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12 août 2024 1 12 /08 /août /2024 09:45
Êtres des Lisières

« Hommage à Matisse »

 

Barbara Kroll

 

***

 

   « Êtres des Lisières » à peine nommés et, déjà, nous sommes dans l’énigme, dans l’attente de qui-ils-sont, si, précisément, ils sont, si, quelque part, y compris en un mystérieux endroit du Monde, la trace de leurs pas pourrait, par le plus grand des hasards, être découverte. Tous, tant que nous sommes, avons besoin de ces infinitésimales traces, de ces buées, de ces vapeurs, de ces douces exhalaisons qui montent des choses, comme l’arc-en-ciel place, naturellement, sa touche indigo, sa note vert, bleue, rouge et nous aimons cette invisible présence qui dit une fois la paisible prairie, une fois la vaste étendue océanique, une fois encore la couronne solaire en sa crépusculaire éclipse. Oui, d’eux, nous sommes en attente, ces substances indéfinies, ces étranges allégories, ces secrets aux contours flous, ces illisibles rébus, ils tissent en nous, dans la profondeur même de notre derme, le fil arachnéen du songe, ils font se lever l’espoir à jamais accompli de nos désirs les plus chers. De nos désirs dont nous serions bien en peine d’esquisser le moindre croquis, ils ne sont nullement des mesures formelles, de pures géométries, ils sont en-deçà-au-delà de ces contingentes apparitions, ils tapissent nos humeurs internes d’une manière si légère que, tâchant d’en saisir l’impalpable matière, ils sont déjà loin alors que nous demeurons sur place, muets de ne les avoir point rencontrés, figés de ne les avoir mieux connus.

   Les ayant « innommés » à la faveur de qui-ils-sont, nous les avons amenés, ces désirs, au point d’incandescence même qui est leur essence la plus effective. Poudrant notre propre désir d’un pur frimas, nous les avons conduits, en dehors de toute conscience, au lieu même de leur sombre rutilance. De leur obscure phosphorescence. « Êtres des Lisières », sont-ils le désir lui-même qui aurait trouvé le site de son étonnante actualisation ? Le désir est-il sujet à évocation en dehors de l’horizon même où, murmurant d’indéchiffrables signes, il n’est que signe lui-même, autrement dit, en son essentielle manifestation étymologique : « miracle », ce qui ne peut paraître qu’à l’aune d’une vaste et productive « irraison » : miracle, « chose digne d'admiration, merveille ». D’une étymologie l’autre : l’inépuisable vastitude de ce qui, soustrait à notre raison, dit plus et autre chose que cette raison même. Alors les mots éprouvent, en leur en-soi, le vertige de ce qui se soustrait à leur puissance, de ce qui, sur le mode du silence, apparaît comme leur contour, comme leur aura et participe à leur merveilleux pouvoir de désignation du réel, venue des choses en leur plus étonnante manifestation, PRÉSENCE sur fond, toujours, d’Absence. Immense vertu dialectique de ce qui vient à nous. Immense grâce de ce qui-se-réserve, se tient-en-retrait, se dissimule aux yeux des Curieux et de Ceux qui, avides de trouver des choses immédiates, se dispensent d’en percer le fascinant et hermétique opercule.

    Ces hiéroglyphiques entités, pourrons-nous, sans reste, les confondre avec la résille du désir et nous serions quittes d’une recherche plus avancée ? Nullement, le désir est simplement un orient, une manière d’amer sur lequel fixer, pour un temps, la braise de notre fiévreuse attente. « Êtres des lisières » ne sauraient avoir nul désir. En auraient-ils et, déjà, la lisière serait abandonnée pour le plein feu du jour, ce dont ils ne feraient la douloureuse expérience qu’à biffer la nature même de qui-ils-sont ou de qui-ils-prétendent-être. En admettant, de façon très approximative, que ces Êtres puissent avoir le désir en ligne de mire, ils ne le pourraient qu’à ne nullement se hisser à sa crête, entretenant en eux, au plus intime, sa basse note continue en lieu et place d’une clameur qui les rabattrait dans la sourde matière d’un irrémissible chaos.

   « Êtres des Lisières », nous ne pouvons les faire apparaître qu’en usant de comparaisons, d’homologies signifiantes, de pures intuitions. Tout concept échoue sur la rive même du roc de la Raison, il est trop amarré aux certitudes terrestres, il est trop soumis à la mesure rigide des causes et des conséquences. Afin de décrire ces pures intelligences si proches de l’éther chérubinique, c’est la figure du principe quintessentiel, le visage allusif du mythe qu’il nous faudrait convoquer et demeurer à cette position vierge tout le temps de notre méditation. Alors à défaut d’user d’une ontologie négative qui nous dirait, en l’être, le défaut d’être, nous nous contenterons d’approcher quelques lignes flexueuses, d’en décrire les traits ou, plutôt, les pointillés car c’est bien sur le mode de la rupture, du suspens, de la parenthèse, de l’intervalle que ces Êtres nous appellent à les deviner bien plutôt que d’en confectionner la base solide et définitive. Donc les homologies :  

  

« Être des Lisières », telle la ligne souple

qui ondule au sommet des dunes,

 trace l’empreinte

des barkhanes au sein du désert.

« Être des Lisières », telle l’aura blanche

de la Lune dans le profond du ciel.

« Être des Lisières », tel le clair lacet de la clairière

parmi la touffeur des ramures.

« Être des Lisières », tel le délicat clair-obscur

d’où émerge le pavé dans le sombre de la ruelle.

« Être des Lisières », tel ce simple reflet

qui rebondit sur les eaux lisses de la lagune.

« Être des Lisières », tel le recueil en soi

du zéphyr avant qu’il ne parcoure le ciel.

« Être des Lisières », telle l’aube

 hésitant sur le cercle du Monde.

« Être des Lisières », telle la lame verte

du palmier caressant l’azur.

« Être des Lisières », tel l’attouchement

du nectar dont le colibri a le secret.

« Être des Lisières », tel l’art

de l’escrime à fleurets moucheté.

« Être des Lisières », telle la yole effilée

 sur le miroir de l’eau.

 

   Il ne vous aura nullement échappé que tous les « tel » et « telle », jouent sur le mode du paysage, donc sur ce réel qui nous rencontre, dont nos yeux ne peuvent s’abstraire qu’à renoncer à saisir l’immédiatement donné. Maintenant, sous peine de focaliser notre regard sur l’une des nombreuses déclinaisons de la Nature, convient-il que nous regardions, avec le plus vif intérêt, ce que ces « lisières » supposent dans la belle sphère des sentiments humains, singulièrement ceux qui, exposés dans les œuvres d’art, portent à l’excellence la mesure anthropologique.  

 

« Être des Lisières », telle cette danse extatique des Sandawe,

 peinture rupestre aux si fines figurations humaines.

« Êtres des Lisières », tels que conduits à la présence

dans le touchant tableau de cet « Homme et femme enlacés »,

pierre et plâtre du Musée d’Irak.

« Être des Lisières », telle la paternelle attitude de Silène

portant le jeune Bacchus, marbre du Vatican.

« Être des Lisières », telle cette « Ombre du soir »,

 bronze anonyme, effigie féminine à la taille infinie.

« Être des Lisières », tel ce sourire de pure intelligence

de Denis Diderot représenté dans le portrait réalisé

par Charles-André, dit Carle Vanloo.

« Être des Lisières » telle la subtile et épanouie volupté

flottant sur le « Nu couché » d’Amedeo Modigliani.

« Êtres des Lisières », telles ces mains croisées

de la Joconde, pure grâce semblant tenir en elles,

dans la modestie, l’essence même de l’Art.

 

   Certes, il faut en convenir, cette lisière, principe même de l’homme en son fond le plus abyssal, n’est tissé que d’évanescence, manière de fil d’Ariane s’introduisant dans le sombre réduit du labyrinthe, sans en bien connaître le contenu. Toujours un doute eu égard à ces « êtres » qui, peut-être, uniquement sécrétés par notre imaginaire dans le but d’interposer, entre le réel et nous, l’espace d’une médiation, ce réel puisse enfin nous visiter sous l’angle adouci  d’une ouverture à une signification positive.  Nous penchant avec attention aussi bien

 

sur la fuite de l’aura blanche de la Lune,

sur la retenue de l’aube en son hésitation,

 sur l’éphémère de « L’Ombre du Soir »,

 sur l’éthérée « subtile et épanouie volupté »

 

   nous ne faisons qu’osciller, tel un balancier entre ce-qui-est-réellement et ce qui-pourrait-être, dont nous sentons bien l’étrange ressource sur notre propre lisière. Cette lisière serait-elle notre contour tout comme elle semble se donner dans l’esquisse de Barbara Kroll ? En une certaine manière notre peau selon laquelle se délimitent deux territoires : l’extérieur de l’altérité, l’intérieur de notre singulière ipséité. Certes, il y a de cela mais donner notre peau comme clé du mystère, chacun, chacune en mesurera la constitutive insuffisance. Il nous faut regarder plus loin, il nous faut sonder plus profond.  

   Par rapport à l’aura, à l’aube, à l’ombre, à la volupté, comment nous situons-nous ? Si nous faisons la thèse de l’approche strictement consciente, c’est la texture même de la volupté qui s’efface. Si, a contrario, nous postulons dans notre recherche le seul recours à l’inconscient, nous ne faisons, volontairement, que la reconduire au pur néant, cette surprenante volupté. Donc il nous faut admettre, tout comme la vérité s’abreuvant au milieu des choses, que cette lisière de consistance essentiellement floue ne peut provenir que du partage de deux essences : du conscient, de l’inconscient, prenant à l’une ce que l’autre lui soustrait. C’est au sein même de ce jeu, au plein de cette invisible dialectique que se lève, d’une façon entièrement intuitive, la substance même, l’étrangeté, la familiarité adverse de la lisière, que se « montre » sa foncière ambiguïté, sa mesure strictement élusive. L’exclusive de qui-elle-est dont tous, toutes, nous attendons quelque révélation.

 

Révélation de Soi au contact des choses,

révélation de Soi en relation avec ce rien,

telle que la lisière fait phénomène

dans sa clairière en clair-obscur.

  

   Ce qui, sans dommage, peut être dit de la lisière, nullement son réel, bien évidemment, uniquement ses postures théoriques, seulement ses modes, genre d’a priori ne pouvant recevoir que les prédicats anticipateurs de la signification, à savoir sa « mesure » traduite par les préfixes « pré », « anté » aux valeurs respectives de « avant » ; « auparavant », « devant », « en tête ». Tout ceci nous dit la précession de la manifestation, comme une dimension prédictive de ce qui va advenir.  Ce qui va advenir :

 

de « l’aura blanche de la Lune »,

le sentiment romantique de sa présence ;

de « l’aube hésitant », l’étonnant

surgissement du jour en pleine lumière ;

de « l’ombre du soir », la plénitude

soyeuse de la nuit ;

de « la subtile et épanouie volupté »,

l’arche éblouissante de la jouissance.

 

Ce qui peut se synthétiser de la façon suivante :

 

c’est du mystère insondable

de l’inconscient (aura - aube - ombre - volupté)

que peut s’actualiser la puissance plénière

du conscient (sentiment romantique - énergie inépuisable du jour -

recueil maternel de la nuit - don multiple de la jouissance).

 

Or, que sommes-nous, nous les Existants,

sinon ceux par qui, médiation aidant,

l’ombre de l’inconscient se métamorphose,

toujours, en lumière du conscient ?

  

   Nous croyons que c’est ceci même qui peut se hisser de cet « Hommage à Matisse », Artiste totalement visionnaire qui extrayait de la nuit de son inconscient, ces touches lumineuses, ces fragments colorés, ce flamboyant kaléidoscope. C’est ceci croyons-nous et sans doute bien d’autres choses qui, encore, ne sont nullement parvenues au site de leur éclosion.

 

C’est pour cette raison, qu’inlassablement,

minutieusement, il nous faut chercher

ce qui, sous la physique, relève de cette belle

et inouïe métaphysique, en elle

les inépuisables significations

de ce qui se tient en retrait

et s’impatiente de faire forme,

de faire figure, de donner sens

et orientation à notre solitaire marche.

 

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6 août 2024 2 06 /08 /août /2024 08:01
Qu’en est-il du Nihil, du Néant ?

"Des heures d'angoisse"

Julio Romero de Torres – 1904

Source : Wikipédia

 

***

   « Mais ces angoisses qui étaient mon lot de chaque jour, touchaient à cent autres angoisses, elles se dressaient à l’intérieur de moi contre moi et s’arrangeaient entre elles, et j’étais incapable de les surmonter. »

 

Worpswede, près Brême

Le 18 juillet 1903 [samedi]

 

« Lettres à Lou Andréas-Salomé

 

Rainer Maria Rilke

 

*

 

   Combien ces « Lettres à Lou » sont riches d’enseignement sur le fonctionnement de la psyché humaine. Vertigineuse introspection qui, par certains aspects, nous fait penser aux longues méditations sur soi proustiennes dans « La recherche », mais aussi au somptueux et étonnant « Journal intime » d’Henri-Frédéric Amiel, lequel, tout au long des 16847 pages que compte son monumental ouvrage, analyse, jusqu’en ses détails les plus intimes, cette riche vie intérieure dont la singularité ne saurait avoir nul correspondant. Nous fait également penser aux minutieuses descriptions de dentellière, à ces fins « tropismes » dont Nathalie Sarraute, en son temps, tapissa avec brio les rives naissantes du Nouveau Roman, cette esquisse de la « vraie littérature », à savoir ce pur travail sur le Langage qui est l’âme même du geste d’écriture. Malheureusement cette merveilleuse embellie fut sans lendemain, le roman retombant bientôt dans les ornières du mimétisme : il fallait des personnages vraisemblables, un cadre réel, une situation clairement identifiable, du factuel, des enchaînements de cause et de conséquences, une manière d’allégeance au Principe de Raison, si l’on veut. Mais refermons ici la parenthèse  

   Å des fins de meilleure compréhension de cette inclination pathique de l’Être, inclination qui toujours menace de le reconduire au Néant dont il provient, convient-il de faire quelques commentaires des phrases de Rilke placées à l’incipit de ce texte. Ces angoisses, bien loin d’être liées à la survenue de quelque événement traumatisant, sont le fondement sur lequel l’Existant appuie sa fragile marche, linéaments complexes et confus, coalescents à sa condition même d’Homme, ce que souligne avec précision ce « lot de chaque jour » qui, bien évidemment, doit être entendu en tant que lot du Destin, cette Liberté/Aliénation au terme de laquelle toute existence est pesée au trébuchet du hasard, de la contingence, de l’évènement heureux ou malheureux, des surprises merveilleuses, des déceptions verticales  qui ne manquent de surgir au détour du chemin de la vie.

   Et le problème serait finalement assez simple si affliction, inquiétude, désarroi se réduisaient à quelques résurgences limitées dans l’espace et le temps. Non, l’angoisse se présente toujours à la façon d’une épouvantable Gorgone, cette méduse aux mille têtes, cet horrible nœud de serpents tel que représenté par la peinture du Caravage, emblème puissant s’il en est de la présence aporétique d’une Mort qui plane, rôde et surveille le moindre faux-pas des Marcheurs de l’inutile que tous nous sommes, en fussions-nous inconscients. L’expression rilkéenne « se dressaient à l’intérieur de moi » est comme la métaphore, sinon l’allégorie de la finitude humaine faisant fond sur l’infinitude du réel, ce réel dont jamais nous ne pourrons saisir la vastitude au motif que la limite de notre regard ne saurait enclore la totalité des choses présentes. Faire de ceci l’objet d’une méditation n’est rien de moins que faire signe vers cette chimère, cette illusion en quoi consiste tout projet d’horizon puisque, aussi bien, celui-ci se referme sur nous et nous cloue au pilori quelle que soit la hauteur de notre indignation.

   Et la précision nullement adventice « touchaient à cent autres angoisses », indique bien l’inextricable maelstrom sous le sceau duquel nos dérisoires existences (que pourtant nous jugeons, en un certain sens, exceptionnelles), avancent dans l’être, toujours sur des fondations d’argile dont, heureusement, la plupart du temps, nous ne sommes nullement conscients, les lézardes du temps, les morsures de l’âge circulent à bas bruit, sous le socle même de notre statue, laquelle, bien plutôt que d’être d’airain est de terre crue que la première ondée pourrait dissoudre, nos prétentions à la gloire immédiatement biffées de la grande scène du Monde. Ceci même, cette surdité-mutité de notre cheminement parmi les écueils de toutes sortes est la condition même de notre tragique procession, l’illucidité le fond sur lequel s’atténuent de sombres nuées. Afin d’avancer, il faut de la clarté. Nullement étincelante cependant. L’histoire de la marche en avant de l’Humanité n’est que mise en exergue de constants clignotements, le clair-obscur étant, certainement, la frappe la plus exacte qui se puisse donner sous le joug constant de la déraison.

   L’étonnant « s’arrangeaient entre elles », indique, s’il en était besoin, cette manière de sourde menace constamment et urgemment fomentée par d’invisibles et puissantes forces qui ne sembleraient avoir d’égal que le déchaînement de la Nature sous lequel l’Homme, illisible « ciron », abîme ses yeux à sonder l’espace, gâche la qualité de son audition à tâcher de percevoir cette « musique des sphères » que brouille toujours le bruit de fond constant de l’angoisse. Et cet aveu de fragilité constitutive de l’Être, cette faille inscrite au plus profond de son âme trouvent leur point d’orgue dans le terrible « j’étais incapable de les surmonter. »

   Certes le constat dressé par l’Auteur des « Élégies de Duino » n’est rien moins que vertical mais il est nécessaire, maintenant, de lui donner un peu plus de profondeur. Il est des textes canoniques qui ne sauraient être mis entre parenthèses qu’à sonder la surface d’un sujet à défaut d’en saisir la profondeur. Ainsi le concept d’angoisse ne saurait faire l’économie du texte fondateur de Martin Heidegger dans « Qu’est-ce que la métaphysique ». Ici, nous n’entrerons nullement dans les hautes considérations philosophiques qui émaillent ce texte essentiel, nous focalisant simplement sur quelques pistes évoquées par Marc Alpozzo (Ouvroir de réflexions potentielles) dans son article « La nuit de l’angoisse – Notes sur Heidegger ».

   D’abord la phrase cardinale de Martin Heidegger :

   « Dans la claire nuit du rien de l'angoisse, c'est là seulement que s'élève l'ouverture originelle de l'étant comme tel, à savoir : qu'il est étant — et non pas rien. »

   Ensuite le commentaire général de Marc Alpozzo :

   « Heidegger thématise là l’effet dévastateur de l’angoisse comme un moment crucial à la fois de perte, perte de ses repères, de la compréhension de soi et des autres, mais aussi de l’effondrement du monde de la signification porté par la préoccupation, pour le retrouver, suite à la rupture avec le On, dans sa profonde nudité. L’angoisse a fait surgir le Rien et le nulle part, nous dépaysant, en nous expulsant des choses et de nous-mêmes. »

   Le constat est sans appel qui fait du Dasein en l’Homme ce creusement d’un abîme dont, jamais il ne pourra combler la faille. Ce qu’il éprouve au sein même de cette nuit dévastatrice, il ne le peut qu’à la hauteur de cette tonalité fondamentale dont il est tissé au plein même de sa chair, tonalité qui révèle le fond [Grund] de l’existence comme ce sans fond, cet abîme [Abgrund].

   Or la crise d’angoisse provoque le recul des étants en totalité, qui substitue au monde des objets et des êtres, ce vide, ce désert au sein desquels ne se donnent plus que Finitude, Solitude.    

   Ce que Marc Alpozzo traduit de la façon suivante :

   « Dans le recul des étants, je ne suis plus, un « moi » ou un « toi », qui regarde ébahi, le monde s’effondrer, – d’ailleurs, ce monde est toujours debout. Je suis placé au centre de l’étant, et je fais face à la menace, sans garde-fous. Je dois affronter « le pur être-là ». C’est-à-dire, que je dois m’affronter moi-même. »

   C’est bien cet affrontement de Soi avec Soi qui est la mesure insigne du Dasein, lequel Dasein  « est un étant pour lequel « il y va en son être de cet être » selon la formule devenue célèbre dont nul ne devrait ignorer le sens qui nervure l’entièreté de l’Humain en sa condition essentielle. Pour la suite de notre exposé et afin de rendre les choses claires, du moins est-ce le but, nous retiendrons surtout, pour l’errance de l’Homme, la « perte de ses repères, de la compréhension de soi et des autres, mais aussi de l’effondrement du monde de la signification. » Autrement dit, cette angoisse maintenant pourvue de ses prédicats fondamentaux se révèle à nous selon un contenu visible, que nous pouvons référer à nos propres expériences, à notre vécu personnel. Comme chez Rilke, nous devinerons en nous, dans la complexité de notre mangrove semi-consciente, semi inconsciente, ces lianes de l’exister dont le nœud complexe, l’enchevêtrement nous ôtent, le plus souvent, la possibilité d’en connaître l’effective réalité. Si, d’une manière diffuse, de l’ordre d’une apodicticité encore floue, nous pressentons l’étrange similitude ontologique, l’équivalence s’écrivant de cette manière :

 

Être = Rien = Néant

 

   nous éprouvons quelque difficulté à relier ces entités hautement abstraites à tel ou tel type d’événement en lequel nous pourrions déceler la résurgence de ces déconcertantes structures anthropologiques qui transcendent le quotidien. En elles se mêlent, dans une manière de confusion, tout ce qui ne peut que nous dérouter, nous désaxer, nous désorienter, nous priver, au sens propre, de ces orients sans lesquels notre vie est pareille à ces esquifs qui naviguent à l’estime au milieu des brumes et des écueils de toutes sortes.

   Nous nous contenterons, ici, de commenter rapidement la saillie, l’élan essentiels du motif heideggérien, à savoir « la claire nuit du rien de l'angoisse », cherchant à extraire de ce violent oxymore ce qui, en lui, fait signe vers ce Rien du Néant qui est le lot quotidien des êtres que nous sommes, jamais assurés, précisément, de nos êtres, la plupart du temps situés en avant ou en arrière de nous. Cette curieuse décoïncidence du Soi étant la marque insigne de notre Destin, lequel, toujours, louvoie d’un rocher à l’autre, d’un brisant à l’autre dans cette navigation tumultueuse qui est le lot ordinaire de notre cabotage sur des flots qui, jamais, n’ont de repos.  Nous nous abîmons dans la recherche constante de polarités qui nous échappent et, le plus souvent, nous attristent, nous affligent et nous portent sur les marges de qui-nous-sommes, des candidats permanents à un exil qui est le plus grand danger.

   Mais reprenons, en le condensant, l’énoncé heideggérien : « la claire nuit ». Une précision s’impose d’emblée, la nuit, en soi, n’est ni belle ni laide, « la nuit est la nuit » devrait-on dire dans un simple souci de tautologie. Certes, mais encore ? Nous prendrons le parti de Novalis dans « Hymnes à la nuit » afin de tresser à cette Nuit une sorte d’étincelante couronne, identique au sillage de la comète dans la lisse ébène du réel :  

   « Quel mortel, quel être doué de la faculté de sentir, ne préfère pas au jour fatigant la douce lumière de la nuit avec ses couleurs, ses rayons, ses vagues flottantes qui se répandent partout. Oh ! comme alors l’âme, avec ce qu’elle a de plus intime, respire cette lumière du monde gigantesque des astres ! »

   Novalis, en son intime ressenti romantique privilégie la Nuit par rapport au Jour, peut-être pour de simples raisons symboliques, douceur maternelle, creux disposé à accueillir la position fœtale de Celui, l’Homme qui, toujours, en garde l’empreinte au plein de Soi, lieu infiniment matriciel des diverses initiations dont l’originaire est temporelle, passage d’un état à l’autre de la vie. Ce que nous suggérons ici par ce recours au corpus novalisien, ce n’est rien de moins que la dimension esthétique de la Nuit au fronton de laquelle vient buter, dans une manière d’étrange conflagration, sa mesure ontologique, laquelle porte en soi de bien funestes desseins. Si la Nuit est prétexte au refuge, à l’hébergement en soi, à l’hospitalité, elle sécrète aussi le venin d’une veuve noire, ce dernier instillé en l’âme du Dormeur (ou bien qui essaie de trouver le sommeil), provoque le doute sur Soi le plus aride, le plus infertile qui laisse son Récipiendaire dans un état proche de la catatonie, genre de concrétion minérale figée sur le bord de sa couche. Ce dont nous avons la ferme conviction c’est que la vastitude de la Nuit, son silence sous les feux éternels des étoiles, sa densité d’ouate, son mystère non dévoilé, la touffeur pluviale dont elle est le centre de rayonnement immobile, désinvestit l’Homme de ses pouvoirs, ôte en lui perception du temps et de l’espace,  biffe de sa mémoire ce qu’il a été, créant ainsi les conditions adéquates de l’illisibilité de son propre futur, refermant sur lui le cercle étroit de ses potentialités, une mise sous les « fourches caudines »  si l’on veut, au terme desquelles l’exister se donne pour grimaçant, une sorte de commedia dell’arte parée des figures les plus affligeantes, les plus grimaçantes.

   Certes notre démonstration doit demeurer bien abstraite. Mais, immédiatement, nous allons la rendre concrète, sinon ornée des ombres les plus inquiétantes. Vous Lecteur, vous Lectrice, imaginez vous au sein même de la vaste nuit, dans cette manière de passage à gué, les rives du ruisseau existentiels dissimulées, vous marchez sur la plaine de cailloux noirs à la manière des Mimes avec une ridicule posture syncopée, de minuscules sauts sur place. Puis, soudain, vous vous trouvez sur le câble tendu du Fildefériste, sans balancier, là, tout en bas, c’est le fascinant attrait du vide, synonyme du Rien. Le Rien, certes n’est pas grand-chose, mais pouvant toujours être opposé, précisément à une chose, il y trouve un minimum d’existence, une touche infinitésimale. Alors vos yeux scrutent plus avant la large nappe d’obscurité. Sous le Rien, comme le soutenant, genre d’illisible tremplin, ce que, sans délai, vous allez identifier au Néant lui-même. Si le Rien pouvait saisir la bribe d’un infime prédicat, vous sentez bien que la texture du Néant n’est nullement du même ordre, que vous ne pouvez rien lui attribuer, que tout essai de nomination à son sujet s’évanouit à même votre tentative de profération. Eh bien oui, si le Rien pouvait être approché, au moins dans le relatif, le Néant, lui, en sa guise de pur Absolu, échappe à toute détermination, à tout essai de figuration sur le praticable de l’exister.

   Mais revenons à votre nuit. Å la suite d’un rêve, peut-être même d’un cauchemar, tout était si flou, tout en fuite de soi, cela même qui était apparu sur l’écran de votre conscience encore poudrée d’inconscient, vous ne pouviez en déduire « l’existence » de rien. Donc, arrimé au bord de votre couche qui tangue et menace de vous jeter par-dessus bord, vous vous apercevez vite, avec effroi, que vous êtes ce Naufragé du « Radeau de la Méduse » (encore elle !), cette sorte de voile floue affalée par les vents, que vous n’avez plus un seul orient sur lequel régler votre navigation. Vos Compagnons d’infortune n’ont nul visage reconnaissable. Vous devinez, en eux, quelques traits qui vous font penser à quelques uns de vos Familiers. Parfois, vous penchant par-dessus bord, genre de Narcisse esseulé, vous tentez de lire votre image sur le noir miroir des flots. Mais, ni vos supposés Amis, ni vous-même n’êtes pourvus de quelque physionomie que ce soit, une aura semblable au Néant entoure votre corps, une mandorle pareille à celle qui auréole le visage des Saints, flotte tout autour d’une improbable épiphanie. C’est comme si, au milieu de la Nuit, votre identité soudain effacée, pareillement à celle de vos hypothétiques Partenaires, vous n’étiez pas réellement sûr de bien exister, aucun écho ne parvenant à vous, aucune voix n’attestant le possible d’une vie pour vous.

   Au sein même de votre fragile forteresse, vous vous sentez la cible d’une étrange dépossession de qui-vous-êtes, vous éprouvez jusqu’à la douleur la plus intense, au contact de ces Sans-Visage (vous ne pouvez reconnaître ni vos Proches, ni vos habituels Commensaux), cette perte irrémédiable à la hauteur de laquelle une conviction vous taraude. Vous êtes envahi, submergé de cette affligeante certitude, le « plus jamais » vous affecte en votre fond le plus abyssal.

 

« Plus jamais » ce jour de lumière qui fut.

« Plus jamais » cette amitié qui ruissela en vous

telle une pluie bienfaisante.

« Plus jamais » la vision de ce beau visage

qui vous émut aux larmes.

« Plus jamais » de rencontre

avec qui-vous-fûtes dont cet

Autre généreux vous tendait le brillant miroir.

« Plus jamais » cette fragrance printanière

qui montait des haies rien que pour vous.

« Plus jamais » cette corolle d’amour

qui batifolait et vous déposait

dans le merveilleux site d’Utopie.

 

   Ainsi donc, dans « la claire nuit du rien de l'angoisse », vous êtes devenu, à votre corps défendant, le jouet d’un temps qui se gausse de vous, ramène votre Haute Condition à la taille ridicule de l’animalcule, ces insignifiants infusoires, ces inaperçus héliozoaires, ces transparentes amibes, ces indiscernables vorticellas qui ne sont, en réalité, que votre ombre portée sur les choses, un presque Rien se sustentant au Néant comme à sa provende la plus sûre.

   Et ce sentiment étrange de microscopique présence, cette à peine venue dans le conciliabule du Monde, vous savez, tout au fond de vous, certitude, pure apodicticité, que vous le devez à ce profond sillon que creuse en vous le trait définitif du négatif.

 

Négatif : assurance de Celui,

Celle que vous avez été,

les déjà effacés ;

Négatif : assurance de Celui,

Celle que vous n’êtes pas encore,

dont la biffure vous est

prochainement promise.

 

  Est-ce ici, dans la certitude de cette irréfragable découverte, pure désolation de qui-vous-êtes, pure condamnation, sur-le-champ de votre perte à jamais et alors, plus aucune joie n’illuminera jamais la plaine de votre visage ? Nullement. Cette révélation du négatif en vous, bien loin de tirer un trait définitif sur votre réalité même, vous ouvre l’horizon d’une toujours possible et renouvelée félicité. Au plus intime de vous, vous savez, moins par expérience qu’à la mesure d’une juste intuition, que la construction de votre Soi ne peut s’envisager qu’à la mesure d’une dialectique.

 

Celui, le déjà-dépassé,

fait toujours fond sur

Celui, le pas-encore-venu,

et ceci est la dimension même

d’un horizon en lequel vous fondre

 afin qu’exister ne soit

nullement un jeu gratuit,

sans possible avenir.

  

   Tous, nous sommes des êtres en partage, des jarres à moitié vides, à moitié pleines, des textes écrits sur la page blanche d’un palimpseste, quelques signes apparaissent, du même temps que d’autres signes renoncent à venir dans la fente oblique du jour, à se montrer aux yeux des Témoins existentiels. Toujours, en nous, ce battement, cette nage entre deux eaux, ce cheminement sur la ligne de crête avec son adret ensoleillé, son ubac gorgé d’ombre (bis repetita).

 

Tel surgissement dans le cône de lumière :

joie, positivité, ouverture.

Telle fuite dans la marge d’ombre :

tristesse, négativité, fermeture.

 

   C’est ainsi, nous sommes, irréversiblement, des êtres de la médiété, de la transition, du passage d’une réalité à l’autre.

 

Lumière : Infinitude ;

Ombre : Finitude.

 

   Nous sommes les êtres du grand écart, des toiles qui se déchirent en leur centre selon la loi inique de la couture, laquelle n’est venue à l’exister qu’à l’aune de son retrait. Et c’est bien en ceci, en la pure réversibilité des choses que nous rencontrons, des êtres dont nous croisons la route que s’invagine, au plus profond, le pressentiment qu’êtres d’exception, qu’êtres pensants, qu’êtres méditant la pure réflexivité de notre condition nous parvenons à un genre de puissance herméneutique de qui-nous-sommes qui n’a nul équivalent parmi le pullulement du vivant. Bien évidemment, ceci ne se formule jamais en nous selon des images « claires et distinctes » pour parodier l’excellent Descartes, seulement en brèves illuminations, en brusques prémonitions, en éclairs pareils à la substance étrange d’une préscience, en fulgurantes prémonitions qui sont la seule manière, pour l’Être, de faire phénomène, s’ôtant aussitôt de notre fugace vision. Alors voyez-vous, peut-être que la tâche d’écriture est simple tentative de rapprocher les deux bords de la faille, d’en recoudre, d’une façon purement cathartique l’insupportable éloignement, de recréer en nous les conditions mêmes d’une unité originaire dont nous ne pouvons indiquer le lieu de son effectuation, évoquer, simplement, la possibilité ultime, pour nous, de donner un peu plus de consistance à notre vie. Peut-être, également, une tentative d’enrayer, ou du moins de ralentir ce troublant mouvement d’entropie dont nous sentons bien qu’il creuse à bas bruit ses galeries de suie à l’intérieur de notre corps, au sein même de notre esprit.

   Å l’aube de cet article, que nous avons intitulé « Qu’en est-il du Nihil, du Néant ? », formulation volontairement ésotérique au motif que personne ne saurait tracer le portrait ni de l’un, ni de l’autre, une petite musique a sinué dans le cours des mots, laquelle nous proposait, à la façon d’un indispensable complément, ces bien étranges néologismes que pourraient constituer deux réalités lexicales trouvant leur site sous les appellations de « nihilitude », de « néantitude », la désinence en « tude » faisant signe, pour nous, de manière évidente, à un contenu hautement métaphysique dont les mots affectés de ce signe terminal se font le vertigineux écho. Nous pensons ici au titre de l’ouvrage du Penseur de Messkirch, intitulé : « Les concepts fondamentaux de la métaphysique : Monde - finitude – solitude ». Pour notre part, dans un article déjà ancien et dans l’intention d’amplifier la dimension métaphysique évoquée par cette assertion philosophique majeure, nous avions rajouté le terme de « négritude » (cette nuit profonde !) qui nous semblait convenir dans ce contexte d’énonciation entièrement placé sous le thème de l’Angoisse, signe sous lequel le Dasein se connaît comme cet être toujours interrogé par sa présence strictement étonnante, ici, dans l’étroitesse de sa quotidienneté. Bien évidemment « Finitude », « Solitude », « Négritude » cet indissociable triptyque met en pleine lumière la liberté conditionnelle qui affecte l’Homme à la mesure d’une « peau de chagrin » si, du moins l’on ne prend en perspective que cette dimension-là !

   Å des fins de justification, nous donnerons, dans la clarté avaricieuse, oblique, d’un clair-obscur métaphysique quelques mots dont la désinence en « tude » les affecte d’une manière d’aliénation, les fait s’incliner vers une immédiate perdition, les voile de la tristesse de quelque deuil définitif. Donc, ci-dessous, une kyrielle lexicale ne s’orientant qu’en direction de la négativité (la « négatitude » pourrait-on dire !) :

  

   * assuétude come mortelle dépendance

   * décrépitude comme déclin toujours présent

   * désuétude comme obsolescence inscrite au cœur des choses

   * hébétude comme index vers une inévitable somnolence

   * inaptitude comme ouverture à l’impossible et seulement ceci

   * incertitude comme exposition au danger de l’énigme

   * incomplétude comme faille d’inachèvement, mesure d’inaccomplissement

   * inexactitude comme phénomène de carence

   * ingratitude comme affleurement de l’insuffisance éthique

   * inquiétude comme manifestation de l’angoisse, de l’égarement

   * lassitude comme survenue d’un constant abattement

   * platitude comme émergence du seul prosaïsme

   * servitude comme motif d’aliénation constitutive d’un être en déshérence

   * vicissitude comme parution unique de l’inconstance

  

   Certes, vous pourrez facilement et à juste titre, observer que des mots tels « béatitude », « certitude », « exactitude », « gratitude », « plénitude » penchent bien au nombre des vertus et des faits positifs. Cependant les multiples occurrences négatives sont celles qui se dégagent prioritairement de ce lexique en « tude ». Au seul motif quantitatif, « tude » se donne bien comme cette aile sombre qui porte une ombre longue sur le visage des Mortels.

   Maintenant, le moment est venu de commenter cette peinture de Julio Romero de Torres, pensant faire émerger de cette toile quelques réflexions ne se donnant nullement d’emblée dans l’exercice d’une méditation purement abstraite. Décrire ne consiste seulement à porter au regard mais donner du champ à ce qui, dans l’éblouissement conceptuel, se dissimule, que le concret d’une peinture peut, parfois, faire surgir.

   Décrire, donc. La lumière bleue est pure extériorité, comme si, dans son trajet lumineux, elle pouvait toucher la totalité des choses présentes à l’exclusion de la personne humaine, laquelle en sa prostration évince de Soi toute idée de clarté.  La plaine du lit est labourée de sillons, traversée d’une glèbe blanche tourmentée qui dit la souffrance à l’œuvre nuitamment éprouvée. Un drap chute au sol comme pour exprimer le désarroi de Celle qui en a entraîné la chute.

   Ambiance d’un étrange clair-obscur (peut-être faudrait lui donner sa valeur latine de « chiaroscuro », de façon à le rendre encore plus énigmatique, sans doute plus dangereux), clair-obscur cependant encore touché de lueur par endroit, une lampe posée à terre diffuse une teinte chaude entre Mandarine et Tangérine, une manière de douce carnation qui ne fait qu’effleurer la partie basse de la vêture à défaut de nous la livrer à la façon d’une mince joie. C’est une simple effervescence du sol, condamnée à même sa simple reptation. La chaise porte elle aussi, quelques traces de cette diffusion, ses pieds, son dossier en témoignent dans un genre de modestie. Mais « Angoissée », combien elle nous questionne, comnien elle nous place face à cette violente dialectique qui s’agite en nous, tirés que nous sommes entre l’être-pour-la-mort, l’être-pour-la-vie !

 

C’est peut-être ceci “exister”,

cette belle et insoutenable tension

entre ce qui signifie et ce qui,

dans “l’in-signifiance”,

nous  plonge au plus noir

de notre Condition :

un sursis entre deux Néants.

  

   C’est la posture corporelle du Modèle qui se donne à nous avec le degré d’affliction le plus accompli. Placée irrémédiablement sous les injonctions d’un lourd destin, elle semblerait condamnée à ne plus jamais devoir se relever, rejoignant en ceci l’attitude originelle des premiers hominidés. Alors nous ne pouvons guère l’envisager que sous la forme attristante d’un tubercule, d’une racine à peine venue à la considération du jour. Un simple égarement parmi la grande marée humaine. Sous le lourd dais de la chevelure, le visage est à peine visible qu’un trait blafard de clarté souligne dans le genre d’une mélancolie sans fond. Les bras sont repliés, ils feraient volontiers penser aux membres de quelque insecte, sans doute à la position de défense de la mante religieuse. La main droite, recroquevillée sur la main gauche l’emprisonne, toutes deux privées de la possibilité d’effectuer des mouvements. Sur l’assise de la chaise, un pan de la robe, vaincu, n’a d’autre alternative que de considérer la chute comme sa seule possibilité.

   De cette rapide observation, que pouvons-nous en déduire sur le versant métaphysique ? Cette angoisse réputée invisible, la voici figurée de manière emblématique et c’est bien le corps en son architecture énigmatique qui en est l’approche la plus évidente. Seul le corps peut manifester l’angoisse, seul le corps constitue le lieu de réception de ses prédicats car c’est bien lui qui est lesté du fardeau de la finitude ; l’esprit, lui, échappe, se réfugie peut-être dans une fausse liberté, une bien hypothétique autonomie, faisant appel à l’imaginaire, peut-être au songe ou à la rêverie. Å l’évidence, le corps ne profère qu’un langage mutique, uniquement formel, un langage d’abattement et de renoncement. Et, ici, afin de donner droit, de manière évidente, à la profondeur constitutive de l’angoisse, il convient d’opérer, dans cette affection pathique qui pourrait paraître uniforme, une césure mettant

 

d’un côté l’angoisse,

de l’autre ce qui pourrait être considéré

comme ses simples sosies,

ennui, tristesse, chagrin et autres

déclinaisons des lézardes intérieures.

  

   Si, pour l’ennui, la tristesse, le Sujet qui en est affecté peut tenir des propos les situant en ce qu’ils sont, ces empêchements, ces empêtrements, ces contradictions obérant la persévérance en l’être, par contre la dimension rhizomique, viscérale, organique de l’angoisse ne laisse jamais place à l’émission de quelque corpus langagier que ce soit, cette mission étant, par essence, dévolue au corps sur le mode catatonique, de la somnolence, de l’apathie, de l’engourdissement, enfin sous toutes les variations dont la somatique est capable dès l’instant où elle en subit les collisions, les télescopages, les percussions.

   Oui, c’est bien le cops angoissé, prostré, qui est à l’origine du processus psychosomatique, la psyché n’intervenant qu’en second, sous le coup de semonce de cette matière charnelle qui se révulse, s’arcboute, se révolte à la seule idée de voir sa liberté de mouvement entravée. C’est en lui, le corps, que l’irréversible phénomène de l’entropie, ce degré de désordre de la matière, lance ses assauts répétés ; la psyché, tel un miroir (c’est d’ailleurs bien son sens étymologique), en reflétant la confusion, le chaos sans fin. Oui, dans cette saisissante peinture, c’est bien le corps qui est transi, ôté à sa possibilité même de se mouvoir et l’esprit, tel un ballon captif, relié par un fil, plane à quelque hauteur cependant contrarié, entravé, otage du cops si l’on peut s’exprimer ainsi.

   Parvenus au terme de cet article, comment trouver meilleure chute que de citer, à nouveau, la très belle prose rilkéenne :

   « Si mes conditions de vie avaient été meilleures, plus tranquilles et agréables, si la chambre avait pris mon parti et si j’étais resté en bonne santé, j’aurais peut-être réussi cela : faire des choses avec de l’angoisse.

   J’y suis parvenu une fois. Quand j’étais à Viareggio ; certes les angoisses s’y déchaînèrent plus que jamais, au point de me terrasser. Et la mer, jamais silencieuse, ce fut trop pour moi, elle m’ensevelissait sous le vacarme de ses vagues printanières. »

 

 

 

 

 

 

 

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30 juillet 2024 2 30 /07 /juillet /2024 07:32
Vous, plongée en Vous

Crayon : Barbara Kroll

 

***

 

   Il n’y a guère d’autre solution que d’être saisi au vif dès que, regardant ce crayon de Barbara Kroll, ce n’est plus le Monde environnant qui s’adresse à nous, mais, d’une façon bien plus impérative, ce Monde intérieur du Modèle, lequel n’est guère différent de notre Monde à nous, cette haute singularité qui nous pose tel l’Unique que nous sommes parmi l’infinie variété du vivant. Donc regardant, donc méditant, donc contemplant - il n’y a pas d’autre voie d’accomplissement que celle-ci -, étant totalement à l’image nous sentons bien que cette teinte Sable du Vergé nous convoque à d’étranges et bienheureuses intuitions, comme si, de tout temps, dissimulées au revers de notre peau, elles ne s’actualisaient qu’à être enfin reconnues pour telles, un genre d’évidence devant surgir de cette inestimable découverte.

   Il nous faut partir de ce qui semble se donner pour une forme neutre, une pure abstraction, cette large plaine du front derrière laquelle s’abritent, nous le supputons, de longues et lentes pensées. Ce front est légèrement bombé, sans doute dilaté à l’aune des réflexions qu’il convoque comme ses provendes les plus estimables, les plus dignes d’intérêt. Il nous plaît d’imaginer, dans les circonvolutions de limon de la tête, des pensées essentiellement laineuses, des pensées d’amour, de générosité, de disponibilité en même temps que des desseins subtilement retournés en-dedans de Soi, telles ces boules de varech que l’on trouve sur les grèves de sable, on ne sait ni d’où elles viennent, ni où elles vont, mais notre certitude les vise, en leur étrangeté, à la façon de minuscules entités à la riche vie intérieure.

   C’est souvent étonnant de repérer, dans les mailles complexes de la Nature, sur les traits d’un visage, au plein d’une belle œuvre d’art, ces minces linéaments, ces genres de légères floculations, ces inaperçus tropismes qui font signe en direction de l’essence des choses alors qu’habituellement, Observateurs distraits, pressés, nous nous précipitions sur ces reliefs, sur ces éminences, sur ces formes supposées pleines alors qu’un examen attentif nous indique, avec certitude, que le sens est le plus souvent dissimulé, de l’ordre de la faille, de la lézarde, de l’échancrure, de la craquelure, toutes manifestations qui s’exhaussent d’elles-mêmes, d’avoir longuement vécu, d’avoir souffert, le pathos étant le signe insigne d’une épreuve de ce qui vient à Soi avec l’assurance qui convient au décryptage du réel.

   Alors, assurés de ce genre de viatique disposé à la découverte de ce qui est, de ce qui questionne, de ce qui trouble et pose, sur notre chemin, cette pierre, cette motte, ce monticule d’herbe, non seulement nous contournerons tous ces obstacles, mais nous nous mettrons en quête de découvrir ce qui, sous leur apparence, leur visibilité, se dérobe à notre regard, les minces brindilles des fourmis, ce peuple de radicelles, cette sablonneuse réalité qui nous invite à la fête de l’exploration, du décèlement, du butin à saisir avec délicatesse au motif même de sa fragilité. Informés de ceci, pourrions-nous faire l’économie de l’arc double des sourcils, ces à peine traits de graphite qui sont la ligne d’horizon, la limite à partir de laquelle le chiffre de l’épiphanie humaine se donne avec le rare dont il est investi. Situés à la partie supérieure du visage, ils sont la base inversée de ce triangle en lequel se manifeste l’éclosion de la personnalité, germe la matière des sentiments, s’affirme le motif irrécusable de la volonté.

   Mais, plutôt que de demeurer dans une approche abstraite de tous ces prédicats et dans l’intention de mettre à jour quelque lueur des régions intimes qu’ils occultent, il convient que nous nous adressions au Modèle afin que, de ce discours direct, quelque chose comme le décryptage d’une fable se réalise, que cette rencontre fortuite prenne l’allure d’un possible réel. Vos yeux, ces inlassables défricheurs de l’espace sont pudiquement baissés. Quelle peut bien en être la raison, sinon la décision, la détermination d’un simple retrait en vous-même. Certes, ce vous-même intérieur ne se révélera qu’à occulter totalement le paysage qui, quotidiennement, vous hèle, vous somme d’être son Scrutateur, de vous fondre en lui comme la chute du fin grésil se dissout dans les mouchetures grises du ciel d’hiver.

   Derrière la double cloison de vos paupières, que pouvons-nous découvrir que notre imaginaire nous dicte, un peu à la façon d’un double de qui-nous-sommes, un genre de facsimilé soumis aux rigueurs d’une pure démarche d’assimilation ? En quelque manière, c’est bien notre propre Monde intime que nous projetons sur votre énigme et, paradoxalement, vous mettant à nu, c’est nous qui nous dépouillons de nos habituelles vêtures, de nos habits d’Arlequin, des pellicules brillantes sous lesquelles nous nous abritons, estimant à tort qu’elles nous protègent d’un hypothétique désastre. Mais la chute dans le non-sens, c’est bien nous qui l’alimentons car, ne vivant la plupart du temps, qu’au gré des apparences, nous encerclons notre silhouette de simples « miroirs aux alouettes », ils nous éblouissent, nous trompent sur la justesse du Soi, le biffent en quelque sorte.

   Mais vos yeux, il ne suffit nullement d’en effleurer l’instantané d’un battement de cils. Nécessité de soulever délicatement le voile des paupières, de traverser la couleur atone, poudrée de nuit, de l’iris, de déboucher dans ce mystérieux refuge où glissent, telles de légères nuées, ces images secrètes qui sont les vôtres, une manière de revers de cette épiphanie que vous tendez au Monde au regard même de son effacement. Tout ici est de pure soie et d’immense retenue. Tout est de confidence portée à la vertu d’un inégalable sentiment. Je vois votre vision. Oui, c’est étonnant de poser cette confluence des regards, le vôtre, le mien, comme possible, fusion en un point unique de deux univers étrangers et qui, pourtant, peuvent fusionner, au moins sous l’angle du symbole. Et, du reste, ne sommes-nous, au moins dans la large mesure de l’imaginaire, de simples symboles, de simples archétypes, des genres d’essences vivant sous l’immense liberté de leur configuration étoilée, de leur sillage de météores ?

   Doué de ce pouvoir immense de lire en vous, ce sont immédiatement des paysages de haute destinée qui s’offrent à la curiosité de mon regard. Je vous vois Fjord de Norvège, pareille à cette eau bleue miroitante qui sinue parmi les gorges étroites de rochers. Au loin, entre de fines guirlandes de nuages, une lueur d’aurore boréale tisse, au-dessus de vous, un voile d’irréalité. Je vous vois mystérieuse Oasis, votre reflet flottant entre deux eaux, des palmiers agitant leurs lames tout contre les dunes que lisse un soleil de couleur corail. Je vous vois Météore de Thessalie, ce mot, « météore », aux beaux échos célestes qu’habituellement l’on traduit par

« suspendu dans les airs », « dans les cieux, au-dessus », comme si votre essentielle identité ne pouvait que figurer parmi ce superbe chaos de roches de grès lustrées par les siècles, lézardées par les tremblements de terre, sculptées par le vent, burinées par la pluie. Certes, vous n’êtes qu’une image et ne pouvez me répondre, le pourriez-vous, peut-être souririez-vos de ma naïveté, éprouveriez-vous quelque frisson à vous laisser gagner par mon lyrisme ?

   J’ai déjà beaucoup proféré à votre sujet mais il ne sera pas dit que la source tarira. Je veux vous rencontrer jusqu’à l’extrême de qui-vous-êtes, déguster votre chair de pêche, arriver à votre réalité nucléaire, là où la graine ne devient visible que pour les Extralucides, les Voyants, les Magiciens, les Métaphysiciens. Là, au centre de votre visage, tel un mystérieux signal posé au milieu du désert, la feuille longue de votre nez. Elle est identique à une ligne de partage des eaux. Là viennent se poser, avec toute la grâce requise, les fragrances du jour dont il me plaît de penser que ce sont des senteurs élémentaires, naturelles, nullement ces sophistications chimiques qui sont les effluves des salons bourgeois et le prétexte de minauderies de toutes sortes.

   Il m’est assez facile de conjecturer la visite, tout près de vous, en vous, de cette senteur solaire, de paille et de miel du foin coupé, il embaume les versants lumineux des alpages. En eux, la belle corolle retournée du Lys des Pyrénées, la pluie rouge de ses étamines. En eux, les grappes mauves des digitales, leurs cohortes de papillons s’énivrant de leur nectar. En eux, les étoiles mousseuses, onctueuses des merveilleux edelweiss, leur douceur est un onguent pour la pulpe des doigts, leur naturelle réserve, une palme pour le repos de l’âme. Conjecturer aussi la senteur épicée et de résine des genévriers, ils sont les hôtes discrets des terrains secs et arides de la garrigue avec leurs beaux essaims de baies bleues métalliques. Conjecturer, encore et enfin, l’arôme un peu fade, insignifiant de l’argile, mais si réjouissant pour ceux qui, tels que vous, je n’en puis douter, font du sol, de la terre, le reposoir de leur sentiment agreste, de leur inclination bucolique.

   Et puis, comme une destination finale depuis toujours visée, la pulpe de vos lèvres dont, en un premier temps, je ne retiendrai que la positivité de ce bleu qui, aussitôt m’incline à penser à ces simples et délicates myrtilles, un œil aussi noir que discret brille dans son bel anonymat ; m’incline à penser à ces grappes de mûres qui ornent de leur éclat indigo profond  le peuple des buissons ; m’incline encore à chercher dans les plis de mes souvenirs d’enfance ces prunelles âcres à la robe bleu Azur, Electrique qui tapissaient mon palais de cet inimitable goût de « revenez-y », moitié masochisme, moitié mince bonheur immédiat au contact de cette Nature toujours à portée de la main pour qui s’y dispose avec la simplicité requise, l’accueil en Soi du modeste et du renouvelable à l’infini.  

   Bien entendu, il est toujours plus facile de dire, à propos des Êtres et des choses, ce qui fait leur charme, produit leur attrait, fouette leur naturel magnétisme. Mais si les mûres sont ces fruits délicieux qui peuvent se consommer en gelée, sous leur apparence donatrice de joie se dissimulent ces épines qui blessent les mains des Cueilleurs et des Cueilleuses. Jusqu’ici, j’ai dit le côte de lumière, il me reste donc à convoquer le côté d’ombre si, du moins ce dernier n’est le fait d’une pure délibération subjective de ma part. Certes, dans le visage représenté par ce dessin, peut se lire, en filigrane, quelque subalterne physionomie qui en altèrerait la perception, d’abord flatteuse, que je me suis plu à décrire, réservant pour la fin quelque hypothèse qui pourrait venir ternir ce joyeux colloque dont j’ai partagé la teneur avec les Lectrices et Lecteurs.

   L’inclinaison des sourcils en direction d’une possible fermeture au conciliabule du Monde, les yeux clos sur ses événements pluriels, la vive arête du nez qui pourrait bien biffer ses somptueuses odeurs et, surtout, ce bleuissement de la bouche comme s’il se donnait pour symbole d’un renoncement à paraître du sublime Langage. Extraire d’une image le positif, le négatif, ne tient pas seulement à la couleur sémantique qu’elle nous propose. Toute la Vérité de la réalité iconique ne repose nullement en totalité sur cette affirmation sans reste de ces sourcils, de ces yeux, de ce nez, de ces lèvres en une perspective une, déterminée, sans que rien ni personne ne puisse en modifier, peut-être en altérer la première impression sensible. Comment ne pas évoquer ici la puissance transformatrice de notre regard vis-à-vis de ceci qui est visé, comment éluder la force de notre jugement singulier, comment biffer ces intimes certitudes qui nous habitent, nous disposant à interpréter le Monde de telle manière de préférence à toute autre ? Nul n’aura ignoré que j’évoque le privilège indéniable de la subjectivité, son antériorité,  sa préséance sur toute mesure objective du réel. Mais je ne veux inutilement poursuivre une thèse sur la ligne de partage entre subjectivité et objectivité, laquelle nécessiterait de longs développements.

   Je vais donc poursuivre la voie d’une faveur par rapport à l’esquisse dont il est ici question, voie sur laquelle je me suis engagé depuis le début de cet article. Le Modèle, je ne veux donc l’envisager que sur le mode d’une donation qualitative de qui-elle-est, laquelle fera apparaître son aspect avenant, attirant, fascinant en quelque façon, « solaire » si l’on veut pencher du côté de la métaphore. Lorsque, plus haut, j’évoquais le « bleuissement » des lèvres, je ne doute guère que, dans votre esprit, n’ait germé soudain cette image devenue canonique des « bleus à l’âme », titre d’une œuvre de Françoise Sagan, désormais devenu célèbre au titre d’une référence constante au contenu qu’elle suggère, cette luxueuse mélancolie teintée des notes plaintive de l’adagio chez ces Désœuvrés contemporains qui hantent les coursives de la modernité. Mais quittons ici la sphère romanesque pour des considérations d’un contenu que j’espère plus consistant.  Je ne veux nullement projeter sur ce beau dessin la lumière de carton-pâte des conventions sociales faciles et des visions à bon marché. Bien évidemment, cette posture peut paraître présomptueuse mais je privilégie l’ascèse intellectuelle par rapport au confort des « idées toutes faites » dont notre Monde raffole au point de renoncer à toute espèce de réflexions autres que celles portant sur le quotidien le plus familier mais aussi le plus insignifiant qui se puisse concevoir. Mais revenons au Modèle et visons-le sous l’angle bénéfique d’une généreuse donation de Soi.

   Si « bleuissement » il y avait, en l’occurrence gauchissement de ce qui, de manière essentielle, sort de la bouche, à savoir le Langage dont j’ai évoqué plus haut la possible résurgence, alors la mesure se ferait sentir d’un destin aphasique des mots, d’une perte des corpus langagiers dans un aven sans fond dont nul, sur Terre, ne pourrait ressortir indemne au motif que le Langage étant l’essence de l’Homme, sa disparition serait synonyme de celle des Locuteurs et des Locutrices. Ce Langage dont j’ai usé (et peut-être abusé), cette manifestation inaliénable du génie humain, comment pourrais-je m’en attribuer l’usage exclusif ? Non, cette dimension verbale qui donne sens au Monde en sa totalité, je dois en faire le don à Celle qui, ici silencieuse, se retire au-dedans de Soi, nullement dans une mutité tombale, sépulcrale, mais dans la plus belle perspective d’une intériorité dont la nécessaire pureté est promesse d’une joie plurielle, renouvelable à l’infini, bien évidemment dans la parenthèse humaine dont tout Existant est l’illustration, ce beau dialogue de Soi avec Soi qu’est, en dernière analyse, ce colloque singulier qui, toujours existe à bas bruit telle la note fondamentale de qui-on-est, nul, de l’extérieur, ne saurait l’éteindre, le réduire à sa merci. Êtres de Langage au premier chef, c’est par les vertus de ce dernier que, pour nous, mais aussi pour les Autres, nous nous faisons apparaître en même temps que nous donnons site à toute Altérité venant à l’encontre.

   Si, jusqu’ici, j’ai pu dire ce Fjord de Norvège, ce Météore de Thessalie, cet Oasis du désert, cette odeur de foin coupé, cette souplesse de l’argile, ce piquant des genévriers, ce bleu profond des Myrtilles, le mystère entier de ce Dessin-hiéroglyphe métamorphosé en signe évident, si, jusqu’ici vous avez pu me lire, c’est bien en raison que le Langage, cette dimension universelle à laquelle nous nous abreuvons, bien plutôt que d’en être les Auteurs, nous en sommes les modestes Serviteurs. Une évidence doit surgir : le Langage est le chiffre même de notre propre transcendance, de notre propre ascension par rapport au contingent, au factuel, à l’adventice. Écrivons, lisons, parlons, méditons tant que, devant nous s’éclaire ce chemin qui est le nôtre à la mesure des mots qui tressent notre architecture la plus intime, la plus précise.

   C’est ceci et rien que ceci que j’avais à dire sur cette esquisse, comme toujours quasi métaphysique de l’Artiste allemande qui, toujours, nous invite à réaliser le beau geste de « l’épochè », mettre entre parenthèses le réel, lui substituer, le temps d’une brève illumination, cet irréel qui nous hèle du plus loin de qui-nous-sommes, cette mesure imperceptible qui est le gage le plus sûr et le plus immédiat de notre Liberté.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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25 juillet 2024 4 25 /07 /juillet /2024 08:49
Tout au milieu de Soi

Back to black…

Étang de Bages 02

 

Photographie : Hervé Baïs

 

***

 

   On met cap vers le Sud, on veut la mer, on veut le soleil, on veut la lumière. On veut être Soi et être Soi hors-de-Soi. En réalité on ne sait trop et l’on fait semblant d’être réuni autour d’un centre qui nous définit et nous assigne une place déterminée parmi la vastitude, l’infinité du Monde. D’abord, on erre longuement dans les ruelles de Bages, ce délicieux village perché sur son éperon rocheux, vigie surveillant le lac du même nom, en partage avec Sigean. On essaie de s’imaginer natif d’ici, de se fondre dans la pierre ocre que lustre le soleil levant, d’être familier de cette Placette avec sa fontaine blanche, son platane incliné par le vent, le ciel de toiles claires de son Café. Longeant les ruelles où coule une ombre fraîche, on glisse parmi les hautes et étroites maisons médiévales, on franchit la Porte du Cadran Solaire, pour un peu l’on se sentirait Bageois plus que Bageois, Pêcheur s’apprêtant à jeter ses filets sur le miroir de l’Étang pour y saisir l’une de ces longues et noires anguilles qui en tapissent le fond. Oui, ce beau village perché sur son promontoire avec son habitat groupé instille vite en Soi cette manière d’assurance tranquille qui nous disposerait, d’emblée, à la plus exacte équanimité d’âme qui se pourrait imaginer.

   Et puis, soudain, alors que l’on flâne longuement, pareil à un Archéologue soucieux de prélever, ici et là, quelques indices de sa quête, on est si bien devenu « l’objet » de cette mince bourgade, qu’on en est comme l’ombre, comme le pavé qui luit au fond des ruelles, comme ces volets de bois peint que le mouvement du vent fait continûment grincer. Pour autant la conscience n’est nullement au repos, la conscience inquiète de Soi qui, toujours, inlassablement, court à la recherche de son point fixe, de sa position sur le sextant de l’exister, aiguille mobile de la boussole dont, cependant, l’on souhaite qu’elle puisse, un jour, trouver son orient magnétique. Arriver à son port, si l’on veut. Et là, comme Robinson échoué sur son île de Speranza, on cherche à se repérer, à savoir si, au milieu de la confluence des éléments,

 

on est plutôt Eau, mer ou lagune ;

plutôt Air hissé sur le dos froid et rapide de Tramontane ;

 plutôt Terre, tissé de cette argile ocre qui décore les façades,

ou encore Feu animé par la course courbe du Soleil.

 

   Peut-être est-on tout ceci à la fois, ce qui justifierait notre inaptitude foncière à coïncider avec quoi que ce soit, à bouger telle la girouette, à s’agiter constamment telles les gouttes dans la clepsydre, à sans cesse varier telle la crête multicolore du caméléon. Certes, cette quête du sentiment de Soi peut paraître curieuse, là, dans ce lieu de pure beauté au contact duquel toute question intérieure devrait céder le pas à la méditation la plus sereine qui soit. Mais ce serait un peu vite oublier que toute beauté, précisément au motif de son exception, nous oriente aussi bien au bonheur, aussi bien à cette inquiétude foncière qui naît toujours des confrontations singulières.

   Alors, un peu « la mort dans l’âme », on quitte Bages (mais quitte-t-on jamais ces lieux de haute présence ?), on l’abandonne cette belle bourgade par un sentier d’argile claire. La lumière est haute, la lumière scintille sur la plaque métallique du lac si bien que l’on doit protéger ses yeux de cette clameur souvent trop intense. Partout une herbe sèche, indisciplinée, secouée par la force des vents, une herbe pareille à celle des vastes savanes, puis, jouxtant l’eau, une maigre végétation de prés salés qui se confond presque avec la nappe liquide. Ici et là quelques conifères font balancer innocemment leurs maigres aiguilles sommitales. Loin, à l’horizon, une bande de terre limite la zone de la lagune. On est un peu le centre de ce curieux microcosme, étroite narration tellement semblable à ces héros solitaires des romans de chambre, on est, à Soi seul, le début et la fin de l’histoire, on est l’alfa et l’oméga au titre desquels plus rien ne se donne que cette relation au paysage, ce passage ininterrompu de la Nature à Soi, de Soi à la Nature.

   Ce que l’on veut, ici, face à cette manière de « nulle part », gommer toutes les aspérités du Monde, faire comme si, par simple magie, l’on pouvait ne plus connaître que la porcelaine éclatante, onctueuse d’un coquillage flottant à demi dans les eaux translucides d’une grève du Septentrion, coquillage couché parmi le peuple des galets gris. Soudain, le grand kaléidoscope mondial se serait étréci à la « peau de chagrin », il n’en demeurerait qu’une lentille centrale, manière d’infime variation autour d’harmoniques en synergie, une à peine lueur montant de la douce intimité des choses. On n’aurait guère d’effort à fournir pour se métamorphoser en ce paysage lui-même, en son battement interne presque imperceptible. Se laisser aller le long de ce mince fil d’Ariane qui nous relie au ciel, à l’eau, à la terre, ce fil si ténu que rares sont les Élus qui peuvent en ressentir la vibration de cristal.

   Se laisser aller à ceci qui vient à Soi tout comme le transparent gerridé glisse à la surface de l’eau, mince corps ovale en quête de sa nature, antennes souples palpant l’air, subtiles ondes marquant l’empreinte légère sur le miroir couleur d’attentionnée bienveillance, de généreuse clémence, d’inépuisable tendresse. Alors que l’Étang du Doul se laisse aller à sa calme horizontalité, que le roc de Berrière, du haut de son promontoire, embrasse la totalité de la zone lacustre, il n’est guère d’autre indication, pour Soi, que de confier son regard à cette esthétique montée des flots, comme si elle en était le pur bourgeonnement. Le ciel, en sa partie la plus haute, se résume à l’écho d’une mince bande sise entre Argent et Lin. Puis, à mesure que les yeux entreprennent leur courbe descendante, tout se donne dans l’atténuation, dans l’approche, jamais dans une saisie qui serait définitive, entraînant, avec elle, la chute soudaine du temps ; non, c’est un blanc cotonneux, le genre d’une pulpe florale, l’aspect satiné du calice, la consistance de la brume annonçant aux Hommes, aux Femmes, aux Enfants emmaillotés dans leur rêve,  la naissance du jour, l’oblativité de ce qui va se présenter, advenir comme ce qui, depuis la nuit des temps, attendait le mystère de son dépliement.

   Alors sans que l’on s’en soit aperçu, on est comme immergé en Soi, « tout au milieu de Soi », donné sans intermédiaire à qui-l’on-est et, de ceci, naît la simple et heureuse évidence d’être en un temps d’exceptionnelle imminence. On ne fait qu’un avec son intime existence, on est au plus près d’une manière d’illumination et il s’en faudrait de peu que nos pupilles ne s’ornent de ce brouillard léger que d’aucuns nomment « larmes », ceci inclinant vers la tristesse, alors que la conscience cardinale que nous en avons farde nos paupières de cette ineffable joie que les mots ne nomment le plus souvent que par défaut, ils sont trop courts, ils ne parviennent nullement à emplir la totalité d’un sens qui les déborde et, parfois, les chagrine. Mais les sentiments profonds n’éprouvent le besoin de quelque messager, de quelque intermédiaire, ils parviennent eux-mêmes à l’accomplissement de leur floraison, à la manifestation de leur éclosion. Cette décoloration du gris en direction du blanc est belle, apaisante, nuée de la conscience d’une dimension aurorale, originaire du temps. La ligne d’horizon est ce genre d’illisible filigrane pareil au mot du Poète lorsqu’il hésite à dévoiler son trouble intérieur, à prononcer le nom de la Muse dont il est amoureux, qui lui souffle l’inimitable forme de ses vers les plus inspirés.

 

Et l’eau, l’eau admirable,

l’eau régénératrice, l’eau purificatrice,

l’eau qui est la même que celle

qui baigne les cellules de notre corps,

l’eau vient à nous du plus loin

de sa troublante énigme.

L’Eau-Miroir, l’Eau-Constellation,

l’Eau-Réverbérant les facettes plurielles du Soi qui,

pour un peu, se confondrait avec elle,

l’Eau blanche et grise, l’Eau aux mille reflets.

 

   Elle est notre Mère, elle est celle en qui nous plongerons, immense matrice collectant les bruits inaperçus du Monde, belle et rassurante symphonie aquatique dont, à peine venus à l’être, nous tardions à nous exonérer tant il y avait de quiétude à seulement flotter dans les eaux avant-courrières de l’existence aux rudes aspérités, aux dents parfois acérées, aux piquants tels ceux des oursins. Eau qui vient à nous et s’obombre de quelque nuée anthracite, comme si elle voulait nous prévenir du danger qui, toujours, nous guette dès l’instant même de notre éloignement de qui elle est.

   Eau troublante s’il en est, eau revitalisante aussi, eau baptismale par laquelle nous trouverons le tremplin immémorial de notre essor, de notre émergence tout contre cette dimension de l’altérité qui nous surprend en un premier geste de notre manifestation aux choses, nous comble  ensuite au gré de sa texture infiniment souple, infiniment accueillante, une feuille d’eau nous enveloppe et, aussitôt, tels ces bâtons plantés dans le fond obscur, telle cette farandole de filets qui s’y accrochent, c’est bien ici la métaphore du Soi qui s’impose et nous reconduit sur les rives de la narration de notre propre genèse.

 

Là, au centre de la belle image,

là au point de rencontre des lumières plurielles,

là au point focal d’un sens totalement accompli,

c’est de NOUS dont il est question,

seulement de NOUS et cette révélation

nous gagne de l’intérieur, nous envahit

et une foule d’heureuses sensations

se presse tout contre la toile

interne de notre épiderme.

 

   Alors nous ne voyons plus le tressage de cordes en lesquelles viennent s’échouer les lianes noires des anguilles, nous ne voyons plus les lignes verticales de ces bâtons taillés à la main afin de maintenir en place le piège tendu au peuple de la lagune. Immense beauté de la symbolisation du réel, immense beauté des correspondances toutes baudelairiennes entre qui-l’on-est et ceci même dans la distance dont nous nous approprions les abondants, les opulents prédicats.

   Ici un songe ancien de l’humanité se réalise, ici prend corps une merveilleuse unité, cette acmé de l’Idéalisme, ne plus faire éloignement de ceci qui vient à nous, certes dans la réserve, en un rapide regard, mais dans la totalité épiphanique de son être en une appréciation plus exacte de notre vision intérieure. Du Monde nous ne sommes nullement disjoints, nulle césure ne s’annonce, nul hiatus ne partage des territoires distincts, bien au contraire

 

ce ciel de grise texture, c’est NOUS ;

cette eau de lagune à la si belle teinte d’argent, c’est NOUS,

cet ilot de pieux et de filets, c’est NOUS

 

   au plus plein de cette métaphore qui n’est, en définitive, que notre propre récit qui s’écrit au beau fronton de l’exister. Et c’est le geste photographique qui est le « bain révélateur » de deux polarités appelées, depuis toujours, à se rencontrer, à entrer en osmose, dyade connaissant enfin le lieu de son effectuation la plus étonnante, la plus signifiante qui soit. Constamment, face à l’image de qualité, face à l’image essentielle, nous avons à devenir ces savants Herméneutes qui, perçant l’opercule serré des hiéroglyphes du réel se disposent, immédiatement, « au milieu de Soi », dans cette mesure strictement focale, dans cette sorte de « degré zéro » de la signification à partir duquel tout va se déployer en orbes successifs, dont le Soi sera la totale et profonde émanation, le centre infini de rayonnement.

  

Avant même d’être au Monde,

le Soi est le Monde

 

   et cette assertion, si elle paraît pêcher par orgueil, ce n’est qu’en apparence car si notre pensée se barde de radicalité, ce que, toujours elle devrait faire, une évidence s’impose à elle :

 

c’est NOUS qui voyons le Monde.

Et, le voyant, c’est NOUS qui le créons

 

   car notre vision s’absenterait-elle et il disparaîtrait, le Monde, nullement pour les Autres, cela va de soi, mais il va aussi de soi que nous ne pouvons nier qu’il n’existe, ce Monde, qu’à l’aune de nos perceptions, de nos sensations, de la fable que nous lui attribuons dès l’instant où nous mettons en quête de le justifier. C’est NOUS qui sommes interpellés par ce village, ce paysage, cette lagune et c’est l’exigence d’une solitude, la nôtre, face à une autre solitude, celle du paysage qui constitue la manière la plus adéquate de rendre compte, tout à la fois, de Soi, de cet alter ego de ce qui nous fait face et s’impatiente d’être dévoilé selon sa propre vérité.

 

Nous ne pouvons être que ceci,

des Explorateurs de l’authentique,

 seulement de cette manière peut

se dévoiler l’essence des choses.

 

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16 juillet 2024 2 16 /07 /juillet /2024 07:59
Lente, belle, la Nature

 

Roadtrip Iberico…

Avril-mai 2024…

Zambujeira do Mar…

Portugal

 

Photographie : Hervé Baïs

 

***

 

    « Le degré de la vitesse est directement proportionnel à l’intensité de l’oubli. De cette équation on peut déduire divers corollaires, par exemple, celui-ci : notre époque s’adonne au démon de la vitesse et c’est pour cette raison qu’elle s’oublie facilement elle-même. Or je préfère inverser cette affirmation et dire : notre époque est obsédée par le désir d’oubli et c’est afin de combler ce désir qu’elle s’adonne au démon de la vitesse ; elle accélère le pas parce qu’elle veut nous faire comprendre qu’elle ne souhaite plus qu’on se souvienne d’elle ; qu’elle se sent lasse d’elle-même ; écœurée d’elle-même ; qu’elle veut souffler la petite flamme tremblante de la mémoire. »

 

   Å l’incipit de ce commentaire de la belle image d’Hervé Baïs, il nous plaît de placer les remarques lucides de ce bel écrivain qu’est Milan Kundera. Nous employons, à dessein, le présent du verbe être, « est », pour indiquer que toute écriture digne de ce nom est touchée de la grâce d’un coefficient ineffaçable d’éternité. Oui, le merveilleux Langage, en sa qualité d’essence de l’Homme, anticipe et outrepasse ce dernier de toute la hauteur de son essentiel mérite. Encore faut-il qu’il soit utilisé avec suffisamment d’égards pour qu’il soit en mesure, simplement, de prétendre au titre de « Langage ». Å défaut de ceci, il ne saurait être que pur verbiage, risibles onomatopées, essais de dire échouant au seuil de la parole. Mais les Amoureux du Vrai Langage auront compris. La référence à la « lenteur » ne saurait s’offrir qu’à l’aune d’une durable patience, d’une persévérance de tous les instants, d’une sérénité à toute épreuve, d’une endurance longuement consentie, toutes qualités nécessaires au déploiement de son efflorescence. Et ce qui est, ici, dit du Langage (il ne vous aura nullement échappé, qu’à l’initiale, une Majuscule s’impose afin que nulle confusion ne soit entretenue avec quelque prosaïque sabir), donc ce que le Langage énonce du haut de son mérite, le Paysage le fait également du plein de son esthétique, de son naturel retrait, de sa modestie, de sa retenue, des nervures fondamentales dont il est le vivant exposé.  

   Si, par une simple décision intellectuelle, nous conférons au Paysage cette « lenteur », tel le poème, tel l’essai longuement médité, telle la narration romanesque pas à pas sécrétée, se situant dans la lignée des grandes œuvres, nous infusons, dans le Paysage, des motifs qui le mettront à l’abri de « l’oubli », de la « lassitude », de « l’écoeurement », reprenant ici les termes employés par Milan Kundera. Nous ne commenterons pas plus avant les propos de l’Écrivain au motif qu’ils sont transparents, hautement lisibles et que, si nous nous y attardions, ce serait simple facsimilé du contenu de « La lenteur », ce livre qui, traversant le sourd épiderme des choses, atteint sa chair vibrante, le plus souvent dolente d’avoir été si peu comprise, et, conséquemment, oubliée.

 

   La lenteur de l’image

 

  C’est toujours du ciel qu’il faut partir comme si sa céleste altitude lui donnait quelque prééminence à s’affirmer, le dotait d’une large mesure antéprédicative, dont chaque chose, l’eau, la terre, les arbres, dépendaient, tiraient la nature même de leur substance. Donc le ciel, ce ciel si haut, si blanc, ce ciel traversé d’une onction originelle, ce ciel de haute faveur, ce recueil de la parole des dieux, cette enveloppe si diaphane de tout ce qui vient à lui, cette simple courbe sous le grisé d’illisibles nuages, ce ciel plane infiniment au-dessus de la longue marche des Égarés que nous sommes, nous qui vivons la tête inclinée, les pieds rivés à la lourde glaise du sol. Pourrait-on imaginer un ciel pressé ? un ciel impatient ? alors que sa vastitude contient en elle toutes les dimensions du temps : la mémoire infinie du passé, l’insaisissable glissement du présent, le virtuel d’un futur à l’aune duquel nous ne sommes que de risibles notes sur une partition sans fin.

   Et l’eau, cette symphonie toujours renouvelée, l’eau qui n’a de cesse de métamorphoser la mouvance joyeuse de ses flux, certes si nous la visons instant par instant dans ses immédiates manifestations, nous pouvons y repérer quelque hâte à faire de ses flots ce qu’ils ont été, qu’ils ne seront plus, une matière toujours en mouvement, ondoyante, fugitive, capricieuse, mais ceci est une vision de myope à laquelle il faut substituer le large empan d’une saisie panoptique des choses, d’une considération holistique de ce qui vient à nous, remplacer la partie par le Tout, lequel ne saurait être que le Grand Tout de la merveilleuse « Phusis » des Anciens Grecs, cette donation à l’infini des puissances illimités de la Nature.  Cette nécessaire « conversion du regard » nous place à une autre altitude. Les choses vues de près se donnent dans le fourmillement, la pullulation, l’enchevêtrement inextricable, la confusion la plus confondante qui soient. Éloignons-nous de cette éclaboussure, de ce jaillissement, de cette diaspora de gouttes et notre vision s’assagit, se modère, s’unifie afin que notre juste vision du Monde soit l’heureuse synthèse d’un cheminement immémorial, nullement ce saut sur place qui est le lieu commun des Existants, nullement l’allure millénaire de ce qui vient à notre encontre avec grandeur, amplitude, équanimité.

   L’eau est belle qui vient à nous avec ses larges zones de gris métallique, ses territoires tremblants, irisés, ses districts d’illisible venue. « Zones », « territoires », « districts » font encore signe vers une fragmentation du réel, une coupe, une césure, des estimations catégoriales, toutes perceptions du tangible qui ne visent que par défaut sa large dimension ontologique. Rien de ce qui est face à nous ne peut l’être dans une seule esquisse qui résumerait l’entièreté de l’être des choses, limitée à un seul de ses phénomènes. Tout phénomène est précisément le « phénomène » au sens étymologique de « tout » (c’est moi qui accentue), ce qui apparaît de nouveau dans l’air, dans le ciel », cette étrange singularité qui n’est que le reflet, l’écho de cet universel sous lequel nous vivons, qui toujours nous dépasse et, le plus souvent, nous désespère.

   C’est bien parce que ce mystérieux « Tout » nous provoque, nous met en demeure de le comprendre que nous le soumettons avec tant d’empressement au scalpel de notre Raison, laquelle tranche à vif dans le sensible, en extrait quelque détail qu’elle nous livre pour la Vérité pleine et entière. Et c’est bien la figure de notre hâte coutumière qui constitue l’opérateur de cette étrange euphémisation du réel, lequel opérateur ne semble faire sens qu’à la manière d’un puzzle, pièce par pièce, reflet de notre expertise impétueuse, impatiente des objets que nous rencontrons quotidiennement, notre promptitude à les considérer, nos gestes de saisie trop vite accomplis, ôtent à notre regard ce qui, depuis toujours l’attend, voir la Mer à défaut de n’apercevoir que la goutte au sein même de cette immense nappe liquide. Considérant les anomalies, les insuffisances de notre acte perceptif, il nous faut passer d’une simple image du détail à la dimension de l’élémental, de l’Eau, de la Terre, de l’Air, du Feu, tous fondements du visible dont nous ne sommes jamais que les observateurs distraits, les archivistes amnésiques, les documentalistes aux mains vides.  

   Et les rochers, ces naturels prolongements de la Terre, combien ils nous questionnent si nous leur accordons une attention adéquate. Ils sont l’évidence même du moment long, ce temps géologique qui tresse une à une ses secondes depuis l’immuable du temps, là où, peut-être, une possible Origine pourrait se laisser deviner. Leur dureté, leur résistance est gage de cette lenteur dont ils sont le résultat car aucune roche métamorphique ne se donne dans l’instant de ce qui serait sa rapide venue. En eux, les rochers, sommeille la longue expérience d’un métabolisme pluriséculaire qui nous donnerait le vertige si, par improbable, nous en percevions l’incroyable durée. Que nous reste-t-il alors, face à cette immensité de la Nature, face à la durabilité, à la pérennité du Paysage, à ne nous considérer tels les simples Harmoniques enchâssés dans ce Ton Fondamental universel qui, à la façon de la Musique des Sphères résonne de toutes parts sans que, jamais, nous n’en puissions déterminer ni début, ni fin.

   Et c’est bien notre condition d’Harmoniques, autrement dit d’Individus exposés au risque de leur propre finitude qui nous précipite, tête la première, dans l’aventure immédiate, dans l’hystérie itérative d’actions renouvelées sans fin, dans le fourmillement indistinct et chaotique dont nous posons, jour après jour, les pierres fondatrices de leur devenir. Il y a, du Ton Fondamental universel à notre réduction Harmonique un tel abîme que nous ne pouvons qu’être des Êtres égarés à la recherche d’un hypothétique temps qui nous rendrait éternels, d’une spatialité infinie qui y correspondrait.  Mais nous avons, sinon la nette conscience, du moins la rapide intuition que nous sommes en dette au regard de cette temporalité infinie dont l’illimitation nous réduit à la « portion congrue », la mesure étroite qui nous est destinée paraît ne convoquer qu’une étrange aliénation.

   Dès lors que reste-t-il de ces considérations sur la « Lenteur », sinon, selon la belle injonction kunderienne, sortir de notre « désir d’oubli », nous accorder, toujours, le temps d’une pause, instiller dans le réel autant de respirations que faire se peut, se poster face au Paysage, nullement dans une mesure antithétique qui nous le rendrait dangereux ; s’accorder à ce temps long que nous devinons

 

à même le dôme infini du Ciel,

sur la ligne courbe de l’Horizon,

 sur la plaque de schiste de l’Eau,

sur les arêtes saillantes des Rochers,

sur les franges d’Écume de l’Eau.

 

Ces belles réalités immédiates,

Ciel, Horizon, Eau, Rochers, Écume,

portons-les à la seule

dimension qui vaille,

ce Temps d’illimitation

qui sera le nôtre si,

bien plutôt que de décoïncider

avec son essence,

nous acceptons de méditer,

de contempler longuement

ce qu’ils sont en leur être,

des appels diaphanes,

fragiles, lointains,

mais des appels pour que

se lèvent des affinités,

que fleurisse une osmose,

que se déploie une harmonie,

de Nous au Monde,

du Monde à Nous.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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5 juillet 2024 5 05 /07 /juillet /2024 07:49
La clarté de l’Inaccompli

Peinture : Barbara Kroll

 

***

 

 

Telle la phalène tournant autour

du verre de la lampe,

nous les Hommes de moindre destinée,

nous voudrions voir la flamme,

nullement cette poussière noire

qui rôde alentour tel un voleur

 en quête de quelque méfait.

  

Tel le Randonneur accomplissant

son périple sur les hauteurs de la montagne,

nous les Hommes de simple aventure,

nous souhaiterions voir la ligne de clarté courant à l’adret,

nullement la faille de ténèbres glaçant le versant de l’ubac.

 

Tel le Semeur de riz plongeant ses jambes

dans le miroir des rizières,

nous les Hommes de modeste mesure,

n’espérons que la venue à nous

de la face riante du Ciel,

nullement la face de limon

qui repose sous la pellicule d’eau.

  

Flamme, ligne de clarté, face riante du ciel

 sont les seules apparences dont nous souhaiterions, toujours,

qu’elles pussent nous visiter dans la plus pure des positivités.

  

Poussière noire, faille de ténèbres, face de limon

sont la face cachée des choses dont, jamais,

nous ne réclamerions qu’elle pût

nous atteindre en notre for intérieur,

seulement exister à titre de lointaine hypothèse.

  

 

   Bien évidemment, ce qui s’énonce originairement sous forme métaphorique ne saurait tarder à trouver son équivalent dans le cadre du réel. Flamme, ligne de clarté, face riante du ciel, ne sont que quelques déclinaisons de la venue à nous de cette existence qui est la nôtre, laquelle, parfois, placée sous le boisseau des diverses servitudes ne nous visite qu’à l’aune de Poussière noire, faille de ténèbres, face de limon. Mais nous ne filerons guère plus avant la métaphore, nous repliant aussitôt sur cette dette de vivre coextensive à notre humaine condition et, par voie de conséquence, à tout ce qui obscurcit notre regard, limite notre horizon, aliène nos desseins les plus chers.

  

   Comme bien souvent, c’est la peinture métaphysique de Barbara Kroll qui se donnera en tant que support du concept qui sera développé ci-après. Mais décrivons et posons, sur le vif de cette description, quelques significations qui voudraient bien se dévoiler à nous tout le long de notre cheminement sémantique. « Révélée/Irrévélée », telle sera l’étrange nomination de notre Modèle métaphysique, parcourons-en l’image ambivalente :

 

bivalence du Clair et de l’Obscur,

bivalence de la Netteté et de l’Ambiguïté,

bivalence de la Présence et de l’absence à Soi.

  

« Révélée/Irrévélée » ne se donne qu’à l’aune

de son propre retrait :

 

elle voudrait parler mais demeure muette,

elle voudrait voir mais demeure dans la cécité,

elle voudrait toucher mais demeure dans le geste biffé.

 

   Le fond de l’image est noir, sans doute comme le fond de l’exister, ce mystère qui, toujours recule, à mesure que nous cherchons à résoudre son énigme. Son visage est de cendre (un constant égarement) et d’airain (volonté inflexible d’imprimer sa marque au réel). Visage à la Janus :

 

une moitié tournée en direction

du Monde, de sa lumière,

 l’autre moitié s’enlisant dans la fange brune,

ténébreuse des choses illisibles

et des ontologies avortées avant même que d’être nées.

 

L’ensemble du corps visible est sur un modèle identique :

 

tout ne fait événement qu’à bientôt

 être ôté à notre naturelle curiosité.

  

   Nous disions plus haut « choses inaccomplies » et c’est bien dans la rigueur de ce lexique qu’il faut tâcher de prélever quelques indices signifiants. En vertu d’une simple logique, la qualité des choses s’extrayant du néant, ne serait-ce de rutiler, de rayonner, de germer, de croître, de coloniser l’espace existentiel jusqu’en ses moindres recoins ? Oui, c’est bien de ceci dont il s’agit pour les choses, de s’affirmer, d’effacer les ombres, de désoperculer tout ce qui est terne, opaque, diffus, afin que, de cet effort, ne puisse résulter que cet éternel bourgeonnement qui est le naturel opposé de l’anéantissement, de la disparition, de l’effacement. Donc ici, « inaccompli » vient interrompre le souci de la chose, son juste mérite de paraître. Insupportable douleur existentielle qui toujours visite l’homme, le reconduit aux affres d’un questionnement sans réponse. Possédant ces quelques prérequis conceptuels, il nous est maintenant demandé d’éclaircir notre vision, de lui donner des points d’appui. Ce qui devient utile au plus haut point, interrogés que nous sommes par cette étrange figure de l’image, installer une ligne de césure hautement visible

 

entre ce qui, dans la touffeur de l’ombre,

pourrait apparaître comme le reflet de l’inconscient

et ce qui ressortirait à cette notion « d’inaccompli »

à laquelle il faut donner un contenu précis.

  

   Si, en l’Homme, deux territoires distincts peuvent cohabiter, il nous est demandé d’en déterminer les qualités respectives afin que, dotés d’idées claires, notre avancée ne se fasse nullement à l’aveugle. Il nous faut donc jongler d’une réalité à l’autre, toujours mettre en regard « inconscient » et « inaccompli », une clarté se levant de leur mise en rapport, de leur jeu dialectique.

 

    L’inconscient, d’abord : ce que nous avons vécu, expérimenté, cette chair de l’événement qui envahissait la totalité de notre horizon, lui donnait sens, lui donnait mesure, cette haute dimension du préhensible/visible/audible dont, bientôt, au gré du temps qui déroule son éternel ruban, il ne demeure que quelques éclats dispersés au hasard de la mémoire, une sorte d’archéologie trouée ne nous livrant que des tessons, jamais la céramique ancienne dont nous aurions souhaité qu’elle restât notre bien le plus sûr, faible clignotement de luciole dans la nuit de notre passé.

   Tout ceci qui a été vécu, tout ce qui s’y accole, émotions, rapides ravissements, extases soudaines, tout ceci donc a pris la consistance d’un rêve d’étoupe dont, toujours, nous ressortons vaincus, orphelins lors de nos essais de reconstituer ces événements identiques à la faible lueur d’un maroquin dans le clair-obscur d’une bibliothèque. Toute tentative d’en faire venir à nous le tissu serré, la trame ancienne, se solde par une perte sans fin et la psychanalyse, fût-elle de haute volée, n’en saisit rien pour la simple et têtue raison que nul ne peut faire du moderne avec de l’ancien. Ce qui, de l’existence a disparu, c’est le néant lui-même qui l’a repris dans ses voiles d’ombre. Ce que la cure analytique porte à la conscience, un faible halo de ce qui fut, une vérité tronquée, une réelle frustration du constat que l’avoir-été jamais ne peut coïncider avec l’être-du-présent, cette entité à « l’oublieuse mémoire ».

   Notre vécu a la consistance de l’encre sympathique, à la différence que ce qui, de nos actions, est devenu invisible, nul procédé n’en peut restituer le corps, nous en offrir la matière effacée à jamais. Seuls ilots, ici et là, disséminés parmi cette touffeur archipélagique, autrement dit une si faible présence qu’elle ne pourrait être discriminée par quelque regard que ce soit, y compris le plus expert, y compris le plus affûté. Passé perdu pour toujours, mais ceci est pur truisme si bien qu’y insister davantage serait irraisonnable.

   Alors, par contraste, comment définir ce sibyllin « inaccompli » qui semble n’être que pure abstraction, tissage de fils théoriques ? La différence essentielle c’est que, si l’inconscient a possédé jadis un caractère d’évidence réelle, l’inaccompli, lui, n’a jamais connu quelque dimension ontologique que ce soit. Il est une manière de brume ou bien de songe flottant bien au-dessus de la réalité humaine, peut-être simple poudre aux yeux, peut-être simple hallucination auditive, peut-être simple aberration gestuelle. Et c’est bien en ceci, en son architecture indéfinie, impalpable, sans contours réels que consiste son intérêt le plus affirmé. Si l’inconscient se donne tel l’a posteriori, l’inaccompli se donne tel l’a priori, cette réserve immense de virtualités, cette puissance effective de tout acte possible, cette liberté d’imprimer à ce qui pourrait venir ou advenir, l’infinité de prédicats dont il est l’inépuisable ressource. Bien évidemment, parler sur ce qui est dépourvu de parole, montrer ce qui n’a nulle figure, évoquer cette forme qui n’a nul mouvement est toujours au risque de poursuivre une chimère, gageure insoluble, comme si nous voulions, au gré « d’un seul trait de pinceau », faire paraître la fluidité de l’air, la résille invisible du ciel, faire paraître l’émotion du Lettré, ce presque effacement de la présence au regard de l’immensité du paysage, de la démesure de la Nature.

   C’est alors qu’il faut se résoudre à en appeler à la forme imageante de la métaphore, elle qui est médiation entre le réel et l’irréel. Et si ce merveilleux mot « irréel » surgit sur l’écran de notre conscience, il ne s’agit nullement de hasard, il s’agit simplement d’une équivalence au terme de laquelle écrire la proposition suivante :

 

Inaccompli = Irréel

 

   Au second terme « d’Irréel », nous aurions pu substituer sans dommage le vocable « d’Idéel, » ou bien « d’Idéal », de « Conceptuel », tellement les significations sont analogues, porteuses de belles affinités. Donc la métaphore sous la forme de la Pierre, de la simple évidence minérale. Commençons par la dimension de l’Inconscient, ce à quoi il peut prétendre par rapport au statut de la roche, du bloc de granit ou bien de la nocturne obsidienne. En premier lieu, pour de simples nécessités existentielles, fussent-elles passées, archivées dans la mémoire, la pierre n’a jamais pu être que cette pierre-ci, par exemple, ce galet de Pyrite à la forme ovale, percé de minces trous, à la surface légèrement rugueuse. Enfermée étroitement en son être, jamais liberté ne lui aurait été octroyée d’être Stéatite douce et onctueuse ou bien Tourmaline œil de chat à la texture si lisse où la courbure du ciel se reflète selon une belle lumière de cendre. Dans les casiers de l’Inconscient, dans ses archives les plus précises, la Pyrite n’est que Pyrite, rien que Pyrite, seulement Pyrite. C’est dire la pauvreté de son être en monde : une seule esquisse à profil unique.  

   Maintenant, au gré d’une pirouette conceptuelle en forme de chiasme, il nous faut inverser la valeur négative de l’Inconscient afin de reconnaitre en l’Inaccompli sa valeur entièrement positive. Si, dans « Inconscient », le préfixe « in » est péjoratif, par simple opposition, dans « Inaccompli », il est mélioratif, doué des plus belles vertus qui soient. Å la fatalité de l’Inconscient déterminé de longue date, il oppose la plus effective des libertés car, par essence, ce qui est Inaccompli demeure en soi porteur de probabilités, de potentialités s’abreuvant à la source même de sa nature quai inépuisable. Ainsi la pierre ne saurait-elle se limiter à être cette pierre-ci ou cette pierre-là, mais la totalité des pierres que le réel recèle comme ses richesses les plus fermes, ses trésors à toujours découvrir et recouvrir. Une Pierre-Idéelle ou bien une Pierre-Idéale, en tous cas

 

la libre oscillation,

 la libre mouvementation,

la libre effectuation

 

   de qui elle est en son fond, cette inépuisable Corne d’Abondance ne parvenant jamais au terme de son existence puisque, simple fluidité, jamais elle ne saurait connaître quelque limitation que ce soit.

   Sur le plan métaphorique ici repris et par simple opposition à la pierre monosémique de l’Inconscient, nous voulons porter à la désocclusion, porter au rayonnement infini, ce Royaume des Pierres inépuisables dormant en l’Inaccompli dont l’équivalent sémantique affleurant dans « l’inassouvi », « l’insatiable », « l’insatisfait » ne fait en réalité signe qu’en direction de purs contraires, à savoir d’un assouvissement, d’une satiété, d’une satisfaction, fécondité à nulle autre pareille  de ceci même qui est réservé, se dissimule dans les plis, vit dans la faille d’irrévélation laquelle est son tremplin ontologique le plus immédiat.

   

   Donc la pierre isolée, fermée sur sa propre nature, ce galet de Pyrite de l’Inconscient contre lequel s’élève la multitude déployante de l’Inaccompli sous les formes diverses et chatoyantes, par exemple, de la belle marbrure de l’Agate, la transparence du Cristal de roche, le cœur rougeoyant de la Lithophyse, le noir phosphorescent de la Magnétite, les nuances flammées de la Pierre de Soleil. Et il faudrait encore citer, dans une manière de litanie lexicale sans fin, la Turquoise du Pérou, les éclats métalliques de Météorite, la profondeur marine d’Émeraude. Ce foisonnement métaphorique, hormis qu’il est pur plaisir d’écriture, souhaite appuyer l’index sur

 

cette fertilité,

cette prolificité,

cette inventivité

 qui surgissent à même la fortune,

 l’abondance de l’Inaccompli.

  

   Oui, car l’Inaccompli a cette qualité rare de posséder en soi cette complexité labyrinthique au gré de laquelle il apparaît tel l’infini se projetant dans le fini, lui donnant corps et matière à prospérer sans que nulle chose n’en vienne contredire la fantastique, la fabuleuse manifestation. C’est bien dans l’intervalle se situant entre ce Moi d’un Inconscient fixé à demeure et ce Soi Inaccompli infiniment que se trouve la texture même de leur profonde différence, de leur opposition essentielle. Ce qui saute au visage dès que l’on se penche sur leurs facultés respectives, c’est l’incroyable performativité conceptuelle de l’Inaccompli par rapport à l’étroitesse racinaire de l’Inconscient. Ce que l’un, l’Inaccompli, porte au mérite d’une donation largement éployée, d’une oblativité sans fin, l’Autre, l’Inconscient, le retient avaricieusement en soi, au sein même d’un étrange autisme. Et maintenant se pose la question essentielle de savoir en quoi cet Inaccompli se doit de demeurer Inaccompli autant que faire se peut, en serait-il autrement qu’il ne progresserait en direction du futur qu’au risque de se perdre, de nous perdre puisque c’est bien de nous dont il est question.

   Si l’Inaccompli se donne en tant que libre, il ne le peut qu’à persévérer en son être, à savoir à ne jamais parvenir au bout de soi, pas plus que nous, les Existants, ne pourrions parvenir au bout de qui nous sommes qu’à négativer, néantiser la totalité de notre présence. Puisque, étrangement, douloureusement, « parvenir au bout de soi » ne se peut qu’à se porter sur le rivage de sa propre mort. Si, pour effigie, nous n’avions que le territoire d’un Inconscient nécessairement fini, il en serait de même pour nous, le glas de la finitude ayant sonné au seuil même de notre venue au Monde.

   Se dialectisant avec force contre cette clôture irrémissible, l’Inaccompli nous offre la figure hautement cathartique du possible, du toujours devant nous dans sa perspective de clarté, de l’horizon dégagé de nos attentes.

  

Avançant au gré de nos diverses stances d’Inaccomplissement,

 

cet Ami que nous n’avons pas eu ;

cette Amante qui s’est détournée de nous ;

 cette connaissance qui nous a échappé  ;

cette forme d’Art qui nous a été dérobée ;

ce Philosophème dont nous n’avons pu percer l’opercule têtu ;

ce paysage dont nous n’avons vu qu’une seule esquisse ;

cette Nature dont, nécessairement,

nous n’avons saisi qu’un fragment ;

 cette Méditation qui s’est dissoute avant son terme ;

 cette peau que nous aurions souhaitée hâlée,

elle n’était image que de la blancheur ;

 ce Poème qui nous mettait au défi

d’en saisir l’inaccessible hiéroglyphe ;

cet Amour qui, rougeoyant tout au bout de nos doigts,

y imprimait la brûlure du vide ;

cette Montagne Sainte-Victoire existentielle

dont, jour après jour, avec une manière de rage,

nous voulions élever les parois

jusqu’au ciel d’une compréhension,

 

il n’en demeurait jamais que ces taches,

ces lunules de blanc,

ces intervalles qui définissaient notre être

 selon le morse des pointillés,

 

oui, cet Inaccompli qui toujours nous tend

sa superbe résille étoilée,

 lui seul, l’Inaccompli est mesure de qui nous sommes,

ces éternels Candidats au comblement du désir,

le Manque est notre substance la plus ordinaire,

celle qui, nous hélant depuis le Futur,

ensemence notre Présent des germes

d’une toujours possible Joie.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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5 juillet 2024 5 05 /07 /juillet /2024 07:36
De l’ombre de l’Inconscient à la clarté de l’Inaccompli

Peinture : Barbara Kroll

 

***

 

 

Telle la phalène tournant autour

du verre de la lampe,

nous les Hommes de moindre destinée,

nous voudrions voir la flamme,

nullement cette poussière noire

qui rôde alentour tel un voleur

 en quête de quelque méfait.

  

Tel le Randonneur accomplissant

son périple sur les hauteurs de la montagne,

nous les Hommes de simple aventure,

nous souhaiterions voir la ligne de clarté courant à l’adret,

nullement la faille de ténèbres glaçant le versant de l’ubac.

 

Tel le Semeur de riz plongeant ses jambes

dans le miroir des rizières,

nous les Hommes de modeste mesure,

n’espérons que la venue à nous

de la face riante du Ciel,

nullement la face de limon

qui repose sous la pellicule d’eau.

  

Flamme, ligne de clarté, face riante du ciel

 sont les seules apparences dont nous souhaiterions, toujours,

qu’elles pussent nous visiter dans la plus pure des positivités.

  

Poussière noire, faille de ténèbres, face de limon

sont la face cachée des choses dont, jamais,

nous ne réclamerions qu’elle pût

nous atteindre en notre for intérieur,

seulement exister à titre de lointaine hypothèse.

  

 

   Bien évidemment, ce qui s’énonce originairement sous forme métaphorique ne saurait tarder à trouver son équivalent dans le cadre du réel. Flamme, ligne de clarté, face riante du ciel, ne sont que quelques déclinaisons de la venue à nous de cette existence qui est la nôtre, laquelle, parfois, placée sous le boisseau des diverses servitudes ne nous visite qu’à l’aune de Poussière noire, faille de ténèbres, face de limon. Mais nous ne filerons guère plus avant la métaphore, nous repliant aussitôt sur cette dette de vivre coextensive à notre humaine condition et, par voie de conséquence, à tout ce qui obscurcit notre regard, limite notre horizon, aliène nos desseins les plus chers.

  

   Comme bien souvent, c’est la peinture métaphysique de Barbara Kroll qui se donnera en tant que support du concept qui sera développé ci-après. Mais décrivons et posons, sur le vif de cette description, quelques significations qui voudraient bien se dévoiler à nous tout le long de notre cheminement sémantique. « Révélée/Irrévélée », telle sera l’étrange nomination de notre Modèle métaphysique, parcourons-en l’image ambivalente :

 

bivalence du Clair et de l’Obscur,

bivalence de la Netteté et de l’Ambiguïté,

bivalence de la Présence et de l’absence à Soi.

  

« Révélée/Irrévélée » ne se donne qu’à l’aune

de son propre retrait :

 

elle voudrait parler mais demeure muette,

elle voudrait voir mais demeure dans la cécité,

elle voudrait toucher mais demeure dans le geste biffé.

 

   Le fond de l’image est noir, sans doute comme le fond de l’exister, ce mystère qui, toujours recule, à mesure que nous cherchons à résoudre son énigme. Son visage est de cendre (un constant égarement) et d’airain (volonté inflexible d’imprimer sa marque au réel). Visage à la Janus :

 

une moitié tournée en direction

du Monde, de sa lumière,

 l’autre moitié s’enlisant dans la fange brune,

ténébreuse des choses illisibles

et des ontologies avortées avant même que d’être nées.

 

L’ensemble du corps visible est sur un modèle identique :

 

tout ne fait événement qu’à bientôt

 être ôté à notre naturelle curiosité.

  

   Nous disions plus haut « choses inaccomplies » et c’est bien dans la rigueur de ce lexique qu’il faut tâcher de prélever quelques indices signifiants. En vertu d’une simple logique, la qualité des choses s’extrayant du néant, ne serait-ce de rutiler, de rayonner, de germer, de croître, de coloniser l’espace existentiel jusqu’en ses moindres recoins ? Oui, c’est bien de ceci dont il s’agit pour les choses, de s’affirmer, d’effacer les ombres, de désoperculer tout ce qui est terne, opaque, diffus, afin que, de cet effort, ne puisse résulter que cet éternel bourgeonnement qui est le naturel opposé de l’anéantissement, de la disparition, de l’effacement. Donc ici, « inaccompli » vient interrompre le souci de la chose, son juste mérite de paraître. Insupportable douleur existentielle qui toujours visite l’homme, le reconduit aux affres d’un questionnement sans réponse. Possédant ces quelques prérequis conceptuels, il nous est maintenant demandé d’éclaircir notre vision, de lui donner des points d’appui. Ce qui devient utile au plus haut point, interrogés que nous sommes par cette étrange figure de l’image, installer une ligne de césure hautement visible

 

entre ce qui, dans la touffeur de l’ombre,

pourrait apparaître comme le reflet de l’inconscient

et ce qui ressortirait à cette notion « d’inaccompli »

à laquelle il faut donner un contenu précis.

  

   Si, en l’Homme, deux territoires distincts peuvent cohabiter, il nous est demandé d’en déterminer les qualités respectives afin que, dotés d’idées claires, notre avancée ne se fasse nullement à l’aveugle. Il nous faut donc jongler d’une réalité à l’autre, toujours mettre en regard « inconscient » et « inaccompli », une clarté se levant de leur mise en rapport, de leur jeu dialectique.

 

    L’inconscient, d’abord : ce que nous avons vécu, expérimenté, cette chair de l’événement qui envahissait la totalité de notre horizon, lui donnait sens, lui donnait mesure, cette haute dimension du préhensible/visible/audible dont, bientôt, au gré du temps qui déroule son éternel ruban, il ne demeure que quelques éclats dispersés au hasard de la mémoire, une sorte d’archéologie trouée ne nous livrant que des tessons, jamais la céramique ancienne dont nous aurions souhaité qu’elle restât notre bien le plus sûr, faible clignotement de luciole dans la nuit de notre passé.

   Tout ceci qui a été vécu, tout ce qui s’y accole, émotions, rapides ravissements, extases soudaines, tout ceci donc a pris la consistance d’un rêve d’étoupe dont, toujours, nous ressortons vaincus, orphelins lors de nos essais de reconstituer ces événements identiques à la faible lueur d’un maroquin dans le clair-obscur d’une bibliothèque. Toute tentative d’en faire venir à nous le tissu serré, la trame ancienne, se solde par une perte sans fin et la psychanalyse, fût-elle de haute volée, n’en saisit rien pour la simple et têtue raison que nul ne peut faire du moderne avec de l’ancien. Ce qui, de l’existence a disparu, c’est le néant lui-même qui l’a repris dans ses voiles d’ombre. Ce que la cure analytique porte à la conscience, un faible halo de ce qui fut, une vérité tronquée, une réelle frustration du constat que l’avoir-été jamais ne peut coïncider avec l’être-du-présent, cette entité à « l’oublieuse mémoire ».

   Notre vécu a la consistance de l’encre sympathique, à la différence que ce qui, de nos actions, est devenu invisible, nul procédé n’en peut restituer le corps, nous en offrir la matière effacée à jamais. Seuls ilots, ici et là, disséminés parmi cette touffeur archipélagique, autrement dit une si faible présence qu’elle ne pourrait être discriminée par quelque regard que ce soit, y compris le plus expert, y compris le plus affûté. Passé perdu pour toujours, mais ceci est pur truisme si bien qu’y insister davantage serait irraisonnable.

   Alors, par contraste, comment définir ce sibyllin « inaccompli » qui semble n’être que pure abstraction, tissage de fils théoriques ? La différence essentielle c’est que, si l’inconscient a possédé jadis un caractère d’évidence réelle, l’inaccompli, lui, n’a jamais connu quelque dimension ontologique que ce soit. Il est une manière de brume ou bien de songe flottant bien au-dessus de la réalité humaine, peut-être simple poudre aux yeux, peut-être simple hallucination auditive, peut-être simple aberration gestuelle. Et c’est bien en ceci, en son architecture indéfinie, impalpable, sans contours réels que consiste son intérêt le plus affirmé. Si l’inconscient se donne tel l’a posteriori, l’inaccompli se donne tel l’a priori, cette réserve immense de virtualités, cette puissance effective de tout acte possible, cette liberté d’imprimer à ce qui pourrait venir ou advenir, l’infinité de prédicats dont il est l’inépuisable ressource. Bien évidemment, parler sur ce qui est dépourvu de parole, montrer ce qui n’a nulle figure, évoquer cette forme qui n’a nul mouvement est toujours au risque de poursuivre une chimère, gageure insoluble, comme si nous voulions, au gré « d’un seul trait de pinceau », faire paraître la fluidité de l’air, la résille invisible du ciel, faire paraître l’émotion du Lettré, ce presque effacement de la présence au regard de l’immensité du paysage, de la démesure de la Nature.

   C’est alors qu’il faut se résoudre à en appeler à la forme imageante de la métaphore, elle qui est médiation entre le réel et l’irréel. Et si ce merveilleux mot « irréel » surgit sur l’écran de notre conscience, il ne s’agit nullement de hasard, il s’agit simplement d’une équivalence au terme de laquelle écrire la proposition suivante :

 

Inaccompli = Irréel

 

   Au second terme « d’Irréel », nous aurions pu substituer sans dommage le vocable « d’Idéel, » ou bien « d’Idéal », de « Conceptuel », tellement les significations sont analogues, porteuses de belles affinités. Donc la métaphore sous la forme de la Pierre, de la simple évidence minérale. Commençons par la dimension de l’Inconscient, ce à quoi il peut prétendre par rapport au statut de la roche, du bloc de granit ou bien de la nocturne obsidienne. En premier lieu, pour de simples nécessités existentielles, fussent-elles passées, archivées dans la mémoire, la pierre n’a jamais pu être que cette pierre-ci, par exemple, ce galet de Pyrite à la forme ovale, percé de minces trous, à la surface légèrement rugueuse. Enfermée étroitement en son être, jamais liberté ne lui aurait été octroyée d’être Stéatite douce et onctueuse ou bien Tourmaline œil de chat à la texture si lisse où la courbure du ciel se reflète selon une belle lumière de cendre. Dans les casiers de l’Inconscient, dans ses archives les plus précises, la Pyrite n’est que Pyrite, rien que Pyrite, seulement Pyrite. C’est dire la pauvreté de son être en monde : une seule esquisse à profil unique.  

   Maintenant, au gré d’une pirouette conceptuelle en forme de chiasme, il nous faut inverser la valeur négative de l’Inconscient afin de reconnaitre en l’Inaccompli sa valeur entièrement positive. Si, dans « Inconscient », le préfixe « in » est péjoratif, par simple opposition, dans « Inaccompli », il est mélioratif, doué des plus belles vertus qui soient. Å la fatalité de l’Inconscient déterminé de longue date, il oppose la plus effective des libertés car, par essence, ce qui est Inaccompli demeure en soi porteur de probabilités, de potentialités s’abreuvant à la source même de sa nature quai inépuisable. Ainsi la pierre ne saurait-elle se limiter à être cette pierre-ci ou cette pierre-là, mais la totalité des pierres que le réel recèle comme ses richesses les plus fermes, ses trésors à toujours découvrir et recouvrir. Une Pierre-Idéelle ou bien une Pierre-Idéale, en tous cas

 

la libre oscillation,

 la libre mouvementation,

la libre effectuation

 

   de qui elle est en son fond, cette inépuisable Corne d’Abondance ne parvenant jamais au terme de son existence puisque, simple fluidité, jamais elle ne saurait connaître quelque limitation que ce soit.

   Sur le plan métaphorique ici repris et par simple opposition à la pierre monosémique de l’Inconscient, nous voulons porter à la désocclusion, porter au rayonnement infini, ce Royaume des Pierres inépuisables dormant en l’Inaccompli dont l’équivalent sémantique affleurant dans « l’inassouvi », « l’insatiable », « l’insatisfait » ne fait en réalité signe qu’en direction de purs contraires, à savoir d’un assouvissement, d’une satiété, d’une satisfaction, fécondité à nulle autre pareille  de ceci même qui est réservé, se dissimule dans les plis, vit dans la faille d’irrévélation laquelle est son tremplin ontologique le plus immédiat.

   

   Donc la pierre isolée, fermée sur sa propre nature, ce galet de Pyrite de l’Inconscient contre lequel s’élève la multitude déployante de l’Inaccompli sous les formes diverses et chatoyantes, par exemple, de la belle marbrure de l’Agate, la transparence du Cristal de roche, le cœur rougeoyant de la Lithophyse, le noir phosphorescent de la Magnétite, les nuances flammées de la Pierre de Soleil. Et il faudrait encore citer, dans une manière de litanie lexicale sans fin, la Turquoise du Pérou, les éclats métalliques de Météorite, la profondeur marine d’Émeraude. Ce foisonnement métaphorique, hormis qu’il est pur plaisir d’écriture, souhaite appuyer l’index sur

 

cette fertilité,

cette prolificité,

cette inventivité

 qui surgissent à même la fortune,

 l’abondance de l’Inaccompli.

  

   Oui, car l’Inaccompli a cette qualité rare de posséder en soi cette complexité labyrinthique au gré de laquelle il apparaît tel l’infini se projetant dans le fini, lui donnant corps et matière à prospérer sans que nulle chose n’en vienne contredire la fantastique, la fabuleuse manifestation. C’est bien dans l’intervalle se situant entre ce Moi d’un Inconscient fixé à demeure et ce Soi Inaccompli infiniment que se trouve la texture même de leur profonde différence, de leur opposition essentielle. Ce qui saute au visage dès que l’on se penche sur leurs facultés respectives, c’est l’incroyable performativité conceptuelle de l’Inaccompli par rapport à l’étroitesse racinaire de l’Inconscient. Ce que l’un, l’Inaccompli, porte au mérite d’une donation largement éployée, d’une oblativité sans fin, l’Autre, l’Inconscient, le retient avaricieusement en soi, au sein même d’un étrange autisme. Et maintenant se pose la question essentielle de savoir en quoi cet Inaccompli se doit de demeurer Inaccompli autant que faire se peut, en serait-il autrement qu’il ne progresserait en direction du futur qu’au risque de se perdre, de nous perdre puisque c’est bien de nous dont il est question.

   Si l’Inaccompli se donne en tant que libre, il ne le peut qu’à persévérer en son être, à savoir à ne jamais parvenir au bout de soi, pas plus que nous, les Existants, ne pourrions parvenir au bout de qui nous sommes qu’à négativer, néantiser la totalité de notre présence. Puisque, étrangement, douloureusement, « parvenir au bout de soi » ne se peut qu’à se porter sur le rivage de sa propre mort. Si, pour effigie, nous n’avions que le territoire d’un Inconscient nécessairement fini, il en serait de même pour nous, le glas de la finitude ayant sonné au seuil même de notre venue au Monde.

   Se dialectisant avec force contre cette clôture irrémissible, l’Inaccompli nous offre la figure hautement cathartique du possible, du toujours devant nous dans sa perspective de clarté, de l’horizon dégagé de nos attentes.

  

Avançant au gré de nos diverses stances d’Inaccomplissement,

 

cet Ami que nous n’avons pas eu ;

cette Amante qui s’est détournée de nous ;

 cette connaissance qui nous a échappé  ;

cette forme d’Art qui nous a été dérobée ;

ce Philosophème dont nous n’avons pu percer l’opercule têtu ;

ce paysage dont nous n’avons vu qu’une seule esquisse ;

cette Nature dont, nécessairement,

nous n’avons saisi qu’un fragment ;

 cette Méditation qui s’est dissoute avant son terme ;

 cette peau que nous aurions souhaitée hâlée,

elle n’était image que de la blancheur ;

 ce Poème qui nous mettait au défi

d’en saisir l’inaccessible hiéroglyphe ;

cet Amour qui, rougeoyant tout au bout de nos doigts,

y imprimait la brûlure du vide ;

cette Montagne Sainte-Victoire existentielle

dont, jour après jour, avec une manière de rage,

nous voulions élever les parois

jusqu’au ciel d’une compréhension,

 

il n’en demeurait jamais que ces taches,

ces lunules de blanc,

ces intervalles qui définissaient notre être

 selon le morse des pointillés,

 

oui, cet Inaccompli qui toujours nous tend

sa superbe résille étoilée,

 lui seul, l’Inaccompli est mesure de qui nous sommes,

ces éternels Candidats au comblement du désir,

le Manque est notre substance la plus ordinaire,

celle qui, nous hélant depuis le Futur,

ensemence notre Présent des germes

d’une toujours possible Joie.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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1 juillet 2024 1 01 /07 /juillet /2024 08:35
Au seuil d’une réverbération

Roadtrip Iberico…

Avril-mai 2024…

Parque de Merendas de Campinho…

Alentejo …

Portugal

 

Photographie : Hervé Baïs

 

***

 

   Certes, d’emblée nous sommes au paysage, comme la feuille est à l’arbre, dans une manière de disponibilité, d’immédiateté à ce qui fait face. Mais le sommes-nous suffisamment ? Ne nous laissons-nous éblouir par la vitre brillante des illusions comme si ce fragment de Nature dormait en paix sous le globe de verre de son chromo ? Les choses sont au loin qui vacillent au sein même de leur essence sans jamais pouvoir nous atteindre au lieu même de nos attentes, au foyer de notre désir, au centre de l’athanor brûlant de notre passion. Si un premier regard paraît nous livrer l’entièreté de ce qui fait phénomène, ce ciel, cette eau, cette terre, cette mince colline, ces arbres, tous ces prédicats du réel ne diffèrent-ils de nous en leur énigme essentielle ? Placés, là, sur la lisière des parutions ; placés là, sur la rive d’un rêve ; placés là, sur ce fil d’irréalité qui se tend à l’infini, ne doutons-nous  de nos successives visions et, plus foncièrement, ne doutons-nous de nous, placés que nous sommes dans ce colloque singulier qui va de Soi à Soi, tutoie le tangible, le manifesté, l’établi, sans bien y faire halte, sans accorder à ces étranges présences un suffisant coefficient de vérité qui nous en ferait le don certain, indubitable, l’offrande ne pouvant jamais être remise en question ?

   Nous ne sommes ceux qui parvenons au plein de notre être qu’avec peine et parcimonie, alors, comment pouvons-nous prétendre connaître ce qui nous est extérieur, ce qui nous est inconnu, ce avec quoi, jamais, nous ne serons ajustés, harmonisés, échangeant avec cette bizarre altérité, seulement quelques mots, jamais un discours qui nous mettrait en rapport avec, elle, cette altérité ? Le tragique de l’exister est toujours cette distance, cette déchirure dont l’Autre est le lieu, ce hiatus que l’Autre profère, cet interstice dont l’Autre est le vecteur le plus sûr, parfois même, le plus cinglant qui se puisse imaginer. Ceci que nous voudrions saisir se retire avant même que nous ne l’ayons exactement déterminé : nous pensions être les Maîtres de ce fleuve, de cette rivière, de ce lac, il ne demeure jamais, dans la résille triste de nos doigts, que cette poudre d’eau, ce clair ruissellement de gouttes, cette inaccessible brume, ces nervures étiques qui nous disent la pauvreté du Monde et, conséquemment, la nôtre.

   Avons-nous d’autre moyen de nous porter auprès des choses qu’à les décrire, à en délimiter les contours, à faire usage de notre langage, c’est-à-dire, substituer au réel, ses équivalents symboliques ? Sans doute, saisir les choses, consiste-t-il, simplement, à les nommer. Alors, nommons-les. Là, au bord du paysage, là au bord de l’image (il y a, pour nous, simple homologie), nous pensons et parlons d’un seul et même mouvement. Bien au-dessus de nos têtes, bien au-dessus des voiles tendus de nos soucis, le ciel court infiniment, si bien que sa course est d’illisible densité, comme si, de toute éternité, et pour le reste de l’éternité, il n’avait cure des Hommes, des animaux, des roches et de la terre, infinie liberté déployant sans cesse le principe de son essence. Ciel de noire venue que traverse le songe blanc des nuages. Ciel, nuages, sont libres d’eux, leur élan n’est nullement limité, chacun va son train sans se soucier de l’autre. Bandes alternées de sillages de talc, de pliures noires, dialectique éphémère, à peine effleurement, maquillage léger à la Pierrot et à la Combine pour des noces toujours recommencées, pour des amours semées des roses blanches de l’éther, cette sorte d’inaudible symphonie se posant sur la grâce de nos âmes sans en altérer en quoi que ce soit la douceur de tulle.

   C’est pure ivresse que de contempler la vastitude de l’air et c’est pour cette unique raison que son atmosphère, jamais ne peut être en notre possession. Se rend-on « maîtres et possesseurs » du vol stationnaire du colibri, du cerf-volant dont la queue faseye longuement, du pollen qui s’échappe de la fleur ? Non, on est tenus à distance et c’est cet intervalle qui rend ces choses précieuses. Serions-nous de la même étoffe, nous n’en sentirions ni la moirure, ni le chatoiement, ni le mouvement soustrait à la curiosité naturelle des yeux. Toutes choses doivent s’espacier de qui nous sommes afin que, libres de nous, nous puissions en percevoir la touche subtile, la vibration au loin, la délicate présence. Mais le ciel n’est nullement seul à nous désespérer, à laisser entre nos mains l’empreinte cruelle du vide. La mince colline qui sert d’horizon est aussi en fuite de nous. Å peine commençons-nous à évoquer sa pente douce, son herbe tachée de gris, que déjà, ce sont les arbres qui nous questionnent, leurs boules qui sont pur mystère. Et les arbres, leur noire frondaison ne nous égare-t-elle, ne nous conduit-elle, tout droit, à ces toits de tuiles brunes, à ces façades de craie des demeures, à ces foyers où, sans doute, des braises sont assoupies sous la touffeur des cendres couleur d’étain ?  Oh, oui, combien il est désespérant et en même temps heureux que les choses ne se donnent jamais qu’à l’aune de leur vacillement, à la lumière de leur foncière incertitude. En serait-il autrement que, sans délai, nous nous plaindrions de leur proximité et, conséquemment de leur discours à peine audible, il ne ferait que doubler le nôtre et troubler le lieu même de notre langage intérieur, cette inépuisable richesse qui trace les incontournables traits de notre singularité.

   Et cette eau, cette nappe d’eau qui nous fascine tel un mystérieux miroir posé au large de nous, cette eau n’en sentons-nous l’étrange ruissellement à l’intérieur de notre peau, fontaine immémoriale dont nous ne serions, aujourd’hui, que le lointain écho, la mince comptine venant à nous avec le doux réconfort de la nostalgie ? Oh, oui, immense arche de l’ambiguïté, cette eau en laquelle nous souhaiterions disparaître voici que, soudain, elle s’ouvre en cataractes d’abysses, en trombes d’orage auxquelles notre fragilité foncière ne pourrait résister et nous deviendrions, sur-le-champ, de simples fétus de paille à la longue et oublieuse dérive. Cette eau s’invite face à nous telle une lisière qui toujours reculerait à mesure de notre progression. Étrange clignotement de ce qui attise notre désir et, toujours, s’en absente. Alors, comment sortir de notre condition d’orphelins ? Comment faire que la merveilleuse fécondité de l’Idée vienne à nous sous les atours du Sensible, du toujours-là, de l’à-portée-de-la-main, du disponible à la demande du cœur, de l’oblativité en sa qualité de non-retrait ?

   Certes nous questionnons et, sans doute, est-ce ce questionnement qui constitue l’approche la plus exacte de ce qui nous met au défi de nous en saisir avec toute la subtilité requise ? En cette vaste lentille d’eau, en ses reflets arborés, en son blanc rayonnement, en ses teintes parfois d’ardoise, ne serait-ce la réverbération de nos propres doutes, la variabilité de nos états d’âme, le vertige de nos « coups de foudre » qui viendraient, ici, bourgeonner à la manière des énigmes que, toujours, nous rencontrons sur cette marge d’incertitude se levant de la rencontre

 

du rêve et du réel,

de l’imaginaire et du réel,

du symbolique et du réel ?

 

   Ici, le réel vient d’être nommé trois fois, alors que ce qui, avec lui fait dialectique, rêve, imaginaire, symbolique, ne paraît, chacun à son tour, que dans une manière d’étique présence. Le réel est têtu, obtus, opaque et c’est pour cette raison que nous cherchons à en percer l’inflexible cuirasse, espérant en ceci obtenir une transparence au gré de laquelle aussi bien le réel nous parlerait un langage compréhensible, aussi bien notre propre réalité se verrait doter des sèmes participant à notre intime compréhension, à l’interprétation de qui nous sommes.

   Le titre énonce « au seuil d’une réverbération » et cette formule ne demeurera mystérieuse que le temps pendant lequel on se sera déterminés extérieurs à cette « réverbération ». Quel paradigme pouvons-nous convoquer face à cet inépuisable et hermétique réel qui nous met en demeure de nous en approprier sans que les outils pour le faire nous soient donnés ? Ce qui est à placer face à sa native obscurité, à sa nécessaire ambivalence, une simple stratégie herméneutique dont le cercle habituel, parcourant l’ensemble de ce qui vient à nous, réel, symbolique, imaginaire, rendra la totalité de ces présences sinon totalement transparentes (jamais la Vérité ne surgit pleine et entière des choses), du moins douées d’un sens qui nous les rendra disponibles, une clarté se substituant à une ombre.

   Comprendre ce qui vient à nous, ce ciel, cette terre, cette eau, n’est rien de moins que nous les rendre familières, en situation de voisinage, donc d’affinités, entrer à l’intérieur de qui elles sont, jusqu’à la définitive pliure, là où s’étoile le plus précieux de leur essence, tout contre la lame de notre intuition, cet innommable qui surgit auprès des choses dès l’instant de leur parution,

 

ligne sans contour,

trait sans épaisseur,

figure sans visage,

surgissement du soi des choses

en leur fondamentale texture,

en leur nervure la plus apparente,

en leur consistance la plus aigüe.

 

   Certes, tout cercle herméneutique, cette réverbération illimitée, cet écho à l’infini, cette réflexion de soi à soi de ce qui, habituellement celé demeure muet ; cette résonance des complémentaires et des contraires, des différences ; cette radiance s’élevant des rencontres, des mises en commun, des synthèses du divers, toutes ces coalescences agrègeront le divers sous la tournure vive et irrémissible

 

d’une unité atteinte en son plus haut point,

pour les choses,

pour nous et c’est bien nous

 

   qui serons centre et périphérie de ce dissemblable, de cet ondoyant, de cet hétérogène qui, toujours, nous scindent selon des territoires ombreux/lumineux, tracent en nous, au plus profond, l’aporie d’une schize constitutive.

  

   Là, face à l’admirable Nature, là, nous les Hommes qui ne sommes que ses défricheurs et déchiffreurs, tout se donnera sous la mesure exacte d’une inaltérable unité des choses et ceci grâce à un éternel jeu de renvois, d’échos symphoniques, de fabuleuses réverbérations :

 

du Paysage au Paysage,

de L’homme au Paysage,

de L’Homme à l’Homme.

 

  

 

 

 

 

 

 

 

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22 juin 2024 6 22 /06 /juin /2024 07:47
Sur le seuil d’une Naissance

Montags-Selfie 2

 

Barbara Kroll

 

***

 

   De façon à entrer adéquatement dans cette image, il nous faut faire l’hypothèse que le Noir du fond, que le Noir de la vêture constituent l’évident symbole d’une saturation des signes du Monde, comme si trop de paroles, trop d’écritures avaient brouillé le message initial, originaire, de la venue à l’être des choses : aussi bien la Nature que les Hommes, aussi bien les Lieux que les Temps, lesquels semblent se fondre dans une manière d’étrange étoupe, dans une sorte de nocturne dont plus rien n’émerge, dont nous ne pouvons plus tirer que la vague rumeur d’une confusion, d’un vide abyssal venant frapper la lame stupéfaite de notre conscience. Si, jamais, jadis, une capacité de visionnaire ne nous fût jamais attribuée au titre des transparences qui venaient à nous, voici que, soudain, plongé dans un chaudron de bitume,

 

plus aucun signe ne fait signe,

plus aucune forme ne s’informe.

  

   A halluciner cette image, nous sommes immédiatement reconduits en un site d’avant-naissance, à une ténébreuse niche, nos oreilles enduites de cire, nos yeux obturés d’œillères, nos mains devenues gourdes à force de ne saisir que de l’intouchable, partant, de l’innommable. Å proprement parler nous sommes en nous en-dehors de nous, dans cette étrange zone interlope où notre sentiment d’exister se confond avec son contraire, ce battement du Néant en lequel nous disparaissons avant même d’en avoir éprouvé la vertigineuse nullité, la constante et destructrice aporie. Cette vision est-elle pessimiste, cet éprouvé est-il tragique, ce ressenti correspond-il, en quelque manière, au tissage serré d’un Absurde qui serait le point ultime d’une condition affligée uniquement occupée de détresse ?

   Il nous faut bien reconnaître que cette représentation, loin de s’auréoler de pure félicité, incline bien davantage à considérer le cheminement humain sous la forme d’un essentiel chagrin qui ne saurait connaître que le point terminal d’une finitude à nous promise depuis une éternité. Ceci est-il source de quelque désespérance ? Nullement, car nous sommes légitimement informés, depuis le lieu de notre naissance, depuis le premier cri que nous avons jeté au visage du Monde, de la sinistre entreprise dont nous sommes le centre même : contribuer, à l’aune de chaque geste esquissé, à l’aune de chaque parole proférée, à notre propre déconstruction, chaque acte accompli étant le dernier, jamais renouvelable, épilogue définitif sur l’écueil duquel nos plus beaux espoirs ternissent, nos plus belles illusions fondent comme neige au soleil. Sans doute même y a-t-il secrète jouissance de se savoir Mortels, chaque minute grapillée à la sombre Camarde signant, en quelque sorte, une sorte de victoire, certes relative, et c’est bien ce relatif qui se donne pour la chose la plus précieuse qui soit. Rien n’est davantage considéré, adulé, que ce qui échappe.

   Donc cette parure Ombreuse étant consubstantielle à notre présence, loin de pouvoir s’en dispenser, convient-il de marcher à son côté, certes sans pouvoir en faire l’économie, en l’ignorant parfois, cependant cette ignorance, cette feinte ne dissolvent nullement la persistance de sa silhouette à tisser notre revers même, c’est un peu comme si, égouttant nos mains pour en chasser l’humidité, nous pensions annuler, pour toujours, la volonté de la pluie à paraître ici ou là. Ici, après ces quelques considérations adventices, sommes-nous contraints d’avancer dans notre tâche « herméneutique », déceler en l’image les mystères qui s’y abritent, les significations qui y sont en repos dont il nous faire moisson ou bien, à défaut, grappiller quelques épis.

    « La Blanche », ainsi baptiserons-nous le Modèle de l’image, émerge de ce fond de suie et d’obsidienne afin de trouver prétexte à sa propre parution sur la lisière des choses observables.

 

Il y a effort à ceci,

 il y a contrainte,

il y a douleur.

 

   Toute naissance est nécessairement aux forceps. S’extraire de ceci, qui se donne ici pour le Néant, cette touffeur crépusculaire, obscure, suppose la mise en avant d’une réelle souffrance. Et ceci se comprend d’autant mieux si nous faisons l’hypothèse que toute avant-naissance, drapée dans ce qui peut apparaitre comme un linceul noir, ce noir, bien plutôt qu’affecté de pure négativité, se donne dans la pure joie d’une retenue au bord de l’exister. C’est la stance heureuse avant toute détermination, les prédicats, toujours entachés certes de bonheur et, le plus souvent de malheur, sont tenus à distance dans cette sorte d’a priori qui est figure de Liberté, d’entière et renouvelable Liberté. C’est comme le sentiment qui précède tout amour, rien n’est plus Libre de soi que cette posture théorique, toute méditative, où le Sujet réel, plutôt que d’être étroitement incarné, surgit comme la pure promesse d’une infinie contemplation sise en ses propres atours. Le premier baiser est déjà le signal d’une possible tromperie, d’un hypothétique désaveu, d’une préférence égocentrée du Soi par rapport à l’Altérité. Tout Autre, par définition, est menace de Soi, aussi est-il ce bien privatif, cette donation oxymorique dont, toujours, nous redoutons, qu’il ne soit empiètement sur Soi, possibilité d’annulation au motif de son étrange rayonnement.

   Ce qui est en tous points remarquable en cette esquisse peinte, c’est que l’Artiste, dans cette première phase de son travail, nous donne à voir la mesure métaphysique de l’œuvre qui est l’écho de notre propre dimension spéculative, transcendante, inabordable au motif de la Raison, seulement intuitionnable, seulement perceptible sur la lisière de notre consentement à être. Car, en toute objectivité, par rapport à l’Être, cette buée, cette fuite de soi d’une possible parole, nous ne pouvons qu’y prétendre, y acquiescer, y correspondre le temps fugace d’une sensation, puis plus rien ne paraît que l’interrogation à elle-même son propre objet. Ce qui, dans cette toile en devenir, est aussi étrange que fascinant, c’est cette juxtaposition de deux réalités dont on penserait que, d’ordinaire, elles ne puissent que s’annuler réciproquement, alors qu’ici la coalescence est possible, manière d’enjamber le mur obstiné des contradictions. La « présence » (mais peut-on parler de « présence » lorsque tout reconduit au sentiment de l’absence ?), de « La Blanche » est

 

pur absentement à Soi,

reniement de qui elle pourrait être,

biffure majuscule de la prétention

 à exister plus loin que le bourgeonnement

d’une idée à l’orée des choses.

  

   Voyez-vous, ce qui est remarquable, c’est la mise en abyme, sur un même plan, à égalité de valeur, de ce Noir insondable dont nous disions, il y a peu, qu’il figurait le Néant, de ce Blanc également énigmatique, inabordable, inconcevable, de ce Blanc censé représenter l’Être, ceci rejoignant les sublimes intuitions des Grands Philosophes, mais aussi de quelques Religieux, de quelques Spiritualistes, posant la dérangeante et illogique équivalence :

 

ÊTRE = NÉANT

 

Or, ici, d’évidence, face à cette peinture,

l’équivalent devient hautement visible :

 

être revient à n'être pas,

faire présence revient à se distraire de Soi,

s’affirmer comme réel à surgir dans l’irréel,

prétendre à la concrétude d’une forme se réduit

à l’appel d’une opérante Métaphysique.

 

Au revers de ce que nous voyons,

toujours de l’invisible.

 Au revers de ce que nous touchons,

toujours de l’impalpable.

Au revers de ce que nous entendons,

 toujours de l’inaudible.

 

   Certes, les Êtres que nous croyons être tremblent sur leurs fondations d’argile, tous les murs de Jéricho dont nous entourions notre fragile constitution s’écroulent sans bruit dans la vastitude silencieuse du désert. Y aurait-il image plus puissante pour mettre en exergue le désarroi des Existants que nous ne sommes, peut-être que par défaut, mesure d’un Hasard dont les dés jetés ne montrent jamais leur face qu’à se recomposer continuellement.

   Et puisque nous parlons de « face », comment ne pas rebondir sur « cette face » précisément, sur ce visage du Modèle en son étrange absentement ?  Ce qui vient à nous dans le plus étrange qui soit, ce visage privé de ses habituels attributs, n’est-il le sourd et inamovible écho d’un non-être qui, toujours surgirait, à l’ombre de l’être, ubac de l’être gommant son adret, profération de signes usés avant que d’être prononcés ? Il nous faut parcourir le paysage de neige de ce visage de la même façon que nous aborderions l’inextricable jungle seulement armés de ce coupe-coupe destiné à abattre les lianes nous obturant toute possibilité de dévoiler quelque vérité. A moins que, surgissant à même cette inconsistance blanche, la Vérité ne se dise qu’en mode se retirement, de repliement.

   Yeux, nez bouche, oreilles, orifices au gré desquels toute présence se donne en tant que possible, toutes ces sublimes anfractuosités humaines s’abîment dans un long silence, synonyme d’une perte à Soi irrémédiable. Et les mains, cet autre sens du toucher dont le privilège est de rencontrer le Monde « en chair et en os », qu’agrippent-elles, que crochètent-elles sinon ce visage de plâtre qui nous fait irrésistiblement penser à ceux des mannequins d’osier de De Chirico ? « La Blanche », à égalité de destin de ces étranges figures, signe en cela même son immarcescible abolition. Nul recours au fait d’exister. Les choses sont têtues qui demeurent en retrait, celées, identiques à ces étonnantes berniques soudées au rocher, qui finissent plus par être rochers, que bernique : mouvement d’auto-annulation comme unique paradigme du vivant. Tel l’enfant désireux qui jouit de son jouet puis, soudain, le casse au motif de son incapacité à le combler, lui l’Enfant-Roi qui souhaite ne dépendre de personne, lui l’enfant de la toute puissance qui veut dresser face au Monde hostile la volonté bandée de son arc.

   « Sur le seuil d’une naissance », proposait le titre. Ce seuil est-il humainement franchissable ? Ne demeurons-nous, notre existence entière,

 

sur le bord de…,

en lisière de…,

en marge de…

 

    ce que nous aurions voulu qui brasille au loin tel le feu d’une inatteignable comète ?  Cette œuvre est saisissante, nous voulons dire, d’abord saisie en soi, ensuite ouvrant notre propre saisissement. Y aurait-il vision plus tragique que celle d’Existants privés de leur propre visage ?

  

En ces temps de disette intellectuelle,

en ces temps d’idées frelatées,

en ces temps de conduites formatées,

en ces temps de frilosité conceptuelle,

que reste-t-il à l’Homme qui ne serait

que de basculer tête la première

dans la première fosse facticielle venue :

 

   drogue, sexe, violence et autres horizons hermétiquement déterminés, une manière d’épilogue pour le genre humain ? Que reste-t-il lorsque

 

la Littérature,

l’Art,

la Philosophie,

 

   toutes transcendances assurées de leur être, il ne demeure dans ce Monde forclos que de la matière pure que l’esprit semble avoir désertée pour un temps infini ? Vivre, ce simple fait se suffisant à lui-même, ne s’est-il confondu avec cette « « rage de vivre », cette fureur d’être dont la vitesse, le consumérisme à tout va, l’oubli des valeurs dressent l’inquiétant portrait ? Nous voulons voir, dans cette œuvre de Barbara Kroll,

 

cette annonce de temps funestes,

cette prédiction infiniment triste,

cette dépression mélancolique,

cette inquiétude foncière,

cette noirceur qui menace

 de tout obombrer,

de tout reconduire sur les fonts

funestes et illisible du Néant.

  

   Cette Métaphysique, dès lors qu’elle prend visage, nous saute au visage, nous cloue au pilori, nous met nus devant le Monde, nous biffe de la race des êtres-possibles sur Terre.  Sans délai, il faut redonner vie à ce visage,

 

lui faire le don des Yeux

qui contemplent l’Art,

le don du Nez qui hume les

belles fragrances du Jour,

le don de la Bouche qui modèle

les beautés illimitées de la Parole,

le don des Oreilles ouvertes à l’inépuisable

symphonie du céleste, du terrestre ;

le don du Toucher grâce auquel nous confierons

l’exploration de nos doigts à ce qui mérite de l’être,

 

    à savoir cette irremplaçable Essence de l’Homme qui ne saurait se fourvoyer, jamais, dans l’abîme sans fond du non-sens. « Sur le seuil d’une naissance » :

 

toujours nous avons à devenir

ce que nous sommes en notre fondement,

des possibilités d’existence procédant

à leur propre dépassement.

Dépassement :

oui !

Seulement

Ceci !

 

  

 

 

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19 juin 2024 3 19 /06 /juin /2024 08:02
Vision rilkéenne de l’Image

 Roadtrip Iberico…

avril-mai 2024…

Viaducto de Contreras…

Reserva de la Biosfera del Valle del Cabriel

 

Photographie : Hervé Baïs

 

***

 

Pour faire se lever

une seule image,

il faut avoir rencontré

beaucoup d’autres images,

il faut avoir connu

 l’ivresse polyphonique

de l’arc-en-ciel, son corps

propre saturé de couleurs,

ses mains trempées dans

la rutilance du rouge,

ses yeux envahis

par la fusion de l’orange,

son front cerné de la

bannière du jaune,

ses jambes enlacées

 aux ramures du vert,

ses pieds soudés

à la mutité du bleu,

son âme badigeonnée

de la dimension

sans fond de l’indigo,

ses humeurs envahies

du paradoxe du violet.

 

Pour faire se lever

une seule image,

il faut, patiemment,

bribe à bribe,

décolorer l’irisation de la

grande arche des teintes,

se fondre jusqu’en sa

plus intime pliure,

seulement une

vague persistance

sur le dôme des yeux.

 

Pour faire se lever

une seule image,

il faut avoir éprouvé,

au plus profond de Soi,

la mesure juste d’une aube

en voie de paraître,

avoir senti la bascule

crépusculaire du jour,

avoir saisi au

plein de la nuit

sa douce et onctueuse

 phosphorescence.

 

Pour faire se lever

une seule image,

il faut descendre en Soi,

dans cette faille inaperçue,

se frotter au limon primaire,

s’ouvrir à cette lumière

de mangrove,

 à cette clarté lagunaire

 d’étain,

là tout resplendit de soi

sans qu’il soit

nécessaire de connaître

un en-dehors,

un plus éloigné.

Pour faire se lever

une seule image,

il faut progresser le long de

sa propre liane ombilicale,

en éprouver l’innocence originaire,

être au plus près de sa naissance,

de ses premiers mots,

de ses premiers gestes,

ces buées à peine appuyées

 sur la faveur du Monde.

 

Pour faire se lever

une seule image,

il faut confier son chemin

 au germe abyssal,

en ce mystérieux endroit

où gît le principe du

processus alchimique,

cette effervescence interne,

 cette lente et douce agitation

des phosphènes en attente

de devenir grains de lumière,

 de devenir les gestes premiers

du dépli photographique.

 

Pour faire se lever

 une seule image,

 il faut sentir en Soi,

au plus intime,

cette sourde impatience,

cette étonnante incandescence

en attente d’être.

Pour faire se lever

une seule image,

 il faut, soi-même, sans délai,

à même son être propre,

deviner cette longue effusion,

ce signe secret de

débordement de Soi,

palper l’inimitable étendue

de ces trois notes

fondamentales,

 

NOIR,

 

BLANC,

 

GRIS,

 

lexique minimal mais

essentiel de l’image.

 

Pour faire se lever

une seule image,

 il faut savoir jongler

avec ces trois formes,

briques élémentaires

 d’un réel iconique

qui ne saurait

en avoir d’autres.  

Ici, le bavardage s’est

 mué en murmure.

Ici la déflagration colorée

s’est métamorphosée

en la loi unique

du Simple,

du Dépouillé

au terme desquels brille

 l’ébauche de

 quelque Vérité.

 

Pour faire se lever

 une seule image,

il faut circonscrire

 le Monde à cette

manière de lentille crépusculaire,

à ce destin hespérique qui n’est

nullement fin des choses mais,

bien au contraire,

faveur à l’éveil des signes,

à leur crépitement sur l’arc

tendu de la conscience.

 

Pour faire se lever

une seule image,

il faut saisir ce ciel

cotonneux, duveteux,

il nous dit le précieux

de l’instant,

 l’événement à nul autre

pareil de sa présence.

 

Pour faire se lever

une seule image,

il faut savoir regarder la

course arrêtée des nuages,

 y lire son destin immédiat,

plus rien n’existe

que cette feuillée

de lueur aurorale,

cette lente venue à soi

des significations

multiples de l’exister.

 

Pour faire se lever

une seule image,

il faut savoir décrypter,

dans l’arc assourdi

du végétal,

cette médiation

du clair et du sombre,

de l’air et de l’eau,

la rencontre sur ce liseré,

de la Poésie céleste,

de la prose mondaine.

 

Pour faire se lever

une seule image,

il faut se rendre disponible à

cette architectonique exacte.  

Des droites, des courbes

dessinent

le paysage d’une

souple évidence,

et c’est notre esprit même

 qui se structure

au contact de cette belle

et irremplaçable géométrie.

 

Pour faire se lever

 une seule image,

il faut se laisser glisser

le long de ces reflets,

simple imaginaire des choses

en leur venue en présence,

sans doute aussi, reflets

de qui nous sommes,

ces Esquisses énigmatiques,

ces Cariatides de chair,

 le ciel se pose sur nos têtes,

 la terre, l’eau accueillent

 l’hésitation de nos pas

 à reconnaître

le juste sentier

de notre avenir.

 

Pour faire se lever

 une seule image,

il faut se confier

au miroir de l’eau

 - n’est-il la métaphore du miroir

de notre conscience ? -,

y laisser courir les

milliers de figures

qui viennent à nous,

les milliers d’empreintes

qu’archivent nos yeux,

les milliers de traits

et de pointillés

que nous gravons,

sans cesse,

 dans la poussière

de l’exister.

 

Pour faire se lever

une seule image,

il faut faire de l’image

un Répondant

des récurrentes questions

que nous nous posons,

que nous tendons aux Autres,

que nous destinons à l’Ouvert

en sa plus grande effectivité.

 

Pour faire se lever

une seule image,

Il faut soi-même, en être

Le centre et la Périphérie.

 

Pour faire se lever

une seule image.

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