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8 avril 2025 2 08 /04 /avril /2025 17:02

 

L’Île Muséale.

 

l-im1.JPG 

Photographie : Christopher Broadbent. 

 

 

(Libre méditation sur un propos de

Milou Margot).

 

 

 « Avant toi, tout était sans couleur.

Soleil ! Soleil ! Fleur sans ombre dans cet ailleurs immobile, lumière de frissons, fluide gravité transparente, lanterne qui nous éclaire dans la traversée de ce jour terne, braise du jour consumé. Dans cette fine pénombre tiède, tu es la stupeur de cet espace solitaire que nous portions sans espoir.
Au musée, nous reviendrons ! »          

                                                                                                           MM.

                                          

 

  Franchir le seuil, c’est toujours aller au-devant de soi, comme si une clarté naissait des choses pour venir à notre encontre. C’est-à-dire pour que nous puissions surgir dans un espace de révélation. Lumière fécondée par le territoire singulier qui nous ouvre son site, lumière nous atteignant au plein même de l’intériorité. Dans la densité de la  chair, les ombres s’espacent, jouent dans une manière de demi-jour, les tissus relâchent leur maille, les fibres libèrent leur tropisme étroit, le sang se charge de bulles cristallines. Tout se rassemble, tout se médiatise dans un avant-langage, dans un pressentiment de l’œuvre à paraître. Il y a un silence accordé aux choses, à l’air, au sol où s’atténue la couleur, Gris dominant tout de sa stature permissive - le blanc est à venir, le noir est repoussé jusqu’à la limite de sa disparition -, Gris intimement immergé dans un silence fondateur. Métaphore du Gris, ce Médiateur - jamais on ne le dira assez -, qui tient dans l’espacement de son signe, aussi bien la lumière bourgeonnante que l’obscurité régnante. C’est de cette tension que naît tout dialogue, donc toute œuvre. Donc tout signe. La couleur est toujours de surcroît, identique à une aberration de la vision. Les couleurs mentent toujours qui magnifient le réel, le portant à sa parution dans un genre de gloire. Trois valeurs seulement jouant dans l’espace dialogique. Le Noir disant la fermeture, l’encre néantisante de la ténèbre. Le Blanc ouvrant les rémiges d’ombre afin de les porter à la claire lecture de ce qui veut bien proférer. Le Gris s’installant dans l’abîme entre les deux parois tendant toujours à se rejoindre dans une confondante occlusion.

  S’il n’y avait le Gris, alors tout s’effacerait et nous n’aurions plus de territoire où dresser nos urticantes questions, où faire bourdonner la scansion de la vie. Rien de lisible sans la discrète présence d’une pénombre, sans le clair-obscur vibrant dans les toiles de Rembrandt, sans le sfumato brumeux de Léonard - ce qui rend énigmatique le troublant sourire de La Joconde -, sans cette glaçure d’outre-noir qui sourd des bitumes de Soulages avec une étrange persistance à être. Que l’on comprenne ceci : le Gris est la respiration de l’œuvre. C’est par lui que le vase en raku obtient le gonflement qui le fait s’arquer autour de son vide, lequel est son expansion, son rayonnement, sa courbure contre le visage du monde. Le Gris est le souffle du poème, cette même absence entre les mots qui les installe dans la signification. Supprimez, par la pensée, ce rythme du noir et du blanc des signes et vous n’obtiendrez que le vertige de « l’in-signifié », autrement dit vous aurez remplacé un cosmos par un chaos. Le Gris est le rythme de la musique, le pas de deux ménageant la rencontre des danseurs, la distance ouverte par la flèche de l’archer en direction de la cible.

  Une fréquente perception des choses prête allégeance d’abord au réel, ensuite au temps. Comme si ces deux principes suffisaient à accorder à la totalité de l’existence les deux seules jambes requises pour la marche. Mais aussi bien le réel que le temps ne sauraient parvenir à leur être sans le recours à cet espace qui d’abord les sépare, ensuite les relie dans une indispensable sémantique. Le réel est toujours spatialisé, faute de quoi sa densité naturelle finirait par se confondre dans une nuit infinie. Le temps est, lui aussi, criblé d’espace, sinon il n’apparaîtrait qu’à la manière d’un jour sans limite, d’une clarté jamais refermée et l’on ne peut longtemps regarder une trop vive clarté. Donc, l’ayant reconnu pour sa valeur fondatrice, nous sommes dans ce Gris qui fait reculer aussi bien le temps que la réalité bien au-delà de l’enceinte des murs, du seuil que nous n’avons franchi que pour mieux nous en affranchir. Nous sommes dans le lieu à lui-même alloué comme sa signification ultime. Rien n’existe hors de cela qui nous  fascine et nous exonère de notre corps en même temps qu’il nous y ramène comme dans le premier espace, la conque originelle faisant sens avant même que notre cri primal n’ait surgi dans la densité mondaine. Le cri est un espace, de même que l’œuvre qui nous intime l’ordre d’une révolte intérieure. Révolte qui, bien évidemment peut aussi bien s’annoncer sous l’espèce d’une plénitude. Car toute plénitude est, par définition, excès. Mais ici n’est pas le lieu pour l’exercice d’un quelconque pathos. Il suffit seulement de se laisser aller à cette primordiale affinité qui nous attache à la nomination d’un site chargé de sens.

  Mais délaissons ce discours abstrait pour gagner les rives de la photographie et tâchons de voir ce qui y fait phénomène. Observant l’immense toile qui fait fond et aussitôt nous sommes dans l’évidence du gris. La religiosité qui s’y dévoile est éminent espace de médiation. Du séculier en direction du Transcendant. Les Pénitents blancs sont en prière alors que les ombres alentour - ce sont des personnes, mais qui ont valeur allégorique -, disent la toujours possible perte dans les séductions de l’exister. Cendres peccamineuses qui, souvent, entraînent l’homme dans l’aventure d’une chair oublieuse de sa dette. Car la chair, son impérieuse densité font oublier la lumière divine qui, seule, doit indiquer le chemin. Ici, dans le lexique de l’œuvre, dans ce site de recueillement, a lieu la confrontation de deux arts : celui en direction du Divin, celui dédié aux œuvres des Hommes. Vérité contre vérité. Car jamais nous ne saurons quel chemin conduit à un éclairement.

  Ici, dans la toile, tout joue en s’opposant, en se différenciant : l’Exil et la Grâce ; l’Angélique et le Démoniaque. Violente dialectique du Blanc et du Noir. Rythme immémorial du nycthémère, balancement du jour et de la nuit dont l’aube et le crépuscule - ces « griseries » - sont les points d’équilibre, les clés ouvrant la compréhension, les symboles portant bien plus de sens que leur caractère éphémère ne voudrait le laisser supposer. Mais l’affrontement est également de l’ordre d’une altercation entre vie intérieure et vie mondaine, entre essentiel et inessentiel. Mais la fable ne s’arrête pas là. Elle a son contrepoint dans les Voyeurs de l’œuvre. Qu’indique donc ce Magister que ses disciples  ne veulent pas voir ? Le geste est identique à celui de Platon dans le tableau de Raphaël et c’est pourquoi il faut procéder par analogie sémantique.

 

lilm2.JPG 

Raphaël.

La vérité rationnelle ou l’école d’Athènes.

Source : transmettre et réfléchirO. Jullien.

 

  Dans la fresque, Platon tient dans sa main gauche le « Timée », lequel met en scène le mythe cosmique exposant l’origine de l’univers, alors que son index de la main droite fait signe vers le ciel, tandis qu’Aristote portant « L’éthique » indique la direction d’une voie terrestre.  Voie qu’à l’évidence semblent préférer les Petits Canotiers, ainsi que les deux Visiteuses qui préfèrent  emprunter d’autres voies que celles du Seigneur. Les regards, clairement orientés vers la lumière, s’excluent de la scène religieuse par l’effet d’une pure délibération. Mais, l’objet de leur distraction étant hors-champ, le jeu des supputations demeure ouvert. Nous pouvons supposer des préoccupations rien moins que contingentes alors que tout incline à la piété, au recueillement et, à tout le moins, à une observation attentive de ce qui se donne à voir. Ici se manifeste, d’une manière métaphorique, ce que le concept laissait entrevoir, à savoir cette spatialité en bascule qui tantôt appelle la lumière, tantôt l’ombre alors que le juste point d’équilibre du fléau est cet équilibre du Gris, de la médiation, du passage d’une réalité à une autre, d’une vérité à une autre si l’on veut situer le débat dans le champ philosophique. C’est en tout cas toujours d’espace dont il a été question, de cet espace singulier auquel nous avons affecté le prédicat « d’Île Muséale », tant il est vrai que, l’habitant, nous sommes des Îliens entourés d’infini alors que la terre sur laquelle nous marchons nous relie au siècle, l’éloignant seulement le temps d’un ravissement. Pour cette raison, nous pouvons faire nôtre la parole du Poète qui dit en poésie ce que nous disons en prose, le Poète,  cette « lanterne qui nous éclaire dans la traversée de ce jour terne » avant que n’arrive la Nuit, son domaine, celui où, s’accouplant à la Muse, il nous délivre de notre sort inquiet. Nous buvons ses paroles !  

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

  

 

 

 

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7 avril 2025 1 07 /04 /avril /2025 17:12
Mille corps en UN.

Photographie : Blanc-Seing

 

 

 

 

  

   Présent.

 

   C’était étonnant tout de même cette vision confuse des choses. C’était comme si le regard, soudain, avait migré dans la boule pléthorique du Cyclope. Une grotesque représentation du monde, une aberration fondamentale de tout ce qui existait ici et là. Tout se focalisait en une seule image dans laquelle se superposaient des corps anonymes, s’emmêlaient les lianes pendantes des bras, progressait une forêt de jambes, surgissaient des maelstroms vestimentaires. On avait peine à suivre cette foule bariolée, indifférenciée, à se saisir d’une scène qui pût refléter une logique, à percevoir autre chose que cette sourde rumeur qui montait des êtres pareille au spectacle échevelé d’une fête foraine avec ses scenic-railways, ses montagnes russes, ses labyrinthes de verre, ses châteaux hantés où vous poursuivaient des monstres de carton-pâte et des araignées au ventre dodu hérissé de poils. C’était une sorte de Luna Park, de Tivoli avec ses carrousels, ses manèges volants, ses grottes ombreuses, ses dédales de verdure où l’on se perdait dans la touffeur des charmilles et les entrecroisements  végétaux.

 

   Passé.

 

   On avait perdu l’image du passé, les antiques palimpsestes étaient usés jusqu’à la trame, les manuscrits illisibles, les cartes et portulans avaient brouillé leurs lignes et il n’en demeurait plus que des amas de couleurs, des confluences de lignes, des percussions de signes. Du temps d’autrefois, du moins ce que « l’oublieuse mémoire » en conservait, c’étaient quelques fugaces impressions liées au concept de modernité. Il y a peu encore, sous l’irrésistible poussée de l’autonomie, l’individualisme avait produit ses gerbes irisées, avait jeté ses feux de Bengale dans l’espace des hommes jusqu’à les atomiser, les diviser, les placer dans des cellules étroites identiques à des geôles, leur vue devenue ombilicale ne percevant plus que leur propre anatomie que décoraient les fleurs vénéneuses des tatouages, que trouait l’acier des piercings, que lustraient les lotions du luxe à fleur de peau. Chacun vivait à part de l’autre dans les couloirs étroits de sa termitière. Son miellat on le gardait précieusement pour soi, uniquement pour soi, on le mettait en sécurité dans un coffre-fort de tôle verte, à la rigueur on aurait pu, à longueur de journée, lustrer ses mandibules sur cette thésaurisation sans différer de soi, de sa possession si précieuse.

  

   D’étranges boîtes.

 

   Dans les tunnels de boue et de brindilles des habitats insecticoles, pareils aux boyaux du métropolitain, on rivait ses yeux à d’étranges lueurs venues de non moins étranges boîtes sur lesquelles on pianotait la journée durant, la nuit venue et jusqu’aux premières décolorations de l’aube. Sur les feuilles charnues des oreilles on posait l’écrin d’un casque avec ses deux tiges noires qui faisaient penser à quelque insecte saisi d’une brusque mutation. On ne le voyait nullement mais on imaginait l’interminable train d’ondes qui forait le peuple gris du cortex, emmaillotait les blanches amygdales, ligaturait les plis du cervelet, corsetait les pendeloques du chiasma optique.

  

   Tant d’urgence à être soi.

 

   Dans les ornières des rues on progressait à la manière des somnambules, yeux révulsés sur soi, massif de la tête sans doute plié dans un songe creux. Les Termites adjacentes on ne s’en occupait guère. On ne les regardait pas, ne les saluait pas. Il y avait tant d’urgence à être soi jusqu’au vertige, jusqu’à l’ivresse. On était soi et l’ambroisie qui portait le soi à sa propre incandescence. On avait renoncé aux drogues de toutes sortes, aux alcools alambiqués, à toutes ces simagrées qui, somme toute, étaient extérieures, étrangères, manière de peuple diasporique perdu dans l’immensité du réel.

  

   Comme fin en SOI.

 

   A soi, on était tout à la fois son peyotl et son LSD, son haschich et sa Noire Idole, son absinthe et sa liqueur anisée. On voulait le goût de soi sans partage. On voulait l’intime conviction de son être. On voulait la monade celée sur son propre secret. On voulait l’ego comme seul principe, comme seule prémisse de l’exister, comme fin en SOI. On était début et fin dans un même geste de la pensée. On s’embrassait à même sa propre étreinte. On était le microcosme et le macrocosme, la totalité faite ultime projet de l’être.

 

 

   Futur.

 

   Mais voilà, c’est toujours pareil avec la condition humaine. Vérité un jour, fausseté le lendemain. Ainsi naissent et disparaissent, telles des comètes, les brillantes civilisations qui avaient essaimé sur l’entièreté du globe. Donc la logique était respectée qui retournait sa calotte et portait au plein jour ses viscères purpurins, ses grises aponévroses, ses glaires qui filaient le long de l’hébétude du monde. Voici que l’on était arrivés, sans coup férir, d’un bond d’un seul, dans l’éclatante galaxie de la postmodernité. Le problème avec les mouvements de l’histoire c’est qu’ils portent toujours en eux le tissu urticant de leur révolution, qu’ils secrètent l’invisible filière qui les aliène et les fait partir en sens inverse comme si le futur contenait toujours, en filigrane, les empreintes du passé.

  

   Le SOI aux orties.

 

   Donc on avait jeté le Soi aux orties, voué aux gémonies les petites manies individuelles, ligaturé les trompes du désir narcissique, aboli toute liturgie personnelle. Maintenant les Termites étaient au grand jour, antennes déployées, corps annelés disposés dans la pléthore d’un sens uniquement collectif. On avait banni les messes basses, on avait condamné les rituels solitaires, relégué les amours clandestines au fin fond d’une fondrière de la pensée, dans les rets d’un boudoir inaccessible. Jamais de Termite seule à la terrasse d’un café, dans les travées lumineuses des Grands Magasins, jamais de solitude, jamais d’individualité dont on aurait brandi l’oriflamme à titre de glorieux emblème. Jamais de présence ineffable dans la fuite d’une insaisissable esquisse, le grisé d’une estompe, la transparence d’un glacis.

  

   Mille corps en UN.

 

   On voulait du compact, de la masse, on voulait mille corps en un, mille esprits dans une même glaciation, mille âmes soudées dans une identique congère. On émettait une idée et elle se transmettait à l’ensemble du grand corps vivant, tel un tremblement de gélatine qui aurait parcouru l’épiderme d’une sensibilité unique. Voulait-on aimer et les copulations étaient libres et les vibrations de la pléthore sentimentale s’épanchaient ici et là en mares intensément volubiles.

  

   Singularité dans l’universel.

 

   Enfin le grand égarement anthropologique avait trouvé le lieu de son rassemblement. Enfin le monde parlait d’une seule voix, mettant à mal l’essai de profération multiple de la faune babélienne. Enfin l’antique et très chrétienne notion d’agapè, d’oblativité, de don de soi sans limite se lovait à merveille dans le site parfait de son actualisation. Plus de débats sans fin, de polémiques stériles, de diatribes contre l’autre. Un identique parcours qui fondait la singularité dans l’universel.

  

   On était SOI et L’AUTRE.

 

   C’était comme la confluence de mille ruisseaux qui s’étalaient en larges rivières, se multipliaient en fleuves, se dispersaient à l’infini dans le vaste delta des espaces infinis. Nul ne sentait plus son corps enserré dans des limites, cerné des liens de l’impossible, contraint dans d’iniques et incompréhensibles frontières. On était soi et l’autre, l’autre et le monde. Certes on avait l’apparence du chaos, l’aspect de l’emmêlement, de l’enchevêtrement  mais tout ceci n’était qu’aberration de la vision et projections de l’intellect à l’aune d’anciennes habitudes, de simples réflexes, d’attitudes rémanentes qui, ici et là, poussaient leurs inauthentiques efflorescences.

  

   Un immédiat et inépuisable bonheur.

 

   Toute autre était la réalité qui s’habillait des vêtures de nouveaux prédicats : harmonie, fusion, osmose, convergence des affinités électives, assemblage dans un même moule de métaux liquides, de liqueurs séminales, de fragrances associées. Empathie coulée dans l’empathie. Plénitude enroulée dans la plénitude. Effusion de soi dans l’autre, de l’autre en soi. Depuis des millénaires des générations de savants fous, de cosmographes éthérés, de mages étranges, de prédicateurs volubiles, de géomanciens avisés, d’astronomes étoilés, de philosophes intègres, d’alchimistes alambiqués s’étaient abîmés dans d’épuisantes recherches d’un immédiat et inépuisable bonheur.

  

   La pierre philosophale.

 

   Eh bien, voici, la pierre philosophale était maintenant à portée de main, la gemme précieuse avait été extraite des ténèbres terrestres, une comète brillait en plein ciel avec sa queue resplendissante et ses lueurs d’aurore boréale. L’impossible avait enfin montré l’envers de son visage et les virtualités s’ouvraient telles des grenades, les puissances dispensaient leur rayonnement, les ressources l’inépuisable validité de leurs prodigieuses prodigalités. Ainsi tout paraissait se dérouler « dans le meilleur des mondes possibles » et l’humanité était assurée d’un riche devenir au sein de cette boule compacte où il n’y avait plus de différence, où un homme égalait une femme qui valait un enfant qui équivalait à une personne âgée qui pouvait vivre le restant de ses jours dans une allégresse réjouie d’elle-même dans une équanimité d’âme que nul n’avait plus connu depuis la sagesse immémoriale des anciens Grecs.

 

   Ce qu’on voyait.

 

   Ainsi déambulaient, dans les rues des villes, des amas de chenilles processionnaires, des grappes de moules soudées à leur bouchot, des compagnies d’étourneaux dont nul n’aurait pu altérer la joie souveraine, entamer l’optimisme, scinder l’admirable unité. On devinait dans cette joyeuse résille quelques phénomènes d’antan, un body noir à bretelles sur un corsaire bleu, l’éclair d’un bustier blanc jouant avec la discrétion d’un jean délavé, une toile claire d’été, un short puis une forêt de jambes multiples qui faisait penser à une progression de quelque cloporte dans le secret velouté d’une ombre. Mais l’impression globale était surtout celle d’un seul organisme vivant habité par une cohorte d’individus tous assemblés dans l’exécution d’une cause commune, image soudée de révolutionnaires pacifiques portant à eux tous le poids d’une tâche commune. En réalité, plutôt que de percevoir un agrégat de formes et de matières diverses, la vue s’accommodait d’un flou élégant qui synthétisait l’image en lui donnant une valeur de système accompli dont nul ne se serait hasardé à rompre la belle communion.

 

   Epilogue.

 

   Voici, des temps ont passé, des quantités de temps non quantifiables, peut-être des siècles sous les meutes solaires, les gelures d’hiver, le basculement des arbres dans la rouille automnale, puis le renouveau printanier avec sa sève bleue, ses subtiles germinations, ses fleurs qui font des déflagrations roses à la cime des pêchers. Et voici que ceci qui était à craindre est survenu d’une manière si sournoise que même les esprits les plus avisés n’auraient pu en cartographier la confondante réalité.

 

   Les convulsions blanches de l’éther.

 

   Il y a eu au fin fond de la galaxie humaine un bruit sourd, un genre de big-bang qui a secoué la membrane de la terre, l’a retournée, ne laissant que ses racines apparentes, ses tapis de rhizome exsangues, ses radicelles convulsives et nues. Que voit-on en fragments, en éclisses, en copeaux disséminés, en bigarrures, en éparpillement polychromes, en dispersions archipélagiques, en ilots semés au hasard des océans bleus, en freux divisés au sein des courants aériens, en moutonnements d’altocumulus, bref en perdition d’eux, en miettes pléthoriques, en puzzles déconstruits, en feuillets aux signes éparpillés dans  l’immensité de l’espace avec une promesse de désorientation infinie, d’exode sans but, de migration privée d’amer, d’errance multiple, polyphonique avec des meutes de cris qui se perdent dans les convulsions blanches de l’éther ?

 

   Nul ne reconnaît ni Soi, ni L’Autre.

 

   Que voit-on sinon la longue procession d’un peuple insensé qui a perdu jusqu’à l’empreinte de sa propre identité. Nul ne se reconnaît plus en soi, ni ne reconnaît l’autre, le vis-à-vis, celui qui fait face, autrement dit qui offre visage et, au gré de son épiphanie,  parvient à sa propre présence alors même qu’il déplie la nôtre comme l’exigence d’être ce qu’elle est jusqu’à une compréhension complète de ce passage ici et maintenant, sur les chemins de poussière, sous la courbe nécessaire du ciel. Que voit-on sinon ces doryphores casqués environnés d’une bogue de silence, ces mantes aux crochets arboricoles qui fauchent l’air pour n’avoir rien saisi des beautés du monde pourtant à portée de la main ?

 

   Archive dévastée des têtes ?

 

   Que voit-on sinon ces oryx à la cuirasse luisante, corne furieusement dressée dans l’épaisseur du temps afin qu’aucune onde ne leur échappe de la rumeur mondaine, que pas une image ne fasse défaut dans l’archive dévastée de leur tête ? Que voit-on sinon ces étiques chrysalides embobinées dans leur tunique de soie qui n’écoutent que leur propre fugue à jamais privée d’un sens plus haut que le sien propre ? Que voit-on sinon la pose hiératique de momies millénaires enduites de l’ennui du quotidien et des tissages de bandelettes si étroites que le jour ne parvient même plus à proférer sous la dalle occluse du sarcophage de pierre ?

  

   L’hymne du sens retrouvé.

 

   Que voit-on sinon une longue désolation dans l’irrémédiable éparpillement des choses ? Mais où est donc passée la joyeuse foule bariolée qui, il y a un instant, comblait notre vue du luxe d’une incroyable apparition ? Où sont ces formes pleines de vie qui chantaient l’hymne du sens retrouvé, qui entonnaient le seul refrain audible, celui de la rencontre, celui de la fête de l’altérité, du regard de celui, celle qui viennent à vous avec le feu de l’espoir arrimé au milieu du corps ? Où sont-ils donc ces phares qui clignotent dans la nuit? Où sont-elles donc ces hautes lumières qui balaient l’horizon de leur faisceau rassurant, ces langages qui disent l’homme en son incommensurable présence ?  Où donc ? Je n’ai pas rêvé, n’est-ce pas ? Elle existe bien encore la meute initiale, la fraternité canine, museau enduit de lait nourricier tout contre le ventre chaud de la mère ? Dites, elle existe bien ? Une réponse, vite, sinon tout ceci, cette existence, n’aura servi à rien et le monde sera désert. Oui, DESERT.

 

 

 

 

 

 

 

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6 avril 2025 7 06 /04 /avril /2025 07:37
La Dame au sofa

Jeune géante, huile sur toile 100x100cm

Coll.privée.

Œuvre : Assunta Genovesio

 

***

 

   Chaque jour, à votre insu, je longeais la venelle qui jouxtait votre pièce. Au début, je n’avais guère prêté attention à cette sorte de verrière antique qui en ornait la façade. Je la croyais l’indispensable dispositif d’un atelier d’artiste encombré de son chevalet, de ses toiles tournées sur le verso, de collines de tube, de palettes maculées de couleurs. Et peut-être êtes-vous  peintre dont, sans doute, je ne croiserai jamais les œuvres. Pas plus que la personne de chair. La vie est ainsi faite, certaines existences qui, au hasard des chemins, auraient pu devenir des compagnons de voyage, vous n’en apercevez qu’un théâtre d’ombres et, parfois, un sentiment proche d’une intuition vous murmure à l’oreille la source d’un possible chagrin. Mais je ne sais, aujourd’hui, ce qui me rend d’humeur si sombre. Peut-être le temps cerné de pluie, un fin brouillard flotte à l’horizon et l’hiver est si proche qui dessine son contour de givre. Tous les matins, sans exception, me rendant à la librairie pour y acheter des journaux ou quelques livres, je passe devant cette vitre derrière laquelle se décline une douce lumière, comme si elle avait traversé un vitrail d’église, avec ses coulures pareilles aux pétales d’une rose. Quelques touches de vert bronze en atténuent la vibration.

   Je ne suis, naturellement, d’un tempérament curieux - je veux dire des événements qui émaillent le quotidien -, seulement sur le qui-vive dès qu’il s’agit d’une connaissance à acquérir, d’une exposition à aller voir, d’un écrivain dont il faut découvrir l’œuvre. Je ne parle pas de ces « auteurs de gare », de ces aventuriers à la mode qui truffent à l’envi leurs ouvrages de lieux communs et d’histoires à quatre sous. Ils prennent pour de la littérature ce qui, à l’évidence, n’est que l’écume des jours qui n’intéresse qu’eux-mêmes et un public qui ne leur accorde attention qu’à l’aune de leur aveuglement. Mais la « société du spectacle » ne fonctionne que de ceci, duperies, faux-semblants, et mystifications en tous genres. Donc je parlais de mon inintérêt pour ce que l’on pourrait nommer des « faits divers », sauf lorsque ceux-ci m’interpellent pour être singuliers. « Jeune Géante », convenons pour l’instant de ce sobriquet, voici que, pas plus tard que ce matin, revenant des journaux, j’aperçois, au travers de la verrière légèrement embrumée, cette forme dont je compris bientôt qu’elle était la vôtre - aussi bien j’aurais pu penser à quelque objet, peut-être un mannequin de couturière à demi-vêtu, abandonné sur un sofa -, oui, la vôtre et bien vivante pour la simple raison que vous avez effectué un légère rotation du corps - peut-être la lumière vous gênait-elle ? -, vous abandonnant aussitôt au luxe d’un somme. Personne n’était dans la ruelle et, bien que ma conscience me reprochât de profiter d’une « belle endormie », longuement je stationnai tout contre la paroi de verre qui me séparait de vous. Quelqu’un m’eût-il aperçu aurait pensé avoir affaire à un somnambule tout juste sorti de ses déambulations, situé sur cette frange invisible qui sépare l’état de veille du sommeil.  J’avoue que j’aurais eu bien du mal à détacher mon regard de ce luxe que vous m’offriez à votre corps défendant. Jetant parfois un œil inquiet d’où pouvaient surgir des importuns, je me laissais aller à cette contemplation sans finalité objective. Je ne vous connaissais pas. Vous ne vous saviez nullement observée depuis le repos auquel vous sembliez vous confier avec la même sérénité qu’un jeune enfant met à dormir, du bruit fût-il présent tout autour de lui. Mais je ne pouvais demeurer dans cette stupide posture, cette silhouette d’inquisiteur. En prolonger l’attitude ne pouvait que me ridiculiser à mes propres yeux. C’est donc à regret que je quittai cette loge d’où un si beau théâtre m’était offert. Certes avec une unique Actrice. Certes avec un rôle muet. Mais quelle intensité dans l’abandon ! Mais quelle confiance dans le don de soi !

   Tout ceci que je formule, je le revis, avec une certaine fébrilité, frappant chaque touche de ma machine à écrire avec la volonté de donner à chaque lettre gravée dans le papier le caractère d’une inoubliable expérience. Combien le rôle de « Voyeur » est excitant. Assurément, je comprends à l’instant ceux qui se postent dans un coin d’ombre et rivent leurs regards sur le balcon où ils espèrent apercevoir cette « Belle de nuit » qu’il leur fût donné de voir un soir, alors que le jour baissait, que la Lune traçait dans le ciel sa course cendrée. C’est comme d’être brusquement saisi par un sortilège, d’y succomber au point que partir serait une dépossession de soi, un exil, un dénuement encore plus fort que le désespoir de ne plus voir la lumière. Oui, je peux en témoigner, « Belle Apparition », vous êtes ce cristal qui brille au plus profond de ma nuit. Parfois je m’éveille en sursaut, tout juste sorti d’un songe dont vous étiez l’irréel et merveilleux personnage. Vous étiez posée sur la margelle d’un puits, vos cheveux châtain en cascade, une mince robe moulant votre corps, vos longues jambes n’en finissant de faire ce filet d’eau qui touchait le sol tel le diamant qui féconde la veine noire dont il surgit. Les arbres, autour de vous, se disposaient en clairière et il n’était jusqu’aux oiseaux dans leur nid qui ne chantaient vos louanges. Oui, je sais, mon témoignage si abusivement romantique vous paraîtra bien désuet. Mais peut-on dire l’Amour, autrement que dans le registre lyrique qui convient aux amants ? La voix de Roméo tremble lorsqu’il déclare sa flamme à Juliette. L’amour est une ivresse, une combustion ou bien il n’est qu’une bluette identique au rougeoiement du désir qui faiblit sous le vent de l’inconstance, sous l’usure de l’habitude. Les jeunes générations ne comprennent nullement cette manière de complainte qui se saisit des hommes mûrs et les incline aux coupures et plaies de la nostalgie. Mais il y a une psychologie de l’âge, tout comme il existe une énergie de la jeunesse, une force de l’adulte, un déclin du vieillard.

   Comme, « Jeune Géante », nous ne serez jamais qu’une Muse pour moi, autant que je vous archive dans mon musée virtuel. Jamais les images ne meurent. Toujours une braise luit qu’un simple souffle ranime. Après avoir été un Voyeur, je serai un Souffleur, comme au théâtre. Mais je ne soufflerai qu’à vous faire revivre, peut-être au milieu de compagnes que je vous aurai choisies pour vous accompagner dans mon périple onirique. « Belle Alanguie » je vous vois auprès de ces êtres dont la chair est une pensée,  la voix  une clarté, les sentiments un nuage qui flotte au-dessus de l’horizon.

 

La Dame au sofa

Henri Lebasque

Femme nue couchée

Source : Wikimedia Commons

  

   Je vous vois telle cette « Femme nue couchée » d’Henri Lebasque, même pose abandonnée - une enfant dans le creux douillet de ses rêves -, même croyance dans un bonheur à portée de la main. Ces deux images, la vôtre, celle du peintre post-impressionniste, jouent dans un même registre. Sans doute un écho, aussi, à la toile de Matisse « Luxe, calme et volupté ». Un esprit de sérénité habite ces lieux que nul ne pourrait prendre le risque de troubler. On n’offense la silencieuse innocence. On en admire le souple chatoiement. Aucune pensée qui irait au-delà.  Qui ouvrirait la porte d’une vision des habituelles instances libidinales. Une attitude en retrait comme si l’on ne pouvait dévoiler que le simple, glisser un œil dans le chas d’une aiguille et glisser dans sa pupille cet instant de joie infinie, intimement vacante, s’abreuvant à sa propre source. Certaines visions, il faudrait les confier au secret de quelque mystérieux hiéroglyphe dont, jamais nul archéologue, fût-il des plus doués, ne parviendrait à déchiffrer l’énigme. Pour nous, pour elles, « Jeune Géante », « Femme nue couchée », il serait bien que ce sommeil dure une éternité, nullement troublé par les incessantes agitations du monde. Alors tout reprendrait sens et place dans une harmonie que vient souvent compromettre l’habituelle futilité des hommes. Il reste encore beaucoup à espérer des propositions de l’art. De là seulement peut venir un salut !

 

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5 avril 2025 6 05 /04 /avril /2025 08:01
La danse

« La danse de la vie »

Edvard Munch

 

Source : Wikipédia

 

***

 

   Pour qui ne connaîtrait nullement le style néantisant de l’Artiste, nous ne pouvons douter que cette découverte de « La danse de la vie » ne crée en lui, en elle, un véritable choc, un genre de commotion directement archivable dans le massif ombreux de l’inconscient là où, sur fond de vide, se laissent lire les traits de la finitude en leur lueur blafarde, une manière de phosphorescence à elle-même sa propre hallucination. Et, à la seule lecture du titre, « La danse de la vie », nul ne s’étonnera qu’un vertige de pure incompréhension ne se saisisse du Voyeur, de la Voyeuse encore immergés, pour un temps, dans le bain tiède, balsamique, dont leurs corps sont ornés au motif que ces derniers reposent encore dans l’illusion existentielle d’une possible joie. Campant, ou plutôt s’agrippant de toute leur volonté au roc des certitudes, rien ne les laissera en paix tant qu’une révision des points essentiels de la Vie en son essence n’auront été résumés, assimilés en leur plus exacte vérité. Ainsi, face à l’énigme de la toile, énumèrent-ils en silence ces beaux et rassurants principes existentiels dont ils sont « maîtres et possesseurs » depuis au moins le seuil de leur naissance. Convaincus de la justesse de leur vue, pourraient-ils se disposer aussitôt à déployer, à l’horizon de leurs têtes, un genre de bannière sur laquelle, au moyen de quelque crayon magique, ils écriraient l’équation suivante :

 

VIE = MOUVEMENT = PUISSANCE = DÉSIR

 

   Réalité tripolaire que nul ne pourrait remettre en question qu’au risque de sa propre annihilation. Un seul de ces pôles serait-il absent et le jeu des équivalences, soudain mis en danger, compromettrait la solidité, la tenue de l’édifice existentiel. Ce qu’il nous reste à faire à présent, endossant la vêture des Quidams désorientés par la représentation, éprouver, comme eux, la scène en sa plus verticale rigueur. La parcourir du regard et se laisser guider par l’unique arabesque des sensations car, ici, il y va d’une réelle angoisse somatique, comme si un pieu chauffé à blanc (oui, pensez au Cyclope aveuglé par Ulysse) perforait, non seulement le bloc de notre anatomie, mais ferait s’étoiler notre conscience en mille fragments irréductibles à leur reconstitution unitaire. Ce qui doit être affirmé, en tant qu’évidence première, c’est que nous ferons de cette peinture une lecture selon son revers, à savoir sa charge d’affliction primitive, archaïque, alors que le titre nous aurait proposé seulement son endroit, la possibilité de quelque félicité.

   Ce qui frappe d’abord l’imagination, quant à une œuvre supposée exalter le sentiment attaché à la vie, c’est bien la noirceur de la composition. Le ciel est sombre, une à peine variation, une climatique lugubre inclinant dans des teintes de plus en plus sombres, depuis Zinzolin jusqu’à nuit Indigo en passant par Violine soutenu. Certes, tout ici baigne dans le nocturne le plus glaçant, en témoigne le long pleur de la Lune se répandant dans la mare liquide d’un ciel aux limites mêmes de sa propre énonciation. Et cette mutité du ciel trouve sa naturelle correspondance, son prolongement sémantique en cette prairie pareille à une étole qu’on aurait longuement immergée dans quelque mare verdie d’algues et de mousse. Lumière de glauque aquarium, sourd éclat de catacombe, étroitesse d’ombre d’une meurtrière que nulle clarté ne vient éclairer. Si je ne craignais d’abuser, en raison de mon attrait natif pour les couleurs, j’ajouterais simplement à cette peinture lexicale, les beaux attributs de Sarcelle, Bouteille, Sapin et, pour couronner le tout, Chrome comme pour éteindre le peu de lumière qui, jusqu’ici, aurait survécu à l’éclairement de la parole. Voici pour le paysage et, nous les Voyeurs, sommes presque exténués au terme de notre parcours, tellement l’air est irrespirable, il faudrait l’ouvrir à la lame, tellement l’herbe est drue, il faudrait la perforer au coutre.

   Si, à l’évidence, ciel et prairie jouent à titre de fond, ceci constituant leur caractère minimal, ils se donnent bien plus en tant que fondements de la tragédie humaine qui y déroule son pesant destin. Ciel, prairie, sont les précurseurs, les nervures anticipatrices de l’accablante et oppressante réalité-vérité à venir car ici, en la matière, nul intervalle ne cherche à s’établir entre réalité et vérité, l’une est le sosie de l’autre, sa forme gémellaire. Ce qui veut dire que le réel en son impitoyable visage, ne ménagera nul repos à notre vision : son épiphanie, ceci vigoureusement énoncé, n’est rien moins que mortelle. L’affirmer au-delà serait se complaire au jeu immoral des truismes. Une évidence se suffisant à elle-même, la redoubler est signe de pure indécence.

   Et puisque, plus haut, nous parlions de revers du titre qu’il s’agirait de réaménager selon la formule :

 

« L’immobile gigue du désêtre »

 

   nous allons voir en quoi la rhétorique de Munch en est la parfaite illustration. Afin de trouver l’équivalent dans l’ordre des mots, sans doute conviendrait-il d’aller dans les parages de « L’inconvénient d’être né » d’Émil Cioran, du « Sentiment tragique de la vie » de Miguel de Unamuno ou bien encore « Du néant de la vie » de Schopenhauer. Dans tous ces ouvrages s’inscrit, comme en creux, en tant que revers du tragique, cet amour radical de la vie qui, parfois, ne peut s’exprimer que par antiphrase. L’ironie tient lieu d’avoir.

   Mais chacun en conviendra, commenter, dans l’espace d’une peinture hautement métaphysique, le seul paysage reviendrait, par nature, à en évincer l’essentiel caractère puisque ce sont bien les Sujets de la scène qui y inscrivent les sèmes de cette irréalité opérante qui les cloue à la toile et les donne pour de simples hallucinations de notre esprit. Donc obligation nous est faite de souder, précisément, cet illisible, cet inaccessible, ce pur onirique (ce qu’est la Métaphysique en son insituable substance), tous ces traits qui traversent les Acteurs et Actrices ici présents que la peinture nous offre à la manière d’étonnants farfadets, de coulures ombreuses, de chimères flottant hors leurs corps à défaut d’y pouvoir convenablement séjourner.

   Dès ici, reprenant l’argumentaire fourni par Wikipédia, nous en développons les attendus en les remodelant selon nos propres intuitions. 

   « La jeune fille en robe blanche, qui occupe le côté gauche de la toile », habituellement donnée pour l’image même de « la pureté », donc investie d’une certaine grâce ontologique, la voici étroitement cintrée dans cette longue robe à fleurs, comme s’il s’agissait d’une camisole de force, bien plutôt que de l’écrin présidant à la fête et aux délices de l’Amour. Son visage de poupée triste est entièrement livré à ce que nous supposons être un tourment intérieur qui l’accapare entièrement et ne nous la rend guère disponible, plongée qu’elle est dans son bain insulaire.

   « La figure féminine centrale, vêtue d'une robe rouge, personnifie (…) la passion amoureuse », certes mais encore faut-il lui attribuer le prédicat de « passion triste » cette funeste inclination lui ôtant toute liberté quant à l’expression de ses propres sentiments. Identique à une gerbe de feu éteint qui se lèverait au centre de la toile, foyer supposé de tous les regards dont elle devrait embraser l’esprit des Sujets coprésents, c’est bien l’exact contraire qui se manifeste comme si la flamme atone de sa robe se terminait en cette flaque de sang immolé à sa propre stupeur. Bien loin que cet apparat de danse incarnat se donne pour la partie visible d’un érotisme sous-jacent, l’on penserait avoir affaire à un genre de brasier exténué en provenance directe de l’Enfer, dont elle, la Séductrice ne supporterait la présence qu’au titre se stigmates éloignés de leur source originelle.

   « La femme en noir, à droite du tableau, est la femme exclue », mais alors, l’on peut se demander de quoi cette Personne est exclue ? Exclue de la scène au titre d’une simple jalousie, la Femme à la robe rouge lui ayant subtilisé l’amour de cet Homme en noir, seul projet amoureux qu’elle caressait comme la douceur d’un possible destin ? Affliction que son visage fermé, renoncement à être et à agir que la jonction de ses mains refermées sur leur propre douleur, leur propre inconsistance.

   « La figure masculine au premier plan, dans laquelle se cache l'alter ego de l'artiste, semble comme emprisonnée dans la robe rouge de sa compagne », comme si s’affrontaient symboliquement, en une façon d’abrupte dialectique, le Noir de deuil de la vêture de l’Homme et le faible écho du Rouge de la vie ayant perdu son pouvoir de rayonnement, de fécondation de ce qui vient à elle et ne trouve plus qu’à s’étioler, à se fondre dans la profondeur même du support.

   « Les regards des couples, engagés dans une danse tournoyante qui s'étend sur toute la surface du tableau, sont fixes, comme hallucinés », et c’est bien dans cette manière de synthèse dont ces couples sont l’image que repose la dimension essentielle de l’œuvre en sa valeur effectivement « fixe, hallucinée ». Ce que les trois groupes précédemment énoncés (la Jeune fille en robe blanche ; la figure féminine centrale et la figure masculine ; la femme en noir), venaient apporter d’indication d’une présence métaphysique, les quatre couples les accomplissent sous forme de synthèse. Å la rigidité catatonique des Personnages du premier plan, à leur artifice de mannequins du Musée Grévin, à leur statuaire de momie, donc à leur immobilité constitutive vient s’appliquer, en arrière-fond la « danse tournoyante » des couples enlacés mais, en réalité l’opposition n’est que de surface si, regardant à la lumière de la raison, à la clarté de la logique, par un seul et même trait de notre entendement, nous ramenons la totalité de la scène à ce qu’elle est en son essence,

 

à savoir la seule et unique illustration

du signe avant-coureur de la finitude,

 

   son empreinte venant d’un invisible au-delà, se soudant aux corps, engourdissant les mouvements, figeant les physionomies en cette espèce d’épiphanie de cire et de marbre comme si les Vivants, soudain métamorphosés en statues de sel, identiquement à la Femme de Loth transformée en simple minéral pour avoir « trahi ses inclinations secrètes pour le péché ». Car ici, dans l’oeuvre de Munch, il semble bien que puisse se percevoir la conséquence d’une punition divine, abandon d’un Paradis perdu dont ne demeurerait plus que le bourgeonnement blanc et rouge, traces évanescentes de la béatitude éternelle que viendrait assombrir, sinon biffer, les ombres bleues et noires provenant, sans doute du Tartare, du moins dans les nébuleux archétypes de la psyché humaine.

   Si ce tableau est si troublant, c’est selon nous qu’il marie habilement le procédé de l’oxymore. Il met en perspective

 

d’heureuses réminiscences

d’un temps supposé de félicité

qu’il rabaisse en ayant recours

à ces images figées anticipatrices

de bien funestes perspectives.

 

   « La danse de la vie » dont nous avons volontairement inversé la signification au titre d’une profonde modification de son énoncé selon la formule

 

« L’immobile gigue du désêtre »,

 

   indique bien, à notre avis, les motifs souterrains de l’œuvre du Peintre d’un expressionnisme sans concession. Et ce qui est étrange au plus haut point, c’est bien ceci : plutôt que d’être désespérés par le geste de notre vision de « La danse », nous ressentons en nous, au plus profond d’une vérité qui se fait jour

 

que cette parabole

de l’être et du désêtre »,

du jouir et du mourir,

 

   loin de nous incliner à renoncer au rayonnement d’une joie, nous incite à en éprouver la puissance effective dans le moindre de nos gestes, dans le plus infime de nos actes. Sans doute doit-on convenir que les évidentes qualités esthétiques de la toile, ses couleurs pour le moins fascinantes, son ambiance surréelle, la perfection de sa composition se donnent pour le contre-poison des inquiétudes qui pourraient surgir de son énigmatique fond,

 

nous déportant

de qui-nous-sommes

en direction de ce que

nous-ne-serons-plus.

 

Mise en musique métaphysique

S’il en est !

Ce qu’en réalité

Nous sommes

Des Êtres Métaphysiques

mais ceci est pure tautologie

l’Être, toujours, s’exile

de la Physique

 

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4 avril 2025 5 04 /04 /avril /2025 07:20
Le Paysage et Nous

 Photographie : Blanc-Seing

 

*

« Nous ne trouvons guère de gens de bon sens

que ceux qui sont de notre avis ».

 

« Réflexions ou Sentences et Maximes morales »

 

La Rochefoucauld

 

***

 

 

   Nous regardons ce paysage, avec un ami, avec la commune volonté d’en dire l’exception ou bien, au contraire, le caractère accidentel.

   * Je dis la beauté de la composition dont la Nature, elle seule, connaît le sublime secret.

   Je dis l’exact trajet du chemin qui file vers l’horizon.

   Je dis l’arbre, au premier plan, qui accentue la présence de tout ce qui est.

   Je dis la nécessité du bosquet, en haut de la colline, il sépare le royaume du ciel de la lourdeur de la terre.

   Je dis l’émerveillement qui me gagne à seulement viser cette pastorale simple et infinie au regard de cette facture si humble mais aussi si décisive.

   * Il dit le peu d’importance des plans qui s’étagent devant nous. Il en perçoit le signe d’un chaos encore présent alors qu’un cosmos tarde à venir.

   Il dit le hasard de ce chemin qui, aussi bien, aurait pu sinuer ailleurs et même s’absenter du paysage sans dommage pour celui qui regarde.

   Il dit l’horizon que masque le bosquet, dont l’absence aurait été préférable à cette dissimulation.

   Il dit le peu d’intérêt de ce fragment de nature, il y en a de très nombreux dont, du reste, il ne diffère guère. 

   Nous avons dit en mode contrasté, nous avons dit en opposition. Nous avons créé le cadre d’une polémique. Et, cependant, chacun a « raison », selon les estimations du lexique habituel. Mais poser le problème en termes de « raison » ou bien de logique consiste à biaiser la situation de chaque voyeur en lui appliquant une grille de lecture inadéquate. Autant peut-on juger « en raison » les termes d’une loi, autant fait-on fausse route en ce qui concerne le paysage étalé devant nous, qui se donne sur le mode naturel d’une manifestation particulière, laquelle ne saurait recevoir de justification au seul titre d’un enchaînement de causes et de conséquences.

   Si un mode d’approche peut trouver le lieu de son effectuation, c’est bien dans le champ intuitivo-émotionnel qu’il nous faut chercher à le faire surgir. Le paysage n’est nullement un espace indifférent, un objet technique par exemple, qui se laisserait cerner selon ses abscisses et ses ordonnées, autrement dit d’une manière géomètre. Si tel était le cas, il n’y aurait eu, pour mon ami et moi-même, nulle difficulté à nous entendre sur des appréciations  strictement convergentes. Car, dans ce cas de figure, l’imaginaire n’est pas sollicité, pas plus que la capacité d’invention ou de création ne se donnent en tant qu’outil privilégié de notre découverte. L’objet mécanique dévoile l’entièreté de son être sans qu’aucun mystère ne puisse en atténuer l’immédiate donation.

   Si l’objet se contente d’une saisie immédiate, la Nature, elle, demande la mise en place d’une médiation. Médiation : ce sont mes propres sentiments, ma faculté d’appréciation singulière, mon goût, mes inclinations qui se situent entre ma conscience et ce paysage qu’ils visent comme leur « propriété ». Le paysage je le fais mien, je l’inclus dans le corridor de ma psyché, je le rends malléable afin, qu’en partie métabolisé, ma sensibilité puisse s’en emparer et s’agrandir de cette nouvelle irruption qui n’est rien moins que fondatrice de multiples événements. Cette acquisition, correctement envisagée, aura procédé à une manière de métamorphose dont ma mémoire gardera l’empreinte en quelque partie de ses complexes circonvolutions. Et ce qui se sera accompli en mon for intérieur sera d’une nature identique au processus qui aura traversé l’esprit de mon ami. Dit d’une autre manière, nos expériences respectives nous feront croire que nous avons tous les deux « raison » alors qu’il s’agira, de manière bien plus radicale, primaire en quelque sorte, d’une inévitable singularité de nos sensations, lesquelles concernent bien plutôt nos rocs biologiques, nos massifs de chair que la clarté et la rigueur de notre esprit uniquement préoccupé de discursivité.

  « Nous ne trouvons guère de gens de bon sens que ceux qui sont de notre avis ». La Rochefoucauld, énonçant cette « vérité », se comporte bien plus en moraliste qu’en scrutateur soucieux de jouer sur le registre des sentiments humains et des émotions. Il suggère, chez l’Homme-Sujet, la permanence d’une exacerbation de la subjectivité qui ferait fi de toutes les évaluations, les calquant uniquement sur les siennes propres. Certes le vice est bien plus vite atteint que la vertu. L’on comprendra aisément que son assertion ne peut guère s’exercer que sur les conduites qui visent une action spécifique et la notion d’engagement qui lui est, par essence, associée. Cependant l’exemple du paysage serait mal choisi si nous le pensions en mesure de recevoir le même type de jugement que celui qui concerne un comportement à adopter face à tel ou tel événement existentiel, lequel impliquerait jusqu’à notre âme en son tréfonds.

   Le schéma projectif, face à la Nature, est essentiellement esthéticien, donc reposant sur une forme qui parle à notre réceptivité sensible et uniquement à celle-ci. Il n’y a, à l’arrière-plan, ni possibilité de loger une métaphysique, ni intention d’initier une morale, ni de faire place à quelque vertu. Le paysage s’adresse, sur-le-champ, à ma sensation sans que mon jugement ne vienne en altérer le caractère de pureté et d’originarité. Car le paysage est toujours le reposoir d’une lointaine origine dont il conserve la trace, les hommes pussent-ils s’ingénier à en pervertir l’immémorial cours. Chemin, arbre, ciel, terre, bosquet sont là en leur simple présentation. Ils ne s’inquiètent de rien, ne demandent rien, ne s’accroissent nullement de l’opinion que nous proférons à leur sujet. Mais il serait naïf et même coupable de penser que, vis-à-vis de leur présence, nous pourrions être quittes de toute dette morale. Si, au travers des âges, ils sont venus jusqu’à nous, c’est que les orages et la foudre les ont épargnés et que des hommes, dans le passé, les ont respectés et entourés des soins nécessaires à leur préservation. Pour cette unique raison, « gens de bons sens » et autres amis, à commencer par nous, qui devisons et contemplons, avons l’urgente tâche de placer nos « avis » dans une identique pensée, une unique préoccupation, un seul souci : ménageons-leur la niche au gré de laquelle le futur pourra les accueillir comme nous les recevons aujourd’hui, telle cette ineffaçable beauté. Il n’y a guère d’autre chemin à emprunter, sauf à préférer l’erreur et la fausseté à la belle clarté des évidences. Mais à ceci nous ne pouvons nous résoudre.

 

  

 

 

 

 

 

  

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2 avril 2025 3 02 /04 /avril /2025 08:31
Nymphéas

Claude Monet

Nymphéas bleus

 

Source : Musée d’Orsay

 

***

 

   Å l’incipit de cet article, qu’il me soit permis de citer le commentaire du Musée d’Orsay sur cette œuvre :

  

   « Nymphéas est en botanique le nom savant des nénuphars blancs. Monet les cultive dans le jardin d'eau qu'il fait aménager en 1893 dans sa propriété de Giverny. A partir des années 1910 et jusqu'à la mort du peintre en 1926, le jardin et son bassin, en particulier, deviennent son unique source d'inspiration. Il dit : "J'ai repris encore des choses impossibles à faire : de l'eau avec des herbes qui ondulent dans le fond. En dehors de la peinture et du jardinage, je ne suis bon à rien. Mon plus beau chef-d’œuvre, c'est mon jardin ».

                                                                                                  (C’est moi qui souligne)

 

   Nous nous livrerons, en guise d’introduction, à deux brèves réflexions sur les propos du Peintre. Et d’abord cette humble constatation « Mon plus beau chef-d’œuvre, c'est mon jardin », qu’il ne faut certes nullement prendre au premier degré, comme si le jardin était l’essentiel, l’œuvre sa subalterne conséquence. Énonçant ceci, l’expression suivante eût davantage convenu à la réalité : « Mon chef-d’œuvre reflète mon jardin. » Monet me pardonnera cette interprétation « sauvage ». Le second motif, sujet à méditation, repose sur cette constatation qui, à première vue, sonne à la manière d’un échec, alors qu’en son fond, elle constitue la mise en lumière non seulement de la beauté de la série des « Nymphéas », mais énonce l’Art en son essentielle et inimitable valeur. Nous citons à nouveau :

   

   « J'ai repris encore des choses impossibles à faire : de l'eau avec des herbes qui ondulent dans le fond. »

  

   En cette si simple assertion repose l’entièreté, non seulement du travail de l’Artiste, mais la totalité signifiante de l’Art par rapport à sa mesure historiale, à savoir à son destin. Afin que ceci devienne compréhensible, il nous faut considérer la genèse des œuvres du Créateur de l’Impressionnisme, au moins dans la perspective des séries picturales qui, à partir d’une certaine époque, deviendront son unique manière de peindre. Unique et « si excellente », si je peux m’autoriser cette tautologie. Il n’est nullement indifférent de procéder historiquement, au motif que la chronologie se doublera d’une profonde signification de la finalité esthétique. Citons donc les « processions picturales » telles qu’elles apparaissent à partir des années 1890 jusqu’à son décès en 1926.

  

   Les Meules - Les Peupliers - Les Cathédrales de Rouen » - « Les Matinées » - « Le Parlement et la Tamise » - « Venise » et, enfin, en une manière d’éblouissante apothéose, pas moins de 300 tableaux des « Nymphéas » qui signeront la fin d’un « impressionnant » parcours.

  

   La lecture de ces singuliers événements se doit, selon nous, d’éviter deux écueils : d’abord envisager cette intense activité en tant que conséquence d’une obsession ; ensuite de ne voir, dans la matière traversée par ces séries, qu’une simple substance, à défaut d’y percevoir une intention artistique aux incidences majeures, le Tout de l’Art s’y lisant en filigrane. En effet, parler « d’obsession » reviendrait à privilégier la dimension anthropologique, alors que ce qui est ici en question est bien plus d’ordre ontologique, à savoir qu’il s’agit de la manifestation de l’Esprit dans l’Histoire, selon le concept hégélien, mais aussi de l’une des déclinaisons des figures de l’Être dans la mondéité selon les thèses heideggériennes.

    Maintenant convient-il d’analyser l’essence même de la matière qui sert de support aux toiles. La paille dans les Meules, le bois dans les Peupliers, la pierre dans les Cathédrales de Rouen, la végétation des bords de Seine dans Matinées, de nouveau la pierre dans Parlement et Tamise, et, identiquement, pour Venise. Nul n’aura fait l’impasse d’une double évidence : d’une part la matière s’allège, l’élémental glissant peu à peu en direction de l’eau, cette même eau faisant présence en la plupart des œuvres. Il nous faut donc reprendre la belle constatation de Monet :    

  

   « J'ai repris encore des choses impossibles à faire : de l'eau avec des herbes qui ondulent dans le fond. » 

 

  Chacun comprendra que le passage de la pierre à l’eau ne peut que correspondre à la métamorphose du concret devenant abstrait et, en ceci, non seulement tracer l’immémorial parcours de l’Art, mais aussi, mais surtout, le désigner, l’Art en son essence, comme cette sourde volonté de se libérer du réel, d’abandonner la simple mimèsis, d’ouvrir le champ immense de la couleur, de la forme, autrement dit donner préséance à l’Idée sur la Matière, au Concept sur le Réel. Afin d’illustrer ceci, il suffira de mettre en perspective deux œuvres, dont l’une, la « Cathédrale » fêtera, à sa manière, la solidité architectonique de la toile, alors que l’autre « Nymphéas, » se fera pur imaginaire, souple ondulation d’herbe à l’invisible paraître.

Nymphéas

Un pas de plus, une nouvelle série se séparant de l’eau afin de rejoindre la pureté abstractive de l’air, du feu et l’on aurait pu apercevoir, dans l’espace proche d’une évolution de l’Art, le simple rougeoiement, l’élémental solaire, la diffusion parme d’un Rothko se levant du clair-obscur de la Chapelle à Houston :

 

le spirituel

se substituant

 au matériel

 

   Les herbes, plutôt que d’onduler « dans le fond » seraient devenues, par la magie opérative de la création,

 

pures ondulations de rien,

pures translations de néant,

pures manifestations du non-manifestable

 

   L’on peut trouver un identique souci de faire sécession de la pierre, du bois, de tout ce qui résiste et entrave la libre aventure de la conscience dans le tracé des lignes flexueuses qui, désormais, constitueront l’unique lexique du Peintre.

   Mais demeurons un instant sur l’opposition Cathédrale/Nymphéas. La confrontation des deux œuvres, si elle peut se traduire en termes de simple polémique au premier regard, devient, dans une vision plus approfondie, haute dialectique dans un affrontement qui, non seulement se donne comme irréductible, mais traduit une véritable mutation du geste même de la peinture. Å la solide armature matérielle de « Cathédrale », se substituent la naturelle et poétique fluence de l’aquatique, le libre flottement du végétal, tels qu’en eux-mêmes leurs destins respectifs les obligent. Cependant une erreur d’appréciation consisterait à ne voir, dans la toile de Giverny, qu’une projection de la Nature en ses plus évidentes visibilités. Si du « naturel », du palpable se donnent à voir, ce n’est que sur le mode allusif, du retirement de soi de la force des évidences.

   Que dire, maintenant de cette fameuse ligne flexueuse, comment faire paraître ce qui, par définition, ne paraît pas, mais sourd de l’intérieur même de l’énigme ?

 

Nymphéas

Ceci n’est pas une ligne flexueuse

 

   Cette figuration des « Nymphéas », ci-dessus, si elle était considérée de manière aussi immédiate que naïve, nous dirait l’impression végétale-aquatique constituant le fond à partir duquel s’enlève le tronc courbe du saule en tant que « ligne flexueuse ». Cependant cette interprétation ne serait rien moins qu’hâtive, conduite seulement au regard de notre « dette » vis-à-vis d’un réel qui nous enserre et nous contraint à le considérer, ce réel,  telle la seule chose digne d’intérêt. Bien loin d’être située à même ce tronc hautement visible,

 

cette ligne typiquement léonardienne

se dissimule dans le lacis même d’une imprécision florale,

d’un poudroiement coloré,

de la vibration d’une matière devenue

si légère, si diaphane qu’elle ne sonne plus

vraiment comme forme,

bien plutôt comme l’informel lui-même

 

   en sa nature antéprédicative, laquelle constitue le réceptacle inaperçu mais opérateur, au plus haut degré, de toutes les formes dont il devient le centre de rayonnement. Ici s’éclaire soudain l’étonnante formule de Monet : « des choses impossibles à faire », ce qui veut dire que « ces choses » se noient dans une illisible irréalité, que « l’impossible » est la dimension métaphysique dont nul ne peut saisir le substrat qu’au titre d’une rapide intuition du sensible, la sensation s’évanouissant d’elle-même à peine son évocation.

 

Mais c’est bien cette sensibilité

ondoyante, serpentine, sinueuse

qui est la substance même de l’Art,

sa touche purement onirique,

sa dimension Idéale

 

   que nul réel ne pourrait atteindre qu’au titre de sa propre dissolution.  Témoins ces annotations de Georges Clémenceau, l’horizon métaphysique y transparaît dans le dessin même d’un « Infini reflété dans l’imperceptible » :

   « Une aspiration d’Infini soutenue des plus subtiles sensations de réalité tangible et fusant, de reflets en reflets, jusqu’aux suprêmes nuances de l’imperceptible : voilà le sujet des Nymphéas ! »

   Métaphysique qui s’y donne encore dans la « flambée solaire de l’écran céleste », ici les mots ne sont plus traversés que d’accents purement aériens :

   « Quel spectacle ! Un champ d’eau chargé de fleurs et de feuillages dans tous les brassements de la flambée solaire avec les répercussions mutuelles de l’écran céleste et du miroir aquatique. »

   Ici et afin de donner « corps » à cette ligne flexueuse, nous citerons un long et bel extrait de Baptiste Tochon-Danguy dans « Une ligne métaphysique de Ravaisson à Merleau-Ponty : la ligne serpentine entre visible et invisible, unité et variété, temps et espace » :

  

   « Dans L’Œil et l’Esprit, Merleau-Ponty dissocie la ligne picturale de la « ligne prosaïque », simple contour entre des objets distincts – ligne-frontière qui serait contestée par « toute la peinture moderne, probablement par toute peinture, puisque Vinci dans le Traité de la Peinture parlait de “découvrir dans chaque objet […] la manière particulière dont se dirige à travers toute son étendue […] une certaine ligne flexueuse qui est comme son axe générateur” ». Contre la ligne séparatrice, qui divise l’espace en parties fixes et extérieures les unes aux autres, la peinture aurait inventé une ligne mobile qui ne se trouve pas entre les objets, mais structure leur allure. Léonard de Vinci invitait à « examiner attentivement les limites des différents corps, et la manière dont ils serpentent » : c’était d’abord une maxime d’observation clinique des corps vivants, ensuite une norme artistique qui enjoignait de fuir la raideur des attitudes pour privilégier un contrapposto dynamique, un équilibre précaire dont les dessins de Léda avec le cygne donnent un exemple. »

 

Nymphéas

   Ce qui, d’après les commentaires précédents, se donne à entendre, ce n’est seulement le tracé sinueux lui-même qui, d’une certaine manière vient contrarier le dessin, ce n’est pas davantage le contour du cygne ou celui de Léda qui sont en question car, alors, il ne s’agirait que de simples contours, pas plus (et ici nous inscrivons en faux par rapport aux assertions de Baptiste Tochon-Danguy) que du contrapposto dynamique que réalise l’opposition des jambes de Léda, l’une tendue, l’autre fléchie,

 

en réalité la « ligne flexueuse »

que Léonard nous invite à suivre

n’est rien de moins

qu’informelle,

qu’impalpable,

qu’invisible

laquelle se résume

à la conjugaison des désirs,

de Zeus-le-Cygne, de Léda

désignée par le dieu comme

la cible terrestre du feu du ciel

  

  Cette songerie reportée aux « Nymphéas », nous indique la nature du chemin à suivre : il n’est ni celui du cercle entourant la feuille de nénuphar, ni celui du parcours contrarié du tronc du saule, il est uniquement ceci :

 

Flexuosité en tant qu’Idée de l’Art

se manifestant dans l’une des figures du réel

 

   Considérant ceci, l’essentialité de l’Idée, nous ne pouvons qu’acquiescer au fait que la dernière peinture de Monet, à défaut d’être l’une des variations possibles de l’Impressionnisme,

 

surgit en tant que Peinture Conceptuelle,

Concept qu’est l’Art lui-même en son essence

 

   Ne le serait-il et alors lui échoirait le statut opposé du contingent, du factuel, dont, jamais, il ne saurait être l’emblème, serait-ce sur le mode mineur.

   Suite à ce long détour et afin de ne laisser en suspens de doute quant à l’essentielle métamorphose du Peintre de Giverny, il nous faut mettre en relation, selon une incidence purement sémantique, son œuvre fondatrice du mouvement si fécond de l’Impressionnisme « Impression soleil levant » avec, de nouveau, l’œuvre des « Nymphéas » placée à l’incipit de cet article.

Nymphéas

« Impression soleil levant » : 1872 ; « Nymphéas » : 1926 : un demi-siècle sépare ces deux peintures et l’intervalle de temps est moins constitutif de la compréhension de l’œuvre totale que ne l’est l’aspect formel, qui, pour présenter quelque analogie, ne place nullement ces deux œuvres sur deux plans qui seraient homologues. Si « Impression » conserve encore quelque attache avec la figuration du réel, les bateaux, la bâtisse à l’horizon, « Nymphéas » nous livre une nette coupure d’avec cette réalité dont il ne subsiste que d’évanescentes formes à peine lisibles. Et le contraste, bien loin d’être seulement formel est bien foncièrement idéel, nous voulons dire que

 

c’est l’Idée même de Peinture

qui est à l’œuvre et le sort de l’Art

qui, ici, se décide

 

   « D’Impression » à « Nymphéas », de notables et décisives modifications se sont installées sur les deux  plans canoniques de l’espace et  du temps, au sujet desquelles quelques commentaires vont suivre.  

   L’espace, d’abord. Nous voyons combien sa définition même a évolué par apport à « Soleil levant ». Ce qui, dans les « Nymphéas », est censé être montré : l’infigurable en sa traduction la plus légère, la plus éphémère, pour le simple motif que la représentation de l’invisible (l’Idée de la Peinture), ne peut avoir lieu (espace) qu’à se distancier du réel, à ne consentir à son essence que sur le mode de l’onirisme, de la réminiscence, c’est-à-dire sur le registre d’un plénier irréel. Et, paradoxalement, cet effet de recul par rapport à la toile, résulté d’une proximité qui demande la complicité des Voyeurs que nous sommes. Monet nous enjoint de participer à son projet de l’intérieur même de l’étendue sans étendue qu’il crée, une radicale focalisation nous donnant à penser l’œuvre en son essentielle consistance :

 

un pur concept porté

devant notre entendement

 

   Sans doute ce type de représentation hiérarchise la prise en compte de la donation picturale : d’abord comprendre, ensuite ressentir, porter au-devant des affects. Nous croyons à la successivité de ces deux phases bien plutôt qu’à leur possible simultanéité. Du reste c’est bien la raison pour laquelle de nombreux Observateurs demeurent au seuil de l’œuvre, au motif de cette indécision, de ce flottement qui ne parviennent à se décider, ni pour une saisie conceptuelle, ni pour une saisie esthétique, ceci projetant, bien évidemment, dans l’ordre de la compréhension, l’ombre dérangeante d’une aporie.

   « Nymphéas », procès de la spatialisation picturale à double détente : d’abord préhension intellectuelle que vient compléter une préhension esthétique.  On aura compris que la modernité, ici, installe cet espace qui devient amorphe, indifférencié, chaotique en une certaine manière, sorte de contrepoint exact du projet Renaissant de la perspective et de ses coordonnées manifestes, de ses champs si bien étagés qu’on peut les faire siens dans l’immédiateté de l’intuition. Avec « Nymphéas » nous sommes sur un plan diamétralement opposé : le cosmos est revenu à sa forme originaire de matière primordiale. Aussi convient-il de déployer des efforts afin d’en percer la secrète sémantique.

   Le temps, ensuite. Si « Soleil levant » se laisse lire comme un temps évident, « Nymphéas » brouille les points de repères de sorte que, toute mesure devenant inintelligible, le temps lui-même semble se dissoudre à même ses propres contradictions. « Soleil levant » pose de claires déterminations. Il y a un avant du Soleil, il y a un avant de l’activité des hommes. De la même façon, il y aura un après solaire, un après des praxis humaines. Une narration peut se lever de la représentation avec ses strates de significations temporelles. La prise en compte, nécessairement analytique, des situations existentielles, débouchera, inévitablement, sur la synthèse temporelle qui accomplira le cycle complet des événements du quotidien. Å la rigueur l’on pourrait parier sur une saison, une heure du jour, envisager la minute qui suivra.

   « Nymphéas », quant au temps, consiste en sa pure et définitive dissolution, sa négativité sans possible retour. Et c’est bien pour cette raison, de la suppression même du temps, cette forme a priori de l’intuition humaine selon Kant, que plus rien ne signifie dans l’ordre des catégories habituelles, que nous sommes privés de repères, que tout nous devient étranger,

 

que la forme vague des nymphéas,

que les reflets des troncs,

que la dispersion aquatique

 

   nous installent en une sorte d’éternité dont la substance indiscernable, indéfinissable, nous égare. En ceci, faut-il reconnaître la mission essentielle de l’Art Moderne et Actuel qui consiste à nous ôter toute certitude, à nous incliner sous la férule des interrogations multiples, à métamorphoser notre passivité d’Observateurs, à réaliser une véritable mutation qui nous rendra contemporains du contenu, c’est-à-dire impliqués, responsables de qui-nous-sommes en nous-mêmes, de qui-nous sommes devant l’œuvre d’art.

   Non, il n’y a nul repos à observer les immenses toiles des « Nymphéas », réalisations monumentales offertes au Musée de l’Orangerie par le Peintre dont il n’est nullement inutile de savoir que la donation de ces immenses toiles à la France a eu lieu « le lendemain même de l'armistice du 11 novembre 1918 comme symbole de la paix. » Ce qu’André Masson désignait comme la "Sixtine de l’impressionnisme", dénote bien la dimension universelle de ces œuvres, leurs fondements humains, leur insertion profonde dans l’humus existentiel. L’une de ces immenses toiles de 2 mètres sur 6 mètres (la vastitude est, bien évidemment, signifiante au plus haut point), porte le titre de « Soleil couchant », comme si, par-delà l’espace et le temps, Claude Monet voulait accomplir le cycle complet de l’Art, depuis une « Impression » originelle matinale, située à l’Orient du Monde, là où surgit le premier rayon d’une Vérité, jusqu’à l’extinction hespérique Occidentale, là où s’abîme, le plus souvent cette même vérité qui ne porte plus, dès lors, à l’initiale, qu’une minuscule. C’est peut-être ceci, cette vaste dimension historiale en tant que destin du Monde et des Hommes dont ces sublimes œuvres sont investies à l’excès en une manière d’ivresse que le Peintre nous demande de partager, ivresse qu’il faudra cependant fonder, toujours, sur la lumière de la lucidité.

 

 

Nymphéas

« Soleil couchant »

 

   Qu’il nous soit autorisé, au couchant de cet article, de citer un extrait de texte que nous avions publié sous le long titre de « Ciel discrètement floral, ciel qui, en un seul et unique mot, dit le Rien, profère l’Infini », méditation poursuivie sur une image aquatique sur laquelle flottait une barque à l’insaisissable motif, ainsi qu’en arrière-fond d’oniriques bâtisses, une manière de modestes « Nymphéas », du moins dans l’ordre du symbole :

  

   « Là-bas, bien au-delà du pouvoir de l’illusion humaine, une floculation Parme, une sorte de ligne flexueuse identique à un or discret, une à peine traînée sur le miroir sourd de l’onde. Au centre, dans le flou, dans l’irisation, dans le vaporeux, la silhouette lagunaire d’une Ville Fantôme, peut-être simple Village de Pêcheurs, peut-être Villégiature en noir rayé de blanc du Balbuzard Pêcheur, ivoire d’une Spatule, nuage rose d’une colonie de Flamants. C’est ceci qui est bien :

 

la brume de la vision ouvre

la voie royale de l’imaginaire

et le réel, alors, se multiplie, s’agrandit,

s’éclaire de vastes lueurs oniriques.

S’agit-il d’une île,

d’une flottante sensation,

d’une image extraite de

quelque album ancien ? »

 

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30 mars 2025 7 30 /03 /mars /2025 17:04
Nue et le voile.

Mai 2015 – Nadège Costa – Tous droits réservés.

« L’univers soudain

à portée de main

toujours par-delà

Lorsqu’on dit … « Viens ».

Eros émerveillé.

Anthologie de la poésie érotique française.

***

Nue et le voile

   Jamais Nue n’est sans le voile. Jamais le voile n’est sans Nue. Immémorial balancement du dissimulé et du manifeste. Regarderions-nous Nue sans voile et nous serions dépossédés de nous-mêmes, et nous serions exilés d’un territoire à saisir dans l’exactitude du regard.

   Image de Nue indissociable du voilement, de sa prodigieuse capacité à nous fasciner dans l’attente d’Elle, ce pur insaisissable dont la révélation même est le prix à payer afin que notre propre assomption soit possible. Surgissement dans la sphère onirique où, par essence, nous devenons, nous aussi, inatteignables. Conjonction des mondes, lieu d’une double révélation : celle de qui nous fait face dans son évidence, celle qui, soudain, se loge au creux de notre imaginaire avec la force des sublimes apparitions.

Nue et le voile

 Projetons, le seul instant d’une possible visitation, une soudaine métamorphose. Nue, dans sa volte-face, nous révèle la totalité de son épiphanie originelle. Plénitude de la gorge, souple douceur du mont de Vénus, triangle ombreux du pubis. Mais que se passe-t-il, alors, qui nous rend muets et aveugles, paralytiques et figés, pareils à des gisants de pierre ? Quelle étrangeté s’est introduite en nous dont nous ne sommes plus que la forme endeuillée allouée à sa propre perte ? Ce que nous espérions, à savoir découvrir un territoire vierge de tout regard, un site porté à la dignité de pure merveille, voici que tout se disperse et fuit dans l’effeuillement du jour. Tout est gris et plus rien ne paraît qu’un fin brouillard semblable à celui qui flotte au-dessus des lagunes. Si douloureux de vivre, perdu dans cette multitude illisible et la nervure de notre corps est un flottement sans fin. Et notre conscience erre longuement à la recherche d’un possible sémaphore nous disant, encore, la signifiance de l’heure, la pertinence de figurer, ici et maintenant, sur ce fragment de terre qui nous maintient en sustentation au-dessus du néant. Nous avons besoin d’un cosmos, d’une quadrature fixant les limites de notre être. Nous avons besoin d’un môle de pierre auquel attacher l’esquif de notre destin.

Nue et le voile

  Si indispensable, le voile, car aucune vérité, aussi apaisante fût-elle, ne se peut se révéler dans la fulgurance du dire, dans l’immédiateté du paraître. Il y faut l’espace entre les mots, le jeu subtil entre l’ombre et la lumière. Tout corps, dans son mystère, est cerné d’ombres. Tout regard, dans sa quête, est faisceau lumineux qui troue l’obscurité du monde et fait se révéler la brûlure de la connaissance. C’est seulement parce que le territoire de Nue est à dix mille lieues de notre préhension qu’il brille des feux du désir. C’est toujours le fruit hors de portée qui fait son scintillement sucré au creux de nos papilles. Comme une nature morte de Cézanne dont les pommes sont l’inaccessible que l’art tend devant nos yeux sans que, jamais, une saisie en soit possible, sauf idéelle. Notre existence passionnelle est entièrement sous le joug de la tension, de l’éloignement, de l’incommunicable. Eros ne se présente jamais à nous sous les traits de l’évidence, de la rencontre sensible, de la concrétude que nous pourrions loger au creux de notre anatomie et, ensuite, poursuivre notre cheminement avec la tête dans les étoiles.

  Nue est de l’ordre de la pensée primesautière qui s’efface aussitôt révélée. Elle est pareille au vol irisé du colibri, pure vibration dans l’air étonné. Elle est l’écho de ces mirages que le vent et le sable font se lever dans le silence et l’immensité du désert. Pour cette raison d’une impossibilité à accueillir Nue autrement qu’en sa disparition même, nous aurions pu la nommer, indifféremment : pliure du jour, herbe nocturne, rosée à la pointe de l’aube, rayon crépusculaire, nymphe en voie d’éclosion, « montagnes et eaux », comme dans la peinture monochrome des Song, en Chine, où se dévoile l’être du monde à même sa disparition. Oui, nous aurions pu, mais nous sommes restés en silence parce que, parfois, la parole ne surgit de son ombre qu’à y retourner. Nous posons le voile sur la courbure du jour et revenons à notre nuit, aux battements du songe, la seule diastole-systole dont notre cœur puisse encore témoigner face à l’indicible ! Oui, la seule !

Nue et le voile.
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Published by Blanc Seing - dans Microcosmos
29 mars 2025 6 29 /03 /mars /2025 09:11
Du sublime

Balade hivernale au long du Canal…

Vers le Seuil de Naurouze…

 

Photographie : Hervé Baïs

 

***

« (d'une chose) qui est très haut dans la hiérarchie des valeurs, admirable, parfait »

 

(Georges Chastellain, Exposition sur Vérité mal prise

ds Œuvres, éd. Kervyn de Lettenhove, t. 6, p. 264)

 

*

 

   C’est, ici, de la définition du mot « sublime », telle que proposée en sa valeur étymologique dont nous partirons afin que, de ce motif, une idée puisse se donner quant à cette valeur aussi bien attribuée à la dimension humaine, naturelle, esthétique. Convoquer ce lexique, tellement connoté de riches et inatteignables sens et, déjà, notre réflexion s’infléchit en une direction dont nous ne pourrons guère contrôler la pente selon laquelle elle pourra s’actualiser. Si, parler de « sublime » à propos des choses qui nous dépassent de toute la hauteur de leur évidente majesté sonne heureusement dans le langage, appliquer une intention identique afin de déterminer le statut d’une « chose ordinaire » paraît pour le moins osé, sinon déplacé. Et pourtant, nous faisons l’hypothèse que le sublime ne se trouve uniquement dans une dimension transcendante, mais que tout aussi bien, la mesure immanente du quotidien lui convient. Car c’est moins une question de contenu (les propriétés mêmes de la chose) que de la manière dont on le vise, ce contenu, et en affirmons soit la beauté, soit l’essentialité et, d’une manière plus approfondie, la sommation des deux, à savoir la mesure d’une essentielle beauté.

   C’est, d’une façon évidente, le domaine de la création artistique qui aimante avec le plus de bonheur et d’efficacité cette notion de « sublime », nous n’en voulons pour preuve que ces deux commentaires d’œuvres cités par Wikipédia :

  

   « Le Voyageur contemplant une mer de nuages » (1818) de Caspar David Friedrich, L'artiste romantique du XIXe siècle utilise la grandeur de la nature comme une expression du Sublime. »

   « Le tableau « Tempête de neige en mer » de Turner (1842) » montre un ciel tumultueux et un bateau à vapeur en détresse, submergé par les vagues de la mer du Nord se confondant avec les tornades de neige. »

  

   Et cette puissance du sublime transparaît avec clarté, à la fois dans l’étrange solitude du « Voyageur », dans la force quasi surnaturelle d’une Nature excédant de loin les limites de la condition humaine. Toujours la perspective tragique lui est associée comme son caractère le plus propre. La « mer de nuages », en une certaine manière, anéantit le « Voyageur », alors que le « ciel tumultueux » concourt à une identique finalité. Il y a, dans la définition canonique du sublime cette résolution native d’un Destin doué de funestes desseins.

 

En quoi le sublime nous attire,

en quoi le sublime nous exclut.

 

   De nature essentiellement ambivalente, paradoxale, le suréminent, le grandiose, l’extraordinaire (tous synonymes possibles) nous placent sous les fourches caudines d’une réalité qui ne peut que nous hypostasier face à la démesure, au hors d’atteinte, à l’illimité. Nous sommes tel le ciron démuni sous la puissance exubérante du ciel et l’impensable de l’Infini.  

    Que le parti pris de modestie de l’œuvre photographique d’Hervé Baïs ne cherche nullement à jouer sur de si cosmiques harmoniques, ceci va de soi. Alors, sans doute, pour trouver dans cette image une possible empreinte du sublime, convient-il de procéder à une inversion du regard, à quitter la vastitude du macrocosme, à lui substituer l’intimité de ce microcosme à portée de la main dont, chaque jour qui passe, tout Quidam peut faire l’épreuve, à condition, cependant, que son inclination psychologique personnelle se prête à la perception des choses en sa dynamique et secrète profondeur.

   Il est bien rare que notre réveil, au sortir d’une nuit songeuse, vienne déposer devant le globe étonné de nos yeux, ce Sublime Majuscule, à savoir quelque roche incendiée du Grand Canyon, le moutonnement ponctué d’ifs du Plateau Toscan ou les cascades, geysers et volcans de la route circulaire du paysage géologique d’Islande. Le quotidien est plus humble, lui qui ne joue guère que sur d’infimes variations perceptives, de fins tropismes (pour utiliser la très subtile expression de Nathalie Sarraute), d’inaperçues translations s’appliquant aux infimes mouvements de l’âme des Existants ; seuls les Attentifs, les Lucides en sont secrètement avertis.  L’immense, le splendide, le fascinant ne pouvant à eux seuls revendiquer la totalité des sensations polyphoniques, convient-il de débusquer, avec une joie certes toute souterraine, ce qui vient à nous sur le mode esthétique en lequel vient se fondre le mode de la pure sensibilité, ce simple frémissement à l’orée des choses.

   Saisir ce qui vient à nous depuis cette ressource dissimulée du réel le plus simple ne peut se faire, relativement à l’image, qu’à l’aune d’une description puisque, aussi bien, ce sont les mots qui vont prendre lieu et place des représentations en une manière d’homologie sémantique reposant sur les pouvoirs de la symbolisation. Et puisque nous en avons fait l’hypothèse, nous procèderons par « inversion » des prédicats attribués plus haut aux deux œuvres de Caspar David Friedrich et de Turner, faisant de ce retournement, de cette volte-face, nullement une réduction du sublime, ce qui saperait le fondement de notre essai, mais la possibilité de la présence du sublime, au motif, peut-être, de simples linéaments, d’élémentaires filigranes qui traverseraient, d’une façon discrète, la trame même de l’image.

 

Du sublime

    Å « la grandeur de la nature », en un premier temps, nous voudrions substituer ce genre de somptueux écrin (cette ligne d’arbres de la photographie), celui-là même, écrin, qui préside aux inoubliables rencontres du Promeneur du Canal avec ce paysage si calme, si reposant, substituer donc à cette illimitation d’un paysage ouvert en lequel se perd, au risque de ne point se retrouver, le « Voyageur » de Friedrich happé, en quelque sorte, par son propre destin. Car, placé au centre même de sa sombre redingote comme il le serait d’un définitif linceul, cet énigmatique Personnage du Romantisme allemand, ne semble plus guère s’appartenir, exilé de qui-il-est en raison de cette puissance quasi démoniaque d’une Nature sauvage dont il ne semble pouvoir faire l’épreuve qu’à y disparaître, à se dissoudre à même ce sublime qui l’a phagocyté et ne le rendra nullement à lui-même, sauf, peut-être, au titre de sa propre folie. Å cette confrontation avec un espace démesuré, inquiétant, source de toutes les admirations mais aussi lieu de tous les vertiges, combien la dimension somme toute contingente de Celui-qui-déambule posément le long du Canal paraît apaisante, douée de tous les prestiges d’un retour à Soi que vient confirmer l’intimité de cette ligne d’eau avançant sous l’ombrage des vastes platanes.

   Ce qui, pour nous au moins, s’affirme avec force, une certaine identité sur le plan formel :

 

un ciel blanc-gris tout en haut,

la ligne d’arbres se donnant pour

l’équivalent du profil gris-bleu des montagnes,

sa noire silhouette se superposant,

en sa position centrale,

à la sombre vêture du Voyageur,

la butte sombre de la rive

trouvant son étrange correspondance

dans le bloc de rochers depuis lequel

le Sujet observe avec fascination

ce qui l’attire et le néantise tout à la fois.

 

   Ces similitudes semblent jouer à titre de confirmation d’une identique trace du sublime, aussi bien dans la Photographie que dans la Peinture. Une manière de constat, sinon d’évidence qui placeraient à égale distance du sublime, aussi bien la mer de nuages avec le cône de sa montagne dans les lointains, aussi bien l’humble profil des arbres, leurs reflets sur le miroir du Canal. En quelque sorte, un sublime prenant sa source selon deux infinis opposés mais complémentaires :

 

un Infini intime, proximal, mesure du Soi

en son épanouissement le plus mystérieux ;

un Infini étranger, distal, s’alimentant

à cette illimitation d’un ciel sans contours,

d’une montagne aux illisibles fondements.

 

   Ce qui voudrait signifier que la condition de possibilité du sublime, dont il est convenu de penser qu’elle ne peut avoir d’autre lieu que la Nature en son universalité la plus large, trouverait prétexte à paraître, d’une manière tout aussi effective, au sein même d’une nature humaine qui, pour être modeste n’en revêtirait pas moins de possibilité de figurer et de rayonner.

Du sublime

Un identique dispositif de mise en relation de deux œuvres va maintenant s’appliquer à la « Marine » de Turner. Å son « ciel tumultueux », vient s’opposer ce ciel clair de fin d’hiver, ce ciel si fin qui transparaît derrière la résille des branches. Si, dans le rapprochement précédent, des analogies formelles pouvaient être relevées (identité du Voyageur et de l’arbre, de la rive et du bloc de rochers), ici tout s’illustre sous le sceau d’une vigoureuse confrontation, sinon franche opposition.

 

Å l’irisation du paysage marin

se substituent les silhouettes franches,

nettement délimitées, des divers éléments

naturels que nous offre la photographie.

Le seul et possible parallèle pourrait

se résumer à cette sourde réverbération de l’eau

qui monte des deux motifs paysagers,

ainsi que de la haie d’arbres

qui signe une sorte d’horizon flou.

  

   Alors, ici, semble être atteinte la limite même du repérage d’un identique sublime affectant les deux œuvres. Il faut donc abandonner le plan formel pour gagner celui, plus subtil, plus invisible du plan pathique dont la ressource la plus vive est celle de l’émotion qui court à bas bruit sous la ligne de flottaison des deux représentations. Si Turner nous émeut au titre de cette vision quasiment astigmate, Hervé Baïs la sollicite, cette émotion, à la mesure de la simple évidence de ce-qui-est là, devant soi, n’attendant la confirmation de son être qu’au motif même et à l’action de la performativité de notre vision de Curieux, comment qualifier autrement ce désir insensé de connaître la face cachée des choses ?  Nous pensons que ces deux images peuvent être considérées en voie d’accomplissement, l’une au titre de son imprécision, de son indétermination ; l’autre au titre de sa modicité, laquelle semble demander une complétude hors du cadre du tableau, auprès d’autres arbres, auprès d’autres eaux, auprès d’un espace agrandi.

   D’une manière qui paraît certaine, il semblerait que ces deux mises en perspective s’alimenteraient à des motivations différentes dont il est nécessaire, une fois de plus, de synthétiser les valeurs respectives :

 

Friedrich se focalisant sur le plan

des analogies formelles,

 

Turner sur celui

des convergencesces pathiques.

 

Ici pourraient se déterminer

selon des figures contrastées,

opposées en leur essence même,

deux variations du sublime :

  

un « sublime-objectif » relevant

des visions conjuguées de Friedrich et Turner,

un sublime pour le regard d’une altérité,

un sublime totalement accompli depuis

les motifs paysagers et depuis eux-seuls.

Un sublime fondé en l’œuvre, à destination des Voyeurs.

 

Å ce sublime s’opposerait

un sublime-subjectif empruntant

le chemin inverse :

le motif simple du paysage photographique

prenant sa source en l’intime du Voyeur,

intime dont naît la dimension sublime

et de celle-ci seulement.

C’est l’économie de moyens de l’image,

sa relative retenue,

la nature exacte de son contenu,

autrement dit son essence

qui rencontre et émeut

cette autre essence, l’humaine

en son approbation la plus effective.

 

   Et, ici, loin que cette différence ne soit qu’un détail attaché à l’exercice de deux regards divergents, c’est bien son épaisseur signifiante qui est en cause. Que le sublime vienne de l’extérieur et totalement de lui, qu’il nous atteigne depuis la distance d’un lieu somme toute fort éloigné, étranger en toute rigueur ; qu’il dépose en nous, tout à la fois, le sentiment d’un merveilleux doublé d’appréhension, ceci ne serait qu’une indication adventice, l’essentiel reposant en ceci même que le sublime nous atteigne et nous atteigne en plein cœur. Certes la « Mer de nuages », certes « Tempête de neige en mer » ne nous laissent guère indifférents car cette singulière prépotence de la Nature, son irrépressible force de Phusis primitive font de nous, au plus profond, des individus archaïques, des sortes d’humanoïdes sur le bord de leur caverne, tremblant sous le coup de semonce de l’éclair, sous le rugissement du tonnerre. Car, oui, le sublime en son hyperbolique manifestation, se donne comme ces violents soubresauts d’une matière originaire sous l’impétuosité de laquelle nous ne pouvons que ployer. Altérité radicale qui nous place en position de bien subalternes présences.

   Alors, a contrario, combien le sublime exsudant des pores lisses de l’image nous parait délicatement balsamique, régénérateur d’une âme que les mouvements de l’exister, le plus souvent, contrarient, obscurcissent. C’est le grand mérite du travail de longue haleine d’Hervé Baïs que de nous faire l’offrande de photographies si finement travaillées, si exactes en leur style, si précises en leur composition. Si elles sont, chacune, et synthétiquement, la totalité de l’œuvre, l’une des possibles expressions du sublime, d’un sublime-subjectif c’est en raison qu’étant à hauteur d’homme, gommant toute notion d’outrance, de débordement, d’effusion, elles nous requièrent, ces images, à titre d’égalité, nous touchent au motif d’un simple voisinage, d’une familiarité, d’une affinité.  Exigence de puiser, au plus vif de qui-nous-sommes, les germes qui, toute modestie confirmée, nous permettent de faire vivre en nous, ces entrelacs d’une sublimité qui n'est que la rencontre, éminemment simple, mais redoutablement efficace, d’essences complémenataires, l’Image et Nous ne faisant plus qu’un, contradiction enfin résolue de la séparation immémoriale de l’objet et du sujet, là un mystère peut être levé. Au moins provisoiremlent !

 

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28 mars 2025 5 28 /03 /mars /2025 18:34
Un monde flottant.

                                                        LA CIME DE L'EST.

                                   Œuvre de Livia Alessandrini.

                                            Villeneuve 2013.

 

 

 

 

   Nul ne pouvait plus voir.

 

  Le problème, car il y avait problème, c’est que nul ne pouvait plus voir cette scène de désolation. Sauf Voyante à la proue de son vaisseau de pierres, Sirène hautement tendue vers le ciel de l’improbable. Mais, d’abord, il faut parler de ceux qui sont absents, les Distraits, les Errants, tous les pauvres hères qui, tout au long de leur existence avaient fourbi les armes de leur étonnante destruction. C’est ainsi, les Vivants sont toujours en quête de leur propre mort comme s’ils voulaient hâter leur finitude et savourer les délices du Néant à même leur lourde inconséquence.

 

   Leur inextinguible curiosité.

 

  Ce qu’avait été leur cheminement sur Terre, voici : dès la pointe du jour alors que les herbes bleues s’éveillaient à la beauté du monde, que les biches buvaient l’eau limpide des sources, que l’épaule des collines frissonnait sous le premier vent, ils n’avaient de cesse de se répandre sur l’ensemble des territoires qui s’offraient à leur inextinguible curiosité. On les retrouvait partout. Tout au fond des vallées en longues caravanes pressées. Dans les nasses des villes, agglutinés tels des essaims de guêpes. Sur les plages de sable doré, corps mitraillés de soleil, vitre noires des lunettes pareilles à d’étincelants névés. Aux terrasses des cafés derrière des verres oblongs où dansait un soleil anisé. Dans les galeries marchandes et les Grands Magasins, à la queue-leu-leu, accrochés aux tapis roulants, telle une immense chenille processionnaire qui n’aurait même pas été consciente du nombre infini de ses pattes.

 

   Les éclats du paraître.

 

   « Inconscience », le grand mot était lâché, le sésame qui ouvrait à la compréhension de la condition humaine en son aveugle procession. Car vaquer à ses occupations, flâner le long des vitrines, être un chaland assidu à suivre le flot mouvant d’une rue, à se faufiler dans la foule dense des agoras, à mettre ses pas dans celui qui vous précède pour aller ici et là où se trouvent les éclats du paraître, ceci n’a rien en soi de répréhensible, à une condition, toutefois, que la conscience soit le moteur lucide des événements, non un simple accident parmi le flot agité d’une multitude.

 

  L’ébruitement léger d’une fontaine.

 

   Quelques esprits avisés avaient, à maintes reprises, tiré la sonnette d’alarme, montré le danger du moutonnement obséquieux, de la déraison singulière laquelle consistait à perdre sa singularité au milieu des confluences mondaines. Mais il y avait pire que cette simple divagation désordonnée. Oui, bien pire, toutes ces allés et venues les Humains les avaient accomplies en dehors du bon sens, semant ici une carcasse automobile rouillée, bâtissant là un viaduc enjambant l’écoulement du réel, abattant arbres et décimant terres pour y édifier les temples de la gloire consumériste. Sur Terre il ne demeurait plus un seul pouce carré qu’une herbe pouvait s’approprier, plus le moindre lieu capable d’accueillir l’ébruitement léger d’une fontaine.

 

   Partout le monde se fissurait.

 

   Cela a commencé une nuit dans le lourd sommeil des hommes. Comme un bruit d’orage, un roulement continu, le fracas d’un torrent sur l’étrave du rocher. De longues déflagrations qui faisaient leurs coups de gong jusqu’au centre bouillonnant de la lave. Parfois des hululements, des feulements pareils au supplice d’animaux entourés de feu dans les herbes jaunes de la savane. Dans les hautes maisons de ciment gris, dans les coursives des couloirs, dans les caves feutrées, le long du zinc gris des mansardes, sur les spires moquettées de rouge des escaliers, partout le monde se fissurait. Longues lézardes imprimant leur furie dans la matière torturée.

 

   Une invisible Conscience.

 

   C’était comme si une invisible Conscience s’était levée quelque part à l’horizon des hommes pour les ramener à la raison. Mais d’abord, il fallait le coup de semonce, la vigoureuse houle qui emportait avec elle la vanité, garrotait l’égoïsme, scindait la fierté, ligaturait la démesure, la folie expansive de ce peuple qui semblait privé de boussole et de sextant, livré aux gémonies d’une marche de guingois dans les ornières étroites d’une incompréhension généralisée. Oui, car errer de la sorte ne pouvait conduire qu’à l’éclatement, à l’éviscération, à la diaspora, membres épars sur l’ensemble de la termitière qui gisaient, maintenant, parmi les gravats et les éboulis de toutes sortes.

 

    Ramure en plein ciel.

 

   Mais ce paysage de désolation, ces scories de l’Ancien Monde, ces pierres richement sculptées en train de rendre un dernier soupir, ces portiques démantelés, ces échelles suspendues dans le vide, ces réseaux de fenêtres vides, cette ramure d’arbre en plein ciel, telle une plainte, ce clocher médusé tendant son cône esseulé en direction d’un dieu invisible, cette conflagration du réel, tout ceci était certes tragique, moins cependant que la mesure anthropologique décimée à l’aune d’une vision inadéquate de ce qui, pourtant, s’annonçait comme refuge et abri, possibilité de progrès et de ressourcement. On ne scie jamais mieux la branche sur laquelle on est posé qu’à la mesure du confort qu’elle nous offre, du luxe dont elle pare notre assise. Mais cette constatation n’arrive qu’à l’issue de la crise. Il est rare qu’elle la précède.

 

   L’exténuation des choses.

 

   Le jour vient de se lever. Le premier jour après le Déluge. Voyante est tendue à la proue de son navire hauturier. Les vagues sont de pierre. Le ciel de cendres. Le lointain de boue et d’argile. Autrement dit un genre « d’extase matérielle » qui cherche la voie de sa prochaine profération, le chemin d’un langage qui devienne compréhensible. Surgir de l’exténuation des choses, prodiguer une ouverture, entailler la densité de ce qui est afin qu’une voie soit possible qui dise l’incomparable présence de l’être.

 

   Le lieu de leur vérité.

 

  Loin, très loin, un triangle de pierre, une étrange météorite qui brille de ses facettes de mercure, de ses aplats de nickel, de ses arêtes de chrome. Un monde immensément métallique troué de cratères où se laisse entendre la voix du mérite des hommes car, ici, sur le rocher échoué en plein ciel qui vient de les accueillir, les Invisibles, les Silencieux ont gagné le domaine de leur exacte parution, soit le lieu de leur vérité.

 

    Sublime poésie blanche.

 

   Ils habitent mers et océans. Mer des Nuées, des Pluies. Ils n’ont cure d’eux-mêmes, seulement du temps qui passe en fin brouillard, en minces nébulosités. Mer de la fécondité. Féconds en leur esprit qui se suffit du luxe de penser. Océan de la Tranquillité. Nulle agitation, seule la palme d’une méditation, l’efflorescence d’une contemplation et la moindre fleur aperçue, la moindre corolle en son épanouissement sont des sources inépuisables de beauté. Mer de la Sérénité. Ils sont au centre de l’écume radieuse du lotus, ils en sont le dépliement, la sublime poésie blanche qui chasse la démesure de l’ombre. Sont enfin parvenus à la pointe avancée de leur être et leur regard s’ouvre immensément sur l’infini spectacle des phénomènes.

 

   Ecouter son chant intérieur.

 

   Existent-ils vraiment ? Ou bien est-ce simplement le peuple de notre imaginaire projeté sur l’écran du cosmos ? Est-ce la vertu du regard de Voyante qui les a fait s’accomplir là dans la dérive de la galaxie cependant que la Terre dort dans son linceul de pierres, dans son tumulus de gravats ? Est-ce … ? Mais rien n’épuiserait la question car le mystère de l’être est trop grand qui interroge celui du monde. Alors il faut demeurer en soi et écouter son propre chant intérieur comme le premier venu, celui qui nous guide dans cet univers flottant dont nous supputons l’existence mais que nous ne pouvons déduire de rien d’autre que de notre propre sentiment d’exister. Mais écoutons la belle parole de l’ukiyo-e nous dire en mode subtil ce qui nous hante à la manière d’un ineffable visage du temps, d’une impermanence qui, tantôt nous trouve ici sur Terre, tantôt là-bas sur ce Monde inouï qui nous questionne de son étrange présence :

 

« Vivre uniquement le moment présent,

se livrer tout entier à la contemplation

de la lune, de la neige, de la fleur de cerisier

et de la feuille d'érable... ne pas se laisser abattre

par la pauvreté et ne pas la laisser transparaître

sur son visage, mais dériver comme une calebasse

sur la rivière, c'est ce qui s'appelle ukiyo ».

 

***

 

   Vivre, est-ce simplement cela, dériver au fil de l’eau dans l’attention à soi, à la fleur, à la feuille, devenir calebasse que le courant emporte pour une étrange planète. Est-ce cela ?

 

 

 

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27 mars 2025 4 27 /03 /mars /2025 17:42
Au lieu de notre désir ?

                 Photographie : Blanc-Seing

 

***

 

   Le problème, le seul, c’est que nous coïncidons rarement avec l’espace de notre désir. Il est toujours trop en avant de nous dans une indéchiffrable figure ou bien en arrière et nous le sentons palpiter, faire son vol stationnaire tel le colibri face aux étamines gorgées de pollen. Le problème, encore, c’est que dans la présence de son être, dans le rougeoiement dont il est affecté, dans la turgescence de son verbe, l’éclatement de sa forme, nous sommes constamment dépassé et avons la plus grande peine à lui donner un nom, l’affecter de prédicats qui en livreraient le mystère, en dévoileraient le secret. L’essence du désir est bien ceci : se donner à distance, surgir brusquement puis décliner dans le lointain à la manière d’une éclipse dont nous ne comprendrions que les contours. Si vagues. A peine une lueur dans la coursive éployée de l’heure.

   Tout désir n’est simplement une arborescence charnelle dont nous meublerions notre corps afin que, rassasié, il nous laisse en paix et que nous puissions vaquer le plus naturellement du monde à nos occupations. Il demande bien plus et ne saurait se satisfaire de ce plaisir qui rutile au bout de notre union avec l’amante. Il voit plus loin. Il affûte ses pupilles, lustre le globe de sa sclérotique et s’enfonce dans cette nuit heureuse qui est le seul domaine dont il puisse faire ses aîtres. Il est à la lisière de l’ombre, sur la corolle qui vibre avant que l’aube ne paraisse. Il fait signe mais dans la discrétion. On dirait la transparence des ailes de la libellule. On n’en perçoit que les lunules de lumière, la frise de cristal, le mince liseré qui pourrait s’effacer au moindre souffle de la brise.

   Désir n’est nullement enclos dans les limites de sa propre présence. Il déborde, scintille, luit et voudrait se dire mais ne le peut. Désir n’est ni l’archer, ni la cible, seulement le trajet qui les sépare et les enjoint à la sublime fête de la rencontre. Désir est tension, rien que ceci. Amorcé et déjà il n’existe plus qu’à être renouvelé, ressourcé, immergé dans les eaux lustrales car le rite de la purification est le seul qui convienne à son accomplissement. Il ne saurait conserver le souvenir d’un événement qui l’a précédé et l’a marqué du sceau de ce qui a eu lieu. Chaque exercice du désir est naissance de soi par laquelle se marque l’empreinte de son exception. Comment pourrait-il trouver à paraître s’il n’était que renouvellement, histoire recommencée sur le mode d’une utilité empruntant l’herbe usée du même sentier ? C’est, à chaque fois un saut dans l’inconnu et de ce saut il fait sa moisson d’enivrements. Il est pareil à une épice rare qui développe sa fragrance dans le luxe d’un cabinet de curiosités où sont exposées des « choses rares, nouvelles, singulières ».

   Oui, c’est bien la curiosité qu’il faut fouetter jusqu’à ce que le regard, porté au plein de sa fonction, décrypte enfin cet inconnu qui le fascine et l’atterre tout à la fois. Ne pas connaître est supplice. Connaître est sombre maléfice car alors il n’y a plus de porte à ouvrir dont nous tremblons de ne jamais pouvoir connaître l’envers. Désir est ambiguïté, semis de fleurs aux pétales vierges qui distillent leur beauté dans ce ciel infranchissable dont nous attendons qu’il nous apporte une réponse, non une éternelle fascination. Nous sommes toujours en attente et savons que cette dernière est celle qui précède l’éclosion du jour. Beauté mais aussi danger. Parfois les yeux ne demandent qu’à être assoiffés. Comblés, ils sont sertis d’une vérité dont ils rayonnent mais ne souhaitent rien tant que la recherche de cette vérité ! C’est pourquoi ils sondent l’abîme pensant y découvrir le cercle de la joie. Oui, de la joie.

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