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1 mai 2025 4 01 /05 /mai /2025 17:37

 

F1 

 

Aux sources du Fleuve Alphée

 

  Ce matin-là était un matin de printemps semblable à bien d’autres. Des gouttes de rosée brillaient à la pointe des herbes, la sève courait sous les écorces, les bourgeons s’apprêtaient à éclore. Le ciel était rosé du côté du Levant, avec encore quelques teintes grises et des écharpes de brume tapissaient les rives de la Leyre. Odin mit le sac de toile sur son dos après y avoir rangé La Géographie par l’Image et la Carte, livre qui ne s’éloignait jamais de lui à plus de deux coudées. Odin se passionnait aussi bien pour les atolls des îles Touamotou que pour les fjords de Norvège ou les polders des Pays-Bas, mais ce qui l’attirait le plus c’était la grande carte Vidal-Lablache qui trônait dans la salle de classe, tout près du pupitre de Monsieur Chaliès.

  Elle était magique cette carte de France avec ses montagnes qui faisaient des taches semblables à du pain brûlé, ses plaines d’herbe couleur de menthe, ses océans si clairs qu’on aurait pu y deviner les piquants des oursins et les filaments des étoiles de mer. Mais ce qui le fascinait le plus, c’était la carte avec les fleuves, les rivières. Ça le faisait penser à un grand corps d’argile qu’auraient parcouru des faisceaux de veines, d’artères, de capillaires et il ne doutait point que cette carte fût douée de vie et qu’au profond de la nuit elle rejoignît les réseaux souterrains, les lacs, les océans à la courbure immense et ainsi jusqu’à la voûte des étoiles.

  Lorsqu’il entra en classe il eut la prémonition que cette journée serait marquée d’une pierre blanche, la Vidal-Lablache éclaboussait le mur de ses teintes pastel et le tableau maculé de craie portait en son milieu, calligraphié à la manière d’un savant et appliqué calame :          

 

Leçon du jour : Fleuves et Rivières de France.

 

  Chacun gagna sa place et Charles Chaliès, de sa belle voix grave qui faisait rouler les cailloux du gave :

 

« Mes enfants, aujourd’hui nous allons naviguer, tels des radeaux, sur nos belles rivières ; alors ouvrez grand vos oreilles et vos yeux que je vois encore bien pris de sommeil. »

 

  Ce brave Chaliès ne craignait ni l’emphase ni la solennité de sa mission et tous savaient alors qu’un voyage allait commencer qui, longtemps encore, habiterait leurs mémoires. Chacun embarqua donc sur son radeau et commença la longue dérive qui le conduirait, de canaux en écluses, d’écluses en affluents jusqu’à la royauté du grand peuple des eaux. Odin, quant à lui, émerveillé par cette ode fluviale, se laissait aller à la symphonie des mots que Charles Chaliès égrenait avec ferveur, comme si de précieuses gemmes se fussent échappées de ses académiques lèvres.

  Odin savait qu’il lui fallait cueillir ces offrandes comme la lumière du jour et les mots le traversaient à la façon d’une brise subtile, et les lieux magiques habitaient sa peau, résonnaient dans les conques de ses oreilles, le parcouraient du dedans en de longues vibrations semblables à de l’écume. Il y avait en lui La Seine, le vent chargé de calcaire du Plateau de Langres, Paris, l’Ile de la Cité, l’Ile Saint-Louis, le Marché aux fleurs, l’estuaire à Honfleur large comme une mer ; il y avait le long cheminement de La Loire, la brise du Mont Gerbier des Joncs, la ligne grise et blanche du Forez, les Cévennes bleues aux entailles profondes, les îles de sable et de saules à Orléans, les châteaux majestueux des Rois, l’Océan aux flots immenses ; il y avait Le Fleuve Garonne, les roches sauvages du Val d’Aran, la chute dans le mystérieux Trou du Toro, le Port de la Bonaigua où couraient les chevaux, les briques rouges de Toulouse, les quais de pierre de Bordeaux, l’estuaire de La Gironde pareil à un lac de boue, l’Ile Verte, l’Ile Margaux, le grand peuple des oiseaux, les hérons, les aigrettes, les mouettes rieuses, les cabanes à carrelets, leurs hauts piquets plantés dans la vase, puis l’Océan, le grand large, l’obélisque blanc du phare de Cordouan, sa lanterne traversée d’air et de soleil ; il y avait Le Rhône surgi des glaces bleues du Saint-Gothard, le miroir du Léman pareil à une grande faucille couchée sous le ciel, Lyon et La Croix-Rousse, Le Mont-Blanc et son cône de neige, puis la coulée rapide vers le sud, la steppe de la Crau semée de galets usés, hérissée d’asphodèles et de bouquets de thym, la Camargue, ses galops de crinières blanches sous le vent, les robes luisantes des taureaux, la grande montagne de sel de Giraud, Port Saint-Louis et ses vols de flamants roses comme un  nuage à l’horizon. Il y avait en lui tous ces trajets lents ou rapides, ces chutes brusques, ces méandres, ces clapotis, ces îlots de sable aux flancs paresseux, ces barres rocheuses, ces hauts plateaux cernés de vent, les rideaux des peupliers, les larmes des saules, le coassement des grenouilles, la fuite argentée des truites, la procession oblique des écrevisses, les pertes d’eau dans les failles, les résurgences, les rives de mousse et de lichen, les parois de sable hautes comme des dunes, les vasières, les sols de tourbe, les calices blancs des nénuphars, la lame aiguë des flèches d’eau, les plumets roses des renouées, les quenouilles brunes des massettes avec leur doigt dirigé vers le ciel, il y avait les mosaïques de lumière des marais salants, les petits promontoires de sel, leur couleur de neige, leur crépitement sous le soleil entre les griffes de râteaux des paludiers ; il y avait tout cela et Odin savait depuis toujours qu’il devait garder comme un secret ces images, ces bruits, ces sensations. Un jour il les raconterait à ses enfants, à ses petits-enfants comme le faisait Monsieur Chaliès aux élèves émerveillés de la classe etOdin pensait que ses camarades, eux aussi, sans en laisser rien paraître, dissimulaient dans quelque cachette minuscule, ces trésors aussi indispensables que la vue, le toucher et l’émerveillement qui habite si bien le monde des rêves.

  Et ce qui rassurait Odin plus que tout, c’est qu’il savait que ces fleuves étaient éternels, et qu’ils couleraient encore bien après que les hommes auraient déserté la Terre. La leçon de géographie terminée, on dessina sur de grandes feuilles blanches, la carte de France, les taches brunes des reliefs, les lacs verts des plaines, les eaux à peine bleutées des océans et d’un trait d’outre-mer foncé, les sinueux parcours des fleuves qui irriguaient la terre comme la pluie féconde les semailles.

  On rangea les feuilles sous les abattants de bois, on sortit en récréation, on joua à pousser des calots et des agates sur des chemins de poussière, on lut quelques vers de Sully Prud’homme, on rentra à la maison, on fit ses devoirs et on s’assit sur des bancs pour profiter des caresses douces du printemps. On fit tout cela, sauf Odin qui prit un panier d’osier, y mit quelques provisions et après en avoir averti sa Mère, se dirigea vers le bas du village où coulait la Leyre, petite rivière sans ambition qui faisait avancer son destin, goutte à goutte, entre champs et falaises sans que nul y prêtât attention.

  Cependant la Leyre cachait en de subtils contours quelques vrais coins de paradis que Grand-père William avait fait découvrir à son petit-fils, les jours de pêche, alors que l’aube coloriait à peine la cime des aulnes et que les villageois sommeillaient dans leurs couettes de plume. La Grève de Talbert était un de ces lieux remarquables quoique serti de silence et de modeste apparence. Dans un coude de la rivière se trouvait une plage de gravier que le courant venait lécher de ses bulles claires et irisées comme des ballons de fête. Près de la berge opposée, un grand trou qui abritait gardons, ablettes et autres goujons. Odin en avait ferré plus d’un de sa gaule de bambou mais aujourd’hui il s’était seulement muni de son panier, ayant l’intention de réserver la grève à une collation et à quelques rêveries aquatiques.    

  Car Odin, s’il était bon élève et appliqué à la tâche, n’en était pas moins un éternel rêveur que le vol d’une libellule pouvait entraîner à des lieues, jusqu’au faîte des nuages et parfois au-delà.Odin fit basculer le couvercle d’osier, prit une pomme qu’il croqua à belles dents - le suc cascadait dans sa gorge-, grignota quelques galettes de sarrasin et se coucha à même les galets encore chauds du soleil qui les avait abreuvés. La Leyre chantait tout doucement et cela faisait un bruit de vent comme les flûtes indiennes au sommet des Andes.  L’air était si doux, la nature si encline à l’imagination, qu’Odin s’endormit alors que le jour commençait à sombrer, éclairant d’un dernier feu les chatons des noisetiers. L’air battait alentour de ses palmes légères, disposant le corps de l’enfant au repos. Bientôt un croissant de lune apparut à l’orient alors que la rivière murmurait à l’oreille d’Odin 

 

« Viens donc me rejoindre, Odin et faisons tous les deux le merveilleux voyage aux sources de l’Alphée. »

 

  La Leyre n’avait pas fini de murmurer qu’Odin abandonna son lit de gravier pour la douceur des eaux. Il les sentit entourer ses jambes comme des lianes qui, sans tarder, s’insinuèrent en lui et son corps devint alors diaphane et aérien, à la manière des cirrus qui habillent les ciels légers de Bretagne. Il se sentit investi de mille gouttes pressées  qui cascadaient vers l’aval, de tourbillons, de nuées, de longs filaments mêlés à l’humus, aux racines noires pareilles à des anguilles, aux tapis gorgés d’eau des mousses, aux balais aquatiques qui le faisaient songer à la caresse de doux éventails de plumes.

  Il passa sous des ponts, tourna sur des roues d’eau, longea des moulins, franchit des écluses, glissa le long de barques à l’étrave de goudron, puis son corps se divisa en de longues ramures, laissant la place à des îlots que peuplaient de grands oiseaux gris et blancs, des sternes au vol rapide, des aigrettes aux becs jaunes, leurs longues pattes semblables à des tiges de bois. Longtemps il rôda parmi les roselières, se frayant un passage au milieu des joncs, frôlant les feuilles vertes des guimauves, leurs pétales blancs comme du talc ; il entendit les busards fendre l’air de leur voilure blanche et fauve ; il entendit le mugissement du butor étoilé ; il entendit les lames aiguës des faucheurs  claquer dans les chaumes ; il sentit les plumets neiger sur sa peau humide, flotter au gré des courants que lui, Odin, dirigeait maintenant avec la science et la sagesse immémoriale des fleuves au long cours.

  Rien ne lui paraissait plus naturel que sa condition aquatique, au milieu des balais des roseaux, entouré des cris et des vols planés des oiseaux, leurs ailes gonflées pareilles aux voiles des goélettes. Depuis toujours Odin savait cela, cette grande sagesse des eaux, cette sorte de vérité liquide qui parcourait le monde des étangs, des lacs et des océans jusqu’au socle profond de la Terre. C’était comme si les milliers de petites vagues, les milliers d’écailles brillantes qui hérissaient la face des mers avaient voulu dire aux hommes quelque chose de mystérieux et de profond mais il n’y avait pas de mot, pas de phrase qui pût seulement approcher d’un souffle toute la richesse qui vivait, à leur insu, sous le miroir des eaux.

  Il y avait l’infini savoir des carpes des étangs aux ventres gonflés d’œufs ; il y avait toute la beauté des étoiles réfugiée dans les yeux aveugles des poissons-lanternes, les chants de la terre résonnant dans les conques marines. Il y avait la nage rapide des ragondins qui poussaient l’eau de leurs pattes palmées et cela voulait dire l’impatience de la vie ; il y avait le long glissement des loutres dans les eaux vertes, tout à l’intérieur d’Odin, et cette fuite voulait parler du temps qui passe ; il y avait le sautillement des araignées d’eau sur la glace polie des étangs et l’on savait alors la fragilité des choses, leur texture si fine, semblable aux dômes des baudruches.

  Puis Odin sentit qu’il quittait le delta et ses marais gorgés d’eau et de vie, que son propre courant l’entraînait, malgré lui, vers l’amont. Il fut une large rivière verte et bleue que les barques des pêcheurs sillonnaient en tous sens ; il franchit des filets piquetés de poissons d’argent ; il frotta ses flancs à des quais de lave brune que des promeneurs longeaient en riant ; il passa sous un pont aux arches en ogive, des enfants y pêchaient éperlans et civettes au bout de tiges de sureau ; il franchit une écluse, devint un canal paresseux sous l’ombrage des platanes aux troncs vert-de-gris, à l’écorce ophidienne ; il prêta son dos à l’étrave des péniches, regarda sur le chemin de halage les allées et venues des robes estivales ; vit des peintres du dimanche avec leurs minces chevalets, des familles en chemise qui pique-niquaient ; il croisa des croisières, des rires, des éclats de voix ; il traversa une écluse de billots de bois, haute comme une tour qui cachait une eau basse entre des galets, une nature sauvage, bientôt des rives escarpées puis des torrents aux larges tourbillons que remontaient des saumons aux minces ocelles.

  Dans un méandre de la rivière il lui sembla reconnaître Monsieur Chaliès lui-même, un carnet de croquis à la main, occupé à faire des esquisses, à noircir des pages au fusain, à y dessiner sans doute les grands arbres qu’il aimait tant : peupliers, aulnes aux troncs blancs, saules cendrés, bouleaux aux écorces luisantes, coudriers aux tiges droites parsemées de chatons. MaisOdin ne pouvait s’attarder et il crut entendre la voix où couraient des galets, lui dire :

 

 « Dépêche-toi Odin, ton voyage n’est pas encore arrivé à son terme. La patience d’Alphée est grande et sa demeure toujours ouverte à ceux qui veulent, comme toi, percer ses secrets, mais il n’est jamais de bon augure de faire attendre les dieux, leur bonté fût-elle immense comme la voûte des cieux ! »

 

  Alors de son corps d’eau qui maintenant s’amenuisait, se contractait, Odin fit sortir une caravane d’ondes pressées qui se mirent à franchir d’étranges gorges, des roches escarpées, des verrous de pierre qui se dressaient contre le ciel. Le chemin s’inclinait brusquement à la verticale, sorte de  gradin de basalte qui se lançait à l’assaut des nuages. Odin cambra ses reins dans un ultime effort pour franchir les degrés de la roche. L’eau jaillissait en écume d’une bouche d’ombre et il sut alors que cette épreuve serait la dernière, comme s’il se fût confronté à sa propre énigme.

  Il fut soudain au milieu d’une immense conque qui secrétait une lumière verdâtre, phosphorescente, se réverbérant sur des parois blanches de calcite. An centre d’un vaste amphithéâtre se dressait une fontaine. Une blonde Néréide répondant au doux nom d’Aréthuse, drapée dans des voiles bleus, s’y tenait dans une pose hiératique qu’on eût dite éternelle. De ses cheveux blonds tombait une pluie fine. A ses pieds de minces ruisselets parcouraient le sol en de longs fils cendrés. Odin ne pouvait détacher ses yeux des Filles de la Néréide qui s’égaillaient sur le basalte nu.

  Alors, du plus profond de la pierre, se fit entendre une voix qui emplit la caverne :

 

 « Odin ; mon fils, je suis Alphée, le dieu des Fleuves et des Rivières. N’as-tu donc point reconnu tes Sœurs, La Seine aux pieds légers ; La Loire aux hanches sinueuses ; La Garonne et sa taille menue, Rhône et sa danse rapide ? Odin, mon Fils, danse donc toi aussi et rejoins ensuite les tiens qui dorment les yeux ouverts au bord de la Rivière. Enseigne leur les secrets de l’eau et, eux aussi, viendront un jour puiser aux sources de la sagesse ! ».

 

Puis la voix regagna le silence lourd du basalte. Le soleil au travers des saules jouait sur les cailloux de la grève. Un rayon se posa sur la joue d’Odin, illumina ses cheveux. Il frotta ses yeux, s’étira. Il lui semblait revenir d’un long voyage, d’un très long voyage que sa mémoire avait oublié. Les maisons du village s’éclairaient sur la falaise. Il pensa qu’il était grand temps de rentrer. Avant d’aller en classe il ferait un dessin pour Monsieur Chaliès. Il y aurait des prés et des collines, des saules et des aulnes, de grandes plaines d’eau, de verts marécages, de blondesNéréidesle Fleuve Alphée aux doigts multiples, et au milieu, Grand-Père William et son panier de pêche, Odin et ses rêves comme des nuages tout autour de la tête. Oui, assurément, le dessin plairait à son Maître. De cela il était sûr, comme du ciel si bleu, si pur qui courait d’un bout à l’autre de l’horizon à la manière d’un grand arc-en-ciel traversé de pluie.

 

 

 

 

                          

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29 avril 2025 2 29 /04 /avril /2025 07:58
 Du monde invisible

Acryl papier

 

Léa Ciari

 

***

 

   Posant devant nous cette image, nous pourrions nous essayer au jeu des dénominations, partant d’un regard objectif pour finir en une énonciation purement subjective. Par exemple nous donnerions pour titre : « Femme et enfant », demeurant dans la plus grande neutralité qui soit, puis nous dirions « Mère et fils », précisant en ceci la nature de la relation , puis nous dirions « Mère et enfant se donnant la main », introduisant ici, une manière d’affection, puis nous dirions « Deux sans-visage », avançant en une forme d’énigme, puis, enfin, nous dirions « Deux du monde invisible » et c’est à partir de cette formulation que percerait en nous, venant de cette singulière étrangeté, le dard diffus d’une sourde inquiétude qui n’aurait pour équivalent que l’inimaginable perte du sens à même notre existence. De l’objectif somme toute rassurant, sûr de soi, au subjectif nué de sourdes menaces, tout l’itinéraire, tout le dépliement inouï de la gamme des états d’âme. Mais sans doute, en guise d’interprétation, à défaut d’en émettre une qui soit exempte de toute fausseté, la première qui vient à nous, la mesurons-nous à l’aune de nos propres inclinations. Aujourd’hui, en ce printemps qui se traîne au ras du sol, dans le jour sale qui cogne à la vitre, vraisemblablement ne me sera-t-il donné que de produire ces idées tristes, simples émanations d’une sorte de désarroi intérieur.  Mais peu importe, le sens des choses n’est nullement inscrit au fronton de pierre de quelque Temple qui énoncerait une vérité définitive. Juste en Soi, au plus secret.

   Et puisque vient tout juste d’être évoqué le maussade d’un temps climatique rejaillissant sur la qualité du temps existentiel, autant poursuivre dans cette voie qui ne paraît sans issue qu’à demeurer sans parole. Le fond du papier, badigeonné d’une teinte neutre, un de ces mélanges ne semblant se décider pour rien de précis, le fond donc ressemble à la saison présente, éclats de corolles blanches se perdant dans l’à peine perdurance du jour. Un virginal et délicat pétale se hasarde-t-il à s’immiscer dans le colloque du Monde et le voici, déjà, promis à son irrémédiable perte. Un pollen commence-t-il à talquer l’air, à célébrer la saison nouvelle, qu’un frimas hivernal, réclamant son dû, vient en compromettre le court destin, le reconduisant au néant. Cette époque est époque du doute, époque des remous et des convulsions. Le Temps lui-même, semble avoir perdu son orient.

   L’avoir si bien perdu que tout ce qu’il touche se voile et paraît disparaître dans une immémoriale confusion. Ces deux formes, qui semblent ne pouvoir demeurer que formes, esquisses, vagues tracés sur la surface anonyme du subjectile, nommons-les, d’une manière aussi floue que possible, « Elle » pour la figure féminine, « Lui » pour l’image enfantine. Comme si, peinant à parvenir au contenu total de leur être, ils ne pouvaient que demeurer en chemin, à mi-distance de ce néant de leur naissance qui les fascine, de cet autre néant de leur perte future qui clignote à l’horizon et les cloue à demeure. « Elle » paraît ne nullement percevoir l’étrange motif de sa présence, ici, dans ces travées de carton-pâte en forme de labyrinthe, « Lui », depuis sa neuve venue sur la lisière de l’exister, confie sa main à une autre main. Aveugles, les deux mains.  Assemblées au hasard des destins d’égarement et de sourdes errances. Petite main qui ne sait rien de la grande. Grande qui ignore tout du futur de la petite.

   Les vêtures, frappées d’une bizarre catatonie, paraissent aussi mutiques qu’intangibles, genre de drapeaux de prière faseyant dans les lames d’air glacé de quelque mythique Népal perdu au milieu de son cortège de blancs nuages. Certes, « Lui » tient bien en sa main gauche un colifichet bleu dont on devine qu’il pourrait s’agir d’un lapin en peluche. Seul élément vraiment réaliste que l’ensemble de la scène vient atténuer comme s’il s’agissait d’un simple amusement. Car à être si peu visible, si peu préhensible, le jouet y perd son âme, peut-être même la retourne-t-il en objet maléfique qui pourrait bien pervertir la prétention à vivre de ces deux illusions, de ces deux fictions qui, dans le dessin, sembleraient dissoudre la possibilité même d’une venue parmi la foule dense des Existants.

    Oui, ceci qui se donne à nous au travers d’un verre dépoli, au travers d’une paroi de papier huilé d’une maison de thé, nous ne pouvons qu’en éprouver l’irrémédiable fuite, l’apparence de nymphe parvenue au seuil de sa proche disparition. Et cette représentation, se cèlant elle-même, elle ne fait que concourir à nous interroger sur la réalité même dont nous pensons qu’elle nous appartient en propre comme le bien le plus précieux, l’impartageable possession, l’indivisible propriété. Il nous faut l’assurance de l’Autre, son indubitable matérialité, sa foncière assise sur un sol de croyance. Å défaut de ceci, c’est notre propre territoire qui menace de se lézarder, d’être précipité à trépas sans possibilité aucune de s’en exiler jamais.

 

Ta silhouette tremble à la hauteur

de mon propre effacement.

 

   C’est bien la puissance de cette image que de dresser, devant nous, tout contre la falaise de notre visage, cette autre falaise de craie qui a pour nom « Métaphysique », dont la Physique recule et ne laisse plus place qu’à ce « Méta » à l’invisible motif puisqu’il ne désigne, avec ses valeurs « d’après », « d’au-delà de », « d’avec », que des abstractions sans étendue ni limites : un Vide sans bords, un Rien sans nervures. Cette peinture de Léa Ciari, aussi bien pourrions-nous la nommer « Méta-image » et, d’elle nous aurions tout dit, n’en disant rien cependant. C’est ceci la force du « Méta », à la hauteur d’un nul prédicat, les contenir tous en puissance, les garder en réserve en vue d’une possible effectuation. Et c’est bien cette effectuation qui « rompt le charme » qui brise le fol espoir de mettre, sous l’anonyme visage du « Méta », toutes les libertés, toutes les essences dont nous rêvons, qu’effacent continûment, l’écoulement du sable dans le sablier, le mécanisme horloger de nos existences, la combustion de la passion. En réalité, nous sommes des manières de « Méta-intelligibles » que vient constamment réaménager la mesure toujours opérante du « Méso-sensible ».

 

Nous sommes toujours

au milieu des choses,

ni avant, ni après.

Sauf notre Naissance.

Sauf notre Mort.

 

   Nous pensons avoir porté en pleine lumière les raisons de notre désarroi face à cette peinture. Mais notre rapide intuition est-elle suffisante ? Ne pêche-t-elle par défaut d’investigation de plus grande profondeur ? Certes, c’est bien de ceci dont il s’agit. Le flou nous égare, l’anonymat des Personnages nous situe en une manière de désert, la non-figuration des visages nous met à l’épreuve, sinon de la Mort, du moins de l’Absence. Visages de nulle apparence, Visages dont les sens sont inapparents. Ni son, ni odeur, ni goût, ni vision, seul un hypothétique toucher pourrait affirmer quelque prétention à paraître. Mais l’on sent bien que, de tous ces sens livrés au couperet du non-sens, c’est la vision, cet événement cardinal, qui fait le plus défaut. Tragédie de Celui, Celle qui entendent, goûtent, touchent, mais NE VOIENT PAS ! Abîme infini de la terrible cécité. Tout s’agite et brille autour de vous et vous n’en percevez ni l’éclat, ni le mouvement de roue polychrome, ni son rythme, ni l’horizon sur lequel tous ces merveilleux modes de l’exister se détachent. Mais, ici, quelle est la plus grande malédiction ? Être né aveugle et n’avoir jamais rien vu du Monde ou bien avoir été Voyant puis avoir perdu subitement la vue ? Å nos yeux, c’est bien la seconde hypothèse qui est la plus cruelle au motif que, ne voyant plus, vous savez la nature exacte de la sublime manifestation des choses que vous n’apercevrez plus que sur l’écran infidèle et trouble de votre mémoire.

   Ce que semblent mettre en exergue ces deux visages privés d’yeux est de cette nature, d’une irrémissible perte, d’un deuil à tout jamais dont rien, jamais, n’en pourra dépasser le caractère abyssal. Mais voici qu’il nous faut bâtir une narration vraisemblable afin de donner quelque étoffe à notre écriture. Elle, Lui, qui avaient vécu des années somme toute normales à l’instar de tout Quidam, eux donc avaient assisté au vaste spectacle du Monde, parfois doublé de quelque splendeur, parfois écho d’une sorte de mal invisible qui flottait aux abords de la Condition Humaine. Avant même que la cécité ne les visitât, et par un étrange phénomène d’accélération des us et coutumes de la société des Hommes, le Monde avait connu une étrange et soudaine mutation. Un basculement. Une chute.

   On courrait partout dans les villes au milieu des confluences multiples et désordonnées de toutes sortes de véhicules. Dans les rues, il fallait frayer son chemin parmi la lourde masse des Hagards, en jouant des coudes.  Les vastes magasins étaient pris d’assaut et, bien souvent, l’objet convoité n’existait plus à l’approche du rayon qui aurait dû l’exhiber. Mers et Océans étaient continûment sillonnés de gigantesques ferries qui charroyaient leurs grappes de Chalands. Le ciel, mais il n’y avait plus de ciel, n’était qu’une mare grise sur laquelle glissaient les coques d’acier des puissants aéronefs.  Dans les forêts pluviales, de lourdes et anonymes masses d’arbres s’effondraient en silence sous les voûtes des hautes canopées. Les Curieux, casqués, les yeux rivés sur leurs étranges boîtes (on appelait ceci des « box ») paraissaient n’apercevoir personne, obsédés qu’ils étaient par la luminescence bleue des écrans, par les sons syncopés qui s’engouffraient dans le vortex de leurs oreilles. Trop occupé de Soi, nul ne saluait plus quiconque. Se hasardait-on à ôter le casque de sa tête, à distraire ses yeux de sa « box », et l’on entendait, partout, le sifflement sinistre des obus, le claquement des armes automatiques, les cris de détresse des Blessés et l’on imaginait le long murmure des Morts. Les dialogues entre les Vivants, bien plutôt que d’utiliser les mots du langage, consistaient en de rapides duels où seul l’éclat des lames décidait du sort des Impétrants. Partout on trichait, pillait, volait, violait, exploitait, fouillait la moindre parcelle de sol et la Terre était devenue cet immense marigot taché de sang, envahi de larmes, maculé des désirs sulfureux, polymorphes d’un Peuple simplement voué aux gémonies.

   Enfin, vous l’aurez compris, Elle, Lui, n’étaient nullement devenus aveugles à la suite d’une maladie. Elle, Lui, tel l’infortuné Œdipe se crevant les yeux suite à la révélation de son crime, Elle, Lui donc avaient volontairement oblitéré leurs yeux, effacé du Monde leurs visages sur lesquels, sans doute, les traces de quelque infamie se fussent devinées s’ils avaient continué à être les Spectateurs « consentants » de cette immense parodie humaine qui paraissait n’avoir nulle limite, n’avoir nulle fin.

   Beaucoup s’insurgeront, sans doute à raison, de cette interprétation par trop pessimiste de l’œuvre de Léa Ciari. Cependant nous la croyons surtout réaliste, certes amplifiée sous la loupe d’un regard critique. Parfois est-il utile de « grossir le trait », de diagnostiquer la tumeur maligne avant que n’intervienne le collapsus final. Ce texte ne prétend qu’à se donner en tant qu’allégorie, préfiguration de phénomènes à venir si le Monde continue à demeurer sourd à ses borborygmes internes, à ses convulsions, à ses hoquets qui risquent de le faire chuter dans une irrémédiable syncope. Le visage, signe s’il en est de l’identité humaine, du motif en lequel l’Autre se reconnaît et vous reconnaît, le visage donc est, assurément, la figure en laquelle projeter, tout à la fois, ses plus belles espérances, à la fois ses plus vives inquiétudes. Alors, par le biais de notre imaginaire, dotons ces visages des signes éminents de l’humain, investissons-les des projets les plus hauts qui se puissent imaginer.

 

Une Lumière remplace une Ombre.

Le jour vient effacer les incertitudes de la Nuit.

Une Joie se substitue à un Chagrin.

 

 

 

 

 

 

 

 

  

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26 avril 2025 6 26 /04 /avril /2025 16:45
Joie, uniquement joie

      Mesures de l'Hymne à la joie de Beethoven

 

***

 

 

  «joie », on prononce le mot, seulement, on le prononce avec une minuscule et rien ne nous parle et ce mot, tel un autre, se fond déjà au milieu des turbulences du lexique humain. Puis on dit « Joie » et alors tout s’éclaire et cette simple énonciation nous porte en dehors de nous, en des espaces qui nous sont inconnus, dont nous soupçonnons qu’ils ont une inestimable valeur. Alors nous nous enhardissons, gonflons notre poitrine et proférons le mot « JOIE », tout en Majuscules et c’est comme un vaste horizon solaire qui nous enveloppe et nous dit la radiance du jour, son coefficient d’inépuisable ressourcement. Ce mot est si ample, si majestueux, que nous clignons des yeux, ne pouvant soutenir, en un seul empan du regard, sa totale plénitude. C’est ainsi, parfois le langage, fût-il constitué d’un vocable simple, nous questionne infiniment et nous invite à la fête indicible de la compréhension. Alors il nous faut creuser, interpréter et donner ainsi des gages à notre éternelle soif de connaissance. Ne le ferions-nous point et nous serions semblable à l’animal en quête de sa seule proie, à la plante demandant sa terre et son eau.

   Donc nous disons « JOIE » et déjà nous savons que nous ne sommes  plus dans la coursive étroite du quotidien. Une autre dimension s’est ouverte à laquelle nous sommes conviés, sans possibilité aucune de nous y soustraire. C’est la loi de notre essence que de nous constituer en tant que pensants, ce dont nous devons assurer la charge. Ce mot est habité d’une telle phosphorescence que, de partout, il déborde le cadre de notre sensation. Il se dilate et se donne tel un oiseau des cimes qui flotterait haut, gorge blanche épanouie tout contre le dôme d’azur. Un vol si hauturier que nous serions saisis de vertige à la seule pensée de l’envisager, c'est-à-dire de lui donner visage. Car donner sens est toujours donner visage. Que serait, en effet, quelque réalité - pierre, feuille, fleuve -, sans qu’un visage, une face, puissent leur être accordés comme le fanal par où les reconnaître ? Oui, les choses ont un visage, grâce auquel nous les reconnaissons et les plaçons à l’endroit exact de leur vérité.

   Mais la « JOIE », qu’en est-il de la « JOIE », si ce n’est chercher à se saisir d’un fantôme qui, partout recule, et dissimule les contours de son être ? Car toute JOIE est abstraite, n’est-ce pas ? Qui donc, un jour, pourrait se vanter de posséder la JOIE, tout comme l’on possède une pierre précieuse ou bien une automobile ? JOIE est pure abstraction. Ce faisant il nous est demandé de lui attribuer une présence identique à un objet. Donc nous disons : «Cette pomme est JOIE » ; « Cette Belle est JOIE » ; « Ce tableau est JOIE ». Nous, en tant que Sujets, visons l’objet JOIE à la mesure de notre conscience intentionnelle. Nous lui conférons site, présence et l’amenons sur le plan d’une possible réalité. Et le sens qui résulte de notre confrontation à la JOIE est simple passage de nous à elle, passage qui nous détermine tous les deux comme deux vis-à-vis dont les êtres coïncident l’espace d’un instant. Toujours fugace car il est dans la nature de la JOIE de ne point durer. En serait-il autrement que son essence hypostasiée se confondrait avec l’arbre ou la racine ce, qu’évidemment, jamais elle ne consentirait à être. Car la JOIE a une volonté, celle de rencontrer un étant afin que, conduit à son ultime accomplissement, ce dernier puisse découvrir l’être qui lui est consubstantiel et le fait tenir debout parmi la multitude des phénomènes terrestres.

   Disant la JOIE, nous disons toujours en dehors de nous pour la simple raison que nous ne nous croyons nullement éligibles au titre d’une telle félicité. La visant, nous croyons parler de Pascal et de son Mémorial « Joie, joie, joie, pleurs de joie », paroles surhumaines adressées à son Dieu. Nous croyons parler de Zarathoustra, de son chant au sein duquel  « TOUTE JOIE VEUT L’ÉTERNITÉ ». Nous croyons encore parler de Spinoza pour qui « la joie est le passage de l’homme d’une perfection moindre à une plus grande ». Nous croyons parler de Beethoven transcrivant en symphonie le poème de Schiller. Mais qu’en est-il de l’homme ordinaire qui, lui aussi, voudrait approcher cette expérience de la JOIE ?

   Alors nous pensons à l’humble, au simple. Nous pensons au jardinier qui abrite amoureusement ses semences du vent et du froid, les flatte du creux de la paume et sent le végétal rayonner en lui, déployer ses ramures de chlorophylle à l’intérieur de son corps : JOIE.

   Alors nous pensons au potier qui façonne un vase. Ses mains sont si intimement liées à la matière qu’il fait corps avec elle, comme si aucune division ne s’instaurait entre la chair et la chose produite : JOIE.

   Alors nous pensons à l’enfant qui caracole et s’envole en imaginaire avec son cerf-volant bariolé : JOIE.

   Bien des penseurs prétendent que la JOIE est immanente à sa propre essence, qu’elle n’a nul besoin d’un objet en vis-à-vis afin de paraître. Clément Rosset abonde dans ce sens en affirmant que : «…la joie est un plein qui se suffit à lui-même et qui n’a besoin pour apparaître d’aucun apport extérieur». Ainsi, un homme dans le secret de sa chambre connaîtrait cette sublime ascension-expansion sans que quelque objet que ce soit n’en ait déterminé l’apparition et le cours. Mais, ici, c’est faire abstraction de toute l’empirie humaine, postuler l’existence d’une conscience vierge du monde, de toute forme préalable, sur laquelle soudain s’imprimerait l’ineffable et sourdrait, à la manière d’une eau fossile mise au jour, délice et volupté, sans raison, en quelque sorte simple phénomène dépourvu d’un enchaînement de causes et de conséquences.

   Mais cette abondance, ce soudain excès ontologique ne naissent pas d’une façon spontanée car, alors, il faudrait supposer la brusque émergence d’une « crise mystique » ou bien d’un acte de piété qui en révéleraient la prodigieuse apparition. Bien plutôt il semble toujours s’agir d’expériences intériorisées qui n’attendaient que l’instant de leur résurgence. Une sorte de « Petite Madeleine » faisant sa belle éclosion au plein d’une profondeur bouleversée. C’est parce que, dans le pli de notre être, subitement, le processus des affinités avec le monde a trouvé sa correspondance, son union, que le sentiment de cet envahissement heureux peut se produire et nous ébranler. Nous ne pouvons donc écrire, simplement, toute Joie, Joie dans le genre d’un pur jaillissement dont jamais on ne pourrait connaître le lieu de la provenance. Tout au plus pourrions-nous écrire Toute JOIE ne survient qu’à la condition d’y avoir été préparée. Toujours nous sommes disponibles pour son accueil. Toujours les mains de l’homme sont ouvertes qui attendent les offrandes. Toujours !

  

 

 

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26 avril 2025 6 26 /04 /avril /2025 08:05
Voir : le regard juste

« La Joconde « 

Source : Regard sur l’Art

 

***

 

« Le vrai voyage de découverte ne consiste pas

à chercher de nouveaux paysages

mais à avoir de nouveaux yeux. "

 

Marcel Proust

 

*

 

   [Quelques mots avant-coureurs – En nos contemporaines saisons où l’image envahit nos yeux au point de les saturer et de les conduire à une possible cécité, cet article voudrait se donner à la manière d’une réhabilitation de la Langue. Notre époque soi-disant « postmoderne » croule sous la charge iconique que Guy Debord sut si bien décrire sous son titre de « Société du spectacle » dont nos modernes selfies sont l’affligeant point d’orgue, que vient bêtement concurrencer une « intelligence artificielle » qui n’a d’intelligence que le nom et d’artificiel la totalité de son « art ». Le temps n’est guère éloigné où l’homme cybernétique sera l’obligé de la Machine. Ceci est si navrant que le bel humanisme de la Renaissance et les prodiges de la Raison du Siècle des Lumières menacent de s’effondrer à tout instant, entraînent dans leur chute le peu d’essence de l’Homme qui demeure visible.

    Le sujet qui suit se veut la promotion du fait littéraire au détriment de l’éparpillement et du fourmillement incessant des images qui, en quelque manière, en sonnent le glas. De nos jours l’orthographe est maltraitée au point que même les plus brillants agrégés de nos Universités se fourvoient dans des formes langagières qui seraient risibles si elles ne manifestaient une mécompréhension du langage qui devient extrêmement préoccupante. Nous ne pouvons accepter, au nom d’un supposé « progrès », que la littérature, la poésie, les mots en leur ensemble ne deviennent la banlieue de pratiques « néo-culturelles » où le tag se substitue à la métaphore, où le graph urbain, le plus souvent hideux, vient empiéter sur l’Art en sa plus profonde vérité, où la déferlante des mangas orientaux grimaçants ne vienne menacer les belles rives de la conscience esthétique.

   Notre siècle épris de vitesse et de nouveauté s’engouffre dans un maelstrom à tout point dommageable pour l’intellect qui n’est plus stimulé par de hautes idées mais par une galerie de portraits subalternes dont les Réseaux Sociaux se font l’écho avec la tristesse que l’on connaît et la constante désinformation qui constitue son pain quotidien. C’est à une prise de conscience doublée d’une volonté de se ressourcer à des valeurs plus essentielles que l’humain devrait employer la totalité de son énergie. Certes, mes vues paraîtront à beaucoup « élitistes » mais entre l’élitisme et la fuite en avant dans la première naïveté venue, celui-là sera bien préférable à celles-ci. Que vive la Littérature, que l’image lui soit seconde, sauf celle de l’Art, bien entendu. Que les mots, les mots sacrés soient notre breuvage !]

 

***

 

   Vous êtes dans votre forme primitive, dans l’inchoatif, le natif qui ne vous ont encore nullement façonné. Vous êtes chrysalide en attente de Soi. Vous êtes en voie de, sur le chemin d’une métamorphose qui point mais n’énonce encore son nom. Une vague tache au large des yeux. Des bruits nappés de silence. Des touchers à la douce effusion de soie. Des goûts qui n’ont de sapidité qu’à la mesure de vos timides papilles. Tout volète autour de vous avec des irisations de colibri. Tout apparaît dans des dessins souples de lianes. Tout se donne dans le mystère non encore éclos du jour. Vous êtes dans une sorte d’innocence, vous dupliquez, malgré vous,  l’évanescence des  séraphiques figures, votre peau se moire d’opalescence, votre chair végète dans un marais indolent, baigne dans une eau grise de lagune. Vous pourriez demeurer ainsi une éternité, comme la diatomée incluse dans sa mince pellicule d’eau. Mais vous êtes Homme et étant Ceci, vous sentez en vous, au plus profond de vos propres abysses, d’étranges remuements, d’insistantes impatiences, un désir de mouvement, l’élan d’un dépassement qui pourrait survenir sous la simple impulsion de votre volonté. Vous sentez, bandé tel l’arc du valeureux Ulysse, ce ressort qui ne vit que de se détendre, de coloniser l’espace, de s’affirmer comme transcendance, autrement dit fomentant le dessein de s’arracher au Néant avec la ferme intention de n’y jamais retourner.

   Cette urticante vivacité, ce bouillonnement interne, cette impétuosité de geyser ne vous singularisent point, ne vous isolent point. Ils sont tout simplement coalescents à votre humanité, ils soutiennent tous vos actes, ils nervurent votre conduite, ils s’irradient dans le somptueux acte d’amour. Né, vous ne l’êtes jamais qu’à surgir de qui-vous-êtes pour faire effraction dans le vaste Monde : ici auprès de la ville aux mille rumeurs, là tout contre l’épaule amie qui vous requiert, plus loin encore dans le tumultueux maelstrom de l’exister qui est, métaphoriquement, cet insatiable Pas de Deux, cette Grande Roue, ce Tremplin sur lequel vous prendrez essor, tout comme le jeune enfant édifie sa propre effigie à l’aune de ces châteaux de sable qu’il crée et recrée incessamment, manière d’autoconstitution de Soi face au Vide essentiel d’un univers nécessairement chaotique.

   Et maintenant, imaginez qui-vous-êtes, identique à une Outre vide que la vie emplira de ses mille fascinations. En quelque manière, vous êtes un être creux et il vous faudra vous construire autour de cette vacuité. Un peu comme si votre centre était occupé par un mât de Cocagne auquel vous accrocheriez divers objets, diverses surprises, diverses breloques, tout ce divers vous façonnant jusqu’à votre entière complétude, telle du moins que vous la concevez en votre for intérieur. C’est bien de votre indétermination dont il s’agit que vous devrez constamment abreuver afin que votre soif étanchée, vous puissiez vous considérer Homme parmi l’entière communauté des Hommes. Or, puisqu’en votre fond, vous êtes Homme de Parole, c’est d’abord aux mots que vous avez confié le soin de vous tirer de l’anonymat ambiant. Ce qui se passe : les mots s’assemblent un à un patiemment, ils font leurs petites boules émouvantes, ils s’assemblent en grappes, ils se multiplient en essaims, ils se soudent et font s’élever en-qui-vous-êtes de touchantes architectures, elles vous font penser à ces admirables termitières avec leurs galeries à l’infini, leurs piliers d’argile, leurs loges et leurs chambres, leur large atrium à la base de l’édifice. Certes vous êtes admiratif face à cette complexité des mots, à leurs subtils arrangements, aux dentelles sémantiques qu’ils élaborent à la façon d’un délicat miellat. Mais ce qui vous gêne, c’est cette LENTE alchimie, ce métabolisme si inapparent que vous n’en sentez guère le cheminement, cependant il tisse votre genèse goutte à goutte, à un rythme infinitésimal qui est le seul qui conviendrait afin que l’assemblage tînt, que la patient puzzle ne se lézardât pas.

   Face au Langage, face à la durée de sa germination, que vous jugez infinie, vos impatiences fondatrices se rebellent. Ça fourmille en vous. Ça fait ses mille voltes. Ça burine tout contre les murs de terre de la termitière. Ça fait ses écroulements, ça réduit en poussière et, bientôt, la chute se produira qui sera inévitable, et bientôt, vous serez pareil à ces cerfs-volants qui faseyent dans le Noroît, privés d’amers qui pourraient les reconduire à quelque réalité et il ne demeurera, dans le vaste ciel, que l’empreinte vide de leur passage. Mais, au-delà de cette aimable métaphore, c’est le sens profond du langage lui-même qui se posera et ne cessera d’interroger quiconque aura aperçu que les Mots sont l’essence de l’Homme, non une décoration, un artifice, uns simple fleur à fixer à sa boutonnière. Mais bien peu, parmi les Humains, se sentiront concernés par cette inquiétude métaphysique. La plupart vaqueront à leurs tâches, bien plus préoccupés de l’heure de la sortie du bureau et du salaire en fin de mois que de s’interroger sur le destin des phrases qui, somme toute, est bien naturel. Mais je reviens à ce Vous générique, dont je fais évidemment partie, qui nous occupe en cet instant. Certes les mots ne sont nullement inutiles, ils ont servi à définir votre patronyme, à fixer la topologie de votre habitation sur terre, à adresser à l’Amante vos plus belles inspirations dans le mystérieux et toujours renouvelé domaine de l’Amour. Seulement, au fur et à mesure du temps, le langage devenant si familier qu’il disparaissait sous le premier beau paysage, sous la dernière invention de notre société consumériste, vous lui avez accordé moins d’attention, vous l’avez, il faut bien l’avouer, négligé, oublié, remisé en de bien étranges oubliettes.

   Certes, le cinématographe est antédiluvien et les Frères Lumière sont morts depuis belle lurette. Successivement, évoquant le Septième Art, vous vous êtes exprimé de la sorte : « On va regarder un film au cinéma », puis votre hâte aidant : « On va au ciné », puis dans une étonnante variation « On va se faire un p’tit ciné ». C’est étonnant, tout de même, cette plasticité humaine qui s’empare du réel et lui fait subir moultes distorsions sans même qu’elle en perçoive la portée. Il est vrai, de nos jours, dans la perspective d’un langage sans doute « postmoderne », « On s’fait beaucoup de choses » : « On s’fait un resto » ; « On s’fait une balade », « On s’fait une expo », et voici le faire, cette condition de possibilité d’action des Existants, conjuguée à toutes les sauces imaginables où le musée prend rang de balade, de ciné, de resto et de bien d’autres choses encore, la créativité est sans limites en cette contrée.

   Mais après cette diversion récréative, reprenons le fil de notre méditation. Dans l’usage quotidien du langage, vous disposiez les mots à la queue leu-leu, et cela faisait ses longs rubans, ces sortes de brindilles pareilles aux colonnes infinies de fourmis. Mais une chose vous gênait dans cette entreprise d’énonciation : son caractère infini, toujours renouvelé, la disparition des mots à même leur profération. Å peine un mot sortait-il de votre bouche qu’il se mélangeait à l’air ambiant, comme absorbé par les volutes d’air, il n’en résultait qu’un long silence. Å peine aviez-vous griffonné quelques mots sur le blanc de la feuille qu’il n’en restait jamais que les derniers signes bientôt effacés dès le cahier refermé. Le Langage, que certains prétendaient « divin », vous paraissait affecté d’une incurable maladie liée à sa courte durée de vie, à son extinction soudaine. Pour autant, ceci ne vous tracassait nullement, ces vétilles n’étaient que la préoccupation de savants linguistes à la barbe blanche, penchés, la journée durant, sur leurs illisibles grimoires.

   Et, maintenant, ce qu’il faut énoncer en termes un peu plus consistants, ceci : le langage est constamment menacé de disparition et ce fait tient à sa nature même. Le langage est cruellement atteint d’une absence de durée. Il est flamme de l’instant. Il est étincelle que reprend en soi la longue nuit du Monde. Il brille d’un vif éclat le temps de son effectuation et retourne au Néant dont il provient. Je prononce une courte phrase qui, déjà, n’existe plus après que la chute de mon intonation en a fixé l’ultime limite. J’écris une courte phrase qui, déjà, n’existe plus après que j’ai posé mon stylo sur la table. Le langage témoigne d’un vice natif de sa propre temporalité. Et ce vice est si prononcé que nous en arriverions même à mettre en doute son existence. Qu’il s’agisse de la mise au jour d’un mot oral ou écrit, son destin est nécessairement entaché de l’absence qui en constitue le fondement. Par exemple, je prononce ou j’écris le mot « Pomme ». Et je me pose aussitôt la question de savoir quelle aura été sa réalité effective. Dans le présent de l’énonciation ou de l’écriture, chaque phonème prononcé, chaque graphème tracé, se substituent au précédent, l’effacent, puis c’est le vide qui en est la seule conclusion. « Pomme » aura existé l’espace d’un mouvement de mes lèvres, l’espace de mon geste sur la feuille.

   Quant aux autres stances temporelles, qu’en est-il ? Le mot « Pomme » ne pourra prétendre à aucun futur puisque, consommé, il est reconduit dans les limbes pour l’éternité. Le mot « Pomme » témoigne-t-il d’un passé ? Certainement puisque, ayant un instant été extrait du Néant, il a fait son étrange feu de Bengale dont, cependant, notre mémoire a gardé le souvenir. Sans doute faut-il en conclure, au moins provisoirement, que tout langage n’est retrouvé qu’au prix d’un patient travail d’archéologie. Tout comme le Savant questionne longuement ses chères Langues Mortes, se retournant sur le passé, nous ne donnons véritablement acte à notre propre langage que par un retour amont. C’est ce que nous avons proféré, ce que nous avons écrit qui, seulement, témoignent de l’Être de Langage que nous sommes. C’est un peu comme si nous recherchions nos traces inscrites sur ces belles et mystérieuses plaques d’argile mésopotamiennes où gît l’Histoire d’un peuple, d’une civilisation, d’une culture. Afin que notre langage prenne de la consistance, se dote d’une certaine épaisseur, vive dans l’opaque et ne demeure simple transparence, il nous faut adopter le paradigme proustien de la réminiscence. Ce que nous sommes, ici et maintenant, un empilement de « Petites Madeleines », une suite de mots prononcés quelque jour ancien à Combray ou ailleurs, devant une tasse de thé ou de chocolat, auprès d’une Tante Léonie, d’un Père, d’une Mère, d’une Amante, toutes ces menues paroles qui sont notre architecture, les racines et rhizomes sur lesquels nous avons prospéré, notre alpha, notre oméga, notre boussole existentielle, les amers auxquels notre vie s’est amarrée afin que, douée de quelque sens, elle devînt vraisemblable. Oui, avant tout nous sommes tissés de mots. Supprimez ces derniers et que demeurera-t-il de nous, de vous, que cette meute de chair privée de clarté, que cette peau battant au vent mauvais de l’absurde ?

   Le langage, notre langage se résume à un lent travail de sédimentation, à des superpositions de couches signifiantes, à des théories de strates à l’inventaire duquel, vous, comme moi renonçons le plus souvent au motif d’une paresse constitutionnelle. Nous, les Hommes, sommes entièrement inclinés vers le Principe de Plaisir, celui au gré duquel les choses sont vite acquises, au gré duquel nous phagocytons avec avidité tout ce qui passe à notre portée : un livre, un fruit, une Aimée, et, de plus en plus, ces objets du désir consumériste qui ne font que nous aliéner alors que nous croyons à la valeur salvatrice de leur être. Oui, au Principe de Réalité auquel s’affilie la quête mémorielle d’un passé enfoui, lequel recèle des trésors de langage et d’émotions, nous préférons, le plus souvent, l’actuelle griserie proliférante des Images qui est la marque de fabrique la plus apparente de nos sociétés soi-disant « avancées ». Mais avancées en quoi ? Dans la connaissance, la culture, le souci de l’Autre, la simplicité ou bien ce qui est le revers de tout ceci, la quête égoïque et narcissique de l’Individu au comble de son paraître, de sa semblance, de sa parution selon quelque gloire sur la Scène du Monde ?

   Ici surgit un point décisif dont cet article voudrait être le lieu : celui du conflit essentiel naissant de la rencontre de la Parole et de l’Image. Relativement à l’Image, à sa portée, à sa puissance, bien des conduites humaines se contentent de la première explication venue, de la première justification qui brille comme les flocons de neige dans leur boule de verre, c’est-à-dire l’effet d’une simple confusion d’une Vérité et de son contraire, la fausseté, l’apparence, le paiement « en monnaie de singe ». Notre société se nourrit d’images à satiété si bien que le registre iconique menace de subvertir le registre langagier. Et en ceci, il y a bien évidemment « péril en la demeure ». Quelque peu lassé par l’usage quotidien du langage, par ses tournures rituelles, par l’habitude dans laquelle, inévitablement, il s’enferme, vous lui avez substitué, consciemment ou non, le Peuple des Images et ses infinies proliférations. Ce que le langage mettait une éternité à élaborer et à révéler (la longue narration du Monde en lequel  vous êtes bien évidemment inclus), l’image vous le révélait à l’aune d’un seul regard. Å l’analytique du langage, vous préfériez le synthétique de l’image. C’est un peu comme si la réalité était une goutte d’eau dont vous auriez sondé l’anatomie au microscope. Elle vous aurait révélé, dans l’instant, tout l’insondable mystère de ses vibrions, de ses spirilles, de ses bacilles, de ses infusoires, autrement dit le minuscule microcosme que vous rencontriez chaque jour se serait métamorphosé en ce vaste macrocosme, image d’un Tout mis à disposition, d’une globalité enfin domestiquée.  Car votre insatiable curiosité n’était en quête que de ceci : que le divers, que le pluriel, que le polyphonique, le polymorphe soient votre domaine, soient votre possession à jamais. Incontestablement, il y a dans l’inclination humaine, la fascination de l’immense, de l’illimité avec sa nécessaire corrélation psychologique teintée de paranoïa et de mégalomanie.

   Seulement, dans votre vision de la plénitude offerte par l’image, dans sa supposée donation infinie du monde,  il y a un comme un vice du raisonnement, un gauchissement du concept. Et ici, afin de ne nullement demeurer dans l’abstrait, il faut avoir recours à une image. Prenons, par exemple, celle d’une œuvre d’art, en l’occurrence « Le Pauvre Pêcheur » de Pierre Puvis de Chavannes et laissons venir à nous quantité de significations qui y sont d’une manière que nous croyons liée de près au simple statut de la représentation. Une rapide description phénoménologique fera vite apparaître un certain nombre de thèmes latents, comme autant de puissances iconiques que notre regard dévoile à l’instant même où il se pose ici et là, balayant à loisir les sèmes de l’image, tout comme un moissonneur récolterait les épis au simple mouvement de sa faucille.

Voir : le regard juste

Source / Wikiart

     

   Ce qui se dévoile alors : la teinte quasiment « mystique » ou bien « biblique » que le Peintre a utilisée, laquelle, dorée à souhait, nous fait penser à la belle luminosité des icônes byzantines ou à l’irisation de la mandorle qui entoure la tête des Saints, mais aussi bien à la couche de paille sublimée sur laquelle repose le corps de Jésus en son étable de Bethléem. Une manière d’atmosphère sacrée, propice au recueillement.  Ainsi l’eau sur laquelle est posée la barque du Pêcheur évoquera-t-elle l’eau lustrale, baptismale, l’eau purificatrice dont les hommes doivent supporter l’épreuve, afin que, lavés de tous péchés, ils puissent eux aussi prétendre à quelque sainteté ou à tout le moins mériter de recevoir les dons du Ciel. Toutes les postures sont empreintes d’un profond hiératisme : nudité et inclinaison du torse du Pêcheur, fragilité native de la Figure de l’Enfant, pure oblativité de Soi de la Mère qui ne veut étreindre sa descendance qu’à la protéger des malédictions de la Terre. Cette scène, dans son dépouillement, dans son dénuement appelle une autre scène, celle du « Paradis perdu » dont, ici, il ne demeure qu’une persistante clarté, une frémissante joie mais nullement à portée des Existants, bien plutôt une Essence sous laquelle l’Humain doit nécessairement s’hypostasier car, lui-même, l’humain, n’est qu’existence contingente et entière mortalité simplement différée.

   Et l’on pourrait ainsi, à l’envi, multiplier les perspectives selon lesquelles placer cette image, souligner l’analogie des teintes avec celles, tout en finesse et élégance des natures mortes de Giorgio Morandi, évoquer aussi bien une misère identique à celle qui se lit dans les romans naturalistes de Zola, Dans « Germinal », « La Bête humaine », « La Terre », « Le ventre de Paris », « L’Assommoir » et l’on pourrait citer encore « Les Damnés de laTterre » de Franz Fanon, citer le tableau de Paul Gauguin intitulé « Misère humaine ». Toute image, par nature, appelle un ruissellement infini, un peu à la manière d’un kaléidoscope dévoilant de toujours nouveaux fragments à mesure que l’on incline et fait girer son support. Cependant, il serait naïf de croire que la totalité de ces significations se donne à la façon dont le soufre s’échappe du cratère du volcan ou bien l’eau surgit des lèvres de la terre.

 

Non, il y a, à l’origine,

 la médiation essentielle du langage.

L’image ne parle et ne signifie

que traversée de mots, irriguée

du travail de la phrase, fécondée

de la maturation d’un texte initial.

  

   Tous les orients dont il a été question, l’eau lustrale, l’oblativité de la Mère, l’image du Paradis perdu, les extensions significatives en direction de Zola, de Fanon, de Gauguin, ne sont nullement des fruits pendus dans un arbre iconique, fruits que nous pourrions cueillir du seul geste de notre regard. Ces fruits sont le résultat d’une lente et longue maturation du langage. Si nous pouvons penser certaines choses du genre de la lustration de l’eau, de l’oblativité de la Mère c’est seulement parce que les concepts afférents nous en ont été fournis par notre activité langagière. Toutes ces nuances, toute cette richesse d’une contextualisation plus large que le cadre de l’image lui-même (la misère dans « Germinal » ou dans le tableau de Gauguin), s’énoncent en nous selon des phrases et des textes qui sont notre propre narration des événements qui viennent à notre encontre.

   Imaginez vous un instant, privé de langage, de compréhension, d’expression, imaginez vous tel ce continent désert, cette mutité aphasique qui font face au Monde dans la plus grande détresse qui soit. L’image que vous apercevriez, celle du « Pauvre pêcheur », votre propre image en écho, qu’en résulterait-il, ? Eh bien vous seriez tels deux chiens de faïence s’observant dans la nuit d’une totale inconnaissance. Rien ne naîtrait de cette rencontre qu’un éternel silence qui confinerait à l’absurde.

 

Car l’image ne fait signe

qu’architecturée par le langage,

métamorphosée par le langage,

multipliée par le langage.

 

   L’image seule est inertie, impuissance, dénuement tel celui du « Pêcheur » de Puvis de Chavannes. L’image seule, bien plutôt que d’être valeur sémantique serait, dès lors, simple assemblage lexical, juxtaposition de mots privés de connexion, postures isolées que rien ne viendrait synthétiser, porter à la signification. Une manière de mots par défaut, de mots encore soudés dans une gangue matérielle dont ils ne parviendraient nullement à s’extraire.

   Le sens qui nous éclaire et ouvre le chemin de notre compréhension n’est nullement une simple donnée optique, une disposition physiologique, fût-elle celle de la mydriase, cette belle dilatation pupillaire qui n’aurait pour seule ressource qu’un total éblouissement, une définitive cécité. Tout regard qui est orienté vers une saisie existentielle ne peut l’être qu’à la mesure de l’édifice babélien qui s’est patiemment construit depuis le premier babil. La position exploratrice de nos ancêtres de la préhistoire reflète en creux notre propre évolution historique. L’Australopithèque, l’Habilis, l’Erectus, le Faber ne voient du monde que des images fixes, muettes, sans nuances, sans signification. Ils sont pierreux, racinaires, rhizomatiques par rapport à leur environnement. Ils se confondent avec l’arbre, le chemin, l’ours, la terre, le ciel, la grotte. Ils sont les sans-distance pour la simple raison que leur posture optique est de telle nature qu’elle crée des analogies signifiantes entre l’Homme et son Milieu. Il faut l’apparition du Sapiens et la révolution copernicienne que constitue le passage du limbique-reptilien au néo-cortical, c’est-à-dire du pur anatomique au symbolique, au langage, pour que le Pierreux, le Racinaire se métamorphosent en pensée de la pierre, de la racine, en subtiles allégories qui vont faire de l’Homme un être capable d’intelliger en mots la Nature qui l’accueille en son sein. Parler, lire, écrire, c’est affirmer son autonomie, c’est abandonner les mamelles de la louve, c’est être Rémus et Romulus capables d’administrer la diversité de la cité romaine, nullement de s’y aliéner dans une confiance absolue vis-à-vis d’une Génétrice, fût-elle comblée des vertus les plus remarquables.

   L’image possède, d’une manière interne qui constitue sa profonde nature, une force d’aimantation qui nous phagocyte et nous ôte toute liberté. Nous fixons une image et nous sommes fascinés, nous sommes immédiatement en elle, autrement dit notre être et le sien ne font plus qu’un. Seul le langage permet le recul, la médiation, crée l’espace humain nécessaire à la compréhension de qui-nous-sommes et de notre milieu.

 

L’Homme n’est pas Image.

L’Homme est Langage.

 

   Et, à ce point de la méditation, il faut citer la belle phrase de Proust située à l’initiale de ce texte :

 

« Le vrai voyage de découverte ne consiste pas

à chercher de nouveaux paysages

mais à avoir de nouveaux yeux. »

 

   La « découverte », dans le cadre proustien est découverte de Soi. Les « nouveaux paysages » sont ceux qui viennent du passé et sont fécondés, exaltés, multipliés à l’aune de la sublime réminiscence. Les « nouveaux yeux » sont ceux par lesquels la littérature vient à elle dans une manière d’entière complétude, d’absolu, d’art indépassable. Paradoxalement pour la raison mais essentiellement pour l’âme, les « nouveaux yeux » ne sont que les anciens que l’exercice quotidien de la méditation ont agrandis à la dimension d’une exceptionnelle contemplation. Mais contempler ne veut nullement ici privilégier le regard, en faire le seul canal par où le sens se produira. Disant ceci, nous ne disons pas que l’intellect de l’Auteur de « La Recherche » était dépourvu d’images lorsque son esprit flottait prodigieusement du côté de chez Swann ou du côté de Guermantes. Sans doute même son « musée imaginaire » alimentait-il sa conscience imageante de milliers de formes liées à un sens esthétique hors du commun. Ceci est indéniable. Ce que nous voulons simplement affirmer c’est que le contenu de ces images, bien plutôt que d’être strictement lié à une sensorialité optique, devait s’alimenter à cette inépuisable source narrative tissée d’une infinité de mots, source qui était la chair même proustienne, le paradigme selon lequel il s’appropriait le Monde, ou plutôt créait son propre Monde. Dès lors l’image constituait l’humus à partir duquel la floraison langagière trouvait à s’épanouir. L’image n’est contingente, étroitement liée à sa condition formelle que chez ceux qui ne voient de l’exister que sa trame matérielle, nullement le flux transcendant qui en traverse l’étoffe. « La Recherche » est une suite continue de morceaux d’anthologie qui sont la marque d’un génie de la langue. Certes, nombreux sont les passages que l’on pourrait prendre pour de simples descriptions visuelles et déjà la qualité du regard semblerait se suffire à elle-même.

    Ci-dessous un extrait qui fait apparaître le Narrateur à Balbec, admirant depuis sa chambre du Grand Hôtel, le vaste paysage de la mer :

   « Et si, sous ma fenêtre, le vol inlassable et doux des martinets et des hirondelles n’avait pas monté comme un jet d’eau, comme un feu d’artifice de vie, unissant l’intervalle de ses hautes fusées par la filée immobile et blanche de longs sillages horizontaux, sans le miracle charmant de ce phénomène naturel et local qui rattachait à la réalité les paysages que j’avais devant les yeux, j’aurais pu croire qu’ils n’étaient qu’un choix, chaque jour renouvelé, de peintures qu’on montrait arbitrairement dans l’endroit où je me trouvais et sans qu’elles eussent de rapport nécessaire avec lui. Une fois c’était une exposition d’estampes japonaises : à côté de la mince découpure de soleil rouge et rond comme la lune, un nuage jaune paraissait un lac contre lequel des glaives noirs se profilaient ainsi que les arbres de sa rive, une barre d’un rose tendre que je n’avais jamais revu depuis ma première boîte de couleurs s’enflait comme un fleuve sur les deux rives duquel des bateaux semblaient attendre à sec qu’on vînt les tirer pour les mettre à flot. Et avec le regard dédaigneux, ennuyé et frivole d’un amateur ou d’une femme parcourant, entre deux visites mondaines, une galerie, je me disais : « C’est curieux ce coucher de soleil, c’est différent, mais enfin j’en ai déjà vu d’aussi délicats, d’aussi étonnants que celui-ci. »                             

                                          (C’est moi qui souligne les images et métaphores).

  

   Ici, à l’évidence, les soi-disant images sont débordées de toute part en raison d’une prodigieuse fécondité intellectuelle qui est tout sauf une simple observation du réel, une mimèsis. La qualité de toute perception est de rendre compte fidèlement de ce qui s’inscrit dans l’horizon des yeux. Or, cette évocation (bien plutôt que description) sort du cadre, entrelace au paysage toutes sortes de considérations esthétiques à l’aune de prouesses langagières toujours renouvelées. Les métaphores y prolifèrent depuis le « jet d’eau », le « feu d’artifice » ; la relation à la peinture, aux « estampes japonaises » installe une constante distanciation par rapport à ce qui fait face ; l’allusion à des couchers de soleil anciens déjà aperçus met en jeu un processus de mémoire. Tout ceci doit nous alerter qu’ici, nous sommes au plein du langage, de son étonnante alchimie, que la « description » est au service de ce dernier, le langage, et non l’inverse. Tout, chez Proust, part d’un examen de la vie ordinaire et mondaine afin de transformer leur prose en poésie, autrement dit tout y est orienté vers le plaisir des mots et d’eux seuls. Lire « La Recherche » en n’y percevant que du descriptif réaliste à la Zola, serait évidemment erroné.  Si cette œuvre majeure, singulière, veut se donner tout à la fois comme exploration des consciences, porte ouverte sur l’art, il lui faut nécessairement se soustraire à la fascination de l’image, à sa naturelle étroitesse (les interprétations en direction de Gauguin ou de Fanon à partir du « Pauvre pêcheur » de Puvis de Chavannes, sont de surcroît, nullement inscrites nécessairement en tant que prolongements sémantiques), il lui faut créer de toutes pièces une esthétique narrative de plus grande ampleur. Å la lecture de l’œuvre maîtresse de Proust, on ressent parfois, le souffle prodigieux, la période ample d’un Chateaubriand, cet autre Écrivain qui portait les images au plus haut des possibilités du Langage.

   Et, ici, je ne saurais faire l’économie de la page célèbre de l’Auteur du « Génie du Christianisme » qui figurait, dans le manuel scolaire de l’école primaire, le Souché, sous le titre « Une nuit au désert ». Ce texte traverse mille fois mes écrits relatifs au romantisme, à son effervescence lyrique. Ce passage est constellé d’images plus belles et étonnantes les unes que les autres. L’enfant que j’étais alors y découvrait certes ces « images » du Nouveau Monde, mais encore et d’une façon plus décisive ces brillantes métaphores qui sont des figures de rhétorique, autrement dit un procédé de la langue, bien plus que de simples facsimilés d’une réalité qui pourrait trouver sa chute dans le cadre d’une simple photographie. Certes mon imaginaire se meublait de la « savane », « des bouleaux agités », du « gémissement de la hulotte », mais d’une façon encore plus féconde de « cette mer immobile de lumière » qui constituait, pour ma jeune conscience, les fondements de ma passion future (et actuelle) pour la littérature, ce lieu unique que les métaphores, dont le sens étymologique est celui de « transport », nous offrent tel le présent le plus précieux. Ce transport dans la langue que « L’Enchanteur » savait faire naître comme par magie du fleuve ininterrompu de ses mots, une manière de Chute du Niagara éblouissante avec ses gerbes d’écume, ses « zones diaphanes de satin blanc ». Nulle image, fût-elle accomplie en son fond ne pourra jamais égaler ces mots d’anthologie. Ils nous transportent au plus haut, oui, au plus haut ! Mais lisons donc. Certes notre vision sera comblée mais, bien davantage, notre aptitude, notre bonheur à nous immerger dans les flots fabuleux, féeriques d’une littérature qui, aujourd’hui, ne sait plus trouver, ni le rythme, ni la cadence de ce « point phosphoreux » pour user de la belle métaphore poétique de cet autre génie qu’était Antonin Artaud. Or si ce « point » est l’autre nom de « l’inspiration », il est avant tout un signe, une marque insigne du langage que la quintessence du phosphore (entendons la quasi-magie du génie saura porter à sa sublime incandescence), Chateaubriand-Artaud : même combat à des siècles de distance, mais dans la belle proximité pensante :

  

   « La scène sur la terre n’était pas moins ravissante : le jour bleuâtre et velouté de la lune descendait dans les intervalles des arbres, et poussait des gerbes de lumière jusque dans l’épaisseur des plus profondes ténèbres. La rivière qui coulait à mes pieds tour à tour se perdait dans le bois, tour à tour reparaissait brillante des constellations de la nuit, qu’elle répétait dans son sein. Dans une savane, de l’autre côté de la rivière, la clarté de la lune dormait sans mouvement sur les gazons ; des bouleaux agités par les brises et dispersés çà et là formaient des îles d’ombres flottantes sur cette mer immobile de lumière. Auprès tout aurait été silence et repos sans la chute de quelques feuilles, le passage d’un vent subit, le gémissement de la hulotte ; au loin, par intervalles, on entendait les sourds mugissements de la cataracte du Niagara, qui, dans le calme de la nuit, se prolongeaient de désert en désert et expiraient à travers les forêts solitaires. »

 

   Miracle de la vision qui se reflète, comme en un halo, dans la lumière immatérielle, irréelle, féerique de la littérature.

  

 

 

 

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24 avril 2025 4 24 /04 /avril /2025 08:18
D’une forme née du Rien

"Bois levé" Loire valley.

Technika Linhof 4x5 inch,

Schneider 90mm, FP4 Ilford

Thierry Cardon

 

***

 

   Parfois, au lever du jour, dans la lumière qui hésite à se donner pour réelle, on en vient à douter de la présence du Monde, à s’interroger sur l’effectivité de l’Autre, à ne percevoir son propre Soi que dans la clarté tremblante d’une idée si peu assurée de son intime consistance. Å l’horizon des choses, au loin, là-bas, où tout pourrait se confondre avec son écho, où tout risquerait de disparaître à même sa douloureuse et tremblante hésitation, il y a comme une césure du temps, une longue fêlure incisant la terre, puis, surgies de cette lourde glaise, des lueurs ossuaires, de blêmes phosphorescences, des gouttes de résine laiteuse imitant quelque sanglot venu d’on ne sait où. Comme si le Monde n’était que la précession de qui il est, de qui il pourrait être, comme si l’Humaine Condition était encore en germe, pareille à un indistinct grouillement de rhizomes parmi la touffeur de l’argile. Tout ce qui, dans la perspective du paysage, fait mine de paraître, procède à son immédiate extinction avant même que le premier signe ne soit posé sur la feuille vierge du jour.

   Les pierres du Causse bleuissent sous les premiers assauts du gel. Les sentiers ne tracent leurs sinueux trajets qu’en de bien mystérieuses lignes flexueuses : elles avancent à l’estime, ne sachant quelle direction prendre car tout choix les installerait trop avant dans le corridor étroit des certitudes. C’est étrange, les choses veulent à présent paraître dont l’instant d’après gommera la présence comme si, jamais, elles n’avaient existé. Comme si elles n’avaient été que les songes d’elles-mêmes. Tout est en lisière de soi et ce qui se manifeste ou tâche de le faire prend le risque de se soustraire à son propre projet. Depuis la fenêtre de ma termitière de pierres, j’ai bien l’impression, ce matin, que ma conscience a rejoint cette densité, cette opacité pierreuse, que mon corps gît dans un espace sans bords, que mon destin ne s’élève guère au-dessus de ces rognons de calcaire, que mon entendement prend l’allure d’un silex, mais brut, mais nullement poli, simple éclat minéral sous la meute têtue, obstinée de la matière. Est-ce ceci se confondre avec ce Rien originaire dont nous ne sommes que le bourgeon stupidement turgescent le temps que dure la vie de la nymphe ? Est-ce ceci, cette manière de flottement, de vertige où s’arrimer à Soi devient métier quasiment illusoire, où les outils pour l’œuvre sont usés jusqu’au manche, où toute lame, bien plutôt que d’enfoncer son coutre tranchant dans la vassalité des choses, ne lève dans l’espace que son profil émoussé, son inutilité à tirer du réel autre chose que l’illisible rébus dont il est sournoisement tissé ?

   Voyez-vous, là, dans la texture onirique de ce matin de printemps, je viens de faire l’épreuve douloureuse du Rien en tant que Rien moi-même, à peine un murmure dans les illisibles travées des objets mondains. Est-ce la belle image de Thierry Cardon qui m’a plongé dans ce marécage privé d’eau, seule la vase en tapisse le fond, à savoir le fond du non-sens ? Non, je crois que j’accuse à tort les puissances de cette photographie, que mes propres insuffisances, je les projette dans les sèmes de la représentation afin de m’exonérer moi-même de me connaître en une plus exacte mesure. Mais plutôt que de demeurer en cette manière d’enlisement métaphysique, voici ce qu’il faut faire. Sortir du sombre corridor du Soi, se transporter tout près de ce fleuve majestueux qui porte le beau nom de « Loire », dont les racines linguistiques font signe en direction du limon, de l’argile, du sable, du galet, dont nous retiendrons la qualité strictement fondatrice, comme s’ils étaient les premiers éléments, les initiales configurations d’un Rien qui, soudain, se voulait Tout. Ces matériaux sont de cette nature qu’ils sont les fondements de toute architecture.

   Mais regardons. Le ciel est de texture légère. Quelques fins nuages courent d’est en ouest. Des arbres aux feuilles tendres, d’un vert Tilleul, sans doute des aulnes bruissent doucement sous la poussée d’un vent amical. De longs bancs de sable troués d’eau s’étalent paresseusement le long de cette belle eau semée des filaments des algues, flux de la Loire en son lent et majestueux écoulement. Dire ceci n’était que préambule, rhétorique initiatrice, anticipatrice de ce que l’image du Photographe nous donne à voir. Car, en son dépouillement même et sans doute grâce à lui, cette manifestation plastique toute de noirs légers, de gris à peine affirmés, de blancs atténués réalise la synthèse de ce qui vient à nous. C’est bien là le mystère total de l’esprit du lieu qui s’affirme en sa valeur d’essence. Mais il nous faut reprendre le titre « D’une forme née du Rien » et procéder de ce Rien vers le motif dont il est l’abstrait fondement. C’est un peu à un travail de « réduction phénoménologique » que nous devons nous atteler. Donc réduire : biffer l’air du ciel, user les ramures des aulnes, disséminer le peuple serré du sable, faire s’éparpiller les fins lacets des algues, épuiser les lames d’eau jusqu’à n’en conserver que la diaphane trace dans la tulle du souvenir. Que reste-t-il alors de ce Rien, sinon un presque rien qui, en son mystère, tutoie le Tout, le Tout de la signification ? Un ciel poncé de gris, un horizon blanc hérissé des lignes de quelques herbes, une forêt végétale qu’on dirait de joncs emmêlés, de noires fluences y dessinent leurs destins d’ombre, puis, émergeant de ceci à l’aune d’une inattendue parution, d’une soudaine épiphanie dont nul sur Terre n’eût pu soupçonner la surrection,

   Cet étrange et non moins insistant en sa réalité « Bois levé » dont les deux frappes bien distinctes des deux mots : « Bois » en sa primitive et immémoriale texture, « Levé » en son geste de pure transcendance et les Voyeurs que nous sommes, moins décontenancés que ravis d’une telle présence, nous donc allons, sur-le-champ, nous exercer au jeu infini et sans doute gratuit des interprétations. Cette forme à elle seule (bien sûr son analogie avec la forme d’un oiseau est évidente), cette forme est, en son exacte mesure, mesure de toutes choses du Peuple des présences des bords de Loire.

 

En elle, la vastitude du ciel

que désigne cette tête levée,

en elle ces ilots de sable,

leur teinte se confond

avec la blancheur du bois,

en elle les milliers de confluences aquatiques

que déterminent l’enchevêtrement des branches,

en elle, dans les intervalles de la matière,

ces zones libres qui font inévitablement penser

aux habitats troglodytes trouant les falaises

en elle cette sourde clarté

qui ruisselle à fleur d’eau

en elle, à même ce fragment de sylve

un clin d’oeil adressé aux gabarres

leurs planches mal équarries

ont une identique fraîcheur

une naturelle évidence fluviale,

en elle la foule indistincte

de tous ces autres « Bois levés »

qui sont un peu l’âme

de ce parcours sauvage et paresseux

qui, depuis mont Gerbier-de-Jonc

jusqu’à son estuaire océanique

trace l’une des plus belles

aventures humaines

 

   Alors, apercevez combien, malgré le peu de lisibilité des confluences sémantiques, mais ô combien réelles, ô combien incarnées, qui font se rencontrer, au motif d’une dérive songeuse, le Rien des cailloux blancs du Causse du Quercy, cet autre Rien d’un « Bois levé » de Loire, apercevez combien ce si peu de choses, ces muettes existences ( elles seraient bien plutôt des essences), viennent à nous pour nous tirer de notre ambiante léthargie, pour nous dire l’immédiate et inaperçue beauté des choses secrètes, humbles, dissimulées. Et ici nous vient, en tant que naturel prolongement de notre méditation, ces mots précieux de Maurice Vanhoutte dans le commentaire qu’il produit à propos de l’œuvre de Vladimir Jankélévitch, intitulée

 

« Le Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien » :

 

« Au nom d'une intuition ineffable,

d’une intelligence

surfine de la réalité,

il veut nous ouvrir

au mystère, au surnaturel,

au pneumatique, au spirituel. »

 

   Ces remarques sont admirables pour la simple raison qu’elles placent, au foyer de l’expression, cette vérité pure et simple de ce qui vient à nous à bas bruit et nous montre la toute-puissance performatrice de la modestie, elle qui accomplit bien plus que la désordonnée gestualité contemporaine qui, le plus souvent, échoue à produire autre chose qu’un bruit de fond assourdissant, sans autre conséquence que sa propre et risible démesure. Aussi, cette fragilité des choses, mise en perspective avec la paranoïa mondaine, fait immédiatement référence à cette merveilleuse réflexion de Friedrich Nietzsche dans « Le gai savoir » :

 

« Ce sont les paroles les moins tapageuses

qui suscitent la tempête et

les pensées qui mènent le monde

viennent sur des pattes de colombe. »

 

   De cette citation, maintes fois évoquée au cours de notre prose, nous ne retiendrons, les accentuant à leur juste valeur, que ce qui s’exile du tapage, finit par y renoncer, pour ne garder que la légèreté, la blancheur immaculée de la Colombe, ce symbole de la Paix dont notre Monde a tant besoin.

   Pour avoir un peu fréquenté les belles œuvres de Thierry Cardon, pour y avoir maintes fois décelé, sinon toujours, cette économie de moyens, cette naturelle réserve du Noir et Blanc, cette exigence photographique dont presque plus rien ne subsiste aujourd’hui, chez nos Commensaux, sinon la tentation permanente de se donner en spectacle, nous croyons pouvoir affirmer que son travail nous initie, à l’exact niveau qui est le sien, « au mystère, au surnaturel, au pneumatique, au spirituel. »

  

Cette dimension d’une possible transcendance

accordée au Simple, au Frugal,

à l’Élémentaire, au Tempéré,

parfois à l’Ascétique,

 

   nous demande un recueil en nous qui ne soit de pure forme. La mode contemporaine des attitudes conduisant au « lâcher prise », à « l’énergie positive », au « courage d’être heureux », aux « sagesses » de tous ordres et autres rituels de « bien-être » sont, bien évidemment, l’exact opposé de cette quête d’authenticité. Rien ne vient de l’extérieur, tout est en Soi, comme le germe nourrit le fruit qu’il deviendra. Merci à Thierry Cardon de nous « donner à penser » avec cette exigence sans laquelle toute œuvre ne pourrait qu’être clouée au pilori.

 

Pourtant il y a

tant à voir.

Tant à aimer !

Ceci ne dépend

Que de NOUS !

 

 

 

 

 

 

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22 avril 2025 2 22 /04 /avril /2025 16:27
La mondo estas freneza

Peinture : Barbara Kroll

 

***

 

   « La mondo estas freneza » propose le titre sur le mode du Langage Universel qu’est l’Espéranto. L’Espéranto, cette langue véhiculaire supposée combler l’abîme langagier entre les Peuples, cette Langue de l’Espérance, rêvée, sinon utopique, qu’en reste-t-il aujourd’hui à part de vagues traces qui s’évanouissent dans les fumées et vapeurs babéliennes ? Ici, nous n’en retiendrons guère que l’allure générale, l’étrangeté et, surtout, cette « freneza » sous laquelle chacun reconnaître notre vocable français « frénétique », nous focalisant essentiellement sur ses différentes valeurs étymologiques :

 

« atteint de délire furieux » ;

« animé d'une passion excessive » ;

« violent, hardi »,

 

   la « violence » des définitions nimbant « la mondo » d’une auréole pour le moins fort peu glorieuse, pour le plus d’une manière de flèche de curare visant en plein cœur Ceux, Celles qui en éprouvent la dureté de fer et l’inflexible volonté de détruire tout ce qui vient à l’encontre.

  

   Alors, à défaut de pouvoir toujours demeurer dans les ténèbres profondes de la cécité, il nous est existentiellement demandé de porter notre regard sur « la mondo » et de chercher à y déceler parmi ses touffeurs de mangrove, son désordre de savane, sa nudité de steppes courues de vent, quelque indice qui nous incline en direction de cette « freneza », laquelle, pléthorique, ne se soustraira nullement au scalpel de notre lucidité. C’est, encore une fois et toujours, sur le mode métaphorique que cette jungle luxuriante sera abordée, Explorateurs, Exploratrices d’une réalité si emmêlée, si labyrinthique, si hiéroglyphique que le travail de nos neurones n’en sera guère facilité, que la tâche du concept s’en trouvera confuse, que les motifs de notre perception se dissoudront à la manière des superpositions colorées des kaléidoscopes.

  

   « La mondo » ne se laisse saisir que sur fond rouge, rouge de braise, rouge d’hémoglobine, rouge ardent de la passion. Nul repos dans cette déflagration écarlate, nul blanc, nul intervalle qui viendraient (comme dans les touches cézaniennes de la Sainte-Victoire) apporter quelque respiration, disposer une halte, ménager un espace de méditation. L’Incarnat jouxte la chair plus soutenue du Nacarat ; le Nacarat, dans les fonds, connaît le sombre, l’oppression de l’Amarante ; l’Amarante ne s’espacie que dans un Corail natif à peine sorti des limbes et prêt, semble-t-il à y retourner. Mais quel est donc le motif de ce retour, le paysage Humain est-il si terrible à affronter, son lexique si complexe que nul n’en percevrait le confus discours ? Cependant « la mondo » tourne et sa giration est une ivresse, un tourbillon de feu et de sang, une permanente explosion, un craquement de ses jointures, un déchirement de ses plus belles passementeries. Cependant « la mondo », dans sa rubescente effectuation, moissonne des millions de têtes, creuse dans le derme affligé de la terre ses mille sillons où pourrissent les chairs de Ceux qui se sont risqués à vivre, de Celles qui, voulant honorer la Nature, ont mis au monde de fragiles et innocentes vies, certaines condamnées avant même d’avoir pu exister. Partout sont les rivières d’humeurs pourpres, les lacs de lymphe, les cathédrales ossuaires, les nœuds livides de ligaments, les tissus entrecroisés d’aponévroses qui battent dans le vide, tels d’inutiles drapeaux de prière.  

 

    Et ce qui, ici, devant nos yeux enduits de cataracte, se donne pour une chevelure, avec ses boucles, ses plis, ses dépressions, ses anfractuosités, ne serait-ce l’image de ces grottes primitives, antédiluviennes dont les Hommes et les Femmes d’aujourd’hui ne seraient encore sortis, leurs ombilics soudés à la germination primitive de « la mondo », leurs oreilles emplies de la rumeur des rhombes, os, métal, cordelette, qui vrombissent dans l’air tendu, torturé, rouet de Magicien chargé de la séduire, « la mondo », puis de la violenter, de la posséder dans la suprême exultation des corps ? Un corps dominant l’autre et le plaçant sous la férule d’une implacable servitude. Partout des remous de glaise jaune Soufre, des sentiers au bord des ravins, d’étranges Silhouettes décharnées, font mouliner au-dessus de la broussaille de leurs têtes les lames étincelantes des shurikens, nul ne doit échapper à leur soif de vengeance héréditaire, à leur appétit de violence atavique, à leur volonté de puissance congénitale. Ces Caricatures humaines n’ont de présence qu’à tuer l’Autre, d’autre justification qu’à détruire (« Détruire, dit-elle »), qu’à réduire à néant les prodiges que d’habiles civilisations ont mis des siècles à construire.

   

   Partout on abat des « Murs de Jéricho », partout on lacère des toiles de Maître, partout on descelle les pierres monumentales du Peuple Inca, partout on scalpe les tribus des Navajos et des Comanches, partout on incendie la forêt, on abat les colonnes millénaires des Menaras, ces arbres géants de plus de cent mètres de haut. Partout on creuse de larges entailles dans la terre pour y capturer ces précieuses gemmes qui brillent, fascinent et tuent, aussi bien Ceux qui les cherchent que Ceux qui les possèdent. Partout, comme dans la chevelure bigarrée, chamarrée du Modèle de l’image, sont les convulsions de l’hubris, les soubresauts de l’envie, les ébranlements de l’orgueil, lesquels se donnent comme le Mal incarné.

 

Å se demander si le Bien existe de soi,

d’une manière naturelle.

 Si, bien au contraire,

chaque parcelle de Bien

n’est la résultante d’une usure,

d’une abolition, d’une érosion

d’un Mal incurable dont « la mondo »

serait atteint de toute éternité,

traînant derrière lui,

tel un boulet de Sisyphe,

l’exténuante et irrémissible charge.

 

  Oui, métaphoriquement, ces hautes vagues spasmodiques, ces flux mouvementés, ces lames affectées de multiples distorsions sont la syntaxe distendue de « la mondo », en laquelle s’illustrent les afflictions existentielles, les tourments humains, le poids des calamités dont Chacun, Chacune ressent les violets effets à défaut d’en pouvoir maîtriser les terribles et mortifères mouvementations. Au plus profond des forêts pluviales, on creuse de noires galeries dans l’espoir d’y découvrir ce métal jaune qui rend fou, ces pépites qui sont comme les concrétions de la démence la plus paroxystique. Au plus haut des montagnes, sur la lisière revendiquée de telle ou de telle frontière par des pays antagonistes, on entend le claquement des balles suivis de cris, suivis de rivières d’hémoglobine, suivis d’une tristesse, d’une souffrance sans fin. Dans les ténébreux coupe-gorges des cités tentaculaires, des corps sont saisis sans ménagement, placés dans de mortelles encoignures, écartelés par des sexes furieux de n’être point aimés et l’holocauste a lieu loin des regards, et des existences partent en lambeaux, ventres mutilés en des gestes abortifs qui ne connaissent même plus le lieu et la raison de leur violence.

 

Violence à l’état pur,

violence pour la violence.

  

   Sous la terre, tels des rats que l’on chasserait, on gaze des peuples entiers, cohortes de cloportes ; on écrase tout ce qui vit, on mutile tout ce qui, encore entier, se donne comme menace, les bras sont armés de vengeance, les yeux sont des braises ignées, les mains des crochets venimeux tels les queues courbes des scorpions. Oui, c’est un peu ceci que suscite en nous la vision de ces boucles jaune Mimosa auxquelles se mêlent d’autres boucles brunes de Cannelle, comme une clarté, une pureté que viendraient souiller de sombres désirs de crime, une Humanité ne se levant qu’à s’euthanasier, à détruire la partie opposée, ce qui n’est nullement soi.

 

Principe de Mort excédant

le Principe de Vie.

 

   Partout des charniers, des lambeaux de chair, des fosses communes où, telles les flèches de la désolation, de l’ultime souffrance, du supplice gratuit, les intelligences sont réduites à zéro, les consciences élimées, les sentiments vendangés par des hordes sauvages.

   Cependant, à la surface de la Terre, sur de lisses rubans de bitume roulent de longues limousines chargées de la mégalomanie humaine, de la paranoïa la plus indécente. Ici, les volutes, les tourbillons, les vortex sont ceux de luxueux « Havane » répandant leur fragrance musquée sur des sièges de cuir rare, tout contre les vitres fumées derrière lesquelles s’abrite l’incroyable morgue existentielle. Une haute invisibilité synonyme de pouvoir, de puissance, de volonté, d’actes perpétrés au motif d’une polémique sanglante trouvant son explication dans le simple fait que « l’homme est un loup pour l’homme ». L’irrationnel, partout, en tous lieux, en tous temps, agitant, tel un furieux sémaphore, la vindicte de ses bras aveugles.

    

   Jusqu’ici, seule l’image de la chevelure nous a occupés. Mais, focalisant notre vision, combien cette représentation de la main, blême, livide (on dirait celle d’un cadavre), nous interroge et nous inquiète jusqu’en notre tréfonds, à l’endroit où grouillent encore des figures monstrueuses inexpliquées venant sans doute de notre haute généalogie, lorsque nos ancêtres n’étaient que de vagues moignons, de simples excroissances d’humus en attente de devenir des Sapiens, ils n’étaient alors que des genres de bêtes gorgées de frénésie, envahies du suc acide de la  véhémence, ils n’étaient que de vagues matières serties en des plis de frénésie, seulement occupées de profanations, commis à de violentes destructions.

  

   Geste de la main perçu, par nous, Hommes et Femmes à demi-civilisés, selon une agressive automutilation dont la valeur symbolique, à n’en pas douter, pose l’hypothèse que l’Homme n’a de cesse de se détruire, de semer les spores de la Mort partout où fleurit l’espoir d’une Vie. La joue de la Figure est lacérée, qu’indique une large trace de sang.

 

Main mortelle, la blanche, greffée

sur une main assassine, la rouge.

 

   Le visage en est biffé, son épiphanie totalement abolie, si bien que l’Esquisse est plongée dans une irréversible cécité. On le voit clairement, le Mal a terrassé le Bien et cette vision manichéenne que d’aucun pourraient juger simpliste, archaïque en quelque manière, éclate à la façon d’une vérité s’imposant à nous sur le mode d’une gifle, d’un camouflet, d’une flagellation.

  

Vue insupportable du vice de forme de notre Condition : sous l’apparence joyeuse, édénique, sous la peau douce et lisse, sous la soie épidermique, ce ne sont que tumultes de sang, réseaux de nerfs exacerbés, lames de canif prêtes à entailler.

 

C’est l’Enfer qui attaque à l’acide

le paysage fleuri du Paradis.

 

   Les lions affables, les licornes bienveillantes, les girafes aimables, les éléphants courtois, les tigres affectueux, les renards pleins d’attention, les singes serviables, les corbeaux pris d’amitié pour leurs ennemis héréditaires, tout ce petit monde lustré de beaux sentiments, toute cette joyeuse confrérie fêtant la félicité de la convivialité, eh bien cette noble assemblée retourne un jour sa face mondaine, ne laissant plus paraître que griffes et crocs, sabots affutés, trompes vengeresses, becs crochus tels les nez des Sorcières. Oui, c’est ainsi et c’est navrant au plus haut point, la Grande Galerie de l’Espèce Humaine est habitée d’étranges spécimens qui, sous des traits apparemment stables, immobiles, confiés aux lois éternelles du Temps, sembleraient sédimentés, reclus en un destin momifié, alors que le feu couve sous la cendre, toujours prêt à resurgir, à semer, sur la surface de la Terre, les pires cyclones et tempêtes qui soient, à répandre la famine, à assécher la gorge des puits, à diffuser la vermine à l’ensemble des territoires, à assurer la pullulation des virus, à faire de la peste et du choléra les deux seules figures possibles pour l’Homme pour la Femme.

  

   Bien entendu, ici nous arrivons à l’exténuation du sens métaphorique de la peinture, nous la désignons comme la représentation de nos pires cauchemars, nous l’envisageons sous les traits des rêves les plus délirants, nous l’abordons telle la danse de saint Guy affectant les pauvres diables atteints de cette terrible chorée de Sydenham qui, aux yeux des Quidams, des Étourdis, des Inattentifs passe pour le degré le plus haut de la folie. Certes l’état de décomposition avancée du Monde actuel est pour beaucoup dans la tonalité particulière de notre interprétation mais, pouvons-nous échapper en quelque manière que ce soit, à ce violent sabbat qui s’abat sur l’ensemble des continents et les installe au sein d’un remous dont, encore, nul ne peut voir, ni les terribles conséquences à long terme, ni apercevoir le miracle qui fera se métamorphoser le Mal actuel en Bien futur. Si quelqu’un parmi vous a la réponse, tel Zarathoustra, qu’il sorte sur le seuil de sa caverne et annonce au Peuple rassemblé, la Bonne Nouvelle. Oui, la Bonne Nouvelle !  

 

 

Au lieu de « La mondo estas freneza »

 

Bien plutôt et avant tout

 

« La mondo estas savita »

 

« Le Monde est sauvé »

 

« La mondo estas bela »

 

« Le Monde est beau »

 

« La mondo estas malavara »

 

« Le Monde est généreux »

 

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21 avril 2025 1 21 /04 /avril /2025 08:48
Banyuls-sur-Songe

 

Vue sur les Albères…

Banyuls sur Mer…

Photographie : Hervé Baïs

 

***

 

   Afin de donner corps et chair à la séquence Nostalgie, c’est aujourd’hui Banyuls qui va être le lieu de mes réminiscences à partir de cette belle photographie d’Hervé Baïs. Banyuls a longtemps été, pour moi, un lieu de pause pascale et estivale entre deux périodes d’activité. Pourquoi Banyuls ? Parce que Banyuls serait la réponse la plus simple à moins de me lancer dans l’infini carrousel des motivations et justifications de tous ordres dont l’intérêt ne pourrait qu’être limité. Si, par la simple magie de l’imaginaire, je m’appropriais cette photographie comme étant le symbole d’un de mes espaces électifs, je ne pourrais éviter de me poser la question suivante :

 

« comment rendre compte du réel

en son multiple fourmillement ? »

 

   Bien évidemment, si cette interrogation, je la fais mienne, c’est à l’ombre de cette gémellaire interrogation du Photographe dont je suppute qu’elle se profile de manière itérative au seuil de chaque proposition d’image dont il est l’habituel et inspiré Créateur.

  

   En effet, et cette question, loin d’être sibylline, est majeure quant au traitement de l’image, laquelle doit se donner comme essentielle, au motif que son sens en dépend entièrement. Comment parler de Banyuls afin d’en déterminer l’essence ?

 

Dire la plage de galets gris que surveille la silhouette

de ses trois palmiers agités par la Tramontane ?

Dire l’essaim de ses hautes maisons blanches,

elles s’étagent au-dessus du motif de la route

posée sur un lourd bâti à arcades ?

Dire les terrasses de ses cafés aux parasols

multicolores et leurs chalands bavards ?

Dire ses barques catalanes vertes et bleues

avec leurs voiles blanches entourant leurs mâts ?

Dire la grande bâtisse de craie de

 l’Observatoire Océanographique,

l’hippocampe bleu qui en orne la façade ?

Dire la cohorte pressée des Touristes

venus de Collioures et Port-Vendres

n’ayant de cesse de visiter les caves

et d’en déguster le délicieux nectar ?

Dire la vue éloignée depuis la Tour Madeloc,

le village n’est alors qu’un mince flocon

touché par les réverbérations

 bleues de la Méditerranée ?

  

   Que dire de ce réel qui est toujours en fuite de lui-même, toujours en avant de qui il est, son futur luit au loin, tel un mirage ?

   De ce réel toujours en arrière de lui, à peine rencontré et, déjà, il n’est plus que vague pliure onirique dans un passé sans consistance ?

   De ce réel du présent qui glisse entre les doigts, pareil aux cheveux des algues à la texture de rien ?

   Oui, ce réel que nous pensons saisir à chaque instant de notre existence, dont nous pourrions facilement, pensons-nous, tracer les contours avec assurance, eh bien ce réel, en effet, existe aussi bien que vous qui lisez, que moi qui écris, c’est-à-dire que, lui aussi, poinçonné de lourde finitude, n’a guère pour tâche que de disparaître à mesure qu’il s’accomplit. Alors l’essai d’en saisir quelque bribe signifiante semble voué à l’échec. Certes. Sauf à faire sienne cette belle invention de l’Idée Platonicienne, laquelle dépassant l’impatience du sensible, sa récurrente inscription en des formes hiéroglyphiques constamment renouvelées, trouve son repos et son ultime manifestation en cette Forme unique qui est analogique à ce bloc de platine que nous imaginons, en lequel pourrait gésir, pour notre plus grand bonheur, une part d’éternité.

   Je crois que c’est cette part habituellement insaisissable, simplement théorique, seulement conceptuelle que les Photographies d’Hervé Baïs nous donnent à voir

 

car, en elles, au sein même de leur longue présence,

tous les temps se donnent à la fois ;

car, en elles, au sein de la condensation-cristallisation de l’espace,

se donnent tous les espaces en un unique lieu rassemblés.

  

C’est ceci la force réelle d’une image :

 

contenir en soi bien plus qu’elle ne semble

suggérer à l’aune d’un regard distrait ;

contenir en soi quantité de significations

qui en excèdent les signes visibles,

ouvrent le champ des possibles ;

contenir en soi un élargissement

de l’être-des-choses tel que se déploie,

pour notre regard, la dimension

d’une puissance imaginative

demeurée, jusque-là,

non seulement inaperçue,

mais dont nous doutions qu’elle pût un jour

nous visiter et dilater notre perception-sensation.

  

   Si nous regardons avec suffisamment d’attention « Vue sur les Albères », à moins d’être sourd à l’intime beauté des choses, nous sentons bien, d’une manière sensible-intuitive (nul besoin d’entendement qui en déporterait le sens en direction de quelque argument édifié en raison), nous sentons cette étrange climatique, cette « Stimmung », cette notion si riche dont le génie de la langue allemande signale l’exception en un seul mot, alors que notre propre langue exhibe au moins les quatre valeurs de « sentiment », « climat », « atmosphère », « ambiance », pour exprimer quoi ?

   Mais, l’inexprimable bien sûr, ce qui, ne se disant point, exprime bien plus que ce qu’il aurait pu manifester à l’air libre. Ce mot que nous voudrions forger de toute pièce, qui tarde à venir, que nous ne pouvons guère produire qu’au travers de vaines périphrases,

 

cette radiance qui nous gagne,

ce Soi-hors-de-Soi qui est

étrangement surgissement,

déclosion-éclosion de qui-l’on-est

en une dimension d’abyssale venue

et c’est comme le tremblement

d’une lave intérieure,

un bouillonnement d’impressions intangibles,

une manière de résurgence d’énergies

dont nous ignorions qu’elles

nous habitaient depuis toujours,

qu’elles s’impatientaient de paraître,

de défroisser notre nuit,

d’allumer d’aurorales clartés,

de porter notre conscience bien au-delà

de ses vertus intentionnelles,

de créer les conditions de notre propre dépli,

de connaître, en un geste d’immédiate beauté,

cet ouvert selon lequel cette muette

incantation grise du ciel vient à nous

avec la pure grâce d’un maintien dans le temps ;

de connaître ce long et balsamique

destin de nuages tout d’écume,

ils sont les signes de ce qui jamais ne s’absente,

 de ce qui, de Soi, possède la sourde

et inaltérable perdurance ;

 oui, c’est bien ceci qui vient à nous

dans la juste clairière de nos espoirs,

 ce mince fil de cristal de la montagne,

il est ce poème porté au plus haut,

nous en percevons le rythme inouï

qui lisse notre peau comme le ferait

l’air échappé d’un luth,

la vibration délicieuse d’un diapason,

le vol libre du colibri dans l’ivresse du nectar ;

connaître dans cette impalpable lueur d’aube

(ce qui reste de nos songes),

ces profils légers, ces successions souples  

de montagnes unies en

un unique sentiment de paix

qu’une brume diffuse dans un air tissé

de ces riens, de ces touches si délicates,

nous penserions les avoir créées de toutes pièces ;

connaître le bas-fond en sa sombre parution

geste avant-courrier de nos rêves infinis

en leur opaque texture une lueur apparaît

semblable à ce vif éclair d’un lacet

de montagne dont, jamais,

le secret ne sera percé.

 

   Si ma méditation sur Banyuls est soudain devenue songeuse, si l’imaginaire s’en est emparé comme de sa possibilité la plus propre, c’est seulement en l’image que reposait cette disponible effusion dont je n’ai jamais été que le rapide et distrait Interprète. Toujours, dans la belle image, gisent les multiples et chatoyantes significations qui, le plus souvent, échouent à venir jusqu’à nous, trop occupés que nous sommes à la lourde et harassante tâche du quotidien. C’est ceci la vraie difficulté pour toute Beauté, se frayer un chemin

 

parmi les écueils de tous ordres,

parmi le bruit de fond des foules,

parmi les vifs éclats des vitrines,

parmi la marche pressée des Existants

simplement occupés à vivre

douloureusement,

parfois à exister, du moins

en font-ils l’hasardeuse hypothèse.

 

    Il y a peu de place pour la Beauté et nulle terrasse de café, nulle façade d’Observatoire, nulle coque de bateau ne pourvoiront à sa manifestation. Il y a là, trop de matière dense, trop de mouvement, trop d’artisanale préoccupation, trop de fermeture, trop de cèlement têtu.  Ce que requiert la Beauté, et rien que ceci, la mise entre parenthèse des soucis du Monde, la souple disposition de notre esprit à la manifestation initiale des essences et des formes archétypes.

   Le domestique, l’utilitaire, l’ouvrage, le labeur ne font pas bon ménage avec ce qui ne demande que l’élection librement consentie, la saveur des choses finement accordées, l’exercice maîtrisé d’un « clavier bien tempéré », prélude à d’effectives joies, parfois à de sublimes extases, toujours à des ravissements de l’être en sa plénitude accordée au rythme immémorial du Monde.  

 

   Chacun, Chacune l’aura compris, pour moi, Banyuls, mais aussi bien le vaste plateau du Causse Blanc, la steppe mongole livrée à tous les vents, la haute montagne avec ses pics d’argent, les banquises aux arêtes bleues n’ont de réelle existence qu’à être reconduites à leur simple halo conceptuel, à leur aura dispensatrice de clarté, à leu entour tel que posé sur la lisière de l’imaginaire : là est le seul lieu de ce qui irradie, étincelle, rayonne au plus haut de l’éther, au plus refermé de la terre, au plus secret des racines. Arbres il nous faut être, dont les larges ramures balaient le ciel, dont le tronc s’use à tous les noroits, dont les rhizomes explorent ce qui, toujours interroge, mais jamais ne se montre :

 

le pli d’une félicité,

 le revers d’un bonheur,

l’ombrée d’une quête

toujours en recherche de soi.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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20 avril 2025 7 20 /04 /avril /2025 16:00
Nuit génitrice

 Planète Mercure

  Source : Wikipédia

 

 

***

 

 

 

   On n’était pas encore né. On était quelque part dans les lointains et l’on ne savait à peu près rien du monde si ce n’est la nécessité de la lumière, la joie de son rayonnement, la majesté, un jour, de sa présence. On était pareil à ces boules qu’on trouve dans le sable, varech et algues mêlées qui semblent avoir emprisonné la clarté au sein de leur complexité végétale. Ça ne parle pas beaucoup cette matière informe ou bien alors selon quelque incompréhensible galimatias. Ça ne voit guère le réel, le suppose seulement à une infinité de lieues et c’est immense solitude. Ça ne bouge qu’à l’intérieur de soi avec de sourdes reptations, on penserait aux mouvements souterrains d’une fourmilière ou bien de peuples d’animaux non encore pourvus de noms.

      On n’était pas encore né. On était en retard de soi, dans une pliure si intime qu’aucune désocclusion ne se présentait, qu’aucun destin n’allumait les feux de sa possible destinée. Comment dire alors ce qui se passait qui, en réalité, était un point nébuleux dans l’univers, peut-être une simple soupe originaire inconsciente de son être ? Rien ne faisait sens dans cette manière de chaos, rien ne se distinguait de rien et sa propre forme était une approximation des choses, non les choses elles-mêmes avec leurs angles précis, leurs brillantes arêtes, leurs faces qui réverbèrent la moindre étincelle, renvoient au ciel la belle pluie de lumière. Une errance  accoutumée à n’avoir point d’amers, une simple divagation aux confins du rien.

   La nuit, la nuit primitive, la rumeur archaïque je la sens collée à mon corps, pareille aux ailes duveteuses d’une chauve-souris avec ses nervures de cuir. Elle est cette mère nourricière, cette louve aux mille mamelles contenant l’ambroisie blanche du jour. Je suis, moi-même, cette sphère en voie de constitution, cette boule d’ombre où s’assemble tout le mystère de la venue temporelle, de l’ouverture de l’espace. Maintenant, quelque part en-deçà de l’étrange musique du cosmos, cela commence à vaciller, à brasiller, à faire sa mince levée dans les étroites ruelles du sens anticipateur de la présence.

   Je suis encore totalement immergé dans l’obscur, j’en éprouve la consistance de laine, j’en ressens l’enveloppement doucement matriciel. Je pourrais y demeurer à l’infini du temps et rien ne me convoquerait à être que cette irrésolution souveraine, cette cosmique procrastination, l’immanente vertu de l’immobile, la quiétude de l’indécidé. Mais voici que la boule d’ombre s’impatiente, qu’elle voudrait devenir éclat de mercure, brillance dans la stricte mesure du jour. Car l’on ne peut demeurer indéfiniment dans la poche ténébreuse, nager dans les eaux amniotiques, avoir le dôme maternel pour seul événement. Il faut surgir au plein jour, déchirer la porcelaine de sa sclérotique, faire se précipiter les millions de phosphènes dans le point noir de la pupille, inonder son chiasma optique des images tangibles, immensément réelles de l’exister.

   Pas d’autre alternative que d’être soi, que de fendre la dalle des ténèbres, de scruter les parois de suie, de les traverser, de désoblitérer ce qui se refuse et se cabre, d’entailler l’invisible de pénétrantes meurtrières, d’ouvrir les portes d’airain qui nous retiennent de forer l’âme du monde, d’y creuser la niche qui nous revient de plein droit. Oui, car nous voulons la lumière comme la lumière nous appelle à la rencontrer, elle seule qui parle dans l’univers et nous dote d’un langage. Sans elle, la lumière qui resplendit, qui allume les étoiles, révèle les anneaux des planètes, comment pourrions-nous dire la crête de la vague à l’horizon, les yeux de l’amour, la gorge bleue du lézard, le monarque aux ailes de cuivre, la couleur d’un sentiment ? Comment ?

 

 

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19 avril 2025 6 19 /04 /avril /2025 19:46
Vertige d’être.

Photographie : Adèle Nègre.

 

   Nous sommes posés là, sur la pointe des pieds. Nous voulons voir et nous ne voyons pas. Nous voulons saisir et nous ne saisissons pas. Nous espérons mais nos mains restent désespérément vides. Nous cambrons les reins et s’y inscrit un creux étonnant, une manière d’abîme dont nous sentons l’immense vacuité. C’est soudain comme si l’espace qui nous est familier se dissolvait, ne laissant plus paraître qu’une approximation de brume, la texture d’un songe au-delà du songe. Nous sommes si absents à nous-mêmes, si exilés de notre propre monde que nous nous tournons vers toute chose qui pourrait témoigner de notre présence, nous parler le langage de l’abri, du nid douillet dans lequel se pelotonner, de la crique dans laquelle nous nous enroulerions pareils à l’écume arrivée au port qui, depuis toujours, l’attendait. Alors on se fait tout petits, on aiguise la pupille de ses yeux, on écartèle la paume de ses mains afin qu’une offrande s’y puisse déposer dont nous ferons un chemin humain en direction de notre destin. Il nous faut de la vraisemblance, il nous faut du possible, il nous faut de la densité, de la matière, quelque chose qui nous parle enfin de notre réalité, que des fils tissent la trame de Celui, Celle dont nous percevons les traits, mais si estompés, si ténus qu’ils ne sont qu’un murmure, une à peine profération dans la couleur vacante de l’aube. Nous sommes si étonnés d’être dans cette résille de silence qui fait son bourdonnement d’outre-jour.

Maintenant, dans la lumière qui blanchit le ciel, dans le temps qui déplie ses rémiges, dans le carrefour de l’exister qui lance ses anneaux, nous essayons d’être en écho, en correspondance, nous tâchons d’établir des convergences, de jeter des ponts, d’enjamber le doute, de passer outre à l’indistinction, de projeter bien au-delà de notre propre sculpture de chair les grappins qui nous relieront à ce qui fait phénomène, ce sable, cette nuée pulvérulente qui ne fait figure qu’à mieux s’absenter, à mieux nous confondre avec ce rien dont nous sentons les ailes frôler notre visage, le recouvrant du talc du mime, de l’enduit épais qui nous incline à l’immobilité, nous réduit à n’être que de simples témoins de cela qui s’écoule et fait, au loin, ses lacs incompréhensibles, ses mortelles mares d’ennui. Pourtant ce n’est pas faute d’écarquiller les yeux, de dilater la lame de l’esprit, de faire surgir de notre intellect tout ce qui voudrait s’y inscrire à titre de signe, de signification, tout serait bienvenu qui nous dirait la nature de notre architecture, nos coordonnées sur ce carré de terre, les traces de nos pas dans l’argile ductile, comme celles laissées par l’oiseau sur le bord instable de quelque marais. Laisser fût-ce un mince hiéroglyphe, inscrire dans le palimpseste du jour la complexité d’une pensée, la turgescence d’une émotion, le vibrato d’une mélancolie, l’arpège d’un romantisme et tant pis si ce dernier est désuet, à l’odeur de poussière, à la couleur d’absinthe, aux hachures de tracés mescaliniens d’un Michaux, aux milliers de ponctuations, de ratures d’un Cy Twombly ou bien aux graphismes d’un Roland Barthes. Au moins, si nous avions sur nous, au fond des yeux, sur le revers des doigts, comme des taches de henné, sur l’humus de la peau les stigmates et les révolutions des mille griffures qui traversent le monde avec leur bruit de comète et leurs gerbes de feux de Bengale. Oui, témoigner à l’aune d’un simple grésillement, laisser derrière soi son abdomen de mante que l’Aimée aurait boulotté consciencieusement afin qu’une génération pût voir le jour, donc une continuation de soi-même, mince strie dans le sol de poussière. Puis le vent, puis la dispersion mais l’incision est là qui vibre dans les mémoires et fait son chemin inaperçu parmi les consciences humaines. Vivre, c’est simplement cela, faire son gonflement de baudruche, briller un instant dans la rumeur solaire puis procéder à sa propre extinction, bulle de savon irisée que l’éternité reprend comme son bien le plus précieux. Mais alors, direz-vous, pourquoi l’amitié, l’amour, « les travaux et les jours » si la phrase que nous avons écrite se clôt sur ce point final qui ne fait sens qu’à être une aporie, comme la fin d’une farce, le rideau cramoisi qui se referme sur la scène du théâtre, sur l’immense comédie humaine ? Pourquoi ? Parce que l’irisation de la bulle, parce que la parole dont la voix résonne encore dans quelque cochlée attentive, parce que le fruit de nos amours, parce que la poterie qui, un jour, fut le signe patent de notre désir de façonner et de poser notre empreinte sur la fuite immémoriale des choses. Parce que …

Et voici, qu’à peine sortis de ce rêve éveillé, nous nous précipitons dans un autre qui sera une manière de baume, de consolation posée sur de trop vives brûlures. Mais nous demeurerons dans cette marge d’incertitude, dans ce flou dont nous ferons notre prédicat le plus exact. Jamais nous ne nous apercevons, nous qui cherchons l’impossible, autrement qu’à la hauteur d’un reflet dans une vitrine, à la lumière d’un regard, au halo faisant sa tache dans le tain du miroir. Terrible destinée narcissique qui nous soustrait à notre propre conscience d’être autrement que par le faux-semblant, l’artefact, la représentation, la comédie, sans doute le burlesque. Ce que nous voyons de notre présence, une image, une représentation si muable, si fuyante que nous n’en pouvons saisir l’une des esquisses qu’au prix d’un insoutenable effort d’intellection. Car, à vouloir être envers et contre tout, ceci se paie d’épuisement, ceci se solde par une blessure métaphysique si profonde qu’elle tutoie le néant et nous reconduit bien avant notre naissance dans des limbes gris comme la cendre, aussi impalpables, aussi évanescents que la fine brume sur l’air à peine né de la lagune. Alors le temps est venu de regarder cette belle photographie, d’y déceler la trame de ce qui a amené cette pensée, d’y lire peut être la trace d’une simple question venue aux lèvres depuis la naissance du monde, qui se résume à ceci ; qu’est-ce qu’être ? Quelle part y avons-nous ? Pouvons-nous nous assurer d’autre chose que de cette immense vacance dont l’ennui tisse aussi bien la périphérie que le centre ? Vertige d’être est cette interrogation, cette cambrure, cette tension que l’image figée reproduit si bien dans ce suspens qu’elle ordonne et affecte à toute chose présente. Infinie réverbération d’une présence inquiète qui se dit au travers du symbole de miroirs superposés, jouant en mode dialectique, chacun renvoyant à l’autre sa propre effigie questionnante. Tout paraît si irréel dans cette teinte médiatrice, cette approche du gris dans quoi tout naît et meurt à la fois, dans quoi s’inscrit toute origine à même son irréfragable disparition. Nous voyons bien qu’à observer ce qui nous est proposé, nous ne pouvons guère aller au-delà du constat d’une apparition qui, en même temps, pose les fondements de son absence. Alors nous demeurons cois, tout comme des enfants étonnés par le surgissement du monde, ces enfants qui interrogent à vide et auxquels nous ne savons jamais répondre qu’à la hauteur d’une stupeur : pourquoi elle tourne la Terre ? Pourquoi il y a des hommes ? Que devient-on après qu’on est morts ? Ça veut dire quoi le néant ? Pourquoi je suis né ici et pas ailleurs ? Pourquoi je suis un humain et pas une pierre ou un oiseau ? Toute parole d’enfant dessine le contour d’une vérité. Le problème, le seul qui vaille : comment s’en saisir et qu’en faire ? Peut-être, simplement, prendre la pose et se confier à cet œil photographique, symbole évident de la conscience, à cette chambre noire, image d’un clair-obscur à partir duquel faire balancer notre questionnement éternel, entre ombre et lumière. Entre ombre et lumière …

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16 avril 2025 3 16 /04 /avril /2025 07:46
Rétrocéder au lieu de ses affinités

Fort de Brescou…

Cap d’Agde…

Photographie : Hervé Baïs

 

***

 

   La question est somme toute très simple. Ne parler que de Soi n’est que pure complaisance, n’en pas parler est oubli de Soi. C’est, comme toujours, la position médiane qui fait signe, non en direction d’une vérité, ce serait trop simple, indication seulement d’être Soi dans une manière de pudeur, de retenue. L’on s’expose au jour, puis l’on se retire en Soi, dans cette zone de clair-obscur qui est l’espace même qui est sien, que, peut-être l’on est seul à comprendre, tellement l’implicite s’y déploie, tellement l’intuition y est reine, le sentiment d’immédiateté à Soi, souverain. Alors l’on se dispose à tenir un langage sans doute ambigu, à dévoiler quelque zone d’une clarté imaginaire, à mêler réel et irréel, tant cette mixité est le reflet des existences qui sont les nôtres. Le cheminement de tout être humain est, par nature, croyons-nous, foncièrement circulaire : l’on sort du néant au titre de sa naissance, on godille ici et là, au hasard des courants marins, puis l’on revient au néant à l’aune de sa propre mort. C’est assurément comme si, issus d’une conque matricielle, nous nous en exonérions pour un temps pour y mieux retourner ensuite. Tout, en définitive, est toujours Soi par rapport à Soi, ellipses autour du Soi, retour à Soi en son germe initial, en sa grotte originaire.

   Son propre monde, on le construit petit à petit, à la manière d’un jeu de cubes d’autrefois dont on empile les motifs colorés. Il y a de brillantes architectures, suivies de chutes et, parmi le fatras du divers, seuls certains fragments colorés frappent notre rétine, s’impriment en notre mémoire, y font leurs traces persistantes : en énonciation purement réelle, ces cubes dont on privilégie la manifestation, nous les nommons « affinités », nous les disons en tant qu’orients pour délimiter notre singulière essence. Ce que, du Monde, nous retenons, ce sont les choses qui s’y sont inscrites dans une manière d’étrange configuration personnelle, un genre de talisman dont on pourrait tracer les signes et symboles magiques, empreintes de nos propres motivations existentielles, manières de doux sortilèges dont tresser notre parcours afin de le rendre lumineux. Si vivre n’est nullement choisir son itinéraire (il y a trop de biologie, trop de logique génétique), exister, a contrario, au titre de notre liberté, fût-elle relative, consiste à choisir, choisir, avant tout, ce qui nous plaît, ce qui nous parle, ce qui nous détermine à agir. Ainsi certains lieux sont-ils élus dont, en nous, la trace est si forte, que les oublier revendrait à réaliser sa propre et confondante amnésie.

   Les deux belles photographies que nous propose aujourd’hui Hervé Baïs, cet infatigable Archiviste du réel, constituent, pour nous, des points de repères que nous pourrions dire « géodésiques », ces points remarquables qui nous accompagnent toute notre vie durant, si bien que nous pourrions établir, à partir d’eux, une carte de nos émotions intimes. Ainsi le « Fort de Brescou », ainsi « La Conque du Cap d’Agde » déterminent-ils, pour nous, ces coordonnées électives au gré desquelles notre existence adolescente a connu ses enchantements les plus sûrs et notre âge adulte ses plus effectives et heureuses réminiscences. Maurice Barrès, en son temps, nommait la Colline de Sion, « Colline inspirée », titre de l’un de ses romans. Lieu spirituel s’il en est ! Sans nul doute, « Brescou », « La Conque » sont-ils, pour nous, des « lieux inspirés », au simple motif qu’un enthousiasme, une poésie, une sorte d’effervescence s’y trouvent associés au regard de leur simple évocation.

  Mais c’est de Brescou selon l’image dont il me faut d’abord parler. Le ciel infiniment gris est de haute tenue, une manière de discrète élégance que rehausse la ponctuation légère des nuages. C’est un peu un Monde inversé, comme si la texture animée du ciel était une glaise se reflétant dans son vis-à-vis, ce miroir de l’eau se donnant pour l’horizon terrestre. L’eau est immense qui semble n’avoir jamais commencé, ne devoir jamais finir. Ourlée de noir sur les bords, frangée de minces reflets en son centre. Le jeu de l’eau et du ciel sont subtils que la ligne d’horizon vient assembler selon la juste mesure de l’unité. Tout, depuis la lointaine périphérie de l’image, vient trouver sa cible en cette forme noire qui fait inévitablement penser à la silhouette de quelque antique cargo échoué au large des hommes. C’est bien sûr du Fort de Brescou dont je parle, cet inaperçu qui pourrait passer pour le simple tissu d’un songe, son intérêt, loin de constituer en une visite, réside dans son pouvoir d’incantation. C’est bien là la force des lieux chargés de mystère que de nous convier à ces longs périples oniriques qui sont comme notre aura, un peu de notre ombre projetée sur la nervure têtue des choses.  

   Mais c’est de Brescou selon le souvenir dont il me faut ensuite parler. Été. Les journées sont longues qui semblent ne jamais vouloir trouver leur point de chute. Le crépuscule traîne derrière lui de longues écharpes mêlées de rouge et d’orange et la mer est incendiée de ces vives colorations. Jo, mon Grand-Cousin, un pêcheur à la retraite, m’invite à le suivre sur sa barque : c’est l’heure d’aller poser les filets du côté de Brescou, là où pullulent loups, daurades et murènes. Nous remontons les eaux jaunes de l’Hérault. Peu de monde à cette heure-ci sur les rives et hormis notre barque de pêche et la présence de quelques mouettes dans les haies de roseaux, la solitude est étendue qui court d’un horizon à l’autre. Nous traversons la jetée entre la Tamarissière et le Grau. La mer est d’huile, pareille à un chaume lissé des lueurs du couchant. Je ne sais comment Jo s’y prend pour repérer parmi la multitude, ce point singulier auquel, bientôt, il confie la longue résille de ses filets. Sans doute le travail de l’instinct plutôt que le résultat d’une longue réflexion. Puis nous faisons demi-tour. Ne demeurent plus visibles, sur le large champ aquatique, que les flotteurs de liège qui relient les fils de nylon, ils brillent tels des fils d’Ariane.

   Lendemain matin de bonne heure. Cinq heures viennent tout juste de sonner au clocher de la Cathédrale. Le centre de la ville d’Agde est encore endormi. Nous descendons le long de la rue Jean Roger, longeons le grand bâtiment de lave noire de la Mairie, arrivons au quai où sont amarrées les barques de pêche. Bientôt les coups sourds du moteur résonnent le long des façades grises. Le soleil commence tout juste sa lente ascension. J’aime voir, derrière nous, tel un éventail d’argent, se déployer le sillage qu’ouvre notre embarcation. Jo a armé ses lignes d’appâts. Parfois les fils se tendent et quelques beaux mulets viennent rejoindre leurs compagnons sur un lit d’algues fraîches. Nous dépassons le fanal rouge et blanc de La Tamarissière. Le soleil fait son large disque orangé au-dessus du Brescou qui prend maintenant des allures quasiment mythologiques. Rêve absolu pour le garçon de 14 ans que je suis en cette lointaine époque. Jo est visiblement content de deviner cette joie intérieure qui m’envahit à la façon d’une eau claire chantant sur le peuple luisant des galets. Les filets ruisselant de gouttes claires, on dirait des perles de cristal, sont remontés avec vivacité par Jo dont les mains ont gardé en leur souvenir les gestes immémoriaux de la pêche. La récolte est bonne. Loups et daurades : vifs éclats de leurs écailles sous le jour maintenant hautement visible. Å notre retour au Port, c’est Hervée, la femme de Jo, ma Grand-Cousine, qui ira vendre les poissons au Marché du centre-ville. Sur le retour nous mangeons quelques tranches de jambon arrosées d’un généreux vin rosé de la région. Nous croisons quelques embarcations qui remontent le cours de l’Hérault que nous saluons d’un geste amical. Ici, Jo est connu « comme le loup blanc ». Lorsque nous accostons au quai, déjà la lumière est plus vive, les Promeneurs plus nombreux, et le jour claque et faseye à la manière de la queue d’un cerf-volant pris dans les remous de la Tramontane. Voilà, pour moi, ce qu’était Brescou, ce qu’il est resté, à la façon d’une inamovible réminiscence. Toute autre image que celle-ci me paraîtrait plaquée gratuitement, irréelle, sans consistance, si l’on veut.

  

   Mais c’est de La Conque selon l’image dont il me faut d’abord parler.

 

Rétrocéder au lieu de ses affinités

La Conque…

Cap d’Agde…

Photographie : Hervé Baïs

 

***

 

  De Brescou à la Conque du Cap, la distance est infinitésimale, aussi bien dans le réel que dans les coursives de ma mémoire. Et la distance est d’autant moins grande qu’une immédiateté logique les réunit : ces deux sites, du moins pour moi, jadis et, symboliquement encore aujourd’hui, sont des lieux uniques de méditation, de ressourcement, des lieux intimes à ne partager qu’avec soi en une manière de singulière connivence. Il en est ainsi de quelques endroits posés en leur propre vérité, qu’ils n’admettent ni la foule, ni le bruit, ni le mouvement. Recueillis en eux au sein même de leur essence, ils n’admettent ni défloration, ni partage et loin que leur caractère un brin farouche ne les isole en une manière d’orgueil, ils sont les témoins éternels d’un sentiment particulier qui les affecte et prononce leur singulier retirement du Monde. Dire mon affinité pour ces sites isolés serait pur truisme, mes Lecteurs et Lectrices habituels reconnaîtront-là mon caractère sauvage, mon inclination élective pour ces belles et inimitables insularités.

   Donc l’image - Deux limites, deux limites noires afin d’enclore en soi un paysage unique. Certes, tout paysage est unique, mais certains plus que d’autres. Haute bande noire du ciel qu’un gris médiatise afin qu’un réel puisse s’éclairer et faire sens. Un blanc bourrelet de nuages sert d’arrière-fond à ces deux massifs de roches qui sont les sentinelles du Cap. Comme une défense au large, de manière à conserver à ce site la particularité de son être. Puis, au-devant de ces gardiens, la nappe d’écume qui semble bouillonner de l’intérieur comme si une lave incandescente en parcourait les veines secrètes. Là-dessous, il doit y avoir beaucoup de mystère, peut-être des chambres intimes, des chambres d’amour. Des chambres où renaître à Soi, où renaître à la vie. La plaine blanche est plaine de neige identique au tapis des boréales latitudes. Image du froid qui assemble les idées, en cristallise les subtiles efflorescences. Le blanc qui va du plus ou moins selon d’internes remuements. Tout Observateur posé là-devant ne peut que s’immerger en cette cotonneuse ambiance, y découvrir quelque lointaine vérité. La force, ici, vient en droite ligne du sauvage, de l’archaïque, de l’immaîtrisé, comme si la Nature procédait à ses premiers pas avant que n’arrivent les Hommes aux sourds et parfois violents desseins. Toujours, dans le pur, guette l’œil du mal-être, de la décision castratrice de joie.  De l’intention qui ôte aux Hommes le sillage libre de leur propre destin. Abandonner l’image, en quelque sorte c’est s’abandonner soi-même. La vie attend qui n’aime ni les pauses, ni les atermoiements.

  

   Mais c’est du Cap selon le souvenir dont il me faut ensuite parler.

 

Rétrocéder au lieu de ses affinités

C’est autour des années 1960. Les déferlantes de Touristes sont encore loin. Le Cap d’alors est bien plus Nature que Culture ou, plutôt, que consumérisme effréné. Tout est encore à taille humaine. Tout repose en une vérité facile à saisir. La plateforme du Cap est semée, ici et là, de cabanes de pêcheurs, toutes de bois mal équarri, où les Locaux et les « Estivants » venus d’ailleurs déposent leurs filets de pêche, une table et des chaises pour les repas, un jeu de boules pour la Pétanque qui, ici, est sacrée, autant dire qu’elle mérite une Majuscule, tout comme le verre de Casanis qui précède, accompagne et suit les parties pour le moins animées. Loin de vouloir dresser une image d’Épinal de cette époque lointaine, il suffira d’en imaginer les contours comme quelque chose de vrai, d’évident, où les rencontres sont aussi simples que les loisirs qui émaillent le cours des journées. On mesurera, par rapport au Cap d’aujourd’hui, l’immense distance qui en sépare les enjeux. Dans la partie haute, à gauche de la photographie ci-dessus, on reconnaît la silhouette des rochers jumeaux des « Deux Frères » saisis par l’objectif d’Hervé Baïs, ainsi que la trace noire du Fort de Brescou.

   Qu’en reste-t-il aujourd’hui ? Rien. Certes les lieux existent encore, comment ne le pourraient-ils, mais ils ont été livrés à la totale sauvagerie des promoteurs et financiers de toutes sortes qui en ont fait un Cap de pacotille avec son incontournable Village Naturiste, son prétentieux Palais des Congrès, son port envahi de la forêt des mats des voiliers de plaisance et, « cerise sur le gâteau », si l’on peut dire, son stupide Luna Park, degré zéro de l’humaine condition lorsqu’elle chute en ses plus pitoyables apories. Ce monde de carton-pâte et de joyeusetés polychromes est si affligeant, que dire plus serait indécent. Voilà pour le ressenti qui est blessure bien plus que simple constat.  La vieille ville d’Agde est si belle avec ses rues étroites, ses maisons noires de pierre ponce, son imposante Cathédrale, ses remparts à arcades, son célèbre Éphèbe du IV° siècle avant J.C. exposé au Musée de la ville, si belle cette ville antique qu’on ne comprend pas très bien l’intérêt de cette laide excroissance qui la tire vers le bas, elle qui a pour surnom « la perle noire de la Méditerranée », il ne demeure que le noir, la perle est partie !

    En guise de fin, laquelle souhaiterait remonter à l’origine. Chacun, Chacune aura compris, l’impérieuse nécessité, pour l’Écriveur que je suis, de retrouver, au travers de ces belles images d’Hervé Baïs, des lieux de mon passé qui font sens. Bien évidemment, le texte est lyrique-nostalgique comme l’est, nécessairement, tout retour affectif en direction du passé, cet essai sidérant de se relier à ceci qui n’est plus qu’un simple ris de vent à l’horizon du souvenir. Épilogue en forme de Conque et, singulièrement de « conque amniotique », ce retour à son germe initial, ce thème traverse de manière récurrente bon nombre de mes textes. Oui, je crois qu’en chacun de nous veille une manière d’étincelle qui voudrait rejoindre cette première margelle de l’exister en sa réalité-vérité. Que la flèche du temps n’aille qu’en sens unique, que notre motivation d’en inverser le cours ne soit que théorique, notre disposition logico-rationnelle en saisit la rigide et inamovible architecture. Cependant, sous la ligne de flottaison de notre conscience, bien des mouvements irrationnels, bien des linéaments oniriques s’agitent en tous sens dont on peut supputer qu’ils sont dotés d’une réelle puissance archéologique faisant retour, plus loin, toujours plus loin que ne l’autorise notre posture actuellement existentielle.

   Dans l’un de ses écrits, Jean-Marie Le Clézio, en quête de lieux autrefois élus, et face à la déception dont ils creusent le lit, poursuit l’amère réflexion qui lui fait dire : « Rien, jamais, ne devrait changer ! ». Certes, rien, pas plus les lieux, pas plus qui-nous-sommes et ici surgit le vœu naïf, mais combien fondé en notre psychisme profond, de connaître un destin d’Immortels. Mais à défaut de cet inatteignable, combien il est heureux de se confier à l’incroyable effectivité de l’expérience du rêve éveillé, de projeter sur l’écran de son imaginaire, SON Fort de Brescou, SON Cap d’Agde et ceci est imprenable, impartageable au motif que les dentelles de nos songes nous appartiennent en propre, que, toujours nous sommes à même d’en renouveler la complexe et merveilleuse fluence.

   Cela fait une éternité et quelques jours que je n’ai plus rendu visite à ces lieux chargés de souvenirs précieux et plus jamais je n’en rencontrerai de nouveau ce qu’il me faut bien nommer « la sombre réalité ». Extrait de mes images adolescentes, la Plage de Rochelongue d’antan : une route étroite y conduit, une zone peuplée du désordre naturel des tamaris, d’infinis chemins de sable sur lesquels mon Père me confie le volant de son « Ariane » afin que je fourbisse mes premières armes de conducteur. L’espace de la plage est immense qui s’ouvre en direction de la mer, du Brescou. Nulle habitation à l’horizon. Ce paradis est maintenant devenu, sous le nom de « Mail de Rochelongue », une ruche discontinue d’habitation de l’ancienne plage jusqu’au Grau d’Agde. « Un mail est une large voie plantée d'arbres souvent réservée aux piétons », nous précise le dictionnaire. Le Journal « L’Agathois » ajoute : « Cette grande allée, bordée de résidences en forme de bateaux, abrite une multitude de commerces variés menant jusqu'à une plage magnifique. » Ne doutant guère que cette urbanisation galopante soit « magnifique », j’en laisse le libre usage à Ceux et Celles qui, à la Nature, préfèrent les actuels artifices et autres agoras bruyantes et colorées. Sur ce, je rejoins ma Conque d’Écriture, il fait si bon y vivre et rêver. Merci à Ceux et Celles qui m’auront accompagné jusqu’ici !

 

 

 

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