Overblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
20 septembre 2024 5 20 /09 /septembre /2024 07:47
Le Peintre et son Modèle

« Le peintre et son modèle »

Picasso

Centre Pompidou

 

***

 

Une partie de mon texte rapproché du commentaire d’Emmanuel Szwed :

 

   « Et combien est inquiétant ce carrefour de lignes, on dirait la disposition croisée, la transparence, la superposition infinie de figures telle qu’imaginée par les recherches du Cubisme synthétique : tout se dit de tout en une évidente conflagration des temps et des espaces. La poitrine n’est poitrine qu’à partager son aire, se confondre avec l’arrondi de l’épaule, le galbe du genou. Et ainsi de toutes les lignes qui se chevauchent, se croisent, confluent en un bizarre maelstrom. Une figuration d’avant même la Genèse, un déluge de membres, une indistinction de tout ce qui va prétendre vivre et se donner en tant que mirages de l’être. Et cette posture des jambes, deux lianes rouges qui miment le mouvement alors même que le cercle rose les enclot en une façon d’étroite geôle. Et ce bras de suie noire, cette forme quasiment liquide semblant s’écouler vers l’aval du dessin avant même que de chuter sur le sol de néante texture. »

 

Le commentaire d’Emmanuel Szwed :

 

   « Voilà qui me fait penser à une autre manière d'appréhender les corps par le dessin, lorsque notre professeur de nu nous disait ceci : ‘’Ne cherchez pas à dessiner ce que vous voyez, mais d'abord à ressentir l'espace qui demeure entre votre regard et le modèle’’. J'avoue n'avoir qu'à moitié compris dans le sens ou souvent " cet espace " m'échappait. Rien n'est simple à vouloir dessiner le corps comme à pouvoir le décrire dans ses formes les plus discrètes voire sensuelles. »

 

*

 

    L’espace quel qu’il soit, l’espace général, diffus, diaphane, pas plus que « cet espace » s’installant entre le Peintre et son Modèle, cette pure abstraction toujours nous échappe qui demeure une manière de vaste ciel, de vaste horizon, d’enveloppement de notre corps de toute part sans que, pour autant, nous n’en puissions saisir le sens. Afin de faire émerger ce dernier, convient-il de le situer dans une plus large perspective puis, dans un genre de méthode régressive, de réduction, tâcher d’en brosser l’approximatif portrait.

 

   [Fil de lecture : « ressentir l’espace qui demeure entre votre regard et le modèle ». Cet espace, dès lors qu’il relève de l’Art, n’est pas à considérer comme espace objectif, physique, mais comme espace subjectif, métaphysique. Le corps de chair du Peintre, à la hauteur de son regard phénoménologique, espacie, ouvre ce qu’il touche, singulièrement le corps-déjà-œuvre du Modèle, le corps-déjà-en-voie de l’Art. Du corps strictement physique au corps quintessencié, toute la distance en laquelle l’Art sublime le Réel.]

  

L’Amour : seul possible corps à corps.

 

   De façon à ce que des corps puissent se rejoindre et fusionner, il leur faut une communauté de destins, une confluence des passions, une identique valeur ontologique. Les corps, réciproquement aimantés, se dirigent vers cette altérité qui n’en est plus une, au simple motif que la focalisation des désirs les regroupe, les enlace en une seule et même unité. Alors le geste amoureux est cette étonnante alchimie, ce battement des sangs à l’unisson, ce bizarre processus métamorphique qui mêle les chairs en un continent sans division, ajointe les peaux en une identique sueur, fond les esprits en l’idée singulière d’un espace restreint à son plus petit dénominateur commun, une goutte d’eau en laquelle s’instille la pointe d’une possible folie. Ici, les Partenaires sont à égalité de « droits et de devoirs », si je peux utiliser cette bien prosaïque formule. La mesure analytique de destins nécessairement séparés a connu, l’espace d’une brève illumination, cette synthèse que rien d’extérieur ne pourrait abolir, remettre en question tout le temps que durera la réciproque fascination.      

  

La relation du Peintre et de son Modèle

 

   Certes l’histoire de l’art ne serait nullement avare de situations où le Peintre était l’Amant, son Modèle sa Maîtresse. Mais, ici, dans le cadre d’un cours de dessin, Celui-qui-dessine et Celle-qui-est-dessinée constituent deux événements nécessairement séparés, qu’un apprentissage réunit le temps d’une esquisse posée sur un Vélin. Qu’en « sous-main », au-dessous de la ligne de flottaison des consciences, bourgeonne quelque désir, ceci n’est humain rien qu’humain. Mais nous n’envisagerons le cas que de deux libertés absolues. Alors, quelle est l’essence de ce contact à distance, de cette connivence s’arrêtant à la production, sur le blanc du papier, de cette représentation, laquelle, sans doute, n’est qu’illusion, hallucination jetée à la face blanche du Monde ?

   Rien ne sera mieux compris du naturel abîme s’installant entre ces deux Présences, de l’Apprenti, du Modèle qu’à se référer au concept extrêmement fécond de « visage » dans la philosophie phénoménologique d’Emmanuel Lévinas.  Car ici, ce sont en effet deux « visages » qui se font vis-à-vis, se déterminant l’un par rapport à l’autre, ne prenant sens qu’à l’aune de cette brève rencontre. Il faut citer ce qui devient essentiel :

  

   « On pourrait dire que le visage ‘’schématise ‘’ l’idée de l’infini. L’idée de l’infini (…) désigne cette relation tout à fait spécifique avec un être qui, tout en étant lié à celui qui le pense, demeure dans une extériorité radicale vis-à-vis de lui. »

 

(C’est l’Auteur de l’article qui souligne) –

 

(Alexander Schnell – « Subjectivité et Transcendance

dans la Phénoménologie Générative »

 

   Nul ne pourra s’inscrire en faux contre le fait que Peintre et Modèle ne puissent figurer qu’à titre « d’extériorité radicale », que cette insondable distance entre des êtres nécessairement séparés puisse faire signe en direction de cet « infini » qui est la texture même des immenses interrogations qu’il suscite à même l’insondable question des présences Humaines au fondement de toute Philosophie et, singulièrement, de toute Métaphysique. L’Autre est, par définition un « infini » parce qu’on n’en peut jamais épuiser le sens. Donc il est tout à fait légitime que cet espace entre « regard et Modèle » ne puisse se donner que sous le visage de l’énigme, de l’absence, du retrait. Et c’est cette dimension toujours fuyante du Modèle, de l’altérité radicale que l’Apprenti-Dessinateur a la rude tâche de représenter. On comprend son embarras légitime. Le « votre regard », dans l’expression du « Professeur de nu », constitue, sans nul doute, l’indication singulière du nœud du problème, donc sa possible résolution.  

  

L’espace transcendé qui s’étend du Peintre au Modèle

 

   Le « ressentir l'espace », cette injonction concerne, à l’évidence, la qualité même du Regardant. Nécessité de convertir le regard commun, du quotidien, en ce regard phénoménologique, lequel espaciant le divers auquel il se rapporte, ne concourt qu’à le sublimer, à le quintessencier. Alors l’ouvert du regard, franchissant, en un seul empan, le champ étroit de l’immanence, là où pullulent les insuffisantes formes mondaines, cette vision donc, assure la liaison des transcendances : celle du Peintre en tant que s’arrachant au Néant, celle du Modèle, déjà en-voie-d’œuvre qui accède, à la hauteur de ce regard, à sa propre effectuation artistique-esthétique.

   Du Corps-du Peintre au Corps-du-Modèle, alors, plus aucune confusion possible qui ferait signe en direction d’une organicité, d’une réalité biologique, l’allégie a eu lieu, la transition a opéré, non seulement la conversion du regard, mais aussi, mais surtout, la métamorphose des consciences qui se vivent dans du « hors », du « au-delà », du « saut » à partir duquel se sentir en tant que purs concepts, qu’entités idéelles dont l’Esthétique est le naturel et beau réceptacle. Je crois que c’est ceci « ressentir l’espace », ne nullement le considérer comme extérieur à Soi, mais, Soi, devenir Espace, c’est-à-dire réaliser une mutation interne qui, s’exilant de la matière, puisse connaître de nouvelles hauteurs où les choses, assurées d’elles-mêmes, gagnent leur puissance et leur vérité. Le nu n'est le nu-peint qu’aussi longtemps que, s’exonérant des mors du réel, il peut enfin se connaître en tant qu’œuvre, autrement dit en tant que liberté. Donc le « ressentir l’espace » est octroi de la liberté à la juste mesure du geste créatif : se dégager de l’aliénation des conditionnements, des modes, des dogmes, accéder à l’étendue sans limites des postulations formelles qui structurent la substance même de la profondeur artistique.

  

Commentaires sur « Le Peintre et son Modèle » de Picasso

 

Le Peintre et son Modèle

   Les positions théoriques, ci-dessus énoncées, me semblent pouvoir recevoir un écho dans la représentation du Peintre de Malaga. Si le fond beige uniforme peut se donner comme écho du Néant, de l’Infini, comme dimension éminemment Métaphysique, le Peintre, tout comme son Modèle, apparaissent en tant que Transcendances faisant fond sur cette illisible figure. D’une Transcendance l’Autre, voici ce qui, ici, nous interroge au plus vif. L’on se souviendra du « visage-extériorité-radicale », de deux libertés se faisant face. D’une façon décisive, dans l’instant de la tâche artistique, le regard du Peintre accomplit la présence du Modèle et, par le simple jeu des corrélats, le Modèle accomplit en retour la présence du Peintre, donne consistance et sens à son geste esthétique. Ôtez, par l’imagination, ce geste de création et il ne reste plus que deux Individus accotés l’un à l’autre dans une manière de dénuement, d’immanence ne s’élevant guère de sa propre condition.

   Le pastel blanc en lequel est figuré le Modèle, se donne telle la présence silencieuse de l’Art en voie de constitution. En quelque façon, le Modèle est en attente d’être, d’être-œuvre et de trouver une complétude au motif de cet accroissement de Soi, un genre de déploiement entamé dont sa conscience s’impatiente, tout comme elle est sur le qui-vive de son propre devenir existentiel. D’autant plus fébrile que sa projection sur la toile demeure énigme puisque non vue, ceci contribuant à amplifier la dimension nimbée de mystère de toute création. Ce qui, à proprement parler, est tout à fait surprenant, c’est cette représentation éclatée, polymorphe, multi-spatiale du Regard du Peintre, regard de caméléon, si l’on peut dire, ce regard qui, partant de son Génie irradiant, illumine de l’intérieur son Modèle, lumière opalescente qui irise sa peau de pur albâtre, comme si la toute puissance de la peinture faisait surgir cette manière de gemme idéale du corps livré au travail de métamorphose de l’art en son plus effectif pouvoir.

   L’on peut, sans risque de surinterprétation, affirmer que ce regard du Peintre (voyez les yeux noirs de Picasso, ces deux pointes de diamant forant le réel afin d’en extraire son essence la plus exacte, « sublime » pour employer un vocable aussi simple qu’efficace),  ce regard de pure obsidienne déclot le réel afin de lui insuffler la force d’une âme infiniment ouverte à la beauté des choses, à leur infinie polysémie dès l’instant où la lucidité, portée à sa pointe, ne laisse rien dans l’ombre mais porte au regard ce qui mérité d’être considéré en son essence la plus manifeste, plénière, signification élevée à son acmé.

   Et puisque l’espace était le motif central de nos préoccupations, autant remarquer que ce Regard amplement opératif, nettement ouvert à la fécondité des choses, « performatif » (toujours recours à ce vocable qui réalise ce qu’il promet), se porte à la dignité d’une radicalité productrice de vérités dévoilées car ce dessin qui trouve sa réalisation temporelle dans le cadre de la toile était, de toute éternité, ce calme infini, cette endurance hors du commun, cette persévérance confiée au pouvoir de révélation du Peintre, ce convertisseur de formes longtemps repliées dans le silence étroit de leur propre germe.  

   « appréhender les corps par le dessin », c’est peut-être, seulement, regarder ce corps comme, déjà et depuis toujours investi de cette ultime forme de l’Art : une exception parmi la contingence du divers, du mondain, du toujours à-portée-de-la-min, de la fonction ustensilaire du Monde. Regarder le nu en son motif-œuvre, c’est déjà le porter, ce nu, bien au-delà de ce qu’il est et se porter soi-même en ce lieu qui seul devrait nous occuper : celui des Formes, nullement accidentelles mais déterminées comme essentielles, nécessaires, un point de lumière parmi la densité nocturne et la chute des choses en leur caducité native, précaire, infiniment périssable.

 

Éclairer, voici sans doute

 le geste décisif de l’Art.

 

 

 

 

Partager cet article
Repost0
17 septembre 2024 2 17 /09 /septembre /2024 08:02
Blanche multitude

Roadtrip Iberico…

Alentejo…

Portugal

 

Photographie : Hervé Baïs

 

***

 

   Pour commencer, laissons-nous aller à quelque aimable fantaisie. Ce cliché aurait-il cédé à la tentation d’être simplement « œuvre au noir », nous n’en aurions jamais perçu que l’illisible dimension nocturne. Å l’inverse, eût-il été traité selon une « œuvre au blanc », il se serait dilué dans les mailles lumineuses du jour. Donc nécessité dialectique de cet affrontement du Noir et du Blanc au terme duquel une œuvre surgit et tresse, pour nous, les beaux motifs de la signification. L’oeuvre d’Hervé Baïs, nombre de fois décrite ici, emprunte ce paradigme du bi-tonal pour nous dire, selon ces deux valeurs, auxquelles s’adjoint nécessairement la médiation du Gris, le tout du Monde en son essence la plus intime, la plus digne d’intérêt. Non que la couleur soit une simple hypostase du Noir et Blanc, bien des photographies douées de polychromie sont tout à fait remarquables. Ce qui nous retient avant tout, dans ce parcours exigeant, c’est la recherche constante de privilégier l’unité au détriment du multiple, de donner droit, en première intention, au discret, au dissimulé, au simple, tous motifs concourant, par destination, à dire le réel en sa plus exacte mesure.

   Mais, maintenant, portons-nous en cette belle terre de l’Alentejo (elle aussi essentielle en ses modestes parures), du moins en sa représentation afin d’y déceler quelque figure propice à nous faire rêver d’abord, à nous faire penser ensuite. Ce qui, d’emblée nous retient, c’est cette idée de vastitude qui découle de la composition, dialectique elle aussi (jamais le Principe de Raison ne peut s’en exonérer), une mince bande de terre couchée sous l’empan illimité du ciel. Toujours, quel que soit le paysage, se donne ce singulier affrontement du céleste (cette liberté), du terrestre (cette lourde concrétude en laquelle nous arrimons l’empreinte de nos pas). Donc le ciel, en son affirmation spatiale, connaît tous les horizons, de ceux du Levant, à ceux des basses latitudes Hespériques et la terre, par comparaison, semble dire la modestie de sa venue. Le ciel est le lieu d’un infini nomadisme si bien que, pour un peu, parmi les yeux des constellations, nous pourrions deviner ces longues caravanes d’hommes et de bêtes avançant, tels des mirages, dans la nuée orangée du Désert. Oui, le ciel est un désert peuplé de rien et c’est bien en ceci qu’il est fascinant, ouvrant à la mobilité de l’imaginaire ses plus belles épopées.

   Le noir léger tout en haut de l’image, le gris flottant de la partie médiane, le blanc poudré de cendre au contact de la ligne d’horizon, tout ceci trace une manière d’infini ondoiement, de fluctuation onirique nous portant au plus haut de notre désir de vision multipliée, agrandie aux confins de l’Univers. Tels des aigles pris d’ivresse, nous planons longuement au-dessus du superbe Alentejo, ce paysage de steppes jaunes que ponctue le vert foncé des chênes-lièges, que rythment les lignes régulières des vignes, que soulignent, à l’horizon, les torsions d’oliviers noueux, ces formes archaïques nous conduisant en une genèse si éloignée de nous qu’elle en deviendrait presque réelle au motif du travail de l’invention, de la fabulation, chimères qui flottent, à notre insu, dans l’ombreux massif de notre matière grise.

   Sans doute, à regret, nous faut-il quitter ces hautes altitudes mais, Terriens en l’âme, le sol nous aimante, la gravitation nous précipite en direction de cette argile dont nous sentons bien qu’avec elle, nous sommes en degré de parenté, en affinité et que trop nous en éloigner ne ferait que dissoudre notre certitude humaine, nous perdre en d’étranges illusions. La ligne d’horizon est plaisante, rassurante qui s’armorie de signes familiers, ces ramures d’arbre haut levées au-dessus des tiges fines des troncs. Puis nous devinons la craie d’une falaise en laquelle nous pourrions creuser la forme de notre abri. Volontiers nous serions les hôtes de ces refuges d’ermites qui ont pour nom « troglodyte », nous qui en notre aurore préhistorique provenons de ces sombres et fumeuses grottes, ces cavernes qui, parfois, encore en nous, dessinent de lourds traits primitifs, antédiluviens. Puis une vaste plaine d’herbe revendique le motif de sa venue à l’être, elle est, en quelque manière, l’âme de l’Alentejo que parcourt en silence la houle laineuse, blanche et silencieuse des moutons.

   Et, comment cette évocation du Blanc, ne nous conduirait-elle à cet étrange peuple des meules d’herbe serties en leur linge immaculé ? Ici, leur exacte géométrie, leur accueillante circularité, leur moutonnement à l’infini ouvre, pour nous, la clairière illimitée des songes sans amarres, des rêveries détachées du souci des Hommes, des délibérations illimitées, des évasions les plus productrices de joie. Blanc-seing nous est donné de les projeter sur l’écran de notre conscience de telle ou de telle manière.

 

Nous pourrions les dire sous la forme

de lourdes congères hivernales

des Contrées Nordiques.

Les dire sous le cercle régulier

des yourtes qui parsèment

les Steppes Mongoles.

Les dire sous la forme

d’un vaste jeu d’échecs avec,

selon ses propres choix,

ses Rois Blancs, ses Pions Blancs,

ses Fous Blancs, toute Blancheur

se donnant pour les heurs, les joies,

les contentements de la Vie,

alors que les pièces Noires

se donneraient pour ses malheurs,

ses tristesses, ses chagrins.

 

   Voyez-vous, combien la scène d’un paysage peut, en un seul instant, se métamorphoser en ce splendide praticable, en cette magnifique commedia dell’arte dont l’existence est le reflet, le creuset où tout se joue du Destin des Hommes.

   Jusqu’ici, devisant sur les teintes, la relation, entre eux des divers éléments du paysage, nous nous sommes circonscrits au cercle d’une concrétude toujours étroite en son habituelle manifestation. C’est bien là le problème du réel, c’est bien là que le bât blesse, le réel est têtu, le réel résiste et nous plie à l’imperium de sa farouche volonté. Toujours face à la colline, au bouquet d’arbres, à la ravine, aux pierres blanches du Causse, toujours nous voulons nous en exonérer, trouver de plus amples altitudes, découvrir des steppes de large ampleur, une manière d’infinité si nous, êtres finis, pouvons seulement en envisager l’étonnant panorama, l’illimitée perspective.

   Sans délai, nous devons quitter la catégorie de l’existence, solliciter celle, ouverte, immense des essences, convoquer, autant que faire se peut, l’être idéal, l’être du concept. Ce qui, ici, veut dire abandonner nos repères topologiques, ce ciel, cette terre, partir pour de nouveaux horizons inconditionnés, insondables, perpétuels, et c’est bien en leur guise de nulle apparition, de virtualités, de puissances retenues, d’énergies compactes que ces horizons sont précieux, qu’ils nous arrachent à notre roc biologique pour nous attribuer la légèreté, la grâce de ces êtres de papier et de soie dont nous rêvons à défaut de pouvoir les nommer. Au moins, provisoirement, il nous faut cesser d’être

 

ces chrysalides aux élytres soudés,

ces insectes aux buccinateurs cloués,

déployer nos ailes, chanter à pleine voix

la texture libre de l’idéal,

donner champ à la vastitude du concept,

libérer le Soi de son habituel carcan,

poncer le derme pesant des contingences,

faire flotter la toile de notre peau,

la métamorphoser en une entité cinglant

à l’horizon de tous les vents,

du froid Boréal au tiède alizé en passant

par la limpidité du zéphyr, sa mouvance,

ses flux et reflux sans limites.

 

Blanche multitude

     Conséquemment, ces blocs d’herbe pliés dans leur pellicule de film plastique, bien plutôt que de les considérer selon la limitation de leur cercle, accroissons leur périmètre, portons-les à la dignité des choses essentielles. Autrement dit, pénétrons jusqu’au cœur de leur essence, invaginons-nous en leur chair ductile, souple, toujours renouvelée en raison même de leur incroyable plasticité, de leur infinie possibilité de mouvementation, de ressourcement, pluie originaire avant même qu’elle ne connaisse le terme du sol de poussière qui l’attire et la contraint. Nuée d’eau, fin brouillard, avant même que d’être goutte, irisation plurielle, diaphanéité à l’infini, disposition antéprédicative en attente de ses qualités, les possédant toutes à l’étrange mesure de ses latences, de ses possibilités. Faisons de ces meules de simples émergences de blancheur portant en leurs plis de clarté toutes les promesses du Monde. Remontons à l’origine, fêtons la dimension archaïque, sauvage des choses, des germes, des graines, des semences portant en elles toutes les promesses de futur. Ces « choses » (laissons-les en leur simplicité même de choses indéterminées), ces Choses Majuscules donc, faisons en sorte de ne nullement les abandonner dans une condition qui, trop imprécise, les rendrait orphelines en quelque sorte.

   Ces « Choses » blanches, efforçons-nous de leur attribuer l’acmé d’une valeur, laquelle viendrait en droite ligne de la dignité de quelque élévation dont, par simple effusion, elles tireraient toute la précellence de leur être, manière de Proto-Essence, d’Essence prédicative de celles à venir, Sur-Essentialité fécondant toute génération future dont elle serait l’unique et rayonnant principe. Oui, ici, se disent, en termes approchants, à peine voilés, le primordial de toute Idée sur son hypostase dans les sillons étroits et contraints de la quotidienneté. Et, exigence d’Idéal aidant, accordons-nous à ces « Choses » comme elles s’accordent à nous et vêtons-les

 

de cette belle lumière,

de cette limpidité de source,

de l’éclat du glacier sous

la belle lueur boréale.

  

   Fêtons l’émergence blanche du Langage, fêtons le mot tout juste venu à la conscience de lui-même, un lexique opalin, nacré, venu du plus loin de son être, trace, peut-être, des antiques langues cananéennes, de l’hébreu, du phénicien, du moabite, aube des temps où les dialectes sont souples, où les articulations sont dépourvues de saillies, d’arêtes, où elles ne relèvent nullement de la dureté du silex mais sont poncées  par la clarté originelle, galets lisses sous l’appui d’une bienveillante lumière.

   Fêtons l’émergence blanche de l’Amour, oh nullement le feu et l’orage d’une passion,  juste un souffle à l’orée des rencontres humaines. Adam et Ève ne sont pas encore là, l’Éden n’est pour l’instant qu’une vague lueur posée sur le front des futurs Existants, l’Amour est une aile de papillon, d’Atlas géant, du Grand Paon de nuit, du Papillon-Hibou, de Papillon-Comète de Madagascar, toutes présences aériennes bien plutôt qu’incarnées. L’Amour donc s’essaie à connaître la pure loi de son essence, il butine les cœurs, il répand son nectar sur le lisse des épidermes, il chuchote à l’oreille des futurs Amants des genres de comptines délicieuses dont nul ne peut connaître ni l’origine, ni la fin au motif que ce sentiment est un Absolu, qu’il s’efface à mesure qu’on veut le connaître, qu’il nous désespère par son absence, nous comble par sa présence. Il est fragile tel un cristal, c’est pourquoi, le plus longtemps possible, il faut le laisser dans sa mesure native. Trop d’empressement, trop de lumière et il retourne en son antre chercher la confidence, l’intimité, le clair-obscur qui est sa dimension la plus juste.

   Fêtons l’émergence blanche de l’Art, en-deçà même des premières ébauches pariétales, en-deçà du premier geste posé sur quelque subjectile que ce soit, pierre, bois, texture végétale. Imaginons quelque primitif bloc de Marbre sommeillant dans les veines d’une carrière non encore mise à jour. La carrière, en son essence de champ libre pour la création, la carrière comme réserve naturelle où, plus tard, se lèvera la belle effloresecnce de l’œuvre portée à sa perfection. Le marbre blanc, sans veine ni vergeture, le marbre en tant que pureté virginale de la pierre, le marbre en tant que matrice disponible pour l’émergence de la manifestation esthétique. Imaginons encore en cette moitié du IVe siècle av. J.-C, le Sculpteur Léocharès face à son caillou de marbre blanc inentamé, lequel ne connaît encore ni les coups de maillet, ni les vives entailles de la lumière. Léocharès, dans le silence de son acte, prélève, une par une, avec d’infinies précautions, les écailles qui cachent la statue de la Divinité. Elle, la Divinité, « existait » de tous temps, sise dans la pierre dont, un jour faste, le Sculpteur devait la libérer. De toute éternité donc, le dieu Apollon, dieu solaire et du chant, dieu guérisseur, dieu des purifications à la beauté sans pareille sommeillait dans les limbes du Temps. Enfin porté à la lumière, il symbolise le principe même, la quintessence du geste artistique. Il dit l’essence manifestée en sa gloire la plus évidente, en son immémorial mérite.

   Fêtons l’émergence blanche de la Liberté et de la Vérité en un seul lieu réunies. Ces substances blanches et pures ne proviennent que d’elles-mêmes, elles sont entièrement autonomes, puisant en leur propre la qualité, la vigueur, l’efficacité dont elles sont le beau et unique réceptacle, immersion en soi, au plus profond, de cette capacité, une fois libérée, de conquérir tous les horizons, de gagner toutes les latitudes, d’envahir la totalité de l’espace ouvert, en attente de son long voyage, au-delà des yeux d’infertile texture, le plus souvent de ces Hommes qui ne voient que le creux de leur paume à défaut d’en connaître l’illimité au-delà.

   Et la Vérité, l’exactitude de ce qui est, en tous lieux, en tous temps, comment pourrait-elle ne pas surgir de cette laine d’écume immaculée, comment ne pourrait-elle en être la neuve et éternelle effusion ? Ces dans ces plis de blanc que les Hommes, déjà cités, pourraient établir le site de leur intime connaissance : coïncider avec son propre Soi et ne jamais en différer, voici ce qui serait précieux sous ces horizons toujours enténébrés de faussetés, toujours tachés d’erreurs, pliant sous le joug des fourvoiements et des affectations de toutes sortes qui ne sont que marche de guingois du Peuple des Existants.

 

Voici, nous sommes arrivés au terme du

parcours symbolique de cette image.

Sans doute sommes-nous un peu

décontenancés de ce voyage

 parmi l’éther, parmi les concepts,

parmi les rêves de toutes sortes.

Certes, interpréter est toujours produire

des représentations selon Soi.

Chaque Soi apportant sa propre singularité.

Voilà, nous voulions la Blancheur en tant que

thème de tout commencement des choses.

Aussi bien aurait-elle pu en signifier la fin.

Toutes pensées sont ouvertes

qui font leur polychrome arc-en-ciel !

 

 

 

 

 

 

Partager cet article
Repost0
14 septembre 2024 6 14 /09 /septembre /2024 08:29
De la relativité de la ligne

Esquisse : Barbara Kroll

 

***

 

   Cette image ne se donne nullement d’emblée. Du reste, aucune ne peut livrer son être à l’aune d’un premier regard. Ce dernier est toujours distrait, à peine sorti des limbes de l’ego, encore serti des touffeurs de la subjectivité. Tout regard qui sort du massif du corps doit d’abord s’arracher des adhérences qui le retiennent captif, il demeure comme retourné en soi, seulement disposé à examiner les choses intérieures, à éprouver, dans les mystérieuses pliures de l’âme, la subtile texture des états qui l’affectent continûment et le donnent pour cet illisible brouillard, nuée inapparente bien plutôt que goutte claire, que cristal dont, facilement, on pourrait décrypter les messages cachés. C’est bien là le rôle de toute anatomie que de garder en soi, dans de sombres et étroites coursives, ce qui, soudain exhumé à l’extérieur, serait menacé d’une immédiate destruction. Toujours une douleur, une vive souffrance que ce passage, cette expulsion de l’intime, lequel brûle ses ailes de papier à la trop vive lumière, les yeux Adverses en détruisant, aussitôt, la consistance de tulle. « Les yeux, fenêtre de l’âme », dit le dicton et si celui-ci est vrai (gageons que l’intuition populaire est exacte au titre de quelque étonnante compréhension dont nul ne pourrait déterminer la cause), donc si celui-ci est ourlé d’une belle authenticité, Chacun, Chacune saisira immédiatement la nécessité d’une prudence disposant le regard intérieur à se métamorphoser en vision extérieure.

   Si notre analyse sonne juste, il conviendra que notre description parte d’un intérieur irrévélé, secret, pour se donner, au plein jour, en tant que vision ouverte sur la vastitude du Monde après que d’infinies précautions auront été prises dans l’entreprise de défloration. Cependant l’écoulement d’un regard à l’autre, source devenant ruisseau, puis large rivière, puis fleuve étincelant, toute cette fantasmagorie étrange, cette alchimie souterraine, cette transmutation d’une conscience de lumignon à cette autre de vive clarté demeureront nécessairement une énigme, les choses de l’âme ne se laissant facilement interpréter. Alors, peut-être, faudra-t-il se contenter d’une notation, par le menu, des phénomènes qui voudront bien apparaître, ici ou là. Tout part d’une dimension totalement neutre, comme si « Linéaire » (le nom du Modèle), ne pouvait faire s’enlever sa matérielle texture que d’une longue absence, d’une sorte de Néant diffus dont elle proviendrait, ne pouvant rien savoir de son opaque naissance, désemparés que nous sommes comme le Déchiffreur de signes ésotériques pareils à des hiéroglyphes.

   Et quand nous disons « faire fond sur du Néant », cette assertion est redoublée au motif que la transparence du fond traverse en son entièreté la nappe translucide de sa substance. Intriquée, fondue dans le Rien, elle semble n’être, Linéaire, comptable que d’une évidente invisibilité. Mais comment un Être destiné à croître, à agir, à s’affirmer existentiellement, peut-il se rendre compréhensible à partir de cette illisible vapeur ? Sans doute au motif de l’équivalence : Être = Néant, dont, à l’évidence, nous ne pouvons rien formuler de conceptualisable.  Seulement être transis de doute, peut-être même être saisis d’une juste frayeur quant à la tragique réalité de notre propre condition.

   Sortir du Rien, s’affirmer en tant que possible objet du Monde, voici la mesure décisive au gré de laquelle (cette « évidence » demeurant pure hypothèse) une Existence peut faire signe, émettre des sons, articuler des mots, se propager dans l’espace, s’insérer dans le flux du temps. Que nous n’ayons pu en déterminer les raisons d’apparition est non seulement réel, mais nécessaire, car jamais interrogation essentielle ne trouve de réponse claire, uniquement la rapide intuition de l’instant, uniquement la pointe, l’étincelle d’une phénoménologie de l’immédiatement préhensible, du vent qui passe et ne laisse, derrière lui, que l’empreinte d’un souffle sur le visage des Regardeurs. Dans l’ordre de cette apparition spectrale, ici, sur cette image en devenir, cette manière de point d’interrogation (?) inversé, diffusion de rose pastel, aquarellé qui dit l’eau sans en appeler la présence, qui dit la chair sans en imposer l’heureuse et ferme densité. Tout est évoqué dans une douce suggestion, tout se livre à même son retrait et c’est peut-être ceci, le geste artistique, une rapide impulsion, une subite évocation, des pointillés s’opposant à la ligne consistante, compacte du réel.

   Détourant Linéaire, plutôt que de l’armorier de l’intérieur, à même sa chair, cette touche volontairement distante ne nous dit-elle le fragile de l’humain, son essence toujours en question, son chant de Sirène que le premier vent pourrait dissoudre, comme une hallucination s’effaçant au gré de son peu de présence ? Une réserve cependant, le visage (mais est-ce un visage ou, plutôt, sa seule fiction ?), se colore, lui aussi, de cette touche qui dit, tout à la fois, sa possible venue et, aussi bien, sa possible abolition, sa possible révocation : quelque chose s’est levé du Rien qui y retourne. Certes, cette figuration de la présence humaine nous dérange, nous place face à nos propres apories, nous convoque à l’étroitesse du Présent, Passé et Futur sans épaisseur dont nous supputons qu’il pourrait s’agir d’une fable, d’une habile mythologie disposée à nous tromper.

   Les cheveux sont une chute de corde de chanvre, si près de la contorsion végétale. L’œil unique qui s’offre à nous, œil cyclopéen s’il en est, la puissance de son regard pourrait nous détruire. Quant à la bouche, ces vigoureux traits de sanguine en guise de lèvres, ne nous dit-elle l’affliction de paroles qui ne pourraient être que l’étrange et ténébreuse mise en musique de quelque conflit intérieur, des braises crépitent qui ne nous laisseront nul repos. Représentation qui, comme à l’accoutumée, chez cette Artiste, nous ôte du réel manifeste pour nous conduire en ces contrées illisible de la Métaphysique que beaucoup s’ingénient à gommer, alors qu’elle tresse, en son entier, cette Métaphysique, les lignes mêmes qui constituent notre silhouette la plus probable, la plus effective. Annuler la Métaphysique, c’est simplement renoncer à la voir mais nier n’est pas invalider, seulement céder à quelque croyance logée en son for intérieur.

   Face à Linéaire, nous nous trouvons, d’emblée, face à nous-mêmes car, de Linéaire ne pouvant rien affirmer, la réflexion se retourne, tel un boomerang existentiel vers qui-nous-sommes, nous mettant en demeure de répondre de notre vie trouée de silences, empreinte des doutes les plus massifs qui se puissent imaginer.  Mais nous sommes acculés, en une certaine façon, à réaliser l’inventaire de cette pure Énigme. En elle, tout est porté au paroxysme d’une incompréhension, tout est disposé dans un genre d’illisible Chaos qui joue avec le nôtre propre, l’intérieur, auquel nous n’avons jamais accès sauf à la répétition d’interrogations vides, de réponses qui tardent à venir, font leur bruit de rhombe quelque part dans les tissus serrés de nos aponévroses. Mais Linéaire est là que nous ne pouvons davantage livrer au suspens. Linéaire : cette ligne continue temporelle, cette immense et complexe sinuosité qui ne fait que nous égarer dans le vaste labyrinthe des choses insues, aperçues seulement, jamais confirmées en une conclusion positive, une possibilité de parole. La main de Linéaire, ce genre de gant qui laisse égoutter son sang au rythme d’une étrange clepsydre, cette main donc tient une cigarette, laquelle est l’image même de la combustion de l’âme, la dévastation d’un corps de nulle présence. Seule l’évanescence d’une fumée sur laquelle nous ne pouvons plaquer la moindre des justifications. Fumer pour fumer, genre d’étroite tautologie se refermant sur son mystère.

   Et combien est inquiétant ce carrefour de lignes, on dirait la disposition croisée, la transparence, la superposition infinie de figures telle qu’imaginée par les recherches du Cubisme synthétique : tout se dit de tout en une évidente conflagration des temps et des espaces. La poitrine n’est poitrine qu’à partager son aire, se confondre avec l’arrondi de l’épaule, le galbe du genou. Et ainsi de toutes les lignes qui se chevauchent, se croisent, confluent en un bizarre maelstrom. Une figuration d’avant même la Genèse, un déluge de membres, une indistinction de tout ce qui va prétendre vivre et se donner en tant que mirages de l’être. Et cette posture des jambes, deux lianes rouges qui miment le mouvement alors même que le cercle rose les enclot en une façon d’étroite geôle. Et ce bras de suie noire, cette forme quasiment liquide semblant s’écouler vers l’aval du dessin avant même que de chuter sur le sol de néante texture.

   Ici, dans la globalité de l’énonciation plastique, tout ne naît et ne croît qu’au prix d’une décroissance, d’une involution dans l’antéprédicatif, le non encore proféré, le non encore visible. Si nous regardons ce dessin dans sa configuration symbolique, ce qui s’annonce, ceci : le dos est accoté au Passé dont il semble renier jusqu’à l’existence, le visage tendu vers le Futur est gommé en son intention même, biffé qu’il est pour n’être nullement venu au terme de son épiphanie. Le corps en son ensemble, le corps en sa flexuosité n’est qu’une résurgence d’un Chaos natif réclamant son dû. En fait Linéaire, paradoxalement, existe à ne nullement exister. Bien sûr ceci est parfaitement incompréhensible, extérieur au Principe de Raison et c’est bien en cela que cette image est précieuse : elle aiguillonne le scalpel de notre lucidité, le met en demeure de se hausser à la pointe extrême de notre conscience, non pour y apporter une réponse, pour y allumer la braise d’une question et la maintenir dans ce brasillement, cet étincellement, l’instant d’une éternité.

 

Ce complexe de lignes n’a d’autre but

que de nous inciter à sonder celles

qui édifient notre esquisse,

que nous sentons confusément,

comme des lignes de la main

où ne nullement lire notre Avenir,

pas plus que faire surgir notre Passé,

seulement questionner notre Présent

et n’en point sortir.

Vivre la présence du Présent

et ne point porter sa vision au-delà

de cette vue en meurtrière.

Tout au-delà de celle-ci est déjà

perte en des avens

d’innommable mesure.

 

Partager cet article
Repost0
11 septembre 2024 3 11 /09 /septembre /2024 10:02
L'empreinte de l’Absolu en nous

Picasso : chercheur d’Absolu ?

Source : Image du Net

 

***

   En guise d’introduction à cet article, je publie, ci-après, le texte concernant la notion « d’Absolu », d’après le Site « La-Philo » :

 

Qu’est-ce que l’Absolu ?

 

   « Du latin absolutum, l’absolu signifie ce qui est indépendant de toute autre chose.

   Le problème de l’absolu est le problème fondamental de la philosophie : l’être existe-t-il en soi, indépendamment de la pensée qui le pense ? Une philosophie est réaliste quand elle répond par l’affirmative (Platon, Spinoza, Schelling), idéaliste quand elle répond par la négative (Fichte, Hegel), agnosticiste si elle refuse d’y répondre (Kant).

    Il est certain que la recherche de l’absolu (relire le superbe roman de Balzac), c’est-à-dire quelque chose d’autre que nous-mêmes, en quoi nous pourrions nous perdre, est le moteur de tout travail intellectuel, et même selon Hegel, de toute action humaine : “La réflexion philosophique nous conduit à l’absolu, mais elle requiert une patience et un travail infinis. La foi religieuse, l’amour, le suicide ne sont qu’une impatience de l’absolu”.

   A la suite de Fichte, les philosophes distinguent l’absolu en soi (impossible à atteindre) de l’absolu que l’homme peut réaliser dans la réflexion philosophique. C’est ce qu’on appelle le savoir absolu : il ne désigne pas un savoir total, englobant toutes les choses qui existent dans l’univers, le savoir absolu est un savoir de ce qu’il y a de plus haut, un savoir où l’homme s’identifie, par l’exercice de sa pensée, à ce qui n’est pas lui. Selon Hegel, le savoir absolu est “l’identité de la pensée et de l’être“.   (C’est moi qui souligne)

 

*

 

   Mes commentaires seront ceux portant sur les définitions de cet article, autrement dit ils répondront, Joël, du moins je l’espère, aux questions que vous vous posez car je suppute, derrière vos nombreuses interrogations, un questionnement au sujet de ce thème fondamental de l’Absolu (que j’orthographie avec une Majuscule, pour sa valeur de pure essence, non pour sa sujétion à quelque idée de Dieu ou des dieux que ce soit).

 

   Mon texte :

 

   « Alors nous demeurons en nous le plus longtemps possible, bien serré dans l’essaim dru de notre chair, à l’abri derrière le linge de notre peau »

   « Nous sommes des enfants aux mains vides qui, toujours, rêvons de devenir des enfants aux mains de lumière. Alors nous les tendons, nos mains, en avant de nous afin d’y recueillir l’éclat d’un cristal, la clarté d’une gemme, la rutilance d’un or. Parfois ceci arrive qui crée le lit d’un ravissement. Alors nous demeurons en nous le plus longtemps possible, bien serré dans l’essaim dru de notre chair, à l’abri derrière le linge de notre peau et c’est une manière d’infini qui nous visite dont on voudrait qu’il durât toujours, qu’il nous ouvrît ces portes invisibles du domaine sans pareil de l’imaginaire. Car si nous sommes des êtres incarnés, des êtres du réel, nous sommes tout autant de mystérieuses entités dont nous ne connaissons les frontières, dont nous sous estimons les puissances cachées. Peut-être, en nous, la force de l’arbre séculaire, le fleuve de lave incandescent, le bleu des glaciers s’enfonçant dans la nuit polaire. » (Je souligne)

 

   Le commentaire de Christine Raison

 

   « Très beau. Comme un derviche tourneur, une main vers le ciel, l’autre vers la terre .la tête basculée sur l'épaule. »

 

   Vos commentaires, Joël :

 

   « Peut-être...peut-être...Jean-Paul ...On peut toujours rêver ou avoir la foi...Laquelle ? Je ne sais pas...Pour tout dire je suis incapable de sortir de mon corps et de mon esprit lesquels ne font qu'un (cf.Spinoza entre autres)...Je suis, je crois, un matérialiste impénitent, un "être incarné, un être du réel", comme vous le dites...Mes "puissances cachées"? Non, y croire m'entraînerait trop loin...du côté de l'occultisme ou de l'irrationnel de façon générale et je ne le peux pas, vraiment pas...Je suis un amoureux des arbres, de l'arbre mais de là à l'embrasser (au sens propre) comme j'ai vu le faire pour entrer en communication, communion ou je ne sais quelle fadaise du même ordre avec lui, ça je ne le peux pas...C'est certainement un handicap qui m'interdit, entre autres d'apprécier certains poèmes, voire une certaine poésie...Manque de sensibilité peut-être...Je ne le crois pas mais...Bref , il me manque quelque chose...Et pourtant j'apprécie ô combien vos textes, Jean-Paul, même si je ne les lis pas tous avec la même attention (et je vous prie de m'en excuser). Ma prose va vous paraître bien pauvre. J'ai osé, je ne recommencerai pas de sitôt. Amitiés. Joël. »  (Je souligne)

 

   Ma réponse concise :

 

    « Joël, vos remarques méritent mieux qu'une réponse rapide. Pas plus que vous je n'embrasse les arbres en chantant pour obtenir une grâce venue d'on ne sait où. Le panthéisme, s'il peut être intéressant en tant que sujet d'étude, ne m'émeut guère. Aucune autre foi ne m'anime que celle de la Littérature, de la Philosophie, de l'Art. Mais je développerai ceci plus en profondeur avant longtemps. Amitiés. JP. »

 

   Mon commentaire plus précis (il mêlera en une unique synthèse vos belles remarques et quelques réflexions d’ordre général, quelques concepts philosophiques tels qu’évoqués à l’initiale de ce texte)

 

    Je crois qu’il faut commencer par cette notion d’Absolu dont, à l’évidence, l’on ne devrait rien dire puisque sa substance nous demeure inatteignable. Donc du dicible à propos de l’indicible. Je crois, qu’en direction de cette pure abstraction nous, les Existants, devrions nous abreuver aux trois racines évoquées :  de l’être ne dépendant nullement de la pensée (thèse Réaliste), ensuite de l’être sous la coupe de l’unique pensée (Idéalisme), enfin de l’être dont nous ne pouvons rien dire (position agnostique). Car, vis-à-vis des entités métaphysiques, nous devrions nous situer au niveau seul du doute sceptique puisqu’aucune logique, aucune délibération rationnelle ne sauraient en percer l’énigme. Cependant, à défaut de flotter indéfiniment dans la vêture inconfortable de l’indécision, de l’incertitude, convient-il que nous opérions un choix. Choix peut-être inconscient au motif qu’il semble essentiellement dépendre de nos inclinations intimes, des affinités auxquelles j’attache la plus grande importance.

   Pour ma part, et depuis bien longtemps, c’est la position Idéaliste qui me paraît constituer la thèse la plus soutenable. Je sais, au regard de votre matérialisme affirmé, combien l’idée que les choses n’existent qu’à l’aune de la pensée, ceci doit vous paraître notion ambiguë, sinon délibération alambiquée d’une conscience s’alimentant à quelque source obscure. Ce faisant, modeste Idéaliste, je ne fais que m’inscrire dans une lignée venant de la nuit des temps philosophiques. Points de repère de ce concept majeur : Platon et sa Théorie des Idées, Idéalisme absolu de Berkeley, apogée de ce mouvement avec Kant, Fichte et Hegel.

   Mais je n’abuserai davantage de références que chacun peut trouver dans les divers médias qui jalonnent le parcours d’Internet. C’est certainement la conception platonicienne qui m’a le plus influencé, renforcée par les travaux du néo-kantisme sur ce sujet. Je ne donnerai qu’une citation qui me paraît exemplaire sur le contenu même de l’Idée, telle que développée dans le magnifique ouvrage de Julien Servois « Paul Natorp et la théorie platonicienne des Idées » :

  

   « …l’Idée, à titre de connaissance pure, indépendante de l’expérience, se fonde exclusivement sur le ‘’procédé logique’’, sur la pensée comme procès dialectique autonome. L’être de l’idée consiste entièrement dans le fait qu’elle est une position au sein de ce procès… »

  

   L’évident intérêt de cette définition néo-kantienne consiste dans le fait de ne nullement se fonder sur un a priori religieux, de faire intervenir quelque mystérieux Démiurge. L’Idée est simple fonction logique, « l’Idée est rigoureusement identique au concept comme fonction, comme relation génératrice du divers à unifier. »

   Ici la réflexion s’enclot de façon totalement déterminée dans le Principe de Raison, ce qui peut rassurer bien des Sceptiques et des Agnostiques. En une certaine manière, elle s’exonère du district Métaphysique en tant que Philosophie Première, pour être simple et effective « transcendance » dans le domaine observable par ses effets, du concept, de l’activité réflexive de l’Homme, de son intérêt pour les questions épistémologiques. En fait, il s’agit d’une démarche vis-à-vis de la connaissance, donc d’une visée strictement existentielle ne possédant nul arrière-monde. Pour résumer les parties saillantes de cette inclination naturellement anthropologique, il suffit de reprendre quelques termes de la définition : « le savoir absolu est un savoir de ce qu’il y a de plus haut, un savoir où l’homme s’identifie, par l’exercice de sa pensée, à ce qui n’est pas lui. »

   D’une manière assurée nous pouvons affirmer que « ce qui n’est pas lui », ne fait nullement signe en direction d’une brume liée en quelque sorte à ce que vous nommez « l’occulte » ou « l’irrationnel ». « Ce qui n’est pas lui » : l’ample mouvement de l’Histoire, les infinies productions de l’Art, mais aussi bien, et non de manière univoque, le fait Religieux. Å propos de « religieux », je crois fermement que chaque individu s’y rattache en une certaine manière, simplement au motif de sa valeur étymologique de « religare ». Le dictionnaire : « Le mot «religion » dérive de religare (lier, attacher) ». Et, bien évidemment nul Homme ne pourrait affirmer sa pleine autonomie, son autarcie à la façon d’une « monade sans portes ni fenêtres. » Toujours, pour l’Existant, nécessité de se rattacher à une terre, à un ciel, à un amour, à une œuvre et la liste des désirs à accomplir et combler serait infinie.

  

    D’un lexique plein de connotations

 

   Mon texte use d’un vocable qui ne fait que couper la branche qui le flagellera. « Laurent, serrez ma haire avec ma discipline. » En effet, quoi de plus religieusement, spirituellement connoté que « lumière », « cristal », « gemme », « or », « infini », « invisible », « mystérieuse entité », « puissances cachées ». Mon Amie Christine Raison pense même y reconnaître « un derviche tourneur, une main vers le ciel, l’autre vers la terre », c’est dire le profil même, non d’une « transcendance » dont j’assume l’entière valeur, mais celui, mystérieux, dissimulé de quelque « deus absconditus », ce Dieu inconnaissable de la Raison Humaine, ce Transcendant dont pourtant, mon athéisme foncier, n’appelle nullement la possible « présence ».

   Ce lexique, pour éthéré, diaphane qu’il soit, possède une redoutable efficacité conceptuelle au motif que, toujours, il s’inscrit dans le procès dialectique de toute signification.

 

Rien ne signifie qu’à partir du Tout,

Un à partir du Multiple,

Être à partir du Néant,

Infini à partir du Fini,

Absolu à partir du Relatif,

Transcendant à partir de l’Immanent

et la liste serait exhaustive qui n’en finirait pas.

 

   Ces termes essentiels, en leur valeur d’Idées, sont convoqués en tant que Points fixes, Positions immuables, Amers sur lesquels fixer notre erratique regard, Orients pour se diriger dans l’exister, Sémaphores nous disant notre place, ici et maintenant, dans la vaste sphère de l’Univers. De la même manière, ces lignes et lieux imaginaires, ces Pures Idées des Pôles, des Équateurs, des Méridiens, des Tropiques ne font présence qu’à déterminer les divers champs qu’ils constituent à titre de savoirs assurés de leur être. Ainsi, le Méridien de référence, dit de « Greenwich », traverse-t-il l’Océan Arctique selon les coordonnées de 90° 00′ N, 0° 00′ E, alors que la Mer du Groënland bénéficie des coordonnées de 81° 39′ N, 0° 00′ E. Ce qui revient à dire, d’une manière aussi simple qu’évidente, que le Méridien en tant qu’Idée détermine aussi bien les Territoires des deux Mers, leur affectant abscisses et ordonnées qui sont leurs propres déterminations géographiques. Ôtez l’Idée de Méridien et, corrélativement, la suppression du Déterminant entraîne, de facto, la disparition du déterminé. Plus de Méridien, plus d’Océan Arctique, plus de Mer du Groënland. Les choses sont aussi claires que ceci : Déterminant et déterminé sont en relation dialectique étroite, si bien que l’un ne saurait s’envisager (prendre visage) sans l’autre. D’où l’absolue nécessité de l’Idée si l’on veut attribuer au réel les contours qui le définissent, si l’on veut donner corps à la tâche de comprendre ce qui fait phénomène à titre de pur corrélat de l’Idée, dans l’optique des postulats de l’épistémologie aux termes desquels il faut bien poser un fondement théorique. Dans le langage de Julien Servois : « Il faut par conséquent affirmer que l’Idée est et qu’elle seule, au sens strict du terme, est. Elle est, en effet, à titre de détermination et cette détermination est elle-même pleinement déterminée par rapport à ce qui est « à déterminer » : le phénomène. »

   L’Idée, en son essentielle valeur de Paradigme, d’Archétype de la réalité, s’impose de soi, du moins aux yeux des Idéalistes, comme la référence absolue selon laquelle percevoir adéquatement le Monde et tenter de comprendre son contenu, ainsi que celui des Êtres qui en traversent la texture complexe. L’intérêt de cette théorie est sa valeur explicative globale qui ne laisse rien dans l’ombre. Ainsi les Idées ont-elles une singulière efficience dans la saisie de ce qui toujours nous questionne.

  

   Efficience ontologique : les Formes sont les êtres les plus réels dont les choses matérielles ne sont que les copies.

   Efficience épistémologique : les Formes sont le plus haut degré d’intellection, donc de connaissance. (Ceci a été abordé plus haut).

   Efficience éthique : les Formes, essentiellement celle du Bien, fixent l’objectivité des valeurs morales.

   Efficience esthétique : le Beau est entièrement déterminé par la position de surplomb de l’Idée.

   Efficience politique : le gouvernement de la cité découle des préceptes dictés par les Formes.

  

   Je conçois aisément, Joël que ce lexique technique ne vous désoriente (ne vous déporte donc de l’Idée), mais sa juste compréhension est nécessaire à la saisie de ce qui, ici, s’exprime avec quelque difficulté. En matière de Philosophie, d’Art, de Littérature (les trois pieds sur lesquels je fais reposer quelques unes de mes réflexions) ces trois domaines (et vous êtes bien placé pour en avoir éprouvé la fine et complexe constitution) impliquent une longue méditation et un temps d’incubation non moins long afin que naissent, en Soi, nullement des certitudes (ceci serait bien présomptueux !) mais que se lèvent quelques intuitions, que brillent à l’horizon de la pensée ces subtiles Idées-Sémaphores dont la persistance puisse désocculter le réseau serré des difficultés inhérentes à toute progression sur la voie de la connaissance.

   Maintenant, en une formule ramassée : « L’Ego est à la fois sujet et objet », convient-il de percevoir cette nécessité, pour tout esprit idéaliste, de réaliser la fusion de qui-il-est avec ce-qui-fait face, manière de condensation, de cristallisation du réel et de la conscience qui s’y rapporte. Ce concept ou plutôt ce sentiment d’immersion du Soi dans une sorte de Conscience Universelle qui le déborde et le sollicite a trouvé, sous la plume de Romain Rolland, l’expression de « sentiment océanique », dont Freud, en son temps, fit le commentaire. Je citerai, ci-après, un large extrait d’un article de Jean-Marie Mathieu : « Sentiment océanique chez Platon et dans le platonisme chrétien. » :

  

   « Le premier emploi de ce genre que je rencontre se trouve dans un passage célèbre du Banquet de Platon. Diotime, la prêtresse de Mantinée qui fut son maître, évoque pour Socrate les étapes de l’initiation érotique au beau : la bonne voie, sous un bon directeur, consiste pour l’Amant, dans sa jeunesse, à aimer un seul beau corps, puis plusieurs, puis tous ; il passe à la beauté présente dans les âmes et enfante alors des discours éducatifs, ce qui le conduit à considérer la beauté qui se présente dans les mœurs et dans les lois. Mais : [Banquet 210 c-d] :

    « …mais que, tourné (l’Amant) vers le multiple océan du beau et le contemplant il enfante une multiplicité, une beauté et une magnificence de discours et de raisonnements dans une philosophie d’une générosité sans mesquinerie, jusqu’à ce que, renforcé et grandi là, il saisisse dans sa vision une sorte de science unique que je vais approximativement décrire, celle d’un beau que je vais approximativement évoquer. »

« Et la suite du texte évoque le Beau en lui-même, par lui-même, étant avec lui-même dans la perpétuité de sa forme unique. La présence, à cet endroit, du symbole de l’Océan du Beau, dans cette théorie du progrès contemplatif (et pédagogique), nous fait apparaître des traits qui peuvent faire penser au sentiment océanique : le côté religieux, que marque l’emploi de termes empruntés aux mystères au début de cette partie du discours de Diotime qui décrit les étapes de l’initiation ; le côté affectif, dont il n’est peut-être pas trop naïf de rappeler que la simple thématique érotique le met en évidence ; la situation de cette contemplation à une étape valorisée – car elle est située presque au sommet – dans ce chemin ou cette ascension qui symbolise le progrès intellectuel ou spirituel. »  (Je souligne)

   

   Certes, mes emprunts nécessitent, de la part du Lecteur que vous êtes, Joël, motivation et concentration, effort aussi, car pénétrer une pensée exigeante suppose une exigence de Soi et une disposition à déflorer les arcanes d’une démonstration, je l’avoue, parfois difficile, sinon pouvant entraîner l’abandon du texte. Alors, admettant que, jusqu’ici, vous m’aurez accompagné dans ma complexe « démonstration », je ne vais retenir, à des fins d’exposé, que trois segments précis des propos ci-dessus, à savoir : « le côté religieux », « le côté affectif », « le progrès intellectuel ou spirituel ».

  

   Par « côté religieux », j’entends, comme expliqué précédemment, la simple et évidente volonté d’être « relié » (religare), relié aux Choses, aux Autres, au Monde, ce triptyque étant le plus petit dénominateur commun dont nous ne pourrions faire l’économie qu’à sortir du réel lui-même. Je ne connote quelque contenu de foi ou de croyance que ce soit, estimant les Religions estimables, mais les considérant comme des fables ou, au moins, des mythologies. Mes Amies croyantes sont informées de mes idées à ce sujet. Quant au contenu « affectif », qui donc, face au sublime de la Nature, n’a jamais éprouvé un genre d’ivresse, de bouleversement, d’admiration de telle ampleur que, l’espace d’un instant, l’on se sent uni au paysage, nullement fragment isolé, mais appartenant à cet étrange Tout qui nous sollicite et nous décrit comme l’un des siens. C’est uniquement ceci, ce transport, cette métamorphose de Soi « ce qu’il y a de plus haut, un savoir où l’homme s’identifie, par l’exercice de sa pensée, à ce qui n’est pas lui », pour reprendre la définition de l’Absolu déjà citée, c’est donc ceci que j’ai voulu énoncer dans la phrase suivante : « Peut-être, en nous, la force de l’arbre séculaire, le fleuve de lave incandescent, le bleu des glaciers s’enfonçant dans la nuit polaire. »

  

   Ici, vous faites allusion, Joël, à ces attitudes qui vous posent problème, que vous définissez de cette manière : « Je suis un amoureux des arbres, de l'arbre mais de là à l'embrasser (au sens propre) comme j'ai vu le faire pour entrer en communication, communion ou je ne sais quelle fadaise du même ordre avec lui, ça je ne le peux pas... »

 

et je peux vous dire, Joël, que je consone avec vous d’une façon totale. (Je souligne)

  

   Bien évidemment, la Nature (la Phusis des Anciens Grecs, cette énigme, cette puissance primordiale, ce déploiement à l’infini des virtualités) la Phusis donc n’est nullement ce que nous sommes mais il est évident que nous participons d’elle et participons à sa belle efflorescence.

Vision panthéiste ?

Sentiment religieux exacerbé ?

Fusion mystique en un Grand Être indéterminé ?

 

   Chacun selon ses inclinations se situera dans une réponse singulière, décision qu’il ne pourra partager qu’avec Soi, en toute hypothèse.

 

L’intime, le vécu intérieur,

 les affinités particulières,

 tout ceci n’autorise jamais qu’un rapport,

une relation de Soi à Soi.

 

   Jamais l’Autre n’en pourra être l’interprète. « … cette ascension qui symbolise le progrès intellectuel ou spirituel », voilà la visée qui me concerne, à commencer par le « progrès intellectuel ». Quant au « spirituel », ce terme n’est nullement un « gros mot », un lexique dont on devrait avoir honte, en dissimulant les manifestations dans une ombre secrète de Soi. En ce domaine, je prendrai, quant à ce spirituel, son occurrence la plus modeste, la plus familière, telle que suggérée par le dictionnaire :

    

   « (Ce) qui est de l'ordre de l'esprit ou de l'âme, qui concerne sa vie, ses manifestations, qui est du domaine des valeurs morales et intellectuelles ; (personne) qui étudie ce domaine. »

    

   Vous aurez saisi que de cette définition générale, je ne retiendrai que le « moral » et « l’intellectuel », évinçant, d’emblée, la notion « d’âme » bien trop connotée religieusement. Le « spirituel », le travail de l’esprit, vous l’aurez compris, je le destine à ce que je nomme mes « minces transcendances », à savoir Art, Littérature, Philosophie et ceci est récurrent, si ce n’est obsessionnel dans mes divers écrits. Je crois à une valeur laïque, profane de la spiritualité, telle qu’on peut la trouver dans les Grands Textes et les grandes Œuvres de l’Humanité, nullement dans la mesure obscure, pour moi, d’une Création Divine. Pour autant je ne prétends nullement, à l’instar de quelque Philosophe, que l’Homme est Dieu, car cette posture ne fait que réintroduire le Divin dans la sphère compréhensive bien plutôt que de l’en écarter.

   C’est bien le défaut le plus apparent de toute attitude dogmatique que d’énoncer l’existence d’une Vérité Absolue à l’aune de laquelle toute énigme trouverait le lieu unique de sa résolution. Cette posture n’est rien moins que naïve, outre qu’elle suppose la restriction de la liberté individuelle rétrécissant comme peau de chagrin. Toute liberté ne saurait résulter que d’une confrontation de Soi à Soi, sans intermédiaire, sans médiation aucune, là seulement un engagement signifie autre chose que le récit d’une fiction apprise par cœur, laquelle ne fait que vous exonérer d’être vous-même jusqu’à l’extrémité de qui-vous-êtes.

 

Être-Soi jusqu’au bout est une éthique,

   Être-Soi au motif de l’application d’un dogme est tout au plus une esthétique, à la condition cependant qu’elle trouve en elle quelque forme de ce Beau dont Platon se plaît à brosser les traits dans « Le Banquet ».

  

   Enfin, il me semble que je ne puis clore cet article sans mettre en position d’évidente contiguïté, pour moi au moins, Idéalisme et Romantisme, au motif que cette intense émotion, ce singulier ressenti intérieur, cette primauté du sentiment sur la raison face à la Nature, avec le fameux « sentiment océanique » qui l’accompagne, se retrouvent chez nombre d’Écrivains et d’Artistes relevant, sans quelque ambiguïté que ce soit, de ce mouvement. En France : François-René de Chateaubriand, Madame de Staël, Hugo, Sand, Lamartine, Vigny, Nerval, Musset. En Allemagne : E. T. A. Hoffmann, Friedrich Hölderlin, Heinrich von Kleist, Novalis, Jean Paul. En peinture allemande : Caspar David Friedrich (j’ai commenté à maintes reprises plusieurs de ses chefs-d’œuvre), Philipp Otto Runge ; en peinture française : Eugène Delacroix Théodore Géricault ou Paul Delaroche.

Quelques mots qui attestent de cette confluence de l’Idéalisme et du Romantisme :

 

    « Avant de devenir un automatisme de l’histoire littéraire du symbolisme, la qualification par l’adjectif idéaliste pose une équivalence entre idéalisme philosophique et romantisme. Stricto sensu, le mot idéalisme au XIXe siècle désigne cette école philosophique, légèrement en avance chronologique sur l’éclosion du premier romantisme allemand. (…) le parallèle désignerait seulement des conceptions communes, des jeux d’influence, des convergences thématiques… » - « Idéalisme allemand et romantisme, un exemple d’arraisonnement » - Éric Leclerc. (Je souligne)

  

   Je demeure intimement convaincu que l’on ne peut être Idéaliste qu’à la condition d’être Romantique et, corrélativement, que le Romantisme ne peut s’abreuver qu’à des sources Idéalistes. Å l’appui de mes assertions, je voudrais citer trois auteurs, Jean-Paul, Nerval, Rousseau, dont il me semble que leur écriture, leur inclination d’âme, leur tropisme particulier font signe en direction de ce mystérieux « sentiment océanique » dont il faut bien situer les rives, quelque part, dans la géographie littéraire. 

  

   Jean-Paul – « Choix de Rêves »

  

   « Quitte la terre, monte dans l’éther vide ; regarde, tout autour de toi, la voûte sphérique faite de soleils cristallisés, à travers les fentes de laquelle la nuit infinie regarde. Tu peux voler durant des siècles sans atteindre le dernier soleil. Tu fermes les yeux, et te lances en pensée par-delà l’abîme et par-delà tout ce qui est visible ; et, lorsque tu les rouvres, de nouveaux torrents, dont les vagues lumineuses sont des soleils, dont les gouttes sombres sont des terres, t’environnent, montent et descendent, et de nouvelles séries de soleils sont face à face, et la roue de feu d’une nouvelle Voie Lactée tourne dans le fleuve du Temps. »

  

   L’on peut être déconcerté par le style jeanpaulien fait de subites fulgurations, d’efflorescences verbales, de flamboiements stylistiques. L’on peut attribuer cette inimitable prose poétique à son attrait pour le fantastique, le génie du « cauchemar romantique », à sa fascination de « visionnaire apocalyptique » et ramener toutes ces « étrangetés » à la résurgence, en lui, des études de théologie au temps de sa jeunesse. Peu importent les considérations au sujet de la source d’inspiration. Ce que je crois profondément, c’est que de telles lignes auraient pu être écrites par des agnostiques éblouis, aveuglés, happés par la sublime radiance de la beauté partout répandue à condition que l’on veuille bien ouvrir les yeux et consentir à en éprouver le souverain frisson.

 

    Gérard de Nerval, Aurélia ou le rêve et la vie (incipit)

 

   « Le rêve est une seconde vie. Je n'ai pu percer sans frémir ces portes d'ivoire ou de corne qui nous séparent du monde invisible. Les premiers instants du sommeil sont l'image de la mort ; un engourdissement nébuleux saisit notre pensée, et nous ne pouvons déterminer l'instant précis où le moi, sous une autre forme, continue l'œuvre de l'existence. C'est un souterrain vague qui s'éclaire peu à peu, et où se dégagent de l'ombre et de la nuit les pâles figures gravement immobiles qui habitent le séjour des limbes. Puis le tableau se forme, une clarté nouvelle illumine et fait jouer ces apparitions bizarres ; - le monde des Esprits s’ouvre pour nous. »   (Je souligne)

 

   Certes, le rêve nervalien nous désoriente et nous questionne à la fois sur ce monde étrange qui surgit à la lisière des rêves.  Ici se pose une énigme : nous savons, au moins dans ses grandes lignes, ce qu’est la Conscience, au moins les effets qu’elle produit. Mais, l’Inconscient, la partie immergée de l’iceberg, quelle est-elle, quelle est sa nature, sa consistance, la substance même de son réel (?), de son Irréel devrions-nous dire. Qu’est-ce ce qui se donne à voir (?), ou, plutôt à ne pas voir, cet invisible doué d’un indicible dont, à l’évidence, nous ne pouvons rien dire, sinon en halluciner le contenu au travers du rêve éveillé, du rêve diurne, de l’intuition sur ses lisières les plus ténues. Quelle est donc la texture de ce « moi, sous une autre forme », dont cependant Nerval (ou Gérard Labrunie ?) nous dit qu’il « continue l'œuvre de l'existence ». Qu’y a-t-il, ici, à comprendre ? Ce Moi est-il encore, en une certaine mesure, « existentiel » ? Sinon, est-il seulement « essentiel », donc essence indéterminée ? Est-il, ce Moi, devenu identique aux « pâles figures gravement immobiles », et alors l’Éros rêvant, s’est-il métamorphosé en Thanatos, ce diaphane habitant « le séjour des limbes », manière d’halluciné phénomène venant tout droit du site nébuleux de la Mythologie ?  

  

   « Odysseum » nous dit :

  

   « On voit aussi se dessiner une forme de rapport consubstantiel entre le sommeil, le rêve et la mort, entre Hypnos, Thanatos et Oneiroi, les enfants de la Nuit selon Hésiode :

« Nuit enfanta Trépas, elle enfanta Sommeil, elle mit au monde la troupe des Songes » (Théogonie, vers 211-212)

  

   Mais, dites-moi, Joël, avons-nous des pouvoirs de médiums ou de spirites pour percer ces mystérieux arcanes, ces « réalités » alchimiques si mouvantes que nous n’y pouvons rien lire, si ce n’est l’image de notre propre désorientation ? Écoutons encore ce qu’a à nous dire Allan Kardec, le fondateur du spiritisme :

   

   « Les Esprits sont les êtres intelligents de la création. Ils peuplent l’univers en dehors du monde matériel. L’Esprit ressemble à une flamme, une lueur, une étincelle éthérée. La couleur est semblable à l’éclat du rubis. Une des qualités principales de l’Esprit est son ubiquité. Il est plus rapide que la pensée et pénètre n’importe quel élément : la terre, l’eau ou l’air… Il est rare qu’un Esprit soit à l’état pur… »

   

   Il est évident que méditer sur l’Esprit revient à s’interroger sur le sexe des Anges. Dans ces eaux-là, plombées telles des eaux de lagune, troublées telles des eaux de mangrove, il y va de notre intégrité même. Il nous faudrait, nous aussi, nous confier au destin métamorphique de-qui-nous-sommes, éprouver de manière tangible la nature de l’Intelligible, se fondre à même les Essences, percevoir le revers du Réel, faire partie intégrante de la sphère Métaphysique, tutoyer Symbolisme, Idéalisme, Religieux, Romantisme, devenir Rêve, en quelque manière et, ainsi, face de Janus connaissant l’Envers et l’Endroit des Choses, quelque chose comme une Vérité bourgeonnerait dont l’on pourrait tracer le portrait. (Les Majuscules à l’initiale de certains mots veulent simplement indiquer qu’il s’agit là d’interrogations fondamentales, nullement de projections sur la comète).

   Voici, dès que nous nous éloignons du sol des certitudes concrètes, que nous abordons le site léger des hypothèses, la série des nombres ésotériques pythagoriciens et que nous évoquons la notion vague « d’Âme du Monde », nous débouchons en pleine Magie et nos repères terrestres ne nous sont plus d’aucun secours. Il y a, et ceci peut être affirmé avec certitude, une zone purement hiéroglyphique qui s’annonce dès l’instant où l’on s’éloigne des lois de la Logique, de la Raison et, alors, tout est question de vécu se référant à ce que l’on pourrait nommer « intime conviction ». Dans cette zone de turbulence où les éléments entrent en collision, où la vue se diffracte comme partagée par le cristal d’un prisme, où les théories se substituent au concret, où les idées sont plus de rapides impulsions que des thèses élaborées avec rigueur, bien malin serait celui qui pourrait en démêler l’écheveau, affirmant « ici est la vérité, là est la fausseté ». Si nous remontons assez loin au point d’une supposée origine, alors il nous faut bien admettre que tout fusionne en une unique Présence dont nul ne pourrait dire si elle est de nature philosophique, spirituelle, religieuse, mystique, tant le mélange initial, s’il n’a jamais eu lieu, est impossible à interpréter.

 

   Jean-Jacques Rousseau – « Les Rêveries du promeneur solitaire »

 

   Il nous faut immédiatement aller chercher la signification propre à ces « Rêveries » et lire les propos de Guilhem Farrugia dans « L’expérience du bonheur dans Les Rêveries du promeneur solitaire » :

  

   « Lors de ce processus de dissolution du moi dans l’extériorité, à l’occasion de cette prise de possession du moi par le monde environnant, s’opère une perte des limites du moi, une abolition

des frontières et des « bornes » qui délimitent l’individualité. (…) Cette forme particulière de la sympathie n’est pas une identification à l’autre, mais une suppression de l’altérité, une entrée en fusion avec le monde. (…). Le moi et le monde sont confondus, la conscience de soi et l’individualité ayant été abolies. En faisant éclater les frontières du moi, en opérant cette dissolution, en fusionnant ainsi avec le cosmos, il retrouve une posture inaugurée par le stoïcisme, puisqu’il n’éprouve plus sa présence au monde sous le registre de la distinction du moi et de l’univers. (…) Aussi, par-delà le rationalisme du XVIIe siècle, renoue-t-il avec le stoïcisme antique, envisageant la nature non comme un objet de connaissance, mais comme une entité cosmique le comprenant. »

 

   Certes, ici, la formulation volontairement universelle (« sympathie », « fusion », « monde », « entité cosmique »), bien plutôt que de faire signe en direction d’une entité clairement délimitée et nommée, ferait plutôt penser à ce concept finalement vague de « Phusis », (déjà citée) cette large indétermination en laquelle se fondent bien des choses qui « croissent » (sens originel de Phusis), dont Aristote nous dit qu’elles sont rattachées au « principe du mouvement et du repos », formulation également  aux contours indécis, imprécis.

 

   Extrait de la 5° Rêverie

 

   « L’exercice que j’avois fait dans la matinée & la bonne humeur qui en est inséparable me rendoient le repos du dîner très-agréable ; mais quand il se prolongeoit trop & que ce beau tems m’invitoit, je ne pouvois long-tems attendre, & pendant qu’on étoit encore à table je m’esquivois & j’allois me jeter seul dans un bateau que je conduisois au milieu du lac quand l’eau étoit calme, & là, m’étendant tout de non long dans le bateau les yeux tournés vers le ciel, je me laissais aller & dériver lentement au gré de l’eau, quelquefois pendant plusieurs heures, plongé dans mille rêveries confuses mais délicieuses, & qui sans avoir aucun objet bien déterminé ni constant ne laissoient pas d’être à mon gré cent fois préférables à tout ce que j’avois trouvé de plus doux dans ce qu’on appelle les plaisirs de la vie. »

   

   « les yeux tournés vers le ciel », s’agit-il du ciel de la vaste Nature, de celui habité par des essences purement archangéliques ? Rien ne nous précise l’intention de l’Auteur.

   « mille rêveries confuses mais délicieuses », délices oniriques  ou bien extase proprement d’origine divine ? Rien n’est dit de tout ceci.

   « sans avoir aucun objet bien déterminé », ici, le sens encore une fois volontairement flou, nous intimerait à penser que Rousseau laisse à son lecteur une entière liberté quant à l’objet de sa quête.

   « La tendance globale de Rousseau semble ici de parler avant tout pour lui-même et, loin de mobiliser cette expérience intime comme pièce d’un dispositif argumentatif à la manière stratégique de la théologie naturelle, de l’intégrer dans le mouvement spontané d’un discours d’expression de soi, reposant avant tout sur le témoignage du cœur, ayant valeur plus suggestive que proprement démonstrative. »

  

   Jean-Luc Guichet, dans « Rousseau : la nature, Dieu et le moi », semble aller dans aller vers cette hypothèse largement dubitative où rien de précis n’est posé à l’orée de la réflexion :

  

   « Même au comble de l’extase, Rousseau ne parvient qu’à convulsivement répéter « Grand Être » et rien de plus. Comme si le nom de Dieu représentait plus un obstacle qu’un dévoilement, en risquant d’élever la falaise d’une transcendance entre le moi et la nature. »

  

   Je ne sais pour vous, Joël, mais pour moi et, à défaut de mieux cerner les choses le « Grand Être est le Grand Être », tautologie oblige, toute interprétation au-delà de ceci n’étant que pure délibération imaginaire. Et je prétends que ces « mille rêveries confuses mais délicieuses, & qui sans avoir aucun objet bien déterminé », Chacun, Chacune peut en éprouver le dépliement de soie en son intimité la plus exacte, sans qu’il soit Croyant, Mystique, Théosophe, Gnostique, Hermétiste et autres « fadaises » comme vous le dites si bien.

 

Être Soi en Soi et rien que Soi

est déjà une grande affaire !

 

   Pour en revenir à de plus rationnelles observations et afin de ramener les passions à l’exercice de pensées logiques, convient-il de dire, avec Josiane Guitard-Morel dans « Comment les espaces parcourus créent-ils une généricité de la promenade dans l’œuvre ‘’Les Rêveries du promeneur solitaire’’ de Jean-Jacques Rousseau ? », d’affirmer donc :

 

   « C’est de manière continuelle et affirmée que Jean-Jacques Rousseau manifeste un sentiment d’amour marqué à l’égard des lieux de la nature auxquels il consacre une large place thématique dans ‘’Les Rêveries du promeneur solitaire’’. Entre le marcheur et le milieu naturel se nouent d’étroites relations de connivence amenant le lettré à se trouver en osmose véritable avec les espaces naturels. Les contacts au plus près de la nature s’établissent grâce à l’activité physique de la déambulation et au regard posé sur les paysages. »  (Je souligne)

  

   Le problème, car il y a problème, dès que Dieu s’installe dans le débat, le site du rationnel est bien vite délaissé pour se métamorphoser en ces discours « mondains » qui ne reposent que sur des pétitions de principes, sur des hypothèses irrationnelles, si ces « pensées » ne s’abreuvent aux fausses informations dont nos contemporains Réseaux Sociaux sont friands, parfois seules sources d’informations pour de candides natures qui prennent l’écume pour la Vérité de l’eau.

 

Å l’épilogue de ce long article, je citerai Gaston Bachelard dans « L’Eau et les Rêves » :

  

   « Cette rêverie dans la barque détermine une habitude rêveuse spéciale […]. Cette rêverie a parfois une intimité d’une étrange profondeur […]. Ainsi que tous les rêves et toutes les rêveries qui s’attachent à un élément matériel, à une force naturelle, les rêveries et les rêves bercés prolifèrent. Après eux viennent d’autres rêves qui continueront cette impression d’une prodigieuse douceur. Ils donneront au bonheur le goût de l’infini. »

  

   Bachelard ne dit nullement, à propos du bonheur qu’il est, d’une façon purement univoque, « l’Infini », mais seulement qu’il évoque « le goût de l’infini. »

  

   Je crois que les hésitations du lexique reflètent les fluctuations de la « pensée » à propos des choses, surtout lorsque ces dernières, les choses, diaphanes tels des brouillards, toujours échappent, ne se laissent saisir et donnent lieu, le plus souvent, à ces approximations qui tiennent lieu d’exercice spéculatif. Certes, tout spéculatif fait signe en direction du Miroir et il ne tient qu’à nous de ne nullement nous laisse fasciner par notre image, d’en traverser les reflets de manière à découvrir une plus haute et exacte Vérité. Bien des problèmes, bien des affirmations hâtives (je ne parle évidemment pas de vous, Questionneur « infini »), résultent d’un examen bien trop superficiel des problèmes, d’une confusion le plus souvent réelle entre le fond et la forme, de ce qu’il faut nommer une « fausse intuition ».  Nombreux ceux qui  pensent que l’intuition est saisie immédiate du sens, certes, si elle peut apparaître telle, ce n’est qu’à la suite de longues et profondes méditations que la « juste intuition » peut produire ses plus sublimes effets. Mais je sais, Joël, votre accord sur ce point.

  

   Question, pour revenir à Bachelard : qu’est-ce donc que le goût de l’Infini ? (qu’il faudrait écrire avec une Majuscule). Existe-t-il un petit infini qui s’opposerait à un Grand Infini ? Un infini immanent par rapport à un Infini Transcendant ? Voyez-vous, Joël, la question est infiniment complexe et nulle affirmation ne saurait y répondre. Je crois que, dans cette zone intermédiaire des « Rêveries », dans cette manière de flottement entre Conscient et Inconscient, sans doute faudrait-il introduire le néologisme de « Médioscient », là il y aurait place pour les Agnostiques et les Gnostiques, chacun puisant l’eau à la source qui lui convient. Merci de m’avoir mis au défi de répondre à votre question. J’ai tout à fait conscience d’avoir plutôt redoublé votre interrogation à défaut d’y répondre. Le doute est l’espace de notre plus grande Liberté (avec une Majuscule !)

 

   PS : Votre supposé « manque de sensibilité », pour autant que je peux en juger, n’est rien moins que théorique. Qui toujours questionne est nécessairement « sensible ».

 

Merci infiniment d’avoir instauré les conditions de ce dialogue à distance. Amitiés. JP.

 

 

 

Partager cet article
Repost0
7 septembre 2024 6 07 /09 /septembre /2024 08:26
Au sein même de la confusion

Œuvre : Barbara Kroll

 

***

 

    « Au sein même de la confusion »,  énonce le titre et, déjà, c’est une manière de possible chaos qui vient nous rencontrer, nous faire douter de qui-nous-sommes, instiller en nous ce que d’aucuns se plaisent à nommer « poison métaphysique », mention que nous métamorphoserons en son envers même, au travers du riche lexique de « ravissement », « délectation », « jouissance » métaphysiques,  au motif de la « supériorité » de l’invisible par rapport au visible, de sa pure transcendance, le réel têtu, massif, entièrement déterminé nous aliénant à sa trop vive clarté, lui préférant le doute, l’approximation, la demi-mesure du clair-obscur qui est aussi sa liberté. La pleine lumière du jour nous fixe en notre silhouette même, nous détoure de si près que plus aucun mouvement ne nous sera alloué, que toute prise de décision en ce domaine nous sera extérieur, tout comme la mouvance, les fluctuations de l’air qui supportent l’oiseau, infléchissent son vol de telle ou de telle manière, indépendamment de qui-il-est, alors qu’en son for intérieur, le pierrot s’illusionne sur l’origine de sa supposée liberté. Le jour l’a cloué contre la toile de l’exister sans qu’il en prenne conscience, sans qu’il puisse s’arroger le droit d’incliner son propre destin. Ce que nous voulons dire ici, c’est que le jour en tant que métaphore de ce qui est totalement venu à soi, de ce qui est stabilisé une fois pour toutes, précisé dans ses détails mêmes jusqu’à l’excès, ce qui donc est prononcé jusqu’à la dernière syllabe, jamais plus ne pourra connaître la pure joie de son autarcie, l’ivresse toute logique, naturelle, si l’on veut, de sa possibilité d’être ceci ou cela au gré de ses intimes fantaisies, à la hauteur de ses caprices les plus légitimes.

   Ici il convient d’installer une parenthèse historique. La vision du Monde des Anciens Grecs partait d’un Chaos originaire, lequel heurtait la Raison et c’est pour ce motif qu’un Theos, un dieu était convoqué afin que, ce Chaos définitivement dompté, organisé, mis en forme, pût enfin se lever l’image heureuse, sécurisante, belle, d’un Cosmos brillant à l’infini des ciels d’immense temporalité, ciels parfumés d’éternité. Mais un paradoxe surgit bientôt quant à la thèse évoquée ci-avant, laquelle semble faire du Chaos la condition de possibilité de la liberté alors que le domaine du Cosmos ne serait que le lieu de l’aliénation. Ici l’on sent bien que quelque chose boîte, qu’une logique se trouve contrariée, qu’une juste intuition des choses ne fasse apparaître que du vide, du Néant. Il est juste que l’esprit se rebelle à la simple idée de supporter le Chaos ou son idée-même afin de se connaître comme libres.

   Il nous faut aller plus avant et mettre en relation étroite Chaos et Cosmos afin de voir ce qui, d’eux, ces mystères, peut être compris. Le Chaos, considéré en son entièreté, ne nous dit rien de plus que ce qu’il est, une perte à jamais de la signification. Il en va évidemment de même du Cosmos, lequel considéré en son entièreté, ne nous dit rien de plus que ce qu’il est, l’accès à la signification. Mais, chacun pris en soi, ne présente jamais qu’une face d’un visage à la Janus. Or une seule face ne dit rien au motif qu’identiquement, Lumière sur Lumière ne dit rien, pas plus qu’Ombre sur Ombre ne prononce quoi que ce soit d’audible. Il faut la mesure de la différence, que chaque chose face fond sur la chose adverse, le mot sur le silence, la paix sur le conflit, l’amour sur la haine. Ce n’est qu’à être tirés à hue et a dia que nous, les Hommes, pouvons prendre conscience de cette profondeur qui nous habite dont, le plus souvent, nous ne percevons que l’écume, quelques ronds s’agitant à la surface de l’onde.

   Donc, si ceci présente quelque réalité, c’est à l’exacte jointure des deux, du Chaos, du Cosmos, en leur point d’intime articulation que surgit une possible clarté quant à leur êtres respectifs. Ceux, Celles qui sont habitués à ma prose se seront aperçus de la constante mise en exergue, au cours de mes textes, des notions telles les lisières, la valeur métaphorique de l’aube et du crépuscule, le rôle des échanges, des passages, des relations. Et, d’une façon toute naturelle, tout ceci fait signe en direction des concepts d’inaccompli, d’inachevé, de fragmentaire, de lacunaire, de non encore venu au jour de leur présence, donc au jour de leur Vérité. Lisières et inachèvements jouent au même titre que l’essence qui prend appui et se révèle au sein de la relation Maître/Esclave, de celle existant entre Esprit et Matière, de celle encore entre Transcendance et Immanence. Ce qui est à observer ici, c’est le rôle sémantique s’instillant entre ces valeurs contraires, entre ces oppositions onto-métaphysiques. Si bien que comprendre l’Esprit ne se peut qu’à mettre en présence Esprit et Matière, que comprendre l’Être c’est le référer immédiatement au Non-Être.

   Mais revenons au couple Chaos/Cosmos de manière à tirer, de leur rapprochement, quelque indication nous mettant en mesure d’en saisir l’essence. Évoquer le Chaos ne peut se faire qu’à aussitôt faire venir la figure de Dionysos. Évoquer le Cosmos ne peut avoir lieu qu’à se disposer à regarder le visage d’Apollon. Nul ne pourra s’inscrire en faux contre le fait que la confusion soit d’origine dionysiaque, genre d’immense pandémonium outrepassant l’ordre et la proportion. Quant à l’Apollinien, il appellera à lui mesure, équilibre, sérénité. Mais il convient de mieux définir et de se rapporter aux énoncés du Dictionnaire :

   « Apollinien : Figuration catégorique de l'esthétique de Nietzsche désignant tout ce qui est clair, distinct, harmonieux, équilibré. »

« Par opposition à l'apollinien, ce qui est relatif à la figure de Dionysos dans la philosophie de Nietzsche ; il désigne tout ce qui est dissonant, chaotique, tout ce qui convoque une série indéfinie de contradictions (comme affirmatif et négateur, souffrant et joyeux, ironique et profond, etc.) qui reconduisent à la contradiction fondamentale entre Éros et Thanatos, c'est-à-dire le dynamisme vital-érotique et la mort. »

   On s’aperçoit donc ici du gouffre qui ouvre son abyssale dimension entre Apollinien et Dionysiaque. C’est sur le paradigme de cet écartèlement qu’il conviendra de faire porter son attention, à l’aune d’une vision quasi manichéenne, certes archaïque, mais autorisant, au gré de cette amplitude, de pointer l’index sur leurs antinomies radicales et leurs significations singulières. Nous arrêtant sur le contenu des définitions du Cosmos-Apollinien, du Chaos-Dionysiaque, inférant logiquement de ceci que le Cosmos est le site idéal d’une pure joie et que, corrélativement, le Chaos est le site déficient de la tristesse, notre choix se porterait, inévitablement, en direction de ce joyeux Cosmos, signe de toutes les félicités. Mais il faut aiguiser, de façon plus précise, le scalpel de notre vision. Si l’on demeure sur le plan strictement théorique, le rapportant cependant, en une manière d’arrière-plan, dans le domaine de l’expérience, l’on s’apercevra vite que, ni le Cosmos en son entièreté ne pourra constituer la panacée universelle d’un Bien enfin atteint, ni le Chaos ne fera signe vers la désolation insondable d’un incoercible Mal.

   Car la réalité est faite de telle manière qu’elle se plaît à mêler les genres, à prendre dans l’un pour verser dans l’autre, à instiller en l’âme de qui la regarde le doute le plus confondant. Å telle enseigne qu’un regard plus soucieux de Vérité ne pourra que découvrir, sous la touche lénifiante Apollinienne, des contrariétés venues en droite ligne du domaine Dionysiaque et, en vertu d’un juste retour des choses, débusquera dans l’approximation Dionysiaque quelque rigueur, quelque ordre venus de la terre Apollinienne. Donc, chaque entité envisagée dans l’entièreté de son être, tel qu’appréhendé par le regard mondain ordinaire, bien plutôt que d’apparaître unitaire, limitée à son monde propre, empruntera à ce qui n’est nullement elle des caractères opposés. Autrement dit, sous l’Apollinien, du Dionysiaque qui, toujours perce, et inversement, du Désordre se levant de lOrdre. Attentifs à cette contamination, l’un par l’autre, des motifs cosmiques et chaotiques, notre sensation, inévitablement, s’ingéniera à mettre du relatif dans l’absolu, réalisant un genre de mutation alchimique non encore parvenue à l’exactitude de la pierre philosophale. Dans la double optique d’un Bien-Cosmos traversé par les lacunes, les déficiences d’un Mal-Chaos, force nous sera imposée de positionner le concept de Vérité-Liberté, bien plutôt à la jonction de ces deux effectivités qu’exclusivement en l’une seule des faces de natures exactement délimitées. Ici doivent nécessairement resurgir ces formes médiatrices du réel que nous nommions sous les vocables « d’aube », de « crépuscule », « d’échange », de « passage », de « relation ».

   Si nous reprenons la figure « d’Esquisse-en-son-chaos », telle que représentée par Barbara Kroll, nous dirons qu’elle ne peut être entièrement déterminée par la seule confusion du lacis des lignes, par la brume de couleurs si peu lisibles, par la hachure de ces tracés qui ne semblent être que les propositions de quelque Démiurge pris de folie. Déjà, dans l’imprécision du dessin, déjà dans le réseau précipité des arabesques, déjà dans l’amorce d’un siège se donne, comme en sous-main, une activité scripturaire relevant de l’ordre de signes nécessaires à l’élaboration d’une possible figure humaine. Figure humaine, donc épiphanie d’un juste et généreux cosmos car c’est bien de ceci dont il est question, de mesure, d’ordonnancement, de proportions exactes et de diverses harmonies qui bâtissent un socle pour l’Humain en sa propre venue sur la scène du Monde.

   Ce qui, ici, est remarquable, c’est l’indubitable présence de quelque chose qui s’organise, genre de naissance d’une forme productrice de sens, introduction d’une logique parmi l’éparpillement et le foisonnement de l’illogique.  Ce qui revient à dire que l’émergence d’une Vérité ne saurait se limiter à l’aire Apollinienne, qu’en la dimension hermétique, impénétrable, nébuleuse, pleine de contradictions internes de la mangrove Chaotique, peut toujours surgir et s’actualiser la possibilité d’une détermination rationnelle qui se donnera, au moins de façon provisoire, en tant qu’antinomie du geste de l’absurde. Comme si, de l’activité insane, inepte, telle que poursuivie par Sisyphe hissant son bloc de rocher tout en haut de la montagne, puis redescendant la pente, il ne fallait retenir, symboliquement, que la position ascensionnelle, manière d’élévation hors-de-Soi génératrice de satisfaction immédiate capable de réitération. Un genre de salut de Soi, si l’on veut, d’extraction de ses ornières les plus confondantes, de sortie de ses cachots les plus ténébreux.

   Å n’en pas douter, le Réel, la Vérité du Sujet sont totalement inclus dans l’idée-même de constant passage du Chaos au Cosmos, dans la permanente oscillation du Mal au Bien, dans l’itérative fluctuation du Non-Être à l’Être. Cependant, si l’on y réfléchit bien, rien d’étonnant à ce que le constant balancement de la Vérité se calque sur le battement même de la Vie en ses alternances de joies et de peines. Ce qui, maintenant, reste à montrer (plutôt qu’à démontrer), le lieu, puis l’événement à lui-même énigmatique qui, puisant dans l’illisible Chaos le métabolisme de son pur exhaussement, métamorphose la nuit en jour, instille au plein de la conscience humaine, les ferments de son propre accroissement, de sa sortie de la Caverne emplie d’illusions, de spectres, de simulacres, autant d’impostures, de mirages dont il est nécessaire de s’extraire afin de se connaître Existant au plus près d’une certitude, d’une objectivité de qui-l’on-est. Être Soi au plein de Soi. Soi identique au Soi, nullement produire un artifice, une fourberie, nullement se complaire en une ruse de Soi à Soi qui est la dimension la plus affligeante d’une conscience biffée se satisfaisant de la première supercherie, de la première affèterie venues.

   Ce qu’ici l’on souhaiterait montrer, de quelle manière quelque chose de positif, de plénier, de dilaté, de riche, d’expansif peut s’élever des ornières Dionysiaques du fougueux, du sensuel, de l’instinctif, pour connaître, au moins dans l’approche, le cordial, l’enthousiaste, le féérique si, du moins ce dernier peut habiter, l’espace d’un instant, la contrée de l’âme humaine. Tendre la lame de son Esprit de façon juste, extraire de l’immanence radicale quotidienne, de la lourde factualité, quelque événement, fût-il mince et, le plus souvent inaperçu, de manière à faire de ce brusque dévoilement, de cet éclair soudain, le site même d’une Arcadie dont le lumineux paysage tracera à nos pas le sentier de quelque espoir, ouvrira le chemin de quelque intime volupté. Être Soi dans la mesure donatrice de Soi, c’est-à-dire libérer le Soi de toutes contraintes qui l’emprisonnent et obscurcissent la progression de sa voie. Déboucher dans le site sans contrainte de ses propres Affinités (cette Vérité de Soi à Soi, aussi bien esthétique que profondément éthique), faire du Soi le centre d’un rayonnement à lui-même sa propre Vérité. Ici seulement et de cette manière d’intime fécondité de Soi à Soi (sculpture de Soi), peut se révéler le plein d’une Liberté que, pour notre part, nous définissons en tant qu’Apollinien et seulement Apollinien, après que les prédicats Dionysiaques estompés, ne demeure que le signe clair et indubitable d’Être-au-Monde selon la plus exacte posture qui soit : ÊTRE SOI. Bien sûr ce souhait de clarté ne se peut trouver que dans une posture idéale par rapport au quotidien contingent.

   Du sein même de la fête Dionysiaque, extraire ces minces transcendances qui donnent sens au Monde, le sien propre et le plus lointain où brille le regard des Hommes en tant qu’Hommes. Extraire, par exemple, l’exception d’un beau paysage d’une peinture autrefois rencontrée. Extraire du bruit ambiant l’inflexion d’une voix faisant signe vers le pur langage du Poème lové en Soi. Extraire, d’une attitude, d’un regard, cette méditation philosophique logée au sein de « l’oublieuse mémoire » qui, alors, fera sa magnifique résurgence. Donc, de l’univers nécessairement Dionysiaque qui nous entoure, tâcher d’extraire ce qui, positivement nous fascine et fait sens pour nous, genre de nectar dont nous souhaitons colorer la face terne d’un quotidien s’épuisant à même sa répétition.

 

   1° efflorescence : l’ART

 

   Å l’initiale de nos commentaires, cette belle citation de Jaume Cabré, philologue et écrivain catalan :

 

“Nous essayons de survivre au chaos grâce à l'ordre de l'art.”

 

   Ici, le Méditant Catalan introduit la mesure Apollinienne destinée à inverser le Chaos, à le métamorphoser en son envers : un bel et exact ordonnancement des choses du Monde et des Sujets qui s’y inscrivent. Å l’appui de ces paroles rassurantes, focalisons notre attention sur l’œuvre romantico-tragique de Caspar-David Friedrich, « La Mer de Glace ». Quelques lignes extraites d’un article intitulé « L’art et le chaos » nous aideront à y repérer les lignes essentielles :

   « En 1824, Caspar-David Friedrich achève « La Mer de Glace », qui a pour sujet le naufrage d’un navire lors de l’expédition arctique de 1820. Le peintre compose un paysage hostile où aucune forme de vie n’est présente. L’œuvre présente un amas de glace dans lequel s’entremêle la poupe du navire naufragé. Friedrich montre le chaos de la nature comme beauté brutale. La glace est violente et agressive, incontrôlable par l’homme qui est pris au piège. Cette œuvre questionne sur l’existence humaine : la mort est inévitable. La couleur blanche dominante évoque ce thème. L’artiste s'interroge également sur la puissance de la nature qui broie ce qu'elle a créé. Ce paysage hostile et naturel, paraît intemporel et infini, tout en rappelant la fragilité et la finitude de l’homme. La recherche de spiritualité et du sacré dans un paysage tragique fait de ce tableau une œuvre romantique, où l’élévation vers le ciel après la mort est rêvée par l’artiste. »  (C’est nous qui soulignons).

 

 

Au sein même de la confusion

De cette longue citation nous ne retiendrons que cette réflexion : « le chaos de la nature comme beauté brutale ». Cette formulation saisissante, ancrée sur un « brutal » oxymore, reflète, si l’on peut dire, la profondeur même de son intime Vérité. Car le Chaos, loin de demeurer dans l’enceinte de sa propre violence, de n’être que le négateur de la Vie, sa fulguration Dionysiaque, porte en lui les germes mêmes de sa toujours possible inversion. En ses plis tumultueux, la soie d’une beauté, la tranquillité, le repos, l’immuable dont l’œuvre d’art accomplie est l’effective matrice. Du reste, si nous nous engageons à découvrir les forces latentes de « La Mer de Glace », nous y découvrirons bien vite quelque lueur d’espoir. La sémantique du titre de l’œuvre est déjà empreinte d’une dualité qui fait signe en direction du tumulte, du flux et du reflux, des tempêtes incluses dans l’idée même de « Mer ». Mais aussi, comme son envers, la « Glace » translucide, aux arêtes vives et totalement déterminées en leur belle architecture, la pureté de sa texture, l’immuable et la part d’éternité qu’elle recèle, tout ceci nous conduit en terre Apollinienne, avec, juste au-dessus le bleu limpide du ciel, son symbole évident : « spiritualité », « sacré », « élévation vers le ciel ». Tous les ingrédients sont ici réunis de manière à sortir de l’ornière du Chaos, à créer de l’Ouvert, à tracer les lisières d’une Clairière.

 

   2° efflorescence : LA LITTÉRATURE

 

   Afin d’approfondir notre méditation de la force occlusive du Chaos, de la puissance opposée de désocclusion du Cosmos, laissons la parole à un extrait de l’excellent ouvrage de Michel Jeanneret, Universitaire Helvète, « Perpetuum Mobile - Métamorphoses des corps et des œuvres de Vinci à Montaigne » :  

  « La masse inerte se révèle donc, une fois de plus, ambivalente : le site de la guerre est aussi le creuset de la vie. Les agents de la transformation - la conversion du chaos en cosmos - diffèrent selon les versions du mythe : Platon invoque le Démiurge, Ovide désigne vaguement « dieu et la nature », d’autres parlent de l’âme du monde : autant d’hypostases, plus ou moins définies, de la divinité. Ronsard lorsqu’il commente l’actualité ou qu’il décrit ses mouvements de pensée, utilise souvent, lui aussi, la métaphore du chaos et, pour identifier la force capable d’opérer la transmutation, invoque une autre tradition :

 

« Avant qu’Amour, du Chaos otieux

Ouvrist le sein, qui couvait la lumière,

Avec la terre, avec l’onde première,

Sans art, sans forme,

estoyent brouillez les cieulx. »

 

« Les Amours » - Pierre Ronsard

 

   Si les cieux étaient brouillés, mêlés à l’eau et à la terre (nous reconnaissons ici la métaphore de la Genèse), si tout était informe, cependant, c’était sans compter sur la puissance métamorphique d’Amour qui, ouvrant le sein du Chaos, ne pouvait que faire surgir la Lumière qu’il dissimulait, peut-être à l’aune de quelque jalousie. Les symboles sont si évidents qu’ils ne méritent de plus longs commentaires.

 

   3° efflorescence - LA PHILOSOPHIE

 

Le chaos est rempli d'espoir parce qu'il annonce une renaissance.”

 

   Cette citation de Coline Serreau résume excellement la thèse de cet article : toujours de l’ombreux dionysiaque s’élève le lumineux apollinien.  Å la fin de faire paraître l’éternel conflit du dionysiaque et de l’apollinien, deux Philosophes de la Grèce Antique seront convoqués : Héraclite et Parménide. Héraclite d’abord. L’influence de ce Philosophe sur la pensée de Nietzsche a été décisive, traçant en quelque manière le lit de sa théorie du Dionysiaque. Héraclite « décrit un monde en mouvement, dominé par l’élément du feu, un monde chaotique dans lequel l’homme de raison peine à trouver sa place. » (La Philosophie.com). Les citations ci-après ne nécessiteront qu’un bref commentaire :

 

“On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve.”

 

Les fleuves, en leur infinie multiplicité, ne sont que les résurgences du chaos originel

 

“La guerre est le père de tout, et de toute chose.”

 

Tout, dans l’univers est d’ordre conflictuel, lutte continue des opposés.

 

“Ce monde a toujours été et il est et il sera un feu toujours vivant,

 s’alimentant avec mesure et s’éteignant avec mesure.”

 

En ce monde, présence du feu, élément dionysiaque par excellence,

image de la fête exubérante, de son énergie vitale,

de la possible éternité de son étincellement.

 

“Ce qui est contraire est utile ;

ce qui lutte forme la plus belle harmonie ;

tout se fait par discorde.”

 

“Ils ne comprennent pas comment

ce qui lutte avec soi-même peut s’accorder.

L’harmonie du monde est par tensions opposées,

comme pour la lyre et pour l’arc”

 

Loi des contraires, des affrontements, des polémiques qui,

paradoxalement, édifie le lit de tout ce qui peut devenir harmonie.

Nulle harmonie ne peut naître de sa propre imitation,

une chose ne peut jamais s’élever que de

 ce qui constitue son contraire,

de cet indéterminé siège

de toutes les déterminations.

 

      Parménide ensuite :

 

Parménide et l’être : Une philosophie éléate

 

   « Parménide défend une philosophie de l’harmonie universelle. L’homme sage doit trouver sa place dans le Cosmos, faire partie du Tout Universel. »  (La Philosophie.com)

 

   « Rappeler que Parménide est un Ouliade, ce n'est pas un simple fait d'état civil, c'est marquer que symboliquement, il descend d'Apollon, le médecin. »  (Article : « Parménide et les médecins d’Élée »)

 

   Bien évidemment le Médecin est celui qui, extirpant le Mal (la prolifération incontrôlée du Dionysiaque), lui substitue la santé, donc le Bien, donc l’équilibre Apollinien.

 

“L’être est, le non-être n’est pas.”

 

“La première voie de recherche dit que l’Être est et qu’il n’est pas possible qu’il ne soit pas. C’est le chemin de la certitude, car elle accompagne la vérité. L’autre c’est que l’Être n’est pas et nécessairement le Non-Être est. Cette voie est un sentier étroit où l’on ne peut rien apprendre”

 

   « L’être est » peut trouver son équivalent dans « le Bien est » mais aussi « l’Apollinien est » et, par voie de conséquence, « le non-être n’est pas » peut dire le Néant en tant que Mal, en tant que résultat du Dionysiaque porté à son excès.

 

 

En guise de point final sur le concept du Dionysiaque et de l’Apollinien

 

   Certes, attribuer la transcendance à l’Art, la Littérature, la Philosophie, pourrait paraître, au premier regard, pure gratuité, jeu lexico-sémantique bien plus qu’affirmation du réel en soi. Nous prenons ici la définition canonique, « primitive » si l’on peut dire, de ce mot, « transcendance », définition telle que proposée par le Dictionnaire :

   « Caractère de ce qui est transcendant, de ce qui se situe au-delà d'un domaine pris comme référence, de ce qui est au-dessus et d'une autre nature. »

   Ce qui, ici, est pris comme constante « référence » : l’existence en ce qu’elle a de plus massif, de plus matériel, de plus fixé à l’ordre des choses du Monde. Quant à « l’au-delà » de cette réalité, à « ce qui est au-dessus », nul n’aura de peine à le situer, d’emblée, aussi bien dans l’exception des œuvres d’Art, dans la pure beauté du Poème, dans les admirables concepts de la Philosophie. Une condition cependant de cette supposée transcendance : que tous les sujets qui s’y rapportent, qui en font le tissu, soient d’essence supérieure, sublime exigence d’inscrire les créations dépassant l’horizon commun pour embrasser une hauteur, un mérite, une vertu n’ayant plus alors, avec la vision ordinaire des Existants, qu’une lointaine parenté.

   Chacun s’accordera à reconnaître les qualités plastiques exceptionnelles convoquées par un Caspar-David Friedrich, à apercevoir l’altitude des « Amours » de Pierre Ronsard, à imaginer la profondeur conceptuelle d’un Héraclite et d’un Parménide, ces penseurs à l’aube de la pensée occidentale. Si, volontairement, nous avons choisi de prédiquer Art, Littérature, Philosophie à l’aune de leur efflorescence, c’est uniquement dans le but d’indiquer, à la façon de la plante, un accroissement, une germination, une éclosion, lesquels ne peuvent, de facto, qu’entraîner notre maturation même, le devenir en nous de quelque chose, certes d’impalpable, d’invisible, mais dont nous intuitionnons, à raison, qu’il s’agit du déploiement de-qui-nous-sommes et ceci suffit à en préciser l’insigne faveur.

   Bien évidemment, Chacun, Chacune, eu égard à ses centres d’intérêt, portera son attention sur l’Histoire, la Religion, l’Esprit, l’Être, que sais-je encore ? Les motivations des Humains sont infinies et méritent, sans doute, à condition qu’elles soient vraies, sincères, reposant sur une esthétique et une éthique, méritent donc d’être métamorphosées en ce qu’il y a de plus haut. Cependant la dimension céleste, exclue de toute croyance à l’irrationnel, n’empêche nullement de goûter à ces « nourritures terrestres », cet à-portée-de-la-main qui, toujours mérite d’être métamorphosé en bien plus que ce qu’il est ; à savoir un élan qui est, avant tout, le nôtre !

  

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Partager cet article
Repost0
1 septembre 2024 7 01 /09 /septembre /2024 08:16
Du pluriel foisonnement à l’unité révélée

Roadtrip Iberico…

Alentejo…

Portugal

 

***

 

   Ici, nous souhaiterions mettre en relation deux photographies, non pour souligner leurs similitudes ou leurs différences, mais afin de poursuivre une courte méditation sur les enjeux de l’acte esthétique. A la fin de faire apparaître la singularité de chaque représentation, nous décrirons, successivement, chaque proposition plastique dont, à la suite, nous essaierons de tirer une manière de synthèse.

 

   Alentejo

 

   Le ciel est lourdement pommelé qui paraît infini, confronté au vertige de la vastitude. Immensité grise, pesante, plombée, que tutoie le ventre de nuages, objets plus légers, plus aériens, teintés d’écume. Tout près de la ligne d’horizon, une large bande claire d’un air dont nous supputons qu’il est léger, ouvert au mouvement, mince lisière, médiation presque inaperçue du terrestre et du céleste. L’horizon, lui, se réduit à une unique ligne d’un gris plus soutenu que l’air, juste une palpation, une hésitation, comme si, énoncer l’aventure du peuple des Terriens, ne se pouvait dire que dans la retenue, l’inspir suspendu, l’hésitation à affirmer quoi que ce soit du Monde qu’il suppose puisque nous n’en percevons jamais qu’un fragment.

   Présence de l’Humain, brossée en négatif, si nous pouvons nous exprimer ainsi. Un champ de large venue, une houle d’épis qu’un vent océanique fait doucement onduler. Flux reflux du vivant en son émouvante palpitation. Ici, paradoxalement, mais dans le genre d’une esthétique heureuse, c’est l’absence des choses elles-mêmes qui les établit dans un coefficient de présence qui n’est plus irréalité au motif que notre conscience a imprimé, en elle, ces modesties, ces apparences voilées, ces pertes et chutes qui nous questionnent au plus profond. Car oui, au travers de ces fragiles manifestations, ce sont bien les actes humains qui s’y dissimulent, nous y percevons, sans doute, la grâce enfantine dans ces jeux primesautiers des épis ; la beauté féminine dans la clarté partout présente ; l’ardeur masculine dans cette énergie, dans cette infinie pulsation du réel. Nous y devinons la belle moisson de l’Amour, le friselis de la séduction, la cadence souple du jour, l’effusion des sentiments et, métaphoriquement, la germination du grain, son exhaussement au-delà du souci des Hommes.

   Car, parfois, c’est l’absent, l’éloigné, la touche discrète qui se manifestent bien plus que les clameurs et mouvementations mondaines. Une manière d’art de l’allusion, ou plutôt de l’illusion, et nous pourrions évoquer, ici, une sorte d’efficacité en trompe-l’œil. Notre vision d’Observateurs s’alimente à la transparence de ces épis, se fond dans leurs intervalles afin d’y débusquer ce que notre imaginaire fertile (immense liberté) y fera naître à la hauteur de son caprice, de sa fantaisie. Au-dessous de la marée d’épis, un premier plan badigeonné de noir, comme si se montrait à nous la nuit matricielle qui en hébergeait la spectrale forme. Et, dans une intention purement sémantique, nous avons réservé la dernière place, l’ultime manifestation à cet arbre solitaire, couleur de deuil et pourtant, il se donne tel celui qui, hissé du ventre lourd de la Terre, la déborde, l’accomplit en une certaine manière, faisant de cette frange de lumière en direction du ciel l’immense et belle venue à l’être de ce qui mérite d’y figurer, d’y faire face. Dire l’essentialité de cette image serait proférer un truisme, dire sa beauté ne pourrait avoir lieu que sous le sceau d’une pure évidence.

   Nous sommes là, dans l’image, immergés dans le flux de ses multiples profils sémantiques, conscients de la validité de nos jugements, lucides quant à la faveur qui nous a été accordée de nous arrêter un instant, comme sur la margelle expressive du visible, inondés cependant, dans l’insu de sa valeur, saturés jusqu’à la moelle de nos os par cette douce marée invasive qui tresse à nos corps la vêture de notre juste compréhension. Car si nous comprenons (prenons avec nous) cette image, c’est d’abord un échange chair à chair, corps de l’image contre celui qui nous a été depuis longtemps alloué ; ensuite c’est l’ouverture du sens que nous sommes à cet autre sens qu’est la valeur symbolique de l’image, comme s’il y avait écho, correspondance, connexion de la profondeur de l’image et de notre propre pouvoir de conceptualiser. Toute posture logique quant à l’exigence de décrypter justement ce qui vient à nous : ce paysage, suppose qu’un mouvement analogique s’installe de nous à elle, l’image, de nous à lui, le paysage. Seul le partage, seule la liaison nous placent en rapport d’amitié avec ce ciel, cette eau, cette montagne.

 

Sant Llorenç de Montgai

 

Du pluriel foisonnement à l’unité révélée

 

Roadtrip Iberico…

Sant Llorenç de Montgai

Catalogne

   Nulle transition avant que de déboucher dans le bel univers de cette photographie. Décrire encore une fois dans l’intention qu’un sens se manifeste, sans doute inaperçu, au motif d’un premier et rapide regard. Toujours ce dernier, le regard, est poudré d’une touche mondaine qui le dispense de creuser plus avant le massif compact des significations. C’est le ciel, le mystérieux ciel qui nous interroge à l’initiale de notre vision. Ce ciel qui transcende ce lourd fardeau, là où vivent les Hommes et les Femmes, là où la joie est exception, la peine monnaie commune du cheminement existentiel. Le ciel donc est noir en sa partie haute, juste issu des profondeurs d’un lointain et illisible cosmos. Puis, à mesure que le regard sonde les champs plus proches, la suie s’éclaircit, se disperse en mille fragments, en un archipel de formes mouvantes, en des touches si légères, de cendre et de talc, comme si la mesure céleste voulait ménager au Peuple des Terriens, la possibilité d’une ouverture qui est, toujours, signe de l’effervescence de la conscience.

   Du profond de l’image viennent à nous, dans un genre de prudence calculée, ces douces irisations, ces résurgences liquides frémissantes, ces plaines grises et neigeuses, ces brillantes lumières aquatiques, ces frissons à peine posés sur la sourde inquiétude du Monde. Et, pour un peu, nous aurions omis de citer ces montagnes aux falaises de marbre, ces sublimes arêtes, cette géométrie infiniment disponible dont notre conscience doit jouer à des fins de constitution d’une mythologie individuelle, une « mythologie portative » pour reprendre l’une de mes anciennes énonciations. Nous sommes là, dans l’image, sans débord, sans transition vers autre chose que ce qu’elle est hic et nunc, ce singulier et irréversible phénomène dont, une fois, nous aurons été atteints jusqu’en notre pointe extrême, ne pouvant renoncer à son évocation qu’au prix d’une déconstruction même de l’architectonique signifiante élaborée, minutieusement, affectueusement, pourrions-nous dire, logée dans le singulier tissu de nos affinités. Car, en un genre d’affirmation apodictique, nous sommes nos affinités.

 

   Synthèse

Du pluriel foisonnement à l’unité révélée

Maintenant, dans un souci de mise en perspective réciproque des deux images, il nous est demandé de les ajointer, de ne laisser, entre leur représentation, que le mince liseré de l’intuition. Mais les rapprocher ne consiste nullement à les confondre, pas plus qu’à les opposer. Faire appel, aussitôt, au titre de cet article en tant que condensation, formule ramassée de ce qui se lève à partir de leur essence-même. « Du pluriel foisonnement à l’unité révélée ». Oui, nous pensons que c’est bien cette évidente dialectique (qui cependant ne les « oppose » qu’à les rapprocher dans un geste photographique toujours singulier : ces subtiles touches, ces diaphanéités, l’exactitude de ces Noir et Blanc en tant que vérité de ce qui vient à nous), donc c’est bien un genre de « logique » qui s’installe en ces photographies selon une ligne de partage (qui n’est jamais que confluence des propos respectifs), posant le foisonnement des épis d’Alentejo face à l’unité sans césure des eaux de Sant Llorenç de Montgai en Catalogne. Cependant et dans l’optique d’une précision renouvelée d’une possible rencontre des deux images, nous affirmons leur évidente parenté au motif d’un style commun qui en accomplit l’heureuse esthétique. De toute manière, si l’on se place adéquatement dans la vision pure de ce qui, ici, se manifeste, une illumination ne tarde guère à surgir, laquelle fait du divers délicatement représenté le lieu-même d’une perception unifiée du réel. Car, à l’aune d’un premier regard, si nous percevons d’évidentes différences, c’est en raison d’une saisie du réel qui nous est proposé en sa matérielle et contingente venue à nous : ce ciel, cette eau, ces montagnes en tant qu’effectivités, actualités, patentes présences, objectives et massives existences, quelque part dans le paysage de l’Alentejo, dans les pics et vallées de Catalogne.

   Mais à ce regard réaliste, convient-il d’opposer un regard esthétique, lequel, transcendant le sol des évidences premières nous installe immédiatement dans une saisie plus conséquente, comme si, à la quantité de la Nature, à son fourmillement pléthorique, à sa saturation matérielle, se substituaient une légèreté, une floculation intellective seules en mesure de percevoir la profondeur, l’essentialité du geste artistique. Conséquemment, ni similitude, ni différence pointées tout au long du commentaire de ces deux images. Ces deux images ne peuvent être considérées que dans leur totale autarcie, dans leur complète liberté. Tout comme nous-mêmes qui sommes libres vis-à-vis de qui-nous-sommes, nullement par rapport à telle autre réalité extérieure qui nous situerait en qualité de « servitude volontaire » pour employer les mots de La Boétie.

   Ces photographies puisent leur propre liberté à l’intérieur de qui elles sont. Une œuvre d’art n’est pas belle par rapport à une autre, elle porte, en elle, l’entièreté, l’intégralité de son essence, à savoir l’épaisseur de sa vérité esthétique. Nulle nécessité de quelque comparaison que ce soit, chaque objet esthétique est un en-soi, une totalité, une manière d’absolu excluant l’appel à toute extériorité. Tout geste d’extériorisation est, déjà, perte de l’essence, condamnation à la pure immanence et, bientôt, ouverture d’un possible non-sens.

    Voici, le périple conceptuel est réalisé qui double le périple réel. Que dire au terme de cette méditation ? De ces périples, de ces rencontres géographiques, paysagères, que reste-t-il dans la conscience du Photographe ? Une simple mesure Physique, le souvenir des routes, des lacs, des nuages ? Ou bien une mesure bien plus dissimulée dans les plis de l’inconscient, à savoir la persistance d’une émotion Métaphysique évoluant à bas bruit ? Que reste-t-il lorsque, le voyage terminé, les derniers lacets de la route effectués, un genre d’aimable réminiscence flotte tout autour d’images réelles, fécondées, transmuées, transfigurées par l’activité métamorphique de la conscience ?

 

Que reste-t-il ?

Un rocher,

l’Idée d’un rocher ?

 

Nous questionnons.

 

 

 

 

 

 

 

Partager cet article
Repost0
30 août 2024 5 30 /08 /août /2024 15:47
Du moi-concept au moi-intime

Sur le livre de Marie-Paule Farina

« Descartes, sur la foi d’un rêve »

 

***

 

   4° de couverture

 

   « Il y a quatre siècles, en affirmant que tous les êtres humains avaient le pouvoir de distinguer le vrai du faux, Descartes offrait à chacun d’entre nous, non un modèle à suivre, mais le récit d’un trajet, le sien, vers plus de vérité, et donc, plus de liberté.

   C’est ce parcours surprenant que cet ouvrage présente, en amitié pour un homme généreux dont la vie et les combats, trop souvent éclipsés par ses commentateurs, restent nécessaires à la compréhension de notre modernité. »

 

   Biographie de l’Auteur

 

   « Spécialiste de Sade, la philosophe Marie-Paule FARINA porte une attention revigorante aux parcours créatifs d‘écrivains aussi différents que Sade, Flaubert, Rousseau et aujourd’hui Descartes. Elle a publié des monographies de ces auteurs dans la collection “Éthiques de la création” (Le rire de Sade, pour une sadothérapie joyeuse ; Flaubert, les luxures de plume ; Rousseau, un ours dans le salon des Lumières). »

 

*

 

   Nul n’écrit au hasard de soi, comme si, écrire, était une tâche contingente parmi d’autres, comme si, tremper sa plume dans l’encre se donnait pour identique au geste de tremper son biscuit dans la tasse de thé. Allusion, ici, à la célèbre « madeleine » de Proust. Écrivant « La Recherche », Proust donnait l’impression que son Narrateur (lui-même) ne se plaisait guère qu’à puiser son écriture dans le breuvage amoureusement préparé par sa Tante Léonie. Et il en est bien ainsi, l’écriture de Proust, en son entièreté, sortait directement de « son » réel d’autrefois, de Balbec, de Paris, de Venise, de Combray, je veux dire de sa géographie intime. Son Moi-conceptuel s’alimentait à son Moi-intime, aux événements singuliers qui en avaient tracé l’aventure unique. On n’écrit jamais que pour soi, en soi, on n’est que le Narrateur de son propre soi. C’est toujours son ipséité qui est en question et chacun comprendra aisément que le texte d’un écrivain n’est nullement substituable à un autre. Ce que je veux dire par-là, c’est que tout geste d’écriture part du Sujet écrivant, se charge d’un pollen extérieur et revient dans sa propre ruche, là où le nectar sera ce nectar-ci et nullement ce nectar-là. Cette métaphore veut simplement montrer la chose suivante : on n’écrit que les contours de son propre monde, on ne fait jamais que girer autour de son propre ego, et, du reste, comment pourrait-il en être autrement ?

   « Toute conscience est conscience de quelque chose », énonce la phénoménologie, à commencer par la conscience de soi. Mais revenons un instant à Proust. En conséquence de ceci même qui vient d’être énoncé, une marine d’Elstir est SA propre marine, un septuor de Vinteuil est SON septuor, les pavés de l’Hôtel de Guermantes sont SES pavés, ce qui fait signe, bien entendu, en direction de cette indépassable subjectivité, de cet égotisme tenant la plume de l’Écrivain. Toutes les entreprises contemporaines de déconstruction du moi sont, par avance, vouées à l’échec. Ce « JE » qui résiste à l’épreuve du Doute, ce JE qui constitue le point focal de la philosophie de Descartes, ce JE dont tout procède, surtout la raison, et aussi bien le sentiment, qui donc pourrait l’évincer au motif que, sur lui, prospèrent l’égoïsme et quelques vices bien trempés des Hommes et des Femmes ?

   Et pour faire écho à ceci, si le septuor du Narrateur, est bien SON septuor, Le « Rousseau », le « Sade », le « Descartes » de Marie-Paule Farina sont, respectivement, SON Rousseau, SON Sade, SON Descartes et ceci est tout à fait remarquable. Pratiquant, dans le réel du passé, une parenthèse, une manière d’épochê, l’Auteur s’approprie ces autres Auteurs, les façonne à son image, projette sur eux quelques unes des affinités qui lui sont propres. Å l’évidence, le Rousseau que je rencontre, que je me plais à aimer est le Mien, nullement celui dont, vous Lectrice, vous Lecteur, vous plaisez à tracer l’original liseré.  Ce genre d’appropriation du Sujet à traiter est la seule possible si l’on veut faire venir à soi l’épiphanie de ces Invisibles, selon leur propre vérité qui, momentanément, est la nôtre tout le temps que durera l’examen de leur singularité. Ceci est d’autant plus remarquable que Marie-Paule Farina dresse de ces hautes figures des esquisses plus qu’attachantes, une manière d’authenticité fictionnelle qui ne peut qu’emporter notre adhésion.  Les portraits, toujours infiniment singuliers, trahissent une tendresse de l’Auteur, une considération toute de sympathie tissée ; une passion, je crois, pour ces « héros » ordinaires, on s’en rendra compte à la lecture de ces ouvrages généreux, toujours très documentés sur le plan biographique, historique, philosophique.

   Mais le temps est maintenant venu de nous pencher sur la vie de cet insolite créateur d’une res cogitans certes historiquement située mais dont les effets se font sentir jusqu’en nos contemporaines latitudes. De manière sans doute arbitraire, bien qu’un lien logique les réunisse à mon sens, Descartes sera envisagé sous les traits d’une figure à la Janus : une face orientée vers le Moi-concept et la raison, l’autre face inclinant vers le Moi-intime et la passion. Car c’est bien une force de ce bel ouvrage que d’entrelacer, en une sorte de chiasme, le concept et l’intime, la raison et la passion. Certes, le nom de Descartes et la notion de cartésianisme qui y est attachée, orientent le regard vers la seule raison, la déduction logique, les architectures de l’entendement.  Or ici, et ce n’est pas le moindre intérêt de ce livre, c’est une esquisse totalement humaine, empreinte de sensibilité et même de fragilité qui se dégage au fil des pages. Si bien que cet ouvrage, qui se lit tel un roman, mais avec la rigueur de l’analyse philosophique, présente des facettes capables, tout à la fois, de séduire le lecteur érudit et, aussi bien, celui, celle qui, en quête des secrets d’une existence, voyeurisme exclus cependant, souhaitent se lier d’amitié au travers du temps et de l’espace avec cette figure si séduisante.  

    

   Trois occurrences où le Moi-concept est le point focal d’où tout part, où tout revient :

 

   « … contrairement à Rousseau affichant dès le Début des Confessions sa certitude […] de former « une entreprise qui n’eut jamais d’exemple, et dont l’exécution n’aura jamais d’imitateur » ce petit texte, où Descartes expose le chemin qui a été le sien, constitue, aujourd’hui encore, un objet totalement singulier, la première et dernière autobiographie spirituelle d’un philosophe choisissant de parler de métaphysique à ses contemporains comme on mène une conversation en tisonnant son feu et en parlant de soi. »

   Å l’évidence, Marie-Paule Farina nous introduit de manière originale, avec le seul lexique qui convient, au cœur même de la problématique cartésienne aussi osée qu’imprévisible. Il est émouvant, en même temps que provocant et hautement iconoclaste, non seulement de parler de soi, mais d’en faire la matière d’une autobiographie, « spirituelle » de surcroît. Et comment ne pas être étonnés, et ravis à la fois, d’entendre la métaphysique, cette science entièrement hypothétique, dans le flux d’une simple « conversation », tout comme l’on attiserait songeusement des brandons au bout desquels, en réalité, le Moi et le Moi seul rougeoierait, tout comme l’Amant le ferait, déflorant son Aimée.  

 

   « Mais quand bien même je dormirais, tout ce qui se présente à mon esprit avec évidence est absolument véritable. » Cette certitude ne s’affirme ainsi […], qu’au terme de la troisième Méditation.

     « Je fermerai maintenant les yeux […] et ainsi m’entretenant seulement de moi-même, et considérant mon intérieur, je tâcherai de me rendre peu à peu plus connu et plus familier à moi-même. »

   Et ici, au risque d’étonner Lecteurs et Lectrices, c’est sans doute la métaphore de la défloration (cette ouverture aux émois du Moi adverse, un Moi tout de même !), qu’il convient de prolonger un peu. S’entretenir de soi-même, considérer son intérieur, ceci ne fleure-t-il bon la complaisance à soi et, plus même peut-être, la poursuite d’une activité qui, dans le creux du sommeil (« je dormirais »), pourrait confiner à quelque onanisme mental à ne guère livrer aux quolibets des places publiques et aux conversations feutrées des salons et autres boudoirs ? Il faut bien reconnaître que le style cartésien atteint en ce domaine une naïveté toute feinte dont Descartes lui-même, devait rire sous cape.

 

   « Ce qui fait que je suis ce que je suis […] c’est le fait que je pense et découvre en moi le pouvoir de dire non à tout ce qui m’enracine, m’attache, me définit de l’extérieur et finalement me limite à être ceci ou cela. […] « Philosopher comme si personne ne l’avait encore fait » et vider mon esprit de tout ce que j’ai pensé, de tout ce qui a été pensé avant moi, voilà ce que dit Descartes et, le lisant, nous entendons sa voix, cette démarche de doute en doute nous l’effectuons avec lui « jusqu’à ce Moi le plus pur, le moins personnel, qui doit être le même en tous, et l’universel en chacun. »

   « Le pouvoir de dire non », autrement dit le postulat d’une liberté infinie dont le Moi serait le foyer incandescent dès l’instant où, se révélant à soi telle l’exception qu’il est, c’est son illimitation même qui se montre et bourgeonne à l’infini. Puis vient le très étonnant « comme si personne », ceci posant la position originaire de ce Moi aux virtualités inépuisables, incommensurables. Et comment ne pas être transis jusqu’en ses propres fondements face à cette belle et unique énonciation « jusqu’à ce Moi le plus pur » ? Comment, face au surgissement imprévu de ce prodigieux solipsisme, ne pas envisager encore d’autres développements, une manière d’ivresse quant aux nouvelles possibilités de l’entendement humain, de sa puissance conceptuelle, du tremplin illimité qu’il offre dans la conquête de l’universel alors que le particulier est si étroit, si gêné aux entournures, tellement producteur de contraintes et d’échecs ? Révolution copernicienne s’il en est que la position de ce Moi qui foule aux pieds toutes les déterminations antérieures des facultés humaines.

   Et comment ne pas percevoir, dans ce Moi, l’extraordinaire fécondité qu’il contient en germe, dont Edmond Husserl tirera toutes les conséquences théoriques dans ses célèbres « Méditations cartésiennes » jusqu’aux pensées crépusculaires de la « Krisis ». Mais ici, il faut laisser la parole au Fondateur de l’admirable phénoménologie, sans doute le courant le plus novateur de la philosophie des XX° et XXI° siècles dans ses riches « Méditations » :  

   « Ce je et sa vie de je qui persistent nécessairement pour moi grâce à cette epokhế ne sont pas une partie du monde – et dire : « Je suis, ego cogito », cela ne veut plus dire : « Je suis en tant que cet homme-ci. » […] Par l’epokhế phénoménologique, je réduis le je humain naturel qui est le mien, ainsi que ma vie psychique – domaine de ma propre expérience psychologique – à mon je phénoménologique transcendantal, domaine de l’expérience phénoménologique transcendantale de soi. »

   Ce Moi que Descartes le premier a exhumé des cendres de la métaphysique, il demande un essor qui le conduise quasiment à l’illimitation d’un absolu ou, à tout le moins, sur les fonts d’un Idéalisme Transcendantal. Car l’étant est encore transi de doute au regard de ses attaches mondaines, de ses racines qui plongent dans le sol empirique, confus, tellurique. Mais quelle « chose », donc, peut s’abstraire à ce point de ses adhérences, de ses liens, se libérer de ses « fers » pour employer le lexique de Rousseau, se situer totalement hors doute, si ce n’est le pur ego de ses cogitationes, le Je du « je pense » ? Ce que Claude Romano définit par la formule synthétique suivante dans son beau livre « Au cœur de la raison, la phénoménologie » :

   « Å l’ego psychologique (l’âme) et à l’ego comme composé psycho-physique (« l’ego-homme »), qui sont tous les deux des réalités du monde, s’oppose désormais un ego transcendantal qui n’est ni dans le monde ni du monde, mais en forme l’origine constituante. »

   Ce que Martin Heidegger précisera selon la formule « indubitable » : « Il faut partir d’ailleurs que de l’ego cogito. »   « Questions IV »

   

   Cette parenthèse théorique refermée, il nous reste maintenant à labourer avec délices le sol de ce Moi-intime sans lequel notre approche demeurerait telle la branche dépouillée hivernale, une ombre d’elle-même. C’est du vivant, du concret, de l’intime,  du passionnel, du simple à portée de la main dont il nous faut faire l’épreuve amicale, portant Descartes auprès de nous, nous-même en « son poêle », comme lui en son Moi, deux consciences ouvertes à la beauté du Monde car la mesure mondaine, nous n’en doutons guère, est celle dont, chaque heure qui passe, nous pouvons faire l’expérience, certes heureuse ou malheureuse mais nul ne peut échapper à son destin si, du moins, notre narration personnelle est sa mise en musique.

 

   Quelques occurrences où le Moi-intime se donne en tant que « l’humain plus qu’humain »

 

   Et ici, puisque nous avons transgressé la bonne règle, les convenances, puisque nous avons eu l’effronterie d’apercevoir, sous la cuirasse du Philosophe, un peu de sa chair nue (sous la figure prosaïque de la « défloration », de « l’onanisme »), il convient que nous nous interrogions sur la dimension humaine, simplement humaine de cette haute Figure qui, elle aussi, connaît les vicissitudes de l’envie, les feux du désir, les affres, parfois, du lourd cheminement terrestre. Si Emmanuel Kant (tout comme Descartes d’ailleurs, Auteur du « Discours de la Méthode ») si donc le natif de Königsberg peut être perçu tel l’Auteur de la superbe « Critique de la raison pure », il n’en demeure pas moins qu’il ne peut que s’abreuver à cette « Raison pratique », tutoyer et même s’immerger dans ce domaine de l’agir qui, de toutes parts le cerne, tout comme il constitue le liseré de tout un chacun. Jean-Baptiste Botul a commis, il y a quelques années un petit opuscule intitulé « La vie sexuelle d'Emmanuel Kant » dont la présentation nous précise :

   « Kant semble avoir vécu dans la chasteté la plus complète. On ne lui connaît ni épouse ni maîtresse. C'est du moins ce que prétendent ses biographes. »

   Ce Philosophe dont la vie réglée comme du papier à musique semblait le mettre à l’écart de toute tentation voluptueuse concernent le sexe opposé, n’avait-il, en réalité pour maîtresses ses « Trois critiques » et autres extases intellectuelles ? Bien évidemment, les sceptiques, tout comme les autres peuvent en douter et le refuge dans la mélancolie ne saurait donner pour acquis que la vie sexuelle du Maître confinait à quelque confondant néant. Pour être Kant, pour être Descartes, on n’en est pas moins hommes, c’est ce que voudrait montrer la suite de cet article.

 

   SEUL

 

   « Monsieur d’Écart », « Seigneur d’Écart », a-t-on parfois appelé Descartes tant cette solitude recherchée, revendiquée et défendue bec et ongles irritait. »

   Certes nul n’aurait pu écrire « Les méditations métaphysiques » dans « le bruit et la fureur ». Il faut, aux recherches métaphysiques, une manière de clair-obscur, de lumière en demi-teinte afin que, précisément, de l’obscur puisse naître quelque « idée claire ». Si le prédicat « Seigneur d’Écart » était gentiment péjoratif, il faisait signe en direction de cette solitude nullement tissée des faveurs d’une vie exempte de toute difficulté, la « confession » de Descartes ci-après en atteste l’évidence s’il en était besoin.

 

   « Rien, ne reste rien, ni personne à qui se raccrocher. Seul et dans le noir le plus complet, « je me trouvai comme contraint d’entreprendre moi-même de me conduire. »

   Exilé en Hollande, retiré « dans son poêle », la solitude de Descartes, cependant, n’est nullement la solitude ordinaire affectant les quidams de passage sur Terre. Cette solitude est condition de possibilité de son œuvre, elle est entièrement coalescente à l’expression de son génie. Et le génie, nul ne peut le décrire avec des termes usuels, son monde est certes le nôtre mais à une octave bien supérieure.

 

   RÊVE - IMAGINATION

 

   « Si Descartes vit les deux premiers rêves dans la « terreur et l’effroi », le troisième, au contraire, lui est très agréable : « doutant s’il rêvait ou méditait, il se réveilla sans émotion et continua les yeux ouverts l’interprétation de son songe. »

   L’extraordinaire poursuit ici son singulier chemin. « Terreur et effroi », certes ceci ferait trembler quiconque sur ses bases, mais le Philosophe a mieux à faire que de s’abandonner à cette sorte d’angoisse native, « les yeux ouverts » (la lucidité, la clarté de l’entendement), interprètent le Monde et posent sur lui la grille interprétative d’une pensée toujours en alerte, toujours à la recherche de l’enchaînement des causes et des conséquences. Le portrait que je trace là, porte en lui ces beaux stigmates d’une ambivalence à l’œuvre, Descartes n’est lui-même qu’à s’adosser à ce réel têtu dont cependant son génie moissonne, chaque jour qui passe, les paradigmes d’une vision renouvelée des choses et des êtres. Ici se laisse entrevoir le hiatus de toute interprétation des actions humaines qui, au titre d’une conceptualisation du réel, lui impriment des torsions qui ne correspondent que partiellement à la complexité des sèmes partout disséminés, partout en fuite, on essaie d’en saisir l’étoffe et déjà ils sont loin en avant de nous.

 

    INTIMITÉ

 

   « Descartes ne raconte plus l’histoire de sa formation, mais il est là, c’est le son de sa voix que l’on entend à nouveau, mais, peut-être, sommes-nous devenus, nous aussi, plus mûrs, capables de pénétrer plus avant dans l’intimité d’un Descartes qui nous reçoit en robe de chambre, en ami, près de son poêle dont la chaleur est sensible tout au long de notre lecture. »

   Combien la mention de Marie-Paule Farina est heureuse, combien « chaleureuse », il va sans dire, puisque nous sommes invités au sein même de la galaxie cartésienne, là, dans sa chambre, lui-même en robe du même nom, près du poêle où ronronne un feu rassurant, nous laissant caresser par sa voix que nous supputons exacte en même temps que disponible. Mais qui donc n’a jamais rêvé de s’introduire dans le cabinet d’un Philosophe (je songe ici au « Philosophe en méditation » de Rembrandt qui contient dans la lumière même de ses pigments, la presque totalité de cette Métaphysique toujours insaisissable), qui n’a rêvé de se trouver dans la chambre d’un Ecrivain, rêvant secrètement de découvrir au seuil de sa contemplation quelque secret de fabrication, quelque alchimie détentrice de puissances irrévélées ? L’Auteur est habile à nous inviter à parcourir les plis de la confidence, à en révéler au plein jour la prolifique substance. Si la visée du concept se donnait sous le signe d’uns symphonie à trois temps, allégro, scherzo, andante, celle de l’intime se donne sous le rythme lent, apaisé, sentimental de l’adagio. Nous étions sur le seuil d’une défloration, nous voici au plein, là où les digues de la pudeur cèdent, où la chair de la confidence se fait onctueuse. Oui, à partir d’ici, comme nous le précise Marie-Paule Farina, « la chaleur est sensible tout au long de notre lecture. » C’est bien ceci le prodige de l’intime, faire se lever une source là ou rien n’était visible que l’aridité d’un terrain dont nulle faveur n’aurait ameubli le sol.

 

   PÈRE ET AMANT

 

   « Une seule lettre de Descartes fait allusion sans ambiguïté à Hélène (son Amante) et à Francine (sa Fille), en la nommant simplement sa « nièce ». Cette lettre […] on y découvre que Descartes a, en Hollande, au moins un ami en qui il a toute confiance, qui connaît Hélène, s’en occupe, a dû lui fournir, près de chez lui, un lieu où accoucher et une place et qui, en plus, lui transmet les lettres de Descartes. »

   Voici, après avoir longtemps erré auprès du concept, après avoir aperçu le paysage de l’intime, ce dernier se révèle avec toute la grâce dont il est porteur. Descartes se dévoile à nos yeux tel cet humain aux prises avec son destin. Quoi de plus commun, en effet, d’être lié à une Amante, d’obtenir d’elle qu’elle soit la mère de cet « enfant naturel » à soustraire aux yeux des Voyeurs et des Détracteurs de toutes sortes qui n’attendent que la chute de leur ennemi héréditaire ? Ceci est-ce affligeant de la part d’un Homme si élevé en soi, tellement porteur de grandes espérances de la pensée ? Non, tout homme, fût-il d’extraction commune a le droit, plein et entier, au nom de sa liberté, d’orienter son sentier selon la pente qu’il a choisi de lui imposer. Et nul n’a à juger des inclinations particulières, des décisions intimes. Mais est-ce donc si étrange que Rousseau, Sade, Descartes (pour emprunter quelques des noms du panthéon de l’Auteur) soient des germes comme les autres qui dispersent à l’envi les spores singulières de leur devenir ? Poser la question est déjà y répondre.

  

   DISTRACTION

 

   « Ce qui est certain, en tous cas, c’est que la présence de Francine et peut-être d’Hélène, je n’en sais rien, lui offre, pendant ces trois années si fécondes intellectuellement, une distraction, une sorte de petit cadeau du destin qu’il vit avec bonheur et en toute innocence. » 

    Certes, Hélène, Francine, peuvent être considérées à la manière de « Bêtises de Cambrai » destinées à purger ce Grand Homme de ses hautes considérations philosophiques, sorte de catharsis avant-courrière du dévoilement d’un Grand Œuvre. Mais, plus simplement, il me plaît d’imaginer Descartes sous les traits d’un Amant attentionné, d’un Père aimant car aucune grande théorie ne pourrait éthiquement se satisfaire du recours à des personnes humaines en guise de viatique pour servir des idées, fussent-elles admirables. « Distraction », certes au sens de « distraire » au sens étymologique de « détourner quelqu'un de l'objet auquel il s'applique ». Détourner provisoirement, installer une respiration sentimentale dans le grand cours fluvial des pensées.

 

   « …le passage d’une lettre à Mersenne […] imagine Descartes, jouant tous les jours dans son jardin avec la petite Francine de quatre ans, et tapant des mains pour faire se lever les oiseaux et l’amuser en attendant l’écho, pourquoi pas ? « Pour l’écho…je vous assure que je l’ai observé aux champs, en mon propre jardin… Et encore maintenant, il y a une planche de chicorée sauvage, dans laquelle il répond un peu quand on frappe des mains ; mais les grandes herbes où il répondait le plus distinctement ont été coupées. »    Ce passage est certes déconcertant. Un Descartes herborisant à la manière de Jean-Jacques dans sa bienheureuse Île de Saint-Pierre. Un Descartes jardinier mais alors il faut aller voir du côté du « cultiver son jardin » tel qu’énoncé par Voltaire par la voix de Candide, ce philosophe naïf sous lequel s’amuse à tromper son monde l’Auteur de « Zadig ». Oui, j’en conviens, il est déconcertant de déshabiller la statue de Descartes, d’ôter la pellicule très brillante sous laquelle s’abrite le promoteur de la Raison, mais combien il est heureux, aussi, de voir l’envers de la vêture et tous les artifices, empiècements, rapiéçages, reprisages qui tissent les fils de la destinée ordinaire des Hommes. Si le Descartes de la souveraine Raison ne peut faire phénomène que dans la distance, celui de la Passion nous touche directement au cœur et ceci est heureux !

     

   LES LARMES

   

   Lettre à Alphonse Pollot, ami hollandais : « Je ne suis pas de ceux qui estiment que les larmes et la tristesse n’appartiennent qu’aux femmes, et que, pour paraître homme de cœur, on se doive contraindre à montrer toujours un visage tranquille. J’ai senti depuis peu la perte de deux personnes qui m’étaient très proches et j’ai éprouvé que ceux qui me voulaient défendre la tristesse l’irritait. »

   Jamais Descartes ne pourra mieux jouer dans le proximal qu’à nous confier sa peine, sa détresse liée à la perte de ses deux êtres sans doute les plus chers. C’est un peu comme si « la méthode pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences » s’était soudain muée en « expérience pour bien cultiver sa passion et chercher la félicité dans l’Amour ». Oui, la pirouette est osée mais ce sont toujours les intervalles dialectiques qui, éloignant les deux termes de l’exposition au concept, s’accroissent mutuellement de leurs significations internes. Il est nécessaire de distendre le réel, de lui infliger une tension, de ce coup de fouet naissent les plus grandes intuitions. Oui, « la tristesse » appartient aussi aux hommes, lesquels, le plus souvent, sont décontenancés dès l’instant où leur Mère s’absente, où leur Maîtresse s’éloigne de quelques coudées : orphelinat sans fin des êtres ne reposant plus que sur un pôle, le masculin, cette légende de force et de puissance.

   C’est avec beaucoup de tact et de doigté, avec la finesse non seulement supposée, mais bien réelle de la position féminine, que Marie-Paule Farina nous invite, nous les hommes de faible volonté, à faire abstinence de qui nous sommes, à regarder notre soi-disant courage, notre détermination, nullement en nous, mais orientée en direction de la conquête de ces Femmes, Amantes et Mères sans qui nous ne serions que faibles balbutiements. On ne peut « défendre la tristesse » à qui l’expérimente en soi au creux le plus vif de l’intime. Pour nous, en nous, l’Auteur a tracé les voies les plus productrices de sens qui se puissent imaginer. Descartes de gloire et de lumière, Descartes d’affliction et d’ombre. Tous, autant que nous sommes puisons à ces deux sources de l’être et heureux qu’il en soit ainsi !

 

   Les autres ouvrages de Marie-Paule Farina dont la lecture est bien plus qu’une simple « distraction » :

 

   * Comprendre Sade – 2012 – éd. Max Milo

   * Sade et ses femmes. Correspondance et journal – éd. François Bourin – 2016

   * Le rire de Sade – Exssai de sadothérapie joyeuse – coédition institut Charles Cros/L’Harmattan -    

      2019

   * Flaubert, les luxures de plume - coédition institut Charles Cros/L’Harmattan – 2020

   * Rousseau, un ours dans le salon des Lumières - coédition institut Charles Cros/L’Harmattan – 2021

   * Voilà comme j’étais – Autobiographie posthume de Sade – éditions des instants - 2022

  

 

                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                            L

Partager cet article
Repost0
29 août 2024 4 29 /08 /août /2024 08:13
Secrète en sa guise obscure

Susana Kowalski

 

Bernard Plossu

« La nuit »

 

***

 

   « Secrète en sa guise obscure » pourrait recevoir comme sous-titre « du Temps-Fugue au Temps-Cristal », de la même façon « Secrète » aurait pu se dire sous le terme générique de « Temporelle » car, ici, c’est bien une méditation sur le Temps lui-même qui va être conduite selon la pente d’une totale singularité. Mais plutôt que d’aborder directement aux rivages abrupts du concept, convient-il de développer une fiction concernant Temporelle, manière d’entrelacement de réflexions et d’événements existentiels. Secrète-Temporelle donc, à l’horizon de ses journées, inscrit de longues déambulations dans la Nature, ce Causse désert qui se donne tel le lieu originel par excellence, le fondement à partir duquel se définir en tant que Soi, se mesurer, en quelque sorte, à cet espace ouvert qui, toujours, est inscription d’une temporalité, ici et maintenant, dans l’événement qui constitue et trace la voie de tout Existant en son destin strictement déterminé.

   Souvent, dans la pure fragrance du jour venant à son être, dans l’éveil de sa propre conscience à l’éveil du Monde, Secrète-Temporelle confie la curiosité naturelle de sa vision à la découverte florale, lexique premier dépliant une manière de lumière originelle. Quelle belle naïveté, quelle fraîcheur cette douce exhalaison du végétal, quelle beauté vacante livrée par le peuple des Simples, teinte parme du délicat Orchis, éclat blanc de la Saxifrage, généreux étoilement du Cérastium, touche gentiment solaire de la Potentille. Parfois, parmi le semis de ces Simples, fixe-t-elle son attention sur la modeste Aubépine qu’elle rend mystérieuse à souhait, usant de son appellation latine : Crataegus Oxyacantha. Secrète aime ses grappes de fleurs mousseuses regroupées en inflorescences parfumées, roses parfois, et le plus souvent blanches.

   Mais l’on est en droit de se questionner sur ces étranges affinités unissant Promeneuse (sans doute voudrait-il mieux dire Flâneuse), à ces menus faits qui, la plupart du temps, passent inaperçus. C’est ici que doit se situer l’inflexion opérant une métamorphose, passer d’une réalité simplement florale à une sémantique bien plus ouverte visant l’être secret des choses. En quelque sorte, homologie de Secrète et des secrets ici répandus à foison dont il faut bien tirer quelque enseignement. Ce qui doit nous retenir, avant même l’esthétique des lieux, c’est leur valeur herméneutique, c’est-à-dire l’interprétation que nous pouvons en faire au regard de la quotidienne déambulation de leur Hôtesse. Si le Lecteur, la Lectrice ont une inclination particulière à sonder le réel, alors convient-il de leur fournir quelque provende. Certes l’on peut paresser sur les chemins blancs, ignorer les messages partout inscrits (certes en termes voilés : le déplacement du peuple des fourmis, telle odeur suave, telle qualité de la lumière) et poursuivre sa route sans s’inquiéter davantage de ces sobres et discrètes présences.

   Mais, en préambule, nous parlions du Temps et bien que nous ne l’ayons jamais quitté, puisque nous-mêmes sommes Temps, accordons-nous une pause (une suspension précisément du Temps), peut-être son être nous apparaîtra-t-il à l’aune de cette césure. Donc une fleur d’aubépine à l’odeur un peu entêtante, ses bouquets de fleurs blanches et, parmi ces fleurs, une corolle de neige avec son étoile à cinq branches en son centre. Nous la dévisageons sans davantage nous interroger sur sa nature. Mais si, au hasard de notre regard, surgit le problème de sa venue à l’être, alors quelque chose comme une inquiétude commence à s’animer en nous. Temporelle donc, aujourd’hui, s’arrête et admire l’œuvre de la Nature : ce parfait déploiement qui donne acte à la fleur, la place ici, sur le Causse, au-dessus de la croûte blanche des pierres, sous la venue d’azur du ciel. Une manière de souple évidence : la chose est là qui déplie sa teinte, s’auréole de sa fragrance. Mais avançons dans le temps.  Temporelle demain : la corolle amie s’est fanée, il n’en demeure qu’une vague trace peinant à la définir fleur parmi les fleurs.

   Comment ne pas saisir, aussitôt, le genre de détresse appuyant de tout son poids sur les épaules de Promeneuse ? Affligeant constat d’une beauté s’effaçant afin de laisser la place à une chose maintenant dépourvue d’âme. L’Aubépine était qui n’est plus qu’un vague souvenir à l’orée des choses. Il en est, de l’essence de la manifestation, comme de tout ce qui, sous le vaste ciel, apparaît, clignote, disparaît à la vue, il n’en demeure, parfois, nulle trace de souvenir. La manifestation est de nature oxymorique-privative : la corolle ne s’ouvre qu’à entamer, déjà, son repli, tout comme les rayons du Soleil rétrocèdent en leur antre obscur lors de la naissance de la nuit. La fermeture d’Aubépine (nous en faisons un quasi Existant) ne fait fond que sur la fermeture qui nous est promise depuis l’aube de notre naissance. Deux Êtres dont les destins devaient confluer un Homme, une Femme, s’unissent dont l’étreinte se soldera, à partir d’un rien, par cet étrange « quelque chose » dont notre venue au Monde signe la présence. Aporie constitutive de tout surgissement au Monde dont le corrélat est son effacement. Immense et beau et tragique jeu dialectique portant en soi le germe et la moisissure, la promesse et son retrait, le projet et sa perte en des aires de mortel silence car la parole est soustraite à tous Ceux, à toutes Celles qui, au motif de la corruption dont ils sont les porte-insignes, ne persistent en leur être qu’à connaître leur fin perçant sous l’aimable visage de l’origine.

     En cet endroit de notre méditation il devient nécessaire d’accomplir un saut conceptuel afin de porter à sa juste mesure cette dimension temporelle qui nous occupe. Dans un de ses multiples écrits, le Poète Ossip Mandelstam nous dit « qu’une œuvre s’explique par son Auteur, c’est-à-dire précisément par un individu », donc par une subjectivité vivante. L’histoire racontée par un Auteur dans son roman laisse transparaître, en filigrane (parfois sans que le Lecteur n’en prenne conscience), la personne même de l’Auteur, les linéaments complexes de son pathos, les espoirs intimes suscités par son acte créateur. Or, « intime », « pathos », « espoir » sont de minuscules mais néanmoins actives transcendances au gré desquelles le Sujet-écrivant ne cherche qu’un accroissement de soi, une « réitération de soi », un supplément d’âme si l’on veut, une exaltation du sentiment d’exister, une manière d’extase l’emplissant du nectar d’une sublime joie. Mandelstam de nouveau :

   « Toutes les œuvres (…) ne racontent en fait qu’une même chose, l’histoire de leur venue à l’être. » Mandesltam encore : « Mais cette histoire c’est celle de chacun de nous. Ce n’est pas une histoire extérieure, ce n’est pas une histoire passée, c’est le mouvement de la vie qui nous donne à nous-mêmes à chaque instant. Et c’est pourquoi l’instant n’est pas non plus quelque chose de fugitif, à quoi il faudrait s’agripper. Å travers son éclat brille la puissance qui le pose et ne cesse de le poser. »    (C’est nous qui soulignons)

   La puissance posante est la vie-même, la substance même de l’Écrivain toujours tendu sur l’étrave aiguë de son propre pathos. Or, en l’Homme, le pathique a ceci de particulier qu’il révèle la nature tragique de son essence : il n’est jamais que la figure momentanée, la figure clignotante, le sursis avant même la « fin de partie ». Après cette longue parenthèse, regardons plus précisément Promeneuse marchant en-Soi, en-avant-de-Soi, en arrière-de-Soi, dans cette mesure temporelle qui est sa façon singulière d’exister. Marchant, Promeneuse redouble l’acte de création, de sa propre venue à l’être, chaque pas la crée que le suivant efface et porte aux profondes oubliettes d’une lacunaire mémoire. Avancée : chaque pas est scansion de Soi, scansion s’accordant au rythme du Monde : oscillation du nycthémère jour/nuit, pulsation du flux et du reflux des choses ordinaires, essor des arbres en direction du ciel, juste anticipation de leur chute. Finalement, sans doute faut-il croire que l’on peut schématiser le grand rythme universel en lequel nous sommes nécessairement inclus, selon la figure d’une sinusoïde affirmant son zénith avant que de rejoindre son nadir. Manière d’éternel retour du même. Ce lent mouvement immémorial n’est pas sans faire penser à l’éternelle cadence du geste d’amour, chaque pulsion : affirmation du désir de vivre, chaque retrait : confirmation de la nécessité, au terme de l’acte, de la mort qui guette depuis son terrifiant massif d’ombre.

   Que dire maintenant, ici, qui pourrait sauver Secrète-Temporelle des mors de son destin ? Revenons à la corolle blanche de la fleur d’Aubépine avec son étoile à cinq branches en son centre. Ce qui est à considérer avec attention si, cependant, nous souhaitons soustraire Promeneuse au piège de sa condition mortelle, ceci : certes Promeneuse (tout autant que nous), marche au bord de l’abîme et l’on pourrait logiquement désespérer de ceci. Mais il y a mieux à faire que de l’abandonner à la rigueur d’un destin d’inclination purement stoïcienne. Le mieux à faire : envisager Promeneuse dans une situation qui l’exonère de chuter bientôt. Fascinée par le pur éclat blanc de la corolle du Simple, elle, la Mortelle, se connaît en sa plénitude, en tant qu’immergée dans l’événement de son propre regard. Or ce regard, il nous faut l’envisager dans la dimension ouvrante de sa conversion phénoménologique. Un « savoir voir » authentique se substitue au regard intra-mondain du « On ». Magnifique formulation synthétique proposée par la Faculté de Philosophie Jean Moulin de Lyon :

    « En mettant en parenthèse l'ordre commun du voir, il nous donne accès à la conscience constituante, à l'être comme principe d’intelligibilité de l'ouverture du Dasein ou finalement au tangible comme fondement du visible. »

   Autrement dit une éducation du regard distraite de ses erreurs, de ses strabismes constitutifs afin d’aboutir au seul regard possible : celui qui vise les choses en leur inaltérable vérité. Seul, de cette manière, le voir est vision d’une possible joie. (Notre société médiatico-spectaculaire pourrait en tirer quelques leçons d’ordre éthique !).

   Le temps est venu (sans jeu de mot) de commenter ce qu’au début de cet article nous avions envisagé en tant que sous-titre : « Du Temps-Fugue au Temps-Cristal ». Ce qui, ici, est avant tout à considérer, c’est bien ce « savoir voir », autre formulation pour dire la nécessaire conversion d’un regard saisi en sa vérité au cœur même de l’instant. Sans doute un instant quintessencié, transfiguré par le travail de la conscience intentionnelle qui irrigue toutes les nervures de l’être visé (telle corolle de blanche aubépine), mais aussi, mais surtout de l’Être-visant, Secrète-Temporelle saisie au plein de son essence.  Car, pour qu’il y ait vérité, une double exigence se pose : celle de l’authentique de l’objet placé sous le regard, celle du Regardant qui lui attribue être et vie. « Être et vie », oui car seule cette application de la vision humaine à son répondant octroie à ce denier la parution ontologique qui lui est due si l’on vise correctement ce Simple, cette modeste création de la Nature. Deux créations de la Nature : la Femme, la Chose réunies en cette fraction temporelle de l’instant laquelle est chose précieuse. Et, en vertu de quoi, cette mesure infinitésimale du temps est-elle remarquable ? Simplement au motif qu’en l’instant seulement se recueille la fugue temporelle en une condensation, une cristallisation, lesquelles se synthétisent sous le clair visage d’un Temps-Cristal ramassé sur lui-même, perle véritative libre ne dépendant ni d’un passé qui en obèrerait le sens, ni d’un futur qui en compromettrait l’immédiate venue à soi.  

   Là, dans la pure trace immatérielle du Causse, là dans la blanche vapeur du silence, là dans la ténuité de la seconde, la rencontre-événement de Secrète-Temporelle et de celle qui, depuis toujours lui est destinée, Corolle-étoilée, se réalise l’unique fusion de deux êtres dans une manière d’identité tierce, comme si, de cette confluence, naissait un être de virginale manifestation. Alors, nul besoin de référence à quelque laborieuse réminiscence extirpée aux brumes du passé, nulle nécessité de projeter dans un illisible avenir quelque préméditation qui, jamais, ne pourrait se hisser à la hauteur de cette poésie en acte, de ce chant de source plié au sein même de sa propre félicité. « Félicité de l’instant » comme si cet instant, investi d’une intime conscience humaine, pouvait se regarder dans le tain d’un miroir rejoignant en ceci la pure activité réflexive humaine. Certes, ceci est bien étrange mais ceci ne se justifie qu’au motif transcendant qui traverse Promeneuse, lequel rejaillit, fait écho, applique à la chose visée un coefficient de surréalité dont elle ne saurait, à elle seule, être affectée. Regard de Secrète-Temporelle qui magnifie tout ce qu’il touche en cet instant qui, jamais, n’aura d’équivalent, dont l’énergie accomplit et porte à son acmé tout ce qui fait face. Ce à quoi l’instant quintessencié s’est appliqué :  métamorphoser le long fleuve du Temps, cette Fugue à l’infini, en la fine pointe d’un Cristal, passage du divers multiple indifférencié à cette pure exception de ce qui fait sens dans une manière d’heureuse évidence. Si le Temps-Fugue (de nature héraclitéenne) pouvait encore recevoir justifications logiques, accueillir des coordonnées spatiales, s’ordonner selon abscisses et ordonnées, le Temps-Cristal en sa configuration ramassée (de nature parménidienne, fixe, immuable, de l’ordre de l’Idée), est à lui-même sa propre mesure, son essentielle vérité.

   Si nous focalisons notre attention sur la Fugue musicale, laquelle vient « du nom de « fuga » (du latin : fugere, « fuir », si nous prenons conscience que, lors de son écoute « l'auditeur a l'impression que le thème ou sujet de la fugue fuit d'une voix à l'autre », nous percevons bien cette illimitation de sa nature, son foncier coefficient d’inachèvement, de privation d’un sens accompli, alors que l’idée même de Cristal en constitue l’antinomie sous le visage d’une belle unité. Si la Fugue, continûment reportée dans l’enchaînement des voix alternées, apparaît floue,  a contrario le Cristal en est l’exact contrepoint, une précision qui appelle la focalisation des sens de l’Observateur. Ce que la Fugue dispense en milliers de fragments, le Cristal en assemble les parties autour d’un unique pli. La valeur du Cristal fait apparaître son côté vivement ordonné, sa rigueur géométrique, ses arêtes tranchantes, translucides qui, métaphoriquement, font signe vers la vérité concrétisée, sorte de mise en équation du réel. Si la Fugue est le lieu du doute, le Cristal est celui de l’affirmation sans reste, de l’espace strictement circonscrit, du Temps en sa pointe la plus fine. Si, à ces évidents prédicats, nous ajoutons la valeur symbolique du Cristal comme « transparence de l'âme et du cœur, de la lucidité de la pensée, de la pureté. », comme miroir de « la sagesse naturelle », nous serons immédiatement saisis de l’intrinsèque qualité de cet instant qui lui correspond sur le mode analogique, de ce temps d’inépuisable ressourcement, à condition cependant qu’il soit envisagé sous l’angle de la puissance cardinale qu’il recèle si l’on s’applique à en atteindre la véritable cible sémantique.

   Maintenant, il ne nous reste plus qu’à commenter ce qui, dans la belle image de Bernard Plossu, « La Nuit », se laisse approcher en tant que signification chez « Nocturne » (alias Secrète-Temporelle, Promeneuse, Flâneuse, car l’être est toujours oscillation autour d’une polarité, constant réaménagement avant que, d’une manière entièrement hypothétique, théorique, ce dernier, l’être, puisse trouver son calme et son repos.)

 

Secrète en sa guise obscure

   Tout le jour la lumière a été vive qui faisait son sourd bourdonnement, son bruit de feuille morte raclant le sol de poussière, tout le jour, les Hommes, les Femmes, placés sous le joug de clarté n’ont eu d’autre mesure que de baisser les yeux, d’avancer au hasard des chemins, leur conscience ensevelie au sein même de leur plaine de chair. Habituellement, l’on rapproche la Lumière de la Vérité, en en faisant des quasi-synonymes. Certes la métaphore est assez exacte. Cependant seule une lumière cohérente, canalisée, si l’on veut, disciplinée, laisse émerger de son peuple de phosphènes une possibilité de sincérité. Trop de clarté et les yeux sont débordés, la conscience submergée et, en lieu et place de l’authenticité, ce n’est qu’une matière frelatée qui se propose à la lucidité des Existants.

   Puis le jour décroît, puis le crépuscule assemble ses rayons à la manière d’un fagot et les premiers mouvements nocturnes, resserrant les lèvres du jour, font signe vers la nuit qui, toujours, est recueil en soi de ce qui est essentiel, de ce qui se dérobe à la prodigalité du jour, à ses excès, à ses dons pluriels, à ses déclinaisons infinies. La mission essentielle de la brune, de l’heure hespérique : condenser, cristalliser ce qui, tout le jour a eu lieu, qui ne demande qu’à reconnaître, au sein de l’ombre, l’étroitesse d’un regard, la belle synthèse dépouillée de son luxe de détails, de ses polyphoniques excroissances, de ses lianes arbustives qui enserrent, font de la vision ordinaire du Monde une silhouette aliénée parcequ’éblouie, dispersée aux quatre vents  des humeurs chagrines, poncée à vif au gré des bacchanales qui, chaque jour, davantage, ont creusé en l’humain les ornières du doute, de la dérision.

   Avant que de confier son corps à la soie de la nuit, convient-il de se recentrer sur Soi, de se purifier, en quelque sorte. Une heure neuve va commencer qui suppose quelque rituel initiatique, quelque cérémonie intime comme lorsque la Promise, dans le secret de son âme, rassemble son amicale énergie avant de l’offrir à celui à qui en est l’amoureux destinataire. Secrète-Temporelle s’est portée au-devant de son miroir. Dans la petite pièce la lumière est douce, tamisée, identique à celle des boudoirs d’autrefois en lesquels on confiait son désordre personnel à une oreille amie. La vêture est noire, longue, enveloppante. Pareille à la chevelure, ruisseau d’ébène se perdant dans l’illisible des signes. Les bras sont relevés qui retiennent les vagues de la chevelure. Le visage est un ovale à peine perceptible. Un miroir est au mur qu’un large cadre de bois détoure. A proprement parler, on n’aperçoit à peu près rien sur la plaine de verre, à peine un fragment, sans doute l’angle d’un coude justifiant Celle que nous observons.

   Dès cet instant, et plutôt que de poursuivre plus avant notre description, il devient nécessaire de poser les jalons de quelque interprétation vraisemblable. La temporalité diurne, cet éclatement, cette dispersion, cette infinie mouvementation ont trouvé, en la dimension nocturne, les termes mêmes de leur antinomie. Le temps s’est resserré, a replié ses rayons. De l’éternelle Fugue qu’il était, le voici ramené au pur fragment de Cristal. Se regardant dans le miroir c’est un étrange phénomène qui se produit : le regard de Temporelle en tant que regard se regardant. Au jour, ce même regard se déployait selon collines et vallons, selon déambulations humaines, selon la myriade de choses essaimant les sentiers du Monde. La nuit, telle une nuit originelle, a tout ramené à l’étroitesse d’un germe, d’une graine consciente d’elle-même avant que le prochain jour ne la dispose à nouveau à faire effraction dans une pluralité de signes, de gestes, d’actes ne connaissant nulle limite.

   Temporelle, plongée au sein même de ce regard talqué d’absolu, il est à lui-même le début et la fin, la cause et l’effet, Temporelle donc ne s’arrime ni à un passé déjà révolu, ni à un futur qui bourgeonne au loin mais dans le plus pur des néants qui se puisse imaginer. Ce à quoi s’applique Temporelle : uniquement à donner lieu à l’étincelle de l’instant, cette présence du présent qui est la seule dimension perceptible lorsque l’on considère les choses en leur vérité la plus spontanée. Nulle réminiscence de quelque souvenir que ce soit, joyeux ou triste. Nulle volonté de se projeter au-delà de ce verre du miroir dont, vous l’aurez compris, il est l’allégorie même de l’imminence du jouir de l’être, tout déport de celui-ci dans le temps étant renoncement à qui il est, effacement de tous ses prédicats actuels. Car oui, nous sommes avec Temporelle-au-Miroir, dans l’actualisation la plus radicale de qui-elle-est. Clairement délimitée par cette qualité temporelle immédiate, elle ne connaît nullement les avatars de sa biographie, pas plus qu’elle ne peut se perdre dans la nasse complexe de ses revendications futures. Telle qu’elle est en cet instant de sa méditation-contemplation, elle ne peut que susciter une réelle homologie avec les propos mallarméens,

 

« Telle qu’en elle-même l’éternité la change »

 

   dont nous proposons une infime variation. « Telle qu’en elle-même » dit l’essence inaltérable de son être.  « L’éternité la change », ce curieux oxymore joue sur l’effet de surprise dont le Poète escompte qu’il fera naître, en quelque manière, cette réalité platonicienne de l’Idée, ce monde Idéal dont tout Créateur est en quête, sa volonté se défendit-elle de poursuivre cette obscure chimère.

   Mais qui donc, sur cette Terre affligée de mille maux, n’a jamais caressé l’étrange songe de devenir immortel, d’outrepasser les rives bornées de sa propre naissance, de sa propre mort ? Est-ce là pure bluette de l’enfance, caprice d’adulte non encore parvenu au rationnel de la maturité ? Est-ce fantaisie imaginaire et alors, derrière soi, laissant la dépouille du réel, on marcherait sur l’eau, on déambulerait au milieu du peuple des nuages, là où d’archangéliques ailes bien disposées en notre faveur nous promettraient d’édéniques grâces ? Å la vérité, mais nous n’en pouvons rien savoir, quelle est la nature intime du Temps : l’incessante agitation d’une Fugue ou bien l’immobilité du Cristal ? Sans doute le fait même de poser la question, bien plutôt que de constituer une simple esquive est le point même à partir duquel, nous Êtres bifides, Êtres en partage, Êtres de l’ombre et de la lumière, pouvons trouver le site le plus indiscutable de nos errances, elles sont le symbole de notre liberté.

 

Être libre, est-ce ne point choisir ?

Est-on en-deçà de l’instant ?

Au-delà de l’instant ?

Ou bien, de façon

plus déterminée,

coïncidons-nous avec lui,

assemblant en ceci le divers

dans une essence immuable

dont au moins une fois

dans notre existence

nous serions le lieu

d’actualisation ?

Ou bien notre

humaine condition

Nous condamne-t-elle,

éternellement,

 à n’être qu’un

simple fléau

occupé de Soi,

une constante vacillation,

une infinie fluctuation,

une obsédante Fugue

cherchant à saisir

un rassurant

un définitif

Cristal ?

Qu’est-on

 que nous peinons,

toujours, à porter à

la clarté du verbe 

assuré de sa

propre vérité ?

 

 

Partager cet article
Repost0
23 août 2024 5 23 /08 /août /2024 08:37
 D’une possible mélancolie

« Melancholia »

Dürer

Source : Wikipédia

 

***

 

   [Cet article, réponse aux remarques de Nathalie Gauvin, se veut, essentiellement, recherche sur la signification de cette « mélancolie » qui, pour beaucoup, à commencer par moi, demeure floue. Ainsi, certaines questions restées en suspens, méritent-elles amplement d’être abordées, car, ne le seraient-elles, elles continueraient à jeter, sur notre existence, une ombre foncièrement inexpliquée, donc angoissée. Certes, les quelques éclaircissements ci-après, bien loin de résoudre l’aporie constitutive de nos doutes et errements, se veulent désobstruction de notions sans doute périphériques mais, nous le sentons bien en notre intime, qui n’en méritent pas moins une attention soutenue.]

 

   Le propos de Nathalie Gauvin

 

   « Ne pouvez-vous concevoir, mon ami, quelques espoirs à votre mélancolie, pour qu'à votre apologie de la mort et de la finitude, il ne faille que l'éther d'un parfum de femme pour vaincre cet incube infâme qui bataille les enfers Et si la lumière survivait à l’ombre, qu'à l'infini de l'univers on ne comptait pas de nombre, qu'il suffisait de croire pour trouver le chemin, triompher de la nuit dans l'aube d'un matin et tenir dans ses mains les fruits de sa victoire ? Je sais que Dieu pour vous tient de la seule utopie et qu'au paradis vous ne trouvez que linceul d'incertitude mais telle une amie que vos tourments désarment et remuent comme une voile qui navigue à vue et sans repère jusqu'au fond de l’âme, je voudrais être celle que l'absolu consume autant qu'elle la condamne pour pouvoir vous soustraire à cette amertume de n'espérer du ciel que des poussières d'étoiles. »

 

   Quelques remarques préliminaires sur vos propos qui sont, d’abord, le lieu d’une belle esthétique, ensuite constituent une généreuse et libre méditation sur des pensées aussi complexes et métaphysiques que celles à propos de Dieu, de l’Âme, de la Mort, de la Finitude. Le chantier est vaste qui va jusqu’aux confins de l’univers du recueillement et de la réflexion. Autrement dit, méditant ceci, nous sommes comme déportés de nous, situés en des frontières d’impalpable venue. Notre vue se trouble, s’irise, diverge selon une myriade de fragments étincelants et nous sommes aveuglés de tant d’intense lumière. Aborder le prestigieux site de la Métaphysique est toujours une redoutable épreuve au motif que, partant de notre naturelle immanence (notre vie est singulièrement étroite, contingente, le plus souvent mesquine, parfois réduite à son ombre), en appelant à des horizons qui nous dépassent, cette transcendance que nous hélons de nos vœux mais dont nous redoutons qu’elle ne nous réduise à néant, nous intuitionnons la difficulté de la tâche, sinon sa quasi impossibilité. Et pourtant nous persistons à vouloir tutoyer cette fluctuante lisière, cette ligne flexueuse qui serpente et oscille, tantôt empruntant à nos foncières expériences existentielles, tantôt se hasardant à envisager, à donner figure à ce qui, par définition, n’en a point : Dieu, l’Infini, l’Absolu. Et c’est bien parce que nous savons ces entités inaccessibles que nous voulons en connaître la tulle fragile, la dentelle onirique sous lesquelles ils se dissimulent et nous mettent au défi de les approcher. Depuis toujours sans doute, suis-je converti à cette approche permanente du vertige Métaphysique, lequel dépasse, de loin, tous ceux qui, existentiellement affectés, replongent aussitôt dans la brume dont, un instant, ils ont émergé.

   Mais, opérons par ordre. Et déjà la première citation de votre propos, « votre apologie de la mort et de la finitude » ne fait qu’ouvrir un océan d’abyssales réflexions. Certes, nombre de mes textes font référence à la « mort » et à la « finitude ». Cependant, loin de moi l’intention d’en faire quelque apologie que ce soit. Bien évidemment, c’est pur truisme que de prononcer la sourde réalité de cette borne finale qui, loin d’être extérieure à qui nous sommes, en constitue le point d’orgue et nous accomplit en totalité car notre mort, que nous le voulions ou non, fait partie intégrante de notre aventure humaine. Nous ne pouvons nous en exonérer. Ceux, celles qui le croient biffent de leur horizon ce qui, fondement essentiel de notre condition, la détermine bien plus qu’ils ne le pensent. Toujours la question de la finitude emboîte nos pas, double nos actions, poudre nos sentiments amoureux du frimas du tragique. Ceci est consubstantiel aux êtres que nous sommes. Si je pouvais prendre quelque recul par rapport à qui je suis, je dirais que, d’une manière certes toute approximative, je suis affecté de la pensée stoïcienne de la mort, telle que superbement mise en exergue par Montaigne dans ses « Essais » au Livre 1 :

   « La préméditation de la mort est préméditation de la liberté… Le savoir mourir nous affranchit de toute subjection et contrainte. »

   Certes beaucoup se rebelleront à la simple idée que la mort puisse être, en quelque façon, synonyme de liberté et la plupart penseront que c’est bien l’inverse de cette proposition qui constitue l’exacte réalité. Éliminer, d’emblée la question de la mort trouverait son équivalent dans le fait de vouloir biffer sa propre naissance, considérant qu’elle ne fait nullement partie de son patrimoine existentiel. L’on sent bien ici le gauchissement de tels concepts qui, de manière radicale, infondée, déterminent en tant que vie la simple parenthèse ouverte par nos premiers babils, refermée, peut-être par une lecture, la vue de quelque spectacle. C’est ici qu’il s’agit de poser des différences fondamentales, non miscibles entre elles. Si, à l’évidence la mort physique ne fait pas partie de la vie, à l’opposé, la mort métaphysique en embrasse la totalité du champ. La seule idée de la mort physique est insupportable, elle est une manière d’offense faite à notre joie de vivre, de créer, d’induire du mouvement en toute chose qui se donne comme possibilité de métamorphose, d’ouverture et de retrait, de transition vers un plus loin que soi. La mort physique n’a nul « plus loin » elle est la figure figée, soudée à son propre roc de marbre, elle est condition minérale, sans plus, elle est hors-sens, elle est dé-figuration de ce qui était forme qui, maintenant, est in-forme, extérieur à tout essai de définition, de projet d’horizon. Le couvercle en forme d’hiéroglyphe du sarcophage est définitivement refermé qui ne verra plus nulle lumière, ne percevra plus aucun son.

   Å l’inverse et de façon, bien plus positive, bien plus signifiante, la méditation métaphysique sur la mort ne peut que s’ouvrir sur une dimension polysémique illimitée. Tel y apercevra la silhouette transcendante de Dieu, tel y projettera l’image d’un arrière-monde dont sa vie durant il aura été hanté, tel autre enfin, hallucinera quelque large horizon post mortem où flotteront, dans une manière de grâce infinie, les mérites de l’Art, les prouesses de la Littérature, les brillantes idées de la Philosophie. Si la métaphysique peut revêtir le visage aimable de la liberté, par pur contraste, la dimension physique apparaît comme lieu infini des diverses aliénations.

   Ensuite, et en tant qu’inversion purement dialectique, votre belle formulation : « l'éther d'un parfum de femme pour vaincre cet incube infâme qui bataille les enfers ». Croyez bien, Nathalie, que je suis sensible à ce « parfum de femme » que l’on peut traduire par la « fragrance de l’amour », ce parfum qui est celui de la vie en son superbe éploiement. Nombre de mes écrits donnent site au pur émerveillement d’exister, à l’infinie beauté des paysages, à la générosité des Autres, à l’immense gratitude que l’on doit au mérite de penser, à l’essentielle gemme de la Langue, à la fascination de toute cette profusion ontologique qui vient à nous avec la faveur inimitable d’un inépuisable don. Oui, il y a bien des motifs de satisfaction sur le chemin de la vie, ce dernier fût-il semé de pièges, d’ornières, de fondrières. Mais précisément, s’exonérer de telles apories, c’est écrire de merveilleux poèmes comme les vôtres, c’est, pour moi, aligner, mot après mot, texte après texte, ces milliers de minces signes noirs qui, loin d’être anonymes et anodins, peuplent mes jours d’une amitié sans égale parce qu’autonome, infiniment libre d’aller ici ou là, toujours à la recherche du sens cependant car, autrement, ce serait activité purement gratuite, donc fuite devant la vérité.

   Et puisque je viens de prononcer le beau mot de « Vérité », je ne peux faire l’économie d’une approche singulière, vérité qui pour vous s’énonce selon la figure de Dieu, pour moi selon la triple transcendance de l’Art, de la Littérature, de la Philosophie. Vous du côté du Transcendant, moi du côté de la transcendance. Si ces mots présentent une paronymie évidente, leurs sens respectifs n’en sont pas moins éloignés. Par définition le Transcendant est le Tout Autre, l’Absolu, l’inapprochable, le tout juste nommable. Le plus éloigné qui soit. Bien évidemment, ces belles matières auxquelles j’attribue un coefficient élevé de transcendance, Art, Littérature, Philosophie, bien que situés à l’extérieur de Soi, à des altitudes parfois illisibles, à la fine pointe de la pensée, m’y abreuvant, je ne saurais prétendre posséder la totalité de leur belle et profonde densité. Cependant des passerelles existent, les textes se refusent mais finissent par céder un peu de leur énigme et il y a même un jeu heureux à progresser dans une œuvre, à tâtons, à palper ici et là quelques efflorescences, à deviner la richesse d’un secret et c’est le chemin qui compte, nullement le but. Mais qui donc pourrait prétendre connaître et comprendre la totalité d’un traité, en saisir jusqu’à la « substantifique moelle » ? Alors, Nathalie, si nous semblons à égalité de traitement, vous avez le mérite de placer « la barre plus haut », si je peux me permettre cette métaphore facile, au regard de l’Absolu de Dieu, lequel ne peut que survoler de haut ces instances relatives quoique brillantes des concepts, des méditations, des peintures, des poèmes, des récits et autres subtilités en lesquelles j’ai choisi, affinités aidant, de tracer ma modeste voie.

   Bien évidemment nul n’a besoin de fournir de justifications, de déployer des trésors d’imagination afin de mettre en lumière et de donner priorité à telle ou telle inclination personnelle, à tel choix qui ne peut relever que de « l’intime conviction ».  Oui, dans ces domaines d’élection, c’est bien la conviction qui est le moteur central de la motivation, cette conviction qui répond à la définition suivante : « Certitude fondée sur des preuves évidentes ».   

Pour vous, je n’en puis douter, Dieu est la « preuve évidente », tout comme pour moi le triptyque Art-Littérature-Philosophie. Mais au fait, la preuve de quoi ? La preuve de ce qui, jamais ne peut être prouvé. « La foi ne se prouve pas, elle s'éprouve », nous dit Maurice Chapelan. Certes, en ce domaine, l’épreuve est supérieure à la preuve. Contentons-nous d’éprouver, de mettre à l’épreuve, n’affirmons rien d’extérieur au principe de Raison. C’est un peu ma maxime et je ne doute gère, Nathalie, que votre foi n’excède ceci et vous attire en des lieux d’immortelle félicité. Nous ne pouvons jouer Dieu contre « La Divine Comédie ». Jamais la Philosophie, fût-elle puissante en ses concepts, ne pourra tracer avec quelque certitude les contours de l’Absolu. « Å chacun son Absolu » si je peux m’autoriser l’arrogance d’une telle assertion. « Il est fait à chacun selon sa foi », énonce le sous-titre d’un ouvrage de ce que l’on nomme aujourd’hui, avec un brin d’emphase, « développement personnel », commentaire du titre « La promesse du bonheur ». Ces livres, plein de « bons sentiments », et de recettes à portée de main portent à sourire au motif de leur étonnante naïveté. Ces livres (mais s’agit-il encore de « livres » ?), en fait, ne font que reposer sur cette fameuse « foi du charbonnier » dont la désarmante simplicité consiste à croire et à donner consistance à tout ce qui vient d’une parole soi-disant « autorisée ». Bien évidemment, je ne cite ceci que pour mémoire, ayant bien perçu, en vous Nathalie, une foi reposant sur de plus solides fondements. Alors, mettre en balance foi en Dieu et « foi » en la Littérature ? Bien entendu il y a ici une évidente dissymétrie, une réelle dysharmonie à mettre en regard la Divinité avec ce qu’elle ne sera jamais, à savoir une ligne dans un livre, une image poétique, une pensée sur le Monde.

   Comme vous le dites sur un beau mode poétique, (ce en quoi nous pouvons nous rejoindre), je n’espère « du ciel que des poussières d'étoiles » et ne trace de visage de Dieu que sur le mode « de la seule utopie ». Or, en ce domaine métaphysique nous sommes à égalité de vision, à savoir que l’invisible est toujours indéfrichable, c’est bien là le signe le plus « formel » de son essence, une « phénoménologie de l’invisible » pour employer une formule célèbre entièrement calquée sur l’illogique d’un oxymore. Mais, bien évidemment, méditer sur toutes ces questions relève du méta-logique. Le champ est immense autant qu’indéterminé ! Je crois savoir que vous pensez comme moi.

   Mais après ces considérations somme toute générales, convient-il d’aborder le thème de la mélancolie avec plus de détermination. Car, en les plis de la mélancolie, il y va de notre être même. Mais procédons par ordre. Les traces opérantes de la mélancolie, nous essaierons de les envisager du plus général chez l’être de l’Homme tel que posé par Martin Heidegger, au plus particulier telle la représentation symbolique de cet état d’âme chez Dürer, pour finir par le concept de contingence forgé par Sartre dans « La Nausée ». Mais au préalable nous ne pouvons faire l’économie de la définition de la mélancolie telle qu’apparaissant dans le dictionnaire :

   « État affectif plus ou moins durable de profonde tristesse, accompagné d'un assombrissement de l'humeur et d'un certain dégoût de soi-même et de l'existence. Synon. idées noires, cafard (fam.), dépression. »

   Parmi d’autres c’est cette occurrence que j’ai relevée, pensant qu’elle correspond au plus près à votre propre définition de cette inclination au négatif de l’existence. Les fragments ci-après sont la transcription exacte d’articles tirés de Wikipédia.

 

     Être-vers-la-Mort Heideggérien   (C’est moi qui souligne les mots jugés essentiels)

 

   « Conformément au thème général de son livre, la question que se pose Heidegger n'est pas directement une question sur la mort, sur l'événement du décès proprement dit, mais celle du « mourir » pour le Dasein. Heidegger ne manifeste aucun intérêt pour quelque chose comme un au-delà de la mort. Cette question va mettre en jeu pour le Dasein la question de son « pouvoir-être authentique » et de savoir si, et comment, la prise de conscience par l'homme de sa propre mort, de son « pouvoir-mourir », est de nature à lui permettre de se libérer de la puissance du On, du bon sens et de l'opinion générale, et à s'assumer authentiquement ; à être ce qu'il est, en « propre ».  

 

   Melancolia - Dürer

 

« Le sujet central de l'estampe est une figure féminine ailée énigmatique et sombre considérée comme une personnification de la mélancolie, Melancolia. Dürer peut avoir associé la mélancolie à l'activité créatrice ; la femme peut être une représentation d'une muse attendant l'inspiration mais craignant qu'elle ne revienne pas. » 

 

   Sartre - « La Nausée »

 

   « Le titre initial choisi par Jean-Paul Sartre était Melancholia, par référence à la gravure du même nom de Dürer, mais Gaston Gallimard impose finalement, avec son accord, le titre définitif « La Nausée. »

   « Cette façon d'aborder le cogito est la conséquence directe de la contingence de l'existence en ce qu'elle ne peut être déduite à l'aide de raisonnements logiques (comme le fait Descartes dans ses Méditations). C'est sans doute pour cette raison qu'à quelques reprises le personnage de Roquentin parodie la pensée cartésienne, notamment lorsqu'il dit : « l'existence est molle et roule et ballotte, je ballotte entre les maisons, je suis, j'existe, je pense donc je ballotte, je suis, l'existence est une chute tombée, tombera pas, tombera, le doigt gratte à la lucarne, l'existence est une imperfection. » 

   Si, dans ces trois longs extraits on cherche à accentuer ce qui, de la mélancolie, se donne tel l’essentiel, voici ce qui s’en dégagera avec évidence, c’est du moins ma perception :  

   Chez Heidegger, mélancolie en tant qu’angoisse fondamentale liée au « pouvoir-être authentique » qui, seul, est en mesure de réaliser la liberté.

   Ensuite, chez Dürer, mélancolie comme privation du don de créer.

   Enfin, chez Sartre, mélancolie comme existence imparfaite.

   L’on s’aperçoit ici que, loin d’être une simple bluette de passage, une comptine pour enfants sages, le fondement de la mélancolie est bien plus abyssal, qu’il concerne le fonctionnement de l’entièreté de l’être humain jusqu’en ses assises les plus questionnantes. Dans la profonde mélancolie, comme dans l’angoisse plénière, l’être-de-l’Homme est confronté au vide-même, au rien du Néant. L’intuition d’Anatole France dans « Lys rouge » en témoigne à l’envi :

   « Il était dans une de ses heures de mélancolie, où le néant lui apparaissait au bout prochain de la vie. »

   Si l’on essaie de synthétiser, l’on obtient ceci :

   De la mondéité du « ON » existentiel ontique au pur événement ontologique de l’être-au-monde semblent se dessiner, vis-à-vis du motif de la mélancolie, deux strates sémantiques qui, selon moi, pourraient ressortir

   * à une couche superficielle « physique » et l’on parlerait alors de « mélancolie ordinaire »,   

   * alors qu’une seconde couche moins visible, d’ordre « métaphysique » ferait signe en direction d’une « mélancolie essentielle ».

   En réalité deux variations d’un visage unique. Deux réalités inséparées, la « mélancolie ordinaire » faisant fond, toujours, sur la « mélancolie essentielle ». Question de degré, certes et la frontière est si peu visible, la métamorphose de l’une en l’autre, imperceptible.

   Å cette « mélancolie physique ordinaire » répondrait, dans l’ordre du poème, « Il pleure dans mon cœur » de Verlaine ;

   alors qu’à cette « mélancolie métaphysique essentielle » correspondrait un autre poème de Verlaine « Chanson d’automne - Poèmes saturniens ».

 

« Il pleure dans mon coeur

Comme il pleut sur la ville ;

Quelle est cette langueur

Qui pénètre mon coeur ? »

 

*

 

Les sanglots longs
Des violons
De l’automne
Blessent mon coeur
D’une langueur
Monotone.

 

*

 

   Certes, la matière de ces deux poèmes semble, à première vue, identique. Mais un examen plus attentif décèle plus que de fins tropismes, des différences essentielles, un glissement du sens de l’existentiel concret à l’ontologique abstrait.

 

   1° poème

 

   D’abord, la préposition « dans » attribue une spatialité précise en laquelle le « pleure » s’abîme.

   Ensuite le comparatif « comme » fait venir à lui le cadre existentiel de la ville, donc la possibilité insigne d’une présence.

 

   2° poème

 

   « Les sanglots longs » sont indéterminés, provenant, sans doute du fond abyssal de l’étonnante figuration de l’Homme, identique en son émoi fondamental à la plainte du « violon » dans un espace infini, sans bords, sans frontière, informe donc inquiétant.

   Ici « les sanglots » sont, pourrait-on dire, « performatifs », accomplissant ce qu’ils annoncent, blessant le « cœur d’une langueur monotone », langueur dont l’atonie, la léthargie sont synonymes de la perte de l’être en l’immensité même de son énigme.  

  

   Oui, Nathalie, je conçois que la teneur « philosophique » de mon propos ne vous désarme, en quelque manière, le sens, parfois, disparaissant sous l’aridité du concept. Alors, après toutes ces considérations théoriques, je vais tâcher de revenir au concret d’une situation telle qu’elle se donne dans « la vie ordinaire », m’essayant à commenter cette belle toile d’Edvard Munch, peintre métaphysique s’il en est.

 

 D’une possible mélancolie

« Melancholia »

Edvard Munch

Source : Image du Net

   

   Mon interprétation de ce tableau se fera de façon symbolique, essayant de repérer dans les formes, à la fois leur valeur de phénomène strictement visible (ce que j’ai nommé « mélancolie ordinaire », manifestée dans le sensible), à la fois ce qui, sous le phénomène, en anime la manifestation (ce que j’ai nommé « mélancolie essentielle » seulement intuitionnable dans l’intelligible). Car, à l’évidence, si le tronc de l’arbre se donne à nous comme le plus visible, pour autant nous ne pouvons ignorer racines, rhizomes qui courent sous la surface du sol, alimentant tout ce qui, dans l’air se déploie : ramures et frondaisons.

   Donc, dans l’aire de visibilité, de ressenti immédiat : Esseulée (c’est ainsi que je la nommerai) est au centre de la pièce, plongée, semble-t-il, dans une étrange solitude. Si, dans la pièce, tout est clair qui se donne selon des teintes chaudes, elle, Solitaire est plongée, immergée pourrait-on dire dans des teintes froides qui paraissent la soustraire au regard du Monde. Retirée en soi comme si rien ne pouvait la relier à quelque altérité que ce soit. Le titre du tableau, « Melancholia », ne laisse aucun doute sur le profond désarroi qui l’étreint. Perdue aux Autres, vraisemblablement, perdue à elle-même possiblement, le regard noir, absent, en témoigne largement. La posture est figée, catatonique comme si le poids immense de l’accablement l’avait immolée en une confondante neurasthénie. Elle, Mélancholia, irrévocablement retirée en soi, offre l’image d’une citadelle en laquelle aucune meurtrière, si étroite fût-elle, ne pût amener quelque lumière fécondante. Plus haut, dans mon article, j’évoquais le sombre couvercle d’un sarcophage, voici qu’ici sa réalité tragique s’affirme en tant que seule issue possible de l’existence humaine. Certes, nous ne pouvons douter, qu’en cette pièce pourtant si claire, ne se livre guère qu’un genre d’obscur pandémonium, une danse d’ombres, un spectral pas de deux.

   Donc, maintenant, l’aire d’invisibilité, de discernement différé, puisque le fondement abstrait, le socle métaphysique sur lequel prend fond l’inclination de l’âme, nullement représentable, néanmoins peut faire figure sous quelques traits qui, pour être tangibles (ces linéaments, ces lignes flexueuses, ces distorsions, ces ondoiements, ces vagues qui, aussi bien apparaissent dans la représentation tumultueuse du « Cri », aussi bien dans l’œuvre présentement étudiée), n’en demeurent pas moins cryptés, sujets à toutes les hypothèses dont, pour ma part, je ne retiendrai que la valeur de puissance hautement métaphysique.

 D’une possible mélancolie

Détails du paysage de neige et de la toile cirée dans « Melancholia »

 D’une possible mélancolie

 

Ciel tourmenté dans « Le Cri »

  

   Quel autre motif pourrait donc convoquer le Peintre pour donner site aux pulsions métaphysiques, aux déflagrations inconscientes, aux profondeurs abyssales de la nature humaine, si ce n’est au moyen de cette tempétueuse chorégraphie dont tout un chacun ressent bien en soi, au plus intime, au plus profond, les mouvements telluriques, les bouillonnements de lave, les sourdes impatiences ? C’est dans la nature des choses que de dévoiler, telle la Lune sa face éclairée alors que la cachée demeure dans le secret nocturne. Pour ma part, j’aime à penser que la métaphysique use d’homologies signifiantes (ces traits, ces pointillés, ces fourmillements impressionnistes, ces clameurs du fauvisme, ces éclatements du cubisme, ces outre-noirs avec ses herses de signes clairs sur fond de pure énigme), donc d’user de signes qui, pour nous, la plupart du temps, se dissimulent aux lumières de notre conscience et, sans doute, est-il heureux qu’il en soit ainsi, faute d’êtres réduits à la cécité à la réverbération de ces hautes clameurs.

   Voici, Nathalie, ma réponse bavarde, mon interprétation hardie de ce qui, n’ayant nul mot, réclame de nous, êtres de parole, qu’à notre façon nous puissions témoigner de ces absences, de ces fuites d’air bleu sur la dalle grise de la lagune. C’est bien de cet ordre, l’intuition métaphysique, une fugue à laquelle nous accordons crédit le bref instant d’une récapitulation de qui-nous-sommes, des êtres de l’intervalle, simples clignotements entre deux néants. Å chacun d’attribuer à ces néants au pur coefficient d’invisibilité, le visage qui lui paraît le plus vraisemblable. Tout au long de ce texte, ma mélancolie ordinaire s’est abreuvée à ma mélancolie essentielle, naviguant de-ci, de-là, au hasard des configurations étoilées du Monde. Merci de m’avoir donné le motif de cette réflexion. Les choses ne s’éclairent jamais qu’à ôter de leur visage ce voile d’Isis qui les soustrait à notre regard.

 

 

 

 

 

 

 

Partager cet article
Repost0
19 août 2024 1 19 /08 /août /2024 09:29
Rousseau, l’intime conviction de Soi

 

Sur « Rousseau, un ours dans le salon des Lumières »

de Marie-Paule Farina

 

Préface de Sylvie Dallet

 

***

 

   4° de couverture

 

  « Après Le rire de Sade - essai pour une sadothérapie joyeuse (2019) et Flaubert, les luxures de plume (2020), Marie-Paule FARINA parachève une trilogie intime sous le titre amusé et tendre de Rousseau, un ours dans le salon des Lumières. Rousseau, en écrivain moderne, met en musique ses émotions : confessions, jugement, rêveries... Pas de perruque ni de poudre pour masquer un philosophe engagé dans l'aventure humaine, Marie-Paule FARINA retricote avec humour la généalogie spirituelle qui relie l'auteur de La Nouvelle Héloïse à ses provocants « frères d'esprit », Sade et Flaubert et porte, par le dialogue qu'elle entretient avec ces « hommes de lettres », un regard acéré sur notre actuelle « cancel culture ». Jean-Jacques, Donatien et Gustave, sont ici réunis dans une escapade décapante, une trilogie féministe originale qui éclaire, à sa façon, les chemins parfois tortueux des Lumières. »  (C’est moi qui souligne)

 

   Préface de Sylvie Dallet (Extrait)

 

 Peindre ou disséquer 

 

   « Préfacer le troisième ouvrage que Marie-Paule Farina publie dans la collection Éthiques de la création n’est pas un exercice facile. Son récit esquisse, au-delà de la personnalité de Jean-Jacques Rousseau, une généalogie de portraits, de correspondances ouvertes ou secrètes, enjambe les siècles modernes pour entraîner le lecteur dans l’ère contemporaine et, par son style enjoué, suggère que l’art de vivre est une composante essentielle de la philosophie. Elle entend, dans le choix des titres possibles, signaler la parabole de l’orang-outan, puis compare son auteur à un ours dans le salon des Lumières avant d’en évoquer ses extravagants frères d’esprit, Sade et Flaubert, laissant pudiquement de côté qu’elle demeure, depuis sa maîtrise de philosophie, la sœur affectionnée de ce singulier philosophe qui ose mettre à nu ses émotions : confessions, jugement, rêveries… Ce frère de cœur est un musicien, mieux connu sous le sobriquet affectueux du Grand Rousseau, un misanthrope à la « maudite timidité », mais fort aimé des femmes qui lui écrirent en son temps à foison. »    (C’est moi qui souligne)

 

*

 

   [Avant-Texte – Cet article n’est nullement une recension du bel ouvrage de Marie-Paule Farina. Autant lire le livre en sa singularité. Dans mon approche désormais habituelle, je pars d’une simple thèse, d’un point particulier qui me semble correspondre, au moins partiellement,  au contenu essentiel de l’ouvrage, tâchant d’y introduire quelques réflexions certes subjectives mais c’est bien là le geste essentiel de toute lecture que d’en faire le lieu d’une intime saisie.  « Intime », oui, ceci sera l’unique perspective à partir de laquelle j’essaierai de saisir ce Rousseau qui, depuis toujours, me fascine et m’incline à le connaître davantage.]

 

*

 

   Des quelques passages figurant ci-dessus, je vais extraire les traits qui, pour moi, constituent les orients selon lesquels le tropisme singulier de Rousseau se décline sous la belle lumière de l’intime que redouble toujours une naturelle inclination à une vision féminine du monde (je devrais dire une « féminitude »). Ainsi ces notations de la quatrième de couverture : « une trilogie intime », « une trilogie féministe » ; ainsi de la Préface de Sylvie Dallet « fort aimé des femmes ».

 

Des résurgences de l’intime ou les affleurements

de la « féminitude » dans les écrits de Jean-Jacques

 

 (Deux précisions liminaires avant les commentaires des phrases de Marie-Paule Farina : Rousseau est sans doute l’un des seuls Auteurs que les lecteurs désignent par son prénom, Jean-Jacques : projection de l’intime du Lecteur en direction de l’intime de l’Auteur. Ensuite un bref commentaire du titre de l’article « intime conviction », ce qui veut signifier : Jean-Jacques juge de lui-même.)

   Mais plutôt que d’entrer aussitôt dans les commentaires des fragments de ce livre, convient-il d’amener, par quelques incises, les fondements biographiques et les considérations d’ordre général qui convergent en direction de ce mystérieux intime dont Chacun, Chacune fait l’épreuve sans en bien connaître l’amicale texture. Un fait majeur explique, selon moi, le tropisme marqué de Jean-Jacques en faveur des femmes : la perte de sa Mère peu de jours après sa naissance et, conséquemment, la recherche de cette dernière au travers des nombreuses figures féminines qui émailleront le parcours chaotique du père de « La nouvelle Héloïse ».

  

   Biographie  

 

   Le « trauma » de la naissance

  

   « Un premier garçon, François, naît le 15 mars 1705, puis Isaac Rousseau (son père) laisse femme et nouveau-né à Genève pour aller exercer son métier d'horloger à Constantinople. Il y reste six ans et revient au foyer en 1711, le temps d'avoir un deuxième enfant avec sa femme, qui meurt de fièvre puerpérale le 7 juillet 1712, neuf jours après la naissance de Jean-Jacques Rousseau. »   (Wikipédia)

   Pour mémoire, la fièvre puerpérale est un « état fébrile survenant dans la période qui suit un accouchement ou un avortement, avant la réapparition des règles. » Ainsi le sentiment de  « culpabilité » de Jean-Jacques trouve ici son motif réel et nullement fantasmé.

 

   Les figures féminines comme refuges maternants (d’après « Jean-Jacques Rousseau et les femmes » - Perceval)

  

   C’est au centre d’une surprenante constellation féminine que se situe le timide et misanthrope Rousseau, chacune des figures qui la constitue se donnant en tant que prétendante en puissance, en possible égérie, en maîtresse attentive. Ainsi de Mademoiselle Goton, son premier amour ; de Mademoiselle de Vulson en direction de laquelle il éprouve de vifs sentiments ; de Madame Basile, archétype même de l’idylle ; de Mademoiselle de Breil à l’étonnante beauté ; de Mademoiselle Galey et Mademoiselle de Graffenried, rêves d’une journée d’été ; de la célèbre Françoise-Louise de Warens, « Maman », sa tutrice et maîtresse ; de Louise d’Épinay, sa bienfaitrice ; de Madame de Larnage de vingt ans son aînée, elle sera l’initiatrice des joies de l’amour physique ; de Thérèse Levasseur enfin, servante-lingère qui sera sa compagne et lui donnera cinq enfants.

 

   De l’Association Rousseau à Montmorency, ces quelques remarques qui confortent la thèse d’une dette existentielle de Rousseau vis-à-vis des femmes :

  

   « Je coûtai la vie à ma mère, et ma naissance fut le premier de mes malheurs. » (Début des

Confessions, dans les toutes premières lignes – fin du 3ème §)

   « Il est certain que JJ recherchera une figure maternelle dans la plupart des femmes qu’il rencontrera. (Et peut-être bien dans toutes.)

   « La fascination de Rousseau pour les femmes va jusqu’à lui conférer une personnalité ambiguë, qu’on pourrait qualifier d’« efféminée », si le terme n’était pas péjoratif.

   « On verra que la pudeur est la qualité spécifique de la femme dans l’Émile. »

 

    Å propos de l’intime

 

   François Jullien : « De l’intime – Loin du bruyant Amour »

 

   « Or je préfèrerais être attentif au cheminement discret de l'intime – lui qui laisse tomber silencieusement la frontière entre l'Autre et soi, fait basculer d'un dehors indifférent dans un dedans partagé et vit inépuisablement des « riens » du quotidien, y découvrant l'inouï de l'être auprès. »  

  « …nous aurons à suivre, d'Augustin à Rousseau (et Stendhal), comment cet intime en vient à se transporter de Dieu dans l'humain en Europe. »

 

Enfin, au titre des citations, celle de Robert Ricatte dans « Réflexions sur les Rêveries » :

 

   « Ce repli sur l’homme qu’il se sent être, ce sentiment d’exister hors des regards d’autrui (d’où l’admirable cri : « L’essence de mon être est-elle dans leurs regards ? » semblaient mener tout droit à la conduite des « Rêveries », à cette seule reconnaissance de soi par soi et pour soi. »   (C’est moi qui souligne)

 

   De l’Homme, de la Femme, de l’Intime

 

   Si nous suivons le fil rouge qui se laisse deviner dans les motifs ci-dessus, nous pouvons en déduire le fait suivant : l’intime est de nature féminine ; ses antonymes, l’étranger, le distant, le séparé, ceci serait le lot habituel des hommes.  Mais, bien évidemment, les choses ne sont pas si simples. Chacun, chacune connaît, autour de soi, des hommes efféminés et des femmes masculines. Si, à l’évidence, la biologie et la génétique tracent une ligne de partage, attribuant la force à Adam, la grâce à Ève, bien des exceptions se laissent apercevoir et les récents Jeux Olympiques ont porté la lumière sur des performances féminines à toute épreuve, sur des failles masculines imprévisibles. Cependant, pour la clarté de mon exposé, je poserai comme horizon du réel le déterminisme psycho-social, lequel attribue l’intime à la femme, le distant à l’homme.  Ici donc la sensibilité, l’émotivité, l’hypersensibilité de Jean-Jacques faisant figure d’oxymore.

 

 

   Les phrases de l’Auteur et mes commentaires - (C’est moi qui souligne tel ou tel lexique)

  

   « Rousseau se situe dans une tradition qui va du « Connais-toi toi-même » socratique au « Qui suis-je ? » de Montaigne, ce qui est surprenant c’est qu’il pense cette recherche comme un préalable nécessaire à la compréhension de l’origine de l’inégalité entre les hommes… »

 

   Le « toi-même », le « qui suis-je », deux variations de l’intime qui, au travers des siècles, confluent en une communauté de destins. Si la manière d’éprouver, d’envisager les Autres et le Monde diffèrent de l’Antique au Moderne, un substrat commun en réalise la nécessaire fusion car il faut croire à une perdurance des essences au travers des vicissitudes temporelles. Se connaître, se poser la question de sa propre posture ontologique : un seul et même souci de sonder le Dasein en ses plus sublimes retranchements. « Retranchements », certes le lexique peut étonner mais c’est bien en un geste d’exclusion, de retrait de la physionomie mondaine que quelque chose comme une singularité peut s’offrir et faire sens. Qu’est-ce que l’intime, sinon le fonctionnement d’une dialectique au motif de laquelle la singularité propre de l’individu fait fond sur l’universalité des autres présences ? Toujours un mouvement de bascule, une confrontation de l’intime à ce qui le contraint tout en le magnifiant : l’extérieur, l’impersonnel, l’étranger, le tout autre. Or que veut donc dire « inégalité », si ce n’est, la distance entre les hommes, souvent infranchissable, entre une subjectivité reconnue, assumée et une autre qui échappe et se fond dans l’orbe des choses inaccessibles ?

   « C’est aujourd’hui, et en lui, que Rousseau sait qu’il a quelque chance de retrouver trace de ce qu’a été un homme nu. »

 

   Toujours, en toile de fond de sa conscience, ce sublime « instinct divin », cette obsession de faire d’une origine retrouvée l’amer sûr, intangible, selon lequel orienter la contemporanéité de ses pas. Avancer en l’être est toujours, selon Rousseau (du moins en puis-je faire provisoirement la thèse), prendre appui sur sa propre nudité originelle, là où l’intime se donne dans sa pureté même, dans sa nature la plus effective, chaque progrès de l’humain reposant sur cet initial tremplin. Dans cet « homme nu » se reflète le souci constant du précepteur d’Émile de donner à son protégé la page virginale sur laquelle s’imprimeront les signes d’une éducation exemplaire, seule à même d’en faire un Citoyen averti, un Homme confronté à sa propre vérité. Nudité est Vérité - Vérité est Nudité.

 

  « …le retour sur soi des Confessions : « Je sens des extases, des ravissements inexprimables à me fondre, pour ainsi dire, dans le système des êtres, à m’identifier avec la nature entière. »

  « Nous sommes bien loin de ce qui, aujourd’hui, nous tient lieu d’identité. » 

 

   Ici, la lumière de l’Idéal envahit l’entièreté du champ de la conscience, elle fait son prodigieux feu de Bengale, elle sature la dimension largement ouverte de la conscience, elle gomme les ombres et projette, à l’horizon du Monde, les racines généreusement éployées du jour que nulle nuit ne semblerait pouvoir éteindre. Rousseau est une manière de « Rêveur Éveillé », un être dont l’assise est bien plus céleste que terrestre, même et surtout si la Nature lui parle, à laquelle il confie ses joies et ses peines. « Extases », « ravissements », se « fondre », le lexique est celui de l’intime aux accents mystiques et religieux, fusion de l’Être-Rousseau dans une exaltation romantique qui le livre aux mystérieux pouvoirs de ce « grand Être » dont le Vicaire Savoyard trace les contours flous dans sa « Profession de foi ». Visionnaire épiphanie de la Divinité en laquelle l’Auteur des « Confessions » rejoint la conception syncrétique des apostats, des illuminés, des gnostiques mais peu importent les déterminations à l’aune desquelles la Raison toute puissante des Lumières pose les fondements d’une religion nouvelle. C’est à une foi diffuse, irisée, opalescente, diaphane donc des plus universelles (« le système des êtres »), que la psyché enthousiaste (étymologiquement « avoir Dieu en soi ») de Rousseau se rattache comme à cet indéfinissable Grand Tout qui est le plus sûr viatique de ceux et celles qui vacillent parmi la pléthore lexicale des dieux de toute obédience, monothéisme ou polythéisme se constituant, toujours, en une myriade « d’êtres », par définition, hors de portée.

   « Nous sommes bien loin de ce qui, aujourd’hui, nous tient lieu d’identité. », précise Marie-Paule Farina en guise de critique nullement voilée. Et comment ne pas lui donner raison au motif des « extases », « ravissements » contemporains qui ne font que croître (ou plutôt végéter) sur la terre infertile, mondaine, lourdement contingente de l’immédiatement saisi dans le geste de la possession. De là découle un non-sens dont l’effet le plus prégnant est de substituer à la transcendance de l’Homme sa pure réification. Identification au monde des choses. Il y a là de lourds sujets d’inquiétude.

  

   « Puisqu’il ne peut plus agir, puisque quoiqu’il fasse tout « tourne mal », Rousseau va quant à lui affirmer que « s’abstenir devient » son unique devoir » et converser avec lui-même la seule douceur que personne ne puisse lui ôter. Une autre douceur lui reste dont l’absence rend fou Sade : ses promenades, la nature, l’air libre et les fleurs. S’il écrit ces Rêveries comme une sorte de journal quotidien et de baromètre de l’état de son âme pendant « ses promenades journalières », un peu à la manière de Montaigne, contrairement à lui il n’écrit pas pour les autres mais pour lui-même et pour « doubler », en quelque sorte, en les lisant, « son existence » et le plaisir qu’il a eu à les vivre et à les écrire. »

  

   Donc l’abstention (ou plutôt l’absentement) du mode de vie habituel des Existants. Puisque Rousseau « ne prend pas », puisqu’une malédiction semble vouloir lui barrer constamment le chemin sur lequel il progresse, Jean-Jacques sera Jean-Jacques et uniquement cette énonciation hautement singulière trouvant refuge en soi, là où quelque confiance peut se montrer, là où, à l’abri de la vindicte de ses Semblables, sa naturelle misanthropie trouvera le terreau sur lequel prospérer. Puisque le Monde ne veut plus de lui, lui ne veut plus du Monde. Façon d’érémitisme radical, sorte d’ascétisme, attitude d’anachorète étant à lui-même l’alfa et l’oméga, seuls chiffres à partir desquels se reconnaître en une circularité spéculaire. Rêveries-journal, activité intense de diariste, auto-confession tel le Vicaire ne prêchant plus qu’en raison de sa propre destinée.

   Banni du genre humain ou s’estimant tel, sa vision se réduira à l’espace de la diatomée, promenades intimes, air raréfié mais pour soi, amour des fleurs en lesquelles, plus que les pétales, ce sera le pollen, le nectar qui seront visés à des fins de butinage privé, confidentiel, sans doute hautement jouissif. Jouir de Soi jusqu’à la démesure, jusqu’au sentiment plénier d’être le seul au monde visité par ces magnifiques intuitions, faire de son propre Soi le centre et la périphérie d’un cercle absolu en lequel rien de fâcheux, jamais, ne pourra lancer ses cendres mortifères, propulser les projectiles contondants de ses Ennemis et autres Détracteurs. Évincer, par la pensée, par un mode de vie retiré, tous ceux qui, en regard du mal constitutif qui les habite, n’ont l’intention que d’abolir cet être « naturellement bon », ce pur Citoyen de Genève aux dispositions les plus généreuses.  En sourdine, comme la voix de la Vérité : « L'homme est naturellement bon, c'est la société qui le corrompt. »

 

   « …la présence, le regard d’un tiers qui, toujours, va avoir une opinion de moi et me dire de l’extérieur qui je suis, où je me situe dans l’échelle sociale, quelle est ma place et me faire honte d’être ce que je suis, voilà ce qu’il faut fuir pour tenter, enfin, d’être soi, d’être celui qu’on a toujours été et qu’on a en quelque sorte perdu de vue. » 

 

   « regard », « perdu de vue », comme si le geste de la vision d’Autrui, à lui seul, déterminait en son être le destin de Jean-Jacques. « être ce que je suis » : l’enjeu est sa propre identité soumise à cet « extérieur » qui le contraint de toutes parts. Face à cet extérieur menaçant, le Philosophe est toujours en fuite (« voilà ce qu’il faut fuir ») mais l’on peut légitimement se demander si cette pulsion d’évasion est simple écart par rapport à l’Autre, si cette localisation en perpétuel renouvellement ne consiste à installer, en Soi, une césure, une béance, l’écart des deux lèvres de la faille étant écart par rapport à Soi, en Soi, mesure obsessionnelle se traduisant par cette manière de nomadisme perpétuel en lequel chaque point, chaque coordonnée psycho-spatiale porte en elle les germes de sa propre destruction. Mais qui donc, en vertu de quel pouvoir pourrait « me dire de l’extérieur qui je suis. » Tout espace est, par définition, menaçant ; tout espace est altérité au sein de laquelle l’Autre (cette altérité absolue) me façonne à sa guise et dessine, à l’intérieur même de mon ipséité, une ligne directrice dont je ne suis nullement le maître, seulement le jouet d’un destin aussi illisible que doué de puissances mortellement agissantes.  Cette mainmise de l’Autre, imprimant à mon être une direction qu’il n’a pas souhaitée, détermine un sentiment d’échec, d’humiliation : « La honte que j’éprouve sous le regard d’autrui m’enferme dans un être fabriqué de l’extérieur qui va faire de moi quelqu’un appartenant à un groupe qui le modèle en prenant possession de lui. » 

 

   « Peut-être toutes les Confessions n’ont-elles été écrites que pour décrire la suite des événements qui l’ont ballotté dans tous les sens et la manière dont son moi était le jouet du moindre regard, du moindre geste. » 

 

   Le titre même de « Confessions », d’après l’un des exégètes de Rousseau, Laurent Nunez dans « L’énigme des premières phrases », prête à confusion :

  

   « ses dites « confessions » ne le sont d'ailleurs pas, dans le sens où une confession est privée entre un membre de l’Église et un pécheur. Il n'éprouve ni remords, ni repentirs. Il est constamment dans la justification permanente. Dans une confession on attend un jugement de Dieu, alors qu'ici Rousseau se juge lui-même. »

  

   Certes, Rousseau « se juge lui-même » et l’on reconnaît là l’empreinte d’une subjectivité souveraine, le rayonnement d’un solipsisme poussé à l’extrême, mais ses Détracteurs ne lui ont guère laissé le choix. Sa naturelle misanthropie se renforce au contact de cette société dont il abhorre la plupart des manifestations.

   « Sa vie est une quête de la pureté, qu’il poursuit jusqu’à l’obsession, ayant le sentiment d’être incompris et même persécuté par le reste du monde. Jean-Jacques, seul contre tous pour la cause du genre humain… » (Philosophie Magazine).

 

   Sans doute une exigence trop haute, des desseins à la limite des possibilités humaines, la quête d’une « pureté » utopique en ce Monde ont-ils contribué à façonner l’image d’une paranoïa dont Jean-Jacques est la première victime. Lisant les « Confessions », l’on est balloté entre critique et geste d’admiration devant tant d’abnégation, d’obstination à être Soi plus que Soi, cette gageure dont, jamais l’on ne ressort qu’éreinté, accablé, sentiment cependant doublé d’un orgueil bien légitime : qui donc aurait l’audace de se confronter à la dimension abyssale de son propre ego ?

   Le « moi était le jouet du moindre regard », le moi et son revers nécessairement intime est toujours à la merci des Contempteurs, des Éreinteurs de toutes sortes et ils sont légion qui se repaissent à l’avance des malheurs de celui dont le profil pourrait bien correspondre à ce Vicaire intransigeant qui souhaite retrouver le véritable bien en plongeant, en s’immergeant en lui, introspection ouverte au sentiment naturel, antidote à tous les dogmes et comportements sociaux. La morale ne peut dévoiler sa source qu’à écouter son propre cœur.

 

   « Ce qui m’est commun avec l’autre c’est l’irréductibilité même de ce que je suis à tout ce à quoi de l’extérieur on veut me réduire et par quoi l’on veut me distinguer de ceux qui m’entourent. Avant d’être ceci ou cela, je suis. C’est dans la confession de ce qu’il y a de plus singulier en soi que se trouve le seul point de rencontre authentique avec autrui et ce qu’il y a de plus universel en moi. » 

   « …jamais il n’a pu se déprendre de cette distance, de cette présence à lui-même, de cette voix intime qui a toujours été là à son insu et à l’écoute de laquelle il va consacrer la fin de sa vie, cette voix qui lui a toujours fait rejeter toutes les appartenances. » 

 

   « cette présence à lui-même » : ici est indiqué ce qui fonde le socle de l’identité et, partant, ce qui constitue le tremplin de la connaissance de l’Autre. Comment, en effet, Rousseau pourrait-il accéder à qui il est en son essence sans en trouver les linéaments féconds en Jean-Jacques lui-même, en cette mesure singulière où la « voix intime » dit qui l’on est, trace les voies d’accès à l’Autre ? Car il faut avoir éprouvé en Soi quelque différence, trace en Soi de l’étrangeté, de l’étranger sans doute, indice ouvrant l’attention à qui l’on n’est pas. Différer de Soi, c’est déjà faire l’épreuve de l’Autre. Murmure de l’ego par quoi reconnaître la présence de cet alter ego, écho de qui l’on est, réverbération de ses confidentielles pensées et émotions. Du Soi intime, par vagues successives, à la manière de l’emboîtement des poupées gigognes, le babil de sa propre chair en qui se laisse deviner le bruissement de Celui, Celle qui font face, se laisse approcher le délicieux frémissement de la chair du Monde. Soi incarné au motif premier de sa propre écoute, de l’attention à ces fins tropismes qui montent des choses à son insu, qu’une longue méditation doit faire émerger et porter au-devant de Soi à la façon d’une symphonie.

   Du plus particulier en moi au « plus universel en moi », le long, beau et amical trajet à partir duquel, et de lui seul, se donne cette certitude de Soi qui façonne l’insolite unicité humaine. En quelque manière il faut s’être perdu, avoir erré sur ses propres marges et, les ayant reconnues, faire se lever son propre Soi à la rencontre de ceux des Autres. Le Monde est un texte, nous y jouons à titre de lexique, tout comme nos co-Existants et cette compréhension de Soi en l’Autre, de l’Autre en Soi est l’heureuse et juste sémantique au gré de laquelle un sens émerge de la luxuriante polyphonie du vivant. Je crois qu’il faut, tout comme l’Auteur des « Confessions », « rejeter toutes les appartenances » afin que dotés d’une certaine liberté, prenant recul sur nous, nous puissions faire croître le champ des significations, celui qui nous sauve de l’absurde et ouvre l’horizon de tous les possibles.  

  

   Ici se clôt ce long article de « l’intime conviction de Soi ». Le livre de Marie-Paule Farina déborde de beaucoup cette optique très spéciale. Afin de donner au Lecteur, à la Lectrice des motifs plus larges d’envie de lecture, je donne, ci-après, quelques extraits plus généraux, mettant en exergue cette méditation de grande qualité :

 

     Apologie du désir :

 

   « Je relis pourtant avec plus de plaisir que je ne l’aurais cru les lettres racontant la mort de Julie, de même que la lettre posthume de Julie à Saint Preux. Emma (Bovary) laissera de la même manière une lettre à ouvrir après sa mort, elles contiennent des passages admirables dont l’un reste pour moi la plus magnifique des apologies du désir. […] Je n’entends plus la voix de Julie mais celle de Rousseau et celle-ci reste pour moi aujourd’hui si belle que je ne peux résister au plaisir de vous la faire entendre : « Malheur à qui n’a plus rien à désirer ! Il perd pour ainsi dire tout ce qu’il possède. On jouit moins de ce qu’on obtient que de ce qu’on espère, et l’on n’est heureux qu’avant d’être heureux. »

  

   Les langues signent nos affections intérieures :

  

   « Les langues seront donc naturelles, bien sûr, puisqu’aucune institution n’est antérieure à elles et ne peut être inventée sans leur concours mais tout en elles, ne viendra pas des sens et de l’extérieur comme le pensait Condillac, elles seront, dès le départ, signes de nos affections intérieures. Naturelles mais aussi passionnelles, locales, ayant chacune leur accent, et d’abord et surtout métaphoriques. Le sens figuré est premier, le sens propre quant à lui ne vient que plus tard…D’abord il y a « la musique et son pouvoir sur les cœurs ». Les sons dans la mélodie n’agissent pas seulement sur nous comme sons, mais comme signes de nos affections… »

 

    Lire ou ne pas lire, telle est la question !

 

   « Nous sommes d’emblée prévenus, sans les romans de la bibliothèque de sa mère qu’il lisait à haute voix avec son père pendant des nuits entières et les livres plus sérieux de la bibliothèque de son grand-père paternel, pasteur, qu’il lisait à haute voix à son père, tout le jour, pendant qu’il réparait ses montres, il aurait été quelqu’un de totalement différent. Devenu apprenti, aussi « fripon » que ses camarades, leurs amusements l’ennuyaient et, à nouveau, une bibliothèque décida de son sort. Chez « La Tribu », loueuse de livres il lut tout, « bons et mauvais, tout passait, je ne choisissais point… la tête me tournait de la lecture, je ne faisais plus que lire » … et prendre des coups de son maître, bien sûr, parce qu’il ne faisait plus rien. »

 

   En guise d’épilogue, deux citations qui voudraient focaliser le regard sur le Solitaire que fut Rousseau, ensuite sur le fait d’entièrement s’assumer comme « un ours dans le salon des Lumières » :

 

  « Celui qui pense et qui écrit pour la société voit pour ainsi dire du dehors les produits de sa pensée, et leur enchaînement. Rousseau, concentré sur lui-même, est tout entier dans l’acte présent de son âme. Une métaphore usée exprime bien l’impossible dédoublement du penseur solitaire : on ne peut se mettre à la fenêtre pour se voir passer. […] « Je me voyais me voir », dit Teste. Rousseau ne peut devenir les autres, il ne peut se diviser intérieurement ainsi, et c’est la vraie raison de sa solitude. » (Robert Ricatte – « Réflexions sur les « Rêveries »)  

      Le dernier mot à Marie-Paule Farina qui redouble, en une certaine manière, la solitude de Rousseau, par le caractère de nécessité d’un tempérament dont nul partage ne pourrait venir à bout :

 

   « … ce caractère, qu’il soit à l’origine ou non de ses malheurs, nous en sommes ainsi d’emblée prévenus, il n’a pas l’intention d’y renoncer. Il est différent, peut-être, mais ce n’est pas cette différence qu’il confesse, au contraire, il la revendique, c’est elle qui fait de lui « le meilleur » des hommes, le plus sincère et le plus innocent, il a à être accepté ainsi ou rejeté à tout jamais. »

 

Ses Contempteurs de tous bords sont prévenus !

 

Rousseau n’est nullement divisible.

Partager cet article
Repost0

Présentation

  • : ÉCRITURE & Cie
  • : Littérature - Philosophie - Art - Photographie - Nouvelles - Essais
  • Contact

Rechercher