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24 janvier 2025 5 24 /01 /janvier /2025 17:51

 

Du chemin vers le Poème

ou

la ressource selon Soi.

 

dcvlp.JPG 

A la découverte de nouveaux mondes.

Gravure datant de 1888.

Source : Wikipédia.

 

 

  Petite incise pour autant non superfétatoire concernant l'ensemble de mes articles.  Les poèmes ou textes que je décide de commenter, je ne les choisis pour nulle autre raison que LITTÉRAIRE, cherchant à en décrypter la beauté et le sens. Ma visée est toujours celle du LANGAGE, cette essence par laquelle l'homme fait figure dans le monde. Jamais d'arrière-pensée, "religieuse" par exemple. Ma "métaphysique" fait toujours signe vers l'homme et vers cet invisible que constitue toujours ce qui nous porte au-delà de nous-mêmes, le SUBLIME auquel, cependant, je ne saurais donner la valeur d'un quelconque Absolu. Jamais d'inclination au fait religieux, puisque m'en absentant par nature. Toujours la recherche d'une signification langagière et nulle autre perspective qui ferait signe vers un hypothétique arrière-monde.

  C'est du-dedans du langage, ce "mystère" - car comment pourrions-nous le nommer autrement ? -, que tout rayonne vers l'exister. S'il y a "être", c'est bien grâce à la langue qui s'affirme comme liberté et donc comme transcendance. Citant "l'être", je ne fais référence qu'à sa forme verbale : ce qu'être veut dire et non à sa forme substantivée, "L'Être" Majuscule qui indiquerait la présence d'une Divinité. Nous avons assez à chercher du côté du Dasein (cette inépuisable "condition humaine") et à sa profondeur en abîme sans nous égarer dans des actes de "foi" qui, pour être infiniment respectables, peuvent trouver d'autres moyens d'expression que la langue pour s'accomplir, dans le recueillement et la prière, par exemple. Si, parfois, je fais allusion au "Sacré", c'est pour dire en termes simples cette élévation de l'intellect, des affects, des percepts lorsque la "grâce" d'une belle métaphore s'empare de nous.

  C'est toujours de l'exister dont il s'agit sans que l'empreinte d'une croyance se projette en une quelconque manière dans  l'image accueillante,  fondatrice, révélatrice d'un cosmos-pour-nous. C'est cet entrelacement de l'immanent et du transcendant (comprenons : la transgression de l'étant en direction de l'être) qui toujours se déploie dans l'œuvre d'art. Et c'est bien cet ART qui m'intéresse en premier lieu, comme le site à partir duquel se saisir du sens de ce qui paraît et nous transporte dans le déploiement, le ravissement. Nous sommes ravis au monde, aussi bien qu'à nous-mêmes. Paradoxalement, nous sommes dépossédés en même temps que nous atteignons un état de plénitude. Bien évidemment, il ne saurait s'agir ici de "béatitude", ceci n'appartenant qu'au Saint ou bien au Mystique. Cependant les frontières sont floues qui marquent la limite entre le ressenti simplement païen et le début d'une spiritualité.

  Le beau paysage est un exemple parfait de cet enlèvement de soi hors des contingences communes. Le Croyant l'attribuera à l'infinie prodigalité de Dieul'Incroyant à la réserve sans fin de la Nature dans un élan panthéiste. Et c'est bien cela qui est passionnant : cette irrésolution du monde à apparaître selon telle ou telle vérité. "Vérité en-deçà des Pyrénées, erreur au-delà", disait le génial Pascal dont, pourtant, on ne saurait remettre en question l'inclination à une foi véritable, exigeante. Notre liberté, celle de l'Autre, notre athéisme, la religiosité de celui qui l'a choisie, tout ceci doit vivre en bonne harmonie et sans doute dans les inclinations humaines à la tolérance (dont Voltaire écrivait la Lettre). La tolérance, l'une des vertus les plus rares qui soit.

  Le Poème, convenablement interprété, est ce chant par lequel "le monde se fait monde", c'est-à-dire entre en résonance avec ce que nous sommes en tant qu'hommes, ceci en dépit des différences et peut-être même grâce à ces différences qui sont le socle des fondements de l'humain. Le Poème est un "passage", une forme de subtile relation entre ce que nous sommes et ce que nous aspirons à être, à savoir une essentialité, une œuvre aboutie. Quant au fait de savoir si nous sommes créés ou bien incréés, libres ou sous la présence d'un Destin, ceci est bien évidemment insoluble. Ceci constitue d'ailleurs le naturel étonnement philosophique, lequel nous fait nous poser la question fondamentale de Leibniz : "Pourquoi y a-t-il de l'étant plutôt que rien ? " Question aporétique par excellence. Question nous renvoyant à notre propre finitude. D'elle, comme de notre naissance, nous sommes seulement assurés. Comme deux points fixes, indépassables au centre duquel nous tâchons de trouver notre quadrature existentielle.

   Mais avant de postuler quelque Idée Intelligible - clin d'œil au magnifique concept platonicien -,  ou bien de tracer les contours d'un lieu supra-céleste, nous existons d'abord à nous en remettre à quelques certitudes qui, toujours, nous font nous dresser en tant que concrétions humaines et qui reçoivent leur "prétention à être" depuis toute éternité. Nous sommes des êtres éminemment "incarnés", mais notre effigie ne tient debout qu'à recevoir "l'onction"  d'une trilogie hautement signifiante : celle d'une esthétique faisant appel à une éthique, laquelle n'est que la mise en œuvre de la Vérité. De cela nous sommes sûrs depuis les débuts pensants de l'humanité, jusqu'à épuisement du sens. "Nous autres, civilisations, savons maintenant que nous sommes mortelles", affirmait le Poète Paul Valéry. Laissons le dernier mot au Poète qui, avec le Penseur "vivent proches sur des monts éloignés" pour emprunter la belle métaphore heideggérienne. La cause de ces deux éminentes Figures étant de faire surgir ce que l'être a à nous dire du monde, lequel est toujours le nôtre, que toujours nous cherchons. C'est pourquoi nous sommes en chemin, de telle ou telle manière ! 

 

  

 

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24 janvier 2025 5 24 /01 /janvier /2025 08:56
Le Paysage et Nous

 Photographie : Blanc-Seing

 

*

« Nous ne trouvons guère de gens de bon sens

que ceux qui sont de notre avis ».

 

« Réflexions ou Sentences et Maximes morales »

 

La Rochefoucauld

 

***

 

 

   Nous regardons ce paysage, avec un ami, avec la commune volonté d’en dire l’exception ou bien, au contraire, le caractère accidentel.

   * Je dis la beauté de la composition dont la Nature, elle seule, connaît le sublime secret.

   Je dis l’exact trajet du chemin qui file vers l’horizon.

   Je dis l’arbre, au premier plan, qui accentue la présence de tout ce qui est.

   Je dis la nécessité du bosquet, en haut de la colline, il sépare le royaume du ciel de la lourdeur de la terre.

   Je dis l’émerveillement qui me gagne à seulement viser cette pastorale simple et infinie au regard de cette facture si humble mais aussi si décisive.

   * Il dit le peu d’importance des plans qui s’étagent devant nous. Il en perçoit le signe d’un chaos encore présent alors qu’un cosmos tarde à venir.

   Il dit le hasard de ce chemin qui, aussi bien, aurait pu sinuer ailleurs et même s’absenter du paysage sans dommage pour celui qui regarde.

   Il dit l’horizon que masque le bosquet, dont l’absence aurait été préférable à cette dissimulation.

   Il dit le peu d’intérêt de ce fragment de nature, il y en a de très nombreux dont, du reste, il ne diffère guère. 

   Nous avons dit en mode contrasté, nous avons dit en opposition. Nous avons créé le cadre d’une polémique. Et, cependant, chacun a « raison », selon les estimations du lexique habituel. Mais poser le problème en termes de « raison » ou bien de logique consiste à biaiser la situation de chaque voyeur en lui appliquant une grille de lecture inadéquate. Autant peut-on juger « en raison » les termes d’une loi, autant fait-on fausse route en ce qui concerne le paysage étalé devant nous, qui se donne sur le mode naturel d’une manifestation particulière, laquelle ne saurait recevoir de justification au seul titre d’un enchaînement de causes et de conséquences.

   Si un mode d’approche peut trouver le lieu de son effectuation, c’est bien dans le champ intuitivo-émotionnel qu’il nous faut chercher à le faire surgir. Le paysage n’est nullement un espace indifférent, un objet technique par exemple, qui se laisserait cerner selon ses abscisses et ses ordonnées, autrement dit d’une manière géomètre. Si tel était le cas, il n’y aurait eu, pour mon ami et moi-même, nulle difficulté à nous entendre sur des appréciations  strictement convergentes. Car, dans ce cas de figure, l’imaginaire n’est pas sollicité, pas plus que la capacité d’invention ou de création ne se donnent en tant qu’outil privilégié de notre découverte. L’objet mécanique dévoile l’entièreté de son être sans qu’aucun mystère ne puisse en atténuer l’immédiate donation.

   Si l’objet se contente d’une saisie immédiate, la Nature, elle, demande la mise en place d’une médiation. Médiation : ce sont mes propres sentiments, ma faculté d’appréciation singulière, mon goût, mes inclinations qui se situent entre ma conscience et ce paysage qu’ils visent comme leur « propriété ». Le paysage je le fais mien, je l’inclus dans le corridor de ma psyché, je le rends malléable afin, qu’en partie métabolisé, ma sensibilité puisse s’en emparer et s’agrandir de cette nouvelle irruption qui n’est rien moins que fondatrice de multiples événements. Cette acquisition, correctement envisagée, aura procédé à une manière de métamorphose dont ma mémoire gardera l’empreinte en quelque partie de ses complexes circonvolutions. Et ce qui se sera accompli en mon for intérieur sera d’une nature identique au processus qui aura traversé l’esprit de mon ami. Dit d’une autre manière, nos expériences respectives nous feront croire que nous avons tous les deux « raison » alors qu’il s’agira, de manière bien plus radicale, primaire en quelque sorte, d’une inévitable singularité de nos sensations, lesquelles concernent bien plutôt nos rocs biologiques, nos massifs de chair que la clarté et la rigueur de notre esprit uniquement préoccupé de discursivité.

  « Nous ne trouvons guère de gens de bon sens que ceux qui sont de notre avis ». La Rochefoucauld, énonçant cette « vérité », se comporte bien plus en moraliste qu’en scrutateur soucieux de jouer sur le registre des sentiments humains et des émotions. Il suggère, chez l’Homme-Sujet, la permanence d’une exacerbation de la subjectivité qui ferait fi de toutes les évaluations, les calquant uniquement sur les siennes propres. Certes le vice est bien plus vite atteint que la vertu. L’on comprendra aisément que son assertion ne peut guère s’exercer que sur les conduites qui visent une action spécifique et la notion d’engagement qui lui est, par essence, associée. Cependant l’exemple du paysage serait mal choisi si nous le pensions en mesure de recevoir le même type de jugement que celui qui concerne un comportement à adopter face à tel ou tel événement existentiel, lequel impliquerait jusqu’à notre âme en son tréfonds.

   Le schéma projectif, face à la Nature, est essentiellement esthéticien, donc reposant sur une forme qui parle à notre réceptivité sensible et uniquement à celle-ci. Il n’y a, à l’arrière-plan, ni possibilité de loger une métaphysique, ni intention d’initier une morale, ni de faire place à quelque vertu. Le paysage s’adresse, sur-le-champ, à ma sensation sans que mon jugement ne vienne en altérer le caractère de pureté et d’originarité. Car le paysage est toujours le reposoir d’une lointaine origine dont il conserve la trace, les hommes pussent-ils s’ingénier à en pervertir l’immémorial cours. Chemin, arbre, ciel, terre, bosquet sont là en leur simple présentation. Ils ne s’inquiètent de rien, ne demandent rien, ne s’accroissent nullement de l’opinion que nous proférons à leur sujet. Mais il serait naïf et même coupable de penser que, vis-à-vis de leur présence, nous pourrions être quittes de toute dette morale. Si, au travers des âges, ils sont venus jusqu’à nous, c’est que les orages et la foudre les ont épargnés et que des hommes, dans le passé, les ont respectés et entourés des soins nécessaires à leur préservation. Pour cette unique raison, « gens de bons sens » et autres amis, à commencer par nous, qui devisons et contemplons, avons l’urgente tâche de placer nos « avis » dans une identique pensée, une unique préoccupation, un seul souci : ménageons-leur la niche au gré de laquelle le futur pourra les accueillir comme nous les recevons aujourd’hui, telle cette ineffaçable beauté. Il n’y a guère d’autre chemin à emprunter, sauf à préférer l’erreur et la fausseté à la belle clarté des évidences. Mais à ceci nous ne pouvons nous résoudre.

 

  

 

 

 

 

 

  

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23 janvier 2025 4 23 /01 /janvier /2025 18:24

 

Brève phénoménologie de l'affinité.

 

 

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 Photographie : source Tumblr.

 

Sur une page de

Lili Neumann

 


 « Essentiel est l'accord avec soi-même, autrui et le monde.

Essentiels peuvent être, certains jours ou certaines heures,
une voix, un regard, un mot prononcé ou tu, un nuage qui passe,
la contemplation d'un coquillage ou d'une feuille,
un poème, un air de musique,
parce que précisément ce jour-là ou cette heure-là,
une coïncidence secrète naît entre ces choses simples et éphémères
et ce que nous savons être l'essentiel
mais ne se laisse point nommer. »


Anne Philipe - Spirale.

 

 

 

   C'est avec infiniment de subtilité et l'évidence de sensations authentiques qu'Anne Philipe se livre à nous sur le mode de l'intime. Car parler du coquillage, de la musique, de la feuille, c'est parler de soi, de son rapport aux choses selon une inclination qui nous est propre. Du coquillage à nous, de nous au coquillage, un seul et même déploiement, une seule arche signifiante venant nous dire la beauté du monde, notre propre beauté car être Homme, Femme, n'est rien d'autre que ceci : affirmer sa présence esthétique parmi la multitude. Mais, ici, que l'on comprenne : "beauté", "esthétique" ne veulent nullement dire que nous portons sur les choses, autant que sur nous-mêmes, un jugement positif sinon complaisant. Le Beau est  à replacer dans le contexte des Idéaux platoniciens. A savoir canaliser nos désirs - des choses, de l'Autre -, afin que, les sublimant, ces derniers se détachent des simples perceptions concrètes ou bien corporelles pour rejoindre cela même qui signifie bien au-delà des destins singuliers. Le particulier faisant place à l'universel. Éprouver le beau n'est pas seulement l'émergence d'une expérience sensorielle en direction d'une chose du monde, comme s'il ne s'agissait que d'une rencontre entre un Sujet observant et un Objet observé. Car, si la relation du Voyant et du Vu est faite avec suffisamment de pertinence, d'adhésion, de fusion même, le Beau ne demeure pas seul, comme en sustentation parmi les mailles de l'exister. Il se met à jouer le registre multiple et indissociable à l'intérieur même de la triade rassemblante du-Beau-du-Bien-du-Vrai.

  La découverte du coquillage, un matin de brume claire, dans la conque pure du rocher alors que la lumière fait sa fête subtile et que le calme alentour isole l'événement des contingences ordinaires, cette découverte donc ne se résume pas à une simple émotion esthétique qui ferait du mince chapeau de nacre une beauté parmi les autres beautés du monde. Non, Ce Coquillage, sur lequel notre conscience s'est focalisée est le Seul Coquillage dont l'univers nous fait le don dans cet instant privilégié - le "Kairos" ou "moment propice" des anciens Grecs -, comme si cet événement était inscrit de toute éternité dans l'orbe des choses. Le "destin" du coquillage croisant le destin de l'Homme. Ce qui était isolé, à la manière de deux unités lexicales se trouvant dans le fourmillement du grand livre du monde, se configure, soudain, en confluence sémantique, l'Homme signifiant par la Chose rencontrée et, ainsi, dans un même mouvement de réciprocité. La distance qui les séparait et qui menaçait de demeurer un abîme, voilà que le hasard du colloque en fait une condensation de l'espace-temps, portant chacun à la dignité de signe distinctif au milieu du chaos apparent de l'existant. Si ce coquillage peut resplendir et combler notre perception, il se dirige, en même temps, vers l'idée du Bien et du Vrai. Mais ceci, le peut-il à l'aune d'une simple pétition de principe ou d'une assertion langagière qui, alors, ne serait que pure abstraction ? Non, c'est bien dans le réel le plus décisif que s'accomplit ce subtil phénomène.

  Certaines "voix" qui s'adressent à vous; ce "regard" que vous croisez au hasard d'une rue; ce "mot" qui vous ravit sans que vous ne sachiez pourquoi; ce "silence" dans lequel vous entendez plus qu'une parole; ce "nuage" qui vous adresse son langage d'écume; ce "nautile" dont vous contemplez l'étonnante spirale; cette "feuille" morte dont l'architecture subtile vous fascine; ce "poème" saturnien dont le chant vous hante; cette "fugue" de Bach qui se loge au centre même de votre être, eh bien, tout ceci ne vous visite nullement avec l'indifférence de quelque hôte de passage. Il y a bien plus. Toutes ces choses du réel qui se sont annoncées à vous avec l'insistance d'une rencontre ont opéré, à votre insu, votre métamorphose. Alors que vous étiez un Voyeur passionné de son objet, inclus dans sa luxuriance soudain révélée, votre corps s'était comme absenté de vous et vous étiez, en quelque sorte, en état d'apesanteur, mais envahi, cependant, d'une généreuse plénitude. L'affinité avec la Chose était ce magnifique convertisseur ontologique par lequel, vous défaisant de vos habituelles attaches sensibles, vous parveniez à n'être plus qu'esprit fécondant, âme livrée à la pure intellection. Ce que le kairos affinitaire avait accompli en vous, c'était de vous faire sortir de la Caverne platonicienne, vous libérant de vos chaînes, vous distrayant de toutes ces formes fantomatiques et illusions auxquelles vos sens abusés s'étaient confié trop longtemps, abandonnant l'obscurité porteuse de mensonge et d'approximations pour surgir en pleine lumière, dans le Bien souverain du Soleil dispensateur de Vérité. De cette façon, tout le temps que durerait le prestige de ce qui se posait devant vous comme le pur apparitionnel, vous seriez devenu "Autre", premier saut en direction de cette mystérieuse altérité que l'on cherche toujours alentour de soi, alors même qu'elle est à découvrir et à expérimenter, toujours à partir de soi. Faute de cela, cette perception intra-subjective du réel, l'accès à de l'autre, du différent, de l'étranger demeure une simple abstraction.

 Mais, ici, il est essentiel de sortir de cette rhétorique abstraite et de faire un saut dans le réel d'une expérience concrète, la seule à même de nous délivrer quelque chose de palpable, de dicible, même si cette expérience s'alimente directement à l'arche infinie de l'inapparent. Donc, ce qui suit, sous le titre de "Rocher maritime", est le bref récit d'une situation telle que je l'ai vécue, il y a bien des années de cela. Ceci apparaîtra comme une phénoménologie du lieu, ces fameux espaces par lesquels nous appartenons à la Terre en même temps que cette dernière ouvre en nous la vastitude d'un monde perçu, bien au-delà de ses esquisses habituelles.

 

Événement. Le rocher maritime.

 

  Vers 1990. Printemps lumineux, ciel bleu, soleil. Je suis allongé tout en haut d'un rocher couvert d'une plate-forme d'herbe, face à l'immense étendue de la mer. Le Sentier du littoral, je l'aperçois faisant ses boucles parmi les roches sombres; les maisons sont loin et de la route je ne perçois guère qu'un écho atténué, genre de glissement sourd se confondant avec le bruissement de l'eau. Les goélands aux grandes voilures blanches font leurs cercles, criaillant, lâchant leurs gerbes de guano dont les rochers sont tapissés. Venu de la mer, un vent régulier souffle, mais dans l'atténuation, brise portant les embruns, l'odeur iodée des grands fonds. Exister, à ce moment-là, est un pur sentiment de bien-être, une impression de voguer entre ciel et terre, sensation que plus rien de fâcheux ne peut m'atteindre, que la joie simple est là, entièrement à portée de la main, dans l'écume flottant sur le corps dénudé, dans le silence seulement habité de quelques rumeurs rassurantes, alors que les remous de la foule, les complications de la ville, les tracasseries de tous ordres semblent une irréelle vapeur se dissolvant dans les brumes de l'horizon.

  Alors la plénitude, je la sens en moi, déployer ses ramures dans la totalité de mon étendue de peau, je la sens couler dans mes artères, gonfler mes alvéoles. C'est comme d'être habité du souffle des flûtes andines, tout près des vigognes à l'aérienne toison, de glisser sur une barque de roseaux péruviennes sur le lac Uros, de marcher sur les hauts plateaux de l'Altiplano parcourus d'herbes souples, couleur de terre alors qu'en toile de fond se détachent les sommets enneigés puis le ciel, immense, sillonné de vagues de nuages blancs. C'est comme d'être un oiseau cinglant l'éther et plus rien n'existe que cet infini vol sans limites, cette exhalaison d'un souffle pur, aussi translucide que les icebergs bleus et blancs, cristallins, aussi rapide que le vent boréal dans son altière course. C'est comme, soudain, de ne plus avoir de corps et d'être soi-même liberté de liberté. Sublime évasion du monde alors que les choses entrent en moi comme j'entre dans les choses. Il n'y a plus de séparation, plus de ligne de partage des eaux, une seule et même amplitude qui confond l'exister dans une unique harmonie.

  Bien évidemment, ces moments rares ne trouvent guère de mots pour se dire. Je suis sur une invisible ligne de crête, là où le regard porte au loin, manière de funambule flottant entre adret et ubac, entre ombre et lumière, également visité par les deux dans une espèce de simultanéité, de "synchronicité"(pour employer la rhétorique jungienne), l'événement singulier auquel je suis confronté instituant son propre sens, en-deçà et au-delà des traditionnelles catégories spatio-temporelles, comme si tout cela résultait de l'influence d'un "ordre supérieur", indéfinissable, déjà inclus dans une métaphysique, ouvert sur un sentiment d'appartenance à une exemplaire harmonie universelle, au seuil d'une fantastique cosmologie.

  Ecrivant ceci, aujourd'hui, alors que les faits ne sont plus que de l'ordre d'une vague réminiscence, j'ai bien conscience de l'étrangeté que mes propos doivent présenter pour un lecteur extérieur à la perception de tels phénomènes. Mais il faut revenir à quelques concepts philosophiques afin d'inclure cette expérience dans une compréhension plus large que celle du simple phénomène vécu, lequel est toujours source d'étonnement, donc, par définition, inclinant vers une interrogation philosophique. Si le sentiment que je décris dans le "Rocher maritime" semble se situer hors du commun c'est bien en raison de l'intensité d'un vécu dont la tonalité ne peut, selon moi, se comparer qu'au "stade religieux" dont Kierkegaard élabore le concept dans son ouvrage "Ou bien … ou bien".

  Maintenant, le moment est venu de préciser quelques lignes de force quant à ce fameux "stade religieux" auquel il est fait allusion. Dans la connotation kierkegaardienne, l'homme religieux est totalement tourné vers la présence de Dieu comme fin en soi. Cependant, cette idée de "religieux", pour ma part, je la replacerai dans son contexte d'apparition, à savoir avant que la religion ne s'en soit accaparée en lui attribuant cette incontournable liaison divine. On considérera les fondements étymologiques de ce terme qui le situent dans un registre moins contraignant, nullement relié à l'idée d'une foi ou de la soumission à un quelconque dogme, pas plus qu'à la mise en œuvre d'une mystique. Mais, afin de mieux connaître le sens premier du mot "religion", on se reportera à l'article le concernant dans Wikipédia, dont je donne une forme abrégée :

 "L'étymologie « relire » [du mot "religion"] (relegere) initialement donnée par Cicéron a reçu de nombreuses interprétations. Cicéron donne son argument étymologique dans un jeu de mot, en faisant valoir que la religion est de l'ordre de l’intelligence, de la diligence et de l’élégance (distinction), au contraire de la superstition.

(…) Par rapport à la connaissance actuelle de la religion des Romains, il est aussi possible de prendre l'idée étymologique de « relecture » dans le sens rituel, le mot viendrait de la pratique de « relire » les rites effectués pour s'assurer que cela a été bien fait.

Benveniste envisage ainsi à partir de l'étymologie relegere une religion comme une démarche de recueillement. La « relecture » est en ce sens une manière de recueillir par les yeux et une attention méticuleuse à ce que l'on fait : " effectuer une tâche avec soin." 

 L'on aura compris, à la suite de ces précautions oratoires étymologiques, que le "stade religieux" tel que je le reprends à mon compte est totalement situé en dehors de la foi et d'une croyance en un dogme. Les seules homologies pouvant se percevoir entre l'expérience "païenne" d'une réalité surgissant comme événement et le moment selon lequel le Croyant se consacre à son dieu, peuvent se résumer à une inclination de "l'âme" - en tant que principe vital d'animation de l'existence -, telle qu'elle peut se rencontrer dans la méditation, la contemplation, la prière, le rituel (ces dernières attitudes pouvant tout aussi bien être pratiquées par le plus commun des athées qui se puisse concevoir). Dans ces moments où le vécu est affecté d'une qualité ontologique inhabituelle, semble se produire une dimension d'extra-temporalité aussi bien que d'extra-spatialité.

 Ici, l'on voit bien que de la dimension initiale du mot "religieux", celle que je retiens est essentiellement une attitude de recueillement. C'est exactement dans cet état d'esprit que je me trouvais sur le "Rocher maritime", attentif à ce qui se passait en moi alors qu'aucune injonction divine ou appel à la prière ne se manifestait. Seulement une libre et entière disposition à l'ouverture du phénomène, à son déploiement, à la floraison multiple et heureuse du sens.

  Coïncidences philosophiques. Si l'on en reste à cette définition non religieuse de l'expérience vécue, je pouvais considérer être entré dans ce "stade religieux" où s'était offert à moi, dans le plus insoupçonné étonnement, la possibilité de m'inscrire dans un saut qualitatif modifiant profondément le sentiment de ma présence à moi-même, la perception d'un temps métamorphosé faisant de l'instant un genre d'éternité, la conscience d'un espace agrandi aux frontières du cosmos, un amour simple pour tout ce qui environnait, le déboulé dans une joie sans entrave, tout ceci apparaissant comme l'antidote de l'angoisse fichée au creux de la destinée humaine.

  Coïncidences littéraires. Décrire une telle expérience sans tomber dans l'excès, sans verser dans un facile lyrisme, sans entrouvrir la porte d'une certaine "mystique", tout ceci est de l'ordre de la gageure. Aussi, plutôt que disserter longuement, autant laisser la parole à un EcrivainJMG. Le Clézio dont la superbe écriture relate un événement similaire dans une courte nouvelle : "La montagne du dieu vivant", in "Mondo et autres histoires".

 Résumé : "Jon ne fugue pas à proprement parler. Il part pour une petite excursion, qui va le mener plus loin qu'il ne le soupçonne : parti à la découverte du mont Reydarbarmur, il se rencontre lui-même en un double vivant, l'enfant-dieu de la montagne."

                                        François Marotin - (Commentaires sur Mondo).

 L'extrait : "Au sommet de la faille, il (Jon) se retourna. La grande vallée de lave et de mousse s'étendait à perte de vue, et le ciel était immense, roulant des nuages gris. Jon n'avait rien vu de plus beau. C'était comme si la terre était devenue lointaine et vide, sans hommes, sans bêtes, sans arbres, aussi grande et solitaire que l'océan. […] Il était seul au milieu du ciel. Autour de lui, maintenant, il n'y avait plus de terre, plus d'horizon, mais seulement l'air, la lumière, les nuages gris. […] La lumière gonflait la roche, gonflait le ciel, elle grandissait aussi dans son corps, elle vibrait dans son sang. La musique de la voix du vent emplissait ses oreilles, résonnait dans sa bouche. Jon ne pensait à rien, ne regardait rien. […] Jon était heureux d'être arrivé ici, près des nuages. Il aimait leur pays, si haut, si loin des vallées et des routes des hommes. […] Lentement, il glissait au-dessus de la terre, car il était devenu semblable à un nuage, léger et qui changeait de forme. Il était une fumée grise, une vapeur, qui s'accrochait aux rochers et déposait ses gouttes fines. […] Par son regard, il sentit qu'il s'échappait peu à peu de lui-même. […] son corps s'engourdissait lentement […] Tous les bruits naissaient, venaient, s'éloignaient, revenaient encore, et cela faisait une musique qui emportait au loin. […] Tous les bruits emportaient Jon, son corps flottait au-dessus de la dalle de lave, glissait comme sur un radeau de mousse, tournait dans d'invisibles remous, tandis que dans le ciel, à la limite du jour et de la nuit, les étoiles brillaient de leur éclat fixe."

 Voilà donc cette manière d'événement que l'on peut comparer à une "extase" au sens étymologique, du grec "ékstasis" signifiant "transport" ;  "Ravissement d’esprit qui, par une contemplation intensetransporte un être hors de la vie des sens."  (Wictionary).

Cette perception d'une nature particulière pourrait également être abordée selon l'expérience du "sentiment océanique" , cette "notion de psychologie et de spiritualité inventée par Romain Rolland qui se rapporte à l'impression ou à la volonté de se ressentir en unité avec l'univers (ou avec ce qui est « plus grand que soi ») parfois hors de toute croyance religieuse." (Wikipédia).

  Voilà ce qui peut surgir de sa propre rencontre avec le monde lorsque tout se met à rayonner avec harmonie autour de soi. Sans doute faut-il avoir une certaine disposition d'âme, manifester une inclination à la poésie, une libre attirance pour l'ouverture à la métaphysique, un attrait pour la méditation intellective, mais ceci peut visiter tout un chacun à condition qu'il consente seulement à faire l'inventaire de ses affinités avec ce qui, apparaissant, ne le fait qu'à être porté au sublime. Sans doute en de bien rares instants. Mais c'est cette même rareté qui accorde l'être que nous sommes à cette amplitude du monde toujours libre qui porte sa propre vérité dans l'accomplissement du Simple. 

 

                                                                  

 

 

 

  

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23 janvier 2025 4 23 /01 /janvier /2025 09:41
Photographier : quête de Sens

à M'Hamid El Ghizlane

 

Photographie : Hervé Baïs

 

***

 

    « Å M'Hamid El Ghizlane », nous précise Hervé Baïs. Certes la précision n’est nullement superflue mais l’étrangeté nous saisit devant un tel nom dont les graphies berbères ⵜⴰⵔⴳⴰⵍⴰ, aussi bien qu’arabes امحاميد الغزلان ne font que nous égarer davantage. Comme si ces étranges sonorités aux portes du Désert, instillaient, en nous, de spécieux et bien irréels mirages. Oui, parfois le réel lui-même se plait à se vêtir d’un voile, à se rendre, en une certaine manière inaccessible, si bien que nous peinons à en rejoindre le baroque lexique. Ce paysage poudré des lointains d’un horizon distant, nous faisons l’hypothèse de son existence, bien plus que nous n’en confirmons la présence concrète, cette sorte de tutoiement des choses dont nous espérons qu’elles se donneraient à nous, les choses, dans une façon d’évidence, « en chair et en os », préhensible matière dont la texture nous serait toujours déjà familière, intime en quelque sorte, une proche banlieue si vous préférez.

  

   Si, en tant que prédicat de-qui-nous-sommes, nous prenons la perspective du « microcosme », alors, aussitôt, nous comprenons combien la vastitude du « macrocosme » (ce qui-n’est-nullement-nous), excède de beaucoup notre presque illisible dimension. Comment choisit-on le lieu d’une destination ? Pourquoi celui-ci, presque aux confins du Monde, plutôt que celui-là, à portée de la main, disponible dès que nos yeux s’ouvrent ? La plupart de nos motivations sont des mystères, leurs sources inapparentes qui font leur clair trajet à l’ombre de notre inconscient. Mais cessons ici le cercle des questions qui, par nature, fonctionne en boucle, la dernière question rejoignant la première, nos certitudes se donnent alors pour l’inconsistance d’une nuée de cendres.

  

   Cependant une interrogation se manifestera en tant que la dernière : ce paysage du désert, existe-t-il en dehors de notre conscience, possède-t-il encore quelque nervure dès l’instant où, nul regard ne se posant sur lui, on pourrait douter de son existence ? Problème de la conscience intentionnelle possiblement constituante du Monde, mais ce débat nous entraînerait trop loin. Pour l’instant faisons l’hypothèse que toute donation de Nature l’est en toute effectivité, que cette chose que je vois à l’horizon est bien assurée de sa propre présence, que mon possible départ n’en altèrera nullement l’être. Mais que l’on soit Idéaliste, accordant la priorité ontologique à l’esprit, ou bien Réaliste fondant toute parution sur la puissance de la matière, il va sans dire que Tous, Toutes, avons besoin de ces « certitudes » existentielles, de ces points de repère sans lesquels rien ne ferait signe, sauf les orbes d’une vacuité sans fin.    

  

   Disons qu’avant de rencontrer cette photographie, rien de particulier ne s’imprime sur l’écran blanc de notre faculté de connaître, que tout entendement du réel est infiniment disponible, qu’aussi bien notre ravissement pourrait résulter de la vision d’une claire lagune, de la cime enneigée d’une montagne, mais aussi des traits d’un visage, des contours souples d’une silhouette. Å vrai dire, rien n’est préformé, rien n’est projeté et c’est une libre disposition à l’accueil de ce qui viendra qui caractérise le mieux notre attitude. Que nous soyons cependant en attente de quelque chose, nul n’en pourrait contester la réalité. Toujours un désir latent qui rencontrera l’un des secrets motifs fomentés à l’abri des regards. Dans le creux le plus caché des affinités, cette exacte mesure de l’intime, végètent des objets innommés, fourmillent des passions retenues, fructifient des baies dont l’épanouissement sera l’essence la plus approchante de ce que nous portons en nous d’irréductible, d’impartageable. Toujours nous attendons que notre être soit confirmé par telle surprise au coin de la rue, par tel tableau qui nous émeut, par telle lumière qui ruisselle en nous de façon quasi magique.

  

   Donc attente en tant qu’espérance, en tant que saisie d’un fragment jouant à titre de complétude, en tant que ceci, indéterminé, dont nous rêvons en silence, le plus souvent à défaut d’en voir la sublime concrétisation. Que cette image d’Hervé Baïs me plaise et au-delà de cette immédiate satisfaction, mes habituels Compagnons et Compagnes de route n’en seront guère étonnés. Toute cette simplicité doucement et subtilement composée, voici, en effet, de quoi effacer bien des peines, le plus souvent inutiles car imaginaires bien plus que réelles. Tout ce lexique de l’immédiate venue des choses en leur vérité, voici de quoi allumer une félicité dans quelque pli de la chair, sans doute de l’âme s’il lui plait de se manifester d’une façon ou d’une autre. Donc il me faut dire les choses telles qu’en elles-mêmes elles se donnent sans réserve, dans la générosité même de leur étonnante survenue. Que ce soit le résultat d’une action invisible de mon esprit, que ce qui apparaît le fasse simplement de soi d’une manière autarcique, qu’un possible démiurge ait insufflé en ces phénomènes la vitalité de leur être, peu importe.

 

C’est la donation

en tant que donation

qui est à retenir,

la présence en tant que présence et,

essentiellement, la joie en tant que joie

qui se lève de ces purs surgissements.

 

   Le ciel est si haut, si aérien en sa cendrée discrète, un « noir clair » pourrait-on dire, si l’on ne craignait le heurt, le paradoxe de l’oxymore. Mais ici rien n’est à craindre. Tout va de soi, tout comme la longue caravane des chameaux et chameliers se dirige vers la lagune de sel pour y prélever la nourriture des hommes, assurer leur survie. Le ciel vient au paysage avec discrétion, retenue, comme s’il voulait assagir son immense énergie, la faire se poser sur la terre avec une infinie attention, une onctuosité si ceci vous convient mieux. Sauf ces infinies précautions, la Puissance Céleste pourrait tout anéantir de ce qui végète au-dessous et attend son éclosion du bon vouloir de ce qui est le plus haut, le plus éminent, le plus lumineux. Sans qu’il s’agisse de quelque arrière-monde religieux ou même des dieux du polythéisme,

 

nommons donc les « Célestes » en tant

que ces forces magistrales,

 

le disque étincelant du Soleil,

la lactescence de la Lune,

le frémissement des Étoiles,

 la vivacité de l’Éclair,

le sourd tellurisme du Tonnant,

la haute et belle venue du Poème,

la distinction à nulle autre

pareille de l’Œuvre d’Art.

 

 

    C’est ceci qu’il faut entendre dans ma prose par « Célestes » ou parfois par « Suressentiels » : des dimensions sans limite, des lois surhumaines, des souverainetés sans égal, des potentiels cyclopéens, peut-être même des noms qu’il ne faudrait nullement prononcer car L’Immense l’est toujours en lui-même, le Sublime l’est toujours en lui-même, sans qu’il leur soit besoin de recourir à quelque subordination, à quelque vassalité que ce soit.  Certes mon écriture devient hyperbolique pour une simple question de logique et d’analogie. Mais comment dire l’Innommable, ces Hautes Essences dont la subtilité même nous énivre et nous reconduit à la nature inaperçue de la paramécie perdue dans son bouillon de culture ?

  

   Il suffit d’être à Soi, dans le plein accomplissement de-qui-l’on-est et, soudain, la terre se couvre de fleurs, le ciel bourgeonne, l’océan soulève ses vagues d’écume au plus haut. Oui, j’ai prononcé « Soleil », puis « Lune », puis « Étoiles », puis « Éclair » et beaucoup parmi vous penseront à l’énoncé de quelque étonnante cosmologie et ils seront en chemin vers une vérité car ces Pures Semences Célestes sont l’ordonnancement même du monde, son hymne étincelant, sa plus riche parure. Si, Hommes, Femmes, nous prétendons parvenir à notre essence, c’est bien à la hauteur que nous portons sur ces signes qui, d’une évidente manière, pour qui sait voir, sont les nôtres. Si nous savons descendre en nous, au profond des abysses, dans cette verte lueur d’aquarium, à la manière de subtiles fractales, de mouvants kaléidoscopes, de savants hologrammes, c’est nous que nous verrons dans cette étincelante verroterie :

 

Nous-Soleil,

Nous-Lune,

Nous-Éclairs

 

   et nous nous reconnaîtrons tels ces vivants fragments de l’Univers, telles ces poussières de galaxies qui, le plus souvent, nous demeurent cachées car nos yeux sont entachés de cécité au motif de nos turbulents désirs, de nos vives hallucinations, de nos multiples et aliénantes déraisons.

  

  Et le sable, direz-vous, les multiples et fascinants grains de mica, ces genres de corpuscules élémentaires, que n’en faites-vous donc le commentaire ? « Patience dans l’azur » dirait le Savant à la barbe blanche, le Sage à la haute et cosmique sapience. Patience : L’infra-réel qui est aussi bien le supraréel ne se livre qu’aux yeux de Ceux, de Celles qui, longtemps ont médité sur le destin des Galaxies, sur leur propre destin qui en est l’image réverbérée. On regarde le moutonnement gris, la lente ondulation, on regarde l’infinie souplesse, le modelé subtil, les croissants de lune des barkhanes, les faibles palpitations lovées au sein même de la matière et c’est un autre monde qui s’ouvre avec ses discrètes gemmes, avec ses éclats de vertes émeraudes, le feu de ses rubis, le sourd mystère de ses améthystes. Oui car le monde le plus inapparent est peut-être celui en lequel se dissimule la plus grande vigueur, la signification la plus fouillée et, corrélativement, la plus fascinante.

  

   Certes, dire du désert qu’il est mirage, c’est simplement constater une évidence. Et c’est bien à l’aune de cette illusion, sous l’irisation d’un songe, sous le magnétisme de la chimère que nous atteindrons notre propre thébaïde peuplée d’une solitude habitée. Nous laissant aller aux lentes oscillations des dunes, à la  succession des ergs sculptés de vent, à la magie des collines flottantes, aux éternelles fluctuations des sables mouvants, c’est de nous dont il sera question, de notre toujours possible osmose avec les gerçures blanches des salines, les touffes de buissons de créosotes et de prosopis duveteux ; c’est bien le vol des gangas contre la toile noire du ciel qui sera notre vol ; c’est bien l’allure agile des onyx-gazelles qui sera la mesure même de notre marche ; c’est bien notre discrétion que reflétera le trottinement menu des gerboises, que confirmera la fuite rousse du fennec.

  

   Nous n'aurons guère d’effort à produire pour nous glisser dans la tunique de charbon du scarabée-pygmée, pour rejoindre en leur bloc d’ambre millénaire, l’immobilité des mouches-fruitières, la lenteur définitive des criquets kalphites. Oui, chercher le sens est ceci : viser ce qui demeure occulté, y introduire la lame de sa lucidité, en délivrer les élytres que retenait la tunique de fibre résineuse. Ainsi les choses se déploient-elles et trouvent-elles leur essor au gré du seul pouvoir dévoilant de notre intuition, laquelle est puissance de révélation du regard. Il suffit de regarder les valeurs étymologiques de ce mot, beau entre tous : « action de contempler », « connaissance immédiate », « pressentiment qui nous fait deviner ce qui est ou doit être », « vue, regard », « regarder attentivement ; avoir la pensée fixée sur ». L’étymologie est cette science subtile, aussi près d’une signification originaire que possible, une pureté si l’on veut, une authenticité que les usages ultérieurs, le plus souvent mettent à mal au gré des infinies métonymies qui en défigurent l’essence première. En vertu de quoi notre saisie du réel se veut « étymologique », ce qui, analogiquement, veut dire :  au plus près de la constitution d’un sens premier à l’abri des trahisons et mutilations de tous genres. Autrement dit l’attention portée aux choses en leur racine même, en leur intégrité la plus effective. Exigence de rigueur ? Certes !

  

   Et, me direz-vous encore, pourquoi n’avez-vous évoqué plus tôt l’arbre, cette majesté ? Ma réponse sera simple. Je suis parti d’un simple horizon périphérique (le ciel, le sable) pour gagner le centre de l’image, là où se condense le sens maximal du sujet et, en ce sens, vous aurez entièrement raison de me rappeler à ma tâche d’écriture. Cependant nulle hiérarchie dans la Nature, pas plus que dans les Êtres, tout est équivalent et ce sont nos usages qui nous trompent, lesquels, parfois, nous font privilégier le tronc au détriment de la racine. L’un aurait-il plus de signification que l’autre ? Évidemment non. Que nos affinités nous fournissent un regard sélectif, certes, mais il faut en convenir, le Monde, lui, ne nous suggère rien d’autre que de traiter d’une manière identique la totalité de ses présences.

  

   Positivement, sans quelque contestation possible, l’arbre est là, « en majesté », dominant de sa haute et éblouissante stature la totalité de l’image qu’il sature et accomplit en un certain sens. Irradiés par tant d’aimantation, en effet, nous pourrions tout gommer alentour et supposer que le Photographe ait souhaité seulement « tirer le portrait » de cette énigme vivante. « Énigme » : comment un arbre peut-il persévérer en son être en un milieu si hostile ? Miracle du vivant. Symboliquement il est cet unique médiateur qui unit les opposés du ciel et du sable, il est, pour parler grammaticalement, la « conjonction de coordination » qui unit les divers éléments de la phrase.  Pure éminence du « ET » en tant que « copulative servant à coordonner des termes, des groupes de termes et des phrases, et exprimant une addition, une jonction, un rapprochement. » Quel autre mot pourrait donc s’acquitter plus avant de cette tâche hautement et parfaitement synthétique ? Vertu de deux lettres assemblées, ET, qui en disent autant que mille autres mots. Identique à la puissance du symbolisme : on se représente la « balance » et, soudain, devant soi, l’on a la totalité de la justice, ses magistrats, ses lois, ses jurisprudences, ses effets sur les citoyens que nous sommes. Le Langage est pure merveille, mais cette assertion je l’ai déjà énoncée mille fois !

 

    Il nous faut venir à l’arbre ou, bien plutôt le laisser venir à nous dans cette sérénité qui convient aux choses sincères dépouillées de toute intention illisible. Là, à la crête des dunes, sur le flot des vagues minérales, un arbre inconnu qu’il me plaira de nommer « Acacia », « acacia radiana », sorte d’arbre légendaire que broutent les dromadaires, dont les branches servent à confectionner des piquets de tente et à alimenter les feux du peuple Nomade. Bien sûr il ne s’agit que d’une hypothèse, mais vraisemblable au motif que cette variété est quasiment la seule à pouvoir affronter l’aridité du désert. De toute façon, ce qui importe pour nous, c’est avant tout son esthétique, la fonction de liaison du divers dont il constitue la force aussi unique qu’essentielle à la compréhension de ce milieu fascinant mais habité des plus grands dangers. Petit rappel, c’est la notion, belle entre toute de SENS, qui oriente notre quête. Que nous devons reprendre sans délai. Jouant sa partition sommitale avec le ciel en toile de fond, étendant ses bras dans toutes les directions de l’espace, tutoyant un buisson frère, s’enracinant profondément dans la touffeur inconnue des vagues de sable, nous pouvons lui attribuer le prédicat d’opérateur central de l’image dont il réalise à lui seul, la majeure partie de la tâche de synthétisation et d’unification.

  

   Qu’ici, Ceux et Celles qui me font l’amitié de lire mes textes aient repéré, en filigrane, cette constante volonté d’idéaliser, d’esthétiser le Monde, ne seront nullement étonnés de découvrir, plus loin, quelques unes des conséquences qui découlent logiquement de ce tropisme incliné à faire venir, au moins par l’écriture, une possible et ultimement espérée, beauté des choses. Å cet égard, obligation m’est faite de postuler la dimension constituante du réel de toute conscience s’appliquant à en décrypter l’insigne valeur. Autrement dit, ce site désertique, avec son ciel, son sable, sa végétation, c’est moi qui lui donne acte au seul motif de ma contemplation.

 

Donc, le Réel,

c’est Mon Regard

 

   Que cette assertion demeure simple hypothèse nullement confirmée par quelque activité destinée à en assurer la vérité, ceci importe peu. Je dis à nouveau qu’il s’agit d’une postulation, d’un intime ressenti, du surgissement d’une intuition qui, dans l’instant de mon observation, ne rencontrent nulle contradiction.  Bien au contraire, tout se donne selon une adhésion immédiate à ce-qui-vient et me rencontre à la façon d’une complétude : depuis toujours j’étais en attente de cette image, qui me comble et me ravit. Dans le sens d’être ravi aux habituelles contingences, dans le sens de donner une architecture à un hasard qui, hors cette configuration, n’aurait contribué qu’à m’égarer.

  

   Maintenant, il me faut suivre la trace ouvrante de l’arbre, y trouver d’inépuisables ressources au motif que son riche symbolisme, réalise à lui tout seul, un véritable travail d’assemblage : un cosmos s’offre en lieu et place d’un chaos. Je contemple l’arbre, ce qui veut dire, en une certaine façon, que je m’y abîme, mais totalement, mais positivement, en une manière d’accentuation plurielle des significations, lesquelles deviennent de simples et incontournables évidences.

 

Je suis l’Homme-Arbre à la membrure immense

qui tutoie la dimension des espaces infinis.

Je suis l’Homme-ramification, celui qui,

s’élevant de Soi, connaît de lointains horizons.

Je suis l’Homme-Tronc, cette solide assise

 qui s’établit selon la carrure de la raison

contre le passage fébrile de la poussière.

Je suis l’Homme-racine,

l’Homme-rhizome,

 l’Homme-radicelle,

 

   celui qui avance parmi les galeries souterraines, les bifurcations de la matière sourde et limoneuse de l’inconscient, qui en devine les secrets, en interprète les desseins cachés. Oui, c’est bien ceci, la tâche éclairante, désoperculante de la conscience, s’introduire comme un coin d’acier dans la bûche têtue du réel, le prendre à revers, ce réel, en quelque sorte, le posséder de l’intérieur, l’obliger à livrer jusqu’à sa moindre parcelle close, énonçant dès lors une nouvelle présence nous invitant à en décrypter l’énigme. Une lourde inconnaissance se manifestant en savoir doté d’une diaphane allégie.

 

Oui, il nous faut créer les conditions mêmes

de l’éligibilité des choses

à leur possibilité d’essence

  

    Et puisque cet arbre, ce large parasol, cette distension de ce qui demeurerait occulté, cet arbre donc devient infiniment étendu, décuplé par la puissance d’effectuation, de performativité de notre regard, nous ne pouvons qu’avoir recours à la force déployante de la métaphore, ce transport du réel hors de ses propres frontières, et dire le sublime travail de synthétisation de l’image, de conceptualisation infinie des sèmes qui y sont déposés. Nous devons dire (et ici je parle au nom de tous et de toutes),

 

l’Arbre-Harmattan porteur de cet alizé continental

qui fait des grains de sable, de purs cristaux,

des diamants fécondés par la lumière du Soleil.

 

Nous devons dire l’Arbre-Simoun, celui dont

la puissante haleine chaude métabolise

les corpuscules de matière,

les transforme en vives pierreries,

elles illuminent jusqu’aux

plus lointains horizons.

 

Nous devons dire l’Arbre-Sirocco,

ses vagues brûlantes qui font

se volatiliser la cendre des pierres,

la répandant jusqu’en d’impensables altitudes.

 

 

Et, en guise d’autres significations,

nous pourrions largement nous inspirer

de toutes les directions de la Rose des Vents,

 

en appeler à l’Arbre-Borée,

à ses rafales de vent du nord ;

à l’Arbre-Euros,

à ses tourbillons venus de l’est ;

à l’Arbre-Zéphyr qui balaie tout,

venu de l’ouest ;

à l’Arbre-Notos, à ses coups

de boutoir venus du sud.

 

   Voyez combien cette photographie de M'Hamid El Ghizlane, nous a emmenés loin, très loin, si bien qu’au terme de la description, nous ne savons plus réellement qui nous sommes : vents alizés, nuages de criquets kalphites, vols libres de gangas, significations plurielles, échevelées ; vent océanique ou désertique. Si notre identité s’est diluée au milieu de ce si riche divers, c’est à l’aune de la pure beauté, laquelle venant à nous, nous arrache aux « fourches caudines » du quotidien, nous dispose à l’accueil de l’improférée et haute valeur des choses. Certes, nous reviendrons à M'Hamid El Ghizlane, au moins dans sa mesure symbolique, nous y retournerons lestés d’un nouveau savoir : que le regard est une merveille que cette singulière photographie agrandit à la mesure de son formidable élan, de sa ferveur, de sa justesse. Toute œuvre digne de ce nom est porteuse de ces transcendances. « Transcendances », Certes le terme est osé, le plus souvent exposé à une mécompréhension de ceux qui en reçoivent la charge sans atténuation. Cependant nous lui affecterons l’une de ses plus évidentes valeurs étymologiques : « se dépasser soi-même ». Oui, c’est ceci que nous avons à faire. Faute de s’y atteler, ne nous plaignons nullement de n’avoir sous les yeux que de simples images « d’Épinal ». Notre société contemporaine excelle en la matière. Voyez par exemples les amusants « selfies », qui, certes, ne prétendent nullement à de telles altitudes !

 

Ici : du sens.

Là-bas : du non-sens.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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23 janvier 2025 4 23 /01 /janvier /2025 08:55
La profondeur du Réel

Carlos Godinho

 

***

 

   Jamais, devant le réel, nous ne demeurons inertes. Faisant face au réel, cela parle en nous, cela image en nous, cela résonne en nous, cela mobilise la dentelle immense des réminiscences, cela fore au plus profond de notre corps, cela crée le jeu infini des analogies, des relations, des correspondances. Nul objet, fût-ce le plus anodin, le plus discret, ne s’efface devant notre regard, ne se biffe devant notre conscience. Rien de ce qui est venu à nous et vient encore à nous ne renonce à faire présence, à s’élever au mérite de quelque pensée. Ce qui est à proprement parler « extra-ordinaire », ce qui s’arrache au réel pour féconder notre esprit est la mesure du sans-limite. Å observer le Monde tout autour de nous et tout s’affilie au mouvant, au transitif, au nomadisme infini. Regardant tel objet et, déjà, nous ne sommes plus dans une position de fixité à son égard, et déjà nous imaginons quantité de perspectives nouvelles, de topologies infinies. Tout se dilate, tout se spatialise. Et l’objet, paradoxalement, déserte la position qu’il occupe dans la présence du Présent pour gagner d’autres rives temporelles passées ou futures, sa mouvance est principe de temporalisation et le sablier ne sait plus où commence son mince filet de mica, où il finit, comme si un temps cyclique s’était instauré selon le mode étrange de l’Éternité.

   L’objet devant nous, le mur, la fenêtre, les dalles du plancher ne nous laissent nullement en repos, toutes ces choses nous requièrent afin que, cheminant de concert, une compréhension de leur surgissement se tienne dans l’ordre du possible, dans l’ordre de l’indéfiniment reproductible. Ceci se nomme « pure merveille » et demande à être approché autrement qu’à l’aune d’une attention discrète. Tout comme notre langage témoigne de notre profondeur, les choses rendent compte de la profondeur du monde. Chaque profondeur en vis-à-vis creuse la profondeur analogue, accomplit son SENS jusqu’à une manière d’ivresse dont nous les Hommes, vous les Femmes sommes les réceptacles, manières de jarres creuses où résonne toute la beauté vacante du Monde. Tout creux est condition de possibilité de la plénitude, cet état que nous cherchons désespérément alors que nous sommes possédés par lui, le plus souvent à notre insu. C’est à un constant processus alchimique auquel notre conscience est invitée. Il lui suffit d’écarter les voiles d’ombre pour que se donne la plus vive et signifiante lumière. Ce qu’il faut dire encore du Réel c’est qu’il est un constant et infini emboîtement de Formes. Cette Forme au premier plan, par exemple un simple verre destiné à la boisson, porte en elle, comme en écho, comme en réverbération, tous les verres du Monde et l’ensemble des significations qui leur sont coalescentes, les narrations qui peuvent monter d’elles, les figurations naïves ou artistiques dont elles constituent le prétexte, le plus souvent devenu invisible au fil du temps.

   Le Réel, qu’on donne le plus souvent pour une matière palpable, concrète, voici qu’il devient l’athanor à partir duquel peuvent s’élaborer des concepts, croître les infinies ramifications et arabesques de l’imaginaire. Ce qui veut simplement signifier, qu’à la différence des Anciens Grecs, qui n’attribuaient d’âme qu’à la substance végétale ou animale (et bien entendu humaine), peut-être faut-il l’étendre au Monde des Objets, condition nécessaire de leur métamorphose. Mais nous nous apercevons tout de suite que ce raisonnement porte à faux, que le changement d’état de l’objet n’est nullement de son fait mais ne résulte que d’un événement que nous projetons sur lui afin de le mettre en adéquation avec la force inassouvie de notre désir. Oui, c’est bien NOUS qui modelons le Réel à notre guise, comme s’il était simple pâte d’argile ductile dans laquelle nous imprimerions les empreintes dont notre psyché est le continuel et toujours renouvelé réceptacle.

   Et maintenant, si nous focalisons notre vision sur l’image située à l’incipit de ce texte, que pouvons-nous en tirer qui ne soit le jeu d’une pure gratuité ? Et, comme à l’accoutumée, il nous faut d’abord décrire le Réel qui vient à notre encontre, afin de le faire nôtre et poser quelque hypothèse à son sujet. La pièce, indéterminée au premier abord, est plongée dans un clair-obscur où l’ombre l’emporte sur la lumière, ce qui contribue à nimber l’image dans une sorte d’ambiance mystérieuse, secrète. Et c’est bien à l’aune de ce retrait, de cet effacement, de cet inapparent que cette représentation nous concerne au plus haut point, comme si, soudain, la totalité de notre existence était suspendue à sa présence même, à la question qu’elle nous pose et nous met en demeure de résoudre. Nous n’aurons de réel repos qu’à en avoir désoperculé la lourde opacité, à avoir tenté d’en saisir la possible transparence, ce SENS qui brasille sous le couvert de cendres de ce qui vient à nous.

   Ainsi cette Nuit qui encadre l’image, c’est notre nuit celle, présente, qui teinte notre angoisse, tresse à l’entour de notre finitude les pampres de l’obscur. Cette nuit, c’est notre nuit passée lorsque, enfant, au travers de la croisée entr’ouverte, le rayon de la Lune veillait sur le repos de notre sommeil. Cette nuit, c’est l’attente fébrile, moite, un peu suffocante de l’Amante dont nous désespérions de ne la rencontrer qu’en songe. Cette nuit, c’est cette éclipse déjà lointaine, cette aube soudain glissant sur toutes choses, les animaux se réfugient au plein de leur terrier, les feuilles des arbres sont immobiles, les gestes d’amour sont suspendus, l’étrangeté de la lumière parcourue de sombres mouvances nous fait craindre que le jour, à nouveau ne se lève, qu’une nuit éternelle ne s’annonce comme le seul possible qui nous sera alloué pour le reste des jours à venir.

   Cette Fenêtre étroite que quadrillent les minces armatures des petits bois, c’est celle-là même au travers de laquelle notre regard adolescent cherchait à déchiffrer le monde, à percer quelques unes de ses aventures. Les volets sont tirés, juste pour laisser passer un prisme de faible clarté. Sur la table, le maroquin d’un livre à la douce couleur d’acajou. Un titre : « La force de l’âge ». Un Auteur : Simone de Beauvoir. Une joie : celle d’entrer dans le domaine feutré d’une littérature de la vie, là où rayonne ce mode d’exister que l’existentialisme prétendait ériger en philosophie de la liberté.

   Cette Assise, simple planche de bois supportée par deux jambages, c’est le souvenir de l’étroite guérite du confessionnal qui, en ces temps de simplicité et d’accomplissement immédiat, était la seule thérapie, la seule psychanalyse à laquelle se confiait notre jeune âge, comme si notre départ dans la vie ne pouvait s’envisager qu’à l’horizon d’une relation à Dieu, dont le Confesseur était le Représentant sur Terre.  Encore au creux de l’oreille l’entrelacement de deux chuchotements. Sans doute Dieu avait-il l’ouïe fine !

   Ces Lames de Plancher lissées d’un doux éclat, ce sont celles, réelles ou imaginaires qui meublaient le sol des chambres successives, la native d’abord, perdue dans les limbes du passé, une douce campagne s’étendait alentour. Ce sont aussi les lames de la chambre de la petite enfance, ce refuge cotonneux, ce généreux intervalle qui abrite du Monde, met à distance, projette sur Soi la bienveillance de l’ombre maternelle. Puis les chambres plurielles qui jalonnent le parcours de la vie. Chambres d’étude et de repos, chambres d’écriture et de méditation, de longues méditations, elles sont le recueil dans l’intime, l’abri, le port d’attache avant que de cingler vers les hautes eaux, de connaître les marées d’équinoxe, ces hasards de tout cheminement. Lorsqu’il est retrouvé, le plancher, sa patine benveillante constituent le lexique personnel par lequel se reconnaître, ne nullement sombrer. Toujours il faut un port, un havre de paix, un golfe où se protéger des meutes et des caprices du vent.

   Le sujet de la chambre, sa richesse symbolique nous font inévitablement penser à l’œuvre de Rembrandt, « Le philosophe en méditation », non que ma vie, en quelque période que ce soit

 

La profondeur du Réel

ait été poinçonnée à l’aune de la Philosophie, simplement au motif d’une nature inclinée à la contemplation plutôt qu’à l’action, à l’imaginaire, à la rêverie, à « l’effervescent contact de l’esprit avec la réalité » selon le beau mot de Pierre Réverdy. Plutôt l’Esprit que le Réel. Alors, me direz-vous avec raison, l’image de gauche est une assise vide, le Philosophe ne s’y inscrit jamais qu’à halluciner sa présence selon une pure détermination qui le fait être là où il n’est nullement. Pensant ceci, vous ne vous inscrirez que dans cet éternel Principe de Réalité, lequel porte en son revers ce Principe de Plaisir qui est l’ornement de l’imaginaire, la parure étincelante de la rêverie.

   En toute logique, Nuit, Fenêtre, Assise, Lames de plancher n’ont été le prétexte qu’à broder une ganse autour du Réel, à l’assortir d’un passement dont nous avons pensé que leur rayonnement, leur prestige suffisaient à gommer tout ce qui vient dans la présence d’une façon strictement matérielle, obtuse, incontournable en quelque façon. Comme exprimé plus haut, les Choses portent en elles une étrange et heureuse polysémie et nous, en tant que Voyeurs de ce Monde, nous n’en extrayons jamais que ce que nos plus profondes affinités ont trouvé utile de porter à une sorte de séduction. Tous ces emboîtements du Réel, tous ces assemblages baroques selon la figure des poupées gigognes, c’est Nous et seulement Nous qui en avons dressé la singulière cartographie. Tel Autre n’en eût retenu, peut-être, que la dureté matérielle, l’aspect fonctionnel, l’architecture utilitaire. Mais peu importe le mode d’approche de-ce-qui-est. Ce-qui-est, avant tout, c’est ce dialogue particulier que nous entretenons avec les choses, cette belle et confondante originalité avec laquelle notre chair s’ordonne, comme le ciel choisit les nuages qui le traversent. Car il nous faut croire à un monde animé et magique des Choses, à notre propre pouvoir de les métamorphoser, de les faire à notre main, de les voir selon les perspectives successives de notre regard. S’il y avait, sur Terre, le faisceau d’une unique vision, alors tout se décolorerait et la précieuse polysémie s’abîmerait dans une manière d’humus inconsistant.

 

Or, ce que nous voulons,

ce sont les sillons d’argile flexueux,

pareils aux vagues ourlées

d’émeraude de l’Océan.

Toujours le Monde est

à recommencer,

à chaque Parole,

à chaque Regard,

 à chaque Geste.

 

                                                               

 

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22 janvier 2025 3 22 /01 /janvier /2025 09:08
Nul cosmos ne s’atteint dans l’instant

Esquisse : Barbara Kroll

 

***

 

Ce texte est dédié à mon Ami Jeannot

Lui qui vient de rejoindre ce Chaos

D’avant la naissance

Lui qui maintenant

Connaît la liberté

La seule qui soit

Ici, sous ce Ciel

Sur cette Terre

 

*

 

   Au début, au tout début, avant même que le chantier créatif ne soit amorcé, c’est un peu à la façon des limbes, une lumière pâle et terne, une clarté glauque, comme venant « au travers d'un globe dépoli », selon la belle expression de Goncourt dans son « Journal ». Et, afin de poursuivre la belle évocation littéraire, appelons-en à Victor Hugo dans « Les Châtiments » : « Après la plaine branche une autre plaine blanche. » Ici, dans les deux cas, c’est de blancheur dont il est fait mention, c’est-à-dire de quelque chose de natif, de vierge, qui n’a encore connu les remous et tremblements de l’exister. Cela s’annonce, cela voudrait aller plus avant, mais cela se retient, comme s’il y avait risque, danger de faire effraction, de surgir à même sa propre naissance dans un Monde inconnu, peut-être hostile. Cette manière d’aube avant que l’aurore ne se teinte de vermeil, ne s’inscrivant dans le cycle du temps,

 

c’est la position de l’Artiste,

avançant à pas comptés,

à pas feutrés sur la face

lisse de la toile.

   

  Tout est à venir qui ne s’est encore manifesté, ni dans les plis de l’imaginaire, ni ne s’est éclairci sur le miroir de la conscience. Une longue hésitation, un frémissement à l’orée du jour, une palpitation, un murmure à la lisière des Choses. Tout doit être dans la modestie, dans la patiente retenue, dans l’haleine suspendue au mystère même de l’œuvre. Le mystère est total au motif qu’il n’est connu de personne, ni du Quidam avançant au hasard des rues, ni de l’Artiste qui ne possède nul recul par rapport à son œuvre.

 

Son œuvre puise dans sa chair même.

 

  Nulle position de surplomb, nulle Volonté de Puissance dont la Figure inscrite sur la toile serait le total accomplissement. Il y a trop d’inouï, d’invu, de non-ressenti, de non-conceptualisé pour qu’une hypothèse, fût-elle minimale, vînt s’inscrire à même ce qui apparaîtra et fera sens aux yeux des Existants, autrement dit des Mortels. Et c’est bien parce que nous sommes les Mortels, des êtres irrémédiablement finis, que nous ne pouvons, d’emblée, saisir ceci même qui vient à nous telle une intraduisible énigme. Pour la traverser, cette énigme, il nous faudrait être Infinis et connaître selon la totalité de l’Absolu. Or nous sommes à l’étroit dans la nasse d’osier de l’exister et nous ne connaissons jamais de l’espace que quelques perspectives étroites, quelque horizon borné qui, certes nous déconcertent et nous laissent « en rase campagne. »

   Mais il faut en revenir aux prémisses de l’œuvre, dans le champ d’indétermination, d’antéprédicatif qui en constituent le seuil et posent cette oeuvre en sa plus étonnante question.

Et tant que le processus de création demeurera enclos en cette belle hésitation, en ce sublime suspens, c’est comme si une manière d’Éternité nous visitait. Nous serons infiniment libres, là sur la lisière de ce qui va se manifester, de l’entendre, cette manifestation, selon les mille voltes de notre imaginaire. Elle, l’Invisible de la toile, nous la devinons bien plus que nous la saisissons en tant que forme parvenue à son terme.

 

Naissant à Elle, nous naissons à Nous.

Nos destins sont coalescents l’un à l’autre,

nous nous situons en une exacte coïncidence.

Le Modèle ne vit que par nous qui la visons,

nous n’existons qu’à l’attente de sa parution,

qu’au surgissement de son épiphanie.

 

   Mais nous sentons bien que notre attente sera le lieu d’une sourde impatience, que notre espérance se teintera de sombres déceptions, que le rougeoiement de notre désir à son endroit subira quelques altérations, peut-être même souffrira d’une décoloration située au bord d’un évanouissement, d’un vide, d’un silence. Nous, Êtres de Raison, attendrons qu’une logique s’installe, que des coordonnées spatiales cernent le Sujet de la toile, que des traits se lèvent, que de claires dimensions soient indiquées, qu’une architecture organise le divers, qu’une Forme surgisse de l’Informe, en un mot, qu’un Sens se dégage de cette représentation. Nous ne nous déterminons pas seulement à l’intérieur de nous-mêmes, il nous faut de l’Altérité, du miroir, de la réverbération. Il nous faut du dialogue afin que, tirés de notre esseulement, nous pussions élaborer la rhétorique du Vivant, la seule à même de nous ôter ce sentiment du Néant qui nous étreint et nous fige à demeure.

   Face à cette pré-visibilité, à cette annonce discrète avant la révélation, nous sommes réduits à de simples conjectures. Tâcher de décrire, dans l’approximation, la seule possibilité qui nous soit offerte. « Nul cosmos ne s’atteint dans l’instant », énonce le titre de ce texte. Ce qui veut dire, qu’en matière de création artistique, il faut d’abord traverser le champ des apories, se confronter à cette confusion première, à l’énoncé de ces abstractions, genres de gestes archaïques qui nous font penser aux premières tentatives picturales pariétales de l’Homo Sapiens Sapiens, d’abord quelques traces de charbon sur les faces sombres et fuligineuses des grottes. Quelque chose émerge à peine du lointain du temps, depuis la posture animale des premiers hominidés, dans un passé ténébreux, nébuleux, opaque, essai de ce qui deviendra l’Anthropos, de s’arracher à sa lourde gangue de matérialité.

   Simple tubercule, simple excroissance de la matière bien plutôt que conscience éclairée par le cristal de la Raison. Toute œuvre vient de là, de cette violente indétermination, de cette ardente polémique de nos Ancêtres avec un milieu hostile, agressif, mortifère. De tout ceci, de toute cette force cherchant à s’extraire des abysses de l’Humanité, il demeure toujours quelque chose qui se manifeste à l’aune du Chaos. Le nôtre, celui qui constitue notre chair. Celui de l’œuvre qui est douloureuse effraction du sibyllin, de l’inintelligible, de l’indéchiffrable. L’esquisse posée sur la toile rejoue, sur la scène de l’Art, les enjeux primitifs de l’Homme confronté à la horde des animaux sauvages, à la puissance sans limite de la Nature, à la foudre et aux déflagrations des éclairs qui sont les sources natives de toute angoisse, avant même que l’idée des dieux du polythéisme ou du Dieu du monothéisme aient marqué de leur empreinte irrémissible la conscience des Existants.

   Oui, nous venons de loin, de très loin et notre avancée sur les chemins de l’exister est réplique de cette longue et éprouvante Odyssée. Dans l’ombre de ce récit immémorial, telle la courageuse Pénélope, nous remettons sur le métier à tisser, cette navette, ce va-et-vient incessant, ce tissage continu qui est entrelacé avec celui des Narrations Premières qui sont les provendes dont nous nous nourrissons continûment, sans en bien percevoir les incontournables fondements. Que nous le voulions ou non, au prétexte d’une sacrosainte Liberté, nous sommes reliés en vertu de notre généalogie. Nos gestes, nos sensations, nos sentiments, l’inclination et les délibérations de nos amours portent les stigmates de cette nature sauvage qui est le sol concret sur lequel nous reposons, nos comportements sont là pour témoigner de leur prégnance, sinon de leur tyrannie. Sur les empreintes de notre cheminement, la trace indélébile de ces boulets attachés à nos pieds dont l’éthique, c’est son essentiel devoir, s’efforce de nous libérer sans toujours y parvenir avec suffisamment d’efficience.

   Ce que nous voudrions, gommant toutes ces aspérités d’une dette envers le passé, avancer en direction de l’avenir, les mains ouvertes, les yeux brillants, la peau lisse et lumineuse telle une eau de fontaine. Certes, c’est ceci que nous souhaiterions, la plénitude en lieu et place du manque. Une généreuse Corne d’Abondance à laquelle nous puiserions, sans nous soucier du lendemain, ni nous interroger sur la veille, pas plus qu’au sujet d’un présent qui se déroulerait sous les auspices d’une claire évidence. L’esquisse de Barbara Kroll nous plonge d’emblée dans cette perplexité face à un Chaos dont nous percevons bien quelles en sont les racines, une nécessité en nous, avant même de nous projeter vers l’avenir, de soupeser l’immémorial qui nous habite et nous enjoint peut-être de déclamer avec Verlaine, dans ses « Poèmes saturniens » :

 

« Et je m’en vais

Au vent mauvais

Qui m’emporte

Deçà, delà,

Pareil à la

Feuille morte. »

 

   Entrer dans le Chaos prédéterminant l’œuvre, c’est peut-être seulement dire ceci : le lointain est lointain et cette tautologie est le nom de l’Illisible Figure qui, bien plutôt que de s’acheminer vers nous est en fuite. En fuite de quoi ? De qui ? De nous ? De la Vie ? Du Monde ? D’Elle en tant que sur le point de venir en présence ? Son visage est irrévélé tout comme le serait un très vieux palimpseste enfoui dans les ténèbres d’un antique coffre. Nulle parution à l’horizon. Quelques traits seulement, mais perdus dans un emmêlement sans nom. Nulle identité. Les bras sont relevés en anse, le haut de la vêture est noir, comme une île enserrant en son sein du dissimulé, de l’inconnaissable, du refermé, de l’incommunicable. Nul espoir qui se lèverait ici d’une proposition minimale, une ligne claire qui ferait signe, un indice qui s’annoncerait, une parole qui serait à l’aube d’une profération.

   La partie médiane du corps se fond dans la cendre du subjectile. Seules les jambes peuvent être nommée sans risque d’erreur. Mais des jambes si frêles, comment pourraient-elles assurer la prise du Sujet sur un sol qui se déroberait ? Des escarpins peut-être, à moins qu’il ne s’agisse que de la projection de notre esprit halluciné. Elle, la Figure si peu consolidée, Nous les Voyeurs si peu assurés de nous-mêmes, en quelle « irrelation » nous trouvons-nous, en quel abîme sommes-nous projetés dont, peut-être, nous ne pourrions ressortir qu’irréalisés,

 

non encore venus à l’Être,

simples aurores boréales,

seule liane phosphorescente flottant

au large de qui-nous-sommes,

des Néants perdus dans la

vastitude infinie des récits,

des fables sans

commencement, ni fin ?

 

 

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21 janvier 2025 2 21 /01 /janvier /2025 17:47
Les Muses Inquiétantes.

« Les Muses Inquiétantes ».

Giorgio de Chirico – 1916.

Source : Apparences.

 

   Dans ce tableau, il nous est impossible d’entrer, de faire effraction et de loger notre corps de chair au milieu de ces mannequins métaphysiques si hiératiques, où même la vue ne peut s’appesantir longuement. Tout exclut. Tout exile de soi et ramène sa propre présence à une hébétude, à une glaciation comme celle habitant les espaces sidéraux. Nous sommes loin au-dessus de la Terre et notre vue est aussi étrange que celle des dieux qui regardent notre univers avec quelque stupéfaction. Serions-nous des dieux déchus que leur inconséquence aurait condamnés à voir les choses dans leur propre hibernation ? Oui, hibernation, car si les couleurs sont violemment solaires, bien loin de porter ce qui se donne à voir dans la lumière, tout sombre dans une immédiate clôture. Ce lieu est inhabitable. Ce lieu est hors de portée de la conscience.

Et pourquoi l’est-il ? Est-ce simplement une question d’insolente parution du monde ? De vision exacerbée de l’artiste qui aurait voulu, d’emblée, nous reconduire à une impuissance, celle de voir ce qui fait phénomène avec des yeux humains ? Cependant il faut chercher à comprendre les raisons de notre exclusion. D’abord dans une visée esthétique. Voici ce qui est : le parallélépipède, au premier plan, nous indique l’impossibilité d’une considération romantique ou bien poétique des choses. C’est de concept pur dont il s’agit, ce que renforce la disposition radicalement architecturée des divers éléments de la scène. Les ombres sont denses, tranchées dans le cuir du réel à l’aide d’un scalpel. Les bâtiments, à l’arrière-plan, nous disent les chimères quant à une possible habitation, l’absence du foyer autour duquel se réunir et faire naître l’espace du dialogue, de la rencontre. Le ciel, d’un bleu hermétique, appuie sur la toile à la façon d’un couvercle isolant du ciel étoilé, des rêves qui l’habitent. L’éclairage est violent dont la source demeure invisible et étrangement basse, comme si elle provenait d’un luminaire terrestre ayant plus à voir avec le monde chtonien qu’avec le céleste et sa vibration infinie.

Et maintenant, il est temps de s’interroger sur la configuration confondante des personnages, ces érections prises d’immobilité et de silence. N’oublions pas, nous sommes à Ferrare, dans la « cité du silence » comme l’a nommée le poète Gabrielle d’Annunzio, devant le château de la famille d’Este, princes mécènes de la Renaissance qui vouaient un culte tout particulier aux Muses. Ces Muses aux visages sans yeux, sans bouche, sans oreille, autrement dit des Muses dont le peintre a volontairement ôté tous les attributs par lesquels elles se font les égéries des artistes. Oui, l’artiste. Ce dernier est bien présent dans la composition mais sa présence est si discrète qu’on pourrait aussi bien contempler l’œuvre, sans même prendre acte de son existence. Il n’apparaît qu’à être une fuyante silhouette, à l’extrême droite de la toile, aire noyée dans une ombre incompréhensible. Et, pour tâcher de saisir cette apparition au bord d’un possible évanouissement, il faut aller du côté de « l’inquiétante étrangeté » de Freud, ce jour lointain où il découvre une facette de la réalité si proche de l’illusion qu’elle le questionne fortement. Il en résultera un essai articulé autour du malaise créé par le surgissement inopiné, dans le réel, d’une image qu’on n’attendait pas et qui insère une césure dans la rationalité apaisante du quotidien. Et ce surgissement de « l’inquiétante étrangeté » se fait à l’aune de la propre image du créateur de la psychanalyse, image que lui renvoie la vitre du train sous les espèces d’une silhouette effrayante, en tout cas d’une apparition dont il aurait souhaité faire l’économie.

La thèse qui découle de cet épisode freudien, c’est la brutalité, la violence avec lesquelles les apparences métamorphosent la réalité en autre chose que ce qu’elle est, laissant place à une inquiétante fantasmatique. A partir de ceci, s’éclaire la signification des « Muses Inquiétantes ». Si ces Muses sont inquiétantes - nul ne saurait en contredire l’aspect sombrement énigmatique -, elles sont tout autant inquiètes. Et de quoi le sont-elles ? Mais, tout simplement du destin de l’art qui pourrait bien succomber à la fausseté des apparences. Tout, dans cette figuration, fait la part belle à l’illusion et à son cortège de non-vérités. Comment, en effet, un existant pourrait-il s’y retrouver, assurer sa propre synthèse, aboutir à son essentielle unité à la mesure de cette réalité de pacotille ? Réalité identique aux figures de cire du Muse Grévin où rien ne parle que le silence de la parole. Les Muses ne sont pas : elles apparaissent comme des tuniques vides, privées de langage, de perceptions, de mouvements. Le paysage n’est pas : simple praticable de bois où se figent les figures d’une pantomime vide de sens. Les demeures ne sont pas : simples élévations de tours semblables aux pièces d’un gigantesque échiquier métaphysique. Le peintre, ou bien le poète, peu importe, ne sont pas : les Muses qui sont censées leur communiquer le souffle de l’inspiration sont muettes. Ce tableau fonctionne donc à la manière d’une subtile allégorie, laquelle nous dit que l’art est le lieu d’une vérité, m>jamais la fascination d’une apparence qui s’y substituerait dans l’aveuglement des voyeurs que nous sommes. Ayant compris ceci, nous regardons autrement. Nous regardons vraiment et avons directement accès à ce qui ouvre le beau et le distingue des pastiches et de tous les trompe-l’œil du monde. Nous regardons et nous sommes.

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Published by Blanc Seing - dans Mydriase
21 janvier 2025 2 21 /01 /janvier /2025 08:19
Au plus haut, le langage

Paul Valéry, « Été », Manuscrit autographe

Source : Les Cahiers de Didactique des Lettres

 

***

 

   C’est au plus loin du temps. C’est dans l’indéterminé du monde. C’est dans le chaos primitif. Il y a comme un grondement sourd, un long frottement de plaques tectoniques, des matières en fusion qui s’entrechoquent, de curieux borborygmes, ils font penser à l’éveil d’un être en devenir qui ne connaitrait encore nullement le lieu de son habitation. Soi, on est déjà soi, à la manière d’une anticipation de l’humain, une attente de germination, le signe avant-coureur d’un saut futur à même les choses. On bivouaque à l’intérieur de soi. On est plié tout autour du grain de son ombilic, on espère son dépliement à la manière d’une crosse de fougère venant à l’existence dans le clair-obscur chlorophyllien d’un sous-bois. On est si peu encore sur les rives lumineuses de l’anthropos. On est un genre de masse inerte, parfois prise d’étranges convulsions, on a encore un pied dans la sombre jungle animale, alors que l’autre, tâchant de s’extraire d’une glaise native, fait penser au motif d’une jarre qu’un potier façonnerait sur son tour, forme encore inconsciente de ses propres contours.

   Nulle pensée qui nous visiterait. Nulle idée qui ferait son rougeoiement sur le bord de la conscience. Nulle intuition qui poserait le futur tel le but à atteindre. On est soi, attendant que le soi se libère de lui-même, fasse son jaillissement à l’air libre. On est si peu parvenu au bout de son être. On en sent seulement le frôlement pareil à celui d’un zéphyr lissant la feuille de la peau. C’est étrange, tout de même, d’être sans être vraiment, de nager à même la rive, d’agiter bras et jambes en direction de cette eau qui attire, scintille, mais se refuse obstinément à vous accueillir dans le secret de son onde. Comme vous n’êtes encore, physiologiquement, qu’un genre d’arc réflexe, vous ne pouvez émettre nulle hypothèse, tout au plus sentir en votre corps d’amibe quelque modeste remuement que vous comparez, inconsciemment, à la progression de la larve sur son tapis de feuilles mortes. Vous êtes vous sans être vous, c’est-à-dire que vous ne faites que végéter à l’intérieur de votre propre mangrove, parmi les hautes jambes des palétuviers et les pinces levées des crabes tapissées de vase noire. Cela glue et englue. Cela laisse sur le bord de quelque chose, on ne sait quoi mais on sent que, au sein de soi, tout autour de soi, si près, à la manière d’une vibration, un événement se dispose à se lever, à paraître, à envahir la totalité de ce qui est, à donner sens à ce qui, jusqu’ici immergé dans une confusion native, non seulement n’apparaissait pas mais se donnait comme menaçant, lame qui aurait pu trancher toute prétention à vivre.

    Maintenant il n’y plus guère de trace de l’ancien chaos et les choses semblent vouloir s’organiser en cosmos, c’est-à-dire prendre sens pour une destinée humaine. La matière originaire, indistincte, mélangée, grossière, voici qu’elle s’est étrangement ordonnée. Alors la vue s’éclaire, la cécité rétrocède, la clarté devient le mode sur lequel le monde se laisse déchiffrer. Une large rivière se montre tel un ruban d’azur longeant la chaude argile d’une Noble Cité. Elle est entourée de hauts remparts sur lesquels court un chemin étroit. Une porte, vers le sud, constituée de briques d’un bleu glacé, brillant, communique avec un pont qui rejoint la rive opposée. Au centre des fortifications, une Haute Ziggourat monte en direction du ciel, son faîte se confondant avec le bleu des nuages, leur légèreté, leur écume céleste. La Tour est plus mince vers le haut, qui s’évase vers le bas. Le bas est de teinte ocre-rouge, la partie centrale est d’un blanc éblouissant, le sommet couleur de pervenche, une infinie douceur à la rencontre de l’air qui vole haut, ne connaît nul arrêt.

   Cependant que cette vision se donnait à vous sous les traits de la merveille, votre corps s’est précisé, affiné, s’est extrait définitivement de ce lourd limon qui vous emprisonnait et vous soudait à la lourdeur immanente du sol. Vous êtes, - par quel miracle ? -, devenu homme parmi les hommes. Car désormais vous ne serez plus seul. Des milliers d’autres ont rejoint leur être, connaissant petit à petit ce qu’exister veut dire, qui n’est jamais que s’extraire du néant, le repousser, ne nullement l’oublier, il est constitutif de qui vous êtes en votre fond, mais le tenir à distance, tout comme on s’éloigne d’un feu ardent, conservant malgré tout quelque chose de sa chaleur, de son rayonnement. Etrange fascination de ce qui attire et repousse, de ce qui est lumière et de ce qui est ombre, de ce qui s’élance en direction du ciel et de ce qui végète dans la lourdeur immémoriale de la terre. Vous serez façonné, toute votre vie durant, autour de cette originelle ubiquité. Elle vous dira constamment le beau et le laid, le bien et le mal, le vrai et le faux. Et vous n’aurez d’autre ressource que de naviguer de l’un à l’autre sans jamais pouvoir décider de vous arrêter plutôt à celui-ci qu’à celui-là. Vous serez, tout à la fois, un être des pôles et de l’équateur, un être du passé et de l’avenir : un ÊTRE. Tout simplement.

   Vous n’êtes plus en votre état larvaire, vous vous extrayez lentement de l’écorce étroite de votre chrysalide ; la beauté, la rutilance de l’imago illuminent la cimaise de votre front, l’ornant des plus hautes vocations humaines. En vous, à la source la plus éminente qui soit, vous percevez les motifs les plus heureux de votre nature. La conscience a allumé sa braise vive, l’intelligence se répand et sème dans la tunique du corps les clartés les plus vives. Vos sensations sont des bouquets de fleurs polychromes, vos perceptions alimentent les merveilleux concepts, vos intuitions ouvrent les belles avenues de l’imaginaire. Vous êtes vous plus que vous puisque porté bien au-delà de vous-mêmes, dans des contrées élargies aux dimensions du rêve ou bien alors d’un réel transfiguré. Vous êtes tout ouïe, penché sur l’inépuisable spectacle du monde. Vous êtes tout ouïe, ceci veut dire que, soudain, alerté par l’imminence d’un secret déployant sa corolle, vous devenez attentif à déceler en vous et hors de vous la mesure prodigieuse de votre essence. Vous en sentez les nervures pareilles à des fils de soie sur le point de tresser la toile dont vous attendez qu’elle vous enveloppe de sa maternelle destinée, vous porte à votre être jusqu’à la limite de ce qui est humainement perceptible.

   De la Haute Tour de la Cité Antique vous percevez, s’élevant en l’air à la façon du vol de l’abeille, quelque chose que vous attendiez, qui vous correspond et, pourtant, vous n’êtes soudain qu’entière étrangeté, vous n’êtes soudain que tout amour, vous n’êtes soudain que cette déclosion à même toute autre déclosion. Depuis les hauts murs percés de multiples oculus, depuis les coursives des couloirs, depuis les chemins en encorbellement, se donne à vous, dans la plus pure effusion qui se puisse imaginer, ce rythme profondément humain de la Voix, cette exception qui n’a nul équivalent, se donne à vous un chant venu du plus profond de ce que « signifier » veut dire, à savoir vous placer en parfaite osmose avec ce qui vient à votre rencontre et vous situe tel ce Vivant doué des plus efficients prodiges.

   Vous êtes cet être doué de PAROLE, cet être de LANGAGE, seule identité à vous-même car ceci vous rassemble, car ceci vous détermine tout le long du sentier de la vie. L’ayant reconnu pour votre essence manifeste, ceci sera le signe patent de qui vous êtes en votre singularité. Votre voix vous est intiment accordée. Votre langage fait signe en direction de votre ton fondamental. Vous êtes encore trop tôt venu pour prononcer entre vos lèvres gourmandes le beau mot de « PASSION », mais vous en sentez déjà poindre, en quelque endroit mystérieux de votre âme, l’étincelle à jamais ouverte selon tout le temps qui vous sera alloué.  Dès que vous serez en mesure de l’exprimer, cette ‘passion’ se déclinera sous la figure unique de ce ‘LANGAGE’ qui sera l’alpha et l’oméga de votre existence. Comment pourrait-il en être autrement ?

 

Sans langage aucune pertinence ne peut se dire,

sans langage le monde est vide,

sans langage l’homme n’est pas.

  

   C’est très tôt sur le chemin complexe de votre exister. C’est si loin et si présent tout à la fois. Cela murmure et résonne à l’intérieur de vous à la manière d’un chant sacré se déployant sous les voûtes d’un temple. Cela appelle et vous place en des temps effacés que vous faites revivre à l’aide de votre mémoire, ce fil continu qui relie et tresse l’unité de votre être. C’est un matin d’octobre. Dans la campagne environnante, les paysans sont aux champs parmi les terres labourées, leurs sillons brillent sous la douce insistance de la brume. Vous êtes dans votre lit de « La Petite Maison », celle ainsi nommée au simple motif de sa modestie, de sa simplicité. Parfois elle vous fait penser aux maisons de poupées pareilles à celles qui fascinent tant les petites filles du village. Comme à l’accoutumée, vous vous vous êtes éveillé tôt, attentif au moindre bruit de la demeure. Vous avez connu les craquements du bois de la charpente, l’aboiement d’un chien, très loin, première manifestation de la proximité des hommes ; le passage dans la rue des premières voitures, elles glissent sur l’asphalte avec un bruit de chiffon. Dans la chambre attenante, vous avez deviné vos parents parlant à mi-voix, sans doute ont-ils plein de secrets d’adultes à cacher, c’est si mystérieux un adulte avec ses amours, ses soucis, ses colères parfois, ses pleurs et ses rires.

   Vous avez écouté, avec une sorte d’attention quasi religieuse, le ronronnement régulier, souple, de la voiture de votre père, son départ pour la ville voisine où son travail l’attend. C’est précieux un père, c’est rassurant, cela apaise les angoisses, cela assure l’avenir. Puis on a frappé doucement à votre porte, puis la porte s’est entrebâillée, un doux visage est apparu tout entouré du blond cuivré de la chevelure. Vous avez regardé les lèvres de votre mère articuler la phrase rituelle qui ponctue votre réveil, vous installe au seuil de votre journée : « Jacques, mon chéri, c’est l’heure de te lever ! ». Au plus haut, le langage. Ces quelques mots ont bruissé longuement dans la conque de vos oreilles, ont rencontré d’autres mots similaires, des mots d’amour, des mots d’éveil. Les mots du père sont plus « durs », plus tranchés, ils sont les mots du-dehors, les mots de l’autonomie, de la socialisation. Les mots de la mère sont des mots de source originelle, des mots du-dedans, des mots qui tressent en vous la longue et ineffable corolle des sentiments. Ils sont des flocons légers, un lumineux grésil, un photophore éclairant l’intimité de votre chair, ils ricochent longuement le long de l’irisation de votre peau, ils frémissent quelque part du côté de votre jeune conscience, ils lui donnent des points d’appui, ils insufflent en votre âme une longue et nécessaire nostalgie car, jamais, nul ne revient de l’enfance, il y trop de richesse, trop de découverte qui, jour après jour, ourdissent la toile précieuse des significations.

    Maintenant vous prenez votre petit-déjeuner en tête à tête avec votre mère. Un repas en « amoureux », en somme. Le « mythe d’Œdipe » n’aura pas été inventé pour rien. Vous parlez de tout et de rien, du temps qui est frais, des premières feuilles qui tombent sur le gravier du jardin, des jeux que vous faites à l’école. Votre mère écoute avec tout le talent que met une mère à écouter son enfant, c’est-à-dire comme si elle était elle, mais elle-en-vous, en une seule et unique réalité. Le lien est si fort, l’amour si grand que rien de plus beau ne lui pourrait être comparé. Votre sac est prêt. Maman a pris soin d’y glisser quelques délicieux marrons grillés que vous croquerez à la récréation, les partageant avec vos camarades. Un genre de « châtaigne de l’amitié », ce fruit si noble que vous prenez grand plaisir à cueillir dans le silence des bois.

   Quelques pas seulement à faire pour gagner l’école. Votre village vous plaît, Beaulieu est à votre mesure, un terrain de jeu idéal pour accueillir la curiosité de l’enfant que vous êtes. La juste mesure des choses. Une modeste rivière, une falaise de craie, le village posé sur le bord de cette belle blancheur qui, sans doute aujourd’hui, dans votre âge accompli, se donne en tant que dimension native, virginale. C’est cette image originaire qui vous accompagnera votre vie durant. Tous les prolongements ultérieurs, toutes les métamorphoses, les agrandissements, les fleurissements des modernes lotissements ne seront que de curieuses anecdotes, des greffes ne « prenant pas », des ajouts paradoxaux qui ne seront jamais que de pures fictions n’entamant nullement le réel de jadis. Seulement celui-là est beau. Seulement celui-là est vrai. Il existe avec plus de réalité encore, l’imaginaire ayant comblé les lacunes, exhaussé au plus haut la margelle infrangible des souvenirs.

   Vous avez poussé la porte métallique de la cour d’école. Elle a grincé dans un ton qui vous est familier. Oui, les choses aussi ont leur langage ! Vous êtes le premier arrivé. Une habitude se doublant du plaisir de la solitude en attendant la joie de voir arriver vos camarades. Vous aimez bien cette heure alanguie, cette heure qui n’en est pas une, qui ne possède ni ombre, ni contours et qui, par ce motif, est heure de totale liberté. Cet espace est à vous, entièrement à vous. Il est un point de passage entre le refuge maternel de la maison et l’ouverture au monde de la salle de classe. Bientôt les premiers élèves, bientôt les premiers jeux de billes, les rondes des filles. La cour est une ruche joyeuse que l’arrivée de Monsieur Chaliès, l’instituteur, ne trouble nullement. La cour salue en chœur comme s’il était un père bienveillant. La cour aime  sa façon d’être si simple, si spontanée. Son autorité est acceptée car elle est fondatrice de la réussite scolaire qui précède la réussite sociale.

   Vous êtes assis à votre pupitre, celui qui est près de la fenêtre badigeonnée au blanc d’Espagne, la fenêtre qui donne sur la rue. Vous aimez bien cette place près de l’estrade du maître, sa proximité est si rassurante, si pleine et entière. La matinée débute par la lecture. C’est toujours une joie que d’ouvrir le vieux manuel scolaire, le « Souché » à la couverture parme, défraîchie (des générations d’élèves l’ont eu en mains, ce manuel devenu un « classique »), il porte en sous-titre la mention « La lecture littéraire et le français ». C’est ce livre qui a déclenché en vous cet amour inconditionnel en direction de la littérature, cette passion pour l’écrit, elle ne vous quittera jamais. Infinie reconnaissance en direction du maître de vous avoir « inoculé ce virus », non seulement il n’est nullement nocif, mais, bien au contraire, il nervure toute une existence, il assure un destin de ses plus précieuses racines. Vous aimez bien entendre la lecture parfois ânonnante, laborieuse de vos camarades de classe mais surtout la voix forte, assurée, grave de Monsieur Chaliès qui contraste de toute sa hauteur avec ces timides essais de dire le monde selon la voix des grands écrivains. Souvent, lorsque vous rentrez à la maison, après avoir joué, goûté, fait vos devoirs, vous lisez avec bonheur quelques pages du « Souché », elles chantent encore en vous telle une harmonie qui n’aura nulle fin. Si le paradis existe, alors vous le voyez tapissé d’arbres merveilleux dont chaque feuille porte en elle, la justesse d’un texte, l’humour délicieux d’un chapitre, la poésie délicate d’un Romantique. Encore en vous des pages entières, moments d’inoubliables anthologies.

     [Incise - C’est si bien d’être habité par le langage, de l’écouter parler au-dedans de soi, il est un ami fidèle, un compagnon des moments de joie tout comme des moments de tristesse. C’est lui qui guide la pensée, formule la matière des rêves éveillés, bien plus que ne pourraient le faire les images. Ces dernières, si elles ne s’appuient sur des mots demeurent des canevas vides, de simples plans sur la comète ne pouvant trouver le site de leur effectuation. Lorsque, dans notre cité intérieure, nous regardons une image, fût-elle des plus exactes qui soient, notre esprit ne demeure nullement inerte, une activité langagière sous-jacente s’y dessine à la manière d’un commentaire : « Que c’est beau ! » ; « Etonnant tout de même ! » ; « Infinie tristesse ». Les mots sont le tissu habituel qui manifeste les états d’âmes, les fait paraître, accomplit l’entièreté de leur sens. L’image n’est là qu’en tant que paysage, elle constitue un fond, elle n’est qu’une proposition esthétique sur le fond de laquelle se plaque le texte humain, lequel est un genre de scolie appliqué à la dimension visuelle, un agrandissement, si l’on veut, un exhaussement.]

   Parmi les textes que Monsieur Chaliès vous faisait lire aussi bien qu’étudier, vous en retenez un dont l’évocation est récurrente dans vos écrits, ce qui veut dire que vous n’êtes nullement maître du langage, mais que c’est bien lui qui vous possède, lui qui vous « dicte sa loi ». Une loi cependant infiniment consentie. L’extrait ci-après trouve son origine dans l’œuvre sublime du « Génie du christianisme » de Chateaubriand :

    « Une heure après le coucher du soleil, la lune se montra au-dessus des arbres, à l'horizon opposé. Une brise embaumée que cette reine des nuits amenait de l'orient avec elle, semblait la précéder dans les forêts comme sa fraîche haleine. L'astre solitaire monta peu à peu dans le ciel : tantôt il suivait paisiblement sa course azurée ; tantôt il reposait sur des groupes de nues, qui ressemblaient à la cime de hautes montagnes couronnées de neige. Ces nues, ployant et déployant leurs voiles, se déroulaient en zones diaphanes de satin blanc, se dispersaient en légers flocons d'écumes, ou formaient dans les cieux des bancs d'une ouate éblouissante, si doux à l'oeil, qu'on croyait ressentir leur mollesse et leur élasticité. La scène sur la terre n'était pas moins ravissante : le jour bleuâtre et velouté de la lune, descendait dans les intervalles des arbres, et poussait des gerbes de lumières jusques dans l'épaisseur des plus profondes ténèbres. »

   Ce texte d’anthologie (tiré de la description, par Chateaubriand, des paysages sublimes des Chutes du Niagara, dans « Le Génie du Christianisme »), fut pour vous un réel éblouissement. Cette prose si poétique vous arrachait à la pesanteur terrestre pour vous remettre, directement, à cet espace céleste tellement évocateur d’une subtile spiritualité. Soudain toute matière s’allégeait, devenait brume floconneuse, air léger, vol de la feuille cuivrée dans le crépuscule automnal. Assurément, les mots de « l’Enchanteur », ont semé en vous les germes de la beauté du langage écrit lorsque, porté à sa plus belle efflorescence, il devient œuvre d’art située en sa plus étincelante cimaise. La première apparition de ce texte sur la toile libre de votre conscience remonte si loin dans le temps que vous n’en avez plus guère qu’un souvenir flou, un genre de tremblement, d’irisation, de frôlement au large de votre corps. Evoquant ces heures fastes aujourd’hui, vous ne pouvez que ressentir un trouble délicieux recueilli au sein même de votre chair. Vous vous imaginez assez bien, aux alentours de vos dix ans, écoutant avec ferveur la diction du maître d’école faisant vivre avec enthousiasme les phrases du natif de Saint-Malo. Vous pensez qu’un long frisson devait courir sur votre peau et s’il n’est, ce frisson, que pure invention de votre imaginaire, alors vous en faites le don à l’enfant que vous étiez, sûr que sa présence hallucinée en tirera les plus essentiels mérites.

   Tout était contenu dans cet extrait pour vous faire aimer passionnément la littérature. Vous découvriez, dans l’extrême condensation de l’écriture, dans la richesse inouïe du lexique, tout ce que la poésie disait dans son essence dont les métaphores si riches posaient le fondement. Il n’y a pas de poésie sans métaphore. Il n’y a pas de poésie sans image qui envahisse la conscience du lecteur. Il n’y a pas de poésie sans emportement de son être hors ses propres frontières. A la lettre, la poésie « défenestre » celui qui s’y voue corps et âme, la monade existentielle retourne sa peau, s’expose au-dehors, renonce à son étrange clair-obscur pour surgir dans l’émerveillement de la pure lumière. Lire en poésie, c’est être exposé en son entier au tonnerre, à l’éclair, au coup de fouet. Si la poésie est portée à son acmé, elle ne laisse nullement le lecteur indemne, elle bouleverse son sentiment esthétique, elle place la beauté au centre de la cible du regard, elle impose une exigence de vérité. La poésie est vérité ou bien n’est pas. Elle est de l’ordre de la révélation, certes une « révélation » bien païenne mais qui ouvre celui-qui-lit au chant continu du monde, à son bruit de source originelle. Lisant ces quelques lignes de Chateaubriand, les méditant en l’intime de votre espace intérieur, vous ne pouviez qu’être bouleversé par la puissance d’évocation des mots. Tout y figurait que votre jeune âme attendait, tout comme vous attendiez le sourire de maman à votre réveil dans la modeste chambre de « La Petite Maison ».

   Tout y était, ceci veut dire la royauté de la nuit pareille à une perle venue du lointain et fascinant Orient, la présence des « hautes montagnes » ces figures s’il en est de la transcendance du réel quand il se pare de vertigineuses altitudes, que son sommet tutoie les « nues ». Et, ici, en raison d’une étrange homophonie où « nue » évoque le nuage aussi bien qu’une forme « nue », donc une pure nudité, donc une manière de vérité primitive, de naissance à soi dans l’écriture de l’autre. Oui, être en poésie c’est renoncer, au moins le temps d’une lecture, à ce qui blesse, moissonne les cœurs, place le corps au bord de l’abîme. Être en poésie est nécessaire ressourcement, c’est là la mission des mots lorsqu’ils sont proférés dans l’essentiel, ils désoperculent la coquille dense de l’exister, ils illuminent le chemin de sa propre avancée et des étoiles s’allument sur la pointe des buissons, des pétales embaumés vous frôlent de leur neuve fragrance. Alors l’on redevient cet enfant naïf, disposé au vent, à la marée, à l’arbre de la clairière, au trajet de la comète au plus haut du ciel.

   Ceci veut signifier que vous avez rejoint le site admirable de ce qui se donne dans la pure gratuité, que votre esquisse s’est dévêtue de ses strates de ténèbres, que votre chair est devenue transparente à elle-même, que vos mains ne saisissent plus, comme dans la prose poétique de Chateaubriand, que des « zones diaphanes de satin blanc », des « flocons d’écumes », « des gerbes de lumières ». Oui, la poésie vécue avec intensité (comment pourrait-il en être autrement, sauf à confondre poésie et énonciation vernaculaire ?), dépouille de soi mais pour atteindre ces régions éthérées où ne volent que les aigles royaux, où ne souffle qu’un immatériel zéphyr, où l’âme connait enfin l’ivresse de son propre envol. Icare volant à jamais au plus près des cieux, la terre est si loin que, jamais, il ne pourra rejoindre. Oui, en ces temps illisibles que l’enfance est devenue, lisant dans le palimpseste surchargé du temps, c’est bien ceci que vous sentez percer jusqu’à vous : une subtile joie, sans doute la même que celle qui habitait le poète lorsque, dans la fièvre de sa création, il ne connaissait que les princières altitudes, les courants « déployant leurs voiles », l’effusion d’un bonheur se suffisant à lui-même. Oui, vous savez l’envol, oui vous savez le dépliement du lyrisme, oui vous savez son insoutenable brûlure lorsque, plongeant à nouveau dans les ornières étroites du réel, il n’apparaît plus qu’à la façon d’une toile flottant en l’air de tout le poids de son insoutenable inutilité, elle faseye longuement ne se souvenant plus de l’origine même de son flottement. Alors, en vous, au-dedans de votre plus intime faveur, vous ne cessez de murmurer ces quelques mots qui claquent telle une injonction : Au plus haut, le langage.

      Oui, le Chateaubriand du « Génie » vous fascina par son style inimitable, par son habileté à vous projeter dans ces paysages étranges du « Nouveau Monde ». Un long laps de temps s’écoula, empli de lectures diverses. Puis c’est au lycée, dans la classe de Christian De Brouder, excellent professeur de lettres modernes, que la littérature s’affirma d’une manière encore plus impérieuse. Ce que Monsieur Chaliès avait commencé à installer à l’école primaire, Monsieur De Brouder le renforçait, l’amplifiait au lycée, de si belle manière que les textes littéraires éclipsèrent tout autre forme de savoir. Les célèbres manuels « Lagarde et Michard » devinrent votre unique viatique, tout le reste passait au second plan dans une zone indistincte dont vous pensiez n’avoir à tirer que de maigres satisfactions. Des heures durant, penché sur les pages serrées consacrées aux « Grands Auteurs Français », vous donniez à cette matière belle entre toutes, ses « lettres de noblesse ». A cette époque d’invasive passion, vous commandiez régulièrement des ouvrages d’occasion à la « Librairie Lardanchet » à Paris. Quelle joie alors d’attendre le passage du facteur, de le voir déposer dans la boîte aux lettres, ce paquet tant attendu. Dans les rayons de votre bibliothèque actuelle, quelques vestiges de ces temps anciens. Ils possèdent, bien entendu, une valeur littéraire incontestable, mais aussi, mais surtout une valeur affective ineffaçable. Le très grand intérêt que vous portiez à Rousseau parmi les grands auteurs du XVIII° siècle se traduisit par l’achat et la lecture de nombreux livres du « Citoyen de Genève ». Vous en lisiez de longs passages, parfois tôt le matin, avant de partir au lycée.

    Feuilletant maintenant « Les Confessions », ce livre aux feuillets jaunis, le haut des pages garde encore la trace du coupe-papier qui en délivra les cahiers, parcourant au hasard les milliers de signes noirs si fascinants, votre attention est attirée par un passage entouré au crayon. Habitude ancienne de souligner les « morceaux d’anthologie » (vos livres actuels en portent de nombreux stigmates), et, ici, il s’agit bien de ceci, à savoir un passage remarquable qui, étrangement, consone parfaitement avec ce qui vient d’être dit concernant l’amour de la littérature. Ce texte se situe au Livre Premier (1712-1728) :

   « Je sentis avant de penser : c’est le sort commun de l’humanité. Je l’éprouvai plus qu’un autre. J’ignore ce que je fis jusqu’à cinq ou six ans ; je ne sais comment j’appris à lire ; je ne me souviens que de mes premières lectures et de leur effet sur moi : c’est le temps d’où je date sans interruption la conscience de moi-même. Ma mère avait laissé des romans. Nous nous mîmes à les lire après souper mon père et moi. Il n’était question d’abord que de m’exercer à la lecture par des livres amusants ; mais bientôt l’intérêt devint si vif, que nous lisions tour à tour sans relâche et passions les nuits à cette occupation. Nous ne pouvions jamais quitter qu’à la fin du volume. Quelquefois mon père, entendant le matin les hirondelles, disait tout honteux : allons nous coucher ; je suis plus enfant que toi.

   En peu de temps j’acquis, par cette dangereuse méthode, non seulement une extrême facilité à lire et à m’entendre, mais une intelligence unique à mon âge sur les passions. Je n’avais aucune idée des choses que tous les sentiments m’étaient déjà connus. Je n’avais rien conçu, j’avais tout senti. Ces émotions confuses que j’éprouvais coup sur coup n’altéraient point la raison que je n’avais pas encore ; mais elles m’en formèrent une d’une autre trempe, et me donnèrent de la vie humaine des notions bizarres et romanesques, dont l’expérience et la réflexion n’ont jamais bien pu me guérir. »

   A ce texte tellement révélateur de la passion de Rousseau, il convient d’ajouter, en guise de commentaire, ces belles remarques de Marie-Paule Farina dans son livre « Rousseau, un ours dans le salon des Lumières » :

   « Je ne peux m’empêcher de sourire et de penser à l’enfant qui jusqu’à sept ans lut avec son père, des nuits entières, tous les romans contenus dans la bibliothèque de sa mère morte en lui donnant naissance puis lut à haute voix à son père les livres plus sérieux de la bibliothèque du grand-père pasteur en particulier Plutarque, c’est cet enfant que j’entends là, cet enfant prenant conscience de lui-même déguisé en héros de roman sauvant quelque princesse ou en grand homme grec ou romain ‘aux yeux étincelants et à la voix forte’. »

   Reprenant possession de ce texte aujourd’hui, vous mesurez toute l’ampleur qu’il avait dû représenter au seuil de votre adolescence. C’est étonnant le pouvoir que possèdent les mots sur une jeune conscience. Les mots vous forment, vous bâtissent de l’intérieur. Partout ils jettent leurs lianes, partout ils accomplissent la mesure de votre existence. Comment, sans les mots, quelque chose comme un souvenir pourrait-il exister ? Comment une sensation pourrait-elle prendre corps ? Comment un état d’âme se traduirait-il ? C’est bien là la force du langage que de nous doter d’une architecture, d’assembler le divers en un seul et même lieu, de faire du monde qu’il devienne visible, qu’il se donne en tant qu’espace de sens. « Je sentis avant de penser », tel est le postulat énoncé par Jean-Jacques. C’est bien là un accord que vous établissiez avec lui et ceci depuis le plus loin du temps.

   Lors de vos longues promenades en solitaire du côté de la rivière, vous n’étiez attentif qu’à ceci : la levée hésitante du jour parmi le peuple des buissons, la fuite de l’oiseau surpris au nid, le jeu du vent ridant l’onde, la douce agitation des feuilles dans la peupleraie, la chute de l’eau sur la roue à aubes du moulin. Sans doute est-ce pour cette raison d’un commun ressenti que vous aimiez découvrir toute cette climatique délicate dont l’auteur de « L’Emile » possédait le secret. Une sensibilité à fleur de peau, une chair d’écorché, le parcours incessant d’un chemineau qui, jamais, ne trouve de halte à sa convenance, dont la constante recherche d’une assurance de soi détermine tous les actes jusqu’au plus discret, au plus modeste. Oui, le génial Rousseau est le précurseur de bien des choses et, au premier chef, de ce romantisme qui toujours vous passionna, orienta vos choix de lecture, mais aussi bien la recherche des paysages, l’émotion libre au bord des choses.

   L’apprentissage de la lecture est pure merveille dont seul un faible fanal subsiste à l’horizon de votre mémoire. Vaguement vous vous souvenez de votre première institutrice, de sa chevelure blonde frisottée, de ses blouses de maîtresse d’école bien plutôt que de la manière dont elle vous accompagna sur les beaux rivages du langage écrit. Concernant cet apprentissage, aux temps lointains où le texte fit son surgissement dans votre vie, il existait un genre de mythologie entourant l’accès à la lecture. Il était de bon ton qu’un aïeul, grand-père ou grand-mère, le soir devant un feu de cheminée, vous prenant sur ses genoux, ânonnant en chœur avec vous les phrases simples du manuel de classe, vous initiât aux rudiments du texte écrit, ce dernier étant auréolé du double prestige de la littérature et de l’amour petit-filial que vous portiez en leur direction. Né dans une ferme, au milieu de grands-parents aimants, seul demeure le souvenir de cet amour et nul autre vous installant dans la joie de lire. Il y a des images d’Epinal dont il faut savoir se libérer, elles ne sont que pures anecdotes, écume se dissolvant au contact de l’air, aussi doux soit-il. Mais peu importe, l’essentiel est bien que cette passion ait trouvé jadis le lieu de son éclosion.

   Vos conceptions au regard de l’acte de lire sont tellement coalescentes aux idées de Rousseau que le simple fait de commenter quelques phrases de ce grand auteur, revient à exprimer vos propres idées sur ce sujet. 

   « La conscience de moi-même ». Oui, ceci paraît constituer l’un des thèmes fondateurs de la lecture. Bien évidemment, cette fameuse « conscience de soi » n’attend nullement d’être fécondée par le seul langage écrit, elle se révèle bien en amont au travers des sensations et des perceptions. Cependant, ce qu’à de singulier la lecture, c’est qu’elle vous met en rapport direct, conscience contre conscience, avec un écrivain dont vous partagez les intimes confidences. Bien évidemment ceci est d’autant plus vrai lorsqu’il s’agit d’un livre de « confessions » car alors, vous êtes l’oreille privilégiée qui recueille les secrets, les doutes, les enthousiasmes de celui qui se confie à vous. En ce qui concerne votre apprentissage, vous vous souvenez combien votre précieux « Souché » de la « Classe de Fin d’Etudes », imprima en vous « ces émotions confuses » dont parle Rousseau, lesquelles ourdirent la trame de votre propre sensibilité. Ce que le réel ne pouvait vous apporter au motif que les expériences qu’il propose sont toujours nécessairement limitées, le livre vous l’offrait au centuple parmi le peuple serré de ses milliers de signes. Sans le « Souché », comment auriez-vous pu connaître la savoureuse et mélancolique description d’Anatole France dans « Le livre de mon Ami », savoir qui il était enfant, traversant un matin d’automne le Jardin du Luxembourg, « gibecière au dos », se hâtant de rejoindre le collège dans ces « premiers jours d’octobre » si beaux et si tristes à la fois ?

   Sans le « Souché », comment le Lamartine de ses jeunes années eût-il pu se rendre présent, loin là-bas, dans la maison de Milly alors que la nuit frappe aux volets, qu’un « chien ami » lance son aboiement au milieu des plis obscurs de l’ombre ? Comment cette si belle évocation d’une soirée consacrée à la lecture eût-elle pu vous rejoindre ? Mais écoutez plutôt :

   « Mon père lit à haute voix : j’entends encore d’ici le son mâle de cette voix qui roule en larges et sonores périodes, quelquefois interrompues par les coups de vent contre les fenêtres. Ma mère, la tête un peu penchée, écoute en rêvant. Moi, le visage tourné vers mon père et le bras appuyé sur l’un de ses genoux, je bois chaque parole, je devance chaque récit, je dévore le livre dont les pages se déroulent trop lentement au gré de mon impatiente imagination. »

    Lisant ceci enfant, vous comprenez mieux ce que la lecture a d’unique et déjà, au plus profond de vous, vous sentez se déployer les lames de fond d’une irrésistible passion.

   Sans le « Souché », comment la lame de la tragédie humaine se fût-elle immiscée en vous, vous dévoilant ce que l’existence recèle de joies mais aussi de drames ? :

   « Nuit du 21 août 1944 …La nuit a été prodigieuse, noire et silencieuse. Les Allemands ont achevé de faire sauter leurs dépôts de munitions, tiré les derniers feux d’artifice de leur défaite. Rien que les branches d’arbres qui battaient dans le jardin. Et, vers deux heures, une grosse pluie d’orage. » - (Jean Guéhenno – « Journal des Années Noires » – 1940-1944).

   Alors, pour finir, faut-il déduire de l’énonciation de Jean-Jacques, « des notions bizarres et romanesques, dont l’expérience et la réflexion n’ont jamais bien pu me guérir » que l’une des fonctions essentielles de la lecture est cathartique, thérapeutique et que, somme toute, lire n’est jamais que tenter de guérir d’une maladie existentielle ? Rien ici ne sera décidé au simple motif que chaque acte de lecture est singulier, que nul n’en connaîtra jamais les sources éloignées, les textes se situent au centre de confluences multiples dont une possible origine ne pourrait être tracée qu’à titre d’hypothèse. Laissons les chefs-d’œuvre dormir dans leurs « linceuls de pourpre », là seulement est leur vrai lieu.

   Si, pour vous, une fois la passion de la lecture découverte, cette dernière occupa le plus souvent le devant de la scène, cependant de longues périodes de latence en trouèrent la toile, de longues « traversées du désert » la portèrent à la limite d’un effacement. Factualité de toute existence, occupations prenantes, surgissement d’autres motivations esthétiques, lesquelles, pour n’être nullement concurrentielles, jettent une ombre passagère sur les livres. Puis, dans le sombre défilé des jours, soudain une lumière jette son éclat, une clarté se lève qui réactualise la passion. Elle n’était nullement éteinte, seulement en sommeil. Alors il faut regarder la résurgence avec joie, lui donner de nouvelles assises, chercher dans le tissu dense des rentrées littéraires, la perle rare, débusquer le joyau qui fera son inépuisable feu de Bengale. Au plus haut le langage.

   Rentrée littéraire, année 1975 - La récolte est bonne, les vendanges s’annoncent prometteuses, il y aura du vin, il y aura l’ivresse. Votre impatience de lire à nouveau n’a d’égale que la vitrine du libraire affichant des ouvrages prometteurs que vous lirez en une sorte d’ivresse, il y a si peu de temps à perdre lorsqu’on rencontre à nouveau la beauté. Nul titre ne vous échappera et votre immersion aura pour noms : « La vie devant soi » d’Emile Ajar ; « L’homme de sable » de Jean Joubert ; « Le maître d’heures » de Claude Faraggi ; « Le voyage à Naucratis » de Jacques Almira ; « L’amant de poche » de Voldemar Lestienne. Tous vous ravissent, tous vous procurent un égal bonheur. Amis retrouvés avec lesquels on se sent bien, amis avec lesquels on voudrait que les soirées, jamais ne se terminent. Un livre, cependant, se détache des autres. Question « d’affinités électives », de ressenti, de poésie, de thème sensible abordé dans ce magnifique roman à qui l’on attribuera le Prix Renaudot. Alors ici il faut développer, effectuer une pause, explorer l’ouvrage d’une manière plus intime. La quatrième de couverture de l’éditeur résume parfaitement le contenu de cette fiction qui vous a bouleversé :

    « Sur une côte basse, entre la mer et le marais, une ville inachevée peu à peu s'enlise et seuls quelques rôdeurs hantent les cavernes de ciment où, le soir, s'allument des feux. Autour de ces " ruines modernes ", un désert d'eau, de sable et de vent.

   Comment en est-on venu là ? C’est la question que se pose le narrateur, qui fut aussi l’un des protagonistes du drame. Des années plus tard, il s’établit à proximité de la ville, dont il lui appartient, pour porter témoignage et se délivrer lui-même, de raconter l’histoire. Il y a ce qu’il sait, ce qu’il devine, ce qu’il rêve : la trame de son récit mêlera donc le document et l’hypothèse, le passé et le présent, le réel et l’imaginaire.

   Pourquoi le projet ambitieux de l'architecte Simon Durbain, dont il était l'ami et le collaborateur, a-t-il finalement échoué ? Homme de sable dans une ville de sable, il devient la victime des forces qu'il déchaîne : les éléments, les indigènes du marais, les femmes, les sorcières, les oiseaux... Sans parler des hasards, des étroitesses et des trahisons dans son propre camp. Deux mondes s'affrontent sourdement, puis jusqu'à la violence. La chute de Simon Durbain sera exemplaire et tragique.

   Dans ce roman s'imposent les personnages, les paysages et les courants secrets qui les parcourent. On trouvera cependant, derrière les images, une méditation sur l'histoire et plus particulièrement sur notre société contemporaine, ses illusions, ses faiblesses, ses chances - en renouant avec les forces profondes - de se modifier et de survivre.

  « L’Homme de sable » est un grand roman. Cette grandeur tient à une puissance d’évocation que peu d’œuvres montrent, ailleurs, et tient à la beauté lyrique et tendue d’une langue qui résout, pour son compte, l’antinomie de la poésie et du réel. Oui, « L’Homme de sable » est un roman réaliste. Oui, « L’Homme de sable » est un roman poétique. Le mélange, ici, atteint la perfection, qu’on éprouve dans l’enchantement. »

   Déjà, la lecture de ces quelques mots vous avait installé dans une sorte de méditation poétique dont vous saviez qu’elle était la prémisse d’une lecture investie au plus haut point. Toujours vous avez été fasciné par ces rapides synthèses qui résument, en peu de mots, l’essence d’un texte. Les mots ont un tel pouvoir quand ils sont utilisés dans leur sens plein, exact, à la place qu’ils doivent occuper en un temps et un espace déterminés. Certaines critiques, pensez-vous, constituent une esthétique au second degré, à savoir une beauté plaquée sur une autre beauté.      

   L’ouvrage que vous retrouvez avec une belle émotion, au milieu de votre pile de livres, vous le feuilletez, en lisez un paragraphe ici, un autre là, au hasard. Vous butinez en quelque sorte et votre intuition vous pousse à reconnaître les endroits marqués d’une croix au crayon, ils sont vos points de repère anciens, les amers qui pointent les passages les plus précieux. Alors, dans le temps qui est le vôtre, ici et maintenant, vous prenez soin de recopier avec fidélité ces phrases qui en leur temps, et aujourd’hui encore, déposent en vous un bien précieux nectar.

   Premiers mots du livre : « La côte est basse, sablonneuse, hérissée de maigres tamaris : une bande de terre étroite, entre la mer et le marais, et que l’on dirait fragile au point de redouter pour elle les violences de la tempête. Et j’ai vu, certains jours d’hiver, au point critique du solstice, les vagues se ruer dans les passes des dunes, franchir la route, s’étaler sur les pâtures, poussant jusqu’aux lagunes leur frange d’écume et d’épaves. Pourtant la terre tient. Mieux encore, elle se renforce de cet apport de sable, d’algues et de roseaux. Chaque année, elle gagne même un peu plus sur l’eau, et les vieux crachent sur le sol, là où jadis, enfants, ils pêchaient l’anguille et le muge. »

   Cette description à l’initiale de la fiction, vous la trouviez, hier comme aujourd’hui, empreinte d’un étrange magnétisme comme si le tout du marais, de la mer, des hommes, tout de cette vie à la fois terrestre et maritime, cette vie âpre se disait à l’aune du sable, de la dune, de la vague. Une manière de géométrie élémentaire qui traçait les lignes de force d’un peuple singulier, d’une terre mystérieuse postée à la proue des flots, exposée aux tempêtes, cadre unique où dresser les tréteaux d’une moderne dramaturgie. Ces lieux intermédiaires, ces lieux de passage d’un monde à l’autre sont des genres d’utopies, des aires interlopes, floues, semblables à ces zones grises des grandes banlieues urbaines, il y flotte un air d’infinie tristesse propice à tout événement dont nul ne pourrait anticiper la venue, tragédie humaine, prostitution, trafic de stupéfiants, comportements erratiques, perte de l’essence de l’homme en de bien dommageables contrées. Dès les premières lignes, vous saviez que le sort de « Callages », cette ville de tous les prodiges autrefois promise au plus radieux avenir, maintenant la proie d’une lèpre envahissant ses orgueilleuses pyramides de ciment, que son sort donc était irrémédiablement fixé dans une immobile éternité, qu’une population de marginaux y établirait son campement, qu’en filigrane apparaitrait l’existence des protagonistes qui, ayant cru un instant dresser une architecture de rêve, n’avaient abouti qu’à donner vie à cette sorte de Jéricho dont les murs ne résonnaient plus que de l’inconséquence des hommes, de leur incessante et inassouvie paranoïa, de leur mégalomanie qui lançait en plein ciel des Babel de carton-pâte. C’est ceci la grande force, l’énergie d’une écriture placée à l’incipit d’un récit, que de créer les fondations autour desquelles tout le livre girera comme un satellite autour de sa planète. Tout y est déjà contenu en germe. Tous les destins des personnages y prennent place. Tous les cheminements ultérieurs de la narration y sont semés telles des graines qui, plus tard, germeront, donneront son ton et sa consistance à la totalité de l’œuvre. En quelque manière, commencer une histoire, c’est déjà y inscrire le point final. Entre ces deux termes chaque péripétie, chaque intrigue trouveront la place qui leur revient en propre.

   Puis vous vous arrêtez longuement sur les pages seize et dix-sept, vous les trouvez si admirables. Elles parlent du narrateur qui revient sur les lieux où, autrefois, en compagnie de son ami architecte, Simon Durbain (d’urbain, urbanité ?), il participait à l’édification de cette ville devenue ville-fantôme, cet espoir fou métamorphosé en simple folie irrémédiable. Plus rien ne renaîtra des cendres de « Callages » que le constat amer des illusions et faiblesses de l’homme par où il atteint l’absurde même alors qu’il pensait tutoyer le génie :

   « En effet le soleil déclinait lorsque, franchissant la dernière dune, je me suis tout à coup retrouvé sur le port : sur ce qu’il en reste plutôt, car de longues langues de sable l’ont envahi, gommant les quais, les appontements, cernant quelques voiliers pourrissants où flottent des guenilles. Les toits des hangars ont été arrachés, et là, fouettés par les vents marins, s’enlisent les grandes machines dont nous étions si fiers : tracteurs, bulldozers, scrapers et grues. Elles étaient uniformément peintes d’un orange vif dont subsistent quelques vestiges, mais c’est le jaune sale de la rouille qui triomphe, et, sous l’ongle, le fer s’écaille, rongé par le sel. Les pyramides ont tenu, et la capitainerie, sur l’autre môle, semble elle aussi presque intacte. Pourtant une coulée de sable, un vaste plan incliné, modelé par le vent, a envahi les premières terrasses, se déversant par les vitres brisées, les portes rompues, comme si la plage elle-même, s’arrachant à la mer, était montée à l’assaut des murailles. Près de la pyramide inachevée, une grue géante, restée debout, tourne lentement. De l’église, on ne voit plus que le toit.

   Je me suis approché. Des mouettes gémissaient au-dessus de l’étang. Une fumée montait d’une terrasse, et il m’a semblé entendre des voix. Puis, comme la nuit tombait, un feu s’est allumé, un autre, d’autres encore, sur les balcons, comme à l’entrée de cavernes. Un enfant est apparu à la crête d’une dune et, m’apercevant, a détalé. Des visages ont surgi, hirsutes, basanés ; j’ai reconnu le dialecte des Gitans. Les feux brûlaient plus haut, illuminant les façades ainsi que de gigantesques escaliers dans le crépuscule. »

   Lisant ces pages, votre sentiment se partageait entre appel poétique du paysage camarguais évoqué dans la fiction et une sorte d’abattement face à ce désastre que décrit « L’Homme de sable » mais qui, peut-être, n’est ruine qu’en apparence. Car, dans cette colonisation d’une nature sauvage par l’homme, où se situait le pire : dans l’édification de ces modernes ziggourats devant accueillir des grappes de touristes ou bien dans l’enlisement, l’ensablement de ce délire architectural ? Bien entendu l’allusion était transparente et « Callages » n’était qu’un autre nom pour « La Grande Motte ». A l’époque, de tels projets vous fascinaient au sens étymologique de « faire des charmes, des enchantements », mais le plus propre des « enchantements » est de porter en eux l’abîme qu’ils dissimulent sous une face riante. L’épiphanie d’un visage n’est jamais que son teint de surface et, derrière le masque, toujours, veillent une intention inavouée, un dessein qui, parfois, prennent la dimension terrible du funeste. Si La Grande Motte vous fascinait, c’est bien en raison du regard intéressé que vous portiez sur l’architecture en général. En particulier, l’œuvre de Le Corbusier vous apparaissait géniale, marque insigne d’une modernité des plus accomplie. Le double réel de « Callages » vous mettait mal à l’aise au motif de la foule qui, déjà, s’y pressait, défigurait l’édification de ces ruches géantes qui auraient pu briller au cœur même de leur solitude, mais aussi atteignait le rivage maritime qui se voyait préempté avec autant de considération qu’aurait pu en recevoir un quelconque terrain vague abandonné des hommes.

    Si votre lecture était d’abord littéraire, néanmoins s’y imprimait un arrière-fond d’évidente critique sociétale. Encore aujourd’hui, quand bien même un recul temporel gommerait quelques unes des aspérités les plus fâcheuses de ce résidentiel touristique, vous campez sur vos positions. Combien il eût été préférable, d’après vous, de laisser la Camargue au flottement de ses tamaris, à l’intimité de ses graus, au miroitement de ses lagunes, à la lenteur de ses roubines semées d’iris, de joncs, de roseaux. Laisser la Camargue à ses milliers d’oiseaux, au peuple élégant des flamants roses, à ses chaumières de gardians, aux troupeaux écumants de taureaux. « Callages » dans la fiction, La Grande Motte dans le réel sont deux aberrations identiques. Certes La Grande Motte est en lisière de la Camargue, mais ceci n’y change rien, vous voyez en elle un voisinage gênant. Lors du plein été, le damier des marais, celui des étangs, les sols blancs des sansouires, les oiseaux marins n’auront plus nul repos, le tourisme de masse est un dangereux prédateur. Il faut instaurer une charte afin que la nature puisse demeurer en elle, au sein même de sa liberté. C’est là une simple question d’éthique.

   Mais il vous faut revenir au texte de Jean Joubert, en tirer quelques commentaires qui, sans doute, seront aussi autant d’enseignements. Les mots de l’écrivain sont vifs, ses descriptions presque chirurgicales, ses constats ceux d’un homme de culture, peut-être d’un archéologue qui, revenant sur des traces de fouilles anciennes, ne trouve plus qu’un vaste champ de ruines fumantes. C’est un spectacle de désolation que rencontre le narrateur. La radiographie est sévère. Les clichés ne laissent plus paraître que quelques nervures étiques, des temples à moitié démolis, quelques vestiges anciens qui pourraient témoigner de ce qu’est l’effacement d’une civilisation dès lors qu’ivre de ses propres projets, elle s’effondre sous le poids bien trop lourd de ces derniers. En un espace, somme toute restreint, celui qui découvre l’ancien chantier pharaonique, ne fait que chuter de Charybde en Scylla. Plus rien ne reste que le souffle acide du néant. Plus rien ne demeure que l’impéritie des hommes, leur hâte à se précipiter dans les fosses de l’absurde.

   Dans le soleil qui décline, les visions sont fantomatiques, à la limite d’une hallucination. Images pareilles à celles qui résument le passage d’une tornade, la furie d’un cyclone. Des voiliers, ces hautes figures de l’orgueil humain, n’ont plus pour pavillon que de vaines guenilles qui flottent dans un air sans consistance. Des hangars, qui sans doute abritaient la puissance infinie des machines, voici qu’ils ne montrent plus que des toits éventrés, identiques à des corps mutilés, inutiles, membres battant au vent mauvais d’un devenir sans horizon. Les couleurs elles-mêmes ont été attaquées, comme s’il existait un symbole attaché à la décoloration (perte du sens ?), à l’usure (image des chairs corruptibles aussi bien humaines que matérielles ?), l’orange, cette couleur solaire par excellence, la voici condamnée à n’être plus qu’un jaune roturier qu’attaque une rouille agressive, vengeance du périssable sur ce qui se donne en tant que précieux, inaltérable. Etrangement, dans ce spectacle de haute désolation, une pyramide « a tenu », image sans doute de la vanité humaine face à ce qui s’acharne sur elle et la combat dans un pugilat bien fratricide. Ici, il convient de se questionner sur les conduites des sujets, sur la finalité des desseins humains, sur la façon plus ou moins éthique d’habiter la terre. Que signifie donc cette effigie de béton dressée face au vent de l’adversité ? Est-elle la figure du génie humain foudroyé au faîte de sa gloire ? Nous montre-t-elle le grand désarroi des créateurs de rêves lorsque ceux-ci s’effondrent, que le navire prend l’eau de toute part ? Est-elle la figure dressée en direction du ciel, pareille à un défi que les hommes auraient adressé aux dieux eux-mêmes ? Est-ce ce qui reste d’un entêtement fondé en dehors de toute raison ? Serait-ce le résultat de la manigance d’un sombre destin, une haute demeure foudroyée par les coups funestes d’une épée de Damoclès ? Serait-ce une simple répétition de L’Ecclésiaste : « Il n'y a rien de nouveau sous le soleil » et alors nous comprendrions que les actions humaines sont impénétrables, qu’elles se réalisent toujours de nouveau dans une manière « d’éternel retour du même » ?

   Toutes ces questions, qui surgissent aujourd’hui comme autant d’énigmes, vous vous les posiez déjà à l’orée de votre âge de la maturité. C’est bien ceci que la lecture apporte, un élargissement de la perspective, la découverte de mondes et de paysages nouveaux avec, corrélativement, le vaste champ des questions qui ne manquent de surgir. C’était autrefois une certitude qui trouve confirmation. Ces bâtiments qui ont résisté aux intempéries, c’est déjà une manière de lèpre qui en sape les fondations. Et c’est heureux qu’il en soit ainsi. Ce que la décision de quelques uns avait porté à la hauteur d’une réalisation (construire cette gigantesque Babel, presque en plein désert), voici que cela a été violemment remis en question, que le vent a tourné, que le navire a emprunté une autre route maritime. Toujours la nature reprend le dessus. Toujours les grands équilibres ancestraux dictent, un jour ou l’autre, leur loi. Cette ville qui s’édifiait au mépris de tout, paysage, population, sentiments, coutumes, tout ceci a été renversé. Le peuple des Gitans qui rôde aux alentours des Saintes-Maries-de-la-Mer, autrement dit le souffle atavique de cette région belle entre toutes a repris possession des lieux, annexant le fier bâti des hommes. Comme un retour au passé qui, parfois, est retour à la raison. Des feux s’allument « comme à l’entrée des cavernes », l’habitat redevient le refuge instinctif des populations démunies face à l’irréductible égoïsme humain. Ce que la folie des hommes avait élevé contre toute logique, voici que des « Gens du Voyage » s’en sont emparé comme de leurs biens. Un peu de partage, un peu d’équité acquis de haute lutte. Combien faudra-t-il de siècles pour que l’homme conquière son essence une et indivisible ? Parfois la lecture d’un roman comble une attente, confirme un espoir. « L’Homme des sables » vous contenta hors de toute mesure. Mais, une fois la dernière phrase lue, que restait-il qui puisse encore faire infléchir ce réel têtu ?

   Puis encore du temps a passé avec ses petits bonheurs et ses moments de tristesse. Le livre, au cours de quelques décades, se retira au plein de son secret. Nullement renié cependant. Parfois une envie de vous réfugier dans la forêt rassurante des caractères, mais toujours une tâche à accomplir, un déplacement à effectuer, un chemin à suivre sur les hauteurs du Causse, enfin toutes les obligations du quotidien. Puis un jour, au tout début des congés d’été, un soudain questionnement. Quel ouvrage lire qui nécessite peu de temps et présente des attraits suffisants ? Une visite à la bibliothèque de la ville. Le peuple des livres est là, des milliers de livres rangés sur des étagères. Comment choisir autrement qu’au hasard, à l’intuition ? Vous recherchez un ouvrage de petite taille, le retour vers la lecture sera ainsi facilité. Plusieurs livres feuilletés, quelques passages rapidement lus. Puis un titre accroche votre regard « Trois villes saintes », un nom d’auteur vous interroge avec ses étranges majuscules précédant le nom : J.M.G. Le Clézio. Vous ne savez guère qui est ce Le Clézio, quel est le contenu de son œuvre, sur quoi elle porte. C’est égal, vous avez choisi ce livre de format modeste, vous le lirez. Une manière d’injonction que vous vous adressez à vous-même. Parfois, sa passion, il faut la relancer lui offrir d’autres voies à poursuivre, dénicher un livre rare, une écriture hors du commun et alors, miracle, le ressourcement se produit, l’eau coule à nouveau dans la bouche sèche des puits.

 

   Ce livre énigmatique, mystérieux, il faut brièvement le présenter afin que son contenu se dévoile, au moins partiellement. Quelques lignes à ce propos sur « Argoul - Explorer le monde et les idées » :

   « Ce sont des villes antiques, aztèques ou mayas, que Le Clézio chante durant son trip mexicain des années 1970. Tout tourne autour des dieux morts, ceux qui faisaient venir la pluie, sans laquelle nulle vie n’est possible. Les envahisseurs blancs ont vu, sont venus, ont vaincu, et la sécheresse s’est installée avec la fin des hommes. Mais, pour Le Clézio, les lieux terrestres où sont nées les civilisations, ne sauraient mourir. Ils attendent. Qu’un autre peuple ou d’autres circonstances permettent la renaissance. »

   Puis la quatrième de couverture de Gallimard : « Une méditation sur les civilisations d'Amérique disparues » :

   « On avance, peut-être à reculons, pour entrer dans un autre monde sans souvenirs, pour apercevoir, peut-être, un jour, comme un mirage, les dômes blancs de Chan Santa Cruz. La route de poussière va au hasard, elle suit le chemin de ceux qui fuient. Elle hésite, elle titube, tantôt large, tantôt étroite, c'est la route de la soif, de la famille, du désespoir. Les villes conquises sont défaites pour toujours. Leurs temples sont vides, leurs murailles ne protègent plus. Les dieux humiliés détournent leur regard et oublient les hommes. Il y a un très grand silence maintenant, un très grand vide, comme si la déflagration de la violence avait d'un seul coup épuisé toutes les forces de la terre. »

   Ce que vous éprouvez, lisant ces pages fiévreuses au milieu de l’été, ressemble étrangement à une fièvre intérieure qui, elle aussi se réveillerait, demanderait des comptes, exigerait l’immersion immédiate dans la lecture, action indissociable de l’acte d’écrire. Mais l’écriture attendra. Il faut simplement rallumer la flamme et éclairer la cité intérieure. Un photophore doit éclairer les signes, les révéler, leur attribuer la consistance d’un air cristallin qu’on respire. Sans lui, sans cet appel du langage, la terre est un vaste plateau désert où nulle oasis ne trace son sillon de verdure. Tout comme ces civilisations déshéritées qui ont perdu l’eau, vous cherchez une source où étancher votre soif. Vous lisez sans repos, d’un trait, comme un nageur en apnée. Vous ne savez nullement le lieu du livre où s’est produite la déflagration, où le raz-de-marée a déferlé, inondant votre conscience des flots les plus admirables qui soient, les plus salvateurs.

   Ce qu’il faut avoir vécu, ceci, être resté longtemps en dehors des mots ou bien alors sur leur marge, n’en avoir connu que quelques bribes éparses, quelques écailles flottant au loin du corps. Sa chair, il faut l’avoir sentie exilée du langage, offerte en quelque sorte au vent mauvais du non-sens. Car la chair, tout comme l’esprit, a besoin des mots pour exister à sa mesure, à savoir être recueil des paroles, ces seules présences qui soient tangibles, qui vous situent au milieu du vivant, dans l’orbe pluriel du sens. Votre corps, n’en fussiez-vous alerté, est le lieu de rassemblement du langage. Ne le serait-il qu’il se montrerait telle une guenille sans signification, un linge abandonné des hommes en plein ciel, au centre d’un cruel silence. Tel une voile flottant au vent du large, votre corps se dresse tout contre l’azur, et les mots sont identiques à des grands oiseaux blancs qui le traverseraient, déposant au passage, leur rythme, leur mélodie, leur charge d’amour ou d’inquiétude, peu importe, l’essentiel est que vous deveniez cette conque réceptrice, cette manière de vaisseau amiral qui n’avance qu’à la force de la plénitude des mots, de leur dilatation, de leur déploiement bien plus loin que ne peuvent porter les yeux. Votre corps se décline sous un vocable polyphonique : « mains », « yeux », « bouche », ce qui veut dire que, déjà, il se constitue en tant que langage, qu’il parle à sa manière, qu’il profère une continuelle narration à votre insu, mais ne nullement le savoir ne saurait l’annuler. De ceci il faut être pénétré : Au plus haut le langage.

   Donc, immergé dans cette quête des mots qui, pour être simplement profane, s’allume parfois des feux du sacré, vous avancez dans ces « Trois villes saintes », à la fois avec un rare bonheur, à la fois avec une intense fascination, comme si l’entièreté de votre vie en dépendait. Vous êtes vraiment dans l’œil du cyclone, là où les vents rugissent, où l’oeil se fait cyclopéen, où toutes les énergies de la terre se rassemblent, où tout se redéfinit à l’aune de cette puissance insoupçonnée. C’est ceci, la magie de l’écriture, elle vous saisit là où vous êtes, homme simple au centre de sa morne existence et elle vous dépose au plus loin de l’espace et du temps, dans une contrée aux multiples faveurs, en une Arcadie flamboyante, les feux de l’utopie sont toujours de réels sortilèges. Que citer, aujourd’hui, qui subsiste de cette « révolution copernicienne » ? Tout est si beau dans ce livre. Sans doute, le plus significatif, ce style lyrique, tendu, situé à l’extrême de la rupture, là où se laisse connaître un écrivain de grand talent.

      Fragment d’anthologie :

   « La sécheresse est partout. La terre est dure, brûlée, elle résonne sous les pieds. Les arbres ont des feuilles étroites, en forme de griffes, le bois est serré, noir. Dans le ciel le soleil brûle, jour après jour. On ne voit plus les dieux, parce que la sécheresse les a rendus petits, quelques points dans l’immensité de l’espace. Les gorges desséchées ne peuvent plus parler. Même la mémoire s’est étrécie, elle ne laisse que quelques traces, quelques rides. »

   Commenter ceci est prendre le risque de la paraphrase, du discours qui redouble a minima le texte d’origine. Quelques remarques cependant. Les mots sont simples, les mots de tous les jours tels que peuvent les prononcer ces peuples mayas ou aztèques qui ne sont plus livrés qu’à leur propre dénuement. L’étroit, le sec, le dur, le serré, ce vocable du peu et du rien, du retiré et du limité dit la grande misère de ces hommes harassés, collés à leur socle de poussière, là où les lèvres des puits sont gercées, muettes, tout comme les dieux perdus dans la vastitude d’un éther sans fin, un éther devenu illisible. La perte est irrémédiable, le langage ne connaît plus son lieu ; la mémoire, ce témoin précieux des existences passées, de leur propre unité, n’est plus qu’une fumée se dissolvant dans les mailles serrées du temps.

   « Trois villes saintes » lu, puis relu aussitôt, vous n’aurez de cesse de lire la totalité des ouvrages de Le Clézio qui, avec Duras, Modiano, Sarraute, s’inscrira dans cette quaternité littéraire située au plus haut. Survolant son œuvre, vous pronostiquerez plusieurs fois son statut de nobélisable. Immense bonheur, en 2008, lorsque le jury du prix prestigieux lui décerne le Nobel. Une récompense de lecture, en quelque manière.

   Parmi les milliers de textes de cet auteur prolifique, que retenir qui ne soit seulement un choix arbitraire, l’effet d’un pur hasard ? Vous croyez, d’une façon approfondie, à la valeur « instinctuelle » des affinités. « Intuitive », conviendrait peut-être mieux. Un extrait tiré de ce livre parfaitement ignoré, « L’inconnu sur la terre », qui pourtant avait été classé parmi les vingt meilleurs livres de l’année 1978 par la revue « Lire », un court extrait donc suffira à poser ici la singularité dont cet écrivain est la figure de proue :

   « Entre les pins et les oliviers, on regarde la mer bleue, et on oublie tout ce qui retient chez les hommes. On n’a même pas besoin de partir vraiment. On y est déjà, là-bas, de l’autre côté de la mer, le long des rivages de sable blanc, dans le bleu irréel des lagons, ou dans la couleur intense des grands fjords de l’Alaska. On pense aux îles, aux archipels. On pense aux barques élégantes de la mer Rouge, aux boutres, aux sambouks sous le soleil, aux yoles, aux pirogues, aux sampans. On pense aux grands bateaux blancs qui traversent l’Océan, qui se perdent, qui disparaissent dans la brume. »

   Vous pensez que ce court texte, si peu significatif à première vue, est un genre de métaphore de l’écriture. L’écriture de tout écrivain et singulièrement celle de Le Clézio est écriture du regard. Vous n’en voulez pour preuve que ce merveilleux essai intitulé « Mydriase » dans lequel le langage fore loin, à la recherche de ces pépites que sont les mots, ces pierres dures, ces silex qui tranchent, ces éclats d’obsidienne qui luisent doucement dans la nuit et donnent sens et orientation au long cheminement humain dans sa course crépusculaire :

 

« C’est comme s’il ne devait plus

y avoir de mots, jamais. Le regard

est muet. Il lance ses ondes à travers

l’espace, et il ne rencontre pas les

planètes des mots. Il voudrait dire

tellement de choses. Il voudrait créer,

sans arrêt. Son corps est immobile,

Il ne respire plus, parce que

toute sa force est dirigée vers l’espace

pour rencontrer des objets.

Le réservoir est vide. Est-ce qu’on peut inventer

quelque chose quand il n’y a rien ?

 On ne le savait pas exactement mais

c’était ainsi : le langage est dans la

matière. Il n’est pas à l’intérieur de

la tête. Les mots, les vrais mots :

 

l’arbre                    le soleil

                                                 

                                                                le ciel

 

                                         l’arbre

                                                                                    le fleuve

 

                                                                           Le langage est fait de lumière »

 

      Ainsi « entre les pins et les oliviers », le regard embrasse « la mer bleue », autrement dit parcourt la matière solide, rassurante des mots. Oui, rassurante au point de constituer une manière d’ambroisie, ce breuvage des dieux qui, lorsqu’il est bu, affranchit de « tout ce qui retient chez les hommes. » Alors le grand voyage en-soi-hors-de-soi est commencé qui n’aura nulle fin tant que le langage gonflera la voile d’une hauturière navigation. Voyage immense et immobile de l’écrivain qu’il n’a nul besoin de briser les amarres, de ceci le langage s’occupera, portant loin celui qui s’y confie dans le rayon unique de la joie. « On pense aux îles » pour la simple raison qu’on est devenu insulaire soi-même car l’exercice de la littérature ouvre un monde inouï qui peut se satisfaire à lui-même. L’écrivain, traçant sur le papier ces milliers de signes noirs, est hors-sol, il connaît les hautes altitudes, il révèle l’ivresse des espaces infinis qui s’ouvrent devant lui. Vos contacts avec les premiers livres de Le Clézio, plus essais que romans au début, puis ensuite, romans-voyages-initiatiques en quête d’une terre originaire, vous les percevez à la façon d’une recherche obsessionnelle centrée sur le langage en tant que matière lui-même, ce langage qui, jamais, ne semble pouvoir s’épuiser.

   Il faut faire des mots cette chair infiniment disponible qui se prête à toutes les formes, à toutes les métamorphoses. Les « boutres », « sambouks » et autres « yoles », ces mots étonnants venus de nulle part, il faut les porter à leur éclat, il faut en faire ce que d’aucuns nomment des « litanies lexicales », disant par-là la proximité avec ce qui serait de l’ordre du sacré, du religieux. « Religieux », au sens d’être relié, intimement relié à la polyphonie du monde, à sa réserve infinie d’images, à son étonnante puissance métaphorique. Le regard toise les mots, les perce jusqu’en leur fond ultime car là seulement le sens est contenu : d’un texte, d’une œuvre, d’une vie.

   Une infinité de descriptions minutieuses, chirurgicales, traversent les textes de cet auteur, attestant l’importance, à ses yeux, du regard en littérature. Mais il faut laisser la place à cette gemme de pure beauté :

 

« Le langage est fait de lumière.

En s’éteignant, en glissant comme une

eau dans le goulot de l’Ouest, la lumière

a emporté ses mots avec elle.

Ce qui jaillissait de l’astre blanc au

milieu du ciel, tout le temps, c’étaient

les mots. Ils recouvraient la terre

avec leur drôle de poudre étincelante,

ils dessinaient les lignes, les rythmes,

ils creusaient les ombres. »

 

   Oui, Le Clézio a raison, le langage est la lumière même. Lumière qui féconde l’esprit, ouvre la conscience à sa haute mission, celle de dire l’homme en sa plus verticale vérité. Quand aucun langage ne paraît, c’est l’ombre, l’ombre crépusculaire, celle de l’Ouest, de la troublante Hespérie qui éteint tout, noie tout et plus rien alors ne fait sens qu’une giration sans fin, qu’un orbe ivre de sa propre vacuité. Imaginez, un seul instant, une humanité silencieuse parce qu’ayant perdu le langage. Imaginez les hommes, face à face, situés tels de tragiques chiens de faïence. Leurs lèvres muettes, que pourraient donc dire leurs mains, leurs yeux, leurs bouches que les mots ne prononceraient plus ? L’unique profération serait celle de l’ennui sans fin, l’unique manifestation, la dague de l’angoisse fichée au mitan du corps. Il n’en sortirait qu’un sang blanc car même la couleur aurait renoncé à paraître, à dire sa valeur symbolique, à prédiquer ce qu’elle rencontre à chaque instant dans le réel.

   Si la palette immense des rouges peut se décliner sous les auspices de la vive alizarine, de l’andrinople assourdie, de l’écarlate éclatant, du rubis pareil à une émotion, c’est parce que le langage a ensemencé les mots de sèmes à l’infini. Le sang n’est dit « incarnat » que parce qu’il est « dit », c’est-à-dire hissé en sa signification grâce à sa qualité de mot. Un sang qui n’a plus de parole n’est plus un sang mais l’espace vide d’un liquide sans énergie, sans contenu, sans destination. C’est au motif que nous portons, tous les jours, notre parole au-devant de nous, le plus souvent à tort et à travers, que nous n’apercevons plus la fonction éminente du langage, que nous le rangeons parmi les choses usuelles, sans doute à des fins ustensilaires. Or le langage, loin d’être un objet perdu au milieu de la quotidienneté, remisé dans quelque tonneau des Danaïdes dépourvu de fond, est bien ce par quoi chaque motif de l’exister prend relief et sens. Lorsque Le Clézio énonce cette belle phrase poétique, parlant des mots : « Ils recouvraient la terre avec leur drôle de poudre étincelante », il veut simplement exprimer leur pure magie, leur chatoiement, leur scintillement pareils à la goutte de cristal étonnée de paraître à la pointe de l’herbe, ce miracle dans le jour qui naît, abreuvé à l’essence de son propre phénomène. Il y aurait tant à dire, puisque les mots sont la matière même que nous tâchons de creuser en y parvenant si maladroitement, avec une manière de gêne coalescente à l’ampleur de son domaine.

   Mais, maintenant, il faut avancer, faire un grand saut dans le temps, trouver enfin cet immense espace de liberté que procure le fait de ne plus avoir de contrainte attachée à quelque travail, seulement l’horizon immense de journées dont le quotidien s’emplit, le plus naturellement qui soit, de lectures assidues, d’écriture quasi quotidienne. En ceci vous rejoignez une période de jeunesse où, occupé chaque jour à travailler des cours de journalisme à domicile, l’immersion est totale au centre de votre passion : faire de l’usage des mots votre viatique essentiel. En ce qui concerne la lecture, votre intérêt se centre presque exclusivement sur des essais littéraires et philosophiques. Très nombreux ouvrages sur le romantisme, allemand notamment. Quant à la philosophie, très grand intérêt manifesté au domaine étonnamment fécond de la phénoménologie. La liste des livres et auteurs serait trop longue à citer. Pour ce qui est de votre propre écriture, seize livres imprimés à compte d’auteur. Chaque tome de huit cents pages porte le titre de « La chair du milieu », L’énigme de ce titre est expliquée à l’incipit de chaque livre. Rapidement résumée, elle peut se dire en quelques mots. Cette mystérieuse « chair du milieu » est, en quelque manière, la chair, la pulpe internes qui se dévoilent au lecteur attentif, lorsque, alerté par la valeur essentielle des mots, renonçant à seulement connaître leur voile de surface, le lecteur donc consent à faire un travail sur son propre rapport au livre, au texte, cherchant à découvrir, sous la vitre de l’apparence, les motifs plus profonds qui tissent toute énonciation écrite, qu’un seul et unique mot lourd de sens, et pour cause, résumerait à lui seul, trouver le SENS implicite contenu dans chaque parole proférée. Cette attitude portée en direction d’une compréhension plus exigeante du langage pourrait trouver son équivalent, chez les philosophes dont la pensée est le métier, dans le terme savant « herméneutique », mais l’on s’en doutera, ceci n’est qu’une indication commode. Bien évidemment, les quelques réflexions que vous développez dans la modestie de vos textes sont loin de posséder l’ampleur des tâches herméneutiques auxquelles se livre une philosophie savante. Déjà, fonctionner dans l’ombre portée de ces textes admirables, est, en soi, une satisfaction suffisante.

   De manière à conclure ce long développement sur ce qui est censé être votre « passion », un extrait tiré d’un brillant ouvrage du phénoménologue Henri Maldiney, « Ouvrir le rien, l’art nu », fera l’objet de quelques rapides commentaires, selon un intitulé qui vous est familier, celui de « Libre méditation ». Selon cette formule, vous entendez partir du sens exact, « objectif » délivré par le texte pour y apporter une connotation toute « subjective » car seule, celle-ci, à votre avis, peut ouvrir de nouveaux horizons. Répéter les paroles d’un philosophe à l’identique présente le risque de n’être qu’un épigone parlant bien plus mal que le Maître sa belle langue chantée.

   Parmi un long développement de l’auteur sur la rubrique « Montagne », ces quelques lignes :

   « Par ailleurs l’apparition de la montagne n’est pas un exemple du sentir parmi d’autres. Elle en fonde la vérité. Le sentir dont elle est à la fois l’ouverture et l’événement est un sentir tel que la révélation de l’être en lui ne fait qu’un avec la façon dont il éclaire à soi.

   A cette apparition s’applique strictement ce qu’Oskar Becker dit de l’esthétique-artistique : elle est ce qui dans le sensible immédiatement intuitionnable est insigne parce qu’inintégrable au système de la perception.

   Tout ce que nous percevons est significatif d’un monde, dont le sens a toujours déjà devancé et déborde toujours l’objet perçu.

   L’objet perçu est reconnu pour ce qu’il est sur le mode du « en tant que… » (en tant qu’arbre, maison, rocher ou montagne), sur la base de classes ou de catégories en lesquelles s’articule la compréhension du monde comme tel. Or à l’apparition du Cervin la signification est en déroute. Quand il apparaît dans l’unicité de sa nue-présence, nous ne sommes pas en vue d’une montagne parmi d’autres, réelles ou possibles, et se distinguant d’elles par des caractères particuliers, même éminents. Mais s’ouvre soudainement un extremum dans lequel s’engloutit toute la série : la signification « montagne » disparaît dans sa signifiance. Sa manifestation ne détermine pas mais contient cette signifiance, dont l’originarité échappe au tissu des significations de la mondéité. La réalité qui s’y fait jour éclate en elle-même. Ce serait l’exproprier d’elle-même que de l’approprier aux visées de la perception. »

   Ce que nous dit, dans une si belle langue, Henri Maldiney, ce n’est rien de moins que la surrection de l’être-montagne dans l’ordre du réel. Ce qui paraissait, à proprement parler insaisissable, voici que cela nous saisit, nous transit en la profondeur de notre être. Le Cervin, nous ne le voyons pas simplement comme nous le ferions d’une chose ordinaire qui se donnerait en tant que chose puis retournerait à son naturel mutisme. Nous ne « voyons » pas, nous « regardons » avec toute la force que connotent ses divers sens étymologiques : « prendre en considération », « porter toute son attention à, tenir grand compte de (quelque chose) ». Ici, « considération », « tenir grand compte » nous projettent immédiatement au cœur de ce qui est, au centre de rayonnement de ce qui vient à nous. Si « voir » supposait une passivité, « regarder » ne se conjugue que sur le mode actif, à savoir surgir à même l’essence de la chose. Car, d’une manière évidente, le Cervin est pur surgissement. Si pur, que sa « nue-présence » nous ôte toute parole, nous prive de mouvements et nous arrache de facto à l’attraction de la mondéité. Si, soudain, nous nous retrouvons sans mondéité, c’est au prix du gain ineffable d’un monde, à savoir d’une confluence des significations dont le Philosophe nous dit qu’elle débouche sur la « signifiance », autrement dit nous met au contact immédiat de l’être de l’étant. Oui, c’est bien ceci, l’étantité s’efface, les perceptions, de nature encore bien trop physiologiques, organiques, rétrocèdent pour faire droit à l’intuition qui nous place face à l’événement, à l’essentiel, au fondement originaire au gré duquel toute chose se donne en sa plus efficiente vérité.

 

Avec nous, le Cervin ne triche pas.

 Avec le Cervin nous ne trichons pas.

 

   Ce sont nos deux êtres qui sont en présence, en mode co-originaire. Le Cervin n’est lui-même, à l’instant de notre vision, qu’à être placé au centre de celle-ci. Nous ne sommes qui-nous-sommes à l’instant de notre vision qu’à être situé face au Cervin. Une identique temporalité nous unit qui nous accomplit l’un et l’autre jusqu’en notre place la plus exacte : lui en son être-montagne, nous en notre être-homme. C’est de cette intime liaison que nait le sens intime de la présence. En une fraction de seconde, deux choses au monde subsistent et seulement deux :

 

le Cervin en sa blanche majesté,

qui-nous-sommes reconduit

à l’exactitude de notre conscience.

 

   Le propre du regard, lorsqu’il se veut suffisamment éclairé, a ceci de particulier qu’il isole, focalise, se donne dans l’entièreté de ce qu’il vise. Alors plus de dualité, plus de sujet situé face à un objet, ceci est un excès de l’intellection rationnelle qui scinde le monde, ne le fait plus apparaître que selon le mode des catégories, autrement dit à l’aune de purs artifices.

    Le Cervin face à nous, nous face au Cervin, c’est d’un même langage dont il s’agit, d’une unique harmonie, d’un seul poème qui se lève de la pierre, qui se lève de notre chair. Si le Cervin devient charnel au motif de supposées correspondances, à notre tour nous devenons de pierre et de roche, de neige et de vent. Ceci, cette fusion des complémentaires ne se produirait-elle et rien n’existerait que deux silences au large d’eux-mêmes, deux étrangetés, deux solitudes au terme desquelles ne pourrait apparaître que l’abîme d’un cruel nihilisme. Au regard de ce monde auquel ma vision s’applique, mon imagination a une fonction productrice, ce qui veut dire que le Cervin n’existe nullement à titre de cette « phusis » inatteignable des Anciens Grecs, cette matière amorphe, chaotique, abyssale dont le fond nous échappe et nous désespère et, en quelque sorte, nous désapproprie de qui-nous-sommes puisque, aussi bien, nous sommes en relation avec tout ce qui nous fait face, nature, hommes, choses et que donc nous devons nécessairement participer au jeu qu’ils instaurent. Le Cervin existe à même cette profusion qui me fait surgir à moi-même comme le témoin de deux événements assemblées en une unique épiphanie.

 

De l’Autre à Soi,

 de Soi à l’Autre

   

   Ce que fait apparaître la dimension intentionnelle de notre conscience, lorsque nous nous appliquons à entrer dans l’entièreté de notre vision, le Cervin en son être, c’est-à-dire la singularité de sa forme pyramidale, l’originalité de ses arêtes, l’unique dont il est la figure.  Notre conscience organise donc, de manière certes imperceptible mais non moins efficace, sa dimension abyssale, chaotique, de manière à ce qu’un cosmos nous apparaisse, à savoir le Cervin tel qu’en lui-même. Ce qu’Henri Maldiney veut nous faire entendre lorsqu’il dit que « s’ouvre soudainement un extremum », c’est en quoi l’événement de la donation du Cervin est une expérience qui transcende toute autre perception entachée, par nature, de quotidienneté, autrement dit d’approximation, donc recouverte d’un voile qui en dissimule la vérité. Le texte de Maldiney est admirable au motif qu’en cette belle parole de style phénoménologique, il nous conduit au plein du mystère de l’être. Or seulement un langage au plus haut peut se charger de ceci : nous ôter à nous-mêmes, nous êtres campés sur le mode de la préoccupation, du souci, de l’angoisse et nous projeter vers ce qui toujours nous appelle, cet être-des-choses qui est la seule nervure réelle parmi le foisonnement illisible du monde. Certes, parfois le ton se donne-t-il sous la forme prophétique, oraculaire, religieuse puisqu’il s’agit souvent de « révélation », « d’apparition » et l’on pourrait rejouter « d’épiphanie », donc d’ouverture du sacré à même la densité et la confusion de ce qui vient à nous parfois à la manière d’une prose indistincte. Il nous faut un plus clair langage afin de nous orienter, il nous faut une lumière qui dissolve les ombres.

 

Il n’y a de vrai que le regard.

Le regard ouvert.

 

Au plus haut le langage

 

 

 

 

 

 

 

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20 janvier 2025 1 20 /01 /janvier /2025 18:37
Dans le retirement de soi

 

Un homme dans le

crépuscule... croquis

 

Œuvre : Barbara Kroll

 

***

 

On est là, dans

l’indistinction de soi,

on est là dans

 le retirement de soi.

 

Aurait-on d’autre choix

que de s’absenter du monde,

de se dissimuler derrière

sa barrière de peau,

de se réfugier

au plein de sa chair,

de s’abreuver

 à son propre sang,

de se confier à la résille

blanche de ses os ?

On est là,

 mais où est-on vraiment,

ce lieu a-t-il un nom,

ce site une origine,

ce territoire une assise ?

On est là.

Mais où ?

Y a-t-il au moins

 un LÅ ?

 

Y a-t-il au moins une grève

 où allonger le parchemin

de son corps fourbu ?

Y a-t-il une crique

où cacher son désespoir ?

Y a-t-il une conque

où crier sa folie ?

 

On est là,

homme assis sur sa chaise,

pareil au condamné à trépas.

Mais qui donc pourrait

dire que l’on n’est pas

cet individu attendant,

dans le couloir de la Mort,

que sa dernière heure vienne,

que le Bourreau se présente

avec sa hache brillante,

que la lame se dispose

à moissonner cette

épiphanie si risible,

la nôtre, face au vertige

immense de la finitude ?

 

On est là, dans

l’indistinction de soi,

on est là dans

 le retirement de soi.

 

Mais qui donc,

par quel décret du Destin,

mais qui donc,

un dieu de la Mythologie,

 un Prophète à

l’invisible visage,

 un Prédicateur fou,

un Surhomme

du haut de sa Puissance,

qui donc nous incite à exister

puisque dès notre berceau

nous sommes condamnés

à n’être que cette chair dolente,

cette plante portant en soi

le suc qui la détruira,

la rongera de l’intérieur ?

Vérité muriatique qui sape

ses fondements

à même sa question.

 

 Qui donc ?

Y a-t-il, quelque part,

un Seigneur à la haute Parole

 dont le Verbe nous porterait à l’être

à la seule hauteur de son souffle ?

Mais que cesse la comédie,

mais que quelqu’un de sensé

nous dise notre Mirage,

notre Illusion,

que quelqu’un de droit en sa vérité

nous dise l’immense bouffonnerie,

l’incroyable commedia dell’arte

 au gré de laquelle nous ne sommes

que de pitoyables Polichinelle,

 notre bosse nous condamne à n’être

que des Baladins,

des Saltimbanques

dupes du jeu même

qu’ils fomentent

 à leur propre encontre,

auto-mutilation,

 autodafé,

nous sommes des livres

que le feu consume

pour n’avoir pas su écrire

 les phrases exactes du Poème,

nous en sommes restés

 à des langues vernaculaires

qui se sont effondrées de l’intérieur

 de notre inconsistance et nous avec.

 

On est là, dans

l’indistinction de soi,

on est là dans

 le retirement de soi.

 

L’Homme-Mystère,

l’Homme-Scindé,

l’Homme-Fragment

 nous le devinons

 dans cette ombre

qui le confond

 et le reconduit

dans les ténèbres

du Néant.

Voyez son peu de présence.

Voyez sa privation de Langage.

 Voyez son corps de Mannequin,

on dirait le Spectre Métaphysique

tout droit venu des

« Muses inquiétantes »

d’un Giorgio de Chirico.

Simulacre,

simple Simulacre.

Il n’est venu à soi

qu’à s’effacer,

à renoncer à qui il est.

Modestie ?

Arrogance voilée ?

Renoncement à paraître ?

Rien, autour de lui,

ne profère

qui pourrait le sauver.

Les murs ont le gris,

 la réserve du deuil.

Le tableau au mur

ne présente rien que

 l’esquisse d’une angoisse.

La table est vide

que n’habite nul mets.

La vêture se teinte

 d’une lourde mélancolie.

Le pantalon a la couleur livide

de qui a vu l’insoutenable.

En réalité,

n’est-ce l’Homme

qui ne parvient

 à soutenir son effigie,

qui retourne au lieu même

 de son Enigme ?

 Est-ce ceci ?

 

On est là, dans

l’indistinction de soi,

on est là dans

 le retirement de soi.

 

 

 

 

 

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20 janvier 2025 1 20 /01 /janvier /2025 09:59
Présence, Vie, Paradoxe

« Sens du tango »

 

Judith in den Bosch

 

***

 

« Baroque et spleenétiques couleurs,

le noir et le tango, dont l'apparition

dans la décoration moderne marque

la fin des temps heureux,

sont partout à la mode. »

 

(Carco, Nostalgie Paris, 1941, p. 71)

 

*

« Voyage des immigrants qui écrivent leur roman,

pas à pas, dans la ville de Buenos Aires. »

 

Nathalie Clouet (pionnière de la renaissance du tango parisien)

 

*

« Le tango est une pensée triste qui se danse »,

écrivait le compositeur argentin Enrique Santos Discépolo.

Une analyse assez juste de ce corps à corps sensuel,

masculin-féminin, exprimant la douleur

des hommes venus d’Europe, vivant seuls

et cultivant la nostalgie d’un passé lointain. »

 

Source : « Le tango, symbole de l’essence et de la musicalité argentine »

   Ce long préambule concernant le phénomène du Tango n’a pour raison essentielle, à travers l’accentuation de quelques mots, que de tâcher d’en cerner l’essence, d’en dire ce qui le rend, tout à la fois, attirant, mystérieux, parfois sombre et tragique. Attirance et rejet. Danse de l’exil traversée de la lourde mélancolie du spleen, fonctionnant sous le sombre registre du noir, reflet de la condition des Immigrés d’où se lève une pensée triste, expression de la douleur et de la nostalgie. De cette nature marquée au fer de la finitude et de l’absurde, nous rapprocherons la valeur symbolique de l’image qui nous semble recéler, en son fond, l’horizon d’une réalité reposant sur la tripartition suivante :

 

Présence – Vie – Paradoxe

 

   Ce dont le rythme heurté du tango, les figures successives du rapprochement, suivies du subit éloignement des deux Partenaires, se donneraient comme la chorégraphie du vivant, lequel s’affirmant au titre de sa Présence, serait constamment remis en question, troué en quelque sorte par le Paradoxe se logeant au cœur même de toute existence, une Lumière se lève que, bientôt recouvre la persistance d’une Ombre.

    Étrange clignotement qui mêlerait incessamment un Intérieur qui nous rassurerait, face à un Extérieur qui nous menacerait. Dans cette perspective, l’avancée humaine consisterait à essayer d’endiguer les flots venus du lointain, cette confondante altérité qui semblerait n’avoir de cesse que de nous réduire « à la portion congrue », de nous acculer à ce fond de Néant d’où nous venons, qu’à tout instant nous pourrions rejoindre au motif de notre distraction, de notre manque de vigilance. Pareils à des Exilés, nous vivrions sur l’étroitesse d’un continent qui, toujours, sous les assauts de l’inconnu, se rétrécirait telle une peau de chagrin.

   Paradoxe intimement lié à notre destin biologique, lui-même inscrit dans un ordre universel cosmologique conditionné par les affections et les blessures continues de la temporalité. Tout ce qui, parti de l’amont, se dirige vers l’aval, porte les stigmates de cette dette originelle. Ceci est gravé en nous avec la plus vive inquiétude. Les commentaires et circonvolutions autour de cette belle Image ne seront que le reflet de cette « danse avec la Mort » qui s’impose à nous avec toute la force des résolutions définitives et l’impossibilité qui est la nôtre d’inverser le cours de notre Destin. Cette énonciation a valeur de truisme, mais parfois convient-il de remettre, face à nous, des évidences que la contingence efface mais ne réduit jamais.

   Å partir d’ici, c’est l’image qui parlera, « ouvrira le bal » en quelque manière, dansera au rythme pulsionnel, tonique, tranchant et presque tyrannique des corps pris de l’ivresse consécutive à l’extase ; des corps dialoguant, s’entrelaçant en une sorte d’acte amoureux syncopé où se devine déjà, au-delà d’une supposée jouissance, l’ombre d’un exil définitif, autrement dit le retirement des corps du milieu de vie où, jusqu’ici, ils s’agitaient, exultaient, se retiraient parfois dans un ténébreux mutisme, mais pour autant toujours situés dans cet espace des plaisirs et des souffrances qui est le site habituel des rencontres, des séparations, des flux et des reflux, du surgissement du sens et de son retrait. Corps de lumière qui précède et annonce le corps de ténèbres. De façon à entrer dans le langage du Tango, il est nécessaire de partir du fondement de l’exil, celui par qui il naît et justifie la pluralité des figures qui, bien plutôt que d’être des signes chorégraphiques, sont des signes existentiels disant la douleur de l’éloignement et ce qui est censé en réduire la portée.  

   Regardée à cette aune de l’exil et de son essai d’effacement au titre de la danse, le paradoxe ne tarde guère à surgir qui nous place, nous les Voyeurs, dans une posture inconfortable qui est celle de la déréliction, de l’incomplétude native qui sont celles de notre condition. Alors que cette représentation devrait se donner comme source de joie, l’image est immédiatement, et sans réaménagement possible, amputée d’une partie de son être. L’image est tronquée. L’image est en deuil. Celle-qui-danse (laissons-là dans cet anonymat-là, manière d’universel qui dit l’entièreté de la présence humaine), Elle donc, se donne à nous dans un genre d’apparition-disparition, de lumière et d’ombre, comme si elle jouait sur la scène d’un théâtre antique, l’une des tragédies par laquelle une mythologie se dit, mais dans l’impossibilité d’être de ses personnages promis à une fin que nulle intervention divine ne viendra sauver du naufrage. L’épée de Damoclès tranche dans le vif, supprimant en ceci la possibilité d’un retour qui eût pu être salvateur.

   Ce bras levé en anse, ce cou incliné, ce fragment de gorge, cette unique jambe dans sa tension diagonale, cette lumière blanche aux ombres de terre de Sienne, tout ceci, cette disposition d’un personnage dont un Metteur en Scène a figé la posture avant même qu’elle ne soit aboutie, nous conduit de façon irrémédiable à éprouver une perte insondable (celle-là même dont Celle-qui-danse semble frappée avec le plus vif souci), que rien, jamais, ne pourra venir combler. En ses entours-mêmes, Celle-qui-danse est partiellement biffée, comme si le Néant-lui-même, avait subitement décidé de reprendre son dû, phagocytant des parties du corps, geste de Mantis religiosa aux terribles et pénétrants buccinateurs. Ces ombres inquiétantes surgies, dirait-on, de la lumière, fomentées par elle en quelque sorte, tracent le douloureux portrait d’une volonté, volonté de vivre, volonté de figurer, volonté de faire épiphanie, mais volonté s’écroulant à même sa profération, comme si la vie, en son éternel mouvement de corruption, n’avait de finalité qu’à se détruire elle-même et à annihiler Ceux et Celles qui dépendent d’elle.

   Paradoxe, encore, et non des moindres, de cette danse qui eût exigé un « pas de deux », étrange ballet en réalité solitaire, dont nulle présence ne vient confirmer l’existence. Un mouvement se crée qui s’annule. Une volte s’amorce qui chute. Un processus naît qui s’éteint aussitôt. Si la figure de tout exil peut apparaître en tant que foncière solitude, on s’accordera d’emblée sur le fait incontournable que tout Exilé (aussi bien toute danse qui en exprime la nature), postulera, dans l’horizon de sa conscience, cet Autre qui est son cruel manque dont il essaie à tout prix d’assurer l’assomption, accomplissant par-là sa possible remise au monde, son hypothétique « re-naissance ». Car tout exil repose sur ce nécessaire ajointement du Même et de l’Autre au terme duquel, chacun comblant sa faille ontologique, retrouvera le chemin de sa propre unité.  Cette altérité choisie, cette rencontre issue des plus profondes affinités, ceci, ce lien indéfectible qui réunit les êtres, ce passage, cette liaison sont refusés, ce qui, de toute évidence, confère à l’image sa force la plus effective, le pouvoir de fascination/répulsion qu’elle imprime en nous à même notre inconscient, là où gisent nos motivations les plus secrètes dont l’inaccessible est le caractère le plus propre. Nul doute qu’une telle représentation ne s’y archive avec la puissance des choses inconnues, non maîtrisées, ces choses abyssales qui nous meuvent et nous émeuvent alors que nous n’en avons guère conscience.

   Car regarder cette image, toute image et se prononcer sur le jeu mouvant qu’elle imprime en nous, sur l’écho quelle y fait réverbérer, sur les traces qu’elle y dépose, tout ceci ne résulte que d’une longue macération, d’une patiente infusion car ce que nos yeux perçoivent, que nos sens enregistrent, ce ne sont jamais que de rapides impressions, des ensemencements superficiels, de simples irisations qui froissent l’eau mais n’en métamorphosent nullement la nature. Il faudra, à l’entrée dans une signification plus exacte, l’action lente mais continue d’une temporalité à l’œuvre, d’une décantation qui ne retiendra ni l’écume, ni la mousse, pas plus que les immédiats miroitements, seulement l’émergence de cette ligne discrète qui se nomme SENS et, comme toute chose d’importance, mérite qu’on s’y arrête et en devinions les souterrains enjeux. Å ce prix seulement le fruit délivre son suc, la chair s’ouvre sur l’intime, la pulpe nous invite au jeu subtil de sa douceur, de son accueil, de sa générosité. Å ce prix !

   Et, en cet instant d’une prise de conscience, si nous essayons de nous pencher sur ce qui a été accentué à l’initiale de ce texte, peut-être, encore, y devinerons-nous la mesure de ces pensées secrètes qui tapissent notre vie intérieure, en attente de leur déploiement. Peut-être, tout geste de danse est-il, en son fond, une lutte sans merci pour rejeter le spectre de la Mort dans d’illisibles coulisses afin que, cet éloignement accompli, elle puisse demeurer dans un fond d’indistinction, lequel nous octroiera un répit, nullement une victoire définitive, cela va de soi. Chaque pas, chaque figure, chaque dynamique ne refléteraient que ce souci de creuser un intervalle, de différer, en quelque sorte de notre Être mortel, de lui insuffler un peu de cette éternité dont il tapisse la toile de ses intimes fantasmes. Ainsi, « spleen », « noir », « immigration », « solitude », « pensée triste », « douleur », « nostalgie », ceci constituerait le lexique usuel de toute manifestation chorégraphique. Le chorégraphie, revers de l’existentiel, le redoublant, si l’on veut, éliminant temporairement de notre mémoire la figure de style finale au gré de laquelle, tirant notre révérence, nous deviendrons illisibles aux Autres aussi bien qu’à nous-mêmes. Je ne sais si toutes les danses peuvent recéler en elle ce geste d’éloignement d’une souffrance qui est coalescente à notre présence, ici, sur ce lopin de terre. Sûrement le Tango en son essence même, dans la vivacité, l’impétuosité de ses figures, pourrait pouvoir rejoindre analogiquement, cette autre dimension tragique qui se dit, à chaque pas, à chaque geste, à chaque mimique dans cette danse, le Flamenco qui, tel le geste du Toréador, me paraît être en sa nature la plus profonde, essai de domination du Mal et, par voie de conséquence, tentative de renvoyer la Mort dans des limbes d’où, jamais elle ne pourrait plus ressortir.

   Selon des recherches ethnolinguistiques, le mot flamenco « dérivait des termes arabes felah-menkoub, qui, associés, signifient « paysan errant » (Wikipédia). Ce que signifie cette « errance » revient à rencontrer « l’exil », cette sortie hors de Soi qui ne parvient plus à retrouver le lieu intérieur de son être. La dimension fondamentalement existentielle, doublée d’une évidente inquiétude métaphysique, devient hautement visible dans l’affirmation suivante, tirée, elle aussi, de Wikipédia :

   « Il est (le flamenco) un formidable moyen de communication et d’expression de l’essence et de l’existence de l’homme andalou, il constitue l’affirmation d’un mode d’être, de penser et de voir le monde. (…) « Être flamenco » devient en soi un mode de vie. Le monde qui s’offre à l’expression flamenca est fait de tensions et de violences, de passion et d’angoisses, de forts contrastes et d’oppositions qui engendrent le cri du retour aux origines, cri primal et cri de la mémoire. »

   Le concept de « cri primal », porté par Arthur Janov, semble pouvoir aussi bien s’accorder aux deux chorégraphies que sont le Tango et le Flamenco. Tout cri émis à la naissance est cri de l’arrachement de la Terre Fondatrice où tout homme puise ses ressources, où toute existence humaine plonge ses racines dans ce fond obscur, ténébreux, opaque, entièrement indéterminé mais qui, pour autant, est le socle archaïque à partir duquel nous prenons essor et croissons dans l’espace libre, mais étonnamment balisé, circonscrit, de notre propre destin.

    En un certain sens, danser est cet acte rituel au terme duquel nous pensons pouvoir surgir à nouveau et, peut-être, bénéficier de ses vertus cathartiques, purificatrices, libératrices comme si, par ce simple mouvement d’éternelle réitération, nous tirerions de notre affligeant chaos, la figure chatoyante d’un nouveau Cosmos. C’est, peut-être ce que nous dit en filigrane cette belle image de Judith in den Bosch qui, suite à un savant processus alchimique, a métamorphosé Celle-qui-danse en fondement d’un vif tourment existentiel.   

 

 

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