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23 mars 2024 6 23 /03 /mars /2024 08:55
Heureuse polysémie de la Photographie

Back to black…

Vue sur Sète…

Les Amoutous…

 

Photographie : Hervé Baïs

 

***

 

   Posant tout juste nos yeux sur cette Photographie, nous savons d’emblée qu’elle nous questionnera bien au-delà des faits ordinaires. Il en va ainsi de toute Chose digne qu’on s’attarde sur son intime vérité. Toujours nous sommes alertés lorsque vient à l’encontre l’exacte beauté. Il y a comme un fil d’Ariane indéfectible qui nous relie à sa matière diaphane, à son langage silencieux, aux gracieuses arabesques qu’elle porte en son sein dont il nous est demandé de saisir le bel ordonnancement, de percevoir, à sa juste valeur, l’insondable harmonie. Ce que nous avons constamment à être dans notre tâche d’Hommes, des Découvreurs de nouveaux continents, des Explorateurs de terres vierges, alors seulement nous pourrons revendiquer une manière d’entièreté, laquelle s’opposera à notre naturelle fragmentation : une idée ici, un acte là, un amour ailleurs, une rencontre plus loin, et nous courons après nous sans jamais pouvoir nous rattraper, nous relier à quelque chose de consistant, de déterminé, de palpable. Cette belle Photographie, nous pouvons nous en approcher selon trois perspectives différentes et complémentaires : photographique, esthétique, existentielle. De cette triple vue doit nécessairement surgir un orient qui nous arrachera, au moins provisoirement, à nos tracas quotidiens, nous distraira de nos multiples et toujours renouvelés égarements.   

    

   Perspective photographique

    

   Il y a là une évidence de la présence. L’écume blanche du Ciel joue en contrepoint de la longue jetée noire, du portique rectangulaire contenant, en son cadre, la silhouette nettement dessinée d’une embarcation de pêche. Le tiers bas de l’image entretient un rapport équilibré avec son correspondant, ces deux tiers hauts qui sont comme son complément, ou plutôt, devrions nous dire, sa « complétude », exprimant en ceci, déjà, la projection existentielle qui viendra au juste moment de son énonciation. Ici, en tant que qualité iconique, c’est le souci géométrique qui se dégage avec netteté et détermine, en quelque sorte, tous les plans secondaires de l’image. Une opposition se donne en tant que nécessaire entre l’opalescence du fond et la venue à eux des autres thèmes de l’image : douce colline à l’horizon, passerelle au premier plan dont il a déjà été parlé. Une remarquable maîtrise de la profondeur de champ nous délivre avec précision tous les détails qui structurent notre vision : tout est net depuis un point zéro, un point d’origine, jusqu’à l’extrême limite de ce qui peut se lire tel un infini.

   L’exactitude est une des lois souveraines qui délimite le champ d’expression de cette mimèsis du réel dont nous sentons bien qu’elle se donne comme mesure idéale de tout ce qui fait sens, immédiatement, à la limite de nos yeux. Nous sommes d’emblée auprès des choses, pour ne pas dire « dans les choses », c’est-à-dire que l’authenticité nous rencontre sans même que nous ayons à en référer à quelque loi spatiale, à quelque concept qui tirerait d’une confusion initiale les prémisses d’une sémantique s’ouvrant à la lumière de la Raison. Il y a évidence. Il y a apodicticité. Nous sommes comblés, saturés de significations dont il n’est nul besoin de préciser les conditions de possibilité. La réponse du Photographe à une exigence éthique monte des profondeurs de l’image sans qu’il nous soit besoin d’en détailler l’itinéraire, d’en tracer les lignes selon lesquelles elle se donne à nous avec une rigueur toute « naturelle ». Mais la perspective photographique ne doit nullement dissimuler l’esthétique, seulement la préparer et constituer un début de révélation.

 

   Perspective esthétique

 

   Le ciel, ce ciel que, toujours l’on convoque au-dessus de nos têtes à la manière d’une eau lustrale, le voici largement déployé dans des teintes si douces, si ouatées, si soyeuses que nos rêves les plus intimes peuvent s’y révéler d’emblée. Å certains endroits un peu indéfinissables, c’est comme une vague traînée de poudre, la pulvérulence d’une cendre, peut-être un doux bourgeonnement de la lumière. Tout est si uni sous une bannière de flottement, une heureuse vacillation, un subtil ondoiement et, déjà, l’on ne s’appartient plus, l’on fait corps avec cette étrange substance et, déjà, notre peau est peau de l’image et, déjà, il n’y a plus de différence, seulement l’allure d’un poème donateur de joie. Alors, par degrés successifs inaperçus, on descend les degrés du ciel, tout entourés de vagues et précieuses nuées, on se dispose à se fondre dans cette ligne d’horizon à peine marquée, un songe venu à l’eau, un mot chuchoté par les lèvres de quelque Ondine inapparente, immense faveur d’être ici, une simple ligne oublieuse de son histoire, clignement de paupières d’un ineffable présent, plus présent que toute chose qui voudrait se dire dans la fierté, dans le tumulte, dans l’affirmation de soi.

Combien la douceur, l’évanescence

de la colline nous touchent,

pareilles à une peau féminine

ensemencée d’amour,

disposée à la caresse, à l’effleurement,

manière de grésil flottant

dans le ciel d’hiver.

Combien l’eau nous accueille

au sein de sa feuille blanche,

signe d’Homme parmi le signe

estompé des autres Hommes.

Il y a un grand calme à être là

et l’on sent cette longue sérénité,

cette ouverture souple du gris

se donnant selon des touches harmoniques

que l’on peine à nommer tellement

cette teinte est éphémère, passagère,

 identique à une pluie boréale :

gris d’Étain presque blanc ;

gris Argile presque Étain ;

blanc Albâtre presque gris ;

blanc Lunaire presque Albâtre,

une aimable confusion qui dit l’échange,

 l’accord, la convenance de se fondre

dans la fraternité du Tout,

à n’être plus qu’une vague

hypothèse à l’orée du Temps,

une présence sur le seuil de l’Heure,

simple surgissement dans la Seconde

qui est notre possession la plus réelle,

l’esquisse la plus affirmée

dans la chute irrémédiable des jours.

  

   Mais, ici, nous sentons bien qu’il y a changement de régime, que l’Esthétique se mue en Existentiel, que la Philosophie se substitue au Langage, que le Concept se donne en lieu et place de l’Émotion face à la Beauté.

 

   Perspective Existentielle

 

   Toute chose, par nature, existe dans la surface (c’est la perspective qu’elle nous offre d’un seul empan du regard), mais, aussi, existe dans la profondeur (ce sont ces signes discrets que nous cherchons à déchiffrer afin d’en détourer l’essence de manière satisfaisante). Donc le photographique et l’esthétique sont la peau de l’image, la chair ne se donnant que dans la perspective existentielle. Regardant à nouveau ce paysage, nous nous doutons bien que des sèmes, ici et là dispersés, sont encore à découvrir, à inventorier, à faire nôtres afin que, saturée, notre soif de connaissance parvienne à satiété. De ce portique haut levé dans le ciel, il faut faire retour amont, comme si le passé, dissimulé sous le voile blanc de la photographie, nous hélait, nous mettait en demeure de comprendre ce qui, ici, se trame et correspond aux fondements de notre Humaine Condition. Une telle invite à une archéologie mémorielle est entièrement contenue dans ces quelques mots :

 

Vue sur Sète…

Les Amoutous…

 

   Mais nous nous intéresserons moins aux « Amoutous » qu’à ce fameux Mont Saint-Clair, lequel abrite le plus marin des cimetières, celui où repose le poète Paul Valéry. Alors, ici, comment ne pas évoquer son sublime poème, du moins son incipit, riche de significations multiples :

 

« Ce toit tranquille, où marchent des colombes,

Entre les pins palpite, entre les tombes ;

Midi le juste y compose de feux

La mer, la mer, toujours recommencée !

Ô récompense après une pensée

Qu’un long regard sur le calme des dieux ! »

 

   Par essence, le Poète ne vit que par procuration au milieu de ses semblables. En quelque manière le quotidien l’effraie en le destinant aux contingences de tous ordres. Poétiser suppose de se soustraire à sa condition terrestre, à s’élever vers « ce toit tranquille » qu’habite la paix des colombes portant en leur bec, le symbolique rameau d’olivier. « Midi le juste » ne nous fait-il penser à « l’heure du grand midi » nietzschéenne, cette heure du retournement où les hommes éprouveront la pensée en sa puissance affirmée, celle du retour éternel de toutes choses, lequel métamorphosera tout instant en éternité ? Ne serait-ce le même trajet que trace, pour nous, le Poète de Sète, à savoir en appeler au temps infini de « la mer, toujours recommencée », qui, tout bien considéré, est le temps sans temps des dieux, le temps sans temps de la Poésie ? Tout Poème abouti ne possède ni début, ni fin, il existe de toute éternité, ne fait signe qu’en direction de ce Temps Universel dont chacun de ses mots est tissé, pareil à un essaim doré d’abeilles butineuses de l’éther.

   En contrepoint de ce lyrisme poétique de haute volée, modestement et sur le mode gentiment ironique, « l’humble troubadour », Georges Brassens, tresse une couronne de lauriers simplement terrestre, au motif que « le Polisson de la chanson » passera son dernier repos au « cimetière des pauvres », face à l’étang de Thau, laissant à l’Académicien le privilège de hanter de sa haute figure le « cimetière des riches » :

 

« Déférence gardée envers Paul Valéry,

Moi, l'humble troubadour, sur lui je renchéris,

Le bon maître me le pardonne,

Et qu'au moins, si ses vers valent mieux que les miens,

Mon cimetière soit plus marin que le sien… »

 

   C’est, totalement, entièrement, dans cette « dialectique du Riche et du Pauvre », dans cette rencontre d’une poésie populaire, immédiate et d’une poésie intellectuelle que se situe le point de contact singulier de Valéry et de Brassens. Å la superbe de Valéry, à sa déclamation ostentatoire :

 

« J’attends l’écho de ma grandeur interne,

Amère, sombre, et sonore citerne,

Sonnant dans l’âme un creux toujours futur ! »

 

Brassens offre le dénuement de l’Insignifiant, humilité et simplicité réunies :

 

« Quand mon âme aura pris son vol à l'horizon

Vers celle de Gavroche et de Mimi Pinson

Celles des titis, des grisettes… »

 

   Dans cet intervalle qui pourrait paraître ne jamais devoir être comblé, c’est bien plutôt deux styles « irréconciliables » mais complémentaires, deux facettes d’une même Poésie Universelle qui scintillent et, jamais ne s’effaceront. Car il semble bien qu’il n’y ait nul degré de valeur du Poème, seule la marque d’une vérité à l’œuvre, laquelle diffère bien évidemment selon les tempéraments et les tâches d’écriture des Poètes respectifs. De Prévert à Saint-John Perse, l’on pourra trouver la marche haute, mais la différence n’est pas de fond (la valeur en soi de la Poésie) seulement de forme (le visage singulier selon lequel le Poète façonne les mots afin de les porter au Poème).

 

Nous terminerons sur l’image d’une plume unique, d’une encre unique, trempées aux eaux vives et toujours renouvelées de la Mer, cette eau éternelle qui, jamais ne finit de battre :

 

« Trempe dans l'encre bleue du Golfe du Lion

Trempe, trempe ta plume, ô mon vieux tabellion

Et de ta plus belle écriture… »

 

   Le Lecteur, la Lectrice, Poètes eux-mêmes (chacun porte en soi ce prestige des mots), auront pour libre tâche de poursuivre à leur guise les paroles de la « Supplique pour être enterré sur la plage de Sète ». Un voyage d’ici jouxtant un voyage outre-monde, premier et dernier lieu d’actualisation de la superbe Poésie. Tout mot s’inscrit, nécessairement, entre deux néants, celui qui nous précède, celui qui nous attend.

 

Hâtons-nous d’être Poètes

en ces temps crépusculaires,

seule la force du Langage

nous sauvera du naufrage.

 

 

 

  

 

  

 

 

 

 

 

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19 mars 2024 2 19 /03 /mars /2024 08:44
Un premier rayon de soleil

Bastide de Monpazier

Porte rue Saint-Jacques

Foirail Sud

 

***

 

   Depuis des mois, seule l’eau nous avait rencontrés : journées grises, à ras du sol, caravanes de lourds nuages couleur de zinc, écharpes de pluies venues de l’ouest, brume matinale, froid humide qui nous obligeait à nous cantonner dans nos cubes de pierres, à n’en sortir que pour quelques achats en ville. La désespérance était longue qui entourait ses rubans de momies autour de nos âmes en déroute. Même les plus intrépides parmi nous hésitaient à sortir, à braver ce temps d’équinoxe, à s’immiscer entre deux régimes d’averses, à se munir d’un parapluie qu’inévitablement une subite giboulée n’aurait nul mal à retourner, comme se retourne la peau d’un gant. Plus d’un se plaignait de ce déluge permanent, de ces rivières au dos monstrueusement gonflé, de ces caniveaux pareils à des torrents, de ces monticules hissés hystériquement par des brigades de taupes, de ces vers qui venaient s’échouer pour mourir sur les dalles de ciment de nos garages. Nul n’entrevoyait, à l’horizon, la promesse d’une prochaine accalmie. On s’occupait comme on pouvait, en lisant, en griffonnant des lignes sans but sur des bouts de papier, en attisant les braises du poêle, en confectionnant de petits plats. L’ennui était partout qui faisait ses sombres rigoles, ses mares suintantes, ses lacs infinis bornés par une courte perspective. Beaucoup s’interrogeaient sur la nature de ce constant débordement et il n’était pas rare qu’une eau curieuse ne s’infiltrât dans le domaine réservé des Quidams, lesquels, bien évidemment, se plaignaient de cette injustice du sort.   

  

   Mi-Mars. Une soudaine déchirure de la toile des nuages. Une vive lumière qui oblige à porter des vitres noires devant le globe endormi de ses yeux. Dans les haies, les passereaux en fête n’en finissent de pousser leurs trilles de bonheur, de célébrer le retour de la Nature, la floraison de la vie, le déploiement d’une pure et virginale joie. Les buissons éclatent, lestés de lourdes grappes de fleurs, les amandiers arborent un rose exubérant, les tulipiers déplient largement leurs corolles jaune-orangé à la façon d’un éventail, d’infinis tapis de pâquerettes habitent les vallons, les habillent d’écume ; les soleils des fleurs de pissenlits, partout présents, dardent leurs minuscules rayons dans toutes les directions de l’espace. Les champs ont revêtu leurs habits de fête, les jardinières paradent comme au Carnaval, les berges des ruisseaux bruissent d’une vie nouvelle pleine de promesses, éclatante d’enchantements à venir. Les volets des maisons, jusqu’ici, engourdis dans leurs lames de bois, se sont ouverts, les fenêtres prennent l’air, les intérieurs respirent, déploient leurs alvéoles, une insistante clarté pose sa caresse inattendue sur les boules des oreillers, sur les dentelles des rideaux, fait briller le délicat acajou des meubles anciens.

  

   Le règne exubérant de l’exister a retrouvé sa voie fécondante, a multiplié son miel, a poudré de son nectar toute chose surprise en sa confidence même. La vie, que l’on croyait à trépas, la voici retrouvée pleine et entière, elle nous faits signe, tel l’Ami depuis longtemps perdu de vue qui sourit sur le seuil de notre abri. C’est alors que tout prend sens, que tout se dispose à la fécondation illimitée de ce réel dont nous pensions qu’il nous avait désertés pour une éternité. Félicité subséquente, foisonnement des projets, les langues se délient, les corps roides se redressent, la volupté glisse silencieusement sous la pellicule florale de notre peau. Quel étonnement de sortir de la nuit dense, aveugle, refermée sur elle-même et de se retrouver comme saisis d’un rayonnement intérieur, une source se lève au creux de la chair, une lumière docile irrigue nos vaisseaux, les pelotes de nerfs se dénouent, le diaphragme devient un golfe clair où dansent les étoiles, la plante des pieds est si légère, c’est à peine si elle touche le sol, manière de libellule ivre d’une réminiscence qu’elle croyait impossible à jamais.

  

   J’ai pris ma voiture. Les fenêtres sont mi-ouvertes. Un air sucré flotte tout autour. Traversant des bois de châtaigniers sombres, parfois l’essaim couleur d’or des premières abeilles. Elles butinent la vie, tout comme je la sens en moi faire ses sourdes et lustrales résurgences. Soudain, dans l’heure qui fulgure et vibrionne, l’hiver est oublié, relégué en quelque oubliette sans fond, les soucis se diluent, fondent comme les glaciers qui, peu à peu, perdent leur matière. Je traverse des villages paisibles. Des Hommes sont en vêtements légers qui jouent aux boules, j’entends leur clair tintement d’acier et quelques exclamations qui me font penser à des Spectateurs comblés d’être là, simplement, évidemment vivants. Au sommet d’une butte, telle la vigie, la masse imposante d’un château glisse sous le large déploiement de son oriflamme. Les villages sont presque déserts, surpris de ce gonflement inattendu des bourgeons de l’existence. Il faut un temps d’acclimatation, il faut se disposer à être au sein de la plénitude, il faut délier son corps, le confier au destin largement éployé des choses belles et immédiatement saisissables.

  

   De hauts peupliers encadrent la route de leurs résilles de branches droites, on y devine l’impatience des jeunes feuilles vert amande, on suppute le chemin vertical de la sève, on imagine tout un monde végétal affairé à se réveiller de la longue léthargie, on ne pense qu’à simplement coller sa tête contre le tronc, on percevra un langage secret, une parole fluide qui, bientôt, sera l’écho bienveillant des jours à venir. Maintenant la Bastide apparaît nettement, posée sur son large plateau qui domine des prairies semées de fleurs, tout un peuple impatient de dire sa présence, de manifester la beauté du naïf, du naturel, du sobre, de l’inquiet logé au cœur de tout être, fût-il le plus inapparent, le plus silencieux. J’ai garé ma voiture près d’une des portes d’entrée de la Bastide. Tout est si calme et, pour un peu, je me croirais le seul Habitant de ces hautes demeures médiévales. Å ma gauche, quelques ouvrages dorment dans une Boîte à Livres, oublieux des signes qu’ils renferment.

  

   C’est un peu comme si, archéologue des temps nouveaux, je devais dresser l’inventaire de ces lieux livrés à un repos qui semble éternel. De chaque côté de la rue, de grosses bâtisses aux pierres dorées, leurs volets sont fermés sur des secrets sans doute impénétrables. Dans la perspective de la rue, les arcades en ogive de la Place des Cornières. Un couple de Touristes s’y découpe, la Femme prend une photographie de l’Homme qui pose devant un logis à colombages. Ici est le cœur battant du bourg. Souvent des animations, des consommateurs attablés aux terrasses des cafés, des kermesses, des journées de troc, d’expositions. Aujourd’hui, en cette manière d’aurore du temps, les Existants sont rares. Le Bouquiniste, cheveux blancs, large barbe en éventail, échange quelque nouvelle avec deux Compagnons de route. Un Garçon de café replie les éventails des parasols afin de profiter du soleil. Deux Artisans restaurent la façade d’une maison. Le silence est frappant à cette heure de la journée alors que l’après-midi commence tout juste. Que font donc les Habitants de la Bastide ? Font-ils la sieste ? Sont-ils de simples cocons que la lumière n’aurait encore nullement fécondés ? Il faut dire, dans ce gros bourg, comme dans les bourgs alentour, la population est vieillissante, les Jeunes sont partis à la ville, les Héritiers ont cadenassé leurs portes et les bâtisses semblent assoupies pour toujours.

 

   Sentiment de déambuler dans un temps sans réelle consistance, genre de Conte de Fées dessinant dans les pages d’un livre, des personnages de cendre et de fumée. Et, par effet de simple proximité, ma déambulation devient à peine palpable, lente dérive onirique où le images du rêve, toutes de tulle et de tarlatane, se mêlent et s’enchaînent dans une étrange réverbération à la limite d’une brume, d’un ris de vent qui ne sait nullement la raison de son ineffable présence. J’aime bien ces sonorités assourdies, ces lueurs aurorales, ces effusions à peine plus hautes qu’un sourire d’enfant à l’orée de son existence. C’est tout juste, dans ce décor de cinéma surréaliste, si mes semelles touchent le sol et je glisse sur la pierre lisse des pavés plutôt que je ne marche. Comment, venant de la ville, de ses sombres rumeurs, de ses mouvements désordonnés, ne pas être immédiatement et durablement heureux de cette léthargie qui dessine dans l’air léger ses arabesques diaphanes ? Ressourcement, renaissance à Soi, rencontre de thèmes enfantins, originels, le désir d’une cachette à l’abri des regards, l’immersion dans une grotte, là où seule la félicité peut fleurir et déployer sa corolle.

  

   Je remonte la rue Notre-Dame. Des couvreurs sur un toit, torses nus, posent une dalle en zinc. Quelques oiseaux traversent un ciel de satin.  La Maison du Chapitre arbore son haut pignon au faîte duquel se trouvent les oculi et leur pierre d’envol pour les pigeons. Mais nul pigeon ne s’en échappe plus depuis des lustres, les seuls qui s’ébattent encore sont ceux de la Place des Cornières qui, sans doute, imitent leurs frères de la Place Saint-Marc à Venise, en de plus modestes envols. Au rez-de-chaussée, des vitrines en ogive derrière lesquelles on peut apercevoir de beaux pains dorés, quelques pâtisseries puis une salle de restaurant ayant sacrifié au kitch l’âme de son lieu, hauts tabourets de bois mal équarris, tables circulaires grossières, comme une allusion à la forêt périgordine proche, peut-être une connivence avec la rusticité de Jacquou le Croquant, ici l’on fait appel à la révolte paysanne de l'Ancien régime, il faut bien attirer les Chalands, mais il semble que le charme n’ait nullement opéré et nul, à cette heure pourtant festive, n’est venu déguster ces délicieux gâteaux de noix du Quercy qui sont l’emblème de la maison. Vraiment, la Bastide est lourdement assoupie, ce dont, Solitaire dans l’âme, je ne saurais me plaindre, quelques rares Passants suffisent à mon bonheur.

  

   Je franchis la Porte du Foirail nord. A quelques pas, le célèbre Café où la règle commune est de ne parler qu’en maniant l’imparfait du subjonctif. Une façon de faire un clin d’œil à la « Querelle des Anciens et des Modernes », amplement dépassée de nos jours et qu’il conviendrait de renommer « Querelle du Galimatias et du Javanais », tant notre belle Langue est mise à rude épreuve sous nos latitudes cybernétiques gavées d’Intelligence Artificielle. Certes, ARTIFICIELLE, je me plais à la calligraphier selon la hauteur de lettres Capitales. Mais passons pour des cieux plus sereins, lesquels, parfois, s’obombrent de nuées inquiétantes.  De l’autre côté de l’esplanade, tout au bout d’un trottoir surélevé, la silhouette d’une vieille Dame très coquette qui fête à sa manière l’arrivée impromptue du Printemps. Petites ballerines rouges, pantalon marron au pli parfait, pardessus écossais à fines rayures beige, béret incliné sur une forêt de cheveux gris. Elle me paraît d’emblée si plaisante, tellement porteuse des belles fragrances d’autrefois que je me plais à l’imaginer dotée d’un prénom floral et, je lui attribue, sans hésiter, la belle appellation de Marguerite.

  

   Donc Marguerite avance à pas menus, comme si elle marchait sur un tapis de renoncules ou de fritillaires couronnes, le pas suivant différant si peu du pas précédent. Je m’arrête un instant pour l’observer avec sympathie et bienveillance. Arrivée à l’extrémité du trottoir, la marche est haute qui rejoint le bitume de la rue en contrebas. Elle avance doucement, avec mille précautions, pareille à ces gerridés de cristal qui avancent sur le miroir de l’eau sans presque le toucher. Marguerite s’y prend à plusieurs reprises, avance son pied gauche, puis essaie le droit mais sans plus de succès. Le bitume se refuse à elle avec obstination. Alors j’anticipe la chute au motif que Marguerite titube et ne tient plus l’équilibre que par un fil. Je traverse rapidement l’esplanade, la saisis par son bras gauche, l’aide à descendre. La vieille dame est confuse, un peu de rose lui monte aux joues, elle s’excuse pour elle-même, pour ce soudain manque-à-être que ses jambes lui offrent en guise de maigre et indigent viatique. Elle me dit avec le dépit d’un triste constat : « J’ai failli tomber ! ». Elle ne me remercie nullement, bien trop occupée à rassembler ses idées, à remettre son vieux corps en place. Je lui fais traverser la rue puis continue ma promenade dans la Bastide. Je ne l’ai guère observée longtemps, mais cette femme avait dû être très belle au temps de sa jeunesse, et les vers de Ronsard ont longtemps résonné dans le corridor de la mémoire :

 

« Quand vous serez bien vieille, au soir, à la chandelle,

Assise auprès du feu, dévidant et filant,

Direz, chantant mes vers, en vous émerveillant :

Ronsard me célébrait du temps que j’étais belle. »

 

   Å quoi pensait Marguerite après son ébauche de chute ? Å son mari défunt ?  Å ses Petits Enfants ? Å ses Amis ?  Å ses anciens Amants ?  Å elle et seulement à elle dans sa « traversée du désert » ? Qui donc pourrait savoir, la jungle des sentiments, la forêt équatoriale des souvenirs, la vie en sa complexité de mangrove est si difficile à déchiffrer ! Ce dont, malgré tout, je suis sûr, c’est que mon âge également avancé a jeté un pont entre Marguerite et moi, que j’en ai approché la complexité, que j’en ai sondé le désarroi bien mieux que ne l’aurait fait un Jeune Homme dans l’insouciance de l’âge. Et ici, ce qu’il me faut énoncer avec force, ceci : la douloureuse beauté d’avoir longuement avancé dans le siècle. Non, ce n’est simplement la figure de style de l’oxymore qui se laisse percevoir, c’est bien plutôt la lumière d’une vérité et le tissu de contradictions vivantes qu’elle porte en soi. Parvenu au crépuscule de ma vie, d’un seul empan de ma pensée, je parcours rapidement tous les stades existentiels, les minces bonheurs, les consternants vertiges, les espoirs et les craintes, les exaltations et les retraits, les fugues et les symphonies.

  

   Ceci veut simplement signifier, et ceci n’est rien moins que naturel, que ma vue du temps qui passe est ensemencée de bien d’autres visions qu’elle ne peut l’être chez un Jeune Homme dont le clavier des sensations est bien moins étendu et, corrélativement, la compréhension qui lui est coalescente demeure partielle, sinon superficielle, dans cette hâte de vivre, cette boulimie d’essence bien plus instinctuelle qu’intellectuelle.

 

Oui, toute beauté est une douleur

et toute douleur une beauté.

 

   Ce n’est qu’au terme du voyage, après avoir beaucoup expérimenté, connu des succès et des échecs que l’on dispose de l’alphabet nécessaire au décryptage existentiel mais, pour autant, ce dernier présente encore des lacunes, des hiéroglyphes, des traits de morse. Cependant la vue s’est affinée, l’ouïe précisée, le toucher aiguisé.  La meurtrière s’est élargie qui nous dévoile des horizons autrefois insoupçonnés.

  

   Je n’ai rien contre les jeunes générations et, du reste, pourquoi aurais-je, à leur égard, quelque ressentiment que ce soit ? Ce qui, cependant, me paraît de l’ordre d’une simple évidence, c’est le fait suivant : par rapport à leur relation à l’existence en général, les Anciens (nommons-les ainsi) jouent, à la fois, sur la Note Fondamentale et sur les Harmoniques du vivre, alors que les Jeunes expérimentent surtout la Note Fondamentale.

 

La Note Fondamentale ?

 

   Le fait d’être vivant, ici, sur cette terre, en ce lieu, en ce temps. Une sensation d’immédiate présence aux choses. C’est bien le moins que l’existence puisse nous apporter sur l’échelle des tons et des gradients.

 

Les Harmoniques ?

 

    La Note Fondamentale + la multiplicité des choses qui émaillent le déroulé d’une vie dont il a été déjà été question quelques lignes plus haut : les espoirs et les contrariétés, les moments d’extase et d’abattement. C’est essentiellement cette douve largement creusée entre générations, cet abîme vertigineux entre les âges qui expliquent la presque totalité des différences de points de vue, le discord des lignes de conduite, la contradiction quant aux choix fondamentaux qui orientent les vies selon telle ou telle inclination. Partant, inclus dans la logique de son comportement, chacun, Jeune ou Vieux, est sûr de détenir la Vérité et rien n’y pourra changer au motif que tout ceci tient à l’essence de l’Homme, au dépliement de son histoire, aux événements qui jalonnent, au hasard, les parcours individuels. Ainsi vont aussi bien les petites histoires que la Grande Histoire, lesquelles, malgré l’intervalle, ont des parentés proches.

  

   Mais revenons à de plus printanières considérations. Je descends la Rue Saint-Jacques. Cette rue si animée en saison est quasiment déserte. Un restaurant autrefois porteur d’un prestige local a définitivement fermé ses portes. Quelques boutiques sont ouvertes qui prennent l’air mais n’attirent guère le Chaland. Å nouveau la Place des Cornières. Å son extrémité, un Salon de Thé dont c’est le jour de fermeture hebdomadaire. Un couple me suit qui manifeste ouvertement sa contrariété. Morte saison. Cette formule résonne si étrangement dans cette ambiance presque estivale. Ouverture/Fermeture ou la loi des contrastes.

 

Ouverture : Joie.

Fermeture : Ennui.

 

   Oui, c’est bien cela, nous sommes éternellement ballotés entre un sourire et une larme. Loi des écarts : nous ne sommes nous-mêmes qu’écarts entre deux mondes :

 

de Jour et de Nuit ;

d’Ombre et de Lumière.

  

   Je rejoins ma voiture. Sur un terre-plein, des Joueurs de boules, Hommes et Femmes, dont certains font entendre un fort accent étranger. Ici beaucoup d’Anglais possèdent une résidence secondaire, mais aussi, parfois, des résidences principales. Ouverture de l’Europe à l’une de ses missions essentielles : faire communiquer entre eux les Peuples qui la composent. Maintenant la Bastide n’est plus qu’un lointain souvenir, un genre de mirage flottant dans les brumes du passé. Le long du trajet, de nouvelles images effacent les anciennes. Cependant, en toile de fond, la silhouette persistante de Marguerite, ses minces ballerines rouges, son pantalon au pli impeccable, la belle tenue de son manteau écossais, son béret sur ses cheveux grisonnants et cette grâce infiniment fragile de l’âge qui parvient à son terme, le rose aux joues de la confusion, avoir été belle, s’en souvenir et à peine reconnaître son image dans le miroir. Je crois que j’oublierai volontiers les lourdes maisons aux volets clos, le carré parfait de la Place des Cornières, le Café de l’imparfait du subjonctif, mais Marguerite, tel un fanal levé dans la brume, fera son faible scintillement, fil d’Ariane pareil à un cristal qui, jamais, ne cesse de vibrer !

 

 

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13 mars 2024 3 13 /03 /mars /2024 09:35
Les Ombres et le Néant

Steppe Mongole

Source : daily geek show

 

***

 

« On ne l’entend jamais parler de son pays. (…)

Elle craint une réponse du néant,

le baiser d’une bouche muette. »

 

« Le livre ouvert »

Paul Éluard

 

*

 

   Je m’appelle Marousya (Маруся en Mongol), j’ai 16 ans, « l’âge de tous les dangers », comme le dit Grand-Père Nast qui s’y connaît en chevaux et aussi en hommes. Il dit que des jolies filles comme moi attirent de jeunes garçons qui sont forts comme nos ancêtres Bouriates et qui volent de jeunes filles, d’abord pour en faire leurs maîtresses, ensuite pour en faire leurs femmes. Mais, maintenant, je suis hors de danger car je suis loin de la Mongolie. Je vis en France, en Aubrac, dans la région de la Cham des Bodons, chez mon Oncle Maksim et sa femme Béatrice. Mon « petit frère » se nomme Mangal (Мангал dans notre langue), il a 12 ans, comme moi, il a le teint clair, les pommettes hautes, les yeux un peu bridés et il fait penser à un enfant plus jeune, c’est pour ça que je l’appelle « petit frère ». Des fois ça l’énerve et il piaffe comme un jeune cheval mongol, celui qui est le compagnon fidèle des Nomades. Oncle Maksim a des photos de ces chevaux qui ressemblent à des poneys, il ne se lasse pas de répéter des mots qui sont mystérieux pour moi. Il parle de leurs robes, il dit à Béatrice, devant le feu de cheminée, les noms magiques : « bai », « alezan », « gris », « isabelle », « noir ».

   Il dit cela avec gourmandise, comme s’il était du vent courant sur les steppes d’herbes jaunes, un peu de poussière se lèverait à son passage. Béatrice me dit que je suis une jolie fille, qu’ici, sur le Plateau, je n’aurais pas de mal à trouver un amoureux, mais je ne m’inquiète pas de ça, mon amour véritable, c’est la Mongolie avec ses grands champs d’herbe qui montent jusqu’au ciel, avec son vent frais, celui qui fait voler le sable du Gobi, celui qui court le long des ruisseaux, il y a des rochers tout autour, celui qui glisse dans la fourrure épaisse des yacks, fait bouger leurs longues queues blanches, frotte leur peau sous le manteau noir, celui qui vole la fumée sortie du toit des yourtes et l’emporte loin au-dessus des nuages fins comme des cheveux.

   Mangal, lui, n’est pas à l’âge d’amour, il est à l’âge du jeu. Des fois, il joue avec des pierres du Causse, il en fait des tas puis les fait tomber en jetant des blocs dessus. Ici, cela s’appelle « jeu de massacre », je ne sais pas bien ce que ça veut dire mais je crois que c’est un jeu guerrier comme chez nous dans la fête du Naadam, quand les guerriers luttent, tirent à l’arc et font des courses de chevaux. Je crois que ces hommes ne sont pas méchants, qu’ils ont besoin de montrer leur force, de montrer leurs muscles, de montrer qu’ils n’ont peur de rien. Un Nomade Bouriate n’a peur de rien. Il n’a pas peur des hémiones, ces ânes sauvages, pas peur des mazaalais, ces ours du Gobi, pas peur de la panthère des neiges, pas peur des antilopes saïga ni des chevaux de Przewalski, ni des chameaux sauvages de Bactriane. Les Nomades portent en eux, un peu de panthère, d’hémione, de saïga, c’est pour ça qu’ils sont si forts, qu’ils résistent au vent, à la neige, à la chaleur qui brûle le Gobi à la saison sèche. Si, un jour, plus tard, je dois me marier, c’est avec un Bouriate que je ferai ma vie, un Vrai Bouriate, ça veut dire qu’il sera près de la Nature, qu’il fuira les villes, qu’il portera le deel traditionnel, chapeau de feutre gris, haut et robe couleur brique, manches longues, rabat sur la poitrine, bandeau de coton épais autour de la taille, ceinture en cuir avec des ornements, bottes de cuir souple qui font comme des vagues sur les chevilles. Mais un costume simple, celui de tous les jours, non un habit de luxe pour parader devant les Touristes, pour faire le clown et vendre son âme.

   C’est grâce à Oncle Maksim que Mangal et moi nous sommes venus habiter en France. Depuis toujours, Maksim est camionneur, il transporte des marchandises depuis Oulan-Bator jusqu’à Paris. Sur sa cheminée il a une grande carte des routes avec plein de noms marqués par une épingle rouge. Avec Mangal, nous nous amusons à dire le nom des villes, c’est si beau, le nom des villes, surtout quand on quitte la ville pour entrer dans la campagne. Avec mon frère on dit un nom chacun, lui : Oulan-bator ; moi Ob ; lui : Novossibirsk ; moi : Omsk ; lui : Tcheliabinsk ; moi : Kazan ; lui : Moscou ; moi : Minsk ; lui : Varsovie ; moi : Berlin ; lui : Cologne ; moi : Cambrai ; lui : Paris. Ça fait comme une longue guirlande de mots, une petite musique. C’est Maksim qui nous a appris à prononcer ces noms difficiles. Des fois on les déforme un peu et ça nous fait rire. Pour faire la route notre Oncle met deux semaines et, bien sûr deux semaines pour rentrer. C’est un vrai nomade, mais un nomade de la route et ça lui plaît bien de rouler dans son gros camion qui ressemble à une caravane à lui tout seul. Quand on est partis de Mongolie, Mangal sautait comme un cabri. Lui aussi, il voudrait être camionneur. Pendant la route, des fois, Maksim l’a pris sur ses genoux et Mangal était fier de tenir le grand volant entre ses mains, de faire marcher le klaxon quand on traversait la campagne.

   Le jour, on mangeait dans le camion ou dans des auberges que Maksim connaissait. La nuit on dormait dans le camion, notre Oncle dans sa couchette, Mangal et moi sur les sièges, pliés dans des couvertures épaisses. Des fois, le matin, il fallait gratter le pare-brise qui était plein de givre et ça faisait de jolis dessins. On ne s’est pas ennuyés pendant notre voyage et souvent Maksim branchait la radio et on écoutait de la musique. Les chansons, on comprenait pas les paroles, mais c’était l’air qui nous plaisait et ces langues étrangères étaient comme des devinettes. C’est une fois dans un voyage à Paris que Maksim a rencontré Béatrice, elle travaillait dans un hôtel où dormait notre oncle. Dès qu’ils se sont vus, ils sont tombés amoureux et Maksim a décidé de quitter la Mongolie et Béatrice de quitter son hôtel. Elle avait eu, par ses parents, un buron en Aubrac avec beaucoup de terre tout autour. Une terre pour chèvres et pour moutons. Maintenant ça fait dix ans que Maksim et Béatrice vivent sur le Causse, élèvent leurs troupeaux, vendent le lait et le fromage. Maksim ne rêve plus de la route et Béatrice ne pense plus à l’hôtel. Maksim a appris à parler français, mais il a encore un petit accent mongol. Nous, Mangal et moi, ça fait deux ans que nous vivons à la Cham des Bodons et ça nous plaît bien parce que les paysages, des fois, ressemblent à la Mongolie, avec ses grosses pierres, ses herbes jaunes, ses hautes collines (ici on les appelle des « puechs »), et le ciel qui est grand avec quelques nuages qui courent d’un côté à l’autre sans jamais s’arrêter.

   Mais maintenant, il me faut dire pourquoi on est venus en France, pourquoi on a laissé au pays notre Père Odon, notre Mère Anya, Grand-Père Nast. Depuis longtemps déjà la Mongolie a changé et Nast dit même qu’il a du mal à la reconnaître. Odon aussi le dit. Anya est plus ouverte au monde moderne mais elle ne voit pas très bien où vont les Hommes. Les enfants des Nomades, ceux qui ont aujourd’hui entre seize et vingt ans partent tous en ville. Ils sont attirés par Oulan-Bator, je crois qu’on dit qu’ils sont « fascinés. Je ne comprends pas bien ce mot mais je pense que ça veut dire qu’ils sont en danger, comme les jeunes filles quand elles rencontrent, dans les fêtes, des Hommes quand ils ont bu l’arkhi et qui ne se contrôlent plus, qui parlent de travers, ont des mauvais gestes. Quelques jeunes trouvent du travail. Ils vendent des bricoles aux Touristes, ils aident à la cuisine dans des restaurants, ils font la vaisselle. Beaucoup ne trouvent pas de travail et ils sont obligés de mendier, ils habitent dans des baraques de tôles rouillées, dans les terrains vagues près d’Oulan-Bator. De là, ils voient les tours modernes qui brillent et ils voudraient y vivre, habillés avec des costumes et des cravates en donnant des ordres à d’autres hommes.

   En ville, les Filles portent des vêtements très courts et elles se maquillent avec des lèvres très rouges et des longs cils qui encadrent leurs yeux bridés. « On dirait des mannequins » dit des fois Grand-Père Nast en se moquant un peu d’elles. Tous, dans la Grande Ville marchent vite, ils ont des casques sur les oreilles et, au bout des doigts, des « boîtes magiques » (je les appelle comme ça). Mangal, qui s’intéresse à la technique, dit que c’est des téléphones qui font un peu tout, qu’on peut lire et envoyer des messages, faire des jeux, avoir des rendez-vous avec qui on veut à Oulan-Bator et même au bout du Monde. Je crois que Mangal aimerait avoir une de ces boîtes car il est joueur et a envie de beaucoup de choses. Mais je crois que pour lui, que pour nous, c’est mieux de ne rien avoir et ici, dans ce paysage qui, des fois, ressemble au Désert de Gobi, il n’y a que les chèvres, les moutons et Maksim et Béatrice ne veulent pas de ces boîtes, ils disent que c’est « des inventions du Diable ». Et au pays, Grand-Père Nast dit que les Mongols « vendent leur âme au Diable », qu’ils font les pitres pour plaire aux Étrangers (il les appelle « Les Ombres », et aussi tout ce qui vient détruire l’âme des Mongols).

   Il y a eu une réunion de famille, un jour, et Odon, Anya, Nast parlaient doucement avec l’air de personnes qui sont embêtées. Puis on a su ce qu’ils avaient dit. Ils avaient dit qu’il fallait que Mangal et moi, on parte en France, chez Oncle Maksim et Tante Béatrice, qu’on vive dans ce pays de vent, au milieu des pierres, mélangés aux chèvres et aux moutons, que c’était la seule façon d’être de Vrais Mongols, à l’abri des Ombres et de leurs gestes un peu fous. On n’avait pas très bien compris, mais maintenant, après deux ans de vie dans le buron, de courses sur les sentiers, de fabrication du fromage, d’air pur, on a enfin compris ce que Nast voulait dire en parlant de Vrais Mongols. C’est bizarre, quand même, les Vrais Mongols sont loin de leur terre, ici en Aubrac et les Faux Mongols vivent dans la Grande Ville, sans même savoir qu’ils sont Mongols. Maksim dit que c’est « un peu le Monde à l’envers » et je crois qu’il a raison. Des fois les Gens ne savent plus qui ils sont, où ils vont, ce qu’ils font et pourquoi ils le font.

   Grand-Père Nast, qui est le chef de la famille, nous a dit, avant de partir pour notre long voyage vers la France :

   « Marusya, Mangal, vous quittez votre pays, mais en vrai vous y serez toujours. Rester ici, ça voudrait dire, pout toi, Marusya, aller faire les lits dans un hôtel d’Oulan Bator, un hôtel pour les Riches et les Curieux. Pour toi, Mangal, ça voudrait dire faire la plonge dans les restaurants, servir les Riches et les Curieux, goûter à la drogue et te saouler de sexe. Une mauvaise vie qui ne ressemble pas à celle de nos Ancêtres. Quand vous serez sur le plateau d’Aubrac, avec Maksim et Béatrice, vous serez à l’abri de tous ces dangers et, dans le silence de la Nature, vous entendrez chanter la voix des Anciens Mongols et vous serez de Vrais Mongols, fiers comme les chevaux, purs comme l’air qui court sur la steppe. Vous aurez une nouvelle famille. Votre Oncle et votre Tante sont des gens simples et droits, ils vous apprendront à vivre dans le respect des choses et, bien sûr, dans votre propre respect. Vous serez loin, mais vous serez près par le cœur et par la pensée. Que votre avenir, sûr comme une flèche, soit aussi l’avenir de notre chère Mongolie ! »

   En disant cela, chez Grand-Père Nast, il y avait de la fierté mais aussi une vraie tristesse et un grand espoir. En vivant ici, en terre d’Aubrac, nous avons à suivre les paroles de notre Grand-Père : « être de Vrais Mongols », comme il le dit souvent. Je crois que nous y arriverons. Nous préférons être libre ici, qu’esclaves là-bas.

 

D’une parole qui se voudrait réalité-vérité des Ombres

et de leur nécessaire éclaircissement

 

 

« J’ai croisé ces hommes d’un monde égaré… »

 

« Quatre suites »

Pierre Jean Jouve

 

*

 

   Au début, dans le lointain du temps ç’avait été presque rien, une manière de fin grésil poudrant les choses, un genre de nuée grise, haute, discrète, qui ne faisait, sur la Terre, que sa fumée vite dissipée. Si bien que nul ne s’en apercevait et les Nomades vaquaient à leur immémoriale tâche sous la lente migration des grues et des oies sauvages sans s’en inquiéter plus qu’on ne s’alarme de l’averse de pluie en Automne, de la floraison blanche au Printemps. Tout, ainsi, aurait pu durer des décades sans que rien de fâcheux ne s’immisçât dans le destin lumineux de ce Peuple Élu. Amis de la Nature et des Bêtes, amis des Troupeaux et des Sources Vives, amis de la Steppe herbeuse, de la Taïga, au nord, amis des Pins et des somptueux Mélèzes, amis du Sable orangé qui court de dune en dune au milieu de l’immense Désert de Gobi. Mais parier sur le futur d’une telle sérénité revenait à fermer ses yeux sur la Condition Humaine, son inclination à vouloir toujours plus combler ses désirs, emplir jusqu’à ras bord la coupe de son irrémissible insatiabilité, de sa faim sans limite, de sa boulimie du connu comme de ce qui ne l’est pas encore, dont on souhaite faire son bien le plus immédiat.

   Puis il y avait eu, dans le vaste tissu de l’humanité, de rapides bonds en avant, des découvertes, des progrès dont on avait fait des dieux, des inventions auxquelles on s’était enchaînés sans bien se rendre compte que l’on perdait sa liberté, que l’on devenait le simple éclaireur de pointe d’une vaste machination qui débordait de toutes parts et dissimulait sa grimaçante figure sous des atours plaisants. Oui, on était charmés, fascinés par les yeux métalliques du cobra dont, jamais, on n’eût pu supputer qu’il était prêt à porter son coup fatal à l’insu de Soi, lovés qu’on était au sein d’une douce conque anesthésiante. On venait en Mongolie en longues caravanes, on venait en Mongolie à pied, à cheval, en voiture, au titre d’une mode dont l’idée même d’une possible privation eût été mortifère, inenvisageable, la Mongolie était devenue l’étalon universel auquel il fallait se référer afin d’être, Homme parmi les Hommes, Les Éclairés, Les Méritants, les Pionniers d’une nouvelle terre à conquérir.

   On était des manières de Gengis Khan, Hommes dominant les immenses steppes que rien ne semblait devoir arrêter. On portait la Mongolie sur Soi comme on arbore les insignes de Commandeur de quelque ordre vénérable. On voulait être Mongol plus que Mongol, on voulait être éleveurs de moutons, de vaches, de chèvres, devenir d’habiles cavaliers, on voulait devenir experts en maniement de l’uurga, cette perche au bout de laquelle le lasso capture les bêtes, les aliène sous le joug inflexible de la loi humaine. On se voyait vaillamment combattre les redoutables meutes de loups. On voulait connaître la « mongolitude » au point de se confondre avec le cercle parfait, la blancheur immaculée de la yourte, ne faire qu’un avec sa toile de peau ; on voulait déchirer de ses dents primitives, identiques à des canifs, la viande de la marmotte, ne s’alimenter que de crèmes, de yaourts, d’alcool de lait, de fromages. On voulait devenir familiers du süütei tsai, ce lait salé qui heurte le palais, brûle la gorge. Mais c’était égal, on voulait être Mongol plus que Mongol.

   Mais le problème, car il y avait problème, c’est que cette pleine essence dont le Mongol est le signe extérieur, nul ne pouvait l’atteindre en sa dimension de vérité, seulement dans la superficie, la supercherie, le jeu de faire-semblant, la mystification, la duperie de l’Autre qui n’est jamais que duperie de Soi, la chute d’une conscience qui n’apparaît plus que sous la figure du décor de carton-pâte, du khôl qui farde les yeux et se prend pour les yeux mêmes. Être Mongol dans l’imitation, l’approximation, voulait dire remplacer la plénitude par une sorte de vide sidéral, substituer à la profondeur, un butinage sans réelle assise, commuer l’essence des choses en leur étique vacuité, déguiser la signification interne de ce qui se présente à Soi en un simple spectacle, une aimable représentation, une spécieuse commedia dell’arte pour Polichinelles et autres Brighellas. Enfin, ceci était si décharné, si famélique que quiconque muni de suffisamment d’esprit critique se fût posé la question de savoir comment l’Humain pouvait sombrer dans de telles duperies, frôler l’absurde sans en reconnaître le redoutable visage, se fût condamné à errer et girer sans cesse autour de la question à défaut de découvrir la clé qui en résoudrait l’énigme.

    L’on comprendra aisément ici, que les Ombres, tout ce qui pervertit la vérité, projetaient sur la vastitude des espaces libres et ouverts de ce Grand Pays, des simulacres, des pénombres, des brumes dont l’effet immédiat et spoliateur était d’en offrir une image dégradée, affaiblie, ourlée de fantaisies multiples, bien plutôt que d’en délivrer la belle exactitude, d’en donner une vision dont, en raison, on eût souhaité qu’elle fût placée au centre même d’un jugement ferme, nullement déporté de son objet réel. Ce qu’il aurait fallu, dans l’urgence la plus extrême, retrouver le sens des frontières, délimiter le site de l’Homme, de la Culture, de la Tradition et s’abstenir d’entremêler, dans un étrange syncrétisme, des objets qui étaient non miscibles, qui ne pouvaient se déterminer qu’à l’intérieur d’eux-mêmes, dans l’orbe d’une pure immanence, ne jamais s’exposer à une extériorité, à une vision ambiguë qui en déformait le socle le plus essentiel. Ce qui eût été exact, substituer à la croûte superficielle des choses, leur secret métabolisme interne, capter les racines qui font tenir l’arbre debout. L’arbre vu sous tous les horizons n’est nullement arbre simple, chêne, bouleau, frêne, il est aussi, singulièrement dans la culture septentrionale, Yggdrasill, cet axe vertical de la terre qui symbolise et donne lieu à l’univers. Par son faîte, il touche le Ciel et, entre ses larges frondaisons, il enclot le Monde.  En tant que médiateur du Ciel et de la Terre, il fait écho au « toono », cet anneau de bois qui, au plus haut de la yourte, reçoit la lumière du Ciel et, ainsi, réalise l’union du sacré et du profane.

 

Mais écoutons plutôt les paroles recueillies auprès des « Sentiers d’Hermès » :

  

   « L’arbre cosmique est essentiel au chaman. De son bois il façonne son tambour, en escaladant le bouleau rituel, il monte effectivement au sommet de l’Arbre Cosmique, devant sa yourte et à l’intérieur de celle-ci se trouvent des répliques de cet Arbre et il le dessine aussi sur son tambour. »

  

   Mais comment les caravanes d’Ombres pressées, qui n’ont de cesse de figer le réel en quelques images vite réalisées, pourraient-elles s’immiscer, ne serait-ce que de manière infinitésimale, dans cette riche cosmogonie qui structure l’âme d’un peuple en sa totalité ? Comment les Visiteurs descendus d’un antique van, quelques soixante-huitards attardés sans doute, cheveux hirsutes occultant leur vue, pourraient-ils saisir autre chose que l’écume d’une Culture, quelques nervures presque inapparentes d’un ancestrale Tradition ? Comment ces Dormeurs debout, ne voyant dans la yourte qu’un habitat alternatif rapidement mis en œuvre, vite démonté, une tente, si l’on veut aller droit au but, comment percevraient-ils d’autre fonction que celle d’un moderne nomadisme dicté par la mode et l’engouement de quelque Citadin en mal d’air pur et de réveils matinaux ornés d’une nostalgie factice, rêves d’enfants encore mal digérés, magie de pacotille, semblable aux verroteries colorées se prenant pour du cristal lui-même ?

   Et les itératifs et stupides selfies, Ombres enlaçant la pure ingénuité de l’enfant Mongol, Ombres embrassant la vêture chargée de symboles du Chaman, comment pourraient-ils se donner pour autre chose que ce qu’ils sont, à savoir des caricatures, des pastiches, de vulgaires parodies de ce qui se nomme « vérité » qui, ici, connaît son envers, sa fausseté, son artifice, son envers le plus opaque ? Certes la critique est verticale, aride et plus d’un pourrait s’en offusquer. Mais comment ne pas être saisi d’un mouvement de révolte, être légitimement indigné lorsque l’origine des choses, la pureté ancestrale de gestes fondateurs ne sont plus vus qu’au travers d’un prisme déformant qui obère la totalité de son sens primitif ?  Il devient nécessaire, dans ce Monde « postmoderne », d’aiguiser sa vision, d’éclairer son jugement, de substituer à une fausse intuition la maturation de principes fondés en raison. Le toton fou qu’est devenu le Monde, partout des guerres et des crimes, partout des viols et des génocides, partout les fosses ténébreuses de l’absurde, le toton fou doit en revenir à de plus sages et exactes girations, une sérénité de Derviche en quelque sorte, il y va du destin de la Conscience Humaine. En toute bonne logique, les comportements « ombreux », les attitudes « nocturnes », les conduites « ténébreuses » fondent le lit sur lequel prospèrent des actes incohérents, des décisions le plus souvent funestes.

   Ces Esprits du butinage, de la fuite, ces Grands Amateurs de ce qui est superflu, ces Ombres inconscientes d’elles-mêmes, comment auraient-elles pu percer la peau du mystère du chamanisme ? Face au Chaman lui-même, quelle cueillette productrice de sens se fût présentée à ces Routards pressés d’archiver en leur « oublieuse mémoire » rien de moins que des fragrances vite dissipées, des couleurs usées jusqu’à la trame, des émotions résolues avant même d’avoir pu prospérer ? Comment, en effet, pénétrer jusqu’à l’os, jusqu’à la moelle dans cette permanente distraction ? Tout, au départ de leur vision, était occulté, si bien que ces Étourdis par nature ne pouvaient s’enquérir de la dimension d’Intercesseur du Chaman, lien établi entre les esprits et les Humains. Pas plus qu’ils n’auraient perçu la valeur des divers rituels et que, pour eux, la guérison par les plantes ne serait demeurée que folklorique, sinon magique, mais une magie frelatée en quelque sorte. Et, ici, ce qui est amusant, c’est qu’ils auraient projeté leur propre contradiction, leur intime légèreté sur ces Gardiens de la Tradition qui étaient, eux, foncièrement convaincus de faire œuvre utile, de constituer l’un des pivots indispensables à la survivance d’une culture ancestrale. Tout, en réalité, leur serait demeuré étranger, aussi bien le niveau de perception extra-sensorielle des Chamans, que leur fonction télépathique, que la profondeur psychopompe de leur relation avec le monde des morts.

  

   [Incise – Plus d’un Lecteur, d’une Lectrice se poseront inévitablement la question de savoir la raison d’une exigence si élevée concernant les loisirs de simples Touristes, bien plus désireux d’installer dans leur exister une parenthèse ludique, genre de tremplin thérapeutique chargé d’effacer ou de relativiser les problèmes du quotidien. Certes, ces Visiteurs ne sont ni de savants Doctorants, ni d’éminents Archéologues, pas plus que d’assidus Anthropologues chargés de dresser avec exactitude et de manière scientifique l’arbre généalogique de l’Humanité en explorant les ressources qui lui sont coalescentes. Mais alors, si ces Touristes ne visaient que loisirs et délassement, que ne choisissaient-ils, en priorité, de découvrir les eaux translucides des lagons Polynésiens, les plages blondes d’Antigua ou encore les bassins d’eau émeraude de la Jamaïque ? Aller en Mongolie n’a pas exactement le même sens que de se rendre sur les rivages de la Mer des Caraïbes. Visiter la Mongolie doit se faire dans le souci d’une rencontre authentique des populations autochtones, nullement sous la pulsion d’un désir autocentré, lequel est plus union avec Soi-même, que direction vers cette Altérité qui ne demande qu’à être reconnue en ses mérites les plus essentiels. Mais ceci est un point de vue subjectif qui peut, à tout instant, s’exposer à son exact contraire. Avant tout, une question de ressenti. Refermons la parenthèse.]

   

   En divers endroits de la Mongolie, près de chutes d’eau remarquables, sur les magnifiques plateaux herbeux de la steppe, face à des points de vue uniques, des essaims de yourtes blanches étaient nés que jouxtait le peuple mécanique des chevaux vapeur en lieu et place des chevaux réels, ces prolongements immédiats de la Nature, que jouxtait encore d’énormes engins automobiles dont les puissants pneus imprimaient, dans le sol gras, les empreintes d’une nouvelle conquête. Rien, décidemment, n’arrêterait la race des Nouveaux Conquistadors. L’Or rutilant, fascinant était au bout du chemin. Partout où un site d’exception se montrait, où une tradition bourgeonnait, où une culture se manifestait, ce n’était qu’un long convoi continu de machines pétaradantes lâchant leurs précieux effluves sous la voûte azurée, immaculée des cieux. Alors que veut donc signifier, pour une Civilisation ancestrale cette substitution du naturel par l’artificiel ? Que veut dire l’attitude du Chaman sacrifiant ses rites anciens, les troquant pour un pur spectacle, une simple exhibition ? Que retirer comme leçon de ces Nomades enrubannés paradant devant les objectifs photographiques, dans leurs habits de cérémonie, afin de faire croire au luxe d’une existence en réalité bien terne, bien ordinaire, poinçonnée au coin du dénuement ? Grave et lourde concession consentie en direction de cette « Société du spectacle » (cette citation est fréquente dans mes textes), qui métamorphose le geste transcendant en une pure parodie immanente, sans consistance aucune. Le constat est si affligeant de ces Peuples qui choisissent l’enfer pour survivre alors que tout, dans leur Culture, les destinait au nomadisme sur les larges plateaux des steppes avec leurs chiens, leurs chèvres, leurs yacks et leur vue panoptique libérant un horizon sans fin. Mais quelle vie donc pour ces jeunes fugueurs du nomadisme qui se retrouvent dans la pullulation sans avenir des bidonvilles polychromes d’Oulan-Bator, lézardés, sans eau ni électricité, au milieu d’une pollution galopante et des divers assauts de la misère humaine ?  Mais rien ne servirait d’épiloguer plus avant, la simple représentation mentale de ces errances est totalement désolante.  Ici donc prendra fin le long commentaire intitulé « D’une parole qui se voudrait réalité-vérité des Ombres et de leur nécessaire éclaircissement », afin de laisser place à la fiction placée à l’incipit de cet article et donner à nouveau place au récit de Marusya.  

 

La parole de Marusya

 

   Huit années ont passé. J’ai maintenant 24 ans et mon « Petit Frère » Mangal vient tout juste d’avoir 20 ans. Mon Frère et moi sommes proches, tout en demeurant fort éloignés l’un de l’autre. Neuf mille kilomètres nous séparent et vous comprendrez aisément que mon lieu de vie est toujours en terre d’Aubrac, à la Cham des Bondons, alors que celui « choisi » par mon Frère se situe à Oulan-Bator. Il y a deux ans de cela, nous avons fait le voyage de Paris à la Mongolie à bord du camion d’Oncle Maksim. Nous avons déroulé le cordon à l’envers en quelque manière, Paris d’abord puis Cambrai, Cologne, Berlin, Varsovie, Minsk, Moscou, Kazan, Tcheliabinsk, Omsk, Novossibirsk, Ob, Oulan-Bator et, enfin le campement nomade de notre Père Odon et de notre Mère Anya. Nous les avons trouvés un peu vieillis mais ils sont encore en bonne forme et vaquent à leurs travaux d’éleveurs avec une énergie suffisante. Grand-Père Nast, lui, qui était un peu notre conscience, notre guide spirituel, est mort et nous sommes allés nous recueillir sur le cairn de pierres qu’il avait élevé dans la steppe, face à la rivière qu’il aimait tant, face au vent, face à la liberté. Nous n’avons pas pleuré car nous savons qu’il a rejoint le lieu sans lieu, là où errent les âmes des défunts, peut-être le moutonnement de la dune, là-bas du côté du Gobi, peut-être sous la robe noire du yack ou la crinière folle du cheval flottant dans les lames bleues de l’air glacé.

   Pendant ces huit années de formation, Mangal et moi avons suivi des chemins qui, au fur et à mesure du temps, ont différé, sont devenus de plus en plus divergents. Mangal a perfectionné son français à l’école primaire puis, après, au Collège. Je crois que c’est là, au Collège, que son destin a obliqué et je pense que ceci était inévitable. En réalité Mangal était peu attiré par les Rituels, la Tradition, la Culture de notre Peuple. Bien plutôt il était captivé par la technique moderne et il a fini par se laisser séduire par ses sirènes. Je le soupçonne d’avoir passé des heures, avec ses copains, sur ces « écrans magiques » où le Monde se donnait à lui en miniature, mais une miniature qui le fascinait.

   En ce qui me concerne, j’ai étudié beaucoup de choses pendant ces huit années : la littérature, la philosophie, la poésie, l’art. Mes études, je les ai faites par correspondance de façon à demeurer Auprès de Maksim et de Béatrice, à pratiquer le pastoralisme, à me perfectionner dans la façon d’élever les bêtes, de fabriquer le fromage. J’ai lu beaucoup de livres sur la Civilisation mongol.  C’est ma manière de conserver mes racines, de croire encore que l’âme mongole ne sera pas totalement livrée aux démons du monde moderne. Cependant je reste lucide et je sais que ce terrible phénomène de la mondialisation conduira beaucoup de rites, de coutumes, d’ancestrales façons de vivre au tombeau. Toutes les Grandes Civilisations ont disparu et s’il existe une logique de la marche en avant de l’Histoire, nul doute que la Mongole, tout comme la Maya, la Perse, La Grecque, connaîtra un jour son extinction. Mais c’est un devoir de conscience que de ralentir cet épilogue, de faire perdurer de ces essences originelles ce qui, encore, peut survivre et briller, certes d’un éclat assourdi, mais d’un éclat tout de même. J’ai lu les ouvrages de littérature mongole et je connais encore par cœur certains poèmes, tel celui de Borjgin Dashdorjiin Natsagdorj dont je cite le texte ici même

 

Ma Terre natale

 

« Eaux cristallines des rivières sacrées de Kerluren, Ono et Tuul,

ruisseaux, courants et sources irriguant de santé mon peuple,

bleus lacs Khovsgol, Ubs et Buir -si larges et si profonds -

fleuves et lacs où hommes et bétail viennent étancher leur soif,

ceci, tout ceci est ma terre natale,

mon adorable patrie, ma Mongolie

 

Pays de prairies pures ondulant dans la brise,

pays des steppes ouvertes nimbées de mirages fantastiques,

de roches fermes, d'inacessibles hauteurs où les hommes de bien

avaient usage de se rencontrer,

des antiques ovoos -menhirs aux dieux et aux ancêtres -

ceci, tout ceci est ma terre natale,

mon adorable patrie, ma Mongolie

 

Pays où en hiver tout est couronné de neige et de glace,

avec les herbes scintillantes comme verre ou cristal,

Pays où en l'été la terre n'est qu'immense tapis de fleurs

de chants d'oiseaux des terres distantes jusqu'au Sud

ceci, tout ceci est ma terre natale

mon adorable patrie, ma Mongolie »

   Et que nul n’aille s’imaginer que cette poésie est naïve, seulement empreinte d’une vague nostalgie et en ceci, anachronique. Non, la Beauté est réelle, toujours visible, ce sont les Hommes aux yeux aveugles qui n’en savent pas voir tout l’éclat, tout le rayonnement. Peut-être, plus que les rituels, plus que les diverses incantations, plus que les gestes chamaniques, une vérité transparaît, tel l’éclat d’un pur cristal, dans la langue des Hommes que toute poésie exacte sublime. Dans le poème vrai et juste, nulle place pour la supercherie, nul affleurement du folklore, nulle concession à un autre ordre que celui de la langue et de son incroyable profondeur. Je sais, ici mon discours pourra paraître moralisateur, peut-être même empreint d’un certain dogmatisme, animé d’une sorte de vérité révélée. Mais peu m’importe, c’est de mon intérieur le plus intime que monte cette conviction que seule la pratique exacte d’un pur langage nous sauvera du naufrage. Ce que la possession de bien matériels ne nous apportera jamais, les mots taillés à la façon de silex, leurs arêtes précises, leur transparence, leur naturelle effusion nous livreront au centuple cette joie manifeste que seuls le dénuement, l’exactitude, la netteté du propos portent à leur sublime dimension : que l’être-des-choses rutile du sein même de sa belle et unique singularité.

    Il n’y a pas à chercher ailleurs les motifs d’un bonheur. Les fondements du langage sont si anciens, leurs racines si profondes que nul n’en saurait atteindre le principe vital. On peut tuer des bêtes, massacrer des Hommes, on ne peut pas conduire le langage en Place de Grève et le condamner au gibet, il a trop de ressources, il a trop de plénitude, il a trop d’infini et d’absolu en lui. Certes la parole, l’écrit, sont malmenés aujourd’hui, en notre siècle qui a oublié la lenteur. Mais je crois que ce ne sont que des épiphénomènes, de l’écume de surface, que la profondeur par définition abyssale des langues demeure qui, elle, est en son essence, à savoir témoigner de l’Homme universellement et lui donner les assises de sa nature la plus profonde, la plus établie en raison.

   Il faut être distrait pour n’apercevoir ceci, il faut s’être laissé abuser par les miroitements fallacieux des « boîtes magiques » et autres écrans qui ne sont, en toute vérité, que machines à aliéner dans lesquelles se précipitent avec fougue ceux qui confondent technique et félicité. Il n’y a pas d’intelligence artificielle, ceci est au moins un abus de langage, si ce n’est une tromperie voulue, l’intelligence est naturelle, strictement et entièrement naturelle. Dire différemment est consentir à voir en l’Homme, cet Homme-Machine, autrement dit ce robot totalement privé de liberté qui n’agit et ne « pense » qu’en fonction des injonctions des « Géants » dont l’ombre portée sur la planère est source d’obscurantisme, de divagation, de perte du sens.

   Au pays, Mangal vit de petits boulots. Il a loué, à Oulan-Bator, ce qu’on nomme, ici, « chambre de bonne », quelques mètres carrés sous les toits avec vue sur un océan d’autres toits, avec, en hiver, une température qui doit avoisiner celle présente au sommet d’un ovoo, ce talus de pierres de l'aïmag d'Övörhangay, battu par la violence des vents. En été, c’est plutôt l’aridité et la chaleur du Désert de Gobi. Mangal est-il heureux de cette vie ingrate ? N’a-t-il pu choisir qu’entre deux dénuements : celui de la vie nomade sur les hautes steppes, celui de citadin pauvre dans une capitale dont il ne perçoit guère que l’anonymat, que quelques façades de verres des hautes tours dans lesquelles, jamais il ne trouvera sa place. Pour cela, il faut avoir fait de hautes études, s’être occidentalisé, connaître les codes, us et coutumes de la mondialisation, autrement dit être un Homme de partout et de nulle part, avoir définitivement renoncé à ses racines.

   La vie de Mangal : donner quelques cours de langue française aux débutants des collèges, accompagner des groupes de Touristes venus de Paris, de Lyon, de Marseille et leur débiter ce qu’ils attendent : des légendes de cartes postales, de gentilles comptines d’Épinal, des feuilletons épiques avec des cavaliers Mongols luttant contre la race des loups, la furie des ours, l’agressivité de la panthère des neiges. Ce que distribue Mangal à ces Voyageurs, une image conforme à leurs désirs, un généreux bouquet d’armoise, les étoiles blanches des edelweiss, des dryades à huit pétales, des odeurs anisées de gentiane. En réalité un entre-Soi où nul dérangement ne viendrait perturber le « cercle de famille ». Sans doute, parmi eux, parfois, une brebis égarée recherchant de plus hautes provendes, mais ces Chercheurs de Vérité, le plus souvent voyagent seuls, en contact avec la Nature, le Ciel, la Terre et le Vent, toutes choses essentielles dont ils font le tissu de leurs méditations, rejoignant en ce geste humble la belle génécologie du Peuple Mongol. Parfois, pour boucler ses fins de mois, mon « Petit Frère » va faire la plonge dans les sombres arrières cuisines de restaurants à la mode. Il lui arrive, une ou deux fois par an, de monter dans un de ces antiques bus qui le conduit près du campement d’Odon et Anya, les derniers kilomètres il les parcourt à pied, vêtu de son éternel pantalon en jeans, de son sweat à capuche sur lequel se découpe fièrement le logo universel arboré par des millions de poitrines de la ruche mondiale. Mangal s’ennuie très vite au milieu de la steppe semée d’herbe sauvage, parcourue de la toison sombre des yacks, ponctuée, de loin en loin, des étoiles blanches des yourtes. Aussi emporte-t-il avec lui, son « double », cette fameuse « boîte magique » qui le soustrait à ses attaches mongoles et le projette dans le trouble anonymat d’un univers dont il ne connaît les facettes qu’à la mesure des éclairs virtuels éteints avant même d’avoir pu briller d’un éclat particulier. Que penser de ceci alors que les paysages immaculés de Mongolie, la vastitude partout présente, les libres cascades blanches, les liserés de fins nuages, l’azur limpide dessinent la carte d’une réelle présence sur Terre, d’un recueillement devant tant de pure beauté ?

   Loin de moi l’idée de juger Mangal, seulement une longue réflexion derrière laquelle se profile, telle une fugue, la sincérité des choses, leur transparence de source si on accorde son regard à leur étonnante et précieuse présence, au miracle d’un sol encore préservé des atteintes mortelles du négoce mondial qui veut mettre la totalité du réel en coupe réglée, une manière de tyrannie qui susurre son identité en sourdine à qui veut bien l’entendre. Malheureusement la majorité choisit de se boucher les oreilles de cire et de ne cueillir que l’immédiateté d’un plaisir rapidement acquis, laissant dans la pénombre, les fâcheuses conséquences qui, déjà, se manifestent à l’envi et ne pourront que s’amplifier à l’avenir. Å croire que le Monde retombe en enfance, si cependant, il n’en est jamais sorti ! La jeunesse de Mangal ne constitue ni une excuse, ni ne constitue le début d’une explication.

   Une sorte de raz-de-marée irrépressible conduit les Civilisations à s’incliner de telle ou de telle manière, à privilégier la vitesse aux dépends de la lenteur, à choisir l’immédiat plutôt que le différé, à faire passer le plaisir avant toute raison. Alors, chaque destin individuel semble aimanté, par rapport à la balance de l’Histoire, d’un côté ou de l’autre du fléau, celui qui vit de mémoire, cultive la réminiscence, se porte vers l’origine des choses ; puis celui qui existe à uniquement se projeter dans le futur, le plus vite qu’il est possible, de ne viser que les horizons ouverts de la mode, de se laisser porter par le long fleuve des tendances, de n’être qu’une ligne, un trait, une figure parmi la complexe géométrie humaine.

   Mais j’ai tressé suffisamment de mots autour de Mangal et c’est ma propre existence que, maintenant, je vais essayer de décrire avec le plus de justesse, car c’est en vérité que je crois exister, ce qui, bien sûr, ne me dispense de pratiquer une autocritique, pas plus que je ne puis m’exonérer de l’idée que, peut-être, je fais fausse route, que mes décisions ne relèvent que de ma subjectivité, que rien ne vient m’assurer de l’exactitude de mes choix. Mais a-ton vraiment la possibilité d’être autre que Soi, le geste de pure liberté se donne-t-il comme le chiffre imprescriptible de notre présence ?  Je n’en crois rien et c’est pourquoi j’ai choisi, un jour, de construire ma propre authenticité, de tracer les frontières de mon autonomie, de déborder mon esquisse de départ afin qu’une image fixe de qui je suis puisse, en quelque façon me créer, telle une œuvre aboutie, sûre de ses assises. Mais je vous vois sourciller, vous étonner de mon langage, de mon vocabulaire si précis. Mais ici, rien de miraculeux. Depuis huit années et presque sans interruption, j’ai lu des dizaines de livres, écouté à la radio la parole des Intellectuels et, dans l’intervalle, j’ai médité de longues heures sur le riche contenu de ces œuvres, de ces émissions, si bien qu’une trace indélébile, s’est faite en moi qui explique mon présent à l’aune de ma pensée. Pourquoi donc me priverais-je de faire chanter cette si belle langue française, si nuancée, si expressive, si « raisonnable » en tant qu’héritière des Lumières. Et ces sublimes Lumières, n’est-on, aujourd’hui, en train d’en saper les bases, d’en détruire les merveilleux acquis ? Mais oublions ceci.

   En dehors de mon activité pastorale quotidienne, des tâches domestiques que j’accomplis en échange de l’hospitalité de Maksim et de Béatrice, ce qui a du sens pour moi, m’être constituée à la façon d’un centre de rayonnement de la Culture mongole. Quelques Immigrés Mongols sont partis de notre beau pays afin de témoigner, comme moi, un intérêt pour d’autres valeurs que consuméristes calquées sur des modes passagères et futiles. La plupart sont devenus des Parisiens, quelques autres ont trouvé du travail dans les grandes métropoles : Lyon, Marseille. Je crois que j’ai été bien inspirée le jour où j’ai pris la décision de mettre sur pied une Communauté mongole destinée à entretenir et répandre notre culture, notre langue, notre façon de vivre simplement au contact de la Nature dont nous sommes les Filles et les Fils « naturels », ceci va de soi.  Å dates régulières j’organise des rencontres que je pourrais qualifier de « mémorielles ». En effet, il s’agit avant tout, pour nous, les Communautaires, d’exhumer de la torpeur ambiante la sève qui court à bas bruit et, en raison de ceci, n’est plus guère perceptible que par des consciences vives, attentives à la marche exacte du Monde. Notre buron de pierres est assez grand pour accueillir de petits groupes de personnes motivées par ces minces événements. Mais, malgré leur finalité modeste, ils entretiennent en nous ces braises sans lesquelles, nos traditions s’éteignant, c’est nous-mêmes qui serions condamnés à disparaître dans les mailles d’un exil bien trop étroit.

   Nos activités sont infiniment modestes mais non moins chaleureuses. Nous chantons des «khoomiis », anciens refrains mongols traditionnels accompagnés du son de la guimbarde. C’est un chant de gorge profond, diphonique, qui imite le ruissellement de l’eau, la fuite du vent dans la steppe, l’écho venant des parois des montagnes, le pépiement des oiseaux, le roulement du tonnerre dans le ciel d’orage. Ces chants sont incarnés, infiniment vivants, qui reproduisent le miracle du processus discret de la Nature. Les Mongols sont des Hommes et des Femmes « naturels », c’est pourquoi les contraindre à une mode universelle revient à les dépouiller de leurs sentiments internes, à les métamorphoser en simples automates, en marionnettes à fils dont d’invisibles Manipulateurs usent et abusent à des fins de profit, simple matérialité poussée au bout de sa propre logique.

   Ce que nous aimons aussi, réciter à haute voix, mais dans la retenue, des poèmes mongols, surtout ceux de Gombojav Mend-Ooyo (Г. Мэнд-Ооёо), celui que l’on surnommé « Le poète de la steppe mongole ». Écoutez cette parole vraie tirée de "La mélodie des pierres", elle dit le respect de la Nature, le juste ordonnancement des choses, le recueillement face à ce qui, depuis toujours, a été déterminé comme ceci et non comme cela :

 

« Les dunes, telles des urnes votives brunies sous le soleil,

Baignent leurs pieds dans les tourbillons d’un petit ruisseau.

Au fond de ce ruisseau, nous découvrîmes des lingots de pierre

Sertis dans le sable fin, comme par la Providence déposés.

 

Est-ce parce que les pierres sont rares dans ces vastes et vierges dunes ?

Ce jour-là, mes amis et moi nous mîmes à jouer avec

Avant de les ramener chez nous en montures de fortune.

Le soir venu, le fouet de Père s’abattit comme foudre et tonnerre :

 

« Avez-vous dérobé les pierres du cours d’eau ?

Implorez le Ciel et repentez-vous !

Approchez vos oreilles de la terre, entendez le ruisseau !

Évoquez-le et priez pour que sa mélodie revienne. »

 

   Nous dessinons aussi, nous peignons sur de modestes papiers les cérémonies du Tsagaan, fête mongole du nouvel an, nous imprimons sur de vastes feuilles la non moins vaste taïga, ses forêts de mélèzes et de pins. Nous reproduisons la simplicité du deel, ce vêtement qui est comme notre double. Nous faisons surgir du néant du papier le cheval de Przewalski, nous traçons les deux bosses irrégulières des chameaux de Bactriane, nous faisons frissonner à l’aquarelle les eaux limpides du Lac Baïkal, nous immobilisons dans le silence de la steppe les yourtes grises montées sur leurs chariots, nous pétrissons, sur la toile, les buuz, ces raviolis à la viande de mouton que, parfois, nous consommons ici, sur les hauteurs du Causse. Nous faisons s’élever les massifs piquants des genévriers, s’épanouir les pavots bleus, se teinter de nuit la jusquiane noire, s’étoiler les pétales écumeux des edelweiss.

   Notre « Communauté » n’a nullement la forme d’une diaspora dont le moteur interne serait constitué de revendications de territoires, de langues, de droits sociaux. Nous sommes seulement un point d’émergence de la conscience mongole qui veut simplement exister face à cette nouvelle conscience mondiale qui aplanit tout dans une manière d’illisible maelstrom. Nous pensons d’un seul et même envol de l’esprit que le phénomène de la mondialisation, bien loin de pouvoir prétendre à l’universel, constitue son exact contraire, un amalgame de peuples marchant d’un même pas, parlant une même langue, pratiquant une même culture. Et c’est bien ce « même » constamment proféré qui est condition de possibilité d’une réduction des Hommes à leur plus petit dénominateur commun. Nul ne contestera l’importance de l’altérité en qui s’accomplit, en grande partie, la conscience de Soi, elle est un fondement de l’Humain. Ce qui, par contre, est à mettre à son débit, l’arasement des individualités en une sorte de meute moutonnière aveugle, chacun emboîtant les pas qui précèdent son avancée, chacun répétant les gestes stéréotypés d’un ordre immuable, chacun « pensant » selon le mode d’une pensée unique pauvre en initiatives, dénuée de quelque singularité qui la désignerait de façon originale.

   Connaître l’universel ou, du moins s’en approcher, suppose d’être libre vis-à-vis de toute altérité, de réfléchir par Soi, de poursuivre des buts clairement identifiés selon une irréfragable individualité, de porter sur le Monde un regard réfracté par le prisme d’une juste et exacte subjectivité fondée en raison, nullement dictée par quelque Cause ou Instance extérieure. Mes Amis et moi sommes persuadés que le cheminement de l’Homme est solitaire, que nous avons à être des Insulaires, certes entourés d’altérité, mais nécessairement seuls face à nos décisions, nos choix, nos engagements. Personne ne peut se substituer à qui nous sommes lorsque nous sommes affectés de douleur, lorsque nous sommes acculés aux derniers motifs de notre existence, que le sourire édenté de la Mort grimace à l’horizon, pas plus que quiconque ne pourrait tracer, dans l’espace d’une feuille éthique, les injonctions préalables à notre accomplissement amoureux. Nous avons à être des Individus Libres et à en assumer les lourdes tâches jusqu’au soir d’un dernier crépuscule.

   Nous, ici, Mongols au milieu d’autres Mongols ; Eux, là-bas, Peuples de Lituanie, de Bolivie, d’Angola et du vaste arc-en-ciel, de la dispersion, de l’émiettement humains, nous avons, avant tout, à être selon notre essence, entièrement déterminés par le travail de notre propre conscience, assidus à nous reconnaître comme poursuivant avec patience notre cheminement en vérité. Nous avons à être des facsimilés, des échos de notre unique et impartageable singularité. Ce que nous voulons : dessiner pour nous, une ontologie du possible, tracer la voie d’une ouverture existentielle qui soit ouverture à Soi, d’abord ; ouverture à l’Autre, ensuite, chacun à sa place d’Homme, chacun Libre de Soi. Tout comme être Mongol consiste à coïncider avec sa propre origine, être Homme c’est être Homme selon l’Homme, nullement selon sa caricature, son artifice, son faux-semblant. Le jour où les Hommes auront compris ceci ; l’Humanité en sa profondeur essentielle sera Libre plus que Libre. Qu’espérer de mieux ?

 

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29 février 2024 4 29 /02 /février /2024 11:22
Seule parmi les fleurs

bed of flowers

with Esther

©️jidb

feb2024

 

Judith in den Bosch

 

***

 

 

   « Seule parmi les fleurs », voici la première expression qui m’est venue, vous découvrant, agenouillée sur votre tapis (est-il de prière, de méditation, de pénitence ?), jambes repliées, dos bien droit (est-il la marque de votre sérieux ?), petite poitrine cambrée vers l’avant (est-elle la sentinelle de votre volupté ?), tête…mais, oui, tête… absente de la scène (est-elle le signe d’une perte provisoire de votre lucidité ?). « Seule parmi les fleurs », « seule parmi les fleurs » comme une douce antienne en moi doucement articulée, un mince arpège, genre de déploiement discret, de signaux lumineux placés au seuil de ma conscience, ils teignent ma tête de bien étranges couleurs. Et puis, dans cette première approche de vous, il m’est quasiment impossible de démêler ce qui de vous, la Réelle Incarnée, me touche ; ce qui, des Fleurs qui vous visitent, m’émeut au plus haut point. Sachez-le, parfois ce qui se donne à nous au motif d’une évidente simplicité, recouvre en vérité une multiple condition qui nous égare de Qui-est-regardée, de Soi dont la vue se trouble au contact de cette subtile irisation des choses du commun et du vraisemblable.

  

   Il y a une sorte de magie, sinon de sorcellerie qui enroulent leur lai, tel le chèvrefeuille, tout autour de nos perceptions et, dès lors, nous ne sommes plus que d’étranges phénomènes à la conquête d’aussi étranges phénomènes. Une manière de redoublement, si vous voulez, de présence en abyme, coagulation intime des Soi qui ne se font plus face mais sont si imbriqués l’un en l’autre, qu’il n’y a plus de frontière, plus d’intervalle, plus d’espace libre entre Qui-l’on-est et  cette Mystérieuse Altérité devenue familière, fragment de sa propre identité, genre de confusionnel qui, loin d’être rejetés, tapissent notre chair de mille sensations heureuses, nous ne pourrions nous en séparer que dans l’irrémissible fond d’une perte, d’un deuil. Mais il me faut laisser cette évocation mélancolique et trouver, dans votre soudain affleurement, bien des motifs de satisfaction, à moins que, versé sous votre charme, je ne puisse qu’être aliéné par la fascination que vous exercez sur moi depuis que, votre découverte ayant eu lieu, c’est mon alphabet personnel, mon lexique singulier qui se trouvent chamboulés, signes à peine reconnaissables dans la brume perlante du jour.

  

   Je ne sais, mais vous êtes une unité, un corps ne pouvant être dissocié de l’écrin en lequel il repose. Vous observant à la dérobée (pour mieux me tromper, pour dissimuler mon trouble ?), c’est une véritable hampe florale que je découvre ne sachant quel nom lui donner parmi la profusion du végétal partout présente. Et me voici décontenancé, vous nommant en des termes étranges :

 

Cœur de Marie et vous baignez

 dans un rose pastel du plus bel effet.

Impatiens Psittacina et votre

impatience de perroquet

prenant son envol devient la mienne.

Ophrys bomybliflora et c’est le corps

duveteux du bourdon qui vient à moi.

Psychotria Elata et c’est votre bouche

fardée de rouge qui me sourit.

Phalaenopsis et ce sont vos ailes de papillon,

striées de parme, qui me ravissent.

Anguloa Uniflora et je vous vois, innocent

 nourrisson couché dans son berceau.

Habenaria Grandifloriformis

et vous êtes un Ange de blanc

vêtu aux bras si fins,

on dirait des fils de la Vierge.

  

   Enfin je vous vois Orchidée-Tigre et c’est bien cette dernière image dont la persistance rétinienne en même temps que la subsistance obstinée s’éclairent en moi, font leur flux invasif de marée dont, bientôt, vous ne tarderez à comprendre l’urgence qu’ils creusent dans ma propre psyché. Oui, c’est bien ceci, vous êtes une Orchidée, et sans doute le savez-vous, le langage des fleurs vous attribue la ferveur, cet « état d'âme passionné d'une personne qui éprouve ardeur et zèle religieux », tel que le définit le dictionnaire. Et, à propos de cet état d’âme (cette inclination passionnelle dont nul ne peut prétendre être le maître), me reviennent en mémoire quelques phrases de Gide extraites des « Faux-monnayeurs » :

   « Je repensai soudain à mon éveil religieux et à mes premières ferveurs ; à Laura et à cette école du dimanche où nous nous retrouvions, moniteurs tous deux, pleins de zèle et discernant mal, dans cette ardeur qui consumait en nous tout l'impur, ce qui appartenait à l'autre et ce qui revenait à Dieu. »

   Seriez-vous cette Laura, femme adultère ne trouvant sa place ni auprès de son ancien Amant, ni auprès de son Mari, personnage un peu falot, sans grande prétention existentielle ? Seriez-vous le lieu d’une sexualité débordée et le siège d’une indistinction, la vibration de quelque flou dans l’horizon morne des jours ?

  

   Mais, bien plutôt que de vous imaginer personnage de roman, il me faut consentir à vous immoler, en quelque sorte, dans l’incandescence toujours vive de mes fantasmes, ceux-ci sont ma croix dès que je croise une silhouette féminine telle que la vôtre :

 

une énigme, un secret,

une pure gemme dissimulée

dans son lit de noir humus.

 

   Certes, Vous-la-Lointaine ne pourrez me suivre en imagination et je souhaite seulement vous offrir quelques fleurs simples issues du bouquet complexe, serré, de mes plus vifs désirs. J’imagine votre cou pareil à ces cols d’amphores anciennes, couleur de terre cuite, cette sublime teinte oscillant entre Auréolin et Nankin, une nuance pour l’âme, certes, nullement pour le corps à la trop variable texture.

   Et votre poitrine, ces deux éminences souples, ces minces monticules ourlés, en leur extrémité, de deux discrètes aréoles, elles ont la saveur d’une croûte brûlée. Et la vallée qui descend le long de votre buste, j’y perçois quelques ondulations de fins Tamaris, quelques bruissement légers, délicatesse de graminées : flottement bleu-pâle des Carex, pulvérulence de pollen de la Canche, dispersion blanche de la Fétuque, évanescence de la douce Stipa.

   Et votre ombilic, cette prudence de grain de café, cette Prunelle saisie au sein de la haie sauvage, cette Myrtille au suc généreux, ces petites pommes rouges des Cénelles, ce bleu intense, profond de la baie de Sureau, ces minuscules soleils des Gojis, cette floraison blanche étoilée des Amélanchiers. Savez-vous, je ne me lasserai jamais d’évoquer ces petits prodiges de la Nature, d’en détailler la secrète anatomie.

   Et votre Mont de Vénus, cette émouvante dune parcourue du flottement aérien des oyats, chacun voudrait s’y perdre et n’y plus voir le jour que tamisé, lame discrète en clair-obscur, grains de lumière grise courant à fleur de peau, à fleur de sexe. Et le précieux de votre sexe, cette amande incisée d’une somptueuse dépression, cette Orchidée (oui, la voilà revenue cette mystérieuse Orchidée) dont, déjà et depuis toujours, les mérites ont été vantés à profusion :

 

beauté insigne,

feu de la sensualité,

conque d’amour,

fontaine d’ambroisie,

tellurisme de la passion,

rayonnement du plaisir,

effusion de la ferveur.

 

   Oui mais aussi image de la Mort, de la Souveraine Mort dont celle que l’on nomme « Petite Mort » n’est que le préambule, l’introduction, la préface d’une histoire dont l’épilogue, depuis toujours, est tracé dans le derme compact de l’exister.

  

   Non, nul ne ressort indemne de la corolle ourlée de votre fleur, ces pétales doucement carminés qui pourraient avoir pour écrin la coquille nacrée d’écume de l’huître, cet infini tremblement à l’orée de l’heure, non nul ne connaît l’indemne après cette épreuve qui est événement primordial, ni le Petit Enfant issu de sa nuit, de votre nuit matricielle, ni l’Amant porté au plus haut de son être qui vit son éviction identique à ces cercles de l’Enfer magnifiquement évoqués par le génie de Dante.

 

Sortir de l’amour charnel

c’est entrer en pénitence,

vêtir son corps d’habits sacrificiels,

connaître le dur érémitisme

 au sein même de la foule

bariolée du Carnaval

qui exulte et fait bondir les

fusées dionysiaques de la joie.

 Sortir de l’amour c’est entrer au Carmel,

 se cloîtrer dans sa cellule blanche,

    contempler le mur vide tel

 une haute et inaccessible falaise,

se mortifier, pratiquer l’expiation

comme on respire,

se flageller l’esprit,

faire de son âme

le reposoir mystique

d’un horizon dévasté.

  

   Certes, sans doute, Vous-la-Distante me direz-vous que le geste d’amour est une inclination particulière de la psyché, que la chair n’est que de surcroît, que la transcendance de l’acte vaut plus que l’acte lui-même. Oui, mais si vous vous exprimez ainsi (je ne puis le croire), c’est en raison d’une entreprise d’amour que vous n’avez connue qu’inaboutie, qu’inexaucée, c’est être demeurée sur l’écorce à défaut d’en avoir pénétré le suc limpide, d’en avoir éprouvé la délicatesse de soie qui est aussi, par simple souci d’homonymie, attention à Soi, ouverture en Soi d’une brèche de lumière dont, jamais, l’éclat ne se referme.

  

   Mais je n’avancerai guère plus avant dans mon argumentation. Ce qui, dès cet instant, me convoque, le geste littéraire de la réminiscence et l’appel à son Serviteur le plus talentueux, vous aurez compris que je parle du très génial Proust. Nul, depuis, n’a fait mieux. Il est des choses qu’il faut savoir reconnaître afin de ne nullement chuter dans le fond laborieux de la mauvaise foi. Oui, la simple vue que j’ai de votre image me propulse immédiatement en terre de Combray, du côté de chez Swann, de Guermantes, à Balbec, à Paris, à Venise, marchant sur des pavés mal équarris, apercevant des arbres depuis les vitres du train, revivifiant le goût singulier des Petites Madeleines, peu importe l’événement fondateur, c’est bien son vif souvenir qui persiste, féconde le temps présent qu’un passé fait resurgir dans toute l’intensité de sa pure beauté. Vous êtes un peu, à votre insu, quelque chose comme mon Temps Retrouvé, mon temps multiplié, agrandi, cette sensation de vivre, nullement à l’intérieur de Soi, mais sur ses propres entours et bien au-delà !

  

   J’ai évoqué beaucoup de noms de fleurs et j’en pourrais citer des milliers d’autres tellement cette robe seyante, fleurdelysée en contient de formes qui pourraient s’accomplir selon la famille attachante des lianes :

 

le rouge sang de la Vigne vierge,

les étoiles à trois branches du Lierre,

les grappes mauves de la Glycine,

 le large étoilement blanc de la passiflore,

les cônes verts du Houblon,

les calices bleu azur des Ipomées,

les étamines rouges de la belle Clématite.

 

   Toutes ces lianes, malgré l’idée du lien en elles contenu, je n’en retiendrai que la rapide fragrance leur préférant la modestie du bleu mémoriel des délicats Myosotis dont la légende nous dit la prière du Chevalier à sa Dame, ce « Ne m’oubliez pas », que l’anglais traduit en «Forget-me-not », l’allemand en «  Vergissmeinnicht », mais peu importe la langue, seule l’intention compte qui veut oblitérer l’oubli, poser l’index sur un passé qui aura besoin d’être infiniment revivifié afin que l’amour dont il témoigne ne sombre dans les douves immémoriales des souvenirs usés, poncés par tant d’indifférence, remisés en d’illisibles fosses. Ici, bien entendu, il n’est parlé que de la réminiscence à faire venir à Soi afin d’exhumer des cendres du temps, ces braises encore présentes à défaut de se présenter dans l’orbe de leur rougeoiment.

  

   Mais, Vous sise parmi tout ce fleurissement, vous êtes-vous suffisamment interrogée sur la nature de cette réminiscence, avez-vous sondé toutes ses ressources, aperçu le haut blason qu’elle alimente de son chiffre ? Elle, la réminiscence, n’est-elle l’expansion infinie des virtualités qui nous habitent, la mise en acte immédiate de nos objets les plus chers, les plus incarnés dans le tissu de notre propre existence ? N’est-elle ceci, et encore beaucoup d’autres choses ? Le souhait de notre conscience temporelle de réactualiser le Soi au titre de son passé, de ses événements singuliers, de ses émotions particulières.

  

   La réminiscence est toujours de l’ordre du désir psychique de faire écho dans le Monde de l’ici et du maintenant, de le métamorphoser en plus que ce qu’il n’a jamais été à l’époque fondatrice du fait ancien, lequel n’avait, en ce temps disparu, que la teinte des choses ordinaires, que la forme prosaïque de ce qui advient au hasard, ici et là, censé ne laisser que la trace d’une fumée dans un ciel gris d’hiver, un signe effacé par l’usure infatiguée des secondes. S’est-on suffisamment questionné sur ce qui en fonde le surgissement au ciel de l’Être soudain envahi du pur mystère de la souvenance, de la joie ineffable de ce qui, se présentant de nouveau, jouit du prestige de sa réassurance, s’ouvre dans les mille ressources d’une neuve et inouïe perception, dans l’emplissement multiple de la sensation, de son rayonnement jusqu’à l’horizon et de son sens au-delà, de la réarticulation de son lexique existentiel, du nouveau conte qu’il pose devant nos yeux débordant d’infinie gratitude ?

   

   Alors, le présent s’impatiente du passé, le convoque à l’élargissement du champ de la rêverie, le dispose à l’effervescence de la méditation poétique, le féconde afin que le vraisemblable d’autrefois devienne l’exceptionnel d’aujourd’hui, le divinement accompli, le magiquement déposé devant nous. C’est un peu comme de retrouver un jouet de l’enfance, un cerf-volant, par exemple, d’en tendre à nouveau la voilure, d’en colorer la toile, de placer à sa suite cette belle queue de papillotes enrubannées, de le voir flotter et faseyer plus haut que l’écume des nuages, dans cette zone purement onirique qui se confond avec notre idée même de bonheur.

  

Sachez-le d’une manière intime,

tâchez d’en ressentir au plein

de votre chair les incomparables effluves,

vous êtes ma réminiscence florale,

le lieu bouqueté de mes songes,

l’espace arborescent de

mes plus belles illusions.

Vous êtes mon Myosotis,

mon irremplaçable « Forget-me-not »,

mon inimitable « Vergissmeinnicht »

et me métamorphosez,

pour un bref instant tout au moins

en une manière d’infime Proust,

de petit Marcel qui, depuis

la plaine blanche de son lit d’écriture

vous imagine Liane voluptueuse,

Volubilis sensuel,

Orchidée envoûtante.

Oui, vous êtes

mon « Temps retrouvé ».

  

« Seule parmi les fleurs »,

vous êtes multiple, chatoyante

dans l’espace bouleversé de mes songes.

Oui, de mes songes les plus risqués !

 

 

 

 

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22 février 2024 4 22 /02 /février /2024 09:36
Le Doute comme esquisse de Soi

Le doute

Huile/ papier

Peinture Léa Ciari

 

***

  

   L’Artiste n’aurait-elle nommé son œuvre que nous l’aurions fait à sa place, dans la pure évidence, inscrivant le Doute à la cimaise de son œuvre. Si le doute est hésitation manifeste, le nôtre n’aurait duré que l’instant d’en reconnaître le signal parmi le destin pictural des formes plastiques. Cette belle image dit son contenu, nous le livre sur le mode d’un immédiat retrait. Cette venue de la léthé recouvrant l’alèthéia est un motif récurrent dans mon écriture, comme si l’exister n’était qu’un étrange clignotement entre deux blancs. Et gageons qu’il en est ainsi, ce que voudrait montrer la suite de l’article.

 

La tête. Mais quelle tête ?

Le visage. Mais quel visage ?

 

   Épiphanie humaine gommée, biffée à même son apparaître. Un grand, un immense silence s’élève de la toile, nous soustrayant à nous-mêmes, nous aliénant à cette mystérieuse apparition qui n’est jamais que le chiffre d’un questionnement infini. Le mien. Celui des mots traçant leur énigme sur le blanc du papier. Le vôtre, vous qui lisez et demeurez dans l’ombre même du geste interrogatif. Car vivre est sortir de l’ornière de glaise primitive. Car exister est tâcher de répondre à la question fondamentale de notre présence au Monde. Car faire son chemin est chanter sur le mode de la fugue, sans doute du mélancolique adagio, dans tous les cas de figure inscrire des mots sur l’écorce rugueuse de la Terre. Signifier !

   Le monticule des cheveux est semblable à un bronze antique, lequel ne profèrerait même plus son nom. Une étrange fixité clouée à même l’immémorial d’un temps sans avenir. Une mèche, le long du plâtre du visage, fait son motif doré de laine cardée, encore emplie d’un lourd suint. A moins qu’il ne s’agisse que du lambeau d’un suaire dont nous peinerions à définir les vagues contours. Formes informelles qui s’informent dans la lourde, dans la pénible pâte existentielle. Dans cette manifestation il y a du Roquentin, de la noire et rugueuse racine se perdant dans l’immobile tellurisme du Jardin Public de Bouville.

 

Il y a la poix de la contingence.

Il y a le lest de la déréliction.

 

   Il y a le tissu emmêlé de l’angoisse primaire, lequel ne semble pouvoir s’effacer. Il y a le Rien qui partout bourdonne, qui partout suinte, l’invisible matière du corps du Monde qui s’invagine en notre intime matière, laquelle est sourde, aveugle, muette. En nous, au plus profond de notre conque anatomique, cela se dit en langage d’abysses, cela murmure en fosses ténébreuses, cela chante nuitamment une complainte à laquelle nous ne saurions avoir accès qu’au titre de notre inconscient, d’un éternel lapsus infiniment répété, manière de sourde écholalie à elle-même son alfa et son oméga. On est alors livré aux quatre vents, exposé à la tourmente de la confusion, remis aux hésitations d’un flottement, balloté d’incertitudes, pris dans les mailles de l’irrésolution, livré aux multiples tâtonnements, égarés parmi les tourbillons de la vacillation.     

   Évoquant ici « flottement », « irrésolution », « vacillation », je n’invente rien, je ne fais qu’égrener, tel un antique chapelet, les grains de buis de la proxémie lexicale qui gravite tout autour du mot « doute » et qui ne sont que ses variations, ses successives inclinations ou bien ses inclinaisons. Car rien de stable ne se produit jamais dans l’orbe du doute, tout y est parsemé de soucis, de soupçons, de vagues suppositions. Terrain marécageux dans lequel nous avançons à grand peine, sables mouvants qui font à nos chevilles des gaines résistantes, les entourent de guêtres identiques à des gueuses de fonte Ainsi faisons-nous du surplace. Ainsi, croyant avancer, nous piétinons le sentier équivoque de notre destin.

   L’énigme la plus effective à laquelle nous nous heurtons, ce visage sans visage, cette sorte de masque de plomb, cette manière de tubercule nous faisant penser à quelque pierreuse condition, à une lourde minéralité, à un bloc non encore dégrossi par le maillet du sculpteur, à l’incarnation d’un clair-obscur, à la concrétion d’une ombre, à la perplexité elle-même faite matière à incompréhension. Et que dire d’une possible sensorialité, sinon qu’elle, tel le reptile au printemps, a retourné sa peau, ne laissant de sa récente exuvie qu’un tableau de chairs meurtries, qu’un portrait semé d’ombres, labouré d’insignes contradictions. Autrement dit, le surgissement du non-sens là où bien plutôt, devrait scintiller, rayonner la gemme éclatante d’un sens accompli. Fermeture. Repli. Invagination de ce qui, promis à l’être se dissout dans la figure inarmoriée du non-être. Et cette main ou ce qui en tient lieu, cette griffe, cette herse qui se dressent devant le fabuleux, le quintessencié langage, que viennent-elles ôter à notre vue si ce n’est l’essence de l’Homme en sa plus grande profondeur ? Ou pourrait résumer ce Tout du Rien par une formule lapidaire du genre :

 

la plus haute possibilité de l’Homme réduite

à son plus petit dénominateur commun.

  

   Écrivant ceci, nommant tour à tour ce flottement à l’infini, cette irrésolution surgissante, cet irrémissible plomb, cet illisible tubercule, je n’ai fait que décrire des orbes tout autour du Néant. La force de cette peinture est d’en dresser le terrible inventaire à partir d’un Positif qui, toujours, fait signe vers un Négatif, un Négatif fondateur de l’être des choses. Tout n’apparait, tout ne fait Phusis, tout ne se manifeste que sur fond de Néant. Voyant ce qui vient à nous sous la forme d’un hiéroglyphe décrypté, force nous est requise de l’envisager (de lui donner visage) sous le processus configutateur de la néantisation.

 

Avant même d’apparaître,

le Soleil appartenait au Néant.

Avant même notre naissance,

nous ne pouvions connaître

que les limbes du Néant.

L’amant hallucinant,

dans ses rêveries éveillées,

l’Amante, l’arrache au Néant

qui la retient captive.

 

   Tout, dans l’exister, toutes les ressources, les configurations, les formes, les lignes proviennent de ce fond sans fond, de cette inépuisable Corne d’Abondance qui est le lieu même, innommable, de la venue en présence de ce qui est, à partir, sans doute de cet espace que Platon nommait la « Chôra », cette zone d’indétermination où les choses sont œuvrées afin de sortir de l’anonymat intelligible pour figurer dans l’épaisseur incarnée du sensible.

   Dès lors comment comprendre cette toile, y faire effraction avec le plus d’exactitude possible, la percevoir en son fond telle une habile métaphore qui ouvre le Rien, le décèle, le rend vacant pour une lecture possible de la Présence qui, en toute rigueur, n’est qu’effectuation d’une originelle absence ? Ce qui, je crois, est à repérer dans la venue de l’œuvre à elle-même, nullement une esthétique qui solliciterait l’émotion du Voyeur. Nullement une éthique qui nous enjoindrait de pratiquer une morale du retrait. Nullement une forme qui appellerait d’autres formes en abyme et, ceci, à l’infini. Cette œuvre est entièrement livrée à un processus de néantisation autonome, manière de boucle refermée sur elle-même, autisme métaphysique de la plus haute teneur. Et c’est bien en ceci, sa situation sur le bord du méta (méta-réel, méta-langage, méta-sensorialité), sa fuite de lisière, sa frange aurorale, sa vibration faiblement crépusculaire, sa proximité de l’aura corporelle (ce mystère), son effritement visuel nous conduisant à une sorte de myopie, sa perte dans les cendres du silence, c’est bien ceci qui nous tient captifs, sur la margelle d’une hallucination, à l’extrême limite d’un cri intérieur. De stupeur. D’étonnement. De supplique. Car, à bien parler, nous devenons des êtres dépourvus de demeure, privés de sol, mutiques, laissés à même le fardeau d’une lourde et équivoque pesanteur. Nous qui faisions l’hypothèse de l’envol au contact de la toile, de notre sûre allégie, de notre flottement en de hauturières altitudes, nous voici reconduits, tels de prosaïques et antiques Figures, à n’occuper que des positions de Cariatides supportant la charge de chapiteaux invisibles.

   Ici, l’art de Léa Ciari a consisté à ouvrir une meurtrière scindant les mots, pratiquant leur nécessaire intervalle signifiant. A consisté à glisser la lame de l’outil dans l’intervalle silencieux de toute parole. A consisté à faire surgir les blancs de l’œuvre afin qu’un rythme s’installant, s’instaure quelque chose de lisible issu du pur mystère. Et, afin de filer la métaphore plus avant, il me semble que nous pourrions éclairer notre réflexion à l’aide du fameux Ruban de Möbius.

 

 

Le Doute comme esquisse de Soi

Ruban de Möbius

Source : Wikipédia

 

*

 

   Sa face avant, face de la Présence, de la manifestation, de la visibilité serait le simple reflet de sa face arrière néantisante, celle de l’Absence, du Rien, du Vide à partir de quoi tout s’essentialise, prend chair, devient chiffre, devient signe, devient sens. Et l’opérateur de cette métamorphose se situerait au point exact d’inversion du Réel et de son contraire, l’Irréel (voyez le retournement de la peau du reptile, la renaissance à Soi, le prolongement d’un destin), au point qui se nomme « chiasme », là où doivent nécessairement se porter notre esprit, notre jugement, notre lucidité, point d’équilibre situé à mi-chemin de notre Conscience (la Présence) et de notre Inconscient (l’Absence), Néant en tant que toile de fond sur laquelle se détache l’exister.

   Nous sommes nous-mêmes cette Charnière Dialectique, ce point de fusion alchimique, cette ouverture de pleine focale de la mydriase (cette exception du voir proprement sidérante), ce projet jeté en avant de Soi qui, s’extirpant des ombres fuligineuses de la myose (cette réduction de la vision au lieu commun, à l’image d’Épinal), cette charnière donc qui ouvre l’horizon étréci du Doute, le désopercule, distend ses membres le temps d’une vision avant, que de nouveau, les membranes du Néant ne se referment sur notre étique chrysalide, rejoignant le site même de notre venue, épousailles lumineuses et définitives avec ce Néant qui signe la singularité de notre humaine condition.

 

Merci à vous Léa Ciari

qui avez posé sur la toile

cette belle et persistante Physique

que la dimension du Méta

est venue bousculer pour notre

plus grand profit Méta-Physique.

 

 

 

 

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19 février 2024 1 19 /02 /février /2024 11:11
D’un continent l’autre

 

Roadtrip Iberico…

Al Sùr del Sùr…

El Estrecho de Gibraltar

 

Photographie : Hervé Baïs

 

***

 

   On a beaucoup roulé, on a sillonné de longs chemins de bitume, on a franchi des cols, longé de blanches cascades, on a aperçu des chapelles romanes, leurs toits de pierre ; on a glissé le long de rivages bleu Outremer, de longues voiles faseyaient au large ; on a dormi dans d’antiques hôtels blanchis à la chaux, d’immobiles moulins à vent montaient le long de sombres collines ; on s’est faufilés parmi les troncs fibreux des palmiers ; on a traversé les gorges des villes que dominait la silhouette ocre de l’Alcazaba ; on a vu les plages d’Aguadulce couvertes de tapis de chiendent ; puis on a plongé vers le Sud, aussi loin que l’on pouvait aller car c’est de notre identité d’Hommes finis dont il s’agissait, de la possibilité d’un futur immédiat, car on était appelés à être en Soi, à  expérimenter les seuils, les passages, les transitions, autrement dit mettre à l’épreuve nos propres limites.

   

   Tels des poulpes resserrés au fond de leurs grottes marines, il fallait lancer les lianes de nos tentacules en direction de ce qui n’était nullement nous et nous appelait urgemment à la hauteur de cet inconnu qui nous fascinait et nous mettait au défi d’en connaître la troublante énigme. Il fallait grapiller, hors de Soi, tout ce qui nous questionnait, cueillir la myrtille sauvage, cueillir l’acide prunelle, cueillir toutes ces baies à portée du regard, en faire des nutriments à portée de la main, s’accroître de leur dimension, se dilater à la mesure de ces fragrances qui n’étaient jamais que nos propres fragments disséminés dans le vaste Monde avec lesquels notre Destin, existentiellement, devait nous mettre en présence.

   Un jour de grise certitude, on a su, irrémédiablement, que l’on était arrivé au terme du chemin. Tout là-haut, le ciel tenait son immuable toile noire, identique à un étendard qui disait à la Terre le lieu inimitable de sa lointaine venue. Des nuances de gris descendaient vers la terre, comme si le ciel, adoucissant sa nuance, avait voulu poser sur le sol sa légendaire légèreté. Un fin liseré de nuages doucement pommelés s’étirait au-dessus de la ligne d’horizon. Et cette ligne d’horizon était lointaine, étrangère en quelque sorte, venue d’une illisible contrée, pareille à ces songes duveteux qui talquent nos rêves des plus délicieuses rêveries qui soient. L’horizon était une montagne, des plissements de rochers, des failles, peut-être des gorges à la noire profondeur, l’horizon étai tel qu’en lui-même une pure évidence mais, pour nous, les Étrangers, les Nomades sans but, il n’était que singulières ténèbres, charade dont nous n’avions nullement la réponse, fable dont nous ne pouvions ni percevoir le début, ni imaginer la fin, genre d’histoire sans paroles qui ne pouvait que rencontrer notre propre mutité. Un silence contre un autre silence.

  

   Nous étions sur le point le plus éloigné, sur cet étrange finisterre, comme si, sur le bord de nous-mêmes, nous étions parvenus à notre plus grande ouverture, mais aussi la plus inquiète, la plus fragile. Du promontoire qui nous offrait son sol étroit, nous découvrions, en avant de nous, tel notre probable futur, la large bande blanche de la Mer, cette manière d’étalement uniforme qui scindait le monde en deux : en deçà, un territoire connu bien que non entièrement décrypté ; au-delà, un territoire qui, pour être totalement visible, n’en recelait pas moins sa part obscure, sa part de mystère. Sous nos pieds, en quelque sorte, la lame précise de notre conscience (ce site infini d’éclairement), devant nos yeux, l’étrangeté de notre inconscient (ce lieu nocturne et de songes lourds), et cet inconscient montrait ses plis et ses replis, ses entailles hermétiques, ses vastes couleuvrines dont on devinait les bizarres desseins à défaut d’en percevoir le troublant message. Sur la dalle claire de la Mer, simple glissement de suie sur la blancheur, un simple trait noir, une anonyme embarcation avec, sans doute, dans ses soutes, des objets innommés, des provisions illisibles et, peut-être, d’obscurs Passagers occupés à des tâches sans nom.

  

   Alors, comment demeurer sur la lisière de sa conscience, n’être nullement happé par ce violent désir de connaître, sinon de posséder, tout ce qui, à l’horizon, résiste, parfois se cabre, refuse de nous appartenir ? Mais, vers cet au-delà il faut oser aller, comme l’on s’aventure en sa propre profondeur pour en sonder les rêveries, les fuyants linéaments, tâcher d’en percevoir le sens, fût-il éphémère, intangible, sur le point de s’évanouir. D’un continent l’autre. De Soi, hors de Soi. De la parole doucement proférée en son intérieur, vers cette parole inaudible, extérieure, qui nous requiert et se donne comme notre nécessaire prolongement. Bander l’arc de ses sensations, en faire des tremplins, qui, nous exilant de nous, ne font que procéder à cet accomplissement dont, toujours, nous rêvons, comme de galets dont il nous faudrait saisir la grise texture avant même que l’écume n’en efface l’image subtile à nos yeux.

   

   Partir de ce continent-ci, découvrir ce continent-là, voici notre trajet existentiel le plus vraisemblable, celui auquel, lui accordant quelque crédit, notre vie se fardera des mille signes qui la rendent singulière, incomparable.

  

   VOIR les ruelles bleues et blanches des kasbahs, la lumière y ruisselle, pareille à celle qui

   court au fond des gorges.

   VOIR le quartier des Tanneurs avec ses cuves rondes tachées de rouge Brique, de marron   

   Châtaigne, de Tangerine ou d’Abricot.

   VOIR la ville sainte de Moulay-Idriss, ses collines plantées d’oliviers et d’aloès.

  

   ENTENDRE le vent glisser parmi les feuilles vives des palmiers, une mince chanson, douce      

   aux oreilles des Nomades et des Ermites qui hantent de leur belle présence l’immensité du   

   Désert.

   ENTENDRE les coups alternés des marteaux des Dinandiers qui dressent le cuivrent, y

   dessinent des signes d’un alphabet abstrait plein de ressources secrètes, ésotériques.

   ENTENDRE l’outre de peau qui percute l’œil aveugle de l’eau au fond de la bouche étroite

   d’un puits.

  

   GOÛTER la saveur complexe du curry avec la touche légèrement anisée de la coriandre, la    

   note fortement épicée du gingembre, la puissance aromatique, citronnée, de la cardamome.      

   GOUTER la texture moelleuse de la datte Deglet Nour, son délicat goût de miel.

   GOÛTER le thé royal, subtil mélange de cannelle, de cumin, d’anis étoilé, de menthe, un   

   univers entier dans un de ces verres d’argent finement ciselés.

  

   TOUCHER le sable lisse des dunes, le laisser s’infiltrer dans la résille souple des doigts.     

   TOUCHER la peau usée des dromadaires, ce cuir des barkhanes,

   TOUCHER les boucles laineuses des moutons, on dirait de fins nuages cardant leur belle

   complexité.

   TOUCHER les murs de crépi jaune des forteresses de glaise du Haut Atlas.

  

   SENTIR les odeurs fortes, mêlées des Souks, celle d’essence et d’huile des cuirs,

   SENTIR la texture serrée des tissus,

   SENTIR les nuages âcres des forges.

   SENTIR l’air iodé, salé, l’odeur du grand large fouettant les murs des fortifications

   d’Essaouira.

   SENTIR la lourde fragrance des bouquets de menthe brûlés par le soleil.

  

   Voir, Entendre, Goûter, Toucher, Sentir, au-delà du promontoire de notre habituelle appartenance, tous ces signes qui ne franchissent le Détroit qu’à nous enseigner une autre manière de vivre, à nous transmettre les codes d’une culture différente de la nôtre (nous en perdons habituellement la valeur insigne), à nous arracher à nos immémoriales polarités afin que, touchés par une sorte de grâce étonnante, nous puissions devenir autres que nous sommes sans, pour autant, renier en quoi que ce soit la condition qui nous a été remise à l’orée de notre existence.

 

   Franchir le Détroit veut dire : s’accroître d’un degré qui, jusqu’alors, nous était inconnu.   

   Franchir le Détroit veut dire : sortir hors de Soi, butiner tout ce qui passe à porter puis regagner

   sa propre enceinte riche de nouvelles visions, habité de nouvelles saveurs.

   Franchir le Détroit veut dire : jeter son propre Soi parmi le tissage serré de l’altérité, en

   ramener un long fil de soie au terme duquel nous serons des Hommes en partage, des Hommes

   fécondés par cette invisible ligne immatérielle qui se nomme Connaissance, Amitié, Amour.   

   Franchir le Détroit veut dire : abattre les apories contemporaines (guerres, famines, génocides,

   violence, domination, aliénations) et leur substituer un profond savoir de l’Humain en son

   essence au gré duquel nous serons, selon la belle expression de Francis Cabrel, dans sa

   chanson éponyme :

 

« Des hommes pareils

Plus ou moins nus sous le soleil »

 

   Ce qui, ici, est à retenir, certes « des hommes pareils », certes, « sous le soleil », mais ce qui nous paraît décisif, c’est bien « nus », cette nudité qui préside à notre naissance, à notre venue parmi les Mortels dans le plus grand dénuement qui soit.

 

NU : nulle différence.

NU : adoubé au Simple et à lui seul.

NU : jamais la Vérité n’a été aussi près.

 

   Ce à quoi nous invite le Chanteur-Humaniste se retrouve dans le propos du Photographe, ce dépouillement, cette évidence inscrite au cœur même du Soi.

 

D’un continent l’autre,

il nous faut trouver le juste milieu,

l’équilibre,

la voie sublime

 de la Raison.

Hors de ces choix,

hors de ces décisions,

erratiques parcours seulement,

figures de la tragédie,

catapultes du Non-sens

qui nous réduisent à Néant !

 

 

 

 

 

 

  

 

 

 

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6 février 2024 2 06 /02 /février /2024 10:29
Ce qui, d’avance, est perdu

 Photographie : Susana Kowalski

 

***

 

   On est là, comme perdu en Soi, flottant dans son linge de peau, ne sachant plus réellement où trouver son orient, on est, en quelque façon, orphelin de Soi et, corrélativement, orphelin de l’Autre, de Tout Autre, femme, paysage, art, littérature, philosophie, toutes ces hauteurs au gré desquelles on est Soi plus que Soi, Soi en avant de Soi, Soi de lumière, expulsé des ténèbres. On est là, pure hésitation du jour, fine lisière tremblante de l’aube, inaudible grésillement parmi le tumulte du Monde. On est Soi privé de Soi, on est le Soi de la négativité, toute positivité, toute effectuation, toute détermination s’annonçant tels de simples mots, nullement à la manière d’une réalité, d’une chose tangible-préhensible. On est là sans y être et l’on se pose l’étrange question :

 

« Pourquoi y a-t-il Rien,

plutôt que quelque chose ? »

 

   Et, dans les travées libres de la matière grise, dans la bizarre complexité des neurones, dans les fines dentelles des dendrites, dans les réseaux blancs d’axones, dans la moindre fibre s’allume et s’éteint, en cadence, cet étonnant feu de Bengale qui, une fois exulte dans l’approche d’une vérité, tantôt s’étiole dans la forme du mensonge.

 

« Pourquoi y a-t-il Rien ? »

 

   et l’écho, le cruel écho renvoie la réponse néantisante, clouant le Soi au pilori :

 

« Pourquoi y a-t-il l’Absence, la Perte,

 le Manque, la Vacuité,

l’Horizon dévasté ? »

  

   Le Soi se cabre, se révolte, essaie de s’assembler autour de ce qui lui reste de réalité : une pellicule, un léger grésil, un expir avant même qu’un respir soit possible qui donnerait l’espoir d’un nouveau cycle, d’une re-naissance à Soi, d’une palingénésie promise depuis l’aurore des Temps. Soi face à Soi comme le pire des Destins qui se puisse imaginer,

 

donation-retrait,

offrande-lacune,

faveur-préjudice,

 

   comme si exister n’était qu’une absurde dialectique, le second terme annulant le premier, sans espoir de retour, sans attente de quelque rétribution. Soi-aux-mains-vides qui ne parvient même plus à s’étreindre lui-même, à reconnaître son épiphanie dans le miroir, Narcisse-oblitéré, Orphée privé de son Eurydice, Esquisse s’estompant à même chaque acte, chaque figuration sur la scène vide du Monde.

  

   Ce qui d’avance est perdu, le Soi en son intégrité. Le Soi comme sens pour Soi. Le Soi comme certitude de Soi. Alors, quel recours afin de retrouver son Soi, si ce n’est de le quitter, de se projeter loin vers l’avant, en ce lieu de curieuses hypothèses, peut-être l’une d’entre elles se donnera-t-elle comme espace de possibilité et d’actuation, de re-nouvellement, une Nouveauté surgissant du Rien qui donnerait appui au Soi, le projetterait dans la dimension de l’à-venir, de ce qui, n’ayant encore eu lieu, s’ouvre telle une Corne d’Abondance où plonger ses mains et badigeonner son corps d’un baume, sinon de félicité, du moins oindre sa peau d’une touche lénifiante, émolliente. Recoudre son épiderme, repriser son âme, donner un nouvel essor à l’esprit. Ce qui, d’avance est perdu, le Tout du Monde si le Soi fait défaut, si le Soi s’annule et s’écroule sous le poids même de son manque-à-être. Que reste-t-il à faire, sinon jouer de son Soi, y ménager des respirations, y creuser des lumières, y inclure des meurtrières par où s’infiltreront de neuves significations, se déploieront des golfes, se multiplieront ces criques propices à l’abri, au ressourcement, à la lustration d’un corps qui n’était promis qu’aux ténébreux abysses ?

  

   Toutes ces hypothèses, on les bâtit à l’intérieur de Soi, mais hâtivement, mais impatiemment, telle une Tour de Babel branlante, une Tour lézardée des mille langues qui en traversent les murs de glaise et de pisé. Et, cherchant à accomplir un pas en avant, c’est-à-dire à annuler nos doutes les plus fonciers, les plus irréductibles, on avance, cependant dans l’inassurance de qui-l’on-est, dans l’incertitude, le pessimisme, le tremblement et les frissons qui s’enroulent, tels des lierres envahissant les rameaux des jambes. Que fait-on afin de sortir du gouffre, afin de s’extraire de sa tunique de lourde écorce, afin de porter son propre aubier à l’éclat du jour, à offrir son limbe au luxe inouï du Monde ? On se poste sur la margelle de Soi, figure avancée de Sentinelle et l’on observe le Différent (qui, le plus souvent est un différend, une polémique, une lutte intestine), et l’on scrute ce qui nous est Étranger, et l’on s’essaie à déchiffrer le sourd et têtu hiéroglyphe du Monde, ses étonnantes gesticulations, parfois ses mimiques de Mime, ses sauts de Polichinelle.

  

   On est là, au bord le plus périlleux de ses yeux, sur la frontière de sa peau, au sein même de cette aura invisible qui n’est que notre Soi en partage, la partie de nous en commerce avec ce qui n’est nullement nous. L’air est gris-bleu, un air de dragée et de glace, de banquise. Un air qui nous hèle et, en quelque sorte, nous pétrifie. Inconsistant, perdu d’avance, nous n’avancerons guère dans notre effort pour en définir les contours. On est là, sur la fièvre de Soi, on est là, happé par l’en-dehors, frappé du flamboiement de cuivre d’une Chevelure Inconnue, un ruissellement frappant nos rétines, une illumination se cognant aux parois de notre Être, s’exonérant de lui appartenir jamais. Une illusion. Un simple feu follet. Un dépliement mystérieux d’écharpe boréale. L’étincelle d’un arc électrique. Un éclair entre deux électrodes. Un ciel d’orage zébré de lianes bleues.

  

   Perdus d’avance, tout, ce ruisseau de cuivre et Celle, la Précieuse, qui le dérobe à notre naturelle curiosité, l’ôte à notre vibrant et tellurique désir. Dérive des Continents. Dérive immense. Écartèlement violent de la Pangée, en naissent deux fragments, le Gondwana et la Laurasia, qui ne sont eux-mêmes qu’à être séparés, qu’à s’exiler de la Pangée originaire. Architectonique métaphorique de l’Exister, tout, déjà au départ, est divisé, tout déjà au départ est éparpillé, disséminé, émietté. Nous ne nous possédons qu’à être perdus, identité dérobée, singularité plurielle, antinomie de nos principes fondateurs.  

  

   Un bouquet d’arbres au milieu de la banquise. Il est Lui, à défaut d’être Nous. Et pourtant nous voudrions tant ne faire qu’un avec lui, couler dans ses veines de bois, devenir simple trajet de sève dans ses ramures, nous diviser en mille ruisselets-frères dans l’estompe sans nom qui en reçoit la subtile donation. Tout ceci, cette fusion dans l’Autre est perdue pour Nous, perdue pour Lui, le végétal échevelé qui ne connaît plus ses limites, mixte d’air et de brume, mixte d’Aigue-Marine et de Fumée, de Menthe et de Jade. Le pluriel a gommé l’unique, le divers a aboli le rassemblé, a effacé l’ajointement, a dissous l’attache, a raturé la suture.  

  

   Et l’eau cette masse liquide informe (des bulles, des écharpes, des gazes en traversent l’illisible matière), elle n’est là qu’à être Elle, à s’approfondir en son essence retirée, à poser devant le globe sourd de nos yeux cette énigme bleu-Céleste dont nous eussions voulu qu’elle nous libérât de nos chaînes terrestres ; ce bleu-Charrette, bleu qui nous eût emportés loin de nos soucis nocturnes ; ce bleu-Pervenche, la caresse appliquée de ses pétales veloutés nous eût réconcilés avec nous-mêmes. Mais dans cette disjonction des Bleus, dans ce flux qui, une fois nous assure de son être, une fois s’en absente, nous sentons la totalité de notre corps vaciller, nous éprouvons, avec douleur, l’arrachement des choses, leur perpétuel charivari, leur infini glissement qui n’est, à bien y regarder, que le miroir du nôtre.

 

Tout, d’avance, est perdu !

 

Tout est tellement traversé de finitude !

Tout est tellement empreint

du grésil du non-retour !

  

   Et cette bande de terre jaune, de sable couleur de deuil et de longue tristesse (la vêture noire de l’Inconnue en est le répons le plus sûr !), nous sentons bien, dans le bourbier de notre chair, son acide prurit, son invagination en nous, comme si son destin n’était que de nous réduire à l’immobilité d’Hommes et de Femmes de sable. Et ce sable que nos mains convoquent à des fins de saisissement (entendons, saisir en son acte de préhension, mais aussi bien, et sans doute plus, cette commotion de l’esprit, cet ébranlement de l’être, cette stupéfaction d’être-au-monde avec sa charge de dénuement), eh bien, en leur conque, parmi nos doigts tentaculaires, juste un peu de pierre résiduelle, à peine une trace, comme si ces témoins aveugles, nous les avions tirés de notre imaginaire comme on tire l’eau noire et muette de l’étroite gorge d’un puits.

  

   Nous regardons l’image comme elle nous regarde et, dans cette vision double, s’inscrit un étonnant flottement, l’exact contraire d’une affinité, la bouche d’un écart, la faille d’un intervalle, la rupture d’un éloignement et, pour parler en toute vérité, la dimension trouble, délirante de l’égarement, « action de se perdre », selon sa valeur étymologique.

 

Tout, d’avance, est perdu !

 

Tout comme les mots de cette fable.

Tout comme ses phrases, simples

somnambules à l’orée du Monde.

Comme ce texte qui, une fois lu

(mais l’est-il réellement ?)

retourne dans les limbes

dont il provient

et meurt de n’être

plus fécondé.

Autrement dit

compris

et métabolisé.

 

Tout, d’avance, est perdu !

 

Rien ne subsiste que du

non-être plaqué sur de l’être

 ou, plutôt, de l’avoir-été.

 

Plus rien !

 

 

 

 

 

 

 

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3 février 2024 6 03 /02 /février /2024 09:21
La mondo estas freneza

Peinture : Barbara Kroll

 

***

 

   « La mondo estas freneza » propose le titre sur le mode du Langage Universel qu’est l’Espéranto. L’Espéranto, cette langue véhiculaire supposée combler l’abîme langagier entre les Peuples, cette Langue de l’Espérance, rêvée, sinon utopique, qu’en reste-t-il aujourd’hui à part de vagues traces qui s’évanouissent dans les fumées et vapeurs babéliennes ? Ici, nous n’en retiendrons guère que l’allure générale, l’étrangeté et, surtout, cette « freneza » sous laquelle chacun reconnaître notre vocable français « frénétique », nous focalisant essentiellement sur ses différentes valeurs étymologiques :

 

« atteint de délire furieux » ;

« animé d'une passion excessive » ;

« violent, hardi »,

 

   la « violence » des définitions nimbant « la mondo » d’une auréole pour le moins fort peu glorieuse, pour le plus d’une manière de flèche de curare visant en plein cœur Ceux, Celles qui en éprouvent la dureté de fer et l’inflexible volonté de détruire tout ce qui vient à l’encontre.

  

   Alors, à défaut de pouvoir toujours demeurer dans les ténèbres profondes de la cécité, il nous est existentiellement demandé de porter notre regard sur « la mondo » et de chercher à y déceler parmi ses touffeurs de mangrove, son désordre de savane, sa nudité de steppes courues de vent, quelque indice qui nous incline en direction de cette « freneza », laquelle, pléthorique, ne se soustraira nullement au scalpel de notre lucidité. C’est, encore une fois et toujours, sur le mode métaphorique que cette jungle luxuriante sera abordée, Explorateurs, Exploratrices d’une réalité si emmêlée, si labyrinthique, si hiéroglyphique que le travail de nos neurones n’en sera guère facilité, que la tâche du concept s’en trouvera confuse, que les motifs de notre perception se dissoudront à la manière des superpositions colorées des kaléidoscopes.

  

   « La mondo » ne se laisse saisir que sur fond rouge, rouge de braise, rouge d’hémoglobine, rouge ardent de la passion. Nul repos dans cette déflagration écarlate, nul blanc, nul intervalle qui viendraient (comme dans les touches cézaniennes de la Sainte-Victoire) apporter quelque respiration, disposer une halte, ménager un espace de méditation. L’Incarnat jouxte la chair plus soutenue du Nacarat ; le Nacarat, dans les fonds, connaît le sombre, l’oppression de l’Amarante ; l’Amarante ne s’espacie que dans un Corail natif à peine sorti des limbes et prêt, semble-t-il à y retourner. Mais quel est donc le motif de ce retour, le paysage Humain est-il si terrible à affronter, son lexique si complexe que nul n’en percevrait le confus discours ? Cependant « la mondo » tourne et sa giration est une ivresse, un tourbillon de feu et de sang, une permanente explosion, un craquement de ses jointures, un déchirement de ses plus belles passementeries. Cependant « la mondo », dans sa rubescente effectuation, moissonne des millions de têtes, creuse dans le derme affligé de la terre ses mille sillons où pourrissent les chairs de Ceux qui se sont risqués à vivre, de Celles qui, voulant honorer la Nature, ont mis au monde de fragiles et innocentes vies, certaines condamnées avant même d’avoir pu exister. Partout sont les rivières d’humeurs pourpres, les lacs de lymphe, les cathédrales ossuaires, les nœuds livides de ligaments, les tissus entrecroisés d’aponévroses qui battent dans le vide, tels d’inutiles drapeaux de prière.  

 

    Et ce qui, ici, devant nos yeux enduits de cataracte, se donne pour une chevelure, avec ses boucles, ses plis, ses dépressions, ses anfractuosités, ne serait-ce l’image de ces grottes primitives, antédiluviennes dont les Hommes et les Femmes d’aujourd’hui ne seraient encore sortis, leurs ombilics soudés à la germination primitive de « la mondo », leurs oreilles emplies de la rumeur des rhombes, os, métal, cordelette, qui vrombissent dans l’air tendu, torturé, rouet de Magicien chargé de la séduire, « la mondo », puis de la violenter, de la posséder dans la suprême exultation des corps ? Un corps dominant l’autre et le plaçant sous la férule d’une implacable servitude. Partout des remous de glaise jaune Soufre, des sentiers au bord des ravins, d’étranges Silhouettes décharnées, font mouliner au-dessus de la broussaille de leurs têtes les lames étincelantes des shurikens, nul ne doit échapper à leur soif de vengeance héréditaire, à leur appétit de violence atavique, à leur volonté de puissance congénitale. Ces Caricatures humaines n’ont de présence qu’à tuer l’Autre, d’autre justification qu’à détruire (« Détruire, dit-elle »), qu’à réduire à néant les prodiges que d’habiles civilisations ont mis des siècles à construire.

   

   Partout on abat des « Murs de Jéricho », partout on lacère des toiles de Maître, partout on descelle les pierres monumentales du Peuple Inca, partout on scalpe les tribus des Navajos et des Comanches, partout on incendie la forêt, on abat les colonnes millénaires des Menaras, ces arbres géants de plus de cent mètres de haut. Partout on creuse de larges entailles dans la terre pour y capturer ces précieuses gemmes qui brillent, fascinent et tuent, aussi bien Ceux qui les cherchent que Ceux qui les possèdent. Partout, comme dans la chevelure bigarrée, chamarrée du Modèle de l’image, sont les convulsions de l’hubris, les soubresauts de l’envie, les ébranlements de l’orgueil, lesquels se donnent comme le Mal incarné.

 

Å se demander si le Bien existe de soi,

d’une manière naturelle.

 Si, bien au contraire,

chaque parcelle de Bien

n’est la résultante d’une usure,

d’une abolition, d’une érosion

d’un Mal incurable dont « la mondo »

serait atteint de toute éternité,

traînant derrière lui,

tel un boulet de Sisyphe,

l’exténuante et irrémissible charge.

 

  Oui, métaphoriquement, ces hautes vagues spasmodiques, ces flux mouvementés, ces lames affectées de multiples distorsions sont la syntaxe distendue de « la mondo », en laquelle s’illustrent les afflictions existentielles, les tourments humains, le poids des calamités dont Chacun, Chacune ressent les violets effets à défaut d’en pouvoir maîtriser les terribles et mortifères mouvementations. Au plus profond des forêts pluviales, on creuse de noires galeries dans l’espoir d’y découvrir ce métal jaune qui rend fou, ces pépites qui sont comme les concrétions de la démence la plus paroxystique. Au plus haut des montagnes, sur la lisière revendiquée de telle ou de telle frontière par des pays antagonistes, on entend le claquement des balles suivis de cris, suivis de rivières d’hémoglobine, suivis d’une tristesse, d’une souffrance sans fin. Dans les ténébreux coupe-gorges des cités tentaculaires, des corps sont saisis sans ménagement, placés dans de mortelles encoignures, écartelés par des sexes furieux de n’être point aimés et l’holocauste a lieu loin des regards, et des existences partent en lambeaux, ventres mutilés en des gestes abortifs qui ne connaissent même plus le lieu et la raison de leur violence.

 

Violence à l’état pur,

violence pour la violence.

  

   Sous la terre, tels des rats que l’on chasserait, on gaze des peuples entiers, cohortes de cloportes ; on écrase tout ce qui vit, on mutile tout ce qui, encore entier, se donne comme menace, les bras sont armés de vengeance, les yeux sont des braises ignées, les mains des crochets venimeux tels les queues courbes des scorpions. Oui, c’est un peu ceci que suscite en nous la vision de ces boucles jaune Mimosa auxquelles se mêlent d’autres boucles brunes de Cannelle, comme une clarté, une pureté que viendraient souiller de sombres désirs de crime, une Humanité ne se levant qu’à s’euthanasier, à détruire la partie opposée, ce qui n’est nullement soi.

 

Principe de Mort excédant

le Principe de Vie.

 

   Partout des charniers, des lambeaux de chair, des fosses communes où, telles les flèches de la désolation, de l’ultime souffrance, du supplice gratuit, les intelligences sont réduites à zéro, les consciences élimées, les sentiments vendangés par des hordes sauvages.

   Cependant, à la surface de la Terre, sur de lisses rubans de bitume roulent de longues limousines chargées de la mégalomanie humaine, de la paranoïa la plus indécente. Ici, les volutes, les tourbillons, les vortex sont ceux de luxueux « Havane » répandant leur fragrance musquée sur des sièges de cuir rare, tout contre les vitres fumées derrière lesquelles s’abrite l’incroyable morgue existentielle. Une haute invisibilité synonyme de pouvoir, de puissance, de volonté, d’actes perpétrés au motif d’une polémique sanglante trouvant son explication dans le simple fait que « l’homme est un loup pour l’homme ». L’irrationnel, partout, en tous lieux, en tous temps, agitant, tel un furieux sémaphore, la vindicte de ses bras aveugles.

    

   Jusqu’ici, seule l’image de la chevelure nous a occupés. Mais, focalisant notre vision, combien cette représentation de la main, blême, livide (on dirait celle d’un cadavre), nous interroge et nous inquiète jusqu’en notre tréfonds, à l’endroit où grouillent encore des figures monstrueuses inexpliquées venant sans doute de notre haute généalogie, lorsque nos ancêtres n’étaient que de vagues moignons, de simples excroissances d’humus en attente de devenir des Sapiens, ils n’étaient alors que des genres de bêtes gorgées de frénésie, envahies du suc acide de la  véhémence, ils n’étaient que de vagues matières serties en des plis de frénésie, seulement occupées de profanations, commis à de violentes destructions.

  

   Geste de la main perçu, par nous, Hommes et Femmes à demi-civilisés, selon une agressive automutilation dont la valeur symbolique, à n’en pas douter, pose l’hypothèse que l’Homme n’a de cesse de se détruire, de semer les spores de la Mort partout où fleurit l’espoir d’une Vie. La joue de la Figure est lacérée, qu’indique une large trace de sang.

 

Main mortelle, la blanche, greffée

sur une main assassine, la rouge.

 

   Le visage en est biffé, son épiphanie totalement abolie, si bien que l’Esquisse est plongée dans une irréversible cécité. On le voit clairement, le Mal a terrassé le Bien et cette vision manichéenne que d’aucun pourraient juger simpliste, archaïque en quelque manière, éclate à la façon d’une vérité s’imposant à nous sur le mode d’une gifle, d’un camouflet, d’une flagellation.

  

Vue insupportable du vice de forme de notre Condition : sous l’apparence joyeuse, édénique, sous la peau douce et lisse, sous la soie épidermique, ce ne sont que tumultes de sang, réseaux de nerfs exacerbés, lames de canif prêtes à entailler.

 

C’est l’Enfer qui attaque à l’acide

le paysage fleuri du Paradis.

 

   Les lions affables, les licornes bienveillantes, les girafes aimables, les éléphants courtois, les tigres affectueux, les renards pleins d’attention, les singes serviables, les corbeaux pris d’amitié pour leurs ennemis héréditaires, tout ce petit monde lustré de beaux sentiments, toute cette joyeuse confrérie fêtant la félicité de la convivialité, eh bien cette noble assemblée retourne un jour sa face mondaine, ne laissant plus paraître que griffes et crocs, sabots affutés, trompes vengeresses, becs crochus tels les nez des Sorcières. Oui, c’est ainsi et c’est navrant au plus haut point, la Grande Galerie de l’Espèce Humaine est habitée d’étranges spécimens qui, sous des traits apparemment stables, immobiles, confiés aux lois éternelles du Temps, sembleraient sédimentés, reclus en un destin momifié, alors que le feu couve sous la cendre, toujours prêt à resurgir, à semer, sur la surface de la Terre, les pires cyclones et tempêtes qui soient, à répandre la famine, à assécher la gorge des puits, à diffuser la vermine à l’ensemble des territoires, à assurer la pullulation des virus, à faire de la peste et du choléra les deux seules figures possibles pour l’Homme pour la Femme.

  

   Bien entendu, ici nous arrivons à l’exténuation du sens métaphorique de la peinture, nous la désignons comme la représentation de nos pires cauchemars, nous l’envisageons sous les traits des rêves les plus délirants, nous l’abordons telle la danse de saint Guy affectant les pauvres diables atteints de cette terrible chorée de Sydenham qui, aux yeux des Quidams, des Étourdis, des Inattentifs passe pour le degré le plus haut de la folie. Certes l’état de décomposition avancée du Monde actuel est pour beaucoup dans la tonalité particulière de notre interprétation mais, pouvons-nous échapper en quelque manière que ce soit, à ce violent sabbat qui s’abat sur l’ensemble des continents et les installe au sein d’un remous dont, encore, nul ne peut voir, ni les terribles conséquences à long terme, ni apercevoir le miracle qui fera se métamorphoser le Mal actuel en Bien futur. Si quelqu’un parmi vous a la réponse, tel Zarathoustra, qu’il sorte sur le seuil de sa caverne et annonce au Peuple rassemblé, la Bonne Nouvelle. Oui, la Bonne Nouvelle !  

 

 

Au lieu de « La mondo estas freneza »

 

Bien plutôt et avant tout

 

« La mondo estas savita »

 

« Le Monde est sauvé »

 

« La mondo estas bela »

 

« Le Monde est beau »

 

« La mondo estas malavara »

 

« Le Monde est généreux »

 

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30 janvier 2024 2 30 /01 /janvier /2024 09:12
Où passe la Ligne ?

Esquisse : Barbara Kroll

 

*

 

   [Quelques indications sur ce Poème Abstrait

 

   Il est de notoriété publique, il est de l’ordre du sens commun de croire que nous ne pouvons saisir le contenu d’une écriture que de manière exotérique, c’est-à-dire en nous focalisant sur les évidences sémantiques qu’elle offre à notre vue : un paysage, une habile métaphore et jusqu’au sentiment porté à son rougeoiement. Soit le rayon d’une vue extérieure s’appliquant à de simples phénomènes eux aussi extérieurs. Mais ceci ne va nullement de soi. Å l’exotérique, définitivement, il faut choisir l’ésotérique, « la chair du milieu » qui ne révèle jamais son sens

que de l’intérieur du Poème, c’est-à-dire de l’intérieur du Langage.  Il faut donc s’inscrire parmi le Peuple des Mots, sa belle et généreuse densité, bien plus qu’écouter son propre lexique, lequel n’est que manœuvre de diversion. La totalité du sens est tissée de la pulpe des mots, éclairée de leur radiance, dilatée de leur essence plénière. Se chercher dans le Langage, c’est déjà faire fausse route, c’est déjà donner son âme au Diable.

   Un seul mot, « Ligne » par exemple, est gros de significations le plus souvent inaperçues : ligne de partage entre deux Êtres, Celui-que-je-suis et Celui-que-je-ne-suis pas, ligne de l’horizon qui est ligne du destin, lignes de la main qui sont les marques les plus apparentes de notre façon de nous emparer des choses, de les éprouver, tantôt rugueuses, tantôt lisses et onctueuses. Un art du toucher qui est aussi art de l’approche et de la compréhension. Tout le texte ci-après est fondé, essentiellement, sur cette Ligne-Frontière, sur cette invisible trace qui pose d’un côté notre Conscience et l’accès direct à la réalité immédiate qui lui est coalescent et, d’un autre côté, notre Inconscience, ce à quoi nous n’avons qu’un accès indirect (l’Autre, les Choses, le Monde, tout ce qui, par définition, s’éloigne de nous).

   Et que dire de « Trait », sinon ce trait-d’union qui nous assemble autour d’un centre, mais aussi ce trait-de-désunion qui nous fragmente jusqu’à l’Absurde dès que la sémantique mondaine nous échappe, qu’elle fait de nous un simple Égaré parmi la confusion, la complexité, la pullulation de ce qui vient à nous dans l’ordre du Chaos.

   « Lignes », « Traits », « Taches », sont les seuls orients, certes symbolisés, certes repérables si l’on prend soin de les relier au réel qui nous entoure, mais d’abord, au premier degré, sont de simples mots, abeilles qui sèment leur pollen à tous les vents : de la compréhension, de l’incompréhension, de l’aventure humaine, de sa gloire, de sa défaite, de son erratique parcours. L’on n’entrera jamais mieux dans ce Poème qu’à être ce mot « Personne » (pensons à la ruse d’Ulysse pour échapper à la vindicte du Cyclope), ce mot qui peut prendre mille valeurs : celle de la ruse, de la fuite, du retour vers soi, du vide constitutif de l’Humaine Condition. Oui, vaste est le lexique, tel l’Océan porteur de belles vagues, cachant en ses profondeurs de cruels abysses. Nous sommes « Personne », Êtres du suspens qui voguons de Charybde en Scylla au risque de nous-mêmes. Mais qui parmi nous aurait donc l’audace d’expliquer un Poème à commencer pas celui qui l’a amené à l’invisible visibilité ?]

 

***

La Ligne, le Trait,

où passent-ils que,

jamais, nous ne voyons ?

Nos yeux s’ouvrent

sur le vide et fouillent l’espace,

identiques à des mains

tendues urgemment

en direction de leurs prises.

Mains cotonneuses.

Mains fibreuses.

Qui se referment sur leur être,

incapables d’en jamais sortir.

Mains dimensionnelles des mains.

Mais les yeux ? Ces boules

de porcelaine avec leur

bille de jais au milieu.

Que forent-elles sinon leur

invisible sclérotique

blanche ?

Infiniment blanche,

les signes s’y fondent

telle la rumeur dans

 la parole multiple.

  

Les yeux veulent voir.

Les mains veulent palper.

Mais les yeux sont

cerclés d’ombres noires.

Mais les mains sont gourdes.

Et la Solitude siffle comme

un nœud de vipères.

Et le Soi, le Soi lumineux,

 le Soi prodigieux, où est-il

qui se fond dans

la nasse du Tout,

se donne comme

l’invisibilité absolue ?

 

Qui donc a capturé un Soi ?

Qui donc l’a enfermé derrière

 les barreaux d’une cage ?

Qui donc l’a examiné

à la loupe afin d’en

décrire le microcosme ?

 

Les traits sont confus.

De simples gris

de Payne, gris Ardoise

s’emmêlant les uns aux autres.

Dans le genre d’une broussaille,

dans le genre des boules de varechs

poudrées de sable que le vent

pousse devant lui.

 

Ces griffures noires,

ces signes confusionnels,

s’agit-il d’une chevelure

en désordre,

en voie de devenir,

contrariée

par quelque sombre

dessein du fatum ?

 

Le Soi-qui-regarde l’Esquisse,

le Soi qui essaie de percevoir

dans la brume la faible agitation

des tiges du sémaphore,

le Soi-conscient est décontenancé,

cloué à sa propre déshérence.

 

Partout la lumière est grise.

Gris s’appartenant ?

Gris émanant de ces

formes fuyantes ?

Gris comme

essence du doute ?

Gris comme

substance

 de la déliaison ?

 

Le Soi-qui-écrit est mis en demeure

de dire la vérité de ce qu’il rencontre.

Le Soi-qui-est-vu est

sommé de rendre des comptes.

Des comptes de son Soi à

l’exclusion de toute autre chose.

Destinalement,

la rencontre des deux Soi,

l’Écrivant, le Décrit,

ceci veut dire l’existence d’un toucher,

l’émergence d’un point de fusion.

Un peu comme la braise et la cendre,

l’une naissant de l’autre.

  

Mais le grisé est partout

qui dissout

ceci même qu’il essaie

de porter à la signification.

 

Épiphanie du visage ?

 

Å peine une touche,

un début de regard,

l’essor d’une faible entente.

 Entente au sens

D’une audition

de l’Autre.

D’une écoute.

D’une attention.

Attention de l’Autre qui peut

témoigner en retour.

 

Le Soi-qui-interroge

 est décontenancé,

 à l’extrême limite

de qui-il-est,

 il pourrait se perdre,

hors-de-Soi

en cet Autre qui,

n’étant Autre

que par défaut,

pourrait bien se

donner à la manière

d’un miroir elliptique

où le Soi,

privé de centre et

de périphérie,

disparaîtrait à même

sa propre vision.

 

Soi n’existant

qu’à être biffé,

qu’à être caviardé,

plus aucune graphie

 ne serait visible

que la confusionnelle,

celle qui terrasse,

 celle qui ne trace plus

aucun avenir,

le manuscrit raturé à l’aune

de ses propres lettres.

 

Partout des taches,

 des maculations,

des variations de Blanc,

d’Albâtre, d’Espagne,

de Lait, de Lin,

Lunaire, de Saturne,

partout des indices

d’égarement,

des symptômes

d’illusions,

des manifestations

de désorientations.

Les Lignes, les Traits

faseyent,

ne trouvent nullement

leur assiette,

naissent et meurent

en un seul

et même mouvement.

 

Si l’image dit peu du Soi-décrit,

cependant elle ne dit

rien de Celui-qui-décrit,

 sauf au titre d’un écho,

d’une réverbération,

d’une invisible opération alchimique.

Des matières se rencontrent,

échangent leurs déterminations,

font commerce de leurs différences.

Mais ceci n’est que théorique,

simple projection de

 Celui-qui-témoigne.

 Et de quoi témoigne-t-il sinon

du Rien qui creuse son fossé,

ouvre son Abîme entre

Celle-qui-est-devinée et

Celui-qui-cherche à en

décrypter l’Énigme ?

  

Lignes, Traits, Taches,

vocabulaire

de l’inapparence,

 de la transparence,

 de la fragilité de ce

qui-se-donne-à-voir,

 de ce qui, de l’aperçu,

tâche de tirer un possible profil,

de dresser un horizon

qui se dévoile,

de combler la distance

du Voyant et du Vu,

 cette zone interlope,

ce territoire flou à la Turner

où rien encore ne s’actualise

que de pures et parfois

creuses virtualités.

 

Où passe la Ligne entre

ce qui-est-moi,

ce-qui-ne l’est-nullement ?

Est-ce ma Ligne,

la conscience que j’en ai

qui détermine la Ligne contiguë,

lui donne forme

et orientation ?

 Ces Lignes, au reste,

 ne sont-elles seulement supposées,

vagues hypothèses que poserait

 une Surréalité à laquelle nous

 n’aurions nullement accès ?

 

Sommes-nous le Jeu,

une manière

d’immense Jeu de l’Oie

 avec sa case Prison,

sa case Puits,

sa case Terminale en

forme de nul retour ?

 

Sommes-nous

les simples pages

 d’une éphéméride dont,

chaque jour qui passe,

une Puissance

tournerait les pages,

mêlant ironiquement

les Lignes et les Traits,

les Taches et les Maculations,

les Pointillés et les

Points de Suspension ?

 

Et la simple question

« Sommes-nous ? »

est ce bien nous

qui la posons

ou bien une Altérité

à égalité de droits,

ou bien une étrange

Hors-Présence

dont nous ne serions,

simples marionnettes à fil,

que les pitoyables et

indigentes Figures ?

Même pas Majuscules,

minuscules au titre

de notre désolation,

de notre consternante perdition ?

  

Sommes-nous dans le Retrait

qui nous fait nous absenter

de ceci même que l’on prend

pour la communauté des Hommes,

laquelle en réalité, n’est que

ridicule sautillement sur place ?

 

Ou bien sommes-nous

des Individus Hors-Retrait

sortis de la Léthé qui nous

maintenait prisonniers dans

le sombre cachot du Néant,

nous exposant maintenant

à l’ouverture de l’Être

qui n’est jamais

qu’ouverture au Néant,

vague éclaircie

« sous les orages de Dieu »,

ne sommes-nous,

en toute analyse, que

genres de Titans

aux pieds d’argile ?

 

Mais qui donc, parmi

le Peuple des Invisibles,

Vous, moi, Tous tant

que nous sommes,

prononcera la

parole prophétique

qui tracera la voie

lumineuse de notre Destin ?

Est-il au moins né celui

dont la Parole résonnera d’un

bout à l’autre de l’Univers,

afin que fécondés par ce

 Verbe essentiel

nous puissions enfin

 devenir des Hommes Debout,

 des Hommes libres d’eux-mêmes,

 des Autres et des Choses ?

 

Où est-il ? Que Celui, Celle qui

connaissent la réponse

à cette question demeurent cois.

 Le Silence est notre seul recours

contre l’Ennui et la Dévastation !

Espérer est déjà exister par procuration.

Soyons les Procureurs de notre Vie.

Elle n’attend que d’être jugée

et promulguée à sa juste valeur.

 

Lignes, Traits, Taches,

les seuls amers qui balisent

notre parcours.

Oui, les Seuls !

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28 janvier 2024 7 28 /01 /janvier /2024 10:43
Elle sortait de mes rêves.

Œuvre : André Maynet.

 

« Le Rêve est une seconde vie.

Je n’ai pu percer sans frémir

ces portes d’ivoire ou de corne

qui nous séparent du monde invisible.»

Gérard de Nerval - Aurélia.

***

[Note de lecture : Le narrateur, un journaliste, part au bord du lac de Lugano pour y écrire un article sur Gérard de Nerval. Il voyage en compagnie lointaine d’une passagère que, dans son imaginaire, il nomme « Ephémère ». Arrivé à l’hôtel où descend également son « accompagnatrice », il rédige son papier alors que la nuit bascule, que les songes l’envahissent au point qu’il en perd toute notion de réalité, mêlent indistinctement paysages, Aurélia, Ephémère, devenant Gérard Labrunie lui-même que son sort tragique rattrape. Il rejoindra Paris sur l’ordre d’Ephémère qui lui désigne la corde de son destin : pendu Rue de la Vieille-Lanterne en janvier 1855. Ainsi, parfois, le sort des « poètes maudits » est-il de faire s’épancher « le songe dans la vie réelle » au point de lui vouer un culte mortel. NB : en fin de texte se trouve une « écriture à quatre mains » faisant alterner la belle prose de Nerval (en italique) avec la mienne (en graphie normale). Belle lecture en territoire fantastique !]

***

Avril bourgeonnait à peine, l’air commençait à tiédir, avec encore quelques empreintes d’hiver et, déjà, l’amorce du printemps. C’est le Lac de Lugano dans le Tessin que j’avais élu pour y trouver un peu de repos et, je l’espérais, la brume nécessaire, le flou au-dessus du miroir de l’eau m’autorisant à pénétrer le mystère d’Aurélia, le monde si étrange de Nerval. J’avais promis un article à ce sujet à un Journal avec lequel j’entretenais des relations épisodiques. Dans le train qui me conduisait à ce lieu élu à la façon d’une retraite volontaire, je relisais la longue nouvelle de l’auteur de « Pandora » , soulignant ici un morceau de phrase qui me semblait révélateur de l’ambiance romantique … il me semblait tout savoir, tout comprendre ; l’imagination m’apportait des délices infinies … là la dimension onirique de l’écrit … un être d’une grandeur démesurée - homme ou femme, je ne sais, - voltigeait péniblement au-dessus de l’espace (…) il ressemblait à l’Ange de la Mélancolie, d’Albrecht Dürer, là encore ce qui me semblait le mieux en résumer l’étonnante singularité … Ici a commencé pour moi ce que j’appellerai l’épanchement du songe dans la vie réelle

   Le convoi longeait de hautes et verticales parois, se reflétait parfois dans les eaux vertes d’un lac proche, traversait d’obscurs et humides tunnels qui déposaient sur les vitres leur constant ruissellement comme un fin brouillard inclinant à la plus heureuse des rêveries. Tout ceci tissait les fils d’une étrange toile, participait à un continuel clignotement en tout point semblable à celui qui se glisse entre rêve et sommeil et signe de sa palme discrète le passage de l’état d’inconscience à celui de la lucidité. C’est donc dans cette transition crépusculaire, dans cette lueur d’aube grise que se terminait mon voyage alors que Lugano, maintenant, n’était plus qu’à moins d’une heure de trajet. C’est dans cette ambiance alternée de lectures songeuses, de rapides endormissements, d’alternances d’ombre et de lumière qu’allait prendre fin mon voyage avant de retrouver ce Monte San Giorgio auquel je vouais un genre de culte, tant la vue y était belle, ouverte sur la face lisse de l’eau, la chaîne de montagnes qui, tout au fond, se perdait dans le moutonnement bleu des arbres et l’inconnu du lointain. Lors du déplacement, à plusieurs reprises, celle que j’avais nommée « Ephémère », tant son apparition était aussi fréquente que son évanouissement subit - fumer une cigarette dans le couloir, lire une revue, rehausser son teint pâle d’une touche légère de rose -, « Ephémère » donc laissait tout juste apercevoir un casque de cheveux platine, une frêle anatomie pareille à la pose hiératique de quelque aigrette à contre-jour du ciel, puis c’était, aussitôt, comme si elle n’avait paru que par inadvertance, nuage glissant sur la vitre lisse du ciel. Je ne sais si, alors, dans le parcours terminal, cette jeune femme m’intriguait, me rassurait ou bien se tenait par rapport à ma propre personne dans une position quasiment indifférente, ces constantes éclipses de la voyageuse ne m’avaient guère laissé le soin de l’observer avec suffisamment de pertinence.

Comme à mon habitude, lors de mes séjours alpins, descendu à l’Hôtel « Belles Rives », de ma chambre donnant sur les crêtes, je regarde la face immobile du lac, sa lente plongée dans les eaux nocturnes. Les premières étoiles y dessinent les figures du lointain cosmos avec la même innocence que la main d’un enfant traçant à la règle les esquisses naïves de son organisation du monde. Après un repas léger je me suis installé à ma machine à écrire, commençant l’article sur Nerval. Parfois, cherchant la fraîcheur ou bien l’inspiration - ce qui est la même chose -, je sors fumer une cigarette, air bleu qui se dissipe vite dans l’air qui fraîchit. En contrebas, un étage au-dessous, un mince rougeoiement au milieu duquel je crois deviner la passante du train, toujours aussi ineffable dans la nuit qui vient et l’enveloppe dans son suaire noir comme l’aile du corbeau. Il se fait tard quand je vais me coucher. Les constellations ont giré et il n’y a plus, maintenant, que des milliers d’yeux minuscules regardant la Terre, des milliers de points placés au hasard dans la dérive hauturière de l’infini.

Mon sommeil est constamment traversé de lueurs bleues que de grandes flammes couleur de lave viennent balayer de leur envahissante écume. Comme si mon repos ne pouvait trouver de halte, se site où se recueillir et se mettre à l’abri des songes, peut-être des cauchemars. Curieux maelstrom faisant se percuter les images : du train, de ses vitres où glissent les dentelures des sapins, de visages supposés connus si semblables aux multiples esquisses « d’Ephémère », du portrait de Gérard Labrunie posant devant l’objectif de Nadar, vêtements sombres comme la tragédie qui rôde, regard perdu où pointe déjà le mysticisme, peut-être la supposée folie, puis les portraits superposés, terriblement mêlés, des différentes Aurélia qui illustraient les couvertures de mes livres successifs -j’étais nervalien en diable -, mais, à vrai dire, à qui ressemblait-elle sinon à la démesure d’une absence définitive, à l’image d’une morte puis de la Vierge chrétienne dont Nerval nous livrait les traits hiératiques dans une de ses ultimes illuminations ? Il est si difficile de saisir un personnage tissé de rêves, traversé de symbolisme, dont on ne sait à peu près rien si ce n’est qu’il constitue l’obsession permanente du Poète, genre de mythologie mentale, de cristallisation spirituelle qui le conduira au-delà de ces portes d’ivoire ou de corne qui seront la sortie du réel en direction d’un délire visionnaire, puis encore plus loin, condamné définitivement par la tyrannie d’un imaginaire sans bornes et par celles de la finitude.

Je crois que c’est tard dans la nuit, au moment où commence à se dessiner le fin liseré de l’aube, que mon rêve se déchaîne, saisi de vives hallucinations dans lesquelles se mêlent, sans possibilité de distinction, les personnages de Nerval et surtout celui d’Aurélia qui se métamorphose sans cesse, prenant parfois l’apparence troublante de l’Inconnue du train, en renforçant, en quelque sorte, l’énigme, la posant comme douée de vertus aussi étonnantes que le pouvoir d’ubiquité : une fois dans le compartiment, lisant « Aurélia », précisément, puis s’absorbant dans « Les Filles du feu » , puis dans sa chambre d’hôtel, citant quelques vers de « Fantaisie » : … Puis une dame à sa haute fenêtre,/Blonde aux yeux noirs, en ses habits anciens … Que dans une autre existence, peut-être,/ J’ai déjà vue – et dont je me souviens ! … réitérant la croyance orphique à la métempsychose de Gérard, soulignant le creuset alchimique des rêves, souvenirs et réminiscences des vies antérieures, comme si, jamais, nous ne devions mourir qu’afin de mieux revivre.

   C’était cela même que j’avais écrit dans mon article, juste avant de sombrer dans le sommeil. Autour de moi, les murs bougeaient sans cesse comme sous l’effet d’une marée, la nature venait à ma rencontre alors que j’allais à elle, « Ephémélia » (mélange d’Ephémère et d’Aurélia) entrait chez moi, transportant avec elle …dans un mouvement qui faisait miroiter les plis de sa robe en taffetasune longue tige de rose trémière … dont je pensais qu’elle était une offrande à la poésie, … puis elle se mit à grandir sous un clair rayon de lumière … et je me disais qu’enfin tout ceci trouverait son épilogue, que la Mystérieuse se donnerait à moi pour mettre un terme à ce qui ressemblait à une fiction ou bien à un rêve de dément, … peu à peu le jardin prenait sa forme, et les parterres et les arbres devenaient les rosaces et les festons de ses vêtements … qui, bientôt chuteraient au sol car, assurément, cette Fille n’était venue là que pour incendier ma tête, y faire s’allumer le plus vigoureux des pandémoniums qui se pût imaginer ; les Poètes sont toujours fragiles qui ont l’âme qui s’embrase et l’esprit qui combure … ses bras imprimaient les contours aux nuages pourprés du ciel. Je pensais qu’elle était l’une de ces Filles du feu, peut-être Sylvie, ma fascination enfantine ou bien Adrienne la séductrice, ou bien Octavie qui me sauva de moi-même et de bien des déboires. C’est si secret une femme, tellement difficile à cerner que, parfois il vaut mieux renoncer. Mais où est-elle celle qui, maintenant, occupe l’entièreté de mon esprit, à tel point que je n’y ai plus de place pour le simple sujet que je suis. Comme si cette Lointaine, cette Ténébreuse avait pris en elle la totalité de mon âme et me guidait, à mon insu, vers mon incontournable destin. … Je la perdais de vue à mesure qu’elle se transfigurait, car elle semblait s’évanouir dans sa propre grandeur. « Oh ! ne fuis pas ! m’écriai-je…car la nature meurt avec toi ! »

Disant ces mots, je marchais péniblement à travers les ronces (la nature avait pénétré ma chambre comme ma chambre avait investi la nature), comme pour mieux saisir l’ombre agrandie qui m’échappait (ma raison devenait éphémère à l’aune de ma Visiteuse d’un soir), mais je me heurtai à un pan de mur dégradé, au pied duquel gisait un buste de femme. Et le relevant, j’eus la persuasion que c’était le sien … celui d’Aurélia, ma chère morte qui, jamais, ne devait revenir. Ou bien s’agissait-il de « la Nocturne » de l’hôtel qui m’avait jeté un sort, m’avait attiré ici, au milieu des montagnes pour procéder à ma propre perte ? Ce rêve si heureux à son début, je ne voyais qu’un petit parc, des grappes de raisins, le flottement de la robe de la dame qui m’accompagnait, ce rêve donc me jeta dans une grande perplexité. Que signifiait-il ? C’est alors que quelqu’un frappa à la porte de ma chambre. Je me levai avec quelque difficulté. « Ephémère » était postée devant moi, dans la même vêture que la veille. Sa bouche, largement ouverte, à la manière d’une orbite vide, articula posément, à la manière d’une condamnation ou bien d’un jugement dernier : « Monsieur Labrunie, assez joué. Suivez-moi. Votre heure est enfin arrivée ! » Je ne le savais pas encore mais Rue de la Vieille-Lanterne, près du Châtelet, une corde m’attendait. Je pris le train de Paris. La capitale, en ce matin de janvier 1855, avait un air sinistre. Il faudrait que j’en prenne mon parti. La vie n’était pas éternelle !

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