage de l’inconscient au conscient, de l’informel au formel, de l’illisible au lisible, du douteux au certain, de l’illogique au logique, si bien que les attendus sans fondement du premier jet de l’esquisse trouvent ici, leur confirmation de sens. L’éparpillement du lexique antécédent devient organisation des sèmes en leur plus nette fonction : dire le réel tel qu’il est, non ce qu’il pourrait être au titre des multiples fantaisies des Voyeurs. C’est bien un saut qui s’est accompli, ce saut exhumant de l’irrationnel natif les seuls traits qui méritaient d’être sauvés, en proposant de nouveaux, « vierges » si l’on peut dire, en un renouveau pictural qui, en son fond, est effacement de ce qui, primitif, derniers sursauts instinctifs du limbico-reptilien, se trouve remplacé par la mesure juste et équilibrée du concept totalement assuré de sa validité. Et ceci, à un tel point d’inouïe actualité en un présent vivant, que ce dernier paraît avoir oublié jusqu’à la moindre trace de son exubérance première, jusqu’à la perte du moindre souvenir, jusqu’à l’amnésie complète.

   Ce que nous disons-là n’a rien d’étrange pas plus que de nouveau, ceci indique seulement le fonctionnement psychologique de tout individu qui n’a de cesse d’enfouir, au plus profond de son inconscient, toutes les taches, bavures et souillures qui voilent son regard et obscurcissent l’horizon de son monde propre. Nous sommes à ce point bâtis sur du préconscient, de l’irrésolu, de l’instable, de l’antéprédicatif que, si nous en prenions soudain conscience, notre existence même serait dans le plus grand danger car nul ne peut vivre lesté de l’immarcescible poids de l’absurde, de l’irrésolu, des vacillations et indécisions de tous genres qui auraient tôt fait d’avoir raison de nous, nous reconduisant en ces marges du néant que nous quittons à peine à l’orée de notre naissance.

 

Sur le bord ultime des choses

                                                      « Femme assise sur un tabouret »

                                                    SAATCHI ART

  

   Mais il nous faut ici en venir à la confrontation des deux œuvres, privilégiant cependant la clarté de la dernière, de l’aboutie qui, en quelque manière, en son aspect de nécessité et de simple actualité semble avoir totalement phagocyté ses nervures préliminaires, celles que nous attribuons à « Énigme » en tant que supposée origine. Le fond de tellurisme agité, le fond marécageux, le fond hiéroglyphique s’est muté en cette eau calme, en cette aquatique nuance dont les harmoniques inclinent à Vert-de-gris, à Menthe, à Véronèse, toutes teintes apaisées, véritables applications balsamiques censées apporter à l’âme les soins et douceurs dont elle est légitimement en attente. Combien les violentes biffures du motif de la préfiguration prennent ici valeur de régénérescence, de re-naissance, de quiétude, toutes dimensions affectives au gré desquelles entreprendre, au sein de Soi, la démarche d’un voyage initiatique porteur de bien des espérances, de bien des joies ! La fleur initiale, cette solide et farouche hampe de suie aux pétales mortifères, la voici métamorphose, cette fleur, en pur épanouissement de soi, pareille à des doigts humains palpant la douceur d’écume de l’exister.

   Quant au lexique agressif, violent qui se manifestait à la manière d’un alphabet chargé de lourdes menaces, il n’en reste à peu près rien, sinon ces quelques motifs épars pareils à des papillons virevoltant au large de la tête du Modèle. Mais ce qui est le plus étonnant, étonnement positif s’il en est : cette transfiguration du corps comme si, en lui, au plus profond, rien ne subsistait de sa laborieuse genèse. Le blanc de titane indifférencié, l’inintelligible plâtre, la matière amorphe du début du geste pictural, le douloureux cerne noir qui en définissait le contour, la tragique et incompréhensible biffure du visage humain, tout a changé de nature si profondément que nous penserons avoir affaire à une œuvre sans rapport avec sa propre source.

   « Femme  assise », telle qu’en elle-même apparaissant, constitue l’image même de la sérénité, du repos, de l’application à simplement être Soi au plein de qui-elle-est. Se détachant avec légèreté et distinction de la pellicule aquatique, elle se donne telle cette sage figure recueillie en Soi : nappe noire des cheveux ruisselant calmement de chaque côté du visage, certes visage ayant conservé des traces de la blancheur ancienne mais ici, empreinte de page sur laquelle laisser s’imprimer le chiffre heureux du jour. Le noir des yeux veut signifier bien plus le regard tourné vers l’intérieur à défaut de signifier quelque affliction venue du dehors. Lèvres rouge-Grenadine qui s’ourlent sur les signes avant-coureurs de la volupté, de la gourmandise qui, dès lors, est gourmandise de la vie, nullement stigmate de quelque vice rédhibitoire. Le calme de l’épiphanie témoigne de cette liberté de Soi à Soi qui est la marque des esprits éveillés et bienveillants. Quant à elle, la vêture est modeste, « sage » pourrait-on dire, voyageant sereinement du Gomme-gutte clair à Poil de chameau plus soutenu. Deux minces bretelles remontent sur les épaules et les bras disposés en arceaux encadrent cette nature si vraie, ce motif si généreux en même temps que réservé. L’assise verte couleur de Lichen offre à « Femme assise » le lieu même d’un gratifiant repos. Les jambes doucement croisées se terminent par des mules de teinte Pervenche que recueille un sol armorié de quelques lignes noires. On aura donc compris que plus rien ne reste de la rapide ébauche de la naissance de l’œuvre. Tout a transité d’un sombre désespoir en direction d’un épanouissement, d’une ouverture, d’une possibilité d’être dans la découverte heureuse de Soi.

   Et, bien sûr, au terme de cette description, la Lectrice, le Lecteur ne manqueront de poser la question de la valeur réelle de cette interprétation. Ils seront amplement légitimés à le faire puisque, entre les deux œuvres, non seulement il n’y a nulle solution de continuité mais simple relation justifiée à l’aune d’un choix théorique de mise en relation de deux réalités totalement disjointes, totalement éloignées dans l’espace, le temps, et, sans doute, dans l’esprit de l’Artiste qui a réalisé ces deux oeuvres sans réel souci de les faire dialoguer.  Certes, tout ceci est exact et ne saurait être contesté. Cependant, et ceci n’est nulle justification, ces deux propositions plastiques ne sont nullement à considérer selon une perspective ontologique, à savoir ce qu’est chaque  être en sa réalité respective la plus effective, mais dans un horizon simplement logique dont le but essentiel, ici, était de mettre en opposition le caractère irrationnel, instinctuel, jaillissant de soi sans que quelque précaution oratoire n’ait précédé leur mise en paroles, de faire donc se rencontrer sous la regard de l’interprétation  ces deux images dont nul travail n’avait fait apparaître leurs confluences aussi bien que leurs divergences.

   Et, pour aller plus avant, si la vie a une logique, si l’exister peut se définir sous quelques formes cohérentes, si la psychologie peut présenter quelque schéma ordonné, fût-il invisible, alors ce qu’il faut croire c’est que, dans la psyché de l’Artiste, ces formes totalement confiées à la rectitude du réel, n’en conservaient pour autant de réelles affinités, manifestaient, sous la ligne de flottaison de la conscience, des confluences qui autorisaient leur rapprochement, bien évidemment, au risque d’erreurs ou de mésinterprétations, mais le « risque » était mesuré et au motif que « qui ne risque rien n’a rien », il nous fallait, d’une façon simplement archéologique, sortir ces objets de leur sommeil, leur donner une nouvelle vie au gré de leurs significations internes. Du moins croyons-nous, en toute rationalité du reste, à la valeur insigne de ces accords, associations et adhérences. Toujours, nous semble-t-il, faut-il soulever le voile et tenter de percevoir ce qui s’y dissimule qui, pour nous, pourrait avoir sens.

 

Le réel indécrypté est non-sens,

le réel décrypté est sens.

 

Comment pourrions hésiter dès lors

A nous immerger dans le sens

Avec la joie entière qui s’y lève ?

 

 

 

 

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18 mars 2025 2 18 /03 /mars /2025 18:02
Ces nuées qui viennent à nous

 Photographie : Blanc-Seing

 

 

 

          Chère Solveig,

 

 

   Sais-tu, aujourd’hui, si je t’envoie cette photographie en noir et blanc, ceci n’est nullement fortuit. J’aurais pu te faire parvenir l’original en couleurs mais, alors, combien mon message aurait été atténué, noyé dans une mare multicolore qui lui aurait ôté tout son sens. Noir -Blanc : deux valeurs seulement pour proférer la nuit, le jour, pour dire le bonheur, le malheur, faire surgir la violence et la paix. Tu te doutes combien ma retraite, sur ce beau et sauvage pays du Causse, retiré du monde et du bruit, combien donc ma solitude doit m’apporter de contentement. Certes, j’y gagne une équanimité d’âme sans pareille, la joie immédiate du simple, une inépuisable dimension de ressourcement. Et, cependant, mes nuits sont traversées d’insomnies, mes jours, parfois, ne s’annoncent qu’à la manière d’un long cheminement attisé d’incessantes questions. Et bien que la tâche d’écrire me soit d’un grand secours, je suis assez souvent tel le naufragé tendant désespérément ses bras en direction de l’écueil qui voudra bien le sauver de l’abîme.

   De ma fenêtre, c’est ce paysage si calme, si doux dont j’aperçois le beau moutonnement. La prairie est tachée d’ombre en ce lumineux automne. Une lame de clarté avance qui éclaire les frondaisons. Les nuages sont légers, aériens, ils voguent très loin vers d’infinies altitudes. Au-dessus, comme s’il venait de l’impensable cosmos, le ciel est une taie noire, impénétrable dont, parfois, je pense qu’elle est hostile aux hommes, qu’elle constitue le premier signe d’une alerte, d’une mise en garde. Vois-tu, de regarder ce lac si sombre, fuligineux, c’est comme si venait à ma rencontre une tragédie antique, peut-être « Prométhée enchaîné », d’Eschyle avec ses personnages divins en un lieu désert, quelque part à l’extrémité du monde. Et tout ce noir qui envahit l’azur ne serait que la malédiction de Zeus, trompé par Prométhée, lequel à son tour a trompé les hommes, ne leur offrant que ce feu spoliateur de leurs âmes trop naïves, inclinant, toujours, à quelque compromission. Car le feu a, comme bien d’autres choses, un double visage : celui qui réchauffe et réconforte, mais aussi celui qui brûle et ronge les corps de ceux qui s’en approchent trop. Le feu comme connaissance brille au plus haut mais, souvent, l’humanité en pervertit la fonction et alors ne courent sur la Terre que les feux éteints d’une sourde imprécation. Je sais que tu m’accorderas ton indulgence d’avoir brossé un tableau si inquiet de notre condition. A contrario, en peindre la seule face étincelante serait manquer de la plus élémentaire objectivité. Le Paradis s’obombre toujours du soufre de l’Enfer !

   Tout le jour, depuis l’ascension du soleil en direction du zénith jusqu’à sa chute au nadir, toutes les heures semblent la mise en scène de cette aporie constitutive de notre présence au monde. Lorsque, le matin, nos paupières tout juste entrouvertes perçoivent le bleu de l’aube, combien elles se projettent dans un avenir radieux. La paix est partout qui tresse à nos fronts ses couronnes de lauriers. Puis la lumière monte dans le ciel vertical. Puis la lumière éblouit et fait cligner des yeux que des larmes, soudain, envahissent. Puis l’astre décline, la clarté devient une toile maculée de sanguine à l’horizon, puis la nuit éteint tout qui plonge nature et hommes dans une identique confusion. Comprends-tu, tout est toujours à recommencer. Ce paysage dont nous pensions qu’il dispenserait jusqu’à l’éternité son beau rayonnement, voici qu’il se soustrait à notre regard et fomente, peut-être, à notre encontre, les plus funestes desseins. Ce qui, dans la plénitude du jour, nous était donné en tant que sublime vérité, ceci s’estompe brusquement qui confine à la plus désolante des faussetés.

   Constamment nous sommes pris en tenaille entre nos désirs et nos peines, entre nos souhaits et nos craintes, nos amours et nos haines. Le drame de l’humain est ceci, cette tension qui nous écartèle, cette brusque énergie des contraires qui nous tire à hue et à dia. Lorsque notre visage illuminé de clarté, nous nous croyons atteints d’abondance, voici que nos pieds s’embourbent dans un maléfique limon. Nous sommes des êtres de la déchirure et ne consentons à exister qu’à en transgresser l’aliénante dimension. Seulement le tragique a toujours une coudée d’avance et la grimace de l’insoutenable finitude vient lézarder notre fragile édifice. Colosses aux pieds d’argile, nous feignons d’en sentir le constant tellurisme à l’œuvre et nous tentons de porter notre regard sur tel ou tel objet de désir afin qu’il puisse nous extraire des mors de la lucidité.

   De mon refuge à l’abri des arbres centenaires, ces chênes tors qui poussent au milieu des pierres, il me semble entendre comme un sourd grondement. Je ne sais si la terre tremble ou bien les cieux se partagent sous l’étrave d’un coutre tranchant. A tout instant la glaise pourrait s’ouvrir en tombeau. A chaque seconde les nuages déverser une pluie acide qui ravagerait jusqu’à la proue de notre esprit. Non, je ne divague pas, Sol et tu sais combien je suis attaché à décrire au plus près mes états d’âme. Sans doute sont-ils renforcés par cet inévitable pathos qu’engendre tout exil. Mais les hommes, tous les hommes, sont des exilés que ne sauvent ni leur instinct grégaire, ni leurs divertissements multiples, pas plus que leur quête effrénée de bonheur. S’ils étaient heureux, ils ne chercheraient pas des motifs d’évasion. Ils seraient à l’aise dans leur enceinte de chair et se suffiraient à eux-mêmes, non dans une manière de satisfaction béate, seulement dans l’atteinte d’un sentiment de maturité. Vois la dimension d’aliénation de tous ceux qui se précipitent dans des voyages qui, jamais, ne les satisfont. Vois le désarroi de ceux dont le consumérisme est la seule pierre de touche dont ils ornent leur singulière aventure. Vois ces « foules solitaires » qui se ruent au même spectacle dans l’espoir de grandir, ils ne connaissent que le vertige immédiat du multiple, de la soif  trop rapidement étanchée. Leurs icônes sont en carton et ils ne sont que les spectateurs de leur propre désarroi.

   Sol, nous vivons une société de l’abondance qui ne laisse que trop d’égarés parmi la confluence des peuples. L’homme est ainsi fait que son naturel égoïsme le sauve toujours du désastre. « Ce qui est bon pour moi est bon pour le monde », voici ce que clament, à longueur de journée, les solipsismes de tous ordres qui sont légion. Beaucoup se pensent uniques dont la seule religion s’abîme dans leur propre ego, tout ce qui leur est extérieur ne semble ressortir qu’au monde des représentations et des artefacts. Ce que j’énonce là n’est nullement le motif d’une simple plainte, laquelle se dissoudrait bien vite parmi les allées et venues mondaines. Ce n’est pas davantage un appel. Comment se faire entendre de la surdité partout régnante qui condamne les simples à demeurer au sein de leur invisible caverne ? « Indignez-vous », lançait en son temps la conscience éclairée d’un Stéphane Hessel. Cette exhortation à l’indignation se déclinait selon cinq figures.

   * Trouver un motif d’indignation. Nous pourrions en trouver mille, c’est sans doute pourquoi nous n’en choisissons aucun.

   * Changer de système économique. Quoi donc ?  Le capitalisme aussi bien que le collectivisme asservissent les peuples. Le corporatisme divise les individus en castes. Le socialisme entraîne une déresponsabilisation des acteurs. Le libéralisme implique la loi sans partage des plus forts.

   * Mettre fin au conflit israélo-palestinien. A-t-on jamais mis fin à un conflit ? La violence est enracinée en l’homme depuis la nuit des temps. Notre système limbico-reptilien témoigne encore en nous de la puissance de ces marées d’équinoxe dont, a priori, nous avons bien du mal à canaliser la brusque survenue.

   * Choisir la non-violence. Qui, à part Gandhi luttant contre les lois raciales ? A part Lanza del Vasto entreprenant un jeûne pour sauver les paysans du Larzac ? A part Nelson Mandela luttant contre la ségrégation raciale en Afrique du Sud ?

   La non-violence est violence faite à nos propres indifférences. La tâche est rude qui se doit de remettre en question le fond sur lequel l’humanité s’est bâtie, dont la devise semble être, le plus souvent : « L’homme, un loup pour l’homme ».

   * Eradiquer le déclin de notre société. Est-il né ou encore à naître le Grand Homme qui, prenant entre ses mains le Destin de la Terre, métamorphosera la manière d’être de l’homme, à savoir considérer toute altérité -, l’animal, le rocher, le fleuve, l’océan, la montagne, la terre, le pauvre, le sans-grade, le démuni -, leur accordant la toute première place, s’effaçant afin que, de ce retrait,  résulte une possibilité d’être pour tout ce qui est, croît, espère ?

   Sol, tu le sais tout comme moi, ceci ne serait envisageable qu’au terme d’une éthique véritable qui prendrait le pas sur toute esthétique. Autrement dit le fond primant la forme. Il n’est d’autre générosité que celle-ci, faire que tout ce qui vient à notre rencontre ait la faveur d’un accueil véritable. Aussi bien la goutte de pluie, l’arbre en sa floraison, l’Autre en sa polyphonique présence.

   Mais comment, ici, ne pas laisser la parole au prophétique et immensément poétique Paul Valéry qui proclamait dans « La Crise de l'Esprit », en 1919, entre deux guerres mondiales immensément dévastatrices pour le corps et l’esprit, ces pensées sublimes qui honorent tout intellectuel digne de ce nom. (Ils ne sont guère légion en ces temps de disette.) : 

  

   « Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. Nous avions entendu parler de mondes disparus tout entiers, d’empires coulés à pic avec tous leurs hommes et tous leurs engins ; descendus au fond inexplorable des siècles avec leurs dieux et leurs lois, leurs académies et leurs sciences pures et appliquées, avec leurs grammaires, leurs dictionnaires, leurs classiques, leurs romantiques et leurs symbolistes, leurs critiques et les critiques de leurs critiques. Nous savions bien que toute la terre apparente est faite de cendres, que la cendre signifie quelque chose. Nous apercevions à travers l’épaisseur de l’histoire, les fantômes d’immenses navires qui furent chargés de richesse et d’esprit. Nous ne pouvions pas les compter. Mais ces naufrages, après tout, n’étaient pas notre affaire.

   Élam, Ninive, Babylone étaient de beaux noms vagues, et la ruine totale de ces mondes avait aussi peu de signification pour nous que leur existence même. Mais France, Angleterre, Russie... ce seraient aussi de beaux noms. Lusitania aussi est un beau nom. Et nous voyons maintenant que l’abîme de l’histoire est assez grand pour tout le monde. Nous sentons qu’une civilisation a la même fragilité qu’une vie. Les circonstances qui enverraient les œuvres de Keats et celles de Baudelaire rejoindre les oeuvres de Ménandre ne sont plus du tout inconcevables : elles sont dans les journaux ».

  

   Parfois, le long des  nuits d’hiver, lorsque dans l’aube bleue de givre, les pierres craquent sous la poussée du gel, il me semble entendre ces voix perdues  - Valéry, Ninive, Babylone -, qui résonnent jusqu’à nous pour nous dire le bonheur d’être Hommes sur Terre, ceci que trop souvent nous oublions, creusant, en quelque manière, les tombes qui recevront nos propres insuffisances. Une seule fois, Sol, dis-moi que je ne rêve éveillé. Alors je pourrai dormir en paix pour l’éternité !

 

Sois assurée de mes pensées les meilleures.

 

 

  

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9 mars 2025 7 09 /03 /mars /2025 08:10
Buraglio : « materia prima »

Agrafage -1966

Source : Centre Pompidou

 

***

 

   Lecture selon l’Objet Déchu

 

   Si l’on considère l’œuvre de Pierre Buraglio déjà ancienne, prenant essentiellement en compte ses « agrafages », les caviardages de ses « carnets »,  ses « Gauloises bleues », ses « Plaques de Métro della robbia », ses « portes », « paravents », « cadres de fenêtres », l’on s’apercevra bien vite que la relation au thème de l’Objet Déchu, non seulement doit être établie, mais que ces divers objets constituent le vocabulaire premier de l’objet déclassé, abandonné, placé, le plus souvent hors de l’attention des Existants, tel que cet Artiste les met en perspective. Comme si la Chose, subitement privée de tous ses attributs fonctionnels, n’existait plus que par défaut, sinon remise à quelque néant qui l’ôterait du champ de la visibilité. Mais bien évidemment, c’est cette non-visibilité, cette quasi-disparition, cette pauvreté qui, sous l’œil esthétique de l’Artiste en font l’essentielle valeur. De ces objets en quelque sorte reniés, de ce dénuement foncier, de cette manière de retour au statut d’une primitivité, Buraglio saura tirer toute la quintessence. Alors naîtra de ces « simples » de ces « modestes » une singulière « esthétique » qui fera de l’indigence, de la pénurie, de la privation, les ressources mêmes au gré desquelles faire surgir, dans le cadre d’une beauté simple, immédiate (pensons à la grâce juvénile du tout jeune enfant, au bourgeon en son éclosion native), l’image qui, par sa spontanéité, comblera ceux parmi les Voyeurs des œuvres qui seront touchés par cette émergence du modeste à fleur de peau de la Chose. Il suffira alors que le Peintre (ne nommait-on à cette époque de son parcours, cet Artiste « le peintre sans pinceau » ?), s’inscrive dans une démarche d’économie picturale, laquelle, n’offensant nullement l’Objet, ne le dissimulant sous quelque fard qui viendrait en altérer la vérité, le restitue telle  la rare et méritante apparition d’une prose du quotidien qui, la plupart du temps, échappe à nos yeux citadins bien trop recouverts d’un vernis culturel biffant les vertus rayonnantes du Simple. L’erreur eût consisté à « embellir » ces Objets, à les recouvrir d’une touche « beaux-arts », à convoquer quelque virtuosité picturale qui en eût détruit le caractère foncièrement « naturel », au sens d’un « retour à la nature ». L’erreur eût été d’inscrire ces riens usés, écaillés, poncés dans une sorte de pseudo-poésie, de lyrisme inadéquat, de passion inutile qui n’eût concouru qu’à leur perte pour le champ de l’art.

Buraglio : « materia prima »

« Assemblage de Gauloises Bleues

et chutes de toiles » - 1982,

Source : Auction.fr

 

***

 

   « Assemblage de Gauloises Bleues et chutes de toiles » de 1982 résume assez bien, à lui seul, la philosophie de l’Artiste. Les choses sont laissées en leur état de choses. Les Gauloises sont des Gauloises. Les Chutes sont des Chutes. Nul débord hors d’elles, nul appel à un principe d’esthétisation obérant leur être. La chose se donne en tant qu’elle-même, dans son évidence première. La chose ne fait appel à rien, elle demeure en soi, en sa pleine autarcie. Elle est chose en tant que chose et seule cette tautologie confirme son être en sa plus effective réalité-vérité. Les choses abandonnées à elles-mêmes sont au plein de leur signification interne, c’est nous les hommes au regard biaisé qui y introduisons valeurs et prédicats dont elles n’ont nulle connaissance pour la simple raison que rien ne s’élève d’elles qui ne serait pas elles. Ici, il s’agit de pure immanence et notre présence est tellement loin de leur « préoccupation » que la transcendance que nous leur offrons à la manière d’un présent ne les affecte guère. Elles ont seulement à être, pour le temps des temps, ces choses remises à une quasi-nullité dont elles tirent tout leur « mérite » et la modestie heureuse de leur étendue circonscrite au cercle de leur propre aura. Leur liberté est à ce prix, la nôtre à la hauteur du regard juste que nous leur adressons, chacun demeurant en soi dans le territoire qui est le sien. Jamais cette Forme ne nous rejoindra que, corrélativement, nous ne pourrons réellement rencontrer. C’est dans le geste d’une réserve vis-à-vis d’elles, d’une pudeur élémentaire que se situera notre conduite qui ne sera vraiment éthique qu’aux prix de cette sincérité de la vision. C’est bien pour cette essentielle raison que Pierre Buraglio se tient à distance, ne modifiant qu’à la marge ces objets, agissant avec parcimonie sur leurs limites, leur aspect, le caractère qui les détermine en propre.  

Buraglio : « materia prima »

Plaque de métro

Source : Galerie Hélène Trintignan

 

***

  

   Regardez donc cette « Plaque de métro ». Belle en sa nature. Déjà arrivée au lieu recueilli de son être. Forme d’emblée présente parmi les formes artistiques. La couleur bleu émail est déjà parvenue « à sa richesse », pour employer la célèbre formule cézanienne. Et sa « richesse » c’est bien ce qu’elle est en son fond : cette couleur inimitable, cette ligne blanche en « L » qui la parcourt et dit le chiffre de sa géométrie, ces écailles qui énoncent la souffrance, l’âge de la matière. Comment, ici, ne nullement faire le rapprochement, mais dans la nécessaire distance, mais dans l’inévitable altérité, avec les rides de la personne âgée, les tavelures qui tachent sa peau ? Il y a une émotion « existentielle » à constater ceci, cependant nul pathos qui inclinerait tout dans la dimension ego-anthropologique. L’art de l’objet déchu doit demeurer art de la distance, touche à « fleurets mouchetés », vol de colibri devant le nectar, démarche de caméléon dont chaque nouveau pas annule le précédent. Faute de cette réserve, nous n’instillerions en l’objet des attributs qu’il ne possède pas, nous en altérerions l’exacte mesure et donc nous le ferions sortir du site de l’art.

 

Buraglio : « materia prima »

Source : pierreburaglio.com

 

C’est à l’ensemble des œuvres incluses dans ce motif de l’objet pauvre (pensez au mouvement de « l’Arte povera »), que l’Artiste appliquera ce que nous pourrions nommer une « morale de l’indigence ». Ainsi les portes récupérées sur des chantiers de démolition, les paravents sauvés de la destruction et de l’oubli, les châssis de fenêtres se verront appliquer d’identiques procédures minimales, seules à même de sauver ce qui peut l’être, à savoir l’authentique en sa singulière donation. Exemple des « cadres de fenêtres » : l’ascétisme y est si présent que n’en pas percevoir la dimension serait geste de pure inconscience ou bien d’un réel désintérêt. Le bois y apparaît naturellement décapé, poncé à vif par l’âge et l’usure. Les chevilles sont apparentes ainsi que les trous laissés par celles qui sont absentes. Ici, nul procédé de « réhabilitation », nul embellissement de ce qui, par nature, confirme sa beauté. Quelque ajout n’apporterait que confusion et ferait ricocher le langage de l’objet en direction d’un verbe qui n’est nullement le sien. Parole au plus près d’une parole devenue originaire par l’intermédiaire des stigmates du temps. La fenêtre usée, du reste son fragment suffit à évoquer sa totalité, demeure en elle-même, il s’agit d’un Objet « tel qu'en Lui-même enfin l'éternité le change » en énonciation mallarméenne. La chose en soi au centre même de son autonome effectuation.

   Chacun comprendra, au motif de cette rigueur, qu’il ne s’agit de rien de moins que d’une recherche d’absoluité, de réduction d’une présence à sa forme la plus épurée, la plus radicale. Immense beauté de ce geste qui, par essence, devient geste originel. Originarité du geste artistique coïncidant avec l’originarité de l’objet limité à son propre soi. C’est seulement de cette correspondance entre la chose oeuvrée et l’acte qui en détermine la venue que ce qui est à voir se donne en tant que ceci, une Forme et non en tant que cela, une forme parmi les formes de l’ustensilité ou de l’usage. Donc « l’intervention » de l’Artiste, bien plutôt que d’une volonté appliquée à même l’objet, constitue une aide à sa montée dans le visible artistique. Une simple bordure de mastic non peint, l’odeur d’huile, pour un peu, parviendrait à nos narines. La découpe d’une vitre noire légèrement arquée vient se positionner tout en haut du cadre, dont l’autre vitre claire s’inscrit à titre de complément à l’intérieur du châssis.

   Devant une telle profération sur le bout des lèvres, l’on demeure soi-même silencieux, comme si l’on se trouvait devant un vitrail de Soulages dans l’Abbatiale de Conques, ce lieu de hautes significations, cette surrection spirituelle au sein du sanctuaire sacré. Ces deux types de démarches s’inscrivent dans le cadre d’un même concept des formes artistiques : laisser les formes venir au paraître depuis l’intime creuset qui est le leur, d’où elles trouveront le site de leur déploiement. Ceci est la marque insigne de l’Artiste au service de l’Art et non l’inverse. Une brève citation de Pierre Buraglio : « C’est la peinture qui fait le peintre, non le peintre qui fait la peinture ». Cette phrase est suffisamment admirable pour qu’elle ouvre l’espace d’une méditation où chacun trouvera sa place à sa juste mesure. Elle appellera un écho significatif dans cette autre phrase énonçant : « C’est le Langage qui fait l’Homme, non l’Homme qui fait le Langage ». Biffer la subjectivité d’un trait de crayon et lui substituer ce caractère d’objectivité qui, seul, peut témoigner de sa vérité.

   Toujours dans ce champ de l’objet déchu ou bien de l’objet passant inaperçu à force de quotidienneté, il convient de relever, avec une attention particulière, le travail effectué sur « deux feuilles de journal "Le Monde", assemblées bord à bord par une bande de papier et collées sur carton », telle est la description que nous en propose Beaubourg. Ce qui est à noter ici, qui saute aux yeux d’une manière très visible, c’est que l’Artiste qui jusqu’alors, dans les œuvres précédemment évoquées, n’avait procédé qu’à de rares ajouts, « Les très riches heures » paraissent s’exonérer de cette dette due à l’objet initial : en maintenir l’être avec des moyens si pauvres qu’ils finissent par disparaître à même le cadre de fenêtre, la porte ou bien le paravent. Mais ceci n’est qu’apparent car l’intention demeure identique, laisser la chose « en son état de nature ». Si, par essence, fenêtre, porte, paravent se donnaient sous la forme d’un lexique minimal, le bois, le verre ne parlent guère, par contre la feuille de journal est le lieu éminent où le langage apparaît comme le vecteur essentiel de ce qui nous rencontre. Alors, pour l’Artiste, comment résoudre le paradoxe qui énonce : « plus de langage, moins de chose » ? Comme si en effet le verbe du journal constituait une strate sous laquelle la chose même disparaîtrait. Et certes, il en est bien ainsi. Or, si l’objet veut demeurer objet avant tout, quoi de plus logique que de réaliser ces nombreux caviardages, ces camouflages au gré d’un ruban noir, tous gestes qui reconduisent la chose à son état de chose. Dès lors, le regard ne cherche plus à lire le texte, dès lors, le regard se focalise en son entier sur ces graphismes, lesquels à défaut de créer une esthétique, s’inscrivent entièrement dans cette belle démarche de reconduire l’objet à sa mutité originelle, à sa passivité, à la part nocturne qu’il diffuse par sa seule présence. Cet habile procédé doit moins être interprété comme un ajout, mais bien plutôt en tant qu’annulation, que régression en direction de quelque site d’origine. C’est en quelque sorte la cible directrice, l’injonction radicale de l’intention husserlienne qui est ici affirmée : « retour aux choses mêmes ».

Buraglio : « materia prima »

Caviardage : "Les très riches heures de P.B." – 1982

Source : Centre Pompidou

 

***

 

   Enfin, nous essaierons de suivre le fil rouge de la Chose en citant une œuvre bien plus récente, « Sans titre » de 2019, laquelle met en scène un mur de briques rouges qu’entoure, à la façon d’un cadre, une bordure constituée d’une simple variation de gris, d’argent à ardoise. A l’évidence, le motif est minimal. Les teintes sont si assourdies qu’elles n’entraînent nulle narration, qu’elles sont l’opposé du bavardage. La Chose-mur vient à nous dans sa plus manifeste nudité. Plus la dépouiller reviendrait à obtenir son effacement même. Ce que le bois de la fenêtre, la transparence de la vitre, nous présentaient, ce que le monochrome de la plaque de métro nous livrait, ce que le rythme répétitif et unitaire des Gauloises nous offrait, voici que tout ceci trouve confirmation dans cette peinture qui est bien plus esquisse que le produit final d’une œuvre qui se fût voulue exigeante sur le plan de sa réalisation plastique. C’est une grande beauté dont il nous est fait le don au travers de ces picturalités élémentaires.

 

Buraglio : « materia prima »

"Sans-Titre" Encre et gouache

sur papier 39.5x30cm,2019

Source : pierreburaglio.com

 

***

 

   En quelque manière, le Peintre procède à son propre sacrifice. Il se retire, s’efface derrière la toile, il réalise une « épochè », (qu’on traduit par « arrêt, interruption, cessation », suspension de la thèse du monde, concept phénoménologique s’il en est !), donc une mise entre parenthèses de son propre ego, il recule d’un pas devant ses œuvres, leur laisse la parole mais sur le mode restreint, à la limite d’un silence ou bien d’une profération qui se voudrait première, si proche d’une origine qu’elle se confondrait avec elle. L’Artiste est renoncement, pure humilité. Bien plus que ce soit lui qui porte témoignage d’un événement, c’est l’œuvre qui s’en charge, qui décline son identité avec des noms qui seraient des fondements, des assises, tels « chose », « objet », « matière » « forme », dans la retenue, car faire venir d’autres prédicats conduirait à une sortie de sa propre essence, ce que ne saurait accepter une toile, une proposition plastique accomplies du sein même de leur propre vérité. La Chose artistique n’a rien à justifier, n’explique nullement le monde qui l’entoure, vit parce qu’elle vit, à la manière de la Rose d’Angelus Silesius qui ne croît que pour croître, dont la réalité est entièrement contenue dans le déploiement de sa corolle, tout essai de profération hors ceci n’est que pure gratuité, geste d’affabulation.

   Il y a, entre les œuvres, comme une complicité, un dialogue feutré, un lien d’amitié, peut-être quelques amours clandestines. Ceci est heureux au motif que, nous les hommes, nous les femmes, sommes hors-jeu, simples témoins d’une phénoménalité qui conserve en soi tous ses secrets. Et c’est bien là leur richesse que de nous étonner, de nous questionner, nous qui sommes des êtres-de-l’abîme, des êtres qui pensons pouvoir nous sauver en ôtant du réel le vernis qui en recouvre l’admirable présence. Mais c’est bien en demeurant au bord de l’abîme de la finitude que nous octroyons aux Choses leur essentielle valeur. Nous sachant Mortels, nous interrogeons, nous nous étonnons, c’est-à-dire que nous dressons le lit sur lequel l’Art peut éclore en ses plus authentiques figures.

 

   Lecture selon la « materia prima »

 

   Si, à nouveau, nous parcourons les œuvres aperçues, nous nous apercevrons que seule une énonciation strictement circonscrite à l’Objet sera conforme à sa nature. De cette manière nous obtiendrons une série de couples analogiques indissociables

 

Agrafages = Toile

Gauloises = Papier

Plaque de métro = Métal

Cadre de fenêtre = Bois/Vitre

Journal = Papier/Encre

Mur = Brique

 

   Ici, ce lexique extrêmement serré est en tous points remarquable au simple motif qu’à sa seule lecture, c’est l’essence même des choses qui se laisse dévoiler et se présente à nous dans cette merveilleuse nudité sans fard. Ce qui se donne en entier, avant tout, se décline sous les auspices d’une évidente et prégnante matérialité. Tout est Matière qui nous livre son être de Toile, de Papier, de Métal, de Bois/Vitre, de Papier/Encre, de Brique. Tout ce qui n’est pas matière est, d’emblée, mis hors circuit. Notre vision de ces œuvres devient elle-même matérielle, saisissant la matière en tant que matière en quelque sorte. Et la nature de cette matière est dense, opaque, condensée. Elle ne laisse passer en soi, de la quaternaire élémentale, ni l’eau qui en est absente, ni l’air qui n’y trouve nulle place, ni la combustion de quelque feu, elle est arrimée à l’élément-Terre dont elle émerge à peine tellement son mode de parution est racinaire, lié à l’humus, attaché à la densité de la glaise. Agrafes, Fenêtres, Portes, Paravents, Mur sont totalement terrestres, terriens, de l’ordre du sillon, de la consistance du pli d’argile au sein même de son silence. Bien évidemment, affirmer que Bois, Papier, Toile sont Matière paraît un simple truisme. Mais il faut conduire plus avant notre méditation afin de lui donner des assises plus affirmées.

   Et, pour ce faire, il est nécessaire de se référer à deux éléments de la biographie de Pierre Buraglio qui seront éclairants à plus d’un titre. Première citation : le père de l’Artiste était architecte. Seconde citation : Pierre Buraglio, au cours d’une interview, confie son appartenance étroite à son terroir, son enracinement dans ce Val de Marne qu’il compare à l’attachement de son ami Vincent Bioulès à son Languedoc. Alors, si l’on évoque cette symbiose avec son milieu de vie, il faut bien que ce dernier ressorte en quelque endroit, montre les nervures de son être.

   Donc, afin de bien pénétrer l’esprit de cette œuvre raffinée, il faut partir du sol, d’une Terre donatrice de présence. Les premières intuitions artistiques sont des radicelles, de fins rhizomes qui cherchent à l’aveugle leur être dans la densité profuse de la matière. Tout est charnel, corporel, en quelque manière, une corporéité de glèbe dont l’Artiste, à la façon dont un papillon s’extrait de sa tunique de fibre, procède à son propre déploiement. C’est un lent travail d’extraction dont le mur de brique est l’élément premier, à la fois fondation de l’édifice architecturé, à la fois fondement de l’œuvre en ses assises les plus matérielles. Pour Buraglio,  créer en peinture est un geste de nature profondément architectonique, artisanal, il s’agit d’assembler, d’agrafer, d’ajuster des cadres, de faire naître des espaces selon la limite d’un ruban, d’organiser la distribution des lieux selon le rythme des Gauloises Bleues. Ne nullement percevoir cette tâche structurelle conduit nécessairement à passer à côté de l’œuvre, à n’en repérer que la figuration « esthétique. » Mais il y a bien plus, avant même de « faire style » (comme il le précise lui-même, mais style non intentionnel, style seulement par l’accumulation de motifs identiques dans un travail au long cours), la façon d’être de ses œuvres se présente sur un mode que, sans doute, il convient de qualifier « d’existentiel » ! Il y va du salut de l’Artiste, il y va du salut de l’Homme. Ce qui, ici, se montre avec le plus d’acuité, c’est l’urgence à habiter la Terre avec le sentiment d’un geste éthique. Jamais l’on ne peut habiter en toute innocence. C’est à l’édification patiente de notre Maison même que nous devons consacrer une partie de notre énergie. L’on ne se construit soi-même qu’en façonnant, pièce à pièce, son immédiat milieu de vie. Forme éminemment osmotique de l’Homme-Maison, de la Maison-Homme. C’est à ce prix, et seulement à ce prix d’une juste habitation que l’Existant peut connaître son propre cosmos et rayonner à partir de lui.

   Donc travail d’Architecte-Bâtisseur. Partir du Mur, de la densité rouge de la brique, édifier une Porte (elle sera refuge en même temps que communication avec l’extérieur de la tâche artistique), poser un Paravent (symboliquement il abrite d’une nudité et l’agir de l’Artiste est une mise à nu des choses qu’il convient de dissimuler avant que les regards des Voyeurs n’en explorent les esquisses), ouvrir une Fenêtre (car l’Art ne peut nullement vivre en autarcie, il a besoin d’une altérité, d’une conscience extérieure qui le vise afin de faire sens). Là, dans la Tour babélienne-picturale, là au sein même du bâti architecturé, la réalité buraglienne trouvera les ressources singulières qui amèneront ses formes au paraître. Là pourront vivre les Toiles Agrafées (un chaos, une fois encore, se lève selon un cosmos), là pourront trouver le lieu de leur expansion ces Gauloises Bleues, ces effigies de papier ramassées un jour au hasard des trottoirs, donc comme des prolongements de la Terre qui en supporte la présence.

   Là se montre le soubassement des œuvres que nous avons synthétisé sous le prédicat de « materia prima ». Cette « materia prima », est la première étape du processus alchimique qui se détermine telle l’épreuve de la Terre. Ce que nous avons voulu montrer, à l’aune de ces termes, une manière de retour aux sources (une « terreité » si ce néologisme peut en saisir l’essence), un naturel attachement, une évidente liaison de tout Homme avec le sol qui l’a porté, matière singulière avec laquelle l’Artiste est en constant débat, parfois en polémique, toujours situé au sein d’une tension. Sous le lexique nécessairement polyphonique de « Terre », il convient d’entendre les divers médiums auxquels celui-qui-crée a recours, aussi bien la Toile, mais aussi le Bois, le Métal, le Verre, le Papier qui constituent les briques élémentaires du jeu pictural dont, la plupart du temps, nous ne percevons que les motifs de surface, telle couleur, telle harmonie, tel rythme, confondant en ceci la Forme et le Fond.

   Notre psyché est fondamentalement enracinée dans cette tonalité binaire dont la perception privilégie toujours la strate de surface, cette forme qui nous éblouit et dissimule à nos yeux les fondements de toutes choses, leur Terre primitive, leur Glaise ductile qui renferme en elle tous les sens de la manifestation des phénomènes. Si l’œuvre de cet Artiste peut se définir en tant que « radicale » (et sans doute l’est-elle en son exigence sans rupture), alors il nous faut privilégier dans ce mot sa valeur étymologique « de la racine, appartenant à la racine ». Or le destin de la racine est de tracer son blanc chemin parmi les sentiers nocturnes de la Terre. Pierre Buraglio est l’un de ces guides qui nous invite à une découverte rhizomatique du monde. Peut-être n’existe-t-il d’autre voie que celle d’une immersion au profond des choses, geste précédant toute mise à jour d’un langage qui nous soit accessible.

 

 

 

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8 mars 2025 6 08 /03 /mars /2025 10:35
Là, dans l’invisible et silencieuse  présence des choses

Esquisse

 

Barbara Kroll

 

***

 

   Quiconque prendrait le temps de regarder et d’interroger cette image en son fond ne manquerait d’être étonné. En notre siècle de vitesse, en notre siècle de déflagration continue des icônes virtuelles, en notre siècle où l’immédiat se donne en lieu et place du différé, de l’attente, du lent mûrissement des choses et des êtres, il y va de notre disposition même à comprendre le monde qui nous entoure et d’en saisir les subtiles nuances, en même temps que l’insondable profondeur. Car la hâte, en quelque domaine que ce soit, n’a jamais été synonyme d’une juste vision de ce qui vient à nous, bien plutôt cette confondante impatience est simple empressement en direction de l’abîme du non-sens. En effet, il y a quelque absurdité à se précipiter sur le premier spectacle venu, le premier voyage, la première vitrine où brillent les multiples artefacts qui métamorphosent les Existants en Polichinelles seulement occupés à admirer leurs  vêtures bariolées, ne percevant nullement leur propre difformité, ces deux bosses, l’une ventrale, l’autre dorsale qui, métaphoriquement interprétées, ne sont jamais que les creux, les lacunes, les trous qu’ils portent en eux, qui ont retourné leurs calottes.  L’art de vivre mérite bien mieux que ces sauts sur place, ces continuels saltos, ces figures chorégraphiques agitées d’un mouvement continu qui n’offrent guère d’autre signification qu’un vertige en tant que vertige, qu’une agitation en tant qu’agitation.

    Nous parlions, il y a peu, d’étonnement quant à la vision de cette esquisse. Or cette surprise se lève simplement à l’aune de cette immobilité, de cette insoutenable latence en lesquelles le Modèle semble devoir se figer pour l’éternité, manière de momie égyptienne dormant dans le sombre anonymat de ses bandelettes de tissu. Pour nombre de nos Contemporains ceci est la figure de l’affliction même, du renoncement à vivre, de la perte de Soi en d’innommables et dissimulées oubliettes. Une manière de geôle en quelque sorte, de refuge monacal, d’ascétique posture semblable à celle du Mystique retiré en sa grotte perdue en plein Désert. Mais bien évidemment une telle perception ne s’auréole de nulle vérité, elle n’est que le point focal d’une subjectivité portée parfois à quelque excès, une facile représentation derrière laquelle on abrite et justifie tous les actes liés à une irrépressible fièvre de vivre. Mais porter un jugement critique au-delà de ces quelques observations liminaires ne se donnerait que sous le sceau d’une pure perte.

 

Face à ce négatif,

il convient de dresser

du positif, du libre,

du déploiement.

  

   Alors, beaucoup se demanderont comment tirer du positif d’une telle attitude de retrait. Mais seulement en percevant, sous la surface des choses, une profondeur qui s’y inscrit en filigrane. « Abandonnée-à-Soi » est libre, infiniment libre.

 

Et paradoxalement libre

à l’aune du Silence,

de l’Immobile,

du Retrait.

 

   Toutes ces positions de Repos, loin de les envisager tels des renoncements à être, en sont les moteurs les plus effectifs.  Toutes ces attitudes d’hypothétique Absentement sont originaires et c’est cette belle dimension de Source, de Fondement, de Sol initial qui leur confère la puissance ontologique qui s’ouvre sur l’exister et les déclinaisons infinies qui en tissent l’irremplaçable essence. Silence, Immobile, Retrait sont les conditions de possibilité de ce qui, paraissant sous la forme de l’antagonisme, Parole, Mouvement, Présence ne sont en réalité que leur face cachée, leur revers, nullement une polémique infinie qui annulerait leur accomplissement.

   En l’exister ne reposent nullement des choses qui, par le simple fait d’être co-présentes, et en raison d’une nature radicalement polémique, se détruiraient mutuellement, s’aboliraient, se supprimeraient. Ceci n’est qu’une vue de l’esprit, qu’une facile doxa qui, « raisonnant » selon une fausse logique,

 

décréteraient l’effacement de la Lumière

sous les coups de boutoir de l’Ombre,

la disparition du Langage

sous le gommage du Silence ;

la dissolution de la Présence

au motif d’une Absence

qui en saperait les assises.

 

   Cet étrange point de vue relèverait, tout au plus, d’un manichéisme sans réel fondement, comme si chaque événement surgissant au monde portait en lui sa propre négation (certes cette conception est hégélienne, mais hégélienne au sens d’une posture théorique, nullement d’une réalité ontologique), comme si le Mal s’opposait toujours au Bien, comme si, en l’essence même de l’Arbre, couvait un Feu acharné à le détruire. Bien des Arbres sont vivants, aux larges ramures, aux puissantes racines, à l’écorce protectrice que nul Feu ne viendra réduire en cendres. Ce manichéisme ne résulte que d’une généralisation abusive de l’expérience humaine, un incendie détruit-il quelques futaies et l’on en déduit que le sort de toute futaie est de connaître son propre autodafé. Nous concevons, ici, combien cette posture croyant à la coexistence de deux principes opposés ne complotant que leur perte réciproque est de nature instinctuelle, sans lien réel avec quelque concept fondé en raison.

   Bien plutôt que de postuler une primitive division des choses en leur existence foncière, attribuons-leur la possibilité insigne de figurer chacune selon son mode d’être et faisons l’hypothèse d’une belle liaison, d’une belle unité, d’une harmonie présidant à ce qui, devenu Cosmos au long du temps ne porte plu en soi que de lointaines traces de ce Chaos qui fut un jour puis, selon un décret mystérieux, trouva le chiffre de son ordre propre.

 

Nul antagonisme

entre Nuit et Jour.

Pas plus qu’entre Proche et Lointain,

qu’entre Joie et Tristesse,

qu’entre Dispensation et Retrait,

 tous ces visages à la Janus

ne possèdent ni césure,

ni ne peuvent se regarder

à l’aune de la division,

de la séparation.

  

 

Le Jour naît de la Nuit.

La Lumière est une simple effusion,

un éclaircissement de l’Ombre.

Le Lointain n’est qu’un Proche

qui a pris de la distance.

La Tristesse est un moindre

rayonnement d’une Joie.

La Dispensation, l’ouverture

du calice de la fleur n’est que

 sortie du Retrait, dépliement

du bouton germinal,

nullement son opposé.

 

   Il y a une naturelle « conversion » des éléments entre eux, une alchimie des substances, un naturel métabolisme des êtres qui se donnent de telle ou de telle manière selon leur position dans l’espace et le temps. Certes il paraît troublant que la Métaphysique ait éprouvé le besoin de créer deux mondes distincts,

 

le Monde Sensible et

 le Monde Intelligible.

 

   Mais comme chacun le sait, il y a participation du Sensible à l’Intelligible et ainsi, la filiation, l’affinité, le point de rencontre des deux réalités fusionnent en une seule et même Unité.  La Division, si division il y a, est dans les esprits, bien plus que dans le réel. Afin de trouver les outils nécessaires à son élaboration, le Concept, nécessairement divise, réduit en fragments élémentaires, en briques séparées ce que le travail de synthétisation final assemble en une réalité cohérente, accessible à tout esprit en quête d’un savoir.

 

Avant tout, nous sommes Unité.

 

   Cette assertion choquerait-elle ? Et en quoi choquerait-elle ?  Vaudrait-il mieux décréter que nous ne sommes que des objets partagés par une irréparable schize, que notre réalité flotte « decà, delà … au vent mauvais », tel le sanglot verlainien perdu au milieu des bourrasques d’automne ? Mais il ne s’agit nullement de transformer la Poésie en ce que, jamais, elle ne sera, une configuration géométrique soumise à la rigueur d’une science exacte. Cependant, là non plus, il n’existe de coupure entre Poésie et Mathématiques, les travaux des Pythagoriciens sur les œuvres d’Homère et d’Hésiode (ces immenses Poèmes fondateurs de notre culture) attestent le sens d’un rapprochement étroit entre Poésie et Philosophie, entre rectitude du Nombre et liberté de la Lettre.

   Et nous voici parvenus au pied d’Esquisse. L’avons-nous mieux comprise à l’aune d’une approche théorique ? Son Esseulement, signifie-t-il au moins le reflet d’une Plénitude intérieure ? Son Retrait, sa Dissimulation sont-ils la source secrète d’une ineffable Joie ? C’est ce Don cette Grâce que nous souhaiterions trouver en elle à même cette blanche signature de la vêture, à même ces lianes rouges des bras (cette fragilité !), à même cette sanguine à peine posée des jambes sur le sol qui l’accueille. Nous avons pris soin d’orthographier quelques mots avec une majuscule à l’initiale :

 

Esseulement

Plénitude

Retrait

Dissimulation

Joie

Don

Grâce

 

   Ceci signifie, que loin d’être de simples marqueurs d’une réalité ordinaire, ils recèlent en eux

 

le Précieux,

l’Essentialité,

la Pure Dimension

 

   de ce qui toujours nous effleure, se donne sous d’allusives présences, ces manières de linéaments qui traversent notre corps, ces flagelles longs et mobiles, ces effluves discrets, ces subtils attouchements, ces légères opalescences, ces filaments de lumière, ces impalpables fils d’Ariane, ces chatoiements d’étoiles, ces perles de pluie, ces minces herbes qui ondulent à l’entour de notre chair, lui donnent onctuosité, éclat, pur rayonnement d’Être. Car, toujours il s’agit de cet Être au nom pareil à une Ode, à une Poésie, à un Sens, cet Être dont nous sentons les fils tisser qui-nous-sommes, cette mesure à peine affirmée, la touche d’un clair-obscur, la fluidité d’une lisière, le voilement d’une voix.

   Pour cette raison d’une marche de Gerridae sur le miroir de l’eau, d’une empreinte à peine visible, telle Esquisse nous ne pouvons lui donner visage qu’à partir de notre propre Absentement. Trop de présence et tout s’effacerait dans l’entier mystère des ténèbres et tout disparaîtrait, simple nuage de cendre s’effaçant à même

 

le gris d’une Ardoise Magique.

 

 

 

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5 mars 2025 3 05 /03 /mars /2025 18:13
Quoi donc face à Soi ?

Peinture : Barbara Kroll

 

***

 

   La pièce est vide, nue, blanche. La pièce est silence et, corrélativement, interrogation. Nul encore n’est entré dans le Musée. Les Autres sont hors la lourde porte d’airain, celle qui trace le partage entre l’Exister toujours contingent, et l’Art qui ne connaît que les cimaises. Une frontière est dressée qui délimite les aires, l’étrangeté de la Rue opposée à l’étrangeté du Lieu où sont les œuvres. Qui est dehors, ne perçoit nullement les œuvres. Qui est dedans ne perçoit nullement les Esquisses plurielles qui longent les trottoirs de ciment. Un fil invisible, mais ténu, pareil à la corde de l’arc sépare les deux Mondes, les rend non-miscibles, les porte au-devant d’une étrange polémique, nous voulons dire d’un combat pluriséculaire, l’immanence et la transcendance n’ont jamais fait bon ménage. Il y a entre elles, le vertige d’un abîme. Cependant une étonnante similitude. Être à la Rue, suppose une appartenance totale à qui-elle-est, au motif qu’on est totalement phagocytés par elle.  Être au Lieu de l’Art implique une totale présence à qui il est, au motif qu’on est happés, par lui, en son entier.

   C’est la nature de la dépendance qui est différente. La Rue demande l’adoubement au Réel. La Cimaise exige l’osmose, la fusion dans l’Irréel. La Rue est le signe qui sollicite l’exercice de la Conscience. La Cimaise est l’écho de ce qui appelle depuis ce qu’il faut nommer « L’In-Conscience ». C’est une opposition terme à terme, une lutte pied à pied. Il n’existe aucune passerelle possible, aucun fil qui relierait le Sujet-de-la Rue et le Sujet-de-la-Cimaise. En réalité deux présences monadiques qui ne vivent qu’à l’intérieur de leur monde propre. Être Homme-de-la-Rue, c’est renoncer à l’Art. Être Homme-de-l’œuvre, c’est oublier la Rue et poursuivre en Soi, uniquement en Soi. Nous posons donc la question « Qui donc face à Soi ? » et nous nous trouvons d’emblée dans l’embarras car, le vis-à-vis est toujours une question. Qu’en est-il du Réel ? Qu’en est-il de l’Irréel ? Y a-t-il au moins quelque chose de fondé en Raison qui justifie le Réel et suppose, de facto, que l’Irréel lui soit le miroir inversé ? Toujours les Choses demandent leur contraire, le Jour la Nuit, l’Amour la Haine, la Beauté la Laideur.

   Mais il nous faut avancer dans la connaissance de cette confrontation et, faute de pouvoir l’expliquer, du moins en décrire la double facette. Donc l’Homme-de-la-Rue suppose et demande l’Homme-de-l’Art, et réciproquement. L’Homme ou la Femme. Regardons la Femme. Celle-de-la Rue, nommons-là l’Inconnue ; celle-de-la-Cimaise, nommons-là Silhouette. Bien évidement cette personne est unique, indissociable de qui elle est, une Unité nécessaire la porte au-devant d’elle. Ce qui, ici, est essentiellement à comprendre, c’est comment Inconnue va devenir Silhouette, quelle mystérieuse métamorphose en explique la possibilité. Car passer sans transition de la Rue à la Cimaise ne trouve nul appui dans une explication logique. Si une prémisse pouvait en tracer la venue, alors nous parlerions plutôt d’un Principe de l’Illogique, manifestant au gré de cette étrange formule, que le passage de la Rue à la Cimaise, bien plutôt que de résulter d’une décision en toute clarté, serait de l’ordre de l’impulsion, sinon de la pulsion. Il y a comme un chamboulement, un retournement soudain, comme si le Conscient qui se situait au-dessus de la ligne de flottaison du Réel, se trouvait soudain requis par l’appel de l’Inconscient, par l’exploration des grands fonds, là où gît l’inaccessible site de l’Irréel.

   Inconnue est dans la Rue, toute aux mouvements, aux diapreries de cette dernière. Dans un angle de son champ de vision, une affiche qui porte une Œuvre et le nom d’une Artiste Inconnue, tout autant qu’Elle-qui-passe est Inconnue. Une soudaine lumière s’est allumée dans le fanal de sa Conscience. Des pas s’en sont immédiatement suivis qui conduisent à la lourde porte du Musée. C’est un peu une avancée à l’aveugle, à l’estime et Inconnue se sent irrésistiblement attirée par ce rectangle noir du seuil qui, bientôt, va être le lieu de sa disparition. Disparition de la Rue, disparition à Elle-même. Le langage qui parlait haut et clair il y a peu, voici qu’il devient bientôt murmure, évocation et plutôt songe que mots et plutôt images que concepts. En Elle, au plus profond, en des lieux indéterminés, hors d’atteinte, Inconnue a senti une étrange pliure, sinon une brisure. C’est le moment, à proprement parler magique, où sous l’effet d’un curieux chiasme, Inconnue est devenue Silhouette. Le Réel s’est subitement inversé, un peu à la manière d’un gant dont on retourne la peau, qui ne laisse plus voir que les coutures de l’Irréel et ceci est pure fascination. Comme une étonnante pièce de monnaie dont Elle était l’avers, connaissant en un éclair son revers après que la limite, la carnèle a été franchie. Un nouveau paysage se donne à voir, tels ceux, oniriques, qui se posent à la cimaise des couches nocturnes et papillonnent tout juste au-dessus de la falaise du front. Un oiseau de proie passe qui étend largement ses ailes, on entend le son de ses rémiges dépliées, on en devine la sublime transparence.

    C’est donc bien d’une inversion du quotidien dont il s’agit, d’une immersion dans une manière d’eau de lagune où le corps flotte et connaît l’ivresse de se sustenter sans qu’il soit nécessaire de produire quelque effort que ce soit. Dans la salle claire et spacieuse du Musée, deux seules présences qui, en réalité n’en font qu’une. La Toile, nous la nommerons  « Illusion », en raison même de son flou, du jeu indécis de ses formes. La Toile et Silhouette émergeant tout juste de leur posture nocturne. Un Noir appelle l’Autre. Un Mystère en suppose un Autre. Seul ce Face à Face est possible. Nul Tiers ne pourrait être admis qui fausserait la relation, la rendrait bancale, sinon en détruirait la fragile texture. Nous voulons signifier ici la Face de l’œuvre en relation directe avec la Face de Celle-qui-regarde. Épiphanies certes adverses sur le plan spatial mais uniment assemblées dans leurs temporalités réciproques. Le temps d’Illusion est le temps exact de Silhouette. L'un se nourrit de l'autre, l'un s'accroît de l'autre. Chacun, en sa singulière posture parvient à son propre accomplissement au motif d’une coalescence des regards. Silhouette regarde Illusion qui, à son tour, la regarde. Nulle césure, nul clivage qui placeraient ici la Toile, là le Sujet. Fusion, quintessence alchimique, transsubstantiation des êtres, connaissance de l’Autre par Soi, connaissance de Soi par l’Autre. Une Conscience-Inconscience vise un Réel-Irréel. Pour quiconque viserait la Scène (Primitive ? Un Amour reliant l’Amant et l’Aimée ?), la « perdition » heureuse de l’Un en l’Autre serait évidente, posant la subtile équation :

 

L’Autre = Le Même.

  

   Peut-être y a-t-il à tenter ici de rendre les choses visibles à l’aune d’une description phénoménologique, dernier recours pour faire apparaître le phénomène à défaut de ne jamais pouvoir saisir l’essence ? Le Langage, par nature illimité, puisque totalité, atteint ici ses limites et le descriptif demeure la pointe la plus avancée pour tenter de faire que les mots, ouvrant l’intuition, se libèrent de leur enveloppe charnelle, phono-graphique, pour atteindre ce qui, sous le discours, le sous-tend, à savoir l’être-des-Choses, nous en sentons, tout autour de nous, l’aura invisible. Silhouette. Silhouette telle qu’en elle-même l’Art l’effectue en sa plus belle promesse : coïncider avec Soi, fût-ce dans l’éclair d’une jouissance. Intellectuelle-charnelle. Ça bouge à l’intérieur du Corps. Ça allume ses feux dans la coursive de l’Esprit. Ça fait sa belle chorégraphie dans la chambre intime de l’Âme. Triade Corps-Esprit-Âme, une seule et même fluence dans la face immobile du Temps, un seul point fixe dans la quadrature de l’Espace.

   Des formes libres d’Illusion se détache un chant subtil, les mots d’un poème déplient leur corolle. Tout essaime en Tout, les spores de la beauté. Plus d’extérieur, plus de portes d’airain, plus de Salle douées de dimensions, plus de coordonnées, d’abscisses et d’ordonnées, plus de géométrie, seule une libre pensée esthéticienne qui façonne le jour, agrandit le motif du Rare, pose l’Essentiel comme la seule chose qui, sur cette lointaine Terre, possède encore un Sens. Ici est la Clairière largement ouverte où tout conflue. Sauf les soucis des Hommes, leur naturelle vindicte, l’hubris dévastatrice dont ils sont les porteurs le sachant ou à leur insu. C’est ainsi, c’est une vérité indépassable, il faut parfois se dévêtir de la Rue, de ses mensonges, de ses faux-semblants, se revêtir d’habits légers, de simples voiles, exposer son corps à la pluie douce, bienfaisante de l’Oeuvre, percevoir en Soi, le songe de l’Art et y demeurer le plus longtemps car c’est au contact des Choses authentiques et simples que nous pouvons devenir Hommes, Femmes libres d’eux traçant leur chemin dans l’orbe d’une possible Joie. Oui, ceci est possible. Que les œuvres soient notre viatique, la voie selon laquelle, aussi souvent que possible, nous ressourcer et ne point désespérer du Monde. Il y a tant de chemin à parcourir ! Tant de chemin !

 

 

   

 

 

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4 mars 2025 2 04 /03 /mars /2025 18:37
Vers où le fleuve de la vie ?

Estuaire…la Gironde…

Photographie : Hervé Baïs

 

***

 

   L’homme sur terre n’a-t-il d’autre destin que de questionner et, surtout, de se questionner, de découvrir ce qui, en lui, dessine son chemin, l’oriente ici plutôt que là ? Nous, les hommes, ne sommes que question, ce qui nous différencie de l’animal, de la plante, du rocher lancé en plein ciel et ne sachant pourquoi. Mais, le plus souvent, nous interrogeons dans le vide, nous attachant bien plus à la superficie du monde qu’à sa profondeur. Nous parlons du temps qu’il fait, des brouillards d’automne qui voilent les sillons, les noyant dans une manière de camaïeu d’argile. Nous parlons de la dernière vêture à la mode, d’un refrain qui court sur les ondes, d’une nouvelle automobile à la ligne racée. Nous parlons de nos dernières vacances au bord de la mer, des prochaines, sans doute à la montagne, peut-être du côté du Val d’Aoste avec, en arrière-fond, le massif blanc du Grand Combin.

   Nous parlons du dernier roman que nous avons lu, de l’étonnant romantisme dont il est empreint en ce siècle semé d’immédiate réalité et surtout occupé de vitesse. Nous parlons de tout et ne parlons de rien. Nous errons à notre entour, pareil au phalène qui toise la blancheur de la lampe pour s’y éteindre bientôt. Nous girons, telles des comètes dont nous savons qu’elles sont des astres errants, des corps perdus dans l’éther, des amas de glace et de poussière faisant leur aveugle trajet dans le vide sidéral. Des comètes, nous tenons ceci, notre diligence à scinder les ténèbres sans que quelque brillant sillage n’en détermine la course. Nous connaissons l’ombre à défaut de pouvoir saisir la lumière. Ne serions-nous devenus, au cours de l’Histoire, des constellations folles ne cernant même plus la géométrie de leur propre quadrature ?

    Ici, nous pouvons dire ce que nous voyons dans la plus grande proximité. Ici, nous pouvons fêter la Nature, donner au paysage ses « lettres de noblesse » qui, parfois, tutoient les rives sourdes du mystère. Au plus près de nous, une obscurité native, une manière de début du monde. La terre est noire, gorgée d’eau, identique à un bitume, à un sombre réduit courant sous l’épaisseur d’une douve, à une gorge profonde, à un ravin dont nous n’apercevrions nullement le fond, seulement une vue obturée s’abîmant dans l’indicible de son être. Le noir en tant que noir à lui-même advenu. Le noir profond, sans projet, le noir biffant tout essai de profération. Le noir en son visage celé. Cependant, ce noir est beau au motif de son absoluité. Il ne se laisse pénétrer par rien, il se réserve dans le domaine de la plus grande pureté, il est le noir en tant que noir et rien ne servirait de le décrire plus avant, de chercher sa nature, de deviner sa configuration interne. Il est, à lui-même, son origine et sa fin.

    A côté de ceci qui demeure clos, un essai d’ouverture, une tentative de parole comme pour dire la possibilité d’un poème, l’effraction d’un chant minuscule sur la margelle étroite des choses. Du noir refermé qu’elle était, voici que la terre se constelle de tache d’eau grise, faiblement lumineuse. Elle est semblable à un enfant triste, imaginons quelque Gavroche fredonnant au hasard des rues, sa voix se perdant dans le vaste tumulte de la ville, parmi l’indifférence des hommes, ce kyste qui, parfois, assombrit leur visage, le rend identique à un vieux tubercule. Les flaques d’eau crépitent sous le jour immobile. Elles sont un métal, un étain qui réfléchit lentement la clarté, un mouvement à peine levé de lui-même. Ainsi se disent, en mode humain, les longues hésitations, les incertitudes, les délibérations sans fin avant que l’amour n’éclose, qu’il ne bourgeonne tout au bout du jour, qu’il ne féconde notre peau, la rende lumineuse, photophore ivre de son propre reflet.   

   Et ce long et flexueux serpent d’eau, cette supplique adressée au ciel, cette imploration à être reconnu telle la beauté en son inestimable faveur, vers où dirige-t-il son cours ? Quel message nous adresse-t-il auquel nous serions bien en peine de répondre, nous les hommes à l’échine courbe qui ne regardons que nos pieds et oublions de lever nos yeux sur ce qui fuit, loin là-bas, tout au bout de notre capricieuse pensée, le plus souvent elle se perd en cours de route et ne sait plus l’objet de sa quête ? Quel message que nous ne pouvons déchiffrer ? Nos idées sont trop courtes, empêtrées dans les lacis de la mangrove existentielle. Nos désirs trop perdus dans l’opaque charnellité. Nos espoirs trop orientés vers les seuls flocons de l’imminente joie. L’eau vient de trop loin, va trop loin, flotte au-dessus des abysses dont elle tire toute son énigme pleine et entière dont nous ne percevons jamais qu’une vague brume, une légère irisation écumant l’âme, y posant un genre de divagation, d’errement.  

   Et cet estuaire qui se confond avec le vaste Océan, que pouvons-nous en saisir si ce n’est sa fuite à jamais, sa dispersion parmi l’agitation des flots, de minces et répétitives vagues se mêlent à lui dans de bien étranges noces ?

 

Où finit le fleuve ?

Où commence la dimension océanique ?

 

   Comment l’être-des-choses assure-t-il soudain sa transmutation en autre chose que ce que sa présence antécédente nous offrait ? Etonnant visage de Janus à double face : Je suis qui je suis et un autre à la fois. Ceci ne fait-il signe en direction de la tragique mortalité de l’homme ? Il est cet Existant qui porte en lui, dès sa naissance, les germes de sa propre corruption. Certes toute vie est soumise à ce régime de la disparition. Le drame de l’humain : il est le seul parmi le règne des présences à en avoir conscience et il porte en lui, qu’il le sache ou non, cette mesure de finitude inscrite dans la faille la plus subtile de sa chair. L’estuaire, tout estuaire ne dessine-t-il en creux, dans la confusion même de son cours, cette empreinte dont nous pressentons la valeur symbolique, que nous nous empressons de fuir ? La vérité est trop haute, trop forte, trop incandescente qui perfore la sclérotique de nos yeux. Et nous voulons voir, sans délai, cette fleur, ce rivage, cette femme, ce livre, cette ambroisie comme nos possessions propres, comme des promesses d’accomplissement.

   La nappe d’eau glisse tout là-bas, au fond, et se réduit, tout au bout de sa course, en cette étroite ligne d’horizon, ce fil ténu qui signe le partage des Divins et des Mortels. Eau, ciel, nuages, une seule et même harmonie. Une seule parole magique qui est le lieu de toute poésie. Tout, soudain, devient si lumineux. Tout s’allège et cette allégie ressemble aux yeux de l’Amante qu’éclaire le regard de l’Amant. Regards en miroir, amours reflétées, joie en son effusive contagion. Chacun tire de soi la vertu de sa propre présence. Chacun puise en l’autre ce manque-à-être qui le comble et le porte au plus haut de sa destinée humaine. Je ne suis moi que répondant à qui tu es. Tu n’es toi qu’au dialogue que je t’adresse. Nous sommes deux fleuves qui confluent, mêlent leurs eaux, elles s’enlacent en l’unique venue de qui-nous-sommes, bien au-delà du territoire de nos corps. Vois-tu, de toi à moi, du Fleuve à l’Océan, l’alliance est parfaite que médiatise l’illisible Estuaire, ceci qui se nomme ainsi mais ne saurait connaître nulle détermination, nulle définition. Il en est ainsi des êtres de fragile et sibylline constitution, nous en sentons la douce puissance, le tissage persuasif, le trajet de ténébreuse navette, nous ne pouvons l’expliquer mais en éprouvons la nécessité intime, pulsatille, vibratoire, ondoyante.

   Seul un lexique polysémique peut en approcher la forme plurielle, celle du questionnent infini dont nous serons toujours les signes.

 

Nous ne sommes que des déchiffreurs de comète.

 

   Rien que ceci constitue ce bonheur que beaucoup cherchent au large d’eux alors qu’en eux il rutile et rougeoie pareil à l’insistance d’une braise. Ceci, faut-il le savoir ou bien l’ignorer ? Toujours nous hésitons quant à nos choix essentiels. Aussi sommes-nous libres de regarder cette image en tant que belle. Aussi sommes-nous libres de l’ignorer, de ne nullement être touché par sa lumière et d’avancer, tels des somnambules dans le sombre corridor de notre propre destin.

  

 

     

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4 mars 2025 2 04 /03 /mars /2025 08:13
Existe-t-il un lieu pour notre essence ?

                     La "pile de Charlemagne",

l'étalon royal de poids avant la Révolution française.

               Source : Musée des Arts et Métiers

 

***

 

 

      D’un néant l’autre. Nous naissons. Nous mourrons. Dans l’intervalle nous vivons, c’est-à-dire nous respirons, mangeons, dormons. Dans l’intervalle nous existons ou bien tentons de le faire. Nous travaillons, créons, aimons, nous distrayons du spectacle du monde. Cependant, jamais nous n’oublions. Jamais nous ne biffons le néant d’une manière définitive. Il fait son bruit de bourdon en sourdine, pareil à son homonyme le « Bourdon » de Notre-Dame qui résonne uniquement lors des grands événements. Scansion de l’humain sous le lourd ciel d’airain.

   D’un néant l’autre comme si écartelés, les pieds sur chaque rive d’un large fleuve nous regardions l’écoulement continu du temps, tel Héraclite, scrutant chaque goutte d’eau, cette condensation d’une éternité en train de se dérouler sans que nous n’y puissions rien changer. Le problème est métaphysique car le temps fuit hors de nous, avant nous, après notre présence et même pendant et nous n’en saisissons jamais que quelques pampres ; les fruits font leur signe dans le lointain et leur subtile ambroisie clignote pareille à l’étincelle du désir. Parfois scellé avant que d’être consommé.

   Conscient de notre inaptitude fondamentale à être, nous pagayons sur le fleuve existentiel, cherchant à apercevoir, sur les rives, l’image de notre possible destinée. Mais la jungle est dense et les arbres de la forêt pluviale font un sombre dais qui ne nous renvoie rien d’autre que notre nullité. Nous continuons à plonger nos spatules de bois dans l’eau, évitant les remous, de peur qu’ils ne nous engloutissement et ne nous invitent à trépas. Chaque jour qui passe, nous nous posons mille questions plus inopportunes les unes que les autres : « Pourquoi vivons-nous ; l’existence a-t-elle un but, l’univers une finalité ; nos descendants sont-ils notre seul futur, une façon de faire un pied de nez au temps ; y a-t-il une vie après la mort ? »

   Bien entendu, toutes ces interrogations sont inutiles pour la simple raison que, jamais quiconque ne pourra leur apporter de réponse. La seule question qui vaille : « Existe-t-il un lieu pour notre essence ? » Puisque, chacun en convient, y compris dans ce monde contingent, nous ne sommes uniquement forme de chair mais avons un esprit, mais  entretenons ce souffle vital que d’aucuns nomment « âme ». Et, s’il en est ainsi, il faut bien se mettre en quête de quelque entité qui existerait en soi, cette « réalité plus réelle que les formes », cette substance  dont nous voudrions qu’elle nous annonçât autre chose que plaies et malheur aussi bien que les tristes joies humaines. Nous souhaiterions, quelque part au-dessus de nous, à côté de nous, telle une aura diffusant son brillant magnétisme, une mystérieuse et confondante présence qui serait le chiffre par lequel nous reconnaître et nous donner site parmi les hommes. Une manière d’étalon, une inaltérable mesure semblable à ces beaux objets de bronze qui figurent dans les salles exactes des Arts et Métiers. Et si nous souhaitons ceci, cette permanence, cette fidélité à nous-mêmes, cette sublime injonction nous disant « Sois  au plus haut de toi dans cette inaltérable matière », c’est seulement parce que, du matin au soir de notre vie, nous errons, nous fluctuons et ne trouvons jamais le séjour qui pourrait immobiliser le fléau de la balance.

   Alors nous questionnons. Toujours et toujours. « Si un genre de lieu de mon essence se laisse apercevoir comme possible, quel est-il ? Quel est l’âge de ma vérité ? Quand suis-je « le plus moi », conforme à la certitude de mon être ? Enfant dans la grâce de l’heure ? Adolescent livré aux affres des premiers tourments amoureux ? Mûr avec le fardeau des responsabilités ? Âgé et déjà m’absentant de moi ? Ou bien avant ma naissance ? Ou bien après ma mort ? »

   Le temps, cet autre nom pour l’être, ne nous attend pas, la substance toujours nous échappe qui est avant, après notre existence. La substance, l’être, sont au néant tout comme notre essence qui réside dans ce lieu incommunicable des Formes Premières. Entre deux néants nous existons. Dans le néant est notre essence. Elle est comme le point-origine par lequel nous déterminons tous nos actes et gestes. Longuement nous pagayons. « Est-ce que ce sont les rives qui filent ou bien nous qui filons entre elles ? A quoi donc se raccrocher ? Les secondes crépitent dont nos mains ne retiennent que l’ultime vibration. Le lieu de notre essence serait-il le vide ? »

  

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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