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28 août 2025 4 28 /08 /août /2025 08:01
En-Soi-de-l’autre-côté-de-Soi

Peinture : Barbara Kroll

 

***

 

   Parfois, observons-nous une image et c’est le seul paradoxe qui se donne en tant que signe visible, et seulement ceci. Alors, cette image, nous l’abandonnons à son sort, lequel n’est que notre propre sort renonçant à être ce qu’il devrait être, une juste compréhension des choses jusqu’en leur pli le plus secret. Nous vaquons, le jour durant, à nos occupations, nous lisons, nous jardinons, nous marchons, le cœur apparemment léger, l’âme au repos mais, dans le fond intérieur qui est le nôtre, l’image délaissée (dont nous pensons qu’elle ne surgira point à nouveau), l’image donc poursuit son mystérieux trajet, jetant ses adhérences ici et là, sans crier gare, à bas bruit. En réalité nous nous sentons bien lestés d’un nouveau poids mais nous n’en devinons ni l’origine, ni la finalité et, cette représentation confiée aux sombres rivages de notre inconscient, poursuit sa vie de mince événement à la hauteur de notre totale indifférence. Aussi, observant cette peinture et nous soustrayant aux énigmes de notre existence cachée, tâchant d’expliquer l’inexplicable, nous essaierons de découvrir, au milieu des sinuosités d’une libre méditation, quelque sens dont nous pourrions affecter notre ordinaire tellement soumis aux aléas et contingences qui en sont les dentelles ordinaires le plus souvent dommageables quant à la direction de notre esprit, quant aux justes délibérations de notre raison.

   Certes, dans la vie de tous les jours, parmi les multiples frondaisons des rencontres, péripéties et accidents, convient-il, précisément, de « raison garder » afin de ne nullement nous égarer sur ces « chemins qui ne mènent nulle part ». Et, c’est bien sur ces chemins de hasard pareils au jet incertain d’un coup de dés, qu’il nous faudra progresser au motif que l’inconnu, toujours, excède le connu, que sa richesse est insoupçonnée alors, qu’instinctivement, nous la penserions dépourvue de quelque intérêt que ce soit.

   Nous ferons de notre esprit, un genre d’acide corrosif attaquant la craie du tableau peint, l’ornant d’une neuve effervescence, comme si, de cette alchimie, quelque chose comme une vérité, au moins provisoire, devait en naître. Donc nous dirons l’image au plus près puis, dans un second temps, nous la dirons au plus loin du motif évident qu’elle semble nous tendre. Un mur gris, tout là-haut, à la manière d’une paroi sale, patinée par l’usure du temps. Puis, plus bas, un genre de coulure de teinte Saumon, sans doute une peinture ancienne montrant, par transparence, ses coulures, ses nervures. Se superposant à ces deux thèmes, des lignes rouges figurant un possible cadre de fenêtre, mais une fenêtre n’ouvrant sur rien d’autre que sa propre opacité. Puis, dans le tiers inférieur de l’image, l’éblouissement blanc de Neige, d’une table. Le regard des Observateurs que nous sommes s’y attache et cette fixation, en une certaine manière, dissout tout ce qui se situe hors d’elle. Si bien que les deux Formes situées de part et d’autre de ce schéma, ne font sens qu’à être des esquisses de surcroît, étranges cariatides assises ne  soutenant nul chapiteau, peinant même à soutenir leur être, à le faire persévérer au-delà de ces taches atteintes de confusion, ourlées d’indécision. Cependant nul n’aura de peine à reconnaître en ces deux figures, de simples et évidents Profils Féminins se faisant face, dans ce qui pourrait paraître en tant qu’intime conciliabule. Les bandeaux blancs ceignant les têtes, les longues nappes noires des cheveux, le rose chair des anatomies, le croisement des longues jambes, les escarpins noirs à hauts talons, tout ce lexique anatomo-vestimentaire nous installe dans une sorte de certitude qui nous rassérène, nous place au cœur même du vivant en l’une de ses multiples manifestations.

   Certes, mais ceci ne résulte que d’un premier regard hâtif qui se contente de la surface, ignorant quelque profondeur dont nous pourrions tirer de plus substantielles conclusions. Donc il nous faut relativiser. Donc il nous faut nous détacher de ce réel qui nous hypnotise et aliène notre propre liberté. Car, aux évidences de première saisie, convient-il de substituer des doutes, certes de « seconde main », mais ce sont eux, ces doutes, qui nous placeront aussi près que possible d’un lieu de pénétration plus avancée de ce qui, par hasard, ne serait peut-être qu’illusions, poudre aux yeux, talc jeté sur la lame de notre entendement. Ce qui, d’emblée, doit nous alerter, le peu de vraisemblance de la scène : le mur est vide, la fenêtre est absente, la table se redut à une simple flaque blanche anonyme, les Formes Féminines, n’ont de forme que leur étrangeté, n’ont de féminin que ces pures abstractions, leurs visages sont dépourvus de traits, leurs membres paraissent n’être que fragments mécaniques tels ceux des marionnettes à fil. C’est dire ici, tout le dénuement et, plus encore, la pleine mesure d’irréalité qui les frappe.

   « De l’autre côté de Soi », énonce le titre sur le mode de la pure énigme, du pur logogriphe. Le réel se donne et se retire sitôt, si bien que c’est notre propre réalité de Voyeurs qui se trouve remise en question. Donc, prenant au sérieux « l’autre côté de Soi », obligation nous est faite de méditer plus avant ce qui pourrait ne paraître que sentence gratuite.

   « L’Autre côté de Soi ». Existe-t-il VRAIMENT quelque chose qui existerait, ferait sens à l’extérieur même de ce Soi, lequel, pour sa part, retient dans l’ombre sa part de mystère ?

 

Si le Soi est mystère, logiquement

le Non-Soi est mystère redoublé.

 

   Si l’on se réfère au concret de l’image, la Forme de Gauche semble être la simple réverbération de la Forme de Droite. Afin de nous y retrouver et d’y loger tout le voile, toute la dissimulation les constituant, donnons à ces formes les appellations suivantes :

 

« Ego » pour celle de droite,

« Alter » pour celle de gauche.

 

Toute cette argumentation pour

confirmer l’hypothèse

 

qu’Une Seule Présence

peut venir au monde,

à savoir celle d’Ego,

 

   laquelle, par la puissance de son être assuré de lui-même, reconduit aux oubliettes toute présence adverse, singulièrement celle d’Alter réduite au statut de figurant ontologique, impossibilité d’être au-delà de sa simple évocation. Du point de vue unique d’Ego, toute transcendance, donc toute chose hors d’elle est pure affabulation.

 

C’est Ego et uniquement elle

qui possède le pouvoir constituant :

pouvoir constituant

du Monde,

des Autres,

des Choses.

 

   Autrement dit, son surgissement absolu est une telle évidence que toute prétention d’en doubler la présence se condamnerait, par avance, à ne connaître que l’inintelligibilité, la nuit profonde des limbes. Certes affirmer ceci de l’extérieur sonne à la manière d’un incompréhensible défi. Nul ne saurait prétendre que le Monde ne dépend que d’un Être, qu’au-delà tout est vide, privé de sens. Certes ceci est indiscutable. Maintenant, si l’on fait l’effort, par l’imagination, de se rassembler Soi-même autour d’un simple point, de projeter ce point en la monade singulière d’Ego, en son foyer le plus précis, l’on aura vite fait de constater, qu’au moins, au vif de l’impression, 

 

on est ce qui est,

à la fois  en-Soi

et aussi bien

hors-de-Soi,

 

   que nulle autre réalité que la sienne propre ne peut s’imposer d’elle-même, sauf à être l’hypothétique reflet d’un Être tout aussi hypothétique, à savoir la présence d’Alter ne se donnant qu’à la mesure d’une non-présence, une simple buée venant du seul lieu possible d’Ego en l’absolue nécessité de son exister.

   Sans doute, me direz-vous, ceci est pure surinterprétation, coquetterie de qui se pique d’intuitions philosophiques. Peut-être, mais ceci ne nous empêchera nullement de poursuivre plus avant notre argumentation. Revenons à l’image. Donc ces deux situations existentielles, celle d’Ego, celle d’Alter, sont-elles au moins vraisemblables, ne sont-elles, comme à l’accoutumée chez Barbara Kroll, le prétexte à quelque allégorie dont nous pourrions tirer un enseignement. Poser ainsi la question est déjà donner la réponse.  Ceci est la mise en scène, indubitable, du problème de l’Être et du Non-Être. Ces soi-disant Êtres, assis de part et d’autre de la flaque blanche de la table, ont-ils d’autre consistance que d’être de pures virtualités sas possibilité aucune d’actualisation ? Deux pré-formes hallucinées ne parvenant nullement au statut achevé de Formes ? Deux entités vides dont nul cercle ne viendrait délimiter le réel, une simple dissolution de ce-qui-pourrait-être dans ce qui, visiblement, n’est pas ? Le fragment de  texte qui précède, vous l’aurez compris, scinde ces deux « personnages » selon une irrémissible ligne de partage donnant à Ego et seulement elle, le droit de prétendre à l’exister.  Mais poursuivons notre méditation : de ces deux Formes attablées, situées en vis-à-vis, nous ne pouvons qu’attendre la mise en œuvre d’une situation dialogique, quels qu’en soient les motifs, simple bavardage ou réflexion davantage constituée. Attendant ceci, nous demeurons sur notre faim car nous sommes visiblement confrontés à une évidente aporie. Comment des Êtres privés de visage pourraient-ils entrer en dialogue, manifester quelque sentiment, émotion ou contentement, comment pourrait-il y avoir la moindre émergence d’un sens résultant d’accusés de réception réciproques ? Nous voyons bien que la scène est vide, que les acteurs sont absents, qu’il ne s’agit, tout au plus, que de leurres, d’artefacts, de subterfuges tout droit sortis de la tête d’un Alchimiste fou. Nous sommes en pleine irréalité et, pourtant, il nous faut impérativement donner à cette image quelque fondement vraisemblable dont, faisant son motif central, elle nous apparaîtra en tant que forme parmi la foule des formes signifiantes. Mais tout ceci dépend de la perspective selon laquelle nous l’envisageons, de quel sol nous partons afin d’édifier, au contraire d’un songe, un concret suffisamment assuré de son être. Car toute position philosophique ou réputée telle se donne un humus, une terre sur quoi fonder et élever ce qui, prétendant être, trouve sa propre justification. Mais jetons un rapide coup d’œil à l’histoire des idées de manière à ce que, pourvus d’une vision synthétique, nous puissions nous y retrouver parmi le confondant fourmillement des choses, des actes, des projets.

  

   « Partir de… » - Le problème de toute théorie philosophique est bien la nature de son origine, laquelle conditionne l’ensemble du trajet ultérieur d’une pensée. Alors, partir de quoi ?

 

De l’Immobile avec Parménide ?

Du Flux avec Héraclite ?

De l’atome avec Démocrite ?

De l’Ignorance avec Socrate ?

De l’Idée avec Platon ?

Des Causes Premières avec Aristote ?

De l’Un avec Plotin ?

Du Dien Eternel avec saint Augustin ?

De la Monade en tant que Conscience Individuelle avec Leibniz ?

Du Doute et du Cogito avec Descartes ?

De la Volonté de Puissance avec Nietzsche ?

De la pure Joie et du conatus avec Spinoza ?

De la perception-sensation avec Hume ?

De la Raison et de la Pensée avec Kant ?

Du Sentiment de la Nature avec les Romantiques ?

De l’esprit avec Hegel ?

Du Moi Absolu avec Fichte ?

De l’Être avec Heidegger ?

Du Je Transcendantal avec Husserl ?

De l’Inconscient avec Freud ?

 

   On le voit, l’éventail est si large que l’esprit a du mal à s’y retrouver et se met à flotter de Charybde en Scylla, tel est le sort de Ceux et de Celles qui, ayant perdu la boussole qui leur indique le Nord, tournent en rond et ne savent pour quel chemin se décider. Pour notre part, il ne nous est guère possible de sortir de ce vortex

 

qu’à convoquer le paradigme de la Modernité

qui commence à se dessiner sous l’autorité

 de Descartes avec son cogito,

trouve un répondant dans la conscience

individuelle monadique chez Leibniz,

se renforce chez Kant avec sa priorité accordée au Sujet,

se poursuit et s’amplifie dans la notion de Moi Absolu chez Fichte,

trouve enfin son point d’acmé au travers

du Je Transcendantal ou Je Pur chez Husserl.

  

   Si des notions telles l’Idée, l’Un, l’Esprit, l’Être, l’Inconscient, demeurent de pures abstractions difficiles à saisir, en réalité tout à fat inaccessibles, le mérite du Sujet, de sa Conscience, du Moi, fût-il « Absolu », du Je, fût-il « Transcendantal », donc la question du thème universel de la Subjectivité (nous sommes bien des Sujets, n’est-ce-pas ?), nous paraît être, sinon totalement concret, sinon purement évident, du moins observable en Nous-mêmes, la seule « matière » dont nous puissions à peu près répondre avec le minimum de marge d’erreur. Toujours nous sommes relativement au clair avec notre conscience, alors que la conscience autre, la conscience de Celui ou Celle qui nous font face, demeurent mystères entiers, et ceci est la seule façon de reconnaître, en eux, au plus profond, au plus intime, la ressource absolue de leur propre liberté.  

  

   Donc reportant notre méditation sur les deux Sujets de la peinture dont nous essayons de cerner les Êtres respectifs, nous dirons aussi bien d’Ego que d’Alter, qu’en l’abîme de leur conscience, ces deux Êtres s’affirment en tant que pures autonomies, en tant qu’imprescriptibles Présences que rien ne saurait hypostasier, mettre en réel danger.

 

Chacun pour Soi

en la totalité de son Être.

 

   Ce qui veut dire que « de l’autre côté de Soi », rien d’assuré n’existe, si ce n’est ce Pôle de Liberté dont on peut tout dire, mais aussi bien ne rien dire au motif que la Liberté est pur mystère, que Celui ou Celle qui en sont les dépositaires sont également purs mystères et que ceci est la définition la plus universelle mais aussi la plus approximative de ce petit mot « être » en lequel Chacun, Chacune, au motif de sa propre liberté , donnera le sens qu’il convient de lui attribuer en « son âme et conscience ».

 

Ainsi, l’Être s’affirmant

comme Liberté

décrétée par le Sujet,

 

   l’Énonciateur lui-même, le Sujet donc, donnera les gages les plus sûrs, à savoir un possible sens à ce qui vient à lui, ici et maintenant, au milieu des tourments, absurdités et autres contresens dont l’existence est tissée à foison. Å n’être sûrs de rien sur nos entours, dans le domaine immense de l’altérité, du moins gagne-t-ton quelque stabilité, quelque assurance à se décider pour Soi, en toute connaissance de cause, en prenant la précaution oratoire de s’affirmer tel au regard d’une Esthétique, au regard d’une Éthique car du Beau et du Bien nous ne saurions faire l’économie qu’à nous précipiter dans les premières faussetés et approximations venues, elles irriguent notre Terre, la rendant étrangement étrangère, elle qui devrait nous être pure familiarité, nous être pure affinité !

  

   Ces deux Êtres de l’image, nous en avons fait le lieu d’un monologue, d’un conciliabule intime, d’une approche revendiquée comme totalement subjective.  

 

Chaque Ego est donc,

 pour l’autre,

 Alter

 

   en sa dimension la plus insondable qui soit. Étant tout à la fois des Ego et des Alter, nous nous situons aussi bien dans l’Immobile Parménidien dont nous pensons que notre Ego est le pur témoignage, mais aussi bien dans le Flux Héraclitéen dont nous pensons que l’Alter est la figure de proue au motif de sa variabilité, de son inaccessible esquisse. Ce qui nous conforte dans l’idée que non seulement

 

la Vérité est relative,

mais que nous-mêmes,

sommes des Êtres du paradoxe,

de l’illusion,

de la contradiction,

 

toutes conditions au terme desquelles,

il y a nécessité pour nous

de trouver notre point d’équilibre,

 

une fois du côté Ego,

une fois du côté Alter.

 

Nous sommes des Êtres de la Nature :

des Océans livrés au flux et au reflux,

des Forêts que la saison rend changeantes

selon le caprice des saisons,

des Fleuves qui passent d’un instant à l’autre

 de la crue au plus bas des étiages.

 

Nous sommes,

malgré ceci ou

 à cause de ceci !

 

Nous sommes !

 

 

 

 

 

 

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26 août 2025 2 26 /08 /août /2025 08:31
D’une Intimité-Simplicité l’autre

« Coucher de soleil aux Andelys »

 

Félix Vallotton

 

***

 

« Du retrait de Soi à l’ineffable parution de la Nature »,

 

   tel pourrait être le sous-titre dédié à cette belle peinture. Mais il nous faut partir de l’avant-parution, du sens non encore constitué, d’une manière de chaos précédant toute mise à jour des choses en leur être le plus affirmé. Imaginez ceci : du noir, du noir compact en lequel nulle trace de lumière ne s’agiterait en quelque invisible endroit. Du noir plus que noir. Ce noir, cependant, est-il vide, inhabité, simple non-couleur réduite à sa portion congrue ? Nullement ! Ce noir est habité, mais dans l’indistinction, mais dans la forme d’un sombre marigot où se multiplieraient, en toute illogique, des êtres sans nom, sans histoire, sans contours qui les rendraient palpables, discernables. Imaginez encore, si du moins vous le pouvez, un étrange emmêlement de membres pareils à des tentacules, quelque chose qui grouille dans l’ombre, quelque chose d’aveugle ne possédant, en guise d’yeux, que de vagues protubérances scellées, fermées à tout ce qui pourrait venir de l’extérieur, essaierait de se donner en tant que possible altérité.

   Forez encore votre faculté imaginative, donnez à ces Enténébrés, une sorte de vis-à-vis, nullement informé définitivement, seulement en voie d’émergence, venant du plus loin d’un non-temps, d’un non-espace, une manière de lourde inconséquence inconsciente du destin qui pourrait lui advenir, si par hasard, une étincelle de signification pouvait en pénétrer la pesante incertitude. Puis, pareil à un étrange face à face, venue du fond de l’invisible, vous devinez quelque chose de semblable à une évidente aporie : une paroi de suie en laquelle, comme sur une plaque photographique vierge, nul grain d’argent lumineux ne viendrait animer la présence, de simples linéaments d’ombre glissant parmi d’autres linéaments d’ombre. Ici, la tautologie s’imposait par son étrange radicalité, par sa pesante charge d’indétermination absolue.

   Que cette description vous paraisse confuse, c’est bien le moins qu’elle puisse faire. Mais, parfois, faut-il prendre comme fondement l’incompréhensible, l’illisible sur lesquels, faisant fond, le compréhensible, le lisible, enfin une clarté vienne au jour, d’où l’intelligible fera sens, renforcé par ce qui ne paraissait ne nullement en avoir. Loi des contrastes et des oppositions. Loi des contraires qui est celle, sans doute, la plus efficiente du devoir d’exister.

   Et puisque, ci-avant, nous évoquions la plaque photographique, utilisons-là en tant que métaphore du récit qui va suivre. Sous la lumière d’aquarium jaune de la lampe inactinique, dans le silence du laboratoire photographique, au milieu secret de la plaque de verre, la gélatine s’anime peu à peu de formes énigmatiques. Oh, rien de bien précis qui nous mettrait sur la piste d’en deviner l’étonnante matière. Cependant, dans une sorte d’impalpable clair-obscur, l’inimaginable, l’invraisemblable commencent à paraître sous un aspect devenant, petit à petit, interprétable. Le nœud gordien, tentaculaire, vous vous souvenez, commence à se délier en même temps que, perdant certains de ses attributs, il cherche à se simplifier, à devenir une configuration simple pouvant trouver à s’insérer dans le lexique mondain. D’une manière totalement symétrique à cette sortie de l’imago de sa nymphe, sur la face qui reflète cette étrange créature à laquelle nous avons à faire, la paroi ci-dessus évoquée commence tout juste de sortir sa torpeur nocturne. Pour l’instant, un simple dépliement, une flottaison d’aurore boréale dans un ciel d’Émeraude et de Lichen au centre d’un jour peu assuré de lui-même.

   Donc, maintenant, il nous faut porter à la visibilité ce qui demeurait celé en soi, comme si un mystère devait précéder toute parution de choses prétendant à l’exister. Le motif précédemment décrit ne se laisse concevoir qu’à la manière d’une allégorie chargée de nous dire le centre exact de la Vérité considérée sous le seul angle qui vaille, le concept grec « d’ alètheia », qui indique le nécessaire dévoilement des choses, leur extraction d’un lourd oubli, le devoir que nous avons, vis-à-vis du réel, de l’extirper de ses ombres natives, de le porter à la claire dimension d’un supra-lumineux qui serait l’autre nom de cette Vérité si souvent négligée, si souvent piétinée sous la fureur humaine, laquelle lui préfère le jeu des apparences, la ronde des illusions, la comédie du simulacre. Non, décidemment, il nous faut apprendre à voir la Vérité en son essence plénière, cette illumination qui, en raison de sa puissance, de son évidence s’inscrira au centre même de notre chair, la portant à la dignité d’un Principe, d’un incontournable Universel.  

   Munis de ce précieux Sésame qui fait de la Vérité le centre de notre recherche, nous reportant dans ce passé proche qui nous présentait ces légendaires Enténébrés comme la seule forme possible de manifestation et, face à eux l’énigme d’une Paroi verticale digne de l’obscurité du Sphinx lui-même, il nous est demandé de démêler les fils embrouillés de la pelote, de sortir du labyrinthe, de nous ouvrir au plein jour de ce qui signifie et attire la gratitude de notre regard. C’est maintenant seulement que nous allons mettre en scène cette belle peinture de Félix Vallotton intitulée « Coucher de soleil aux Andelys » dont nous serons nous-mêmes, Vous Lecteurs, Nous Auteur, les Observateurs privilégiés, soucieux, face à cette œuvre,

 

de n’apercevoir en elle que de la Vérité,

soucieux, identiquement,

de ne voir en nous, que de la Vérité.

 

   Vérité contre Vérité, la seule façon de nous y retrouver avec l’Art, de nous y retrouver avec nous-mêmes les Regardeurs de l’Art. Donc les Enténébrés, n’étaient, symboliquement parlant, que la foule des Anonymes se pressant dans la salle d’un musée pour y découvrir cette œuvre, laquelle œuvre se donnait sous les traits de cette verticale paroi teintée, uniquement, de suie.

   Parvenus à ce point de l’exposé, il nous reste, de façon à clarifier les choses, à poser la thèse suivante :

 

la découverte de toute œuvre d’art

ne peut se faire qu’en Vérité

(Vérité de l’œuvre consonant avec

la Vérité des Voyeurs de l’œuvre),

sous les conditions nécessairement réunies

d’un face à face de deux solitudes :

celle de l’œuvre,

celle du Voyeur,

dans le simple et le recueilli.

 

   Toute autre solution qui s’écarterait de ces conditions n’aboutirait qu’à une fausse vision de l’Art qui, par simple phénomène d’écho, serait aussi fausse vision de Soi. Aussi, le grouillement des Enténébrés voulait dire le danger de la multitude, le plus souvent bavarde et inattentive, au regard de laquelle ne pouvait paraître que la dimension enténébrée, elle aussi, de l’œuvre visée inauthentiquement. Ce que la suite de l’article essaiera de montrer : deux clartés se faisant face pour une réelle venue à la clarté de l’Art. Reprenant ici notre suggestion de sous-titre :

 

« Du retrait de Soi à l’ineffable parution de la Nature »,

 

   ceci souhaitera exprimer la condition sine qua non d’une mise en retrait du Soi du Regardeur, afin que la justesse de sa vision donne plein champ au surgissement du paysage en tant que dimension toujours ineffable de la présence de la Nature. Autrement dit « l’ego cogito » le cédant à « l’ego aesthetica », dissolution du pur égoïsme, dans cette générosité de la confluence des affinités qui n’est, en toute exacte considération, que la convergence du sens, sa focalisation bien déterminée en un point de l’espace, en une étincelle du temps.  

  

   [Petite incise explicative : Vous ne serez sans vous étonner de ce passage des Enténébrés à celui que l’on pourrait nommer Le « Clairvoyant », mais ceci n’a rien de mystérieux. Si les Enténébrés observaient, du fond de leur Caverne, les simples artifices et autres leurres qui se mouvaient sur les parois de suie, végétant dans une sorte de noir marécage parmi les emmêlements et complications d’un archaïque exister, notre volonté d’Auteur a été de substituer à cette Foule primitive, la présence infiniment claire, infiniment rationnelle de ce « Clairvoyant », le titre de son nom est révélateur de cette vision droite, lucide qui est la marque des âmes simples mais exigeantes, mais en quête de vérité, ces âmes qui donnent corps au paysage qui fait face dans une directe relation duelle,

 

Essence de l’Homme

en rapport

avec l’Essence de la Nature.

 

   Nul ne se trompera qui prétendra avoir affaire ici à la pointe d’un Idéalisme situé dans une perspective platonicienne, lequel, désobstruant le réel, fait apparaître ses racines et nervures hors de toute ambiguïté : une évidence se donne dans la sublime intuition de l’instant présent.]

   

   Dès ici, nous cèderons la place à cet Énonciateur anonyme, Clairvoyant donc, lequel entretiendra un colloque singulier avec la seule chose qui fasse immédiatement sens, hic et nunc : la relation et la nécessaire coalescence de deux réalités n’en faisant plus qu’une :

 

Sujet-Œuvre

Œuvre-Sujet,

 

comme si, de tous temps, cette unité avait été requise pour l’expression d’une surgissante Vérité. Donc, Je, Enonciateur anonyme, identique à une visée Universelle des choses, Je regarde comme par une meurtrière ce visage du Monde qui vient à mon encontre. De la clarté de mon regard dépend la clarté homologue de ce que je vise, ceci qui ne se désoperculera qu’à être reconnu en sa présence indubitable, la plus sûre, la plus exacte. Le ciel est très haut, à peine visible dans sa teinte pleinement aurorale. Du plus haut, descendant vers un degré moyen, une superposition de bandes se donnant selon un doux camaïeu : gris de Cendre avec de vagues touches de bleu puis un rose indéfinissable jouant de Dragée à Cuisse de Nymphe, dans une manière de vibration intime, d’hésitation qui dit, en murmure, la crainte du déploiement face à une Communauté, à une Multiplicité qui n’en percevraient que le seul chromatisme à défaut d’y deviner la fragile coquille de l’Être. Nature de l’Être en voie de venir en présence, en chemin pour ce qu’il a à être depuis la longue et secrète Nuit des Temps, une Origine se voilant sous son abritante Léthé. C’est ceci le regard sans fard, celui qui, plongeant sous l’écaille durcie, incendiée du réel, y décèle cette source native, y devine ce faible bruissement, lequel est venue des choses à leur propre profil, dissolution lente de leur initial mystère.

  

   Puis, issu de Cuisse de Nymphe, le Merveilleux Disque Jaune couleur d’or précieux, couleur de tournesol, celui qui, au milieu de l’agitation désordonnée des foules, au milieu du fourmillement continu des Existants, diffuse sa douce clarté (sa Vérité), débouche les ombres, fait briller les yeux des Amants, porte à sa révélation tous Ceux qui, sans lui, seraient restés dans la ténèbre de la Caverne, aveuglés par la torche des illusions, abusés par le spectre diffus des non-vérités, laissés à eux-mêmes au centre tourbillonnant du vortex qui, lentement mais sûrement, les détruira, les réduisant à la poussière d’une stalactite succombant sous la vanité de sa fragile puissance. Nul ne peut en fixer la brillante couronne qu’au risque de sa cécité :

 

Vérité est éblouissement

ou bien n’est rien.

 

 

    Tout est encore dans la retenue, dans la réticence de Soi à paraître, il y a tant de dangers, tant de couleuvrines, tant de chausse-trappes partout dissimulées qu’il faut certes chercher un orient sur lequel régler sa marche,

 

mais dans la prudence,

dans la voix se levant à peine du silence,

dans le corps se dissipant du néant

à la manière d’une brume.

 

   Au loin, les collines ne sont que la mesure avant-courrière d’un caractère plus soutenu mais leur dissimulation est encore patente en ces teintes pastel de Parme et de Glycine. La variation des tons, leur faible scintillation ne font que témoigner de la difficile venue aurorale de ce qui devient, alors que plus bas, sur Terre, une sombre rumeur habite déjà les poitrines, manière de tocsin intérieur manifestant le vivre en son plénier paradoxe :

 

avancer dans la vie

est avancer vers la mort.

 

 

   Là, au milieu de ce qui se donne en tant que réel, il me faudrait ménager une ample respiration, me retourner sur le chemin parcouru, chercher à deviner dans le passé ce qui, maintenant révélé, ne me questionne ni ne m’angoisse car j’en ai fait l’épreuve, ai accompli le saut qui me projette vers le futur. Moi, le Disant Anonyme, je suis le porte-voix des Faibles et des Démunis, le modeste fanal qui essaie de faire avancer les Inconnus vers leur destin, ce connu qui leur sera familier à mesure qu’ils progresseront.

 

Vers quoi ?

Ils ne le savent.

Vers qui ?

Ils n’en ont nulle idée

et pourtant c’est vers EUX

qu’ils cheminent,

en leur intime et

solitaire conviction.

 

   Nul ne peut leur apprendre à vivre, c’est leur seule et unique responsabilité. Tout comme ce paysage qui ne se dévoile qu’à l’aune de son possible. Nulle aide extérieure. Nul miracle, nulle main secourable qui viendraient les tirer de l’embarras. Et, ces Egarés, ces Perdus à eux-mêmes, qu’ils ne quémandent nullement le secours de quelque Religion, l’aide de quelque Gourou. Religion, Gourou, ne vivent qu’en eux, pour eux, leur sollicitude est feinte, leur charité adressée seulement à qui ils sont. De simples egos repliés sur leur singulier ego.

  

   Voyez-vous, ces idées qui tournent au sombre, au pessimisme, n’en cherchez nullement la raison en quelque fatalité qui guetterait, depuis toujours, le moindre de mes faux-pas. C’est seulement parce que, chutant des hauteurs éthérées (celles supposées détenir un savoir ancestral qui pourrait me sauver), chutant donc vers la Terre des Hommes,

 

y discernant des desseins obscurs,

y pressentant des désirs nébuleux,

y devinant de funestes projets

(notre Terre va à vau-l’eau,

court à sa perte),

 

   toute cette matière vile, toute cette substance traversée de lourds miasmes me confèrent un destin tel celui de l’infortuné Icare et je sens déjà la cire qui lie mes rémiges fondre comme neige au soleil et le sol se rapproche avec un bruit de rhombe assourdissant. Ma crainte, ma seule inquiétude, ne plus connaître que la froideur du mensonge, ne plus pouvoir discerner que ces fourberies sous lesquelles l’Humain courbe l’échine, le sachant mais feignant d’en ignorer la douloureuse existence.

   

   Mais, tout au long de ma péroraison, le Paysage-Nature attend patiemment d’être reconnu en sa plus vive confidence. Discrète la Nature qui vient à nous sur le mode du pas silencieux, talqué d’ouate. Aussi il ne faut rien risquer, aussi faut-il, avec elle, en son intime ressource, entreprendre une sorte de pas de deux où Chacun sera l’Autre, demeurant Soi. Mais un Soi agrandi aux limites de l’Univers, là où le concert des Étoiles, la giration des Galaxies viennent nous dire, en subtiles vibrations, en ondes super lumineuses, la Grande Beauté énigmatique de ce qui se donne à voir au plein de notre contemplation : La Merveille ! Mais il faut s’écarter d’un lyrisme trop facile, mais il nous faut revenir à ce qui, placé au sein même de notre conscience, en devient le centre aimanté, polarisé.  

   La rivière est un lacis Vermeil semblant immobile pour l’éternité. Sans doute, sous le couvert de la surface, mille vies discrètes, amibiennes, de l’ordre du pli, de la feuillure, de la sinuosité, mille diaphanes diatomées y trouvent-elles le lieu caché de leur être. Et, moi, l’Anonyme, loin de vouloir devenir le Malvoyant, me faut-il aiguiser la lame de ma conscience afin que rien ne puisse lui échapper, afin qu’archivant en ma mémoire ces abondances infinies de sensations, une richesse intérieure puisse trouver à s’actualiser, à rayonner, en elle, hors d’elle.

 

Être présent,

Infiniment

présent,

parmi

la belle

Présence

des Choses.

 

   Sur la rive droite, dans une manière de dialogue discret avec la Rivière, la masse sombre d’une végétation dense. Mais, si je puis m’exprimer ainsi, une densité légère, aérienne, laquelle n’a plus rien à voir avec la nuit de la Caverne. Les frondaisons se sont allégées au contact du jour levant, au contact de la brume Parme, au contact du souple frémissement de l’eau, au contact du disque solaire en sa neuve apparition. Puis, tout en bas du paysage, une guirlande d’arbres en boule, aimables sentinelles d’une eau complice, étale, bien disposée à être qui-elle-est car, ici, tout va de soi dans la plénitude et l’accomplissement. C’est à peine si, en lisière de l’herbe couleur de Lichen, se laisse percevoir le mince filet d’un chemin : on ne sait d’où il vient, où il va et, cependant la certitude d’un voyage serein se fait jour, que rien ne pourra effacer. Il est la contre image même de l’excès, de la surabondance, de l’agitation perpétuelle de ces « Frères Humains » qui n’ont de cesse de parcourir le globe dans toutes les directions de l’espace, ivres qu’ils sont de ces constants nomadismes, ivres qu’ils sont d’eux-mêmes, car ici se trouve la réponse à leur itératif désir d’être là, puis l’instant d’après, de n’y être plus, comme si la vitesse du déplacement était directement proportionnelle à la qualité de leur bonheur.

 

En réalité c’est

eux-mêmes qu’ils fuient,

incapables qu’ils sont de

se confronter à leur propre vérité.

 

   Alors, tels les moutons de Panurge, ils bêlent en commun, prenant leur bêlement pour le sublime accusé de réception de leur être. Mais vous l’aurez compris, plus ils bêlent de concert, plus ils se distraient de qui-ils-sont, plus ils se dissolvent dans le marigot du désêtre. Ils girent tout autour d’eux, tels des totons fous, incapables qu’ils sont d’interrompre le mouvement qu’ils ont eux-mêmes suscité.

   S’ils avaient perçu la nécessité de mettre en relation leur propre solitude face à la solitude de la Nature, seuls lieux

 

d’une possible Vérité,

Essence contre Essence,

Simplicité contre Simplicité,

 

   bien plutôt que de s’abandonner à la dispersion, ils auraient rassemblé leur être autour de ce reflet solaire qui glisse sur la feuille d’eau, ne confondant nullement pour autant le reflet avec son Origine, cet Astre Céleste qui,

 

tout à la fois est

Essence,

Vérité,

Plénitude.

 

   La perfection du cercle poudrant le cercle Humain d’une identique valeur signifiante. Rien, parmi les figures multiples de l’exister n'est comparable à l’Uni-Totalité, à la pureté idéale du Cercle en lequel tout est Harmonie, rien n’est division, rien n’est fragment. Certes, me direz-vous, j’agite de vieilles sornettes idéalistes, je ne fais que broder des billevesées, que courir après chimères et rêveries. Sans doute est-ce le cas de tout ce symbolisme qui traverse ce récit à la manière d’un songe. Mais, si l’on prend soin d’éclairer ce songe, d’en écarter les voiles, si on le considère avec suffisamment de rationnel, si l’on poursuit à son sujet une méditation-cogitation assez ferme pour n’être pure gratuité, alors c’est bien le songe en tant que Vérité qui se présentera à nous, dans sa nudité, pouvons-nous dire, tel cet émouvant mouton de Panurge qui, soudain délesté de sa lourde toison (ses errances, ses illusions), connaît enfin les secrets de l’allégie :

 

toute Vérité est à fleur de peau,

il suffit d’en vouloir saisir l’essentiel

qui, en même temps, est sa Beauté !

 

 

 

 

 

 

 

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21 août 2025 4 21 /08 /août /2025 08:27
En quoi Philosophie et Poésie se rejoignent

La philosophie trône parmi les sept arts libéraux

— illustration extraite de l'Hortus deliciarum

de Herrad von Landsberg (XIIe siècle).

 

***

 

Toujours ce qui vient à nous,

cette coupe de fruits,

cet Ami que l’on n’attendait pas,

cette œuvre d’art surgie d’un musée,

ce paysage au détour du chemin,

 

    tout vient à nous au terme d’une médiation qui n’est rien moins que matérielle, de l’ordre de la saisie, de la préhension.

 

Cette coupe de fruits, ce sont nos yeux

qui l’ont amenée devant nous.

Cet Ami, c’est notre ouïe

qui en a révélé la discrète présence.

Cette œuvre d’art, ce sont nos mains

qui en ont théoriquement esquissé la saisie.

Ce paysage, c’est notre peau

qui en a ressenti le souffle naturel.

 

   Donc, du Monde et de ses contenus, à nous qui observons, toujours une distance, toujours une étrangeté à combler au moyen de nos sens. C’est comme si, depuis notre menhir de chair, nous lancions, en direction de l’altérité, des grapins retenus par un fil   et que ces grapins ayant touché leurs cibles revenaient à nous avec le motif de leur moisson.

 

Mais alors, qui perçoit,

nous en notre essence la plus intime ?

Ou bien ces manières d’excroissances

de qui-nous-sommes

 

   qui ne seraient, en réalité, que des artefacts, des outils commis, parfois, souvent, à nous tromper, à nous induire en erreur en raison même de prédéterminations dont ils seraient porteurs, telle visée selon un type particulier inscrite, en tous temps dans le derme des choses et alors notre liberté serait tronquée et, du réel qui nous fait face, nous ne percevrions que des genres de spectres ou, au mieux, que des opinions toutes faites, des doxas qui, non seulement ne nous apporteraient rien, mais nous berneraient si bien que nous vivrions en un Monde d’illusions fabricatrices de décors en carton-pâte.

 

Le problème viendrait

en droite ligne

de notre adhérence au réel,

de notre dépendance

à sa concrétude,

du fait troublant que nous n’en serions

que des prolongements,

des fragments,

des satellites.

  

   Si nous voulons témoigner de quelque chose en vérité, il nous faut aller, par le plus droit chemin, à ces essences,

 

de la nature morte,

de l’Autre en sa coprésence,

du tableau en sa profondeur,

du paysage en son phénomène le plus réel.

 

   Alors, me direz-vous avec raison, si l’on supprime tous ces naturels médiateurs que sont l'ouïe, l'odorat, le goût, le toucher et la vue, que reste-il de ce qui nous est adverse, si ce n’est la pure désolation de ce qui ne peut témoigner ni de sa forme, ni proférer quelque langage que ce soit, ni se manifester au titre d’une représentation ? Certes, faire abstraction de ceci même qui nous détermine en tant qu’Observateurs du réel, n’est chose guère aisée et il se peut que nous renoncions à comprendre nos propres entours avant même d’avoir tenté quelque autre possibilité que la perception ordinaire qui se donne comme la seule voie d’accès à ces étrangetés dont le Monde est un vivant inventaire.

  

   Cependant, nous ne pouvons demeurer sourds-muets, affligés d’une mutilante catatonie face à ce Monde dont nous supputons la présence, à défaut de pouvoir la prouver, mais c’est égal, nous partirons de notre ego cogito, celui qui, prioritairement philosophe au travers de ses multiples cogitations, mais aussi bien partirons-nous de cet « Homo Aestheticus », cet « Ego-esthéticien » tel que défini par Luc Ferry dans l’un de ses livres. Donc celui qui se donne selon la pente des intuitions poétiques, celui qui, par opposition aux trop vives rationalisations, se fonde sur les affinités, ces mystérieuses entités au gré desquelles ce qui se propose à nous le fait en une telle évidence assurée de soi

 

qu’il n’y aurait plus alors de distance

de l’Objet visé au Sujet qui le vise,

à savoir Soi.

Le Soi-des-Choses en tant que Soi-de-l’Être.

Le Soi-de-l’Être en tant que Soi-des-Choses.

 

    Et, ici, loin d’être une formule, cette coïncidence des Soi, ce versement de l’Un en l’Autre, ces étonnants vases communicants n’ont nul besoin d’une propédeutique qui les présente, n’ont nul besoin d’inférences logiques, d’explications des conséquences au regard des causes qui seraient leur origine, nul besoin d’une sémantique résultant d’un long travail herméneutique afin de faire surgir un Sens qui serait toujours-déjà-là, une disposition originaire ne trouvant qu’en-Soi, dans la plus pure autonomie qui soit, le fait même de sa présence. Ceci exprimé d’une manière tautologique :

 

l’Essence au regard de l’Essence.

L’Essence de l’Altérité faisant écho

à l’Essence de la Mienneté.

  

   Ce que nous voulons exprimer ici, c’est qu’à défaut de nos sens, (mettons-les provisoirement entre parenthèses), il nous faut bien un outil, un dispositif afin que ce Monde qui nous fait face prenne forme et couleurs, s’adresse à nous selon la pente naturelle de son être. Alors, délaissant à la fois les voies d’une perception simplement physique, « anatomique » du réel si nous pouvons dire, délaissant à la fois nos modalités pratiques usuelles de le rencontrer, faisant allégeance à la seule abstraction, au concept philosophique, mais aussi bien à l’intuition poétique, ce réel, nous l’approcherons d’une manière Idéale puisque, de façon identique, méditations philosophiques et hauteurs poétiques ne se donnent que dans l’écart par rapport aux choses de la quotidienneté. Et c’est bien dans cet écart, cette fissure, cette béance (si le thème réflexif ou poétique est poussé assez loin) que s’inscrit, en une manière d’invisibilité, sinon d’étrangeté, le geste intellectif par lequel témoigner de ces « choses » par définition indéfinissables puisqu’elles sont de l’ordre de l’esprit, de l’âme, du pur entendement, parfois du pur imaginaire.

  

   Tout ce long préambule n’a pour objet que d’être une manière de paradigme introductif à l’abord des extraits qui vont suivre, poétique et philosophique, chacun constituant le miroir de l’autre selon la thèse que nous défendons ici. Selon nous,

 

il y a homologie entre une méditation métaphysique élevée,

celle d’un Martin Heidegger

et la description mythico-lyrique d’un fragment de Nature

tel qu’évoqué, par exemple, sous la plume

du Romantique allemand Jean-Paul Richter.

 

   Deux extraits tirés du corpus de ces deux Auteurs suffiront à mettre en lumière cet investissement lexico-sémantique admirable, qui peut faire penser, en tous points, à une identique confluence des projets d’écriture : décrire la Beauté telle qu’en elle-même. Afin de mettre en perspective le langage commun, ordinaire, celui de la quotidienneté et celui au registre élevé, Poésie, Essai métaphysique, nous convoquerons la force évocatrice de la métaphore. Pour employer une métaphore ophtalmologique, nous dirons volontiers que la relation du quotidien, telle que réalisée concrètement chaque jour dans le cadre de nos activités, correspondrait à la dilatation pupillaire minimale de la myose, alors que la contemplation poético-philosophique ferait intervenir l’ouverture pupillaire maximale de la mydriase. De là la difficulté de passer d’une forme à une autre, laquelle difficulté, loin d’être purement physiologique, s’accentue au motif qu’il existe un abîme se creusant entre un langage suréminent et un langage prosaïque, ne fonctionnant, la plupart du temps, que sur le mode du « on » : « on a dit ceci », « on a fait cela ».

  

Première évocation, tirée de « Choix de rêves », sur la prose de Jean-Paul Richter :

 

(les accentuations lexicales dans les deux textes sont de mon fait)

  

   « Réellement heureux, exalté dans mon corps et mon esprit, il m’est arrivé parfois de m’élever tout droit dans le ciel étoilé, saluant de mes chants l’édifice de l‘Univers. Dans la certitude, à l’intérieur de mon rêve, de tout pouvoir et de ne rien tenter, j’escalade à tire d’ailes des murs hauts comme le ciel, afin de voir par-delà apparaître soudain un immense paysage luxuriant ; car (me dis-je alors), selon les lois de la représentation et les désirs du rêve, l’imagination doit recouvrir de montagnes et de prairies tout l’espace d’alentour ; et chaque fois elle le fait. Je grimpe sur des sommets, afin de me précipiter par plaisir ; et je me souviens encore de la jouissance toute nouvelle que j’éprouvai, lorsque, m’étant jeté du haut d’un phare dans la mer, je me berçai, fondu parmi les ondes écumantes à perte de vue. »

 

   Seconde évocation tirée des « Chemins de pensée » de Heidegger en direction de l’Être :

 

   « Quand, dans le silence de l'aube, le ciel peu à peu s'éclaire au-dessus des montagnes...

L'assombrissement du monde n'atteint jamais la lumière de l'Etre.

Nous venons trop tard pour les dieux et trop tôt pour l'Etre. L'homme est un poème que l'Etre a commencé.

Marcher vers une étoile, rien d'autre.

Penser, c'est se limiter à une unique idée, qui un jour demeurera comme une étoile au ciel du monde.

[…]

   Quand, dans un ciel de pluie déchiré, un rayon de soleil passe tout à coup sur les prairies sombres...

Nous ne parvenons jamais à des pensées. Elles viennent à nous.

C'est alors l'heure marquée pour le dialogue.

Il rassérène et dispose à la méditation en commun. Celle-ci n'accuse pas les oppositions, pas plus qu'elle ne tolère les approbations accommodantes. La pensée demeure exposée au vent de la chose.

[…]

   Quand, aux premiers beaux jours, des narcisses isolés fleurissent, perdus dans la prairie, et que sous l'érable la rose des Alpes sourit...

Magnificence de ce qui est simple.

[…]

   Quand le torrent, dans le silence des nuits, raconte ses chutes sur les blocs de rocher...

Ce qu'il y a de plus ancien parmi les choses anciennes nous suit dans notre pensée et pourtant vient à notre rencontre.

[…]

   Quand, sur les pentes de la haute vallée que les troupeaux parcourent lentement, les cloches des bêtes n'arrêtent pas de sonner...

Ce caractère de la pensée, qu'elle est œuvre de poète, est encore voilé.

[…]

Mais la poésie qui pense est en vérité la topologie de l'Etre.

A celui-ci elle dit le lieu où il se déploie.

Quand le soleil du soir, débouchant quelque part dans la forêt, revêt les fûts...

Chanter et penser sont les deux troncs voisins de l'acte poétique.

Ils naissent de l'Etre et s'élèvent jusqu'à sa vérité.

Leur relation nous donne à méditer ce qu'Hölderlin chante des arbres de la forêt :

" Et les fûts voisins, tout le temps qu'ils sont debout, demeurent inconnus l'un à l'autre. "

Les forêts s'étendent

Les torrents s'élancent

Les rochers durent

La pluie ruisselle.

Les campagnes sont en attente

Les sources jaillissent

Les vents remplissent l'espace

La pensée heureuse trouve sa voie. »

Confluences formelles et thématiques

 

(Jean-Paul Richter – JPR)

 

« Réellement heureux, exalté dans mon corps et mon esprit. »

« la jouissance toute nouvelle que j’éprouvai »

 

(Martin Heidegger – MH)

 

« Il rassérène et dispose à la méditation »

                                              « Magnificence de ce qui est simple. »

                                               « La pensée heureuse trouve sa voie »

 

*

 

JPR : « m’élever tout droit dans le ciel étoilé »

« Je grimpe sur des sommets »

 

MH : « le ciel peu à peu s'éclaire au-dessus des montagnes »

« Marcher vers une étoile »

« une étoile au ciel du monde »

« dans un ciel de pluie déchiré »

 

*

 

JPR : « saluant de mes chants l’édifice de l‘Univers »

 

MH : « ce qu'Hölderlin chante des arbres de la forêt »

« Chanter et penser sont les deux troncs voisins »

 

*

 

JPR : « un immense paysage luxuriant »

 

MH - : « Les forêts s'étendent »

« Les torrents s'élancent »

« Les sources jaillissent »

« Les vents remplissent l'espace »

 

 

Les Métaphores

 

 

JPR : « l’édifice de l‘Univers »

« des murs hauts comme le ciel »

 

MH : « la lumière de l'Etre »

« L'homme est un poème »

« La pensée demeure exposée au vent de la chose »

« la rose des Alpes sourit »

« Quand le torrent, (…) raconte ses chutes »

« chanter et pensée sont les deux troncs voisins »

 

 

Les marqueurs de la transcendance

 

  

   Entre la méditation philosophique et l’exaltation poétique, il n’y a nulle réelle différence. Toutes deux, en leur essence, s’abreuvent à une identique source transcendante qui est élévation de Soi en direction de ce « ciel étoilé » cité, conjointement, par le Poète Jean-Paul Richter et le Philosophe Martin Heidegger. Deux hautes pensées qui confluent et communient en une manière de fusion où la matière se spiritualise, connaît son allégie, devient éphémère, impalpable sinon au gré d’une disposition de l’âme intellective à se laisser transporter en elle-hors-d’elle, genre de diffusion à l’échelle cosmique, la seule dimension qui convienne à son tropisme supra-lumineux.

   Nous prendrons le terme de « Transcendant » tel que défini étymologiquement, vers 1405, par Christine de Pisan, Philosophe et Poétesse française (les deux domaines qui nous occupent):

 

« Transcendant » : « dont la qualité propre est de dépasser le naturel ou l'ordinaire. »

  

   Or, ce « dépassement de l’ordinaire » est un souci constant de nos deux Auteurs. Nous en citerons le riche lexique relatif à ce « dépassement » qui, loin de se limiter aux choses et à la nature,

 

est élévation de Soi en direction de ce qui,

doué d’un sens suréminent,

accomplit la conscience humaine

bien au-delà de ses supposées possibilités.

 

    Prenant la Parole en lieu et place de ces deux Auteurs, nous autorisant à emprunter leur vocabulaire, nous proposerons une manière de synthèse des contenus poétiques et philosophiques afin qu’une clairière s’ouvrant, la nuit du désarroi et de la peur recule, laissant place à une illumination de l’intellect.

 

« J’avance sur le Chemin

de Pensée et de Poésie.

Le paysage est luxuriant,

partout où porte mon regard,

ce ne sont que dimensions

qui s’étendent,

arbres qui s’élancent,

sources qui jaillissent,

vents qui remplissent

et fécondent l’espace.

 

Heureux, exalté,

 je grimpe sur des sommets.

 Tout s’éclaire au-dessus.

Tout chante.

 Jouissance, magnificence

sont partout.

 En Moi. Hors de Moi.

Moi dilaté à l’échelle de l’Univers.

 

Peu à peu je m’élève dans le ciel étoilé.

Peu à peu se révèle,

pareil au halo d’une comète,

l’éblouissante Lumière de l’Être.

Je suis-qui-je-suis

et l’Être

en un seul

et même élan

 de méditation Poétique,

de contemplation Philosophique.

 

Je suis

 et demeure

 au Ciel du Monde. »

 

   Mais en tant qu’épilogue, nous ne saurions demeurer sur ce « balbutiement poétique » qui ne fait, en quelque sorte, que plagier une Haute Poésie, une Grande Pensée. Et afin de remettre une véritable dimension transcendante, dans le mouvement de réflexion, qu’il nous soit permis de citer cet extrait d’un excellent article de Patrick Marot dans « Senancour ou le sublime paradoxal » :

  

   « Le cœur de la lettre est consacré à l’évocation de l’ascension de la Dent du midi. L’écrivain s’y tient continûment dans le registre du sublime – fait rare chez lui – et en l’occurrence d’un sublime qui mêle intimement l’esthétique burkienne de l’immensité illimitante, de l’éblouissement aveuglant et de la désorientation, et un sublime longinien du ravissement et de l’élévation morale :

    

   « Là l’éther indiscernable laissait la vue se perdre dans l’immensité sans borne ; au milieu de l’éclat du soleil et des glacières, chercher d’autres mondes et d’autres soleils comme sous le vaste ciel des nuits ; et par-dessus l’atmosphère embrasée des feux du jour, pénétrer un univers nocturne. »

   « Là, la nature entière exprime éloquemment un ordre plus grand, une harmonie plus visible, un ensemble éternel : là, l’homme retrouve sa forme altérable mais indestructible ; il respire l’air sauvage loin des émanations sociales ; son être est à lui comme à l’univers : il vit d’une vie réelle dans l’unité sublime. »

  

   L’expérience sublime est ici vécue comme un acte, porteur d’un héroïsme qui arrache Oberman (ici bien nommé) (« l’homme des hauteurs ») à la condition servile et ordinaire des « plaines » ; elle jette un appel à être où le rapport à l’« univers » est intégrateur et comme tel pleinement légitimant. »

 

   Ce texte, que nous avons proposé, voudrait montrer l’artifice, sinon le danger que constitue toujours la délimitation stricte des disciplines, le fait de tracer des frontières à l’intérieur de la Pensée. Certes, si les contenus dévolus à la Poésie et à la Philosophie, respectivement l’affect à la première, le concept à la seconde, sont aussi réels qu’historiquement et théoriquement situés,

rien ne serait plus dommageable que d’isoler leurs domaines, d’édifier entre les deux des parois étanches infranchissables. Pour user encore d’une métaphore, nous préférerons, quant à la coexistence de la Poésie à la Philosophie, ne les envisager nullement désunies, divisées mais bien plutôt situées en un constant échange, parfois une osmose comme si un fragile papier huilé, plutôt que de les séparer, les maintenait intimement liées.

 

Nous plaidons pour une Poétique Philosophique,

pour une Philosophie Poétique.

 

En dehors de cette belle réalité,

toute conduite située à l’extérieur

ne serait que pur dogmatisme.

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16 août 2025 6 16 /08 /août /2025 08:05
Où l’Être en son ultime présence ?

« Dialogue »

 

Photographie : Léa Ciari

 

***

 

   Cette œuvre n’est rien moins que fascinante, ce que la suite de cet article s’essaiera, modestement, de rendre apparent. D’autant plus fascinante que, visant cette image depuis la lumière issue de notre conscience, nous sommes d’emblée confrontés à cette insolite luminescence, à cette étonnante phosphorescence émanant des deux Personnages. Comme si ces derniers, venus du plus loin d’une outre-vie, se signalaient à la manière paradoxale de spectres, ces êtres fantastiques tissés d’une clarté entièrement métaphysique qui viennent à nous sur le mode de l’offrande, tout en se retirant en un lieu de bien étrange texture. Don d’une main que l’autre vient biffer au titre d’une incompréhensible volonté. Donation/retrait qui ne font que faire croître cette ambiance de mystère, laquelle nous plonge dans une manière de contemplation heureuse faisant fond sur une bien légitime source d’inquiétude. « Chimères », tel sera le prédicat que nous leur attribuerons, assez flou, assez indéfini, lequel nous donnera la liberté d’y inclure toutes les qualités possibles selon les variations de notre naturelle fantaisie. Mais aussi les vacuités, les indéterminations, les inconsistances d’une condition que nous dirons « surhumaine » au motif d’une évidente « surréalité » dont ils constituent le vacillant foyer.

   Sur un plan strictement formel, qui donc ne serait nullement étonné d’apercevoir ces deux Formes en des postures si insolites qu’elles sembleraient venues d’un indéfinissable ailleurs. Gestes à proprement parler strictement statuaires, positions existentielles frappées de pur onirisme, attitudes troublantes, à la limite d’une catatonie, telle qu’identifiée chez des Schizophrènes lors de leurs périodes de prostration. Et si nous parlons de cette zone d’inquiétante fluctuation, de cette lisière flottante entre normalité et folie, ceci résulte entièrement de ce sentiment de malaise qui résulte de notre propre confrontation à ces abyssaux paradoxes que sont, pour nous, ces états seconds, ces sortes de somnambulismes venant percuter de manière troublante l’équilibre de notre psychisme. En quelque manière nous sommes happés par ces figurations d’un Autre Monde, nous sommes phagocytés et il s’en faudrait de peu que nous ne devinssions spectres nous-mêmes. C’est ceci, la fascination, ne plus s’appartenir, devenir la simple proie consentante sous l’invincible puissance du Prédateur.

   Mais il nous faut préciser, autant que faire se peut, l’imprécisable, car c’est bien ce sentiment de flottement, d’incertitude qui habitent ces spectrales images. Et pourtant il nous faut nous décider sur leur sort, à défaut de quoi nous demeurerions dans l’expectative qui est la position la plus inconfortable qui soit.

  

Le Personnage de gauche, nous le dirons

Moine-Shaolin pratiquant le kung-fu.

Le Personnage de droite, nous le désignerons

telle Philophrosyne, « déesse de la bienveillance, de la bonté,

de l'amitié, de la bienvenue et de la gentillesse ».

 

   Et ce partage des tâches ne sera l’effet de nulle gratuité mais le résultat d’une intuition venant en droite source des poses « suggestives », et des sèmes imprononcés qui y résident telles d’irrécusables essences.  Une évidence nous gagne à mesure que notre observation s’ouvre à la profondeur, s’autorise d’une possible vérité.

  

   Et, dès ici, ce sera une litanie de surprenants paradoxes qui sera énoncée, litanie jouant en tant que cette vérité sous-jacente à la surface de l’image, à son aspect purement illusoire, frappé, si l’on veut, d’une empreinte d’allégorie. Allégories que ces raideurs d’airain (les Chimères sont comme dans une glu, comme incluses en un bloc de résine translucide), ces raideurs, ces tensions donc qui nous mettent au défi de tirer, de la réalité faisant face, des principes moraux dont cette dernière, la réalité, doit être, le vivant reflet. Notre « morale », en la matière, consistera à dévoiler, sous le masque des apparences, ce qui s’y dissimule et nous provoque d’autant mieux au gré de cette fuite, de cette lacune, de cette fissure ouverte dans le flux régulier des jours, dans la chorégraphie continue des secondes.

  

   Paradoxe que cette rencontre improbable d’un Moine Shaolin et d’une Déesse antique. Double improbabilité au motif d’un nécessaire anachronisme des présences, au motif, de surcroît, qu’un Moine-Guerrier pratiquant le kung-fu ne saurait séduire une Déesse à l’immense douceur : improbabilité de classe et d’inclinations affectives. Et pourtant une rencontre est possible au moins sur le plan esthétique :

 

hauteur de la Figure Guerrière

dont la Hauteur Divine

revendique une égale possession.

 

   La Guerre rejoint l’altitude de l’Empyrée et ce geste singulier suffit à sceller une union par-delà le temps, par-delà les conventions sociales et les imprescriptibles chartes divines. Coalescence des impossibles au terme de laquelle peut s’opérer la fusion des contraires, vieux mythe de la coïncidence des opposés, « coincidentia oppositorum », selon laquelle les contraires s’attirent et finissent par s’assembler. Voir le philosophe Théon de Smyrne :

 

« Les pythagoriciens affirment

que la musique est une combinaison

harmonique des contraires,

une unification des multiples

et un accord des opposés. »

 

    Ici, une harmonie nait-elle de l’immédiate proximité de Chimère I, de Chimère II, comme si un unique corps originel avait été scindé en deux, cette scission gardant encore en elle le souvenir d’une indéfectible et fondatrice alliance ?

  

   Paradoxe que la mise en relation de l’achromatisme affectant le spectre guerrier (il est une simple variation de gris-blancs-noirs) et du chromatisme sépia soulignant les nervures de la Déesse. Et puisque nous osons les couleurs, que dire de cette bande Bordeaux-Falun, de ce rouge éteint, de cette coagulation sanguine qui départage les deux territoires, on croirait à un violent combat initial qui aurait fait s’affronter, en une manière de sombre dramaturgie humaine, l’Énergie Guerrière, la douceur teintée de réceptivité de la Figure Divine.

 

Immémorial combat

des dieux et des Hommes.

 

    Et il est devenu inévitable que nous reprenions cette Bande Rouge à titre de symbole, tâchant d’y deviner quelque signification souterraine. Paradoxe que l’assemblage de ces deux images qu’une barrière, une frontière paraissent placer en une adversité, une antinomie inconciliables, créant deux univers parallèles incapables, à jamais, de se rejoindre. Et pourtant le regard de la Déesse, évidemment doué de pouvoirs divins, traverse la Rouge Compacité, peut-être même est-ce lui, ce regard,  qui crée ce halo de lumière subtile en lieu et place de la tête du Moine-Shaolin, jaillissante spiritualité nullement étonnante de la part d’un Religieux dont l’attitude guerrière, en toute hypothèse, se donne en tant que combat contre le Mal et les forces obscures de l’âme. Cette Bande Falun est à point venue et, bien plutôt que d’être séparation, elle est homologie de deux facultés à poser sur un identique plan :

 

le Spirituel rejoignant

le Divin.

 

   Donc le paradoxe ne serait que de surface et nous ne le percevrions tel qu’au prix de l’insuffisance de notre regard humain. Peut-être la perception des choses n’est-elle que la résultante d’une qualité de la vision : celle qui, loin de viser la multitude des prédicats du réel, essaie d’en percer l’essence, la nature secrète.

  

   Paradoxe, enfin, (mais l’est-il vraiment ?), du sous-titre de la photographie : « Dialogue ». Certes, l’on ne peut qu’être décontenancé par cette désignation qui paraît dire le contraire de ce que l’image propose. Å première vue, l’impossibilité du dialogue se résumerait sous les traits simples et évidents de signes que tout semble contraindre à ne nullement fusionner en une unique parole :

 

achromatisme vs chromatisme,

Guerrier vs Déesse,

divergence des regards des Protagonistes

destinés à se fuir plutôt que de s’assembler.

 

Et la Bande Falun vient renforcer cette impression de deux domaines antagonistes, sinon définitivement inamicaux. Certes, l’impressionnel de premier niveau est de cet ordre de la division qui surgit telle une incontestable réalité-vérité. Mais notre intention, loin de se faire « l’avocat du Diable », posera un second niveau à partir duquel faire s’inverser la logique apparente des choses. Si le pari de Léa Ciari est osé (et il l’est de pure évidence, ceci étant simple condition de possibilité de donner site à une œuvre véritable), si les contrastes sont vifs, si les oppositions sont tranchées, si la perspective dialectique est abrupte, c’est seulement afin de nous tirer de notre léthargie de Voyeurs indolents, rassasiés dès notre premier regard. Le motif sous-jacent à l’œuvre (la thèse d’une causerie amicale, d’un colloque unitaire des deux Présences, d’un naturel conciliabule transitant de conscience à conscience), tout ceci se serait-il affirmé avec la plus claire évidence que, saturés d’emblée d’une signification en forme de truisme, il y a fort à parier que nous nous serions vite détournés de l’image, cette dernière ayant épuisé les possibilités de son être en un seul empan d’une donation sans reste.

  

Car il faut de l’énigme,

il faut de la surprise,

il faut de possibles lignes de fuite,

d’hypothétiques perspectives

 

   pour donner le change à notre inextinguible soif de nous abreuver aux sources plurielles et infinies du sens. Cette belle image recèle en elle tous les ingrédients constitutifs d’une quête intellectuelle nous portant au-delà même de sa généreuse apparence. Et ce sont bien tous les motifs de « contrariété » qui nous aiguillonnent à vif, qui lacèrent notre chair avide d’être comblée, qui créent des points de suture en lieu et place de ces larges fissures en lesquelles se dissimule une inquiétude quasi constitutionnelle de l’humain en chemin vers-qui-il-est.  C’est bien là le moteur du dessein esthétique que de nous extraire de notre bogue, de nous ouvrir à la multiple beauté du Monde.

  

   L’incomplétude du premier niveau, ou supposée telle, se voit comblée par toutes ces décisions artistiques qui se donnent en tant qu’inversion des valeurs :

 

tout en effet dialogue et ceci tient

à la magie des mises en relation,

le Gris appelle le Rouge,

le Rouge appelle le Sépia de la Déesse,

la Déesse appelle l’esprit du Moine,

le Moine appelle la bande Falun,

le Falun appelle  le Gris de la bande

sur laquelle les Protagonistes prennent appui

 

et c’est à la manière d’un cercle herméneutique

que le lexique, en des ondes concentriques,

fait naître une sémantique unitaire

où tout est en écho,

en correspondances,

en liaisons.

 

   La déliaison initiale s’est retournée à la manière de la calotte d’un poulpe et, au lieu du chaos des viscères, c’est bien un cosmos qui nous est donné avec sa douce et harmonieuse « Musique des Sphères ». Existerait-il en matière d’évocation de la Totalité, plus belle icone que la Sphère qui contient en elle le tout de son Être ? C’est cette plénitude et le sentiment de félicité qui lui est attaché dont Léa Ciari nous fait le don dans cette œuvre singulière. Elle, l’œuvre, que l’on pensait, au titre de son mystère, devoir nous vouer aux gémonies, voici qu’elle brille d’un étonnant éclat constitutif de notre être en mouvement, lui qui, le jour durant et ceux qui suivent, ne cherche que la possible réassurance de qui-il-est en son fond. Or nous voici rassurés, bien plutôt que cette image n’éclate selon les fragments d’une douloureuse diaspora, elle assemble ses sèmes qui semblaient épars, en une unique sémantique, laquelle, par effet de simple rebond, est le miroir de la nôtre.

 

Le Monde signifie,

en nous, pour nous,

le Monde est une graine dont

nous sommes le germe,

tout comme le Moine, la Déesse,

sont une unique source d’où tout jaillit

dans la même effervescence heureuse.

 

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10 août 2025 7 10 /08 /août /2025 08:12
Désir et Vacuité

Peinture : Barbara Kroll

 

***

 

   Parfois, au lever, on vacille, on avance dans l’exister pas très sûr de Soi, on fait ses premiers pas dans le monde comme au milieu d’un songe, on a quelque peine à dessiner ses propres contours, à savoir où l’on commence, où l’on finit. On est aux choses dans la distraction, dans l’égarement de Soi, on est pareil à la feuille d’automne portée par le vent sans que l’on sente sa provenance, que l’on estime sa direction et son but. La conscience est encore dans les limbes, les perceptions sont floues, les sensations s’évanouissent, les jugements et concepts ont si peu de présence, juste une faible lueur à l’orée de ce qui, vacillant, paradoxal, ne paraît avoir de réalité que par défaut, peut-être en raison d’un excès de notre propre imaginaire. On est déporté de Soi, situé sur une lisière nullement fixée, une sorte d’anneau de Moebius s’enlaçant et retournant sur soi, si bien que l’on douterait de son intime existence, de sa présence raisonnée parmi les confluences d’une innommable multitude. Si, à l’évidence, l’on ne manifeste nulle intention vis-à-vis de quoi que ce soit, ce qui du moins est assuré, c’est que la puissance de notre désir est identique à l’évanescence d’un follet, d’un farfadet, un filet d’eau glissant entre les doigts, disparu avant même qu’on n’en perçoive la lustrale fraîcheur.

   

   Mais puisqu’on a un corps, un semblant d’âme, il faut bien vivre, s’abreuver à la source du jour, fût-elle étique, se confier à l’instant qui vient, nullement avec certitude, seulement faire semblant d’y croire, le postuler, en quelque sorte, à la manière d’un possible. Donc on marche sur le bord de Soi, donc on voit à défaut de regarder, donc on se laisse approcher par les choses plutôt que d’en anticiper la venue. Et, dans cette hésitation de Soi, des Autres, du Monde, dans cette multiple confluence des significations voilées, non encore parvenues à maturité, on découvre, à l’angle de sa vision, une Forme si Subtile, si peu présente à soi, elle s’imprime à peine sur la toile de fond du jour, une forme qu’il faudrait dire « in-forme », comme si elle procédait de quelque néant en attente de la reprendre, de la diluer, de l’effacer parmi les hasards du destin. D’en faire un véritable non-être, sans doute une simple hallucination, une fantasmagorie à elle-même sa provenance et sa destination. De la Forme que-je-suis, à l’In-forme-qu’elle-est (en réalité deux In-formes se faisant face), nulle épaisseur, nulle distance, comme si je fondais en elle qui fondait en moi. Une annulation réciproque, si l’on veut. En ma qualité de factualité informelle, en sa qualité strictement homologue à la mienne, ce sont exactement deux carences qui se reflètent l’une en l’autre, deux fugues qui se répondent, deux disettes qui se nourrissent à un identique rien.

  

    Nous sommes pareils à deux cercles qui se tangenteraient par leur périphérie, parfois se superposant au point de se confondre, de s’annuler. Mais, ici, de manière à s’extraire des trop vives complexités d’une abstraction, il faut incarner le débat, il faut envisager de se correspondre peau à peau, bouche à bouche, sexe à sexe, autrement dit donner lieu et contour au désir sans lequel, non seulement une vie n’est pas une vie, mais elle n’est même pas envisageable à titre de simple hypothèse. Il s’agit donc de mon propre désir face à ce supposé désir de Celle-qui-me-pose-énigme (nommons-là « Énigme », pour la commodité de la nomination), donc Énigme demande à être extraite de son cocon, sortie de sa nature de chrysalide afin qu’une possible imago d’elle puisse trouver le temps et l’espace de son effectuation. Une sorte de Paon du Jour aux ocelles colorées, une forme humaine presque humaine, enfin la lisière en laquelle poser les qualités d’une substance élémentaire.

  

   Si nous tentons de décrire les esquisses selon lesquelles Énigme se donne (ou plutôt ne se donne pas !), nous nous apercevons vite que notre désir de la faire venir au langage se heurte vite à l’écueil d’une réelle inconsistance. C’est un peu comme si Énigme, possédée d’un simple désir blanc, presque incolore, en faisait une dimension performative affectant mon propre désir, le réduisant à une quai inexistence. Un désir annulant l’autre, ce qui revient à constater la rencontre de deux chimères nullement adverses, de deux consomptions nullement opposées, bien au contraire, deux non-désirs gommant tout relief existentiel.

 

Ton propre mirage venant

percuter ma propre fiction

 

   Comment pourrait-on mieux définir la confondante et insoluble « quadrature du cercle » de l’être-en-vie, qu’en faisant se rencontrer

 

deux désirs inexaucés,

deux désirs atrophiés,

deux désirs pliés sous le faix

de leur propre néantité ?

  

   Il me faut donc me résoudre à évoquer Énigme dans la forme la moins atone qui soit, à tirer de sa naturelle opacité quelque prédicat ne sombrant par avance dans l’illisible marigot de l’insignifiance. Passer, en quelque sorte, de la théorie à la pratique et jongler de l’une à l’autre car il n’existe pas d’étanchéité entre les catégories, sinon au prix des gratuites hypothèses que nous formulons à longueur de temps, les prenant pour des vérités définitives. L’existence, toujours, fait son étonnante jonglerie, allant du rêve à la réalité sans césure aucune, allant du pur imaginaire à la plus compacte concrétude, sans interruption. Donc Voyons Énigme en sa supposée authenticité, ou, du moins, dans une approche de ce qu’elle pourrait être. Å partir d’ici, c’est du symbole qu’il faut manier, de l’interprétation qu’il faut convoquer sur la seule pente qui soit nôtre, celle de la subjectivité au motif que l’objectif est un artifice, un simple et risible « miroir aux alouettes ».

  

   C’est du haut de la peinture qu’il nous faut partir, de son ciel si vous voulez, là où les significations se font les plus urgentes, les plus dignes d’intérêt. Le domaine d’une idéalité, toute matière jouant par rapport à son essence, le rôle d’une simple hypostase, d’une euphémisation du sens. Donc la tête. Donc les cheveux. La chevelure, son lent écoulement est rouge. De Rosso Corsa à Ponceau avec des touches d’Andrinople. Une manière de Sanguine, peut-être même de rivière de sang dégoulinant le long du cou, sur l’épaule de Celle qui pourrait figurer en tant que Parturiente, s’extrayant de Soi pour donner site à une destinée parmi d’autres, une destinée de douleur et de souffrance. On ne s’extirpe nullement du Néant avec facilité. Ce lacis de sève Purpurine est rien moins qu’étonnant.

 

Il est figure du DÉSIR

 

en sa fluence la plus extrême,

en son impudique résurgence,

en sa monstration la plus vitale.

 

C’est ceci, le Désir,

la pure rubescence mettant

la crudité de ses viscères à jour

 

   Comme un caillot sacrificiel qui viendrait dire l’innommable se faisant signe, se faisant hiéroglyphe en voie de déchiffrement. Nul désir ne saurait être exposé, placé sur l’étal du vivant comme on le ferait d’une marchandise, d’un pur article de consommation.

 

Nécessaire secret du Désir.

Nécessaire cèlement du Désir.

Nécessaire dilution du Désir

 

   en des mouvements serpentins qui le dissimulent aux yeux des Curieux avides de sensations, des Thaumaturges qui pensent traduire l’affect en miracle, des Thuriféraires qui croient encenser l’Amour à en seulement montrer la pudique résille.

 

Car le Désir, jamais ne se montre.

S’évoque parfois.

Se mentionne sous l’allusion.

Se figure sous le voile de l’infigurable.

 

   Or ici, vous en conviendrez, ce qui se donne à la vue, est bien plus qu’un simple filet d’eau fossile brillant au creux de l’humus, il est exposition triviale de soi, tracé pourpre d’une libido qui déborde Celle-qui-l’abrite, fait saillie dans le cru du temps, mêlé aux multiples contingences mondaines.

  

   L’habileté de la peinture est de créer deux domaines contigus situés en radicale opposition, deux milieux irréductibles l’un à l’autre,

 

le Rouge Désir s’affrontant

à ce qui, toujours l’alimente

et se décrit tel son envers,

 

cette Vacuité Blanche dont le corps

est ici le rayonnant emblème.

 

   S’il y a désir, et il y a visiblement désir, ceci se laisse clairement lire dans cette vive polémique d’une chevelure désirante faisant face à ce qui l’anime souterrainement, cette vacuité sans laquelle le désir ne serait nullement désir, seulement une envie de luciole, une faible phosphorescence dans l’herbe nocturne semée du reflet des étoiles d’un lointain amour. Et, si ce Désir se donne en tant que réellement tangible, c’est parce qu’il se montre sous les deux sources de sa manifestation :

 

la Sanguine du visage,

la Sanguine des mains.

 

Le Désir, avant d’être manuel, corporel, concret,

est bien plus idéel, intellectif,

logé au creux même de ce qui réfléchit,

anticipe, fomente des projets,

échafaude des plans ;

 

   la chair est seconde, sa brûlure consécutive à la braise conceptuelle qui jamais ne s’éteint, entretenue qu’elle est par cette immuable volonté de l’Existant, de l’Existante, de parvenir à leurs fins qui, toujours et prioritairement, sont des satisfactions, des plénitudes du corps, cette matière brute livrée à la sauvagerie des instincts, cette effervescence liée au problème même de la survie, autrement dit

 

le Désir en lieu et place

de cette finitude

 

   qui martèle de ses coups sournois l’architecture de nos anatomies depuis le jour de notre naissance.

 

Le Désir comme palliatif

provisoire de la mort.

 

   C’est bien évidemment en ces termes crus que doit s’énoncer cette question dont nous connaissons l’issue sans bien en vouloir tracer les limites, en figurer le portrait. Si Énigme est au repos, mains sagement croisées devant la bannière pliée de son sexe, si son visage est presque celui d’une Madone, cependant que nul n’aille se fier à cette eau qui dort, les eaux de lagunes, parfois, sous l’effet du vent (du Désir), se muent en violente tempête, semant la désolation sur leur passage.

 

Cette image tire toute sa force de l’intensité

dialectique de sa représentation :

 

le Désir attend, campé à l’adret du corps,

cette zone hautement solaire, éruptive, foisonnante,

avant de fondre sur l’ubac, cette dissimulation,

cette neutralité blanche, cette longue patience

en attente d’être fécondée par qui

la justifie et l’accomplit en totalité,

la Vie en sa lumineuse expansion.

 

Toujours le désir naît de la vacuité

et s’y rapporte comme l’Être

à sa pliure originaire.

 

Pour qu’il y ait cri,

il faut le silence.

Pour qu’il y ait lumière,

il faut l’ombre.

Pour qu’il y ait amour,

il faut le désamour.

Pour qu’il y ait joie,

il faut le danger.

 

POUR QU’IL

Y AIT DÉSIT

IL FAUT…

 

 

 

 

 

 

     

 

 

  

 

 

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7 août 2025 4 07 /08 /août /2025 07:35
La photographie comme accomplissement

" Sous un si doux nuage... "

 

Photographie : Alain Beauvois

 

***

 

   Le Photographe Alain Beauvois place en sous-titre modeste de sa photographie, presque invisible à l’œil nu, cette discrète mention : " Sous un si doux nuage... " Certes nous pourrions en rester là, jeter un rapide coup d’œil à l’image et poursuivre notre chemin alors que, déjà, le ciel, la mer, le sable ne subsisteraient qu’à titre de vagues souvenirs bientôt effacés. Ce à quoi nous devons être attentifs, en lieu et place de cette énonciation, attentifs donc aux points de suspension (…) dont l’évidente valeur est symbolique, ils désignent l’implicite, ils font signe vers le non-dit qui habite toute chose, implique le lieu même de son essence. Car, le plus souvent, le sens est inapparent à l’aune d’un premier regard distrait, dissimulé qu’il est sous des couches mondaines qui, faute de l’annuler totalement nous le livrent « en seconde main », si nous pouvons dire, sous la figure d’une altération qui n’est que le voile de son intime vérité. C’est comme si nous regardions le vaste plateau de la mer, éblouis de ses réverbérations, de ses rayonnements, fascinés par l’écorce, la surface, alors que l’authentique se dissimulerait au-dessous, à mesure que l’on descendrait dans les abysses, site d’expression des réalités en leur plus effective profondeur, autrement dit leur puissance.

   Après avoir brièvement commenté l’assertion du Photographe, il faut maintenant voir de plus près le titre de cet article :

 

« La photographie comme accomplissement »,

 

   ne retenir que ce mot « accomplissement » et s’interroger sur l’utilisation de ce prédicat. Le dictionnaire étymologique nous éclaire aussitôt :

   « satisfaction (d'un désir, d'un sentiment) » ; « action de mener à terme (une œuvre) ». Analysons ces deux valeurs conjointes, elles nous placeront d’emblée au centre même de la signification de cette représentation.

   « satisfaction (d'un désir, d'un sentiment) ». Si cette condition de possibilité de l’œuvre nous paraît sans délai évidente, parfois certaines propositions photographiques nous font inévitablement penser au contenu de cette expression « il y a loin de la coupe aux lèvres », où « la coupe » symboliserait le désir, les « lèvres » son accomplissement en l’oeuvre, ce qui, dans le contexte de cette énonciation, nous laisse supposer que certaines images portées au jour par une lacune du désir, ne se donnent que dans la retenue, dans l’approximation. Å leur contact nous sentons cette conviction initiale qui a fait défaut, dont la conséquence la plus visible, est de nous offrir une effigie tronquée de ce qui aurait dû être, sinon pure merveille, du moins une forme portée à son effectivité. Dans la trame secrète de l’image nullement parvenue à son terme, se laisse deviner cette incomplétude liée à une mesure intentionnelle située hors de son objet. Regardant, il nous vient comme un sentiment d’insatisfaction peut-être même une frustration consécutive à notre propre désir, en tant que Voyeur, de découvrir une œuvre ne laissant rien dans l’ombre, éclairant bien au contraire notre souhait de nous réaliser en elle. Car il y a toujours, de l’œuvre à nous, cette relation paradoxale, humus de l’œuvre sur lequel se fonde une grande part de notre complétude.

   Ici, « l’œuvre menée à terme » est saisissable immédiatement, au motif de la maîtrise de l’acte créatif, de l’exigence qui en a sous-tendu la réalisation. Donc nous ne résisterons guère à notre désir de l’envisager en tant que photographie « parfaite », car, pour nous, rien ne lui manque, si bien qu’elle fait signe vers une sorte de totalité, identique à la figure du cercle en lequel est enclose l’entièreté de son sens. Rien ne l’excède qui pourrait prétendre, en tant qu’élément nécessaire, porter son être à sa totale complétude. De ce fait elle gagne sa pleine autonomie et, partant, sa liberté. Nul besoin de la référer, hors d’elle, au paysage réel qui a présidé à sa mise en œuvre, nulle nécessité de la situer sur une cimaise qui la mettrait en regard d’autres images dont elle constituerait le naturel prolongement. Un peu plus avant dans l’article, nous la placerons en une manière d’écho, en parallèle avec une œuvre peinte mais, pour l’instant, contentons-nous d’en décrire la belle et unique manifestation.

   Le ciel est le ciel en tant que ciel, ce qui revient à dire qu’il repose entièrement en son essence et nous pourrions en dire tout autant de la mer, de la digue, du sable. Le ciel est de haute et pleine venue, il est cet immémorial qui vient rencontrer le mémorial humain, cette carence, cet inachèvement de l’oublieuse stature anthropologique. Le plus souvent, la réalité humaine se définit prioritairement par son infinitude bien plutôt que par sa « finitude », celle-ci nullement entendue comme sa fin mortelle, mais comme ce qui, « fini », n’attend plus rien de décisif de quelque altérité que ce soit. La finité en tant que finité, autrement dit le  « caractère de ce qui est fini dans le temps », l’entité à elle-même la totalité de son être. Bien entendu, nous sommes ici en régime d’idéalité philosophique, ce que l’existentiel est le plus souvent incapable de porter à l’effectivité, mais il n’est nullement interdit de procéder par analogie, une réalité immanente s’inspirant d’un principe qui lui est évidemment supérieur en fait et en droit.

   Le nuage, le long bandeau d’ouate du nuage, l’efflorescence du nuage, sa consistance doucement onirique, sa matière entièrement imaginaire nous l’offrent à la manière d’un Intelligible dont tous les nuages sensibles ne seraient jamais que les terrestres hypostases. En un tel nuage tressé de rien et de si peu, en cette Immense Liberté, nous les Hommes pouvons déposer nos rêves les plus fous : rêve d’un pays magique, rêve d’un calice aux mille parfums, rêve d’une île loin du souci des Hommes, rêve d’une Amante aimée pour elle uniquement en sa chair éthérée, dentelle au large de notre vibrante et désirante utopie.

   Puis, sous le nuage, à nouveau le ciel en son unique teinte, ce Céleste, ce Givré, notes harmoniques sans doute de plus hautes faveurs, peut-être un Poème Universel, peut-être un chant souple aux confins du Monde, peut-être la coloration de l’Amour lorsqu’il rassemble les Hommes, les unit en une seule et unique fraternité. Peut-être le signe d’une lointaine origine dont nous ne percevons plus que les signes affaiblis, vibration de cristal à la pointe de l’herbe. Et la Ligne d’Horizon, ce mince fil tendu d’un bord à l’autre de la Terre, cette pureté en soi, cette minceur du dire qui est, peut-être, l’initiale de l’Être, le point-source de la Nature en son destin le plus secret. Et l’index de la digue noire, il porte en son extrémité, à la façon d’un jeu dialectique, répétition du Jour et de la Nuit, écho de l’Ombre et de la Lumière, projection du Silence et de la Parole, en son extrémité donc ce Phare blanc est l’élément central, l’amer disant aux Hommes le lieu même de leur Être, disant l’Orient de Vérité dont, jamais, ils ne doivent se distraire, obligés qu’ils sont par leur Condition, d’en être les Gardiens les plus vigilants, les Serviteurs les plus fidèles. Et la plaine de la Mer, on dirait une simple déclinaison minimale du bleu Céleste, du Safran du sable, genre de médiatrice de l’aérien et du terrestre, union indéfectible de la Terre et de l’Air, et elle l’Eau qui vient tout féconder de sa lustrale floraison.

   En termes esthétiques, nous dirons simplement que cette photographie est le lieu unitaire où viennent s’assembler les éléments, où viennent s’assagir les Puissances Primordiales, où le Silence est l’opérateur certes discret mais ô combien performatif de ces paroles imprononcées de l’univers qui, sans doute, constituent une immense réserve de sens en lesquelles, nous les Humains, viendrions puiser cette infinie Sagesse qui devrait constituer notre nervure essentielle car, sans cette mesure pudique et intelligente des choses, nous ne sommes que des êtres à la dérive, que des navigateurs sans boussole, que des chercheurs d’or aux mains vides, que des Voyants atteints d’une cruelle cécité.

   Et maintenant l’analogie entre deux représentations : l’image du Photographe de la Côte d’Opale mise en perspective avec une Marine de Nicolas de Staël. Non qu’il y ait stricte homologie, correspondance de terme à terme, mais c’est plutôt l’esprit, la climatique, la simplicité et l’exactitude formelles qui sont à mettre en parallèle. Une image demandant l’autre, une image éclairant l’autre comme si la sémantique de l’une s’accroissait de la sémantique de l’autre.

La photographie comme accomplissement

   L’évidence est celle d’une géométrie exacte : identique travail de composition qui s’ordonne à partir de l’index du phare en sa céleste surrection. Le phare comme amer, comme orient à destination des Hommes afin qu’ils ne dérivent point dans l’exister, qu’ils puissent confier leur navigation à cette mer si lisse, si calme on la dirait là de toute éternité. Unité des tons qui, chez Nicolas de Staël n’est qu’une douce variation de gris, Plomb-Ardoise soutenu, puis Souris moins affirmée, puis éclaircissement en gris Acier, puis Argile, à peine un effleurement de la peau du Monde. Harmonie concordante chez Alain Beauvois, certes dans un chromatisme un peu plus soutenu, mais le clavier des couleurs se nuance selon la touche d’une osmose, toute une mince variation pastel, un genre de touche légère que l’on aurait estompée du bout des  doigts. Nulle teinte n’empiète sur sa voisine et le thème de la contiguïté s’allège de cette manière aurorale de faire venir à Soi un réel dans sa manifestation la plus pondérée, la plus furtive, sorte de fugue musicale qui fait aux oreilles son efflorescence de mousse et d’invisibles embruns.    Nous croyons ces images productrices de sérénité sinon de positive léthargie au motif même de la simple suggestion, de la légère invite, juste une insinuation, juste un frisson irisant la pulpe de la chair. Nulle entaille qui se dissimulerait sous un angle vif, nulle césure qui surgirait de plans divisés par quelque dialectique, nulle rupture dans le naturel et la logique des enchaînements iconiques. Le sentiment unitaire est tel que tout commentaire au-delà, bien plutôt que de verser à la source de la plénitude, n’en pourrait que compromettre la délicate existence. Ici, à proprement parler, il n’y a nulle différence entre le geste pictural et le geste photographique : les deux s’alimentent à une semblable racine tissée de nostalgie bucolique, idyllique dont tirer, plus tard, au plein du souvenir, d’heureuses réminiscences, le passé se fondant au présent en une manière d’exacte authenticité.

      Aussi, nous séparant de l’image, nous n’installons nulle coupure entre elle et nous, nous la laissons prospérer dans la nuit de notre inconscient, nous la sentons pousser ses lianes à la lisière de notre conscience, nous l’apercevons, parfois, depuis la plaine de notre couche, faire son invisible clignotement, ciel, nuage, mer, sable, phare, digue, lexique initial d’une félicité que, toujours nous gagnons à nous confier à la beauté vacante des choses. Ciel, nuage, mer, il y a tant, encore, à espérer de l’éclosion des choses à portée de notre regard, tout contre le signal de notre index, il montre le possible, or celui-ci est illimité.

 

C’est nous qui fixons les limites

et disons l’impossible.

Abandonnons le cèlement,

disposons-nous à l’Ouvert.

Ces deux créations nous y invitent

à leur manière qui est belle,

qui pointe l’urgence qui est la nôtre

de percevoir, dans la gangue d’humus,

la gemme délicate qui y trouve abri.

 

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2 août 2025 6 02 /08 /août /2025 17:18
Génie : folie par destination

Marc Alpozzo (Ouvroir de réflexions potentielles)

 

***

 

De Christine Raison :

 

« Merci, Jean-paul d'avancer l'idée de la folie de Nietzsche.

Certains la réfutent en parlant des effets de la syphilis.

Comme vous, je pense qu’une relation sincère

et intime l’aurait protégé de son enfermement .… »

 

*

 

   Le problème de la folie est si redoutable à affronter, si difficile à cerner que le recours imageant à la métaphore (ici une pièce de monnaie), un pied dans le sensible, un pied déjà dans l’intelligible, nous la rendra plus « familière » si l’on peut s’exprimer ainsi. Le Génie m’apparaissant, par essence, un être du partage, du milieu, mais aussi et surtout un être de l’entre-deux (avant même de basculer hors de toute dimension humaine), c’est dans la figure étrange du Funambule, du Fildefériste, qu’il donnera le plein de sa réalité, scintillant parfois dans le pur rayonnement solaire, parfois chutant dans le cul-de-basse-fosse ténébreux du Néant.

Donc, métaphoriquement, plaçons l’activité du Génie (la pièce de monnaie en est le lieu) sur cette lisière étroite qui porte le joli nom de « carnèle », cette limite s’instaurant entre l’avers portant l’effigie (l’apparence sensible), et le revers portant la valeur (chiffre intelligible ou essence déterminant sa vraie nature).

   Car ce qui est paradoxal au plus haut point, c’est bien la destination tragique du Génie qui n’accomplira son essence qu’au prix d’un saut dans cette folie dont il redoute les assauts mais dont il espère qu’elle tiendra allumée la vive étincelle de sa passion. Nul n’est un Génie au titre de sa propre volonté, c’est tout simplement la Nature qui a posé les conditions de son accomplissement. Par « Nature », il faut entendre le socle infrangible, le fondement à partir desquels un individu trace sa route, exception faite des déterminismes sociaux et autres influences sous le sceau desquelles il se trouverait placé. Ce que je veux exprimer par-là, c’est le caractère de nécessité qui fait du Génie un Génie.

   Ayant posé ceci tel un incontournable postulat, l’on comprendra aisément que tout événement survenant dans la vie du Génie (rencontre fortuite, attrait amoureux, culte passager d’une passion adventice), tout événement donc n’agira qu’à titre de pure contingence, c’est-à-dire qu’il ne fera dévier en rien la flèche existentielle dont l’atteinte de la cible se trouve, par vocation, entièrement déterminée. Ces méditations, reportées au cas de Nietzsche, veulent dire que, ni les effets négatifs de la syphilis, ni l’impossibilité en laquelle se tiennent ses sentiments intimes de pouvoir rejoindre en quelque manière une Lou-Andrés Salomé ne peuvent justifier son basculement dans la démence. De la même façon, la perte de Suzette Gontard (la Diotima de son roman « Hypérion ») à elle seule, fût-elle douloureuse, ne peut suffire à expliquer la chute de Hölderlin, son refuge terminal dans l’enfermement de la tour du Menuisier Zimmer, à Tübingen, là où plus aucun sens ne vient entretenir un esprit en totale déroute. Pas plus que les succès on insuccès d’Artaud dans « Les Censi », sa pièce retirée de l’affiche, son « demi ratage », ne suffisent à bâtir les fondations de son internement à l’asile des Quatre-Mares ou à l’hôpital de Rodez. Et, en ce qui concerne Van Gogh, ni ses soucis financiers, ni son échec du projet d'établir un atelier à Arles, ne peuvent être les motifs suffisants qui le conduisent au geste irréversible de ce coup de révolver dans la poitrine qui signera l’épilogue de son destin.

   Tous ces événements, aussi décisifs soient-ils, sont des actes de pure immanence, s’adressant bien plutôt à la personne humaine de l’Artiste en proie aux multiples soucis de l’existence, ils ne sont nullement des motifs du Génie, des fragments de son inatteignable essence. Ils témoignent de l’Homme, nullement de ses dons hors du commun, de ses facultés suressentielles, de son commerce avec ce qu’il nous faut bien nommer une transcendance, à savoir le plus haut de Soi aimanté par le Hors-de-Soi, ce danger, mais cette fascination, mais cet attrait de la brûlure, cette netteté scintillante de la Blancheur, cet orbe assourdissant du Silence, cet appel d’une absolue Solitude.

   Et ici, il me faut citer la célèbre assertion hégélienne selon laquelle : « La philosophie est idéaliste, ou elle n'est pas. », que l’on pourrait aisément paraphraser selon la formule : « Le Génie est idéaliste, ou il n’est pas ». Car tous ceux cités jusqu’ici, aussi bien Nietzsche, qu’Hölderlin, qu’Artaud, que Van Gogh sont des Idéalistes, autrement dit leur esprit précède et justifie leurs corps, ces lourdeurs, ces boulets, ces empêchements à être.  Le geste immanent ne prend sens qu’à la lumière du motif transcendant qui en a dicté la forme, a présidé à sa mise au jour. Il y a donc, chez l’homme de Génie, un constant jeu pervers qui met en tension son existence perpétuellement tiraillée entre les gestes du quotidien (ces entraves, cette aliénation) et cet essai de pure Liberté que constitue l’effectuation, au plus haut degré, du geste artistique, philosophique, philologique, tous domaines dans lesquels l’Esprit est à l’œuvre (au sens de l’œuvre se faisant), le corps étant au repos, en une certaine manière répudié, comme pourrait l’être une chose inutile et gênante, une servitude à proprement parler. Car il faut, au phénomène intellectif, imaginatif, inventif, la vitesse de la comète, le scintillement de l’éclair, l’éclat de la foudre. Il faut s’extraire du réel, telle l’indigente chrysalide qui s’arrache à sa tunique de fibre pour donner lieu au brillant imago.

   Seulement, tout geste d’arrachement, d’effraction, de fracture est, de facto, geste de séparation, d’éloignement de Soi, geste schizoïde, unité se brisant en mille fragments qui, dès lors, ayant atteint un point de non-retour, signeront l’éparpillement d’une personnalité livrée au feu même de la disjonction, de l’écartèlement, de la diaspora sans fin.  Sillage de la folie faisant ses mille brisures, beauté insoutenable, tel un miroir étincelant ; mariage antithétique de la Raison et de la déraison, laquelle déraison se donnera comme le signe irréversible d’une méta-réalité dont nul ne pourra percevoir que les contours externes, les feux de Bengale, les diaprures, à défaut d’en pouvoir connaître la subtile et non-reproductible genèse. Le Génie sait bien qu’il vit sur l’étroite margelle de la carnèle, cet espace si étroit, ce lieu innommable, ce fin liseré qui s’insinue entre le Corps et l’Esprit, la Physique et la Métaphysique, la Matière et le Néant, ce fléau oscillant en permanence d’une réalité à l’autre, le « juste milieu » constituant le seul site habitable pour l’homme. Mais ces Hautes Figures de la Pensée, de l’Art, ne sauraient accepter de se vêtir d’un corset si étroit au sein duquel leur puissance même échouerait à se donner pour ce qu’elle est : un nécessaire rayonnement à offrir au Monde, la délivrance de pures gemmes en lieu et place de substances viles, l’aboutissement, en quelque sorte, de l’entreprise alchimique, là où le réel quintessencié, devient diaphane, où l’opaque devient transparent, où la prose devient poésie.

   Certes, tout ceci se déroule au risque de leur Folie, et ceci est gravé en eux, d’une façon infiniment visible, rubescente, braise illuminant la nuit de son regard magnétique. Observant la danse du feu, se fondant en son irrémissible beauté, qui donc est capable, sur cette Terre, de se soustraire à la fascination de ces mystérieux rayons de lumière paraissant se ressourcer à leur propre jaillissement ? Quidam, l’on n’échappe pas plus au sortilège du feu que le Génie ne peut se soustraire à l’efflorescence sans fin de ses étonnants pouvoirs. Question de vie ou de mort. Ou bien le Génie est pur Génie, ou bien il s’écroule sur lui-même, telles les murailles de Jéricho s’effondrant sous le souffle des trompettes. On l’aura compris, par « vocation », le Génie est condamné à la folie. On ne tutoie impunément ni les excès de Dionysos, ni la grandeur prophétique d’un Zarathoustra, pas plus que l’on n’affronte la redoutable Volonté de Puissance (autant de manifestations de la transcendance) sans courir le risque de Soi. Nietzsche, tout comme Hölderlin qui vit « sous les orages du dieu » ; tout comme Lautréamont parfois métamorphosé en son propre bestiaire ; tout comme Artaud qui se perd dans la fumée du peyotl des Indiens Tarahumaras ; tout comme Vincent qui succombe sous les assauts des faucilles noires des corbeaux sous le ciel incendié d’été, tous ces Génies donc ont connu « La traversée des apparences » (pour utiliser le beau titre de Virginia Woolf qui, elle aussi, connaîtra la fin tragique du suicide). Car, aux « apparences », à cette lourde réalité matérielle, au principe de la « pesanteur », ils préfèrent le principe de la « grâce » (allusion au beau titre de Simone Veil), au divers du sensible, ils substituent l’unité de l’intelligible ; à la gaucherie de l’acte, ils substituent la finesse de l’Idée ; aux mailles étroites de la raison, ils privilégient la désinvolture, l’élégance, le brio de la Folie. Seulement ce brio clôture définitivement un itinéraire qui, pour avoir été chaotique, parfois à la limite d’une visibilité, n’en a pas moins ouvert d’immenses clairières aux hommes du commun, clairières au sein desquelles un Soleil s’est levé qui, jamais ne s’éteindra, pareil à ces Tournesols d’un jaune lumineux qu’un Vincent a légués aux hommes de Provence comme le signe d’un destin hors du commun.

   On ne conclut jamais quant aux quelques estimations que l’on destine aux Génies. Par définition ils sont hors de portée. Ils sont Universels, nous ne sommes que particuliers. Ici j’en reviens, Christine, à votre assertion : « je pense qu’une relation sincère et intime l’aurait protégé de son enfermement », ce que semblent contredire les thèses rapidement évoquées au cours de cet article. Nul, en effet, ne peut savoir, au motif que l’on ne refait pas l’Histoire, ce qu’eurent été les existences d’un Nietzsche ou d’un Rilke en compagnie de leur égérie, Lou-Andréas Salomé ; en quoi le destin d’un Hölderlin eût été métamorphosé si sa vie s’était déroulée dans la proximité étroite de Suzanne Gontard, le seul Amour qu’il ait connu. Au prix immense de leur désarroi, ces immenses Créateurs nous ont transmis les diamants de leurs pensées. Pouvaient-ils faire mieux ? Merci en tout cas pour vos belles remarques. Tout Génie est Génie malgré soi et, pourtant, paradoxe encore, sa volonté est infiniment tendue vers ce but qui est sa propre néantisation. De là la beauté infinie du Génie.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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31 juillet 2025 4 31 /07 /juillet /2025 08:16
VERTIGO

***

 

« Si je me retourne sur moi,

le vertige me saisit. »

 

« L’extase matérielle »

 

J.M.G. Le Clézio

 

*

 

« Si je me retourne sur moi, le vertige me saisit. »

 

   Sans doute faut-il énoncer ceci, ce vertige du retournement sur Soi qui est vertige du passé, vertige d’avoir été, vertige de n’être plus que ce lieu sans mémoire, ce pouvoir réduit à la portion congrue d’une effectivité qui se cherche mais ne se trouve point. Alors, on s’installe sur la toile d’une chaise-longue, on s’installe en Soi, rien que pour Soi, pensant tirer de cette condensation de qui-l’on-est, bien plus qu’un simple et étique filet d’eau, peut-être une ampleur de Soi jusqu’ici encore non éprouvée. On fait confiance à son imaginaire, on se campe sur le versant de quelque fantaisie, on s’arcboute sur la moindre irisation du souvenir dont on espère que, par un miracle de son propre destin, il ne se métamorphose en un brillant, en un somptueux arc-en-ciel. Par la vertu d’une pensée prodigue on se réjouit d’avance de trouver en chaque couleur la richesse d’un symbole, escomptant en tirer bien plus qu’une connaissance, un accroissement de son être porté au-delà de son site habituel, un déploiement sans fin, suppute-t-on, et l’on accorde déjà son corps à un mouvement anticipateur d’une joie future.

  

Les couleurs ?

 

   On convoque le Rouge, autrement dit la passion, l’amour, l’énergie. Il n’en demeure qu’une sorte de lueur éteinte, à peine Capucine, tout juste l’insistance d’un Nacarat, une usure des sens, une décoloration des sentiments.

   On se confie à l’Orange, en espérant la mesure d’une joie, l’aventure d’une créativité. La Tangerine aux vives teintes est devenue Safran usé, le vif Corail s’est mué en pâle Aurore, si bien que ne se donnent plus qu’une lumière presque éteinte, le reflux d’une inventivité dont le solde est presque imperceptible sous la vive clarté du jour.

   De ces rayonnements qui s’absentent, l’on fait vite le deuil, puis l’on se contente d’appeler le Jaune solaire, on cherche à y débusquer l’optimisme, à s’y vivifier à l’aune de son potentiel d’énergie. Mais l’Or s’est transmué en Topaze sourd, en Soufre discret. On n’en reconnaît plus la palette vide, anonyme.

   On se réfugie dans le Vert rassurant, dans cette touche de Nature à laquelle l’on pense devoir se ressourcer sans délai. La pesanteur réconfortante de Malachite a laissé place à un Tilleul inconsistant dont on désespère qu’il ne puisse nous régénérer, nous disposer à quelque nouvelle ouverture, nous offrir une possible éclaircie.

 

Et ainsi de toutes les couleurs qui s’affadissent, perdent de leur éclat.

  

   Le Bleu est délavé, comme dilué par des tornades de pluie.

   L’Indigo a abandonné la profondeur de la méditation pour n’être plus que songe léger se perdant en d’immatérielles contrées.

   Le Violet royal, mystérieux, magique s’est effondré sous sa propre vanité, une exsangue Glycine s’est substituée à la belle certitude d’Améthyste.

  

   Immergée dans le bain des couleurs, mon énonciation est soudain devenue universelle, le « On » de l’esquive, de la dérobade, de la dissimulation s’est vite offert en lieu et place de ce « Je » qui devrait être la seule mesure de ma propre identité, de ma singulière ipséité. Mais c’est ceci, ce moirage, cette diaprure du vertige qui m’arrachent à moi-même pour me remettre au « confort » anonyme des foules, à leur obscure banalité, à leur fausse certitude, à la supposée assurance des assemblées plurielles en lesquelles je pense pouvoir échapper à la rudesse de ma propre condition, à l’inhospitalité d’un abri qui, bien plutôt que de me protéger, me propulse sans ménagement au sein même de la polémique insistante du Monde. Seul le faire-face est la solution qui convient à ma propre exposition à l’altérité. Tout le reste n’est que fausseté. Mais le faire-face est toujours risque de Soi, danger de Soi, dissolution en une extériorité dont je ne ne peux rien contrôler, disposition de Soi à ce qui, inconnu, opaque, ténébreux, prend vite le visage d’une menace constante. Alors, pris entre le « On » anonyme et le « Je » égoïque, mes certitudes tremblent à la manière d’un vacillant château de cartes.

  

   Alors, pensant pouvoir échapper au trouble, à l’égarement, à l’indéterminé, je me réfugie en quelque site d’un souvenir heureux dont j’espère que le baume me soustraira aux divagations actuelles, effacera quelques rides, fardera de jeunesse des propos qui se perdent dans la platitude du quotidien. Une image vient de loin comme au travers d’une brume, d’un voilage qui ne laisserait à la figure que la possibilité de ses propres contours, nullement la profondeur de son essence. La représentation est floue que mes sens ne parviennent nullement à fixer. Il me faudra donc me contenter de cette approche, de cette approximation. Sur le grisé d’une photographie ancienne, deux visages se détachent, certes familiers puisqu’il s’agit de celui de Maman et du mien, mais leur distance, leur étrangeté me feraient presque douter de la réalité ancienne de cette situation. Nous sommes devant la fenêtre de la pièce à vivre de « La petite maison » à Beaulieu, premier pied à terre dans ce village de mon enfance avant que « La grande maison » ne soit construite.

  

   Sur la photographie, Maman est à droite, tout sourire, visage entouré d’un casque de cheveux fournis, ondulés. Ce visage de la « force de l’âge » (elle a un peu plus que la trentaine), je l’avais oublié, recouvert qu’il était par les strates du temps, revient à moi avec toute sa force tranquille, son auréole rassurante. Je suis à gauche sur l’image, appuyé contre Maman. J’ai aux alentours de quatre ans, visage rond, encore marqué de l’empreinte de la petite enfance. Je suis vêtu d’une barboteuse aux carreaux de Vichy que Maman a confectionnée elle-même. Elle porte un tablier également de fabrication maison. Je ne sais qui a pris la photographie, sans doute mon Père, en tout cas nous offrons au Preneur de vue le bonheur qu’il attend de notre attitude tendre, toute faite d’enlacement réciproque. Rien n’est forcé, tout coule de source. L’amour filial s’alimente à la source maternelle qui, à son tour, vit de cette présence fidèle à ses côtés. Que dire aujourd’hui de ce témoin d’un temps ancien qui paraît avoir pris la valeur de ces illustrations anciennes que l’on trouvait dans les magazines d’antan, si ce n’est que mes sentiments n’ont pas varié, que l’amour est toujours présent, regrettant l’absence de son objet ?

  

   Cette séquence, je la nommerai simplement ma « petite madeleine » au motif qu’elle recompose un passé disparu au travers d’un regard actuel cherchant à s’accroître de ce souvenir. Mais ceci sitôt formulé, je prends immédiatement conscience que ne se présente à moi nulle amplification, nulle majoration de ce qui fut, ces événements anciens qui rejailliraient, par une sorte de miracle, atténuant le maussade, le fade du quotidien. Comme si le simple fait de la remémoration pouvait insuffler, en ma chair présente, une dimension méliorative, un espace d’accomplissement. Nullement. Mon regard lucide sur les choses ne les installe guère dans une manière de prodige qui les dilaterait de l’intérieur, genres de baudruches portant en elles, au terme de leur réactivation, les motifs mêmes de leur expansion, de leur félicité. Il me faut le reconnaître, le pouvoir magique de la réminiscence est usé, perdu en ce labyrinthe temporel dont la mémoire ne parvient nullement à démêler l’écheveau embrouillé. Trop de choses ont eu lieu depuis la petite enfance, trop de confluences, de divergences, de parcours annulés, trop de volte-face, trop de retournements, trop de reniements. Il ne demeure qu’une trame usée, laquelle ourdit les fils lâches d’un âge qui n’espère plus rien des nouveautés, sinon ce vertige infini sur lequel j’essaie, laborieusement, de tresser quelques mots.

  

« Si je me retourne sur moi, le vertige me saisit. »

 

   Antienne qu’il me faut réactualiser à chaque instant afin de ne perdre nullement le fil de ma méditation, lequel n’est que la mise en mot d’un état d’âme sans réelle nervure. Vertige de l’espace, vertige du temps comme s’il y avait conflagration de ces points de repère, confusion de ces amers. L’espace se cristallise, devient une sorte de clepsydre minérale, de concrétion têtue. Le temps s’amenuise au point qu’il paraît devenir une simple portion d’espace privée de contours. Espace/temps à eux-mêmes leur propre confusion. Temps/espace sidérés, l’un effaçant l’autre. C’est ceci, le vertige, ne plus savoir où l’on est, ne plus savoir qui l‘on est. Alors on confie au tain du miroir le blême de son visage, on projette sa face de Pierrot Triste dans un vide sidéral. Nulle Colombine à l’horizon. Nulle présence sauf la sienne propre qui pourrait se comparer à ces filets de fumée grise qui, en automne, montent d’un frais vallon, se perdent dans l’immensité du désert céleste. On n’en peut deviner ni l’origine ni anticiper la fin. Nulle altérité mais aussi, mais surtout, nulle présence à Soi dont la conscience délimiterait la pure et indiscutable réalité. Identique, le Soi, à une boule d’ouate jetée en plein ciel, laquelle ne rencontrerait ni une forme homologue, ni un écran sur lequel faire écho, recevoir l’accusé de réception de sa propre existence. L’errance en tant qu’errance qui pourrait trouver sa gémellité dans l’erreur en tant qu’erreur. Une vie s’élance selon le trajet déterminé de sa flèche mais ce trajet n’a nulle finalité, ce trajet est simple mouvement sans loi ni justification, une perte du sens que tout s’ingénie à confirmer à la hauteur d’un silence qui hurle et s’assourdit lui-même.

  

   Certes, quiconque lira, prendra acte de mon écriture décousue, pareille à une girouette tourmentée, tirée à hue et à dia, une fois selon la volonté du Noroît, une autre fois selon la furie de l’Harmattan, une fois encore selon les morsures des vents Catabatiques, ceux qui érodent les calottes glaciaires élevées de l'Antarctique et du Groenland. Pris dans les remous de cet incroyable vortex, quelle alternative me reste-t-il afin de me recentrer sur moi-même, afin de produire un discours logique qui me placera à nouveau dans les travées rassurantes des occupations mondaines, peut-être même, l’esprit redevenu serein, une marguerite, une naïve pâquerette décideraient-elles d’orner ma bouche, de m’attribuer une légèreté depuis longtemps perdue ?  

  

   Je saisis le dictionnaire qui dort sur la plaine de mon bureau. Je l’ouvre à la page qui mentionne le beau mot de « Vertige » (je pourrais même m’amuser à le métamorphoser d’une manière paronymique en « Verte Tige », ce qui aurait pour effet de réduire mon affliction à ce cher « état de Nature » chanté par ce bon Jean-Jacques !), mais rien n’y fera et, peut-être, sous la poussée d’un simple mais impérieux désir d’Inconscient, je déciderai de demeurer dans cette « Stimmung », cette étrange humeur, cet état émotionnel vivant de sa propre consomption, comme si, de cette indécision, ne pouvait naître rien moins qu’une félicité, sans doute inapparente aux yeux des Curieux et en ceci, douée d’une infinie valeur, celle de la confidence à Soi.  

  

   J’irai directement à l’étymologie, pensant tirer de la source nourricière bien plus qu’une connaissance, peut-être un dévoilement de qui-je-suis, une perspective inaperçue, un nouveau mode d’emploi à partir duquel me réorienter dans l’existence. Donc j’avance dans la forêt des mots, j’explore leurs hautes canopées, je m’abreuve à leurs ruissellements, je goûte leurs douceurs pluviales, je m’enveloppe de leurs lentes mélopées. J’interroge le VERTIGE en sa native venue. Je l’écoute faire ses fins ébruitements, j’essaie d’en surprendre le mystère caché dont je suppute qu’il est la face à peine visible du mien, cette énigme qui bourdonne tout autour, jamais ne se résout. Peut-être est-ce là sa plus grande richesse ?

  

Vertige : « étourdissement passager où l'on croit voir les objets tourner autour de soi ».

  

   Oui, tout tourne, le passé s’enlace au présent, lequel gire de conserve avec le futur. Tout glisse, échappe à même son propre vertige. Oui, car les Choses aussi éprouvent cet « étourdissement », elles qui, tout comme nous les Hommes, sont mortelles, sont de passage et se hâtent de vivre leurs vies de Choses du mieux qu’elles le peuvent. Je regarde à nouveau la photographie ancienne, cette signature de qui était Maman, de qui j’étais en un temps devenu sans attache, une rapide nuée que le ciel a effacée. Je tourne autour de Maman qui tourne tout autour de moi. Nous sommes tous deux pareils à de gros bourdons tachés de pollen qui ne vivent qu’à récolter la provende qui, à la fin, les réduira à n’être qu’une infime trace jaune perdue dans les tourbillons de l’air. C’est bien nous qui sommes les « Objets » supposés tourner en une sorte de gigue dont nul ne peut comprendre la signification. Sorte de Danse de saint Guy à elle-même sa propre obscurité. Mais ce qui me pose problème au plus haut point, c’est la mention fallacieuse de « passager ». En quoi donc l’étourdissement pourrait-il prétendre à ce prédicat, lui l’étourdissement qui est synonyme d’existence ?  Nul parcours existentiel sans ébranlement continu, délire permanent, griserie quotidienne, égarement chronique, évanouissement constant, faiblesse rémanente, syncope pérenne, choc perpétuel, trouble incessant. Est-il né ou bien encore à naître Celui qui, exempt de toutes ces affections, se donnerait comme l’équivalent d’une présence quasi divine ?

  

Poursuivons notre inventaire : « esprit de vertige » : « folie passagère d'inspiration divine »

  

   Ces mots, nous les devons à Bossuet. On ne pouvait guère attendre autre chose de la part d’un Évêque, Prédicateur de talent de surcroît. Ce qu’il faut dire, surtout venant de l’athée que je suis, c’est qu’en matière de création d’un vertige radical, indissoluble, infrangible, l’Homme ne pouvait faire mieux que d’inventer Dieu. Acte de supposée liberté qui se transmue en aliénation définitive. Comment, après ce constat d’un « Dieu unique, éternel, immuable, immatériel, tout-puissant, souverainement juste et bon, infini dans toutes ses perfections », l’Homme pouvait-il encore exister sereinement, envisager son destin autrement que poinçonné d’une dette irrémissible qui le condamnait à n’être qu’un vulgaire « ciron » à l’égard de ce Transcendant qui le contraint et le dépasse de toutes parts à l’aune de sa dimension incommensurable ? Oser se mesurer à Dieu c’est, d’emblée, en être l’Obligé, condamné à végéter, sa vie durant, sous les fourches caudines d’une irréfragable Puissance. Alors être Homme devient la simple synonymie d’être lui-même vertige et rien que ceci.

  

   Mais redescendons à des strates plus terrestres avec Rousseau qui nous dit dans les « Confessions », à propos du vertige : « Impression de chute qu'éprouvent certaines personnes au-dessus du vide ».

   

   Certes, Rousseau, lui qui se définit comme « Seul, étranger, isolé, sans appui, sans famille … » ne pouvait éprouver à l’encontre de ce qu’il considérait comme une véritable cabale sociale que le plus inquiet des sentiments, la plus vive des réprobations. On ne peut énoncer sans révolte « Lʼhomme est né libre, & partout il est dans les fers » sans ressentir en soi, au plus profond, un long et dommageable frisson, une impression de total égarement, un véritable et préoccupant tournis qui confine, parfois, à une authentique  détestation de vivre. Nul plus que Rousseau n’en a éprouvé, au vif de sa chair, l’intime déchirure.

 

   Ce que jusqu’ici nous avons exploré au travers de ces citations célèbres : le Vertige réduit à ce qu’il est par essence, un non-sens absolu qui ne rencontre jamais que son propre vide. On a ôté, de ce vertige, tout ce qui était extérieur à sa nature, petits soucis, vagues inquiétudes, passagères contrariétés, espoirs déçus, si bien qu’il ne reste, à la manière d’un fascinant diamant allumant ses feux maléfiques dans une nuit fermée, incompréhensible, que le Pur Vertige, autrement dit l’angoisse manifeste qui ne connaît nulle hétéronomie, qui gire tout autour d’elle-même avec l’insistance d’un gros frelon animé des plus funestes intentions. L’angoisse en tant qu’angoisse, l’amie fidèle d’un vertige qui ne trouve plus nulle ligne capable d’en définir les contours, d’en préciser l’insondable aporie.

  

   Conclure ce texte guidé par le sentiment étrange d’une existence qui se dérobe à chaque pas, ne pourra avoir lieu qu’à citer, pêle-mêle, dans une manière d’infernal vortex, la liste de ses valeurs lexicales, lesquelles se télescopant à la façon d’un perturbant charivari, nous conduiront à la limite d’un ébranlement de tout l’être, avancée à l’aveugle sur la voie étroite d’un destin de Fildefériste :

  

   « Empr. au lat.vertigo « mouvement de rotation, tournoiement », « vertige, étourdissement, éblouissement » de vertere « tourner », « retourner, renverser », « changer, convertir, transformer ».

  

   Et puisque, à l’initiale de notre méditation, nous avions placé une remarque de J.M.G. Le Clézio, autant clore ce rapide débat par une citation tirée également de « L’extase matérielle », réflexion désabusée, mais ô combien lucide, sur le contenu le plus souvent tragique de la Condition Humaine :

« …tout cela n’est que désert,

nudité, glace, bloc de marbre

qui cerne et ferme !

Comment est-ce possible ?

Que faire ?

Je n’ai même plus un débris,

même plus un mot

sur quoi prendre appui

pour provoquer,

pour tenter de me révolter,

pour briser les murs.

Rien.

Rien. »

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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31 juillet 2025 4 31 /07 /juillet /2025 08:16
VERTIGO

***

 

« Si je me retourne sur moi,

le vertige me saisit. »

 

« L’extase matérielle »

 

J.M.G. Le Clézio

 

*

 

« Si je me retourne sur moi, le vertige me saisit. »

 

   Sans doute faut-il énoncer ceci, ce vertige du retournement sur Soi qui est vertige du passé, vertige d’avoir été, vertige de n’être plus que ce lieu sans mémoire, ce pouvoir réduit à la portion congrue d’une effectivité qui se cherche mais ne se trouve point. Alors, on s’installe sur la toile d’une chaise-longue, on s’installe en Soi, rien que pour Soi, pensant tirer de cette condensation de qui-l’on-est, bien plus qu’un simple et étique filet d’eau, peut-être une ampleur de Soi jusqu’ici encore non éprouvée. On fait confiance à son imaginaire, on se campe sur le versant de quelque fantaisie, on s’arcboute sur la moindre irisation du souvenir dont on espère que, par un miracle de son propre destin, il ne se métamorphose en un brillant, en un somptueux arc-en-ciel. Par la vertu d’une pensée prodigue on se réjouit d’avance de trouver en chaque couleur la richesse d’un symbole, escomptant en tirer bien plus qu’une connaissance, un accroissement de son être porté au-delà de son site habituel, un déploiement sans fin, suppute-t-on, et l’on accorde déjà son corps à un mouvement anticipateur d’une joie future.

  

Les couleurs ?

 

   On convoque le Rouge, autrement dit la passion, l’amour, l’énergie. Il n’en demeure qu’une sorte de lueur éteinte, à peine Capucine, tout juste l’insistance d’un Nacarat, une usure des sens, une décoloration des sentiments.

   On se confie à l’Orange, en espérant la mesure d’une joie, l’aventure d’une créativité. La Tangerine aux vives teintes est devenue Safran usé, le vif Corail s’est mué en pâle Aurore, si bien que ne se donnent plus qu’une lumière presque éteinte, le reflux d’une inventivité dont le solde est presque imperceptible sous la vive clarté du jour.

   De ces rayonnements qui s’absentent, l’on fait vite le deuil, puis l’on se contente d’appeler le Jaune solaire, on cherche à y débusquer l’optimisme, à s’y vivifier à l’aune de son potentiel d’énergie. Mais l’Or s’est transmué en Topaze sourd, en Soufre discret. On n’en reconnaît plus la palette vide, anonyme.

   On se réfugie dans le Vert rassurant, dans cette touche de Nature à laquelle l’on pense devoir se ressourcer sans délai. La pesanteur réconfortante de Malachite a laissé place à un Tilleul inconsistant dont on désespère qu’il ne puisse nous régénérer, nous disposer à quelque nouvelle ouverture, nous offrir une possible éclaircie.

 

Et ainsi de toutes les couleurs qui s’affadissent, perdent de leur éclat.

  

   Le Bleu est délavé, comme dilué par des tornades de pluie.

   L’Indigo a abandonné la profondeur de la méditation pour n’être plus que songe léger se perdant en d’immatérielles contrées.

   Le Violet royal, mystérieux, magique s’est effondré sous sa propre vanité, une exsangue Glycine s’est substituée à la belle certitude d’Améthyste.

  

   Immergée dans le bain des couleurs, mon énonciation est soudain devenue universelle, le « On » de l’esquive, de la dérobade, de la dissimulation s’est vite offert en lieu et place de ce « Je » qui devrait être la seule mesure de ma propre identité, de ma singulière ipséité. Mais c’est ceci, ce moirage, cette diaprure du vertige qui m’arrachent à moi-même pour me remettre au « confort » anonyme des foules, à leur obscure banalité, à leur fausse certitude, à la supposée assurance des assemblées plurielles en lesquelles je pense pouvoir échapper à la rudesse de ma propre condition, à l’inhospitalité d’un abri qui, bien plutôt que de me protéger, me propulse sans ménagement au sein même de la polémique insistante du Monde. Seul le faire-face est la solution qui convient à ma propre exposition à l’altérité. Tout le reste n’est que fausseté. Mais le faire-face est toujours risque de Soi, danger de Soi, dissolution en une extériorité dont je ne ne peux rien contrôler, disposition de Soi à ce qui, inconnu, opaque, ténébreux, prend vite le visage d’une menace constante. Alors, pris entre le « On » anonyme et le « Je » égoïque, mes certitudes tremblent à la manière d’un vacillant château de cartes.

  

   Alors, pensant pouvoir échapper au trouble, à l’égarement, à l’indéterminé, je me réfugie en quelque site d’un souvenir heureux dont j’espère que le baume me soustraira aux divagations actuelles, effacera quelques rides, fardera de jeunesse des propos qui se perdent dans la platitude du quotidien. Une image vient de loin comme au travers d’une brume, d’un voilage qui ne laisserait à la figure que la possibilité de ses propres contours, nullement la profondeur de son essence. La représentation est floue que mes sens ne parviennent nullement à fixer. Il me faudra donc me contenter de cette approche, de cette approximation. Sur le grisé d’une photographie ancienne, deux visages se détachent, certes familiers puisqu’il s’agit de celui de Maman et du mien, mais leur distance, leur étrangeté me feraient presque douter de la réalité ancienne de cette situation. Nous sommes devant la fenêtre de la pièce à vivre de « La petite maison » à Beaulieu, premier pied à terre dans ce village de mon enfance avant que « La grande maison » ne soit construite.

  

   Sur la photographie, Maman est à droite, tout sourire, visage entouré d’un casque de cheveux fournis, ondulés. Ce visage de la « force de l’âge » (elle a un peu plus que la trentaine), je l’avais oublié, recouvert qu’il était par les strates du temps, revient à moi avec toute sa force tranquille, son auréole rassurante. Je suis à gauche sur l’image, appuyé contre Maman. J’ai aux alentours de quatre ans, visage rond, encore marqué de l’empreinte de la petite enfance. Je suis vêtu d’une barboteuse aux carreaux de Vichy que Maman a confectionnée elle-même. Elle porte un tablier également de fabrication maison. Je ne sais qui a pris la photographie, sans doute mon Père, en tout cas nous offrons au Preneur de vue le bonheur qu’il attend de notre attitude tendre, toute faite d’enlacement réciproque. Rien n’est forcé, tout coule de source. L’amour filial s’alimente à la source maternelle qui, à son tour, vit de cette présence fidèle à ses côtés. Que dire aujourd’hui de ce témoin d’un temps ancien qui paraît avoir pris la valeur de ces illustrations anciennes que l’on trouvait dans les magazines d’antan, si ce n’est que mes sentiments n’ont pas varié, que l’amour est toujours présent, regrettant l’absence de son objet ?

  

   Cette séquence, je la nommerai simplement ma « petite madeleine » au motif qu’elle recompose un passé disparu au travers d’un regard actuel cherchant à s’accroître de ce souvenir. Mais ceci sitôt formulé, je prends immédiatement conscience que ne se présente à moi nulle amplification, nulle majoration de ce qui fut, ces événements anciens qui rejailliraient, par une sorte de miracle, atténuant le maussade, le fade du quotidien. Comme si le simple fait de la remémoration pouvait insuffler, en ma chair présente, une dimension méliorative, un espace d’accomplissement. Nullement. Mon regard lucide sur les choses ne les installe guère dans une manière de prodige qui les dilaterait de l’intérieur, genres de baudruches portant en elles, au terme de leur réactivation, les motifs mêmes de leur expansion, de leur félicité. Il me faut le reconnaître, le pouvoir magique de la réminiscence est usé, perdu en ce labyrinthe temporel dont la mémoire ne parvient nullement à démêler l’écheveau embrouillé. Trop de choses ont eu lieu depuis la petite enfance, trop de confluences, de divergences, de parcours annulés, trop de volte-face, trop de retournements, trop de reniements. Il ne demeure qu’une trame usée, laquelle ourdit les fils lâches d’un âge qui n’espère plus rien des nouveautés, sinon ce vertige infini sur lequel j’essaie, laborieusement, de tresser quelques mots.

  

« Si je me retourne sur moi, le vertige me saisit. »

 

   Antienne qu’il me faut réactualiser à chaque instant afin de ne perdre nullement le fil de ma méditation, lequel n’est que la mise en mot d’un état d’âme sans réelle nervure. Vertige de l’espace, vertige du temps comme s’il y avait conflagration de ces points de repère, confusion de ces amers. L’espace se cristallise, devient une sorte de clepsydre minérale, de concrétion têtue. Le temps s’amenuise au point qu’il paraît devenir une simple portion d’espace privée de contours. Espace/temps à eux-mêmes leur propre confusion. Temps/espace sidérés, l’un effaçant l’autre. C’est ceci, le vertige, ne plus savoir où l’on est, ne plus savoir qui l‘on est. Alors on confie au tain du miroir le blême de son visage, on projette sa face de Pierrot Triste dans un vide sidéral. Nulle Colombine à l’horizon. Nulle présence sauf la sienne propre qui pourrait se comparer à ces filets de fumée grise qui, en automne, montent d’un frais vallon, se perdent dans l’immensité du désert céleste. On n’en peut deviner ni l’origine ni anticiper la fin. Nulle altérité mais aussi, mais surtout, nulle présence à Soi dont la conscience délimiterait la pure et indiscutable réalité. Identique, le Soi, à une boule d’ouate jetée en plein ciel, laquelle ne rencontrerait ni une forme homologue, ni un écran sur lequel faire écho, recevoir l’accusé de réception de sa propre existence. L’errance en tant qu’errance qui pourrait trouver sa gémellité dans l’erreur en tant qu’erreur. Une vie s’élance selon le trajet déterminé de sa flèche mais ce trajet n’a nulle finalité, ce trajet est simple mouvement sans loi ni justification, une perte du sens que tout s’ingénie à confirmer à la hauteur d’un silence qui hurle et s’assourdit lui-même.

  

   Certes, quiconque lira, prendra acte de mon écriture décousue, pareille à une girouette tourmentée, tirée à hue et à dia, une fois selon la volonté du Noroît, une autre fois selon la furie de l’Harmattan, une fois encore selon les morsures des vents Catabatiques, ceux qui érodent les calottes glaciaires élevées de l'Antarctique et du Groenland. Pris dans les remous de cet incroyable vortex, quelle alternative me reste-t-il afin de me recentrer sur moi-même, afin de produire un discours logique qui me placera à nouveau dans les travées rassurantes des occupations mondaines, peut-être même, l’esprit redevenu serein, une marguerite, une naïve pâquerette décideraient-elles d’orner ma bouche, de m’attribuer une légèreté depuis longtemps perdue ?  

  

   Je saisis le dictionnaire qui dort sur la plaine de mon bureau. Je l’ouvre à la page qui mentionne le beau mot de « Vertige » (je pourrais même m’amuser à le métamorphoser d’une manière paronymique en « Verte Tige », ce qui aurait pour effet de réduire mon affliction à ce cher « état de Nature » chanté par ce bon Jean-Jacques !), mais rien n’y fera et, peut-être, sous la poussée d’un simple mais impérieux désir d’Inconscient, je déciderai de demeurer dans cette « Stimmung », cette étrange humeur, cet état émotionnel vivant de sa propre consomption, comme si, de cette indécision, ne pouvait naître rien moins qu’une félicité, sans doute inapparente aux yeux des Curieux et en ceci, douée d’une infinie valeur, celle de la confidence à Soi.  

  

   J’irai directement à l’étymologie, pensant tirer de la source nourricière bien plus qu’une connaissance, peut-être un dévoilement de qui-je-suis, une perspective inaperçue, un nouveau mode d’emploi à partir duquel me réorienter dans l’existence. Donc j’avance dans la forêt des mots, j’explore leurs hautes canopées, je m’abreuve à leurs ruissellements, je goûte leurs douceurs pluviales, je m’enveloppe de leurs lentes mélopées. J’interroge le VERTIGE en sa native venue. Je l’écoute faire ses fins ébruitements, j’essaie d’en surprendre le mystère caché dont je suppute qu’il est la face à peine visible du mien, cette énigme qui bourdonne tout autour, jamais ne se résout. Peut-être est-ce là sa plus grande richesse ?

  

Vertige : « étourdissement passager où l'on croit voir les objets tourner autour de soi ».

  

   Oui, tout tourne, le passé s’enlace au présent, lequel gire de conserve avec le futur. Tout glisse, échappe à même son propre vertige. Oui, car les Choses aussi éprouvent cet « étourdissement », elles qui, tout comme nous les Hommes, sont mortelles, sont de passage et se hâtent de vivre leurs vies de Choses du mieux qu’elles le peuvent. Je regarde à nouveau la photographie ancienne, cette signature de qui était Maman, de qui j’étais en un temps devenu sans attache, une rapide nuée que le ciel a effacée. Je tourne autour de Maman qui tourne tout autour de moi. Nous sommes tous deux pareils à de gros bourdons tachés de pollen qui ne vivent qu’à récolter la provende qui, à la fin, les réduira à n’être qu’une infime trace jaune perdue dans les tourbillons de l’air. C’est bien nous qui sommes les « Objets » supposés tourner en une sorte de gigue dont nul ne peut comprendre la signification. Sorte de Danse de saint Guy à elle-même sa propre obscurité. Mais ce qui me pose problème au plus haut point, c’est la mention fallacieuse de « passager ». En quoi donc l’étourdissement pourrait-il prétendre à ce prédicat, lui l’étourdissement qui est synonyme d’existence ?  Nul parcours existentiel sans ébranlement continu, délire permanent, griserie quotidienne, égarement chronique, évanouissement constant, faiblesse rémanente, syncope pérenne, choc perpétuel, trouble incessant. Est-il né ou bien encore à naître Celui qui, exempt de toutes ces affections, se donnerait comme l’équivalent d’une présence quasi divine ?

  

Poursuivons notre inventaire : « esprit de vertige » : « folie passagère d'inspiration divine »

  

   Ces mots, nous les devons à Bossuet. On ne pouvait guère attendre autre chose de la part d’un Évêque, Prédicateur de talent de surcroît. Ce qu’il faut dire, surtout venant de l’athée que je suis, c’est qu’en matière de création d’un vertige radical, indissoluble, infrangible, l’Homme ne pouvait faire mieux que d’inventer Dieu. Acte de supposée liberté qui se transmue en aliénation définitive. Comment, après ce constat d’un « Dieu unique, éternel, immuable, immatériel, tout-puissant, souverainement juste et bon, infini dans toutes ses perfections », l’Homme pouvait-il encore exister sereinement, envisager son destin autrement que poinçonné d’une dette irrémissible qui le condamnait à n’être qu’un vulgaire « ciron » à l’égard de ce Transcendant qui le contraint et le dépasse de toutes parts à l’aune de sa dimension incommensurable ? Oser se mesurer à Dieu c’est, d’emblée, en être l’Obligé, condamné à végéter, sa vie durant, sous les fourches caudines d’une irréfragable Puissance. Alors être Homme devient la simple synonymie d’être lui-même vertige et rien que ceci.

  

   Mais redescendons à des strates plus terrestres avec Rousseau qui nous dit dans les « Confessions », à propos du vertige : « Impression de chute qu'éprouvent certaines personnes au-dessus du vide ».

   

   Certes, Rousseau, lui qui se définit comme « Seul, étranger, isolé, sans appui, sans famille … » ne pouvait éprouver à l’encontre de ce qu’il considérait comme une véritable cabale sociale que le plus inquiet des sentiments, la plus vive des réprobations. On ne peut énoncer sans révolte « Lʼhomme est né libre, & partout il est dans les fers » sans ressentir en soi, au plus profond, un long et dommageable frisson, une impression de total égarement, un véritable et préoccupant tournis qui confine, parfois, à une authentique  détestation de vivre. Nul plus que Rousseau n’en a éprouvé, au vif de sa chair, l’intime déchirure.

 

   Ce que jusqu’ici nous avons exploré au travers de ces citations célèbres : le Vertige réduit à ce qu’il est par essence, un non-sens absolu qui ne rencontre jamais que son propre vide. On a ôté, de ce vertige, tout ce qui était extérieur à sa nature, petits soucis, vagues inquiétudes, passagères contrariétés, espoirs déçus, si bien qu’il ne reste, à la manière d’un fascinant diamant allumant ses feux maléfiques dans une nuit fermée, incompréhensible, que le Pur Vertige, autrement dit l’angoisse manifeste qui ne connaît nulle hétéronomie, qui gire tout autour d’elle-même avec l’insistance d’un gros frelon animé des plus funestes intentions. L’angoisse en tant qu’angoisse, l’amie fidèle d’un vertige qui ne trouve plus nulle ligne capable d’en définir les contours, d’en préciser l’insondable aporie.

  

   Conclure ce texte guidé par le sentiment étrange d’une existence qui se dérobe à chaque pas, ne pourra avoir lieu qu’à citer, pêle-mêle, dans une manière d’infernal vortex, la liste de ses valeurs lexicales, lesquelles se télescopant à la façon d’un perturbant charivari, nous conduiront à la limite d’un ébranlement de tout l’être, avancée à l’aveugle sur la voie étroite d’un destin de Fildefériste :

  

   « Empr. au lat.vertigo « mouvement de rotation, tournoiement », « vertige, étourdissement, éblouissement » de vertere « tourner », « retourner, renverser », « changer, convertir, transformer ».

  

   Et puisque, à l’initiale de notre méditation, nous avions placé une remarque de J.M.G. Le Clézio, autant clore ce rapide débat par une citation tirée également de « L’extase matérielle », réflexion désabusée, mais ô combien lucide, sur le contenu le plus souvent tragique de la Condition Humaine :

« …tout cela n’est que désert,

nudité, glace, bloc de marbre

qui cerne et ferme !

Comment est-ce possible ?

Que faire ?

Je n’ai même plus un débris,

même plus un mot

sur quoi prendre appui

pour provoquer,

pour tenter de me révolter,

pour briser les murs.

Rien.

Rien. »

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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26 juillet 2025 6 26 /07 /juillet /2025 09:25
Les Égarés

Crayon : Barbara Kroll

 

*** 

 

    « Si notre corps est la matière à laquelle la conscience s’applique, il est coextensif à notre conscience, il comprend tout ce que nous percevons, il va jusqu’aux étoiles. »

 

Henri Bergson - « Les deux sources de la morale et de la religion »

 

*

 

   [Å l’incipit de cette méditation sur le crayonné de Barbara Kroll, le titre « Les Égarés » orthographie au masculin, doit se lire en tant que notation générique de l’Humain en sa multiple représentation. Å l’évidence, le dessin nous livre deux silhouettes féminines, lesquelles, vous en conviendrez, peuvent se ranger, sans privilégier un sexe par rapport à l’autre, sous la catégorie « Hommes ». Et, en arrière-plan, non seulement l’Humain est appelé à paraître, mais aussi bien l’espèce animale, tant elle est concernée, certes à des degrés différents, par la genèse de la vie en sa contingence la plus étroite.]

 

   La réflexion à laquelle nous invite Bergson est celle-ci même qui fait émerger, chez tout Vivant, singulièrement chez l’Humain, la coprésence de deux corps, dont l’un, le corps-matière est hautement palpable, identifiable, clairement déterminé, alors que l’autre, le corps-cosmique, est projection de notre lieu humain hors de son territoire propre, infigurable. Bien évidemment, corps éthéré, qu’à la rigueur nous pourrions rendre intelligible sous la figure de « l’aura » dont les synonymes « émanation », « ambiance », « halo », « nimbe », « phosphorescence » pourraient rendre compte, certes d’une façon troublante-étonnante, manière d’épiphanie venant en excès de notre être. Débordement que nous pourrions nommer « cosmophanie », toute cette réalité floue, indiscernable que nous ne pouvons guère évoquer que de manière allusive-intuitive, tant son être nous échappe dont, pourtant, nous sentons les effluves subtils sur le bord irisé, la périphérie nébuleuse de notre conscience.

   C’est, pourrait-on dire, ‘’la part surnuméraire’’ qui nous est accordée, celle au titre de laquelle seuls les prédicats de « joie », « d’ineffable », « d’indicible » peuvent être convoqués, tous ces moirages, ces diaprures, ces chatoiements dont la présence effective ne paraît qu’en creux, en tant qu’envers de ce qui est, à savoir sombres conjectures, troublantes péripéties, événements existentiels incompréhensibles, eux qui nous traversent continûment, eux dont nous ne saisissons jamais, qu’à grand peine, les rapides contours, dont nous n’éprouvons que les membranes translucides, dont nous ressentons, au plus profond, l’onction proprement déconcertante de ces vents noroît évanouis dès l’instant même où ils nous ont affectés.

   De manière incisive, Chacun, Chacune aura saisi combien, ici, nous sommes en Territoire Métaphysique, combien l’invisible se donne en lieu et place du visible. Mais c’est ceci, tous ces tremblants mirages, ces illusions douteuses, ces utopies flottantes, ces songes de dentelle, cet imaginaire subtil, qui tressent le coutil de la pure merveille d’être selon qui-nous-sommes, d’absolus hasards disséminés parmi la luxuriance, l’abondance, le foisonnement infinis du Monde. C’est ceci, et rien que ceci qui nous porte au jour, nous offre la clarté, nous fait don de la lumière lorsque le frimas appuie sur nos tempes, que la froidure vêt nos corps d’une gangue de glace, d’une tunique d’hébétude.

   C’est alors qu’il faut puiser à la source métaphysique, ce qu’en elle, elle contient de ressources inépuisables, nous n’en utilisons qu’une infime partie, inféodés que nous sommes à nos possessions matérielles, soudés à nos biens terrestres, aliénés à toute manifestation concrète exténuée de pesanteur. Dans la vaste polémique du Vivre, c’est toujours notre corps minime, notre corps-matière qui prend le pas sur notre corps-cosmique, lequel est si loin, si haut, flottement si hauturier que ses sublimes scintillements se dispersent au hasard des courants fluviaux, océaniques, célestes. Il n’en demeure qu’une faible et inaudible comptine pareille à une universelle et vaste épopée qui aurait usé ses superbes incantations à force d’être chantée par des Aèdes devenus aphones.

   Et maintenant, il nous faut interroger ce corps bergsonien qui « va jusqu’aux étoiles », et ceci, Êtres de chair et de perception, nous ne le pourrons qu’à héler les cinq sens qui nous font êtres voyant, entendant, sentant, goûtant, touchant, tous ces participes présents qui, de manière quasiment homonymique, nous font Présences participant au Monde, retirant de sa manifestation, Chacun, Chacune, selon ses propres affinités, cette part impartageable qui définit notre identité, trace les frontières de notre singularité, désigne notre indéfectible « ipséité ». D’une façon immédiate, nous sentons bien que tous ces canaux perceptifs au gré desquels la réalité s’annonce à nous, ne sont nullement à égalité de traitement, que certains d’entre eux, privilégiés, reconduisent les autres en des zones marginales en lesquelles ils ne peuvent que s’abîmer ou du moins végéter comme des significations subsidiaires.

   Donc il nous faut tenir la thèse selon laquelle une naturelle ligne de partage traverserait notre corps global, affectant au corps minime la récolte perceptive de l’odorat, du goût, du toucher, alors qu’à notre corps cosmique, d’une manière bien plus large, bien plus ouverte, seraient remises les moissons perceptives résultant de l’activité de la vue et de l’ouïe. Comme si, à cette division anatomo-physiologique, se superposait, en une certaine manière, une dualité plus profonde, métaphysique, donnant lieu à deux territoires distincts, celui du corps-matière affecté de simple contingence, celui du corps-cosmique promis aux hautes allées d’une pure transcendance. Bien plutôt que de nous limiter à la description de la première catégorie des effets accidentels, indéterminés du corps-mondain, nous orienterons la visée de notre conscience en direction des événements hors du commun de ce corps-sidéral qui tutoie « les étoiles », pour reprendre la finale de l’assertion bergsonienne.

    Nous dirons que les attributions perceptives résultant de l’activité de l’odorat, du goût, du toucher, liées de près à notre réalité corporelle concrète, s’en détachant à peine (sentir le parfum d’une fleur proche, goûter les saveurs d’une friandise, toucher la rudesse ou bien l’onctuosité d’une glaise), toutes ces préhensions du réel, commises au proximal, demeurent dans la simple approximation de ce qui vient à nous sans, qu’en quelque manière, notre volonté, notre intentionnalité en aient suggéré l’apparition. Ce proche, cet immédiatement accessible, ces présences mitoyennes s’imposent à nous à la manière d’un destin depuis longtemps déterminé sur lequel notre liberté n’aurait eu nulle prise. Autrement dit, ces levées de ceci qui se présente à nous sur le mode du circuit court, sont de la nature du non-événement, ce qui revient à affirmer que le sens de notre vécu n’en est affecté que de manière infinitésimale, qu’aussi bien nous aurions pu substituer à la fleur, l’odeur d’une cendre ; au goût d’une friandise, celui d’une baie sauvage ; à l’onctuosité d’une glaise, la froidure d’un métal. Tout ici est donc interchangeable sans que le sens global que nous avons du Monde n’en soit affaibli ou bien augmenté : une sorte ‘’d’in-signifiance’’ en acte.

   Il en va autrement de l’empan significatif atteint, d’emblée, par la prise en compte de notre environnement au gré de la vue ou de l’ouïe. Que l’on perçoive, au travers de nos yeux, la dimension infinie du Monde, la lisière de la montagne à l’horizon, la courbe du dôme océanique, le flottement sans limite des herbes de la savane et, à plus forte raison, la voûte du ciel criblé d’étoiles, alors nous nous déportons de nous, nous excédons notre propre dimension, nous nous dilatons jusqu’aux confins de l’univers. Nous sommes là où notre conscience nous porte, en des sites d’immense éclaircie, et, bien que notre corps ne s’absente nullement de nous, il devient cette matière touchée d’allégie, cette substance flottante pareille au monde étrange de « L'ukiyo-e », cette  « image du monde flottant ») qui, à  l'époque d'Edo, voulait traduire un peu de ce mystère enveloppant les estampes et peintures japonaises, cette impermanence du Monde, laquelle induit, chez le Voyeur, ce paradoxal sentiment d’être-du-Monde-hors-du-Monde, en une manière de grâce dont l’envers serait l’exil de toutes choses au terme duquel une ambiance étrange se donnerait, située à mi-cheval entre appartenance et non-appartenance à ce qui est soudain devenu un réel inqualifiable.

   Afin de consoner, selon nous, de façon exacte avec la pensée de Bergson, d’un corps qui « va jusqu’aux étoiles », installons-le, ce corps, au centre de la méditation d’Asai Ryōi qui écrit dans une préface, en 1665, les admirables vers suivants, lesquels, bien plus que d’être simple poésie, sont le reflet d’une pure métaphysique :

 

« Vivre uniquement le moment présent,

se livrer tout entier à la contemplation

de la lune, de la neige, de la fleur de cerisier

et de la feuille d'érable... ne pas se laisser abattre

par la pauvreté et ne pas la laisser transparaître

sur son visage, mais dériver comme une calebasse

sur la rivière, c'est ce qui s'appelle ukiyo. »

 

   Certes, à lire rapidement ces quelques mots l’on pourrait leur attribuer la valeur cardinale d’un éloge des sens au nombre desquels figurerait en bonne place l’odorat (la fleur de cerisier), ainsi que le toucher (la feuille d’érable), mais ce serait bien vite oublier « la lune » (la dimension céleste bergsonienne), mettre entre parenthèse la « contemplation » en son essentielle valeur étymologique de « profonde application de l'esprit » (nullement du corps ordinaire, mais du corps-cosmique dont la dimension « spirituelle » n’est rien moins qu’évidente), ce serait aussi exclure toute l’action d’allègement du lexique au gré duquel « neige », « fleur de cerisier », « feuille d’érable », bien plutôt que de se livrer sous leurs vêtures de simples choses contingentes, têtues, opaques, se placent sous la vertu poétique qui désubstantialise les formes, les conduisant à de’’ l’in-formel ‘’, c’est-à-dire à l’esprit même de la poésie dont la nervure la plus apparente est abstraction, lexique excipant du réel, sémantique trouvant en son lieu-même, ce rythme, cette couleur à nulle autre pareils, et dans cette inimitable « petite musique », la source de son être. Ces quelques vers inspirés sont animés d’une pure énergie visuelle, laquelle installée dans le distal-plus-que-distal, est la seule qui puisse accomplir le prodige de la mydriase conscientielle, cette dilatation à l’extrême de l’Être-Homme qui pourrait bien s’approcher des parages de l’Être, sans doute cette Phusys, cette Nature surpuissante d’où proviennent, depuis un fond chaotique indéterminé, tous les événements que nous rencontrons, toutes les structures énigmatiques dont nous cherchons continûment à percer les secrets.

   Si le phénomène de la vision semble bénéficier d’une précellence sur la totalité des autres sens au motif du large empan perceptif dont il est l’opérateur effectif, l’ouïe n’est guère en reste, elle qui ouvre l’espace illimité des sons. Qui donc, écoutant par exemple le prodige d’interprétation d’un Glen Gould dans « Les variations Goldberg » de Bach, n’a éprouvé une sensation proche d’un vertige comme si son corps-mondain-minime, soudain emporté par la puissance immense des formes, harmonies, rythmes et raffinements divers se métamorphosait en autre chose que ce qu’il est, en ce cors-cosmique, précisément, cette indéfinissable émotion allant jusqu’à la passion : passion de la musique, passion de soi, possession de Soi-hors-de-Soi dans un genre d’exaltation que les mots ont bien du mal à circonscrire, limite souvent infranchissable au gré de laquelle ces mots sont sur un versant, le vivre sur un autre, comme l’adret faisant face à l’ubac sans que ces deux réalités ne puissent jamais pouvoir se rejoindre.

   Cette longue digression n’a en réalité pour but, que de préparer le terrain à l’interprétation du dessin de Barbara Kroll, au regard de la thèse suivante que nous donnons en tant que vraisemblable. Une impression, d’emblée nous submerge, à la manière de l’évidence suivante :

 

ces deux figures féminines auxquelles

nous attribuons le prédicat « d’Égarées »,

nous paraissent l’être au motif que,

dans l’exister,

elles paraissent n’avoir recours

qu’à leur corps-mondain-minime,

oubliant de le porter au-delà,

en cette mesure cosmique qui, seule,

autoriserait de les accomplir

totalement en leur être.

 

   Elles vivent, selon nous, sur le mode de la scission, de la dissociation, de la disjonction, une ligne invisible mais de haute efficacité les plaçant de part et d’autre d’une vérité car, ayant occulté ce qui pouvait les arracher à leur propre contingence, elles s’y abîment avec l’image de la douleur qu’aucun baume extérieur ne viendrait amoindrir. Elles sont, dans le cadre de ce graphisme inquiet, de simples excroissances du sol, des sortes de stalagmites cavernicoles, des concrétions de pierre élevant dans l’espace les effigies de gemmes étroites au titre de leur déracinement, de leur caricaturale incomplétude. Afin de les qualifier de manière précise, nous aurons recours, une fois de plus au terme « d’aporie », lequel joue en écho avec « absurde » et « nihilisme ». Bien évidemment ce constat purement affligeant naît spontanément de la radicalité du geste esthétique.

   Voici le moment venu de mettre en scène le thème de ce dessin, au seul moyen dont nous disposons, ces mots qui parfois en disent trop, parfois pas assez.

   Tout surgit d’un vaste champ de neige gris-blanc, couleur s’il en est du néant même de la provenance, de ces Formes, de l’empreinte mélancolique dont elles conservent la mémoire, leur volonté cherchât-elle à en atténuer les ombres portées. Il y a comme une pesante fatalité qui monte de ce graphisme sans doute violemment projeté sur l’aire du papier. Violence du geste coalescente à une autre violence, celle de l’exister dont les jalons, le plus souvent, sont ressentis à raison en tant qu’une restriction du champ de notre liberté.

   Le soleil, cette image traditionnelle symbolique du Souverain Bien platonicien, voici que sa sphère ne se traduit qu’au motif illisible d’un rapide gribouillis noir dont rien ne semble pouvoir sortir qu’un visage de malheur. La ligne d’horizon, qui trace d’une manière visible la séparation de la Terre et du Ciel, autrement dit qui reproduit allégoriquement la césure entre le corps-mondain et le corps-cosmique, la voici si peu assurée d’elle, cette ligne, qu’elle pourrait tout aussi bien indiquer le danger permanent d’une confusion des deux registres dont la conséquence la plus palpable serait l’effacement du spirituel sous les coups de boutoir répétés du matériel, du charnel, du sensible. Le prosaïque phagocytant l’idéal, le morne abrasant le lyrique, l’insipide abaissant le noble et le merveilleux, les assignant à ce que, jamais, ils ne devraient être, à savoir de purs accidents, de simples indéterminations ne trouvant en nul endroit, en nulle temporalité, en nulle raison la justification de leur présence.

   Et, bien évidemment, le caractère d’absentement des formes féminines, leur sensible dénuement, leur versement au compte de quelque désastre ne vient nullement rehausser, parer de quelque éclat satisfaisant l’ensemble du paysage mental qui nous est adressé, peut-être à la manière d’une silencieuse supplique : plutôt que de tutoyer les bas-fonds, de se compromettre dans des actes sans grandeur, combien l’Humain gagnerait à se sentir pleinement Humain, à quitter son sol de désolation, à sortir de Soi, à s’élever pour de plus altières et exaltantes altitudes. C’est peut-être ce message subliminal qui nous est adressé, à nous, Voyeurs indolents, irréfléchis, oublieux de principes plus consistants au gré desquels nous connaîtrions, tout à la fois la perspective d’une possible vérité et, conséquemment, la dimension d’une immersive joie en laquelle donner assise à nos Êtres et les confirmer en leur essence intime.

    Dire de ces deux Silhouettes qu’elles sont « Égarées », c’est encore trop peu dire et, finalement, substituer aux mots l’espace glacé d’une sidération. Oui, ces Personnages sont égarés, perdus qu’ils sont à Eux-mêmes, aux Autres, au Monde. Façons d’emboîtements gigognes de banqueroutes, de cataclysmes qui ne font que chuter de Charybde en Scylla. Les vêtures sont exténuées de blancheur. Le buisson des cheveux est hérissé de peur. Å l’extrémité de l’angle aigu formé par la jonction des avant-bras et des bras, le large battoir des mains occultant le visage en totalité. Épiphanie barrée qui en dit long sur la chute d’une existence qui ne semble commise à nulle rémission. Chute et tant que chute que rien, jamais, ne pourra relever. Figure occluse d’un désespoir à lui-même sa propre finalité. Qui, ici, face à ce néant, ne reconnaîtrait le Visage de l’Absurde, serait ou bien aveugle ou bien inconscient, peut-être même les deux. Souvent avons-nous exprimé, au cours de nos nombreux articles sur les travaux de l’Artiste d’Outre-Rhin, notre profond sentiment de toujours déboucher sur l’étrange lumière en clair-obscur d’un champ totalement Métaphysique. Ici, la Physique est consommée. Il ne demeure que le ‘’Méta’’, curieux préfixe sans contours bien délimités, dont le dictionnaire précise le vague contenu : « le fait d'aller au-delà, à côté de, entre ou avec ».

   Nous demandons alors :

 

« Aller au-delà » : de quoi ?

« Aller à côté » : de quoi, de qui ?

« Aller entre » : quoi et quoi ?

« Aller avec » : qui ou quoi ?

 

   L’image semble nous orienter vers cette considération totalement paradoxale, sans doute incompréhensible, que nous pourrions résumer sous l’étrange formule suivante :

 

« aller au-delà de Soi,

à côté de Soi,

entre Soi ou avec Soi »,

 

   certes, formule aussi alambiquée que contradictoire qui place toujours le Soi au centre du jeu, qu’il soit question d’extériorité avec « aller au-delà de Soi » ou bien d’intériorité avec « à côté de Soi », « entre Soi » ou « avec Soi ».  Quoi qu’il en soit de ce fameux Soi, il semble définitivement cloué au pilori en tant, sans doute, qu’impossibilité à se situer, aussi bien en-Soi qu’hors-de-Soi. C’est en tout cas, nous semble-t-il, l’index que pointe l’Artiste dans son dessin qui ne pose le Soi que pour mieux l’annuler !

  

Pour conclure, afin de faire écho au titre :

 

l’Égarement ?

Flotter en-Soi-hors-de-Soi,

ou Être-à-l’Impossible.

 

Ne rejoint-on jamais son propre Soi ?

Ne nous excède-t-il de toutes parts ?

Pouvons-nous cerner la figure de ce Soi-Infigurable ?

 

   Toujours le Soi nous plonge dans l’embarras au motif que son corps semble flotter en un insituable espace, en un impréhensible temps comme si ce corps d’exotique constitution, jamais ne se décidait entre le corps-matière et le corps-cosmique. Manière d’absence, de disette, de fugue, trois motifs à partir desquels traduire la substance sans substance de la Métaphysique.  Alors, Barbara Kroll, Artiste de l’Égarement ?

 

Ses représentations récurrentes du corps féminin,

soit esquissé, soit violenté de couleurs,

soit lacéré de griffures,

soit enchevêtrement complexe de lignes,

soit représentation perdue

dans l’irisation de son lavis,

 

   tout ceci pose la question verticale, jamais résolue, de la nature réelle du corps (notre identité ou bien seulement une attestation physique, visuelle, de qui-nous-sommes ?), la question de sa relation au Soi, de nos existences fuyantes, apparitions clignotantes dont nul crayon ne saurait exprimer la Forme, autrement dit, tracer les limites de notre Destin.

 

Au terme de cette médiation, sommes-nous plus avancés ?

Oui, si nous avons sondé un peu plus avant le mystère d’être-au-Monde.

Non si nous pensions aboutir à une vérité sans faille, à une certitude.

 

   Bien évidemment, exister, c’est toujours prendre le risque de l’incertitude. En la matière le travail de Barbara Kroll est exemplaire dont une esquisse s’impose à peine, que vient recouvrir aussitôt une pâte consistante, que viennent à nouveau remettre en question une griffure, une lacération, un gribouillis. Oui, nous sommes des Êtres d’un infini vertige, ce que ces œuvres foisonnantes indiquent à leur façon si spontanée qu’elles se donnent comme des fragments de Vérité. Il ne nous reste plus qu’à regarder et à nous interroger !

 

 

 

 

                                                                                                                                                                    

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