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18 octobre 2024 5 18 /10 /octobre /2024 08:30
Le Bien, le Mal ou l’impossible partage

« Le Bien et le Mal »

 

Image du Net

 

***

 

   Entreprise quasiment impossible que de traiter du problème du Bien et du Mal en un si bref article. Tellement de présupposés éthiques, tellement de postures métaphysiques illisibles, tellement de profondeurs philosophiques relevant de l’ordre de la liberté, et, conséquemment, du problème général de l’aliénation. La finalité de ce texte est d’instaurer un dialogue déjà entamé avec mon Ami Emmanuel Szwed.

 

Mon extrait publié sur Facebook :

 

« le Mal est le lot le plus profond de l’humanité »

 

   « Voici quelques considérations qui, d’emblée, faute de convaincre qui que ce soit, seront cependant de nature à désobstruer la complexité sinon la confusion de la situation. Depuis au moins son enfance, je crois, « Inclinée à la Tendresse », cultivait l’étrange pressentiment que le Mal est le lot le plus profond de l’humanité, que le Bien, en regard, n’est jamais qu’un reflux du Mal, une mise à l’abri, une dissimulation, ce sombre Mal étant toujours prêt à ressurgir d’une simple altercation entre deux Vivants, d’une dispute amoureuse, d’une simple divergence sur le sexe des anges, sur les pouvoirs thérapeutiques des Simples, d’un quelconque porte-à-faux en matière de goûts divergents, et, bien évidemment, ne parlons pas des luttes sanglantes fomentées par la scission irréversible s’installant entre les Défenseurs de tel ou de tel dogme.

 

Donc le Mal en tant que Mal plus fort

que le Bien en tant que Bien

 

   Si bien que sous chaque pétale soyeux de rose, dort dans le plus grand secret mais sur le qui-vive, le dard du Mal toujours disposé à frapper, quel que soit le « Belligérant » ou désigné tel qui passe à sa portée. Imaginez une manière de ressort tendu, un piège armé, une couleuvrine ou une serpentine fourbissant leur bouche à feu, cordon allumé dans l’attente du prochain assaut. »

 

 

Le commentaire d’Emmanuel Szwed :

 

   « Cher Jean-paul. Une question me taraude depuis longtemps. Elle rejoint aussi tes propos sur la vague. Le va-et-vient de la poésie comme reflet de la condition humaine. Le bien et le mal des époques ; les sombres comme celles les plus glorieuses. Le bien et le mal des sociétés. Avec les montées des extrêmes droites partout et des comportements grégaires depuis toujours, en rappel des peuples barbares et de l'humanité qui se déchire sans cesse dans les guerres, je lutte moi-même contre mon propre désespoir en me disant toujours ceci : que si l'humanité grandit toujours en nombre comme en certains progrès matériels comme philosophiques, c'est sans doute que le bien reste plus fort que le mal : sans collaboration nous ne serions pas arrivés là ! Pour autant, c'est la nature qui nous fait vivre que nous détruisons aujourd'hui, et les humains recommencent à se déchirer pour survivre. Sommes-nous allés trop loin. Espérons alors que le bien soit et reste en nous plus fort que le mal. Il nous faut encore beaucoup apprendre, beaucoup de patience à écouter l'autre comme ce qui nous entoure. Faire que le bien devienne ou fasse partie définitivement de nos gènes. Bien à toi. »

 

*

 

Quelques prémisses introduisant à une réflexion sur le Bien et le Mal

 

Le Bien : définition philosophique selon « Wikipédia » :

 

   « Employé comme nom en métaphysique, le Bien désigne ce qui est absolument désirable. Il est donc partie liée au désir, et plus particulièrement au désir défini comme positivité, c’est-à-dire comme générateur de valeur – et non ici comme négativité, comme manque. »

 

   « Le Vrai, le Bien, le Beau, les fameux transcendantaux, sont trois dimensions indispensables à la croissance de la vie intérieure. »  « La Nef »

 

   Commentaire : Au regard de sa pure positivité, le Bien rayonne en direction de ce qui lui est homologue : Le Vrai, Le Beau.

 

Le Mal : définition philosophique selon « Philosophie Magazine » :

 

   « Pour démêler ce que ce terme se plaît malignement à confondre, on distingue : le mal métaphysique lié à l’imperfection, à la mortalité, à la finitude de l’homme ; le mal physique, qui implique souffrance et qui, sauf masochisme, est toujours subi ; et le mal moral, qui renvoie à la faute, au péché et qui est un mal commis. »

 

   Commentaire : Au regard de sa pure négativité, Le Mal ne trouve rien, en dehors de lui, à quoi se référer, avec quoi entretenir quelque relation que ce soit.

 

   Je reviens à cette œuvre singulière placée à l’incipit du texte, travail d’un Artiste multidisciplinaire qui me fait penser aux réalisations plastiques dues aux multiples et réels talents des Malades mentaux du Centre Gugging en Autriche, mixte de psychiatrie et d’Art, avec de remarquables résultats. Cette représentation est sans doute exemplaire des archétypes qui hantent notre imaginaire, genres de puissantes énergies inaperçues mais non moins actives, non moins prégnantes en ce qui concerne le fonctionnement de notre psyché profonde. Et, si je parle de profondeur, d’abysses incontrôlés, ceci n’est nullement gratuit, cela fait seulement signe en direction de vigueurs, de potentiels archaïques dont nous sommes traversés de part en part, que nous y attachions de l’importance ou que nous nous en détournions. Nous n’en sommes pas maîtres, loin s’en faut. Ils sont à la manœuvre, ce sont eux qui gouvernent nos instincts, guident parfois nos conduites, ont la main sur des actes que nous pensons déterminer alors que ce sont eux qui orientent notre marche, nous proposent des cibles que nous pensions avoir librement choisies. (Ceci ne nous exonère nullement de prendre des initiatives, de nous rendre libres d’exister pleinement autant que faire se peut, d’être totalement responsables de qui-nous-sommes, j’y reviendrai.)  

   La perception adéquate et au moins approchée de ces notions métaphysiques du Bien et du Mal nécessite, selon moi, de remonter à la source même de ce qui les anime, à savoir ce massif irréductible de chair, ce corps, cette nécessaire pesanteur somatique qui nous rive au Monde et trace la limite de notre individualité. Et ici, une fois de plus, il faut se référer aux écrits d’Emmanuel Lévinas sur ce sujet, lucidité, pure intelligence des choses. Mais écoutons :

  

   « L’essence de l’homme n’est plus dans sa liberté, mais dans une espèce d’enchaînement ; Être véritablement soi-même, ce n’est pas reprendre son vol au-dessus des contingences, toujours étrangères à la liberté du moi ; c’est au contraire prendre conscience de l’enchaînement originel inéluctable, unique à notre corps ; c’est surtout accepter cet enchaînement. […] Enchaîné à son corps, l’homme se voit refuser le pouvoir d’échapper à soi-même. »

  

   Certes le constat est vertical, l’homme assimilé à son propre corps qui lui est directement accessible, perspective d’aliénation et, à tout le moins, d’inévitable dépendance puisque l’homme privé de son corps ne serait plus homme. (Afin de ne nullement désespérer et pouvoir, selon le paradigme sartrien, affirmer « Nous sommes condamnés à être libre », thèse majeure de l’existentialisme, convient-il, certainement, d’extraire de la parole ’’prophétique’’ lévinassienne, le caractère « originel » de l’enchaînement, nous réservant le droit de croire que l’origine ne détermine nullement en son entièreté le destin humain, le colore seulement, donc qu’il pourrait toujours être amendé en un sens qui soit positif.)

  

   Cependant nier l’importance du corps serait pure mauvaise foi. En son essentielle inclination, notre corps se comporte, le plus souvent, à la manière d’un insatiable Tyran auquel résister (du moins le croyons-nous !) reviendrait à renoncer à l’existence, surtout à ses bienfaits. Oui, j’affirme, en toute connaissance de cause, fidèle en ceci à la condition de mes Congénères, que mon corps est surtout et avant tout, le lieu d’accomplissement du Bien et du Mal, le lieu de leurs luttes intestines. De leurs rivalités, tout comme de leur complémentarité ontologique.

Le Bien, le Mal ou l’impossible partage

Ici, de nouveau, s’affirme la référence à l’image artistique. Face de Janus, face réjouissante/inquiétante s’il en est, espace du confondant paradoxe, de la perverse ambiguïté, du jeu mortel, parfois, des contradictions du vivant.

 

   Si je dis : face avenante, lumineuse, claire, souriante,

j’ai nommé le Bien.

Si je dis : face sombre, ténébreuse, menaçante,

j’ai nommé le Mal.

 

   Basculer de la Face de Joie à la Face de Désespoir, la cloison est mince qui nous dit la fragilité du parcours humain, toujours semé d’embûches, toujours acculé à quelque décision funeste. Je pense que le corps constitue la matrice essentielle, la nervure selon laquelle aussi bien le Mal que le Bien se donneront à nous comme les notes fondamentales de ce que nous avons à être.

  

Mon corps a faim

et c’est le Mal qui y trace

ses lignes hostiles.

 

Mon corps est rassasié

et c’est le Bien qui y dépose

l’empreinte de la satiété.

 

Mon corps souffre du manque de l’Aimée

et c’est le Mal qui a été l’opérateur

 de la privation.

 

Mon corps jouit

sous la caresse de l’Aimée

et c’est le Bien qui s’épanouit et fleurit.

 

Mon corps se plaint

de ne plus connaître l’ivresse

et c’est le Mal qui se coule en lui.

 

Mon corps vibre

sous la chaleur de la divine ambroisie

et c’est le Bien qui le dilate en pure joie.

 

Loi éternelle, oscillation permanente de la

dialectique du Manque et du Désir.

 

L’Homme désirant est un Homme heureux,

l’Homme en Manque est un Homme malheureux,

 

   les choses sont aussi simples que ceci : simple alternance du Jour et de la Nuit, de la Plénitude et du Retrait. Il y a une telle évidence à énoncer ces purs constats au motif que bien plutôt que d’être théoriques ou de nature langagière, Bien et Mal se donnent sans reste dans l’accomplissement de leur naturelle et spontanée concrétude. Il s’agit plus d’un problème de Chair que d’un problème d’Esprit. Bien et Mal sont des réalités hautement palpables, aussi, à les exprimer, nul besoin de métaphores savantes, d’allégories alambiquées, une claque en plein visage est bien plus explicite que son explication, fût-elle en vers et en rimes.

   Le Bien, le Mal, c’est du factuel au degré zéro, c’est du contingent et rien ne saurait mieux les définir que leur éclatante performativité.

 

Plutôt que d’énoncer le Bien, je le fais.

Plutôt que de subir le Mal, je l’évite.

 

   Le Bien le Mal, cela a la réflexivité de l’instinct, la rapidité de la pulsion, l’opérativité de l’arc réflexe : suite à la goutte d’acide déposée sur les fibres nerveuses de la grenouille, ladite grenouille ne « conceptualise » (si ceci était possible) nullement l’évènement, le vit dans la profondeur de l’arc réflexe, dans la décharge purement électrique du membre agressé. Il en va ainsi dans les travées de l’humaine condition : Bien et Mal ne sont nullement des armoiries dont il faudrait décrypter le chiffre, leur mode de venue à l’être, bien plutôt, est de l’ordre du surgissement, de l’ordre de la survenue du tonnerre, de la déflagration de l’éclair.

   De « l’exaiphnes » (« ἐξαίφνης ») si la référence à Platon m’est permise. Je cite Jean-François Mattéi dans « L’instant et l’éternité chez Platon » :

  

   « Cette opération de jonction entre le temps et l’éternité met en jeu une notion singulière, inconnue des autres philosophes, que Platon nomme ἐξαίφνης, l’ « éclair » ou l’« instantané ». Selon les différents contextes où cet éclair apparaît, il marque une rupture brusque dans le tissu de la temporalité vécue, un jaillissement soudain ou une apparition surprenante venus de l’extérieur. »

  

   Selon moi, c’est le même type de temporalité qui se donne à partir du phénomène du surgissement du Bien et du Mal : l’instant de la surprise, de la survenue imprévisible métamorphosent le réel en cet instant, définitivement fixé dans la mémoire, insoluble, une manière d’éternité, de point fixe dont la durée n’aura nulle limite durant le reste des jours à venir. Car le Bien et le Mal sont d’une telle nature, hors du commun, qu’ils n’ont nullement le tissu d’une essence ordinaire, ils constituent une exception, une rupture dans la trame serrée des jours. Ce caractère singulier, ce caractère exclusif supposent de facto, que Bien et Mal ne possèdent nul degré particulier sur l’échelle des tons émotifs. Ils se donnent selon l’entièreté de leur être. Et peu importe la qualité du motif qui en a favorisé la brusque survenue.

  

   Qu’un Mal naisse, par exemple, de la perte d’un objet cher lié au souvenir d’une personne et cette perte est Mal absolu, chute irréparable dans l’ordre du « plus jamais », du nullement reproductible, du deuil à vivre dans sa brutalité. De façon identique, le Bien associé au plaisir simple de l’admiration du soleil levant un jour de pure faveur, devient la marque indélébile d’une joie qui transcendera le quotidien pour lui octroyer un destin pareil à un ineffaçable enchantement. Ce gain est Bien Absolu. En quelque façon, Bien et Mal sont des absolus dont Ceux, Celles qui en sont atteints, ne pourraient dire qu’ils sont des valeurs relatives, des aventures sans importance. Un Mal relatif : une simple déconvenue. Un Bien relatif : une satisfaction passagère. Bien et Mal ne supportent guère les demi-mesures, tout comme les sentiments profonds, ils demandent l’exigence ou se retirent, purement et simplement.

  

   Toujours le Bien et le Mal sont difficiles à saisir, difficiles à conceptualiser pour la raison simple qu’ils reposent sur le motif inapparent, inaperçu, muet, du Désir. Le Désir, on peut en apercevoir la manifestation, « la chair », si je puis dire, dans la dimension esthético-voluptueuse d’une belle Jeune Fille, mais son énergie, sa puissance, son « corps » toujours m’échappent car ils ne sont pas de l’ordre de la physique, de sa présence matérielle, mais de nature métaphysique, tel ce continent invisible de l’iceberg dont la presque totalité de la vérité nous est ôtée, dissimulée en son chaos glacé.  Chaos dionysiaque du Mal en lequel se reflète, comme par une mystérieuse nécessité, le Cosmos apollinien du Bien. Jeu perpétuel de renvois d’une réalité à l’autre, vacillation permanente, fluctuation dont, jamais, nous ne pouvons apercevoir la césure, le point de basculement. Car le paradoxe est bien ceci : le Bien a vite fait de virer au Mal. Cependant le mouvement inverse est bien plutôt théorique que pratique.

  

   Alors, comment mieux illustrer ce passage du Bien au Mal, qu’à convoquer le destin en forme d’aporie de ce Religieux (dont, par simple pudeur, je tairai le nom), lequel faisait l’admiration de tous, le réel de sa condition l’ayant aliéné (comme tout homme sur Terre, s’agirait-il de dire), au despotisme de son corps, au tumulte de sa chair. Pour être Religieux, on n’en est pas moins Homme, ce que semble oublier, souvent, la naïveté populaire.  Parfois, sous la figure de toute beauté et de puissance d’un supposé Dieu, couve, en sourdine, cette omnipotence démonique, ce brusque charivari qui prennent la forme de la Séductrice, de la divine ambroisie, de ces violentes opiacées, toutes figures du Mal ayant soudain ôté leurs masques, sapant à sa base toute entreprise consacrée au Bien. Le problème me semble entièrement contenu dans les excès du phénomène de la représentation, dans les abus médiatiques de l’image qui sécrètent, à l’envi, à longueur de temps, à la mesure des écrans de toutes sortes, ces Idoles, ces Icônes que l’on déifie, que l’on sacralise, à qui l’on attribue les plus hautes valeurs morales. Faisant ceci, projetant sur ces Idoles les fleurs blanches, immaculées, de la pureté, nous les exonérons d’être nos Semblables, nous biffons les vices nécessaires qui courent sous les vertus apparentes, nous faisons, des Diables en puissance, des Saints en acte. Or, dans le monde pétri d’humanité, le plus souvent « le ver est dans le fruit », la luxure présente des attraits bien plus généreux que la pratique de la chasteté. Plutôt être Jouisseur qu’Ascète !

  

   Mais je crois qu’il nous faut sortir, ici, des supposées valeurs morales qui, à force d’être assénées telles des évidences, pourraient courir le risque de se transformer en ces préceptes petit-bourgeois que Nietzsche nommait « moraline », appellation péjorative à raison, car les « conseilleurs ne sont pas les payeurs ». Baudelaire, dans « Curiosités Esthétiques » a frappé de son génie la mesure profonde de cette réalité si difficile à appréhender et qui, à bien y regarder, « coule de source », à la façon d’une devinette livrant son secret avec fraîcheur et spontanéité :

 

« Le mal se fait sans effort, naturellement, par fatalité ;

le bien est toujours le produit d’un art. »

 

   Le commentaire sera restreint : si le Mal est sous la dictée du Destin, quoi de plus naturel qu’il ne nécessite guère d’aptitudes particulières pour être atteint ? Par effet de contraste, le Bien est plus exigeant pour l’essentielle raison que « la critique est aisée et l’art est difficile. »

 

***

 

« le Mal est le lot le plus profond de l’humanité »

Reprise de l’assertion et possibles justifications

 

   Je pense que l’on ne peut tenter de comprendre le problème complexe du Bien et du Mal qu’à le situer dans un contexte bien plus large que celui de notre société contemporaine, qu’il faut se doter d’un regard historique, au sens le plus large du terme, de manière à ce qu’une genèse de ces notions puisse prendre sens dans la totalité de sa réalité. Bien entendu Chacun, Chacune aura compris qu’une telle vision sera celle, en définitive, du rapport Nature/Culture. L’homme provient d’un fond abyssal, d’une opacité originelle, d’un milieu où la confusion des règnes était la loi, où l’Humain, le Végétal, le Minéral, bien plutôt que de constituer des ordres séparés, s’emmêlaient, s’entrecroisaient, si bien que les premiers hominidés avaient l’apparence racinaire de grossiers tubercules, un peu à la manière des « Grotesques » (ceux qui vivaient dans les grottes, étymologiquement), tels que représentés à la Renaissance dans les Jardins de la Villa Orsini à Bomarzo, en Italie : Nymphes au corps massifs, figuration d’Hercule, directement issu du roc et de la glaise. Vagues formes humanoïdes empruntant à la materia prima des convulsions géologiques, autres tellurismes et mouvements tectoniques. (De nombreuses traces de cette émergence archaïque émaillent mon travail d’écriture).  L’excellent ouvrage ‘’Perpetuum mobile’’, Métamorphoses des corps et des œuvres de Vinci à Montaigne » de Michel Jeanneret, Universitaire Genevois, synthétise parfaitement cette union indissoluble des manifestations primordiales de la vie en sa nature chaotique :

 

   « Un autre effet, dans le programme de Bomarzo, transporte le visiteur à un stade encore plus primitif. De nombreuses statues, taillées à même le roc, s’en distinguent à peine, comme si elles s’en dégageaient progressivement, illustrant la naissance des premiers vivants, surgis des entrailles de la terre. Ces blocs sculptés et pourtant immergés dans le paysage renvoient également à l’idée de l’art archaïque, un art qui, encore en symbiose avec la nature, impose laborieusement à la matière des contours rudimentaires. Les statues inachevées de Michel-Ange suggèrent cette même solidarité de l’homme et de la pierre, de la forme et de l’informe. »

                                                                                   

                                                                                               (C’est moi qui souligne)

 

    Comment ici ne pas voir, en cet enchevêtrement originel, en cette pure indétermination labyrinthique, l’enlacement, tel le lai du chèvrefeuille, (chèvrefeuille s’enroulant autour du coudrier), de la Nature et de la Culture, de la Laideur et du Beau, du Bien et du Mal. Et cette sorte d’égarement et de malaise en lesquels nous plongent ces représentations sommaires, comment n’en pas relier la signification à la situation anarchique telle qu’abruptement assénée par la seule idée de ces Enfants Sauvages dont la littérature n’est nullement avare pas plus que l’imagerie populaire qui en fait une manière de spectacle d’effroi mêlé d’une jubilation interne ? Jubilation d’avoir échappé au pire ? Le problème soulevé par l’existence des Enfants Sauvages est double : d’une part il indique l’étrange parenté originelle des hommes et des animaux, d’autre-part il indique la possibilité, pour toute vie humaine, de retomber dans la vie sauvage, de rétrocéder de son intelligence pour, de nouveau, chuter dans le régime somato-instinctuel, une sorte de vie végétative seulement orientée vers la quête de nourriture et la finalité de la survie.

  

   Lisons ce long extrait consacré par France Inter à l’étrangeté de ces Enfants que l’on pourrait dire retournés à « l’état de nature » :

 

   « Le naturaliste Linné décrit, au 18ème siècle les enfants qu’on dit sauvages : hirsutes, marchant à quatre pattes, muets, indifférents à la sexualité, incapables de se souvenir. On les décrivait encore insensibles au chaud et au froid et même parfois à la douleur, extrêmement robustes, passant de l'agitation à la prostration ou à un balancement perpétuel, montant aux arbres, mangeant de la viande crue et des viscères encore chauds ou bien des racines et des légumes fraîchement cueillis. Ils étaient difficilement améliorables, incapables d'un effort en vue d'une connaissance désintéressée, colériques, fugueurs, aimant aller nus, doués d'un fort sens olfactif, fuyant la lumière, capables d'une grande acuité visuelle dans l'obscurité. Les enfants sauvages se conduisaient comme des bêtes et se languissaient de la compagnie de ces animaux nourriciers auxquelles ils semblaient devoir la vie. »

 

   L’indication « Les enfants sauvages se conduisaient comme des bêtes », n’est sans nous causer quelque frisson. Cette humanité, dont nos fronts s’enorgueillissent de constituer le bel emblème, en réalité « fondrait comme neige au soleil », laissant, du jour au lendemain, apparaître cet humus (étymologie du mot « homme » !) sur lequel nous reposons, ce qui revient à dire que la bête est là, en nous, qui sommeille, toujours prête à resurgir à la première occasion. Je te l’accorde, le constat n’est pas seulement sévère, il est tragique, il est de l’ordre de l’aporie la plus incompréhensible, et pourtant…Et pourtant regardons en face les viols, les crimes odieux, les guerres, les pogroms, le racisme, la misère, la traite des humains. Tous ces actes incompréhensibles signent en nous, au plus profond, la persistance de ces alluvions, de ces sédimentations d’un Mal qui se donne pour incurable, proliférant, évoluant à bas bruit, rongeant les corps, détruisant les consciences. Disant ceci, s’agit-il de pessimisme ou bien, seulement, de l’exposé d’une vérité nue plus que nue ? Chacun, Chacune choisira.

  

   Dans l’ambiance des salons bourgeois, là où se distillent les discours raffinés, là où l’on expose les belles manières, là où l’esprit rutile de mille feux, là aussi est le plus grand danger. Car, sous le vernis « des belles manières » veille sournoisement le fauve toujours prêt à l’attaque, là, veille le saurien à la gueule armée de mille dents acérées. Cette apparence brillante des concepts qu’autorise notre néocortex, cette pure élégance des attitudes, cette assurance d’être Homme parmi les Hommes, d’être Femme parmi les Femmes, cette inviolable certitude tremble à chaque instant qui passe sous les coups de boutoir de notre système limbique, de notre condition encore reptilienne, de notre aptitude (qui est inaptitude) à régresser au sein même de la mangrove humaine, là où grouillent les formes (informes en réalité), insanes, absurdes, démentielles de la déraison, ramenés que nous sommes, parfois au Mal en sa parure la plus détestable, pures inconsciences à la dérive, pure débâcle de nos ressources soi-disant humaines.   

 

   « Indignez-vous ! », telle était la supplique du Diplomate-Humaniste Stéphane Hessel. Malheureusement je crains que son message ne soit passé totalement inaperçu. Aujourd’hui, de préférence, on s’indigne de n’avoir pas assez de réseau pour son téléphone, on s’indigne des limitations de vitesse, on s’indigne des soi-disant atteintes à la liberté. Mais s’indigne-t-on, une seule fois, de l’obscurcissement des consciences, des dangers que fait courir la techno-science avec son bras armé, « l’Intelligence Artificielle » ? Oui, la crainte est grande que l’intelligence humaine, naturelle, ne soit bientôt supplantée par une sorte de Mal Absolu dont l’Homme serait atteint, renonçant à son âme, à son esprit pour donner lieu et temps à ces supercheries, à ces immenses duperies au gré desquelles l’aliénation de l’Humanité se traduira, sans doute, par la chute brutale des Civilisations.

  

« Nous autres civilisations, savons maintenant que nous sommes mortelles »,

 

   prophétisait en son temps Paul Valéry. Oui, elles sont INFINIMENT MORTELLES. Quand donc nous réveillerons-nous de ce stupide rêve éveillé qui fait de nous de potentiels candidats à la pure animalité ?   

 

Quelques figures du Mal et du Bien sur le chemin existentiel

 

   Donc, le Mal se réinvestirait, constamment, dans la trame du vivant d’une façon nécessaire, sans que l’Homme, prétendument, n’y puisse rien changer. Peut-être pourrait-il réorienter le cours des choses à la hauteur de sa propre liberté, mais le veut-il vraiment ? Ceci, faute d’être réponse est, simplement, question.

   (Tous les titres qui suivent auront lieu sous la figure de l’oxymore, traduisant en ceci, le visage de Janus du réel, avec sa face de Bien et sa face de Mal.)

 

Le trauma heureux de la naissance

 

   Le Mal : premier geste de violence auquel le petit Humain sera confronté lors de sa venue au Monde. Brusque expulsion de l’antre primitif avec la pure félicité de ses eaux tièdes, sa fonction d’abri, l’impression première de ce « qu’être bien » veut dire. Intérieur ressenti comme rassurant, extérieur perçu comme menace.

   Le Bien : naissance comme possibilité pour l’être de faire phénomène, de tester, autant que faire se peut, les premiers gestes d’une possible liberté.

 

L’épreuve mutique/parlante du Baptême

 

   Le Mal : Le sel déposé sur la langue est comme l’une des premières agressions à laquelle le nouveau-né aura à faire face, alors qu’il est sans défense, livré aux mains d’autrui, ne comprenant nullement la vérité exacte de ce rite.

   Le Bien : acte de nomination qui installe le nouveau venu dans la royauté du Langage. Être nommé, c’est être reconnu. Être nommé, c’est pouvoir, à son tour, nommer et faire venir les choses en présence, agir sur le Monde. 

 

L’événement de la rencontre : perte et gain

 

   Le Mal : le surgissement soudain de l’incroyable mesure de l’altérité étrécit singulièrement le champ libre, l’horizon de détermination du Sujet. Douleur, en quelque sorte, du partage. Unique opposé au Multiple.

   Le Bien : le Sujet sorti de son naturel isolement se voit confirmé en son être, accompli, à la seule dimension du regard reconnaissant de l’Autre.

 

   Je crois que ce sont là les nervures symboliques essentielles au gré desquelles, tout individu confronté à la tâche de vivre expérimente, dans une manière de joie douloureuse, les conditions mortelles qui sont les siennes puisqu’être en vie n’est jamais qu’un sursis, « une remise de peine » pourrait-on dire. Certes, « trier le bon grain de l’ivraie », délimiter le Bien par rapport au Mal, n’est pas chose facile au motif que l’exister ne fonctionne nullement sous le concept des catégories, exister qui disposerait, ici, du visible, puis disposerait à nouveau, là, un autre fragment du visible. Tout est bien plutôt attaché par une sorte de lien invisible qui fait de tout événement le lieu d’une étrange complexité, d’une jungle inextricable, si bien que valeurs positives et négatives jouant un jeu commun, il nous devient quasiment impossible d’en délimiter les valeurs réciproques. En réalité, tout n’est pas complètement Noir (le Mal) pas plus que totalement Blanc (le Bien), mais plutôt Gris (à la fois Mal et Bien), cette teinte médiatrice animant l’articulation dialectique de toute chose portant en soi, à la fois son élan, à la fois son retrait.

  

   Afin de mettre un terme à cet article et pour répondre à ton souhait « que le bien reste plus fort que le mal », je crois que ce vœu ne pourrait être exaucé qu’à la condition de lui attribuer une forme d’idéal dont la réalité, en toute connaissance de cause, n’est que la très lointaine litote : « il y a loin de la coupe aux lèvres » !  Pour ma part, je suis un incorrigible Idéaliste qui confond souvent le réel avec ses propres désirs, mais il faut bien vivre et tenter de conserver un minimum, si ce n’est de franc optimisme, du moins d’espérance raisonnable. Et puisque je viens tout juste d’aborder la pure Transcendance de la Forme Idéale, qu’il me soit permis de citer le très avisé Giogio Agamben dans « La puissance de la pensée », au sujet, précisément du Bien :

  

   « Il nous faut supposer que l’œuvre de l’homme est une certaine vie, c’est-à-dire un être-en-œuvre de l’âme et une activité accomplie selon le logos, et si l’œuvre de l’homme bon correspond à ces mêmes choses, bien faites et de belle façon, chacun de ses actes étant réalisé selon sa vertu propre ; s’il en est ainsi donc, le bien de l’homme sera l’être-œuvre de l’âme selon la vertu, et s’il y a plusieurs vertus, selon la meilleure et la plus parfaite d’entre elles. »

  

   On mesurera ici, l’immense chemin à accomplir pour que s’allument les étincelles des vertus parfaites, cependant il n’est nullement interdit de rêver.  Sans idéal, c’est l’Humanité elle-même qui s’étiole. L’essentiel est de considérer ceci avec calme et lucidité.

   Si, dans les ressources inépuisables de la mythologie, il me fallait choisir les emblèmes du Bien et du Mal, je me dirigerais, sans hésitation aucune, en direction des deux figures d’Apollon et de Dionysos. Préférant le premier au dernier, pour les raisons qui suivent, empruntées au Site « Odysseum » :

  

Apollon est le dieu de la musique et du chant,

de la beauté masculine,

de la lumière solaire (sous le nom

de Phœbos, « le Brillant »).

Il rend des oracles.

 

Ce qu'en dit Callimaque :

 

« Écoutez en silence les louanges d'Apollon.

La mer même se tait religieusement

 lorsqu'on chante les armes

de Phœbos de Lycorée,

les flèches et la lyre ».

 

***

 

Ensuite Dionysos qui est éprouvé

 à chaque fois comme « l'étranger ».

Peu présent dans l'épopée homérique,

 le dieu délirant, le dieu de la transe

affirme son importance,

en déferlant comme un

conquérant sur la Grèce.

Il apparaît dans les cultes à mystères.

 

La prière d'un disciple d'Orphée à Dionysos :

 

« J'invoque Dionysos le rugissant, lui qui hurle euai !

Né le premier, le dieu double, aux trois naissances, Bacchus le roi,

sauvage, mystérieux, secret, aux deux cornes et à la double  forme,

couvert de lierre, à la face de taureau, saint et martial, lui qui hurle euai !

Mangeur de chair crue, paré de raisins et d'un péplos de feuilles. »

Le Bien, le Mal ou l’impossible partage

                             Apollon                                                    Dionysos

 

Images du Net

 

 

   Sans doute, nous les Hommes, sommes un mixte d’Apollon et de Dionysos. Comment ne le serions-nous pas, nous dont l’ascèse est constamment rayée des éclairs du désir ? Éternel balancement d’une figure à l’autre sans que quelque lieu nous soit désigné comme le nôtre. Sitôt le Bien possédé (du moins le supposons-nous »), que le Mal ne tarde guère à surgir, demandant son lot.

 

Êtres du partage, êtres en partage,

nous vivons, chaque jour, de cet écartèlement

au-dessus des lèvres de l’abîme,

de cette césure qui coupe le langage en deux,

ce langage sans lequel nous ne serions

qu’un vague incident perdu aux confins de l’univers.

Notre langage est notre seul lieu réel,

lui qui, tout à la fois, peut honorer Apollon

sans trahir Dionysos, lui qui peut passer

de l’un à l’autre sans dommages.

Peut-être notre seule liberté !

 

   Alors, Emmanuel, je ne sais si « le bien … reste en nous plus fort que le mal », s’il s’agit d’une simple question d’appréciation liée à l’expérience du Sujet, si le Bien en tant que Transcendantal nous échappe totalement, si le Bien est entièrement déterminé par notre Destin, si, au contraire, il ne peut résulter que de l’essence de la Liberté Humaine. Des siècles de concepts philosophiques n’ont nullement épuisé la question et l’interrogation demeure entière, ce qui est rassurant au motif que la recherche de la Vérité, le chemin en sa direction, importent plus que le but lui-même. Sans doute, à la hauteur de ses « intimes convictions », chacun, chacune se forge-t-il ses propres outils herméneutiques car le problème est, avant tout, celui d’un essai de compréhension du Monde tel qu’il fait phénomène devant nous. Tout est question de la singularité du regard qui s’y applique et de son essentielle qualité.

 

Apprendre à voir, apprendre à

donner sens aux choses,

tout semble se résumer

à cette position existentielle.

 

Certes elle n’a rien d’évident,

ce en quoi elle doit nous intéresser

 au plus haut point.

 

 

 

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13 octobre 2024 7 13 /10 /octobre /2024 08:03
L’Homme, la Trace

Roadtrip Iberico…

Sagres….

Portugal

 

Photographie : Hervé Baïs

 

***

 

   « L’Homme, la Trace » énonce le titre en une manière d’énigme, laquelle persistera tout le temps que nous n’en aurons déterminé plus avant le sens. Ici, c’est à partir de trois photographies d’Hervé Baïs, que nous voudrions approcher ce concept de l’Être et de ce qui en témoigne, en une approche fondée sur la valeur symbolique des images respectives. Ce sera la tâche de la description que de déflorer quelques significations internes qui, pour être entièrement subjectives, n’en sont pas moins réelles et, sans doute porteuses de dénotations inaperçues à l’aune d’un premier regard.

  

   Sagres vient à nous sur un mode bitonal affirmé : partant du centre de l’image, une vaste zone blanche écumeuse occupe la presque totalité de l’espace, irradiant, saturant la représentation. Cette présence est si évidente qu’elle pourrait gommer, à la seule hauteur de sa radiance, tous les horizons, toutes les perspectives, tout ce qui, hors d’elle, ne ferait figure que de participant adventice sinon totalement infécond.  La périphérie, noyée dans une nappe noire, bitumeuse, ne livre que sa propre négativité, son insuffisance à paraître, genre de parole mutique ne s’élevant nullement de son propre désordre. Nécessité d’un temps d’accommodation avant que l’œil, retournant à sa fonction d’exploration du visible, ne nous livre, en une manière d’offrande, cette frêle silhouette humaine, genre de minuscule fétu balloté par les flots. Et, immanquablement, notre esprit se tourne en direction de cet admirable texte de Pascal, « Les deux infinis » :

  

« Que l'homme, étant revenu à soi,

considère ce qu'il est au prix de ce qui est ;

qu'il se regarde comme égaré dans

ce canton détourné de la nature ;

et que de ce petit cachot où il se trouve logé,

j’entends l’univers, il apprenne à estimer la terre,

les royaumes, les villes et soi-même son juste prix.

Qu’est-ce qu’un homme dans l’infini ? »

  

   Oui, cette parution infinitésimale de l’Homme face à la Nature est, à proprement parler, « vertigineuse », nous ramenant à de plus justes perceptions, elle nous place, inévitablement, face à notre petitesse, à notre nécessaire discrétion, à notre native humilité, toutes vertus qui devraient être les nôtres si nous consentions, un seul instant, à considérer les choses en leur foncière vérité. Mais nous sommes pressés et notre temps nous est compté !  

   Donc cet Homme de l’image, ce Quidam dont nous ne connaîtrons ni le nom, ni les projets, ni le chemin sur lequel il s’engage, nécessité nous est imposée de l’effacer de notre mémoire, la place aussi nous est comptée en ce domaine. Il aura été, cette simple et évanescente silhouette, ce rapide passage sur la roue du temps, ce vague clignotement, cette brusque syncope parmi les chaos et soubresauts du Monde. En quelque manière, pour notre conscience, son empreinte n’aura duré que l’instant des éphémères, ces fragiles papillons qui se dissolvent à même leur présence à la lumière. Cependant une trace aura eu lieu et temps et il faut croire que le destin de toute trace est de survivre à la rapide mouvance de son phénomène.

 

L’Homme, la Trace

Roadtrip Iberico…

Avril-mai 2024…

Forte de Nossa Senhora de Queimada

Portugal

 

Photographie : Hervé Baïs

 

 

   Mais nous quittons Sagres, ses vastes espaces océaniques, pour l’intimité, sinon l’exiguïté du « Forte de Nossa Senhora de Queimada ». L’extérieur le cède à l’intérieur. La totale subjectivité. en lieu et place d’une objectivité (au moins supposée), la sensation supplantant la perception. Nous avons changé de plan, la Culture se substituant à la Nature. Nous avons changé de registre, l’imaginaire éclipsant le réel, l’imaginaire tissant ses arachnéens fils de la Vierge. Y aurait-il perte à ceci ? Nullement, il y a seulement transposition et, parfois, en raison de l’incandescence de l’esprit, il y a transfiguration comme si, à l’Homme habituellement perçu, se substituait l’Homme halluciné, l’Homme recrée de façon entièrement onirique. Peut-être est-ce ici la voie de la trace que de se donner pour simplement hypothétique, genre d’irréalité dont nous devrons doter notre capacité de fabulation afin que quelque chose comme un décalque du réel vienne combler notre attente. Å l’évidence l’Homme est absent. Sa trace ? seulement les ouvrages qu’il a légués à la postérité, de lourds bancs de pierre, d’étroites embrasures de fenêtre puis, plus loin, un signal noir, comme pour indiquer la limite au-delà de laquelle il serait tout à fait vain d’inventer une suite à notre fantaisiste narration. Cependant, nous n’aurions guère d’effort à produire pour faire venir, sur ces assises de pierre, soit des Prisonniers regardant le vide en tant qu’absurdité de leur existence ou bien leurs habituels Geôliers les observant au travers de cette enfilade de ténébreuses fenêtres. Et, sans doute, si nous accroissions volontairement l’empan de notre visée imaginaire, nous pourrions envisager mille autres situations dont aucune ne serait vraie, mais dont la réalité fictive nous déporterait des soucis du quotidien, posant notre liberté en vis-à-vis de ces bien nébuleuses aliénations.

  

   Puis voici le tour venu, pour « Costa Vicentina », de devenir l’emblème à partir duquel l’éventuel sillon de l’humain pourra trouver le témoignage d’un passé qui fut peut-être le sien si, du moins, une possibilité en ce sens peut lui être donnée.

L’Homme, la Trace

Roadtrip Iberico…

Almograve…

Costa Vicentina

Portugal

 

Photographie : Hervé Baïs

 

 

   Si, par un rapide trajet de l’esprit, nous parcourons Sagres puis Forte de Nossa Senhora de Queimada , nous retrouvant sans délai auprès de ces beaux rochers striés de Costa Vicentina, nous percevrons d’emblée la perte, la dissolution de cette trace de l’Homme posée comme fil rouge de notre réflexion. Alors, une brusque réminiscence nous viendra du plus loin du temps, nous y redécouvrirons le très averti Diogène déambulant en plein midi dans les rues d’Athènes, déclamant à l’intention de ceux qui voulaient bien l’entendre :

 

« Je cherche un homme »

 

   Sans nul doute ses auditeurs le pensaient-ils fou ou, tout au moins, atteint de quelque bizarre anomalie !   En réalité Diogène était à la recherche d’un Homme Vrai, dépourvu de vices, paré des plus belles vertus qui soient, autrement dit d’un Homme Idéal. Bien évidemment, il trouvait des hommes à foison, certainement tous dissemblables, mais aucun ne répondant à son souhait au motif que les Congénères qu’il croisait sous la faible lumière de sa lanterne, étaient des Hommes ordinaires, rien que des Hommes avec leurs fardeaux de vices et de vertus, ces premières éclipsant ces dernières.

 

Trace d’un Homme Idéal ?

 

   Aucune et l’on comprendra volontiers que le réel ne soit ni complaisant, ni poudré tel le visage d’un Marquis : évidence d’un pur désert en la matière.

  

   En ce qui concerne Costa Vicentina, à défaut d’Idéal, nous nous serions contentés de rencontrer cet Homme ordinaire, cet Homme de la rue et des places, notre Frère en vérité, notre Sosie. Mais ici, sur les falaises du Cap Saint-Vincent, des Touristes, des Curieux, des Nostalgiques dont nulle écriture ne s’est déposée sur ces rochers antédiluviens, leur histoire s’inscrit hors la mémoire des Hommes.

 

Le temps géologique n’est pas

le temps humain.

 

   Seules ces griffures, seules ces biffures, seules ces stries témoignent du Chaos originel. Si nous pouvons faire la thèse d’un identique Chaos originel qui serait le fondement de l’Homme, alors l’Homme serait ici présent dans ses contradictions internes, le plus souvent irrésolues.

  

De Sagres à

Costa Vicentina,

en passant par Forte de

 Nossa Senhora de Queimada,

toujours une histoire de traces,

de l’Homme, des Hommes,

de la Nature dont proviennent

les Hommes.

 

Destin de traces,

 

toujours !

 

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11 octobre 2024 5 11 /10 /octobre /2024 07:49
L’éclair d’une fuite

Photographie : Judith in den Bosch

 

***

 

   Å peine aperçue, le temps d’un clignement de paupières et, déjà, vous vous inscriviez en mon singulier théâtre d’ombres, telles ces lumières d’argent et de platine qui flottent longuement sur ces rivages de la Flandre-Occidentale, du côté d’Ostende. Ostende que l’immédiate sagesse populaire a nommée « Reine des plages », que des Touristes venus d’Outre-Manche ont baptisée « ville belge la plus britannique », le très célèbre James Joyce n’y passait-il le plus clair de ses villégiatures ? Å peine vue, disais-je, comme dans un brumeux arrière-plan, se donnait à mon regard, certes, ces lourdes digues de pierres noires que longeaint les immeubles du bord de mer, mais surtout,

 

cet horizon immensément libre,

cette infinie ouverture à Soi

d’une nature entièrement sauvage

avec le peuple mouvant de son sable gris,

ses touffes d’oyats agitées sous le vent,

cette impalpable lumière, ce rose Dragée,

une à peine insistance sur la lisière du jour.

  

   C’était une subtile teinte virant à la douceur de Carnation, motif qui, pour être presque invisible, faisait signe, pour moi, en direction d’une hypothétique chair, duveteuse à souhait, « de pêche » si vous voulez, pareille à ces ailes de papillon qui palpitent dans l’éther et s’ingénient à disparaître sitôt que vous en observez le précieux, l’ineffable, le toujours en partance de soi.  C’est ainsi, peut-être est-ce l’empreinte de l’âme flamande sur le paysage qui en traçait l’évanescence, la naturelle fragilité, comme si toute possession de ce qui se manifestait se soustrayait soudain à la prétention de s’en approprier, de le loger en Soi.

  

   Comme à l’accoutumée, en cette matinée de pur automne, faisant mille pas sur la grève, limité par le ciel de cristal au-dessus de ma tête, une effusion qui venait de loin, se perdant sur le fil d’horizon, dalle de sable blanc sous mes pieds (elle disait mon appartenance concrète au monde des choses), légère brume tout autour, méditant sur la comète bien plus que marchant sur ma propre ligne de vie, manière de déambulation somnambulique prise de rêve et d’imaginaires futiles, sans réelle consistance, c’est bien votre image qui s’imprima sur le cercle étonné de mon front. Une fuite bien plutôt qu’une représentation, ce qui, à l’évidence vous accrut à mes yeux de la dimension du mystère.

 

C’est toujours ce qui échappe,

ce qui se dissimule,

 ce qui se soustrait

à l’attention qui devient,

d’emblée, ce qui est le plus

 digne d’être remarqué et,

 bientôt, d’être mis à l’abri.

Å l’abri des Autres,

à l’abri du Monde,

nullement à l’abri de Soi,

bien évidemment.

  

   Afin de vous rendre concrète, matière incarnée sur un paysage également incarné, je dois maintenant vous envisager au présent de la narration.

  

   L’air est frais, ce matin, sinon vif en certains endroits, piquant la peau à la manière d’un semis d’épingles. Une brume vient du Nord qui poisse les yeux, si bien que la nature se donne à la manière de ces images du cinéma d’autrefois avec ses hésitations, ses palpitations, ses humeurs changeantes. Une réalité onirique superposée à la contingente, à celle qui, accoutumée, finit par s’absenter du regard. Une autre la remplace dont on ne peut guère tracer l’illisible motif. Je remonte en direction du septentrion, là où la plaque de sable s’élève, là où les premières dunes jettent aux yeux leur poudre blonde, si fine. Un peu comme un mirage du Désert, on ne sait plus si c’est une image qui vous est étrangère ou bien si c’est la vôtre qui danse et flotte au large de qui-vous-êtes, vous déportant de vous, en une façon d’étrange impression.

  

   Le sable, à intervalles réguliers porte l’empreinte de vos pas : deux marques légères de ballerines en lesquelles je crois discerner, une hésitation de la marche, sinon un réel trouble qui vous désorienterait, vous placerait, en quelque sorte, à l’extérieur de qui-vous-êtes. Je suis d’autant plus enclin à halluciner vos singuliers états d’âme que les miens

 

(ce flottement,

cette constante irisation,

cette immense floculation),

 

   me sont familiers et transparents au point que je pourrais en tisser la trame sur le premier tissu existentiel venu.

 

Pure évidence de la

non-coïncidence à Soi.

Du décalage,

 de la différence,

de la divergence

 de Soi à Soi.

 

    Oui, je reconnais l’étrangeté de ma situation et, certes, la révéler à autrui, n’en atténue guère la puissance, l’agrandit sans doute, l’accroit au point de la rendre parfois intolérable : une épine plantée au centre de la chair, elle y sème son venimeux poison.

  

   Å l’endroit même où votre progression semble avoir hésité, piétinement sur place, je m’immobilise un instant, m’inquiétant de pouvoir vous perdre (mais, à ceci, il faudrait vous avoir déjà possédée !), peut-être de me perdre moi-même, ce qui reviendrait au même. Soudain, seule chose qui existe au Monde, j’aperçois à mi dune, la flamme noire de votre manteau, large tache de bitume qui vous soustrait presque totalement à mes yeux, arc-boutée que vous êtes sur votre irrépressible fuite

 

(fuite de l’Etranger que je suis,

fuite de toute altérité,

fuite du Monde en sa thèse insoutenable ?),

 

   flamme noire ne laissant visible que cette peau laiteuse, virginale de votre jambe gauche, la droite pliée sous le dais de votre vêture, bras droit agrippé aux oyats qui, sans doute, sont seuls à pouvoir vous offrir cette prise salvatrice. Salvatrice ? Mais se sauve-t-on jamais de Soi, de ses puissances et aussi bien de ses faiblesses et aussi de ses désirs, de ses peines, de ses renoncements ? Bientôt, parmi l’éclairement du jour, la révélation de l’heure, je ne vois plus que la trace de votre absence, l’empreinte de votre fuite qui ravive la mienne.

  

Je suis alors la proie d’une impression

de bizarre dualité,

 

d’un partage du Soi

en deux territoires distincts.

 

Ce n’est nullement votre fuite,

seulement la fuite de qui-je-suis,

mon être scindé en deux parties.

 

Sans doute une partie

qui vous appartient au motif

de la fascination que votre image

 exerce sur ma conscience troublée.

 

Puis une autre partie,

clouée, là,

sur la plaque de sable

sans qu’il me soit possible,

 en aucune manière,

ni de rejoindre ma

partie manquante,

ni de procéder à

ma propre unité.

 

Je suis totalement aliéné,

vous êtes en possession

de mon esprit, de mon âme

et il s’en est failli de peu

que je ne disparaisse entièrement

du champ de la propre sensation

que j’ai de moi.

 

Une jambe blanche.

 L’éclair d’une fuite.

Et je demeure ici,

en moi,

au centre du plus vif

des désarrois !

 

 

 

 

 

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11 octobre 2024 5 11 /10 /octobre /2024 07:49
L’éclair d’une fuite

Photographie : Judith in den Bosch

 

***

 

   Å peine aperçue, le temps d’un clignement de paupières et, déjà, vous vous inscriviez en mon singulier théâtre d’ombres, telles ces lumières d’argent et de platine qui flottent longuement sur ces rivages de la Flandre-Occidentale, du côté d’Ostende. Ostende que l’immédiate sagesse populaire a nommée « Reine des plages », que des Touristes venus d’Outre-Manche ont baptisée « ville belge la plus britannique », le très célèbre James Joyce n’y passait-il le plus clair de ses villégiatures ? Å peine vue, disais-je, comme dans un brumeux arrière-plan, se donnait à mon regard, certes, ces lourdes digues de pierres noires que longeaint les immeubles du bord de mer, mais surtout,

 

cet horizon immensément libre,

cette infinie ouverture à Soi

d’une nature entièrement sauvage

avec le peuple mouvant de son sable gris,

ses touffes d’oyats agitées sous le vent,

cette impalpable lumière, ce rose Dragée,

une à peine insistance sur la lisière du jour.

  

   C’était une subtile teinte virant à la douceur de Carnation, motif qui, pour être presque invisible, faisait signe, pour moi, en direction d’une hypothétique chair, duveteuse à souhait, « de pêche » si vous voulez, pareille à ces ailes de papillon qui palpitent dans l’éther et s’ingénient à disparaître sitôt que vous en observez le précieux, l’ineffable, le toujours en partance de soi.  C’est ainsi, peut-être est-ce l’empreinte de l’âme flamande sur le paysage qui en traçait l’évanescence, la naturelle fragilité, comme si toute possession de ce qui se manifestait se soustrayait soudain à la prétention de s’en approprier, de le loger en Soi.

  

   Comme à l’accoutumée, en cette matinée de pur automne, faisant mille pas sur la grève, limité par le ciel de cristal au-dessus de ma tête, une effusion qui venait de loin, se perdant sur le fil d’horizon, dalle de sable blanc sous mes pieds (elle disait mon appartenance concrète au monde des choses), légère brume tout autour, méditant sur la comète bien plus que marchant sur ma propre ligne de vie, manière de déambulation somnambulique prise de rêve et d’imaginaires futiles, sans réelle consistance, c’est bien votre image qui s’imprima sur le cercle étonné de mon front. Une fuite bien plutôt qu’une représentation, ce qui, à l’évidence vous accrut à mes yeux de la dimension du mystère.

 

C’est toujours ce qui échappe,

ce qui se dissimule,

 ce qui se soustrait

à l’attention qui devient,

d’emblée, ce qui est le plus

 digne d’être remarqué et,

 bientôt, d’être mis à l’abri.

Å l’abri des Autres,

à l’abri du Monde,

nullement à l’abri de Soi,

bien évidemment.

  

   Afin de vous rendre concrète, matière incarnée sur un paysage également incarné, je dois maintenant vous envisager au présent de la narration.

  

   L’air est frais, ce matin, sinon vif en certains endroits, piquant la peau à la manière d’un semis d’épingles. Une brume vient du Nord qui poisse les yeux, si bien que la nature se donne à la manière de ces images du cinéma d’autrefois avec ses hésitations, ses palpitations, ses humeurs changeantes. Une réalité onirique superposée à la contingente, à celle qui, accoutumée, finit par s’absenter du regard. Une autre la remplace dont on ne peut guère tracer l’illisible motif. Je remonte en direction du septentrion, là où la plaque de sable s’élève, là où les premières dunes jettent aux yeux leur poudre blonde, si fine. Un peu comme un mirage du Désert, on ne sait plus si c’est une image qui vous est étrangère ou bien si c’est la vôtre qui danse et flotte au large de qui-vous-êtes, vous déportant de vous, en une façon d’étrange impression.

  

   Le sable, à intervalles réguliers porte l’empreinte de vos pas : deux marques légères de ballerines en lesquelles je crois discerner, une hésitation de la marche, sinon un réel trouble qui vous désorienterait, vous placerait, en quelque sorte, à l’extérieur de qui-vous-êtes. Je suis d’autant plus enclin à halluciner vos singuliers états d’âme que les miens

 

(ce flottement,

cette constante irisation,

cette immense floculation),

 

   me sont familiers et transparents au point que je pourrais en tisser la trame sur le premier tissu existentiel venu.

 

Pure évidence de la

non-coïncidence à Soi.

Du décalage,

 de la différence,

de la divergence

 de Soi à Soi.

 

    Oui, je reconnais l’étrangeté de ma situation et, certes, la révéler à autrui, n’en atténue guère la puissance, l’agrandit sans doute, l’accroit au point de la rendre parfois intolérable : une épine plantée au centre de la chair, elle y sème son venimeux poison.

  

   Å l’endroit même où votre progression semble avoir hésité, piétinement sur place, je m’immobilise un instant, m’inquiétant de pouvoir vous perdre (mais, à ceci, il faudrait vous avoir déjà possédée !), peut-être de me perdre moi-même, ce qui reviendrait au même. Soudain, seule chose qui existe au Monde, j’aperçois à mi dune, la flamme noire de votre manteau, large tache de bitume qui vous soustrait presque totalement à mes yeux, arc-boutée que vous êtes sur votre irrépressible fuite

 

(fuite de l’Etranger que je suis,

fuite de toute altérité,

fuite du Monde en sa thèse insoutenable ?),

 

   flamme noire ne laissant visible que cette peau laiteuse, virginale de votre jambe gauche, la droite pliée sous le dais de votre vêture, bras droit agrippé aux oyats qui, sans doute, sont seuls à pouvoir vous offrir cette prise salvatrice. Salvatrice ? Mais se sauve-t-on jamais de Soi, de ses puissances et aussi bien de ses faiblesses et aussi de ses désirs, de ses peines, de ses renoncements ? Bientôt, parmi l’éclairement du jour, la révélation de l’heure, je ne vois plus que la trace de votre absence, l’empreinte de votre fuite qui ravive la mienne.

  

Je suis alors la proie d’une impression

de bizarre dualité,

 

d’un partage du Soi

en deux territoires distincts.

 

Ce n’est nullement votre fuite,

seulement la fuite de qui-je-suis,

mon être scindé en deux parties.

 

Sans doute une partie

qui vous appartient au motif

de la fascination que votre image

 exerce sur ma conscience troublée.

 

Puis une autre partie,

clouée, là,

sur la plaque de sable

sans qu’il me soit possible,

 en aucune manière,

ni de rejoindre ma

partie manquante,

ni de procéder à

ma propre unité.

 

Je suis totalement aliéné,

vous êtes en possession

de mon esprit, de mon âme

et il s’en est failli de peu

que je ne disparaisse entièrement

du champ de la propre sensation

que j’ai de moi.

 

Une jambe blanche.

 L’éclair d’une fuite.

Et je demeure ici,

en moi,

au centre du plus vif

des désarrois !

 

 

 

 

 

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6 octobre 2024 7 06 /10 /octobre /2024 13:19

 

Le Jour, le lumineux,

 le plus vif que l’argent,

l’éclat du platine,

 tout ceci s’élevait de soi,

gagnait les hautes altitudes,

les couloirs de haute solitude,

les cimes où plus rien ne comptait

que cette diffusion à jamais de la clarté,

cette irradiation des êtres et des joies.

 

Les arbres dressaient

leurs minces flammes blanches

contre la multitude du ciel,

les nuages flottaient

 en de souples bancs d’écume,

les cygnes, en bas,

sur l’ovale du lac,

faisaient leur tache sublime de talc,

les neiges boréales étaient gonflées,

 dilatées à l’extrême

de toute cette lumière

qui les habitait,

les rendait pareilles

 à des ballons dirigeables

 emplis d’un gaz subtil.

 

Rien ne se colorait

sur la face de la Terre,

tout avait la transparence du cristal,

la résonance pure du diapason

répandant ses ondes selon

d’exacts harmoniques,

les sons se fondaient l’un en l’autre,

avec facilité, sans hiatus qui eût pu

en dénaturer le clair projet.

De grands oiseaux blancs

traversaient l’espace de leurs ailes

mouchetées de vent.

Des planeurs initiaient

leur vol à voile

dans un silence de chapelle.

Des papillons aux ailes

de zircon et de topaze

virevoltaient en de gracieuses arabesques.

 

 Le soleil était une grosse boule d’ouate

qui figurait au loin,

œil cyclopéen si doux,

qu’on eût cru avoir affaire

à un ballon que des enfants délicats

auraient posé sur le fil

d’un fragile horizon.

La Lune aussi était présente

dans sa vêture de soie rugueuse,

ses cratères doucement affutés

pour ravir les âmes

des vieux astronomes

aux cheveux teintés

de lis et d’opalin.

Il n’était jusqu’aux songes des dormeurs

qui ne se paraient de perles radieuses

diffusant à l’infini

leur étincellement de comète.

 

Puis ce furent des

Eclairs aveugles

qui se montrèrent,

lacérant la chair du monde,

 la taillant en vifs lambeaux,

en fragments kaléidoscopiques,

en lanières d’effroi,

en sombres cavernes,

en ténébreux abysses

où plus rien ne se donnait

que le corridor labyrinthique

conduisant au domaine d’Érèbe,

ce provenu du Chaos,

cette redoutable figure des Enfers,

époux de Nyx, la Nuit

aux mille charmes,

aux mille dangers.

 

 Il n’y avait plus aucune écharde de clarté,

plus la moindre éclisse sur laquelle

 un rai de lumière se fût arrêté

pour dire, au moins l’espace

d’une brève éternité,

l’irréfragable beauté de l’univers,

son feu à l’infini des yeux.

Partout était la chape

 visqueuse du noir,

l’adhérence du bitumeux,

l’hébétude du refermé,

la herse baissée de la mutité,

la raideur des membres hémiplégiques.

 

Partout était la

splendide stupeur

qui étalait ses marigots

d’eau putride.

De nulle lèvre humaine

ne pouvait sortir

 le joyau de la langue.

Non, une-longue-suite-de-perles-noires,

des mots-encre-de-seiche,

 des phrases-asphalte,

des interrogations-ailes-de-corbeau,

des réponses-veuves-noires,

des exclamations-éclats-de-graphite.

 

Le ciel ?

Il n’y avait plus de ciel,

seulement un immense dais de deuil

courant selon tous les horizons.

La terre ?

Il n‘y avait plus de terre,

 seulement un amoncellement

tragique

de blocs de tourbe.

 Les océans ?

Il n’y avait plus d’océans,

seulement une longue flaque

couleur d’ennui où mouraient

 les yeux des étoiles.

Les hommes ?

Il n’y avait plus d’hommes,

seulement de sibyllins tubercules,

de comiques moignons

qui ne gesticulaient même plus,

genre de clowns tristes,

immobiles,

à demi-enfoncés

dans la chair altérée

de l’humus.

 

 La Nuit, la permanente Nuit

que plus rien ne visitait,

sinon le souffle court

de son propre néant.

La redoutable Mort

entrait dans son domaine,

elle moissonnait toutes les têtes

 et il n’y avait plus

une seule conscience

pour rendre compte de l’Absurde.

Comble du Nihilisme

 en son plus vertical combat !

Le Jour avait ouvert la Nuit

La Nuit avait ruiné le Jour

Il n’y aurait plus

qu’une ombre immense

étendue sur la douleur

des hommes,

qu’une Nuit

au large d’elle-même,

aux rives infinies.

Où allait-elle ?

Le savait-elle au moins ?

Cruel destin

que celui

qui ne se sait point.

 

***

En guise de commentaire

 

« Noir lumineux et blanc obscur »

(David TMX, Le dessinateur)

 

   Peut-être faut-il partir de ce double oxymore, « Noir lumineux et blanc obscur », pour pénétrer toute l’étrangeté de cette belle figure de rhétorique. Rien n’est jamais pur, sauf l’absolu. Le noir pur n’existe pas. Le blanc pur n’existe pas non plus. Jamais la nuit n’est totalement noire. Quelque part le chant des étoiles, la lumière d’une ville, la rumeur d’un amour (ici la métaphore percute l’oxymore). Jamais le jour n’est indemne de tache. Toujours une poussière, le voile d’un nuage, la tristesse d’un deuil. Il n’y aurait que le Ciel des Idées pour garder à l’essence sa souveraine présence indéterminée : un Noir flottant au plus haut de son âme ténébreuse, un Blanc faisant claquer son oriflamme de neige dans l’azur virginal, étincelant.

   Toujours le Noir demande le Blanc, comme la Vertu demande le Péché. Pour la seule raison que, notre vie, à nous les hommes, est totalement relative, que nous nous inscrivons dans le flux du rythme nycthéméral, ce divin balancement qui nous fait connaître, une fois la joie de la lumière, une fois la tristesse de la nuit. Les Amants sont à la confluence de cette réalité-là. Leur amour est pure lumière s’enlevant sur le fond de la nuit. Symboliquement, la chambre d’amour est toujours nocturne, que vient éclairer la pointe acérée du désir : un éclair se lève parmi la touffeur des ténèbres, un éclair jaillit qui sauve les Amants de l’étreinte définitive d’Eros. Paradoxe apparent que celui qui réclame la mesure nocturne pour y faire surgir la clarté d’un amour. Comme si le glaive lumineux du jour devait féconder la nuit en raison même de l’incommensurable distance qui les sépare et les invite à l’intime union au gré de laquelle chacun connaîtra sa vraie naissance, celle d’un imaginaire qui dépasse et transcende le réel. Chaque acte d’amour est un pas de plus vers la mort et, pourtant, qui n’en ressent la force de libération, la puissance d’éclosion à soi ? Vérité oxymorique :

« Je meurs de t’aimer davantage ».

   Comme quoi toute vérité, plutôt que d’être monosémique est naturellement polysémique au motif que, toujours, nous oscillons entre deux pôles opposés, entre deux couples contradictoires : amour/haine ; désir/aversion ; complétude/manque.

   Jamais nous ne pouvons exciper de cette exigence de l’Être qui, tout autant, est Non-Être. Toujours l’Être se donne comme sur le bord du néant, c’est sa néantisation même qui l’autorise à être, ne serait-il néant et alors il serait privé de toute liberté de paraître de telle ou de telle manière. C’est parce que je fais fond sur le néant que je m’en extirpe, que je commence à exister, que je bâtis un projet qui me porte au-delà de ceci qui pourrait m’aliéner si je ne postulais le cadre même de ma liberté. Est libre celui qui fait face au néant. Est esclave celui qui, pensant lui échapper, au contraire lui donne tous les droits. Mon propre ego ne saurait se structurer autour de ce qui existe déjà, pour la simple raison qu’il ne peut y faire sa place. Mon ego se construit autour du néant, tout comme le jour s’extrait de la nuit afin de connaître son propre rayonnement.

    Certes, ces considérations peuvent paraître bien abstraites, mais elles sont le fondement même à partir duquel commencer à se sentir exister. Aucun sentiment ontologique ne peut se lever d’une forme déjà accomplie par d’autres que lui dans l’espace et le temps. C’est du néant dense de la nuit qu’il nous faut extraire les matériaux grâce auxquels édifier notre propre statue. Elle n’existe nullement préalablement à nous, elle est coalescente à notre destinée, elle se modèle en raison de chacune de nos expériences. Or, qu’est-ce qu’une expérience, si ce n’est extraire les phénomènes du néant, leur donner corps et chair afin qu’ils nous apparaissent dans la lumière de leur singularité qui, en même temps, est la nôtre. Cet amour que je découvre lors d’un voyage, il n’existait nullement pour moi avant l’événement décisif de la rencontre, pas plus qu’il n’existait pour l’Aimée. Tous deux, l’Aimée, moi-même, nous extrayons notre amour naissant du néant, nous l’informons, lui donnons sa climatique, ses traits distinctifs, sa couleur propre. Cet amour n’avait nul substrat, nulle histoire, nulle coordonnée spatio-temporelle. Il était pure virtualité suspendue au hasard des heures et des cheminements.

   Cet amour était de nature purement oxymorique, « Je t’aime, moi non plus » pour reprendre la belle formule de Gainsbourg. En effet, le « Je t’aime » est toujours conditionné par le « moi non plus », autrement dit par la charge inévitable de néant qu’il charrie à tout instant. L’amour peut faiblir, s’étioler, devenir simple intérêt, marque d’amitié, c'est-à-dire renoncer à son essence. Or renoncer à son essence est néantiser sa propre ressource, la ramener à l’étiage du non-sens, lui ouvrir les portes de l’absurde. Combien d’amours devenus haines prennent les vêtures de l’inhumain, de la mortification, de la déshérence. Donc nous sommes condamnés à connaître le régime oxymorique existentiel, il est inscrit dans notre condition, de la même façon que nos gènes contiennent la boussole de notre orientation.

   La mission essentielle de l’oxymore est, par le hiatus qu’il crée, entre les deux termes convoqués, de ménager un effet de surprise, sinon d’étonnement ou de saisissement qui renforcent la puissance de l’énoncé. Ainsi quelques oxymores célèbres : « Et dérober au jour une flamme si noire », ou les apories de Phèdre face à sa  passion coupable ; ensuite : « Ma seule étoile est morte, et mon luth constellé / Porte le soleil noir de la Mélancolie » où, pour Nerval, « le soleil noir », c’est celui de la nuit d’Apocalypse aux Tuileries, celui de la folie qui gangrène le cerveau de Gérard Labrunie, il se pendra bientôt Rue de La Vieille-Lanterne ; et encore, à propos de la mort de Gavroche, cette phrase émouvante de Victor Hugo à son endroit : « Cette petite grande âme venait de s'envoler » - On n’en finirait jamais de citer les oxymores, d’en donner les belles interprétations fournies par les exégètes de la littérature.

   Le texte sous forme de poésie qui vous est aujourd’hui proposé a de bien modestes ambitions, celles, simplement, de mettre en position d’oxymore le Jour et la Nuit, le Blanc et le Noir, la Joie et la Tristesse, manière de rapide évocation de l’exister en ses plus réelles façons de se donner : une fois dans la sublime positivité, une fois dans la terrifiante négativité. Tout destin s’inscrit dans cette parenthèse, toute aventure anthropologique fait sens dans cette pulsation. Je crois que tout ceci a une valeur non seulement symbolique, mais bien plus largement cosmologique, comme si la vie humaine était un genre de parcours sinusoïdal, de vague ascendante/descendante, un rythme binaire, une valse à deux temps, pareille à l’expansion/rétention de l’Univers, pareille au lever/coucher du Soleil, pareille au sablier du temps que l’on retourne indéfiniment afin qu’il nous dise notre temps humain, seulement humain, pareille au balancement de l’acte d’amour par lequel se donne la génération, pareille à la naissance qui appelle la mort, qui appelle la naissance, qui appelle la mort, une pomme chute sur le sol, y disperse ses graines dont un autre pommier naîtra. Basculements sans fin, branles toujours recommencés. Montaigne disait : « Le monde n’est qu’une branloire pérenne. Toutes choses y branlent sans cesse… »

   Rythme immémorial sans début ni fin, le seul qui garantisse notre liberté car si le monde n’a jamais été créé, l’on peut faire l’économie de Dieu et des dieux, des religions, de leurs dogmes. Si le monde a toujours existé, du moins est-ce là mon intuition, nous pouvons aisément concevoir l’Infini, donner figure à l’Absolu, donner sens à l’Histoire et à l’Art. Poussière d’étoiles nous sommes, poussière d’étoiles nous demeurerons parmi le pullulement inouï des galaxies et les pluies de comètes. Nous ne sommes que des oxymores entre Ombre et Lumière, entre Lumière et Ombre.

 

‘Exister’ : sortir du Néant avant d’y retourner

Donc : ‘Exister’ : espace et temps

d’une tragique joie.

 

 

[NB : Dans le poème, tous les couples oxymoriques

se donnent à voir

en graphie différenciée, en italique :

 

Soie rugueuse

Doucement affutés

Aux mille charmes/aux mille dangers

Brève éternité

Infini des yeux

Splendide stupeur

Comiques moignons

Clowns tristes

Rives infinies

 

(il s’agit ici d’oxymores mineurs

Qui se déduisent de l’oxymore majeur

Qui conduit l’ensemble du poème)

 

Donc l’oxymore majeur

 

Eclairs aveugles

 

c’est autour de lui

que le Jour bascule en Nuit

la Lumière en Ombre

la Joie en Tristesse

il constitue le point de basculement

le chiasme qui inverse toutes choses

l’articulation entre

le SENS

et le

NON-SENS

il est la porte ouverte du Néant

ce par quoi nous naissons

ca par quoi nous mourons

ce par quoi nous existons,

dans l’intervalle .]

 

 

 

 

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4 octobre 2024 5 04 /10 /octobre /2024 08:19
Ego Alter

Peinture : Barbara Kroll

 

***

 

   « Ego Alter », sans doute plus d’un s’étonnera-t-il de l’inversion de la fameuse formule « Alter Ego ». « Un second moi, un autre moi-même », selon la définition du dictionnaire. Avant de connaître le vif du sujet, qu’il nous soit permis de citer quelques phrases extraites d’une émission de Radio-France :

  

   « La définition du dépassement de soi. (…) Rimbaud pose tout simplement la question de l'être. (…)  Qui parle quand je dis ‘je' ? Combien de voix résonnent-elles en moi ? Que veut dire d'ailleurs 'être soi' ? Et cette question que se posent tous les hommes qui se prennent pour des écrivains : 'Suis-je responsable de ce que j’écris' ? Rimbaud ne développe pas sa théorie. Il agit toujours comme cela. Il révèle des gouffres, mais ne les éclaire pas. »

   

   Bien évidemment chacun s’accordera à déceler, dans l’interrogation rimbaldienne, la dimension abyssale : ne parle-t-on de « gouffre », à son propos ? Certes c’est bien de puits sans fond, d’avens insondables, de crevasses se perdant dans la touffeur métaphysique du sol dont il s’agit avec une telle question. L’Être, en général, qui est-il :

 

l’Être sphérique de Parménide ?

l’Idée transcendante de Platon ?

l’Intuition mystique chez Plotin ?

la Substance chez Thomas d’Aquin ?

le Cogito de Descartes ?

l’Infini de Malebranche ?

être Perçu ou percevoir selon Berkeley ?

le Phénomène de Husserl ?

 l’Étant de Heidegger ?

ou encore l’En-Soi de Sartre ?

 

   Et les déclinaisons pourraient se multiplier à l’envi, convoquant Nature, Esprit, cercle de la Monade, tant la manière d’exister selon Soi se teinte des myriades de facettes d’un inépuisable kaléidoscope. Il faut bien l’admettre, le tout de l’Univers qui nous entoure, tout comme notre propre univers, demeurent, par essence, énigmatiques, inconnaissables. Ce qui ne nous dispense nullement de faire un effort, de nous en approcher, de mobiliser toute la lucidité possible, sinon pour parvenir à une totale transparence, au moins être animés du souci d’écarter les ombres, de désobstruer les voiles nocturnes. C’est bien là la mesure aporétique de notre condition humaine, de notre finitude, nombreux sont les voiles qui en dissimulent l’intime nature.

   Et puis, question peut-être encore plus ardue, « être Soi », que placer comme signification sous ces mots qui ne seraient que pure complaisance, flatterie égoïque, moirure narcissique, mise en scène d’une substance mondaine dont nul ne peut sonder la réalité au motif qu’étant, par rapport à qui-nous-sommes, les Sans-distance, nous demeurons, la plupart du temps, dans une confondante immanence ?  Incapables que nous sommes de prendre l’envol au-dessus du royaume du Sujet en lequel nous baignons sans cesse, ne pouvant guère nous exonérer de nos propres racines. Constamment, il nous faudrait connaître le saut de la transcendance, la dimension ouverte de la liberté et éclairer ainsi le chemin de l’exister. Mais ceci, nous ne le pouvons que rarement, pris que nous sommes dans les mailles de la quotidienneté. Et puis, qui donc serait capable de méditer tout le jour, de contempler les Idées, de faire de sa propre pensée la proue acérée devant laquelle cèderaient la résistance du réel, son entêtement à nous aliéner ?

  

Alors, qui nommer en premier :

 

« Alter », « Ego » ?

Prééminence de l’Autre,

retrait de Soi ?

Affirmation de Soi,

dissimulation de l’Autre ?

 

   Toujours le champ d’une inquiétante dialectique au terme de laquelle, un seul des termes (Alter ou bien Ego), se donne sous la pleine lumière de la conscience. Pouvons-nous au moins, envisager la dualité Soi/Autre à titre d’égalité sous le rayonnement exact de la réalité ? Pouvons-nous faire abstraction de qui-nous-sommes afin de libérer l’Autre, lui donner acte de plein droit ? Ou bien sommes-nous si amarrés à notre Ego que la place que nous accordons à l’Alter est toujours réduite, au motif que nous craignons que son rayonnement, son aura n’altèrent ce que nous pensons être notre propre bien, le lumineux qui s’élève de nous, que nul ne pourrait atteindre. Et puis, l’Autre, nous est-il possible de toujours le recevoir à la manière d’un don, d’une offrande ? N’étant nullement des Saints qui sèmeraient de méritants lauriers sur notre chemin existentiel, nous écartons-nous suffisamment de notre voie, ménageant un site pour le Différent, l’Étranger, l’Inconnu ? Nos affinités électives, parfois, souvent, ne nous conduisent-elles à préférer telle Présence au détriment de telle autre ? Notre position éthique n’est-elle uniquement théorique, libre d’aller de-ci, de-là, dans la zone libre des concepts alors que le réel, en sa forme nécessaire, fait fondre nos plus belles résolutions comme neige au soleil ?

   Inépuisable flot d’interrogations auquel nous serions bien incapables de répondre face à l’urgence, au dénuement, aux diverses (et combien elles sont multiples !) sidérations d’Autrui. Autrui que nous orthographions volontiers avec une Majuscule, tout comme Étranger, Inconnu, s’agit-il d’une pure fantaisie calligraphique ? Ou bien ceci constitue-t-il le symbole d’une attention des plus généreuses ? Nous sommes si légitimement concernés par notre propre identité que celle des parties adverses ne se donnent guère que dans le clair-obscur de notre naturelle ambiguïté. Ce que nous voulons, dans un jet immédiat de notre fraternité, de notre magnanimité, se trouve biffé, l ’instant d’après, lorsque le moment est venu de partager, avec le Déshérité, quelque maigre provende, notre insatiable faim nous pousse, instinctivement, tel l’oiseau de proie, à nous précipiter sur ce qui, de toute éternité, nous est dû comme notre « part manquante » dont nous serions fortement étonnés qu’un Autre que nous pût en revendiquer la possession.

   Ici, tout jugement moral s’efface sous l’archaïque poussée du désir de vivre, sous la meute pressée nous enjoignant de dresser une barrière face à notre finitude. Nous pourrions ainsi, dérouler à l’envi, des heures durant, les motifs de nos justifications, avec bonne foi, sans que jamais, nous puissions nous considérer en défaut. Toujours le feu de la lucidité s’orne-t-il des ombres de l’inconscient car il va de notre sort d’avancer sur une ligne de crête cernée d’ombres et de lumière. Qui donc ne sent, au plus profond, la nature de son être en partage, être scindé, toujours, d’une belle clarté aurorale, symbole des plus évidentes promesses que l’heure hespérique vient badigeonner des désirs avant-courriers des voluptés et des desseins nocturnes inavouables ?   Comme si une ligne imaginaire mais bien réelle, une manière de raphé médian anatomique, venaient contrarier nos altruistes projets, plaquant sur nos illusions la lourde chape du Principe de Réalité, il ne demeurerait alors que l’invasive et insouciante marée de nos tentations, de nos convoitises les plus vives, ce qui s’énonce sous l’imperium du Principe de Plaisir, auquel, il faut le reconnaître, il est bien difficile de résister.

   Mais, ici, convient-il de laisser la parole à l’image qui, supposément, a beaucoup de choses à nous dire. Elle, nous ne savons qui elle est, aussi la nommerons-nous « L’Inconnue », mais aussi bien « La Distante », mais aussi bien « L’Éloignée », elle que nous ne rencontrerons donc qu’à la hauteur de l’imaginaire, que pouvons-nous en percevoir d’autre que la projection de notre propre conscience sur qui-elle-est ? En une certaine manière, sa « constitution » dépend entièrement de nous. Autrement dit elle sera notre appartenance, un simple district de la royauté de notre subjectivité. La vision que nous avons d’elle ne sera, en toute hypothèse, que notre propre regard la posant de telle façon, qui ne sera que notre façon singulière de lui accorder de l’être, de la poser face à nous avec la tonalité de nos sentiments, avec l’irrépressible force de ce qui, en langue philosophique allemande, se nomme « Stimmung », dans la pensée de Martin Heidegger dont nous proposons la définition issue des analyses de l’Encyclopédie Universalis :

  

   « Le Dasein « se trouve » toujours déjà au monde en même temps que le monde où il est. Cette découverte originelle du monde – de l’être-au-monde – s'effectue, pour Heidegger, dans la Stimmung, mot pareillement intraduisible qui signifie en même temps « vocation, résonance, ton, ambiance, accord affectif subjectif et objectif » (M. Haar). La Stimmung est à la fois comme le ton qui donne le ton de l'être-au-monde, et ce par quoi le Dasein est gestimmt, irréductiblement tenu au monde. Rattachée classiquement aux « humeurs » ou aux affects, elle est par essence imprévisible… »

  

   Des notes proposées par Michel Haar à son propos « vocation, résonance, ton, ambiance, accord affectif subjectif et objectif », nous retiendrons volontiers, comme sa marque essentielle, ‘’l’accord affectif SUBJECTIF’’ (c’est nous qui soulignons), au détriment de l’Objectif en regard de cette perception du Monde et, partant, de toute Altérité, dont, au premier chef, nous ne retenons guère que la coloration partiale, particulière, privée, au motif que notre perception des choses, en un jet immédiat est bien la NÔTRE.  Saisie que notre prisme distinctif déforme de manière à ce qu’elle corresponde à notre façon singulière d’en-visager (de donner visage) à ce Monde extérieur qui, pour devenir intérieur, doit obligatoirement subir la métamorphose que lui impose notre conscience intentionnelle. N’étant nullement tissés d’objectité, notre considération des choses éloignées (l’Autre, par essence, est toujours éloignement, horizon qui recule, lumière clignotante venue d’un énigmatique espace), notre collecte du sens ne peut jamais se réaliser qu’à l’aune de la modification, de la distorsion, du réaménagement des virtualités qui se proposent à nous. Et, il faut faire l’hypothèse qu’il est heureux qu’il en soit ainsi, la subjectivité de notre regard posant les limites de notre identité, nous déterminant en notre essence la plus singulière, ouvrant la dimension de nos conceptualisations les plus distinctives, les plus originales. Ceci se nomme « être Sujets », échapper au moutonnement pluriel de l’objectité, geste de transcendance qui nous arrache aux lois parfois contraignantes de la multitude.

   Mais revenons au contenu de l’image, confions-lui quelque signification puisée au fond même de notre ressenti particulier. Inconnue repose

 

sur ce fond de blanche retenue,

une écume, une neige, un silence,

une touche uniquement originelle,

belle en soi à cette seule mesure.

 

   Rien de vrai ne peut surgir qu’à faire fond sur cette belle neutralité, cette absence de parole, cet effacement des prédicats habituellement attachés à la catégorie du réel. Inconnue-Éloignée fait figure, face à qui-nous-sommes, à la manière d’un don subtil. Le fond blanc est le répondant de son ingénuité, sa simplicité, son innocence. Elle vient au Monde à la façon d’un simple mot, « Ève » par exemple, ne portant avec elle que cette forme édénique

 

si légère,

si discrète,

si évanescente.

 

   Å tout moment elle pourrait y retourner, se fondre à même ce Néant qui la contenait en tant que promesse de virtualité. Pour elle, rien n’a encore vraiment commencé, si bien que son pouvoir de faire phénomène de telle ou de telle manière est infini, si bien que sa propre liberté est immense, saturée de possibles sans limites.

 

En voie d’ouverture au jour.

En voie de prélude aux premiers mots du langage.

En voie d’attente des premiers frissons de l’amour.

 

   C’est cette disposition inconditionnée à tout ce qui, par hasard, pourrait se présenter, qui nous la rend plus qu’estimable, précieuse, sans doute nécessaire.

  

   Puis, venant du plus loin du non-être, quelque chose à la façon d’une faible rumeur, une vibration dans l’inaperçu, quelques lignes floconneuses, teintées de noir, ourlées de sanguine atténuée. Une venue à l’être sur le mode de la retenue. Une ligne noire brisée, sur la gauche, trace les limites de la pièce.  Distante-Éloignée paraît posée sur une couche de texture identique à ce fond silencieux dont elle provient. En réalité, comme si elle était simple effusion d’un Néant si proche, image abstraite de cet énigmatique Être que nous nous épuisons à définir, qui ne nous échappe jamais plus qu’à poursuivre son occlusion entêtée, son subtil jeu de cache-cache, sa dissimulation à même le phénomène qu’il double, autorise, s’en retirant à mesure de son apparaître.

 

Geste identique au dépliement de la rose,

un pétale en recouvre un autre,

qu’un autre pétale recouvre encore,

qu’un pétale…et ainsi, à l’infini.

 

   Dans l’approximation que nous avons d’elle, Inconnue-Distante-Éloignée, qu’elle puisse, en notre esprit, se confondre avec le lieu même de sa provenance ne doit nullement nous étonner. S’étonne-ton de ne jamais pouvoir tracer les contours de son propre Soi, d’en définir la substance, d’en tracer les qualités les plus précises ? Nullement. Il semble y avoir une manière d’équivalence

 

Être= Néant= Soi,

 

   comme si notre exister même était pure illusion, peut-être pure fascination narcissique d’une simple image vibrant sur le tain du miroir.

  

   Nous ne savons vraiment si l’attitude générale du Modèle ne contredit nullement la narration que nous avons proposée à son endroit. Sa tête reposant sur le double angle de ses bras, sa posture générale d’abandon à une « douceur de vivre », sa familière impudeur, l’exposition de l’arc rubescent de ses lèvres, le dessin de sa mince poitrine, l’exposition de son sexe, tout ceci semble affirmer un long chemin accompli entre les rives de l’existence. Certes, sans doute s’agit-il de ceci. Alors, comment justifier cette contradiction

 

naissant de sa relative appartenance au Néant,

de son bourgeonnement déjà développé

sur l’aire mondaine des choses familières ?

 

Certes il y a conflit.

Certes il y a opposition.

Certes il y a incompréhension.

 

   Et c’est bien précisément à l’aune de cette insoutenable tension que cette représentation nous parle le langage de l’inévitable aporie humaine. La herse des cheveux, à claire-voie, se donne en tant que symbole de cette antinomie.

  

La herse des cheveux voile et dévoile,

en un seul et unique geste,

 

le visage d’Éloignée,

cette sublime transcendance,

cette parution de l’Infini et de l’Absolu,

comme si une terrible polémique,

un violent combat s’installaient au cœur

même de l’Ombre/Lumière,

au cœur même de la Vie et de la Mort,

au cœur même de la Puissance et du Retrait,

au cœur même du Désir et du Renoncement.

 

   Cette image nous place au centre même de l’Absurde, au sein même du Nihilisme et notre recherche de Sens est constamment biffée par la reprise néantisante du fond blanc en lequel viennent mourir les prédicats essentiels de la Vie, ce Noir, ce Rouge qui tâchent de s’en exonérer à la hauteur de leurs tremblantes lignes. Le visage, cette Hauteur Humaine, se donnerait-il en son entier et, soudain, à la vue du Regard de ce visage, non seulement nous serions confirmés en nos êtres, nous les Voyeurs, mais elle, Inconnue-Distante-Éloignée, deviendrait la Plus-que-Présente, comblant cet insoutenable vide

 

qui sépare le Jour de la Nuit,

qui sépare l’Attente de l’Amour,

qui sépare le Mot de l’autre Mot,

comme si l’impossibilité de proférer

était l’insigne même de l’homme

réduit à Néant.

 

Y aurait-il Visage,

y aurait-il Regard,

y aurait-il Sens

 et alors Alter serait Ego

et alors Ego serait Alter,

le Multiple serait devenu Unité

et plus nulle césure,

plus nulle coupure,

plus nul hiatus

 à l’horizon des Êtres.

 

Le libre en tant

que Libre.

 

 

 

 

 

    

 

 

 

 

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4 octobre 2024 5 04 /10 /octobre /2024 08:19
Ego Alter

Peinture : Barbara Kroll

 

***

 

   « Ego Alter », sans doute plus d’un s’étonnera-t-il de l’inversion de la fameuse formule « Alter Ego ». « Un second moi, un autre moi-même », selon la définition du dictionnaire. Avant de connaître le vif du sujet, qu’il nous soit permis de citer quelques phrases extraites d’une émission de Radio-France :

  

   « La définition du dépassement de soi. (…) Rimbaud pose tout simplement la question de l'être. (…)  Qui parle quand je dis ‘je' ? Combien de voix résonnent-elles en moi ? Que veut dire d'ailleurs 'être soi' ? Et cette question que se posent tous les hommes qui se prennent pour des écrivains : 'Suis-je responsable de ce que j’écris' ? Rimbaud ne développe pas sa théorie. Il agit toujours comme cela. Il révèle des gouffres, mais ne les éclaire pas. »

   

   Bien évidemment chacun s’accordera à déceler, dans l’interrogation rimbaldienne, la dimension abyssale : ne parle-t-on de « gouffre », à son propos ? Certes c’est bien de puits sans fond, d’avens insondables, de crevasses se perdant dans la touffeur métaphysique du sol dont il s’agit avec une telle question. L’Être, en général, qui est-il :

 

l’Être sphérique de Parménide ?

l’Idée transcendante de Platon ?

l’Intuition mystique chez Plotin ?

la Substance chez Thomas d’Aquin ?

le Cogito de Descartes ?

l’Infini de Malebranche ?

être Perçu ou percevoir selon Berkeley ?

le Phénomène de Husserl ?

 l’Étant de Heidegger ?

ou encore l’En-Soi de Sartre ?

 

   Et les déclinaisons pourraient se multiplier à l’envi, convoquant Nature, Esprit, cercle de la Monade, tant la manière d’exister selon Soi se teinte des myriades de facettes d’un inépuisable kaléidoscope. Il faut bien l’admettre, le tout de l’Univers qui nous entoure, tout comme notre propre univers, demeurent, par essence, énigmatiques, inconnaissables. Ce qui ne nous dispense nullement de faire un effort, de nous en approcher, de mobiliser toute la lucidité possible, sinon pour parvenir à une totale transparence, au moins être animés du souci d’écarter les ombres, de désobstruer les voiles nocturnes. C’est bien là la mesure aporétique de notre condition humaine, de notre finitude, nombreux sont les voiles qui en dissimulent l’intime nature.

   Et puis, question peut-être encore plus ardue, « être Soi », que placer comme signification sous ces mots qui ne seraient que pure complaisance, flatterie égoïque, moirure narcissique, mise en scène d’une substance mondaine dont nul ne peut sonder la réalité au motif qu’étant, par rapport à qui-nous-sommes, les Sans-distance, nous demeurons, la plupart du temps, dans une confondante immanence ?  Incapables que nous sommes de prendre l’envol au-dessus du royaume du Sujet en lequel nous baignons sans cesse, ne pouvant guère nous exonérer de nos propres racines. Constamment, il nous faudrait connaître le saut de la transcendance, la dimension ouverte de la liberté et éclairer ainsi le chemin de l’exister. Mais ceci, nous ne le pouvons que rarement, pris que nous sommes dans les mailles de la quotidienneté. Et puis, qui donc serait capable de méditer tout le jour, de contempler les Idées, de faire de sa propre pensée la proue acérée devant laquelle cèderaient la résistance du réel, son entêtement à nous aliéner ?

  

Alors, qui nommer en premier :

 

« Alter », « Ego » ?

Prééminence de l’Autre,

retrait de Soi ?

Affirmation de Soi,

dissimulation de l’Autre ?

 

   Toujours le champ d’une inquiétante dialectique au terme de laquelle, un seul des termes (Alter ou bien Ego), se donne sous la pleine lumière de la conscience. Pouvons-nous au moins, envisager la dualité Soi/Autre à titre d’égalité sous le rayonnement exact de la réalité ? Pouvons-nous faire abstraction de qui-nous-sommes afin de libérer l’Autre, lui donner acte de plein droit ? Ou bien sommes-nous si amarrés à notre Ego que la place que nous accordons à l’Alter est toujours réduite, au motif que nous craignons que son rayonnement, son aura n’altèrent ce que nous pensons être notre propre bien, le lumineux qui s’élève de nous, que nul ne pourrait atteindre. Et puis, l’Autre, nous est-il possible de toujours le recevoir à la manière d’un don, d’une offrande ? N’étant nullement des Saints qui sèmeraient de méritants lauriers sur notre chemin existentiel, nous écartons-nous suffisamment de notre voie, ménageant un site pour le Différent, l’Étranger, l’Inconnu ? Nos affinités électives, parfois, souvent, ne nous conduisent-elles à préférer telle Présence au détriment de telle autre ? Notre position éthique n’est-elle uniquement théorique, libre d’aller de-ci, de-là, dans la zone libre des concepts alors que le réel, en sa forme nécessaire, fait fondre nos plus belles résolutions comme neige au soleil ?

   Inépuisable flot d’interrogations auquel nous serions bien incapables de répondre face à l’urgence, au dénuement, aux diverses (et combien elles sont multiples !) sidérations d’Autrui. Autrui que nous orthographions volontiers avec une Majuscule, tout comme Étranger, Inconnu, s’agit-il d’une pure fantaisie calligraphique ? Ou bien ceci constitue-t-il le symbole d’une attention des plus généreuses ? Nous sommes si légitimement concernés par notre propre identité que celle des parties adverses ne se donnent guère que dans le clair-obscur de notre naturelle ambiguïté. Ce que nous voulons, dans un jet immédiat de notre fraternité, de notre magnanimité, se trouve biffé, l ’instant d’après, lorsque le moment est venu de partager, avec le Déshérité, quelque maigre provende, notre insatiable faim nous pousse, instinctivement, tel l’oiseau de proie, à nous précipiter sur ce qui, de toute éternité, nous est dû comme notre « part manquante » dont nous serions fortement étonnés qu’un Autre que nous pût en revendiquer la possession.

   Ici, tout jugement moral s’efface sous l’archaïque poussée du désir de vivre, sous la meute pressée nous enjoignant de dresser une barrière face à notre finitude. Nous pourrions ainsi, dérouler à l’envi, des heures durant, les motifs de nos justifications, avec bonne foi, sans que jamais, nous puissions nous considérer en défaut. Toujours le feu de la lucidité s’orne-t-il des ombres de l’inconscient car il va de notre sort d’avancer sur une ligne de crête cernée d’ombres et de lumière. Qui donc ne sent, au plus profond, la nature de son être en partage, être scindé, toujours, d’une belle clarté aurorale, symbole des plus évidentes promesses que l’heure hespérique vient badigeonner des désirs avant-courriers des voluptés et des desseins nocturnes inavouables ?   Comme si une ligne imaginaire mais bien réelle, une manière de raphé médian anatomique, venaient contrarier nos altruistes projets, plaquant sur nos illusions la lourde chape du Principe de Réalité, il ne demeurerait alors que l’invasive et insouciante marée de nos tentations, de nos convoitises les plus vives, ce qui s’énonce sous l’imperium du Principe de Plaisir, auquel, il faut le reconnaître, il est bien difficile de résister.

   Mais, ici, convient-il de laisser la parole à l’image qui, supposément, a beaucoup de choses à nous dire. Elle, nous ne savons qui elle est, aussi la nommerons-nous « L’Inconnue », mais aussi bien « La Distante », mais aussi bien « L’Éloignée », elle que nous ne rencontrerons donc qu’à la hauteur de l’imaginaire, que pouvons-nous en percevoir d’autre que la projection de notre propre conscience sur qui-elle-est ? En une certaine manière, sa « constitution » dépend entièrement de nous. Autrement dit elle sera notre appartenance, un simple district de la royauté de notre subjectivité. La vision que nous avons d’elle ne sera, en toute hypothèse, que notre propre regard la posant de telle façon, qui ne sera que notre façon singulière de lui accorder de l’être, de la poser face à nous avec la tonalité de nos sentiments, avec l’irrépressible force de ce qui, en langue philosophique allemande, se nomme « Stimmung », dans la pensée de Martin Heidegger dont nous proposons la définition issue des analyses de l’Encyclopédie Universalis :

  

   « Le Dasein « se trouve » toujours déjà au monde en même temps que le monde où il est. Cette découverte originelle du monde – de l’être-au-monde – s'effectue, pour Heidegger, dans la Stimmung, mot pareillement intraduisible qui signifie en même temps « vocation, résonance, ton, ambiance, accord affectif subjectif et objectif » (M. Haar). La Stimmung est à la fois comme le ton qui donne le ton de l'être-au-monde, et ce par quoi le Dasein est gestimmt, irréductiblement tenu au monde. Rattachée classiquement aux « humeurs » ou aux affects, elle est par essence imprévisible… »

  

   Des notes proposées par Michel Haar à son propos « vocation, résonance, ton, ambiance, accord affectif subjectif et objectif », nous retiendrons volontiers, comme sa marque essentielle, ‘’l’accord affectif SUBJECTIF’’ (c’est nous qui soulignons), au détriment de l’Objectif en regard de cette perception du Monde et, partant, de toute Altérité, dont, au premier chef, nous ne retenons guère que la coloration partiale, particulière, privée, au motif que notre perception des choses, en un jet immédiat est bien la NÔTRE.  Saisie que notre prisme distinctif déforme de manière à ce qu’elle corresponde à notre façon singulière d’en-visager (de donner visage) à ce Monde extérieur qui, pour devenir intérieur, doit obligatoirement subir la métamorphose que lui impose notre conscience intentionnelle. N’étant nullement tissés d’objectité, notre considération des choses éloignées (l’Autre, par essence, est toujours éloignement, horizon qui recule, lumière clignotante venue d’un énigmatique espace), notre collecte du sens ne peut jamais se réaliser qu’à l’aune de la modification, de la distorsion, du réaménagement des virtualités qui se proposent à nous. Et, il faut faire l’hypothèse qu’il est heureux qu’il en soit ainsi, la subjectivité de notre regard posant les limites de notre identité, nous déterminant en notre essence la plus singulière, ouvrant la dimension de nos conceptualisations les plus distinctives, les plus originales. Ceci se nomme « être Sujets », échapper au moutonnement pluriel de l’objectité, geste de transcendance qui nous arrache aux lois parfois contraignantes de la multitude.

   Mais revenons au contenu de l’image, confions-lui quelque signification puisée au fond même de notre ressenti particulier. Inconnue repose

 

sur ce fond de blanche retenue,

une écume, une neige, un silence,

une touche uniquement originelle,

belle en soi à cette seule mesure.

 

   Rien de vrai ne peut surgir qu’à faire fond sur cette belle neutralité, cette absence de parole, cet effacement des prédicats habituellement attachés à la catégorie du réel. Inconnue-Éloignée fait figure, face à qui-nous-sommes, à la manière d’un don subtil. Le fond blanc est le répondant de son ingénuité, sa simplicité, son innocence. Elle vient au Monde à la façon d’un simple mot, « Ève » par exemple, ne portant avec elle que cette forme édénique

 

si légère,

si discrète,

si évanescente.

 

   Å tout moment elle pourrait y retourner, se fondre à même ce Néant qui la contenait en tant que promesse de virtualité. Pour elle, rien n’a encore vraiment commencé, si bien que son pouvoir de faire phénomène de telle ou de telle manière est infini, si bien que sa propre liberté est immense, saturée de possibles sans limites.

 

En voie d’ouverture au jour.

En voie de prélude aux premiers mots du langage.

En voie d’attente des premiers frissons de l’amour.

 

   C’est cette disposition inconditionnée à tout ce qui, par hasard, pourrait se présenter, qui nous la rend plus qu’estimable, précieuse, sans doute nécessaire.

  

   Puis, venant du plus loin du non-être, quelque chose à la façon d’une faible rumeur, une vibration dans l’inaperçu, quelques lignes floconneuses, teintées de noir, ourlées de sanguine atténuée. Une venue à l’être sur le mode de la retenue. Une ligne noire brisée, sur la gauche, trace les limites de la pièce.  Distante-Éloignée paraît posée sur une couche de texture identique à ce fond silencieux dont elle provient. En réalité, comme si elle était simple effusion d’un Néant si proche, image abstraite de cet énigmatique Être que nous nous épuisons à définir, qui ne nous échappe jamais plus qu’à poursuivre son occlusion entêtée, son subtil jeu de cache-cache, sa dissimulation à même le phénomène qu’il double, autorise, s’en retirant à mesure de son apparaître.

 

Geste identique au dépliement de la rose,

un pétale en recouvre un autre,

qu’un autre pétale recouvre encore,

qu’un pétale…et ainsi, à l’infini.

 

   Dans l’approximation que nous avons d’elle, Inconnue-Distante-Éloignée, qu’elle puisse, en notre esprit, se confondre avec le lieu même de sa provenance ne doit nullement nous étonner. S’étonne-ton de ne jamais pouvoir tracer les contours de son propre Soi, d’en définir la substance, d’en tracer les qualités les plus précises ? Nullement. Il semble y avoir une manière d’équivalence

 

Être= Néant= Soi,

 

   comme si notre exister même était pure illusion, peut-être pure fascination narcissique d’une simple image vibrant sur le tain du miroir.

  

   Nous ne savons vraiment si l’attitude générale du Modèle ne contredit nullement la narration que nous avons proposée à son endroit. Sa tête reposant sur le double angle de ses bras, sa posture générale d’abandon à une « douceur de vivre », sa familière impudeur, l’exposition de l’arc rubescent de ses lèvres, le dessin de sa mince poitrine, l’exposition de son sexe, tout ceci semble affirmer un long chemin accompli entre les rives de l’existence. Certes, sans doute s’agit-il de ceci. Alors, comment justifier cette contradiction

 

naissant de sa relative appartenance au Néant,

de son bourgeonnement déjà développé

sur l’aire mondaine des choses familières ?

 

Certes il y a conflit.

Certes il y a opposition.

Certes il y a incompréhension.

 

   Et c’est bien précisément à l’aune de cette insoutenable tension que cette représentation nous parle le langage de l’inévitable aporie humaine. La herse des cheveux, à claire-voie, se donne en tant que symbole de cette antinomie.

  

La herse des cheveux voile et dévoile,

en un seul et unique geste,

 

le visage d’Éloignée,

cette sublime transcendance,

cette parution de l’Infini et de l’Absolu,

comme si une terrible polémique,

un violent combat s’installaient au cœur

même de l’Ombre/Lumière,

au cœur même de la Vie et de la Mort,

au cœur même de la Puissance et du Retrait,

au cœur même du Désir et du Renoncement.

 

   Cette image nous place au centre même de l’Absurde, au sein même du Nihilisme et notre recherche de Sens est constamment biffée par la reprise néantisante du fond blanc en lequel viennent mourir les prédicats essentiels de la Vie, ce Noir, ce Rouge qui tâchent de s’en exonérer à la hauteur de leurs tremblantes lignes. Le visage, cette Hauteur Humaine, se donnerait-il en son entier et, soudain, à la vue du Regard de ce visage, non seulement nous serions confirmés en nos êtres, nous les Voyeurs, mais elle, Inconnue-Distante-Éloignée, deviendrait la Plus-que-Présente, comblant cet insoutenable vide

 

qui sépare le Jour de la Nuit,

qui sépare l’Attente de l’Amour,

qui sépare le Mot de l’autre Mot,

comme si l’impossibilité de proférer

était l’insigne même de l’homme

réduit à Néant.

 

Y aurait-il Visage,

y aurait-il Regard,

y aurait-il Sens

 et alors Alter serait Ego

et alors Ego serait Alter,

le Multiple serait devenu Unité

et plus nulle césure,

plus nulle coupure,

plus nul hiatus

 à l’horizon des Êtres.

 

Le libre en tant

que Libre.

 

 

 

 

 

    

 

 

 

 

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4 octobre 2024 5 04 /10 /octobre /2024 08:19
Ego Alter

Peinture : Barbara Kroll

 

***

 

   « Ego Alter », sans doute plus d’un s’étonnera-t-il de l’inversion de la fameuse formule « Alter Ego ». « Un second moi, un autre moi-même », selon la définition du dictionnaire. Avant de connaître le vif du sujet, qu’il nous soit permis de citer quelques phrases extraites d’une émission de Radio-France :

  

   « La définition du dépassement de soi. (…) Rimbaud pose tout simplement la question de l'être. (…)  Qui parle quand je dis ‘je' ? Combien de voix résonnent-elles en moi ? Que veut dire d'ailleurs 'être soi' ? Et cette question que se posent tous les hommes qui se prennent pour des écrivains : 'Suis-je responsable de ce que j’écris' ? Rimbaud ne développe pas sa théorie. Il agit toujours comme cela. Il révèle des gouffres, mais ne les éclaire pas. »

   

   Bien évidemment chacun s’accordera à déceler, dans l’interrogation rimbaldienne, la dimension abyssale : ne parle-t-on de « gouffre », à son propos ? Certes c’est bien de puits sans fond, d’avens insondables, de crevasses se perdant dans la touffeur métaphysique du sol dont il s’agit avec une telle question. L’Être, en général, qui est-il :

 

l’Être sphérique de Parménide ?

l’Idée transcendante de Platon ?

l’Intuition mystique chez Plotin ?

la Substance chez Thomas d’Aquin ?

le Cogito de Descartes ?

l’Infini de Malebranche ?

être Perçu ou percevoir selon Berkeley ?

le Phénomène de Husserl ?

 l’Étant de Heidegger ?

ou encore l’En-Soi de Sartre ?

 

   Et les déclinaisons pourraient se multiplier à l’envi, convoquant Nature, Esprit, cercle de la Monade, tant la manière d’exister selon Soi se teinte des myriades de facettes d’un inépuisable kaléidoscope. Il faut bien l’admettre, le tout de l’Univers qui nous entoure, tout comme notre propre univers, demeurent, par essence, énigmatiques, inconnaissables. Ce qui ne nous dispense nullement de faire un effort, de nous en approcher, de mobiliser toute la lucidité possible, sinon pour parvenir à une totale transparence, au moins être animés du souci d’écarter les ombres, de désobstruer les voiles nocturnes. C’est bien là la mesure aporétique de notre condition humaine, de notre finitude, nombreux sont les voiles qui en dissimulent l’intime nature.

   Et puis, question peut-être encore plus ardue, « être Soi », que placer comme signification sous ces mots qui ne seraient que pure complaisance, flatterie égoïque, moirure narcissique, mise en scène d’une substance mondaine dont nul ne peut sonder la réalité au motif qu’étant, par rapport à qui-nous-sommes, les Sans-distance, nous demeurons, la plupart du temps, dans une confondante immanence ?  Incapables que nous sommes de prendre l’envol au-dessus du royaume du Sujet en lequel nous baignons sans cesse, ne pouvant guère nous exonérer de nos propres racines. Constamment, il nous faudrait connaître le saut de la transcendance, la dimension ouverte de la liberté et éclairer ainsi le chemin de l’exister. Mais ceci, nous ne le pouvons que rarement, pris que nous sommes dans les mailles de la quotidienneté. Et puis, qui donc serait capable de méditer tout le jour, de contempler les Idées, de faire de sa propre pensée la proue acérée devant laquelle cèderaient la résistance du réel, son entêtement à nous aliéner ?

  

Alors, qui nommer en premier :

 

« Alter », « Ego » ?

Prééminence de l’Autre,

retrait de Soi ?

Affirmation de Soi,

dissimulation de l’Autre ?

 

   Toujours le champ d’une inquiétante dialectique au terme de laquelle, un seul des termes (Alter ou bien Ego), se donne sous la pleine lumière de la conscience. Pouvons-nous au moins, envisager la dualité Soi/Autre à titre d’égalité sous le rayonnement exact de la réalité ? Pouvons-nous faire abstraction de qui-nous-sommes afin de libérer l’Autre, lui donner acte de plein droit ? Ou bien sommes-nous si amarrés à notre Ego que la place que nous accordons à l’Alter est toujours réduite, au motif que nous craignons que son rayonnement, son aura n’altèrent ce que nous pensons être notre propre bien, le lumineux qui s’élève de nous, que nul ne pourrait atteindre. Et puis, l’Autre, nous est-il possible de toujours le recevoir à la manière d’un don, d’une offrande ? N’étant nullement des Saints qui sèmeraient de méritants lauriers sur notre chemin existentiel, nous écartons-nous suffisamment de notre voie, ménageant un site pour le Différent, l’Étranger, l’Inconnu ? Nos affinités électives, parfois, souvent, ne nous conduisent-elles à préférer telle Présence au détriment de telle autre ? Notre position éthique n’est-elle uniquement théorique, libre d’aller de-ci, de-là, dans la zone libre des concepts alors que le réel, en sa forme nécessaire, fait fondre nos plus belles résolutions comme neige au soleil ?

   Inépuisable flot d’interrogations auquel nous serions bien incapables de répondre face à l’urgence, au dénuement, aux diverses (et combien elles sont multiples !) sidérations d’Autrui. Autrui que nous orthographions volontiers avec une Majuscule, tout comme Étranger, Inconnu, s’agit-il d’une pure fantaisie calligraphique ? Ou bien ceci constitue-t-il le symbole d’une attention des plus généreuses ? Nous sommes si légitimement concernés par notre propre identité que celle des parties adverses ne se donnent guère que dans le clair-obscur de notre naturelle ambiguïté. Ce que nous voulons, dans un jet immédiat de notre fraternité, de notre magnanimité, se trouve biffé, l ’instant d’après, lorsque le moment est venu de partager, avec le Déshérité, quelque maigre provende, notre insatiable faim nous pousse, instinctivement, tel l’oiseau de proie, à nous précipiter sur ce qui, de toute éternité, nous est dû comme notre « part manquante » dont nous serions fortement étonnés qu’un Autre que nous pût en revendiquer la possession.

   Ici, tout jugement moral s’efface sous l’archaïque poussée du désir de vivre, sous la meute pressée nous enjoignant de dresser une barrière face à notre finitude. Nous pourrions ainsi, dérouler à l’envi, des heures durant, les motifs de nos justifications, avec bonne foi, sans que jamais, nous puissions nous considérer en défaut. Toujours le feu de la lucidité s’orne-t-il des ombres de l’inconscient car il va de notre sort d’avancer sur une ligne de crête cernée d’ombres et de lumière. Qui donc ne sent, au plus profond, la nature de son être en partage, être scindé, toujours, d’une belle clarté aurorale, symbole des plus évidentes promesses que l’heure hespérique vient badigeonner des désirs avant-courriers des voluptés et des desseins nocturnes inavouables ?   Comme si une ligne imaginaire mais bien réelle, une manière de raphé médian anatomique, venaient contrarier nos altruistes projets, plaquant sur nos illusions la lourde chape du Principe de Réalité, il ne demeurerait alors que l’invasive et insouciante marée de nos tentations, de nos convoitises les plus vives, ce qui s’énonce sous l’imperium du Principe de Plaisir, auquel, il faut le reconnaître, il est bien difficile de résister.

   Mais, ici, convient-il de laisser la parole à l’image qui, supposément, a beaucoup de choses à nous dire. Elle, nous ne savons qui elle est, aussi la nommerons-nous « L’Inconnue », mais aussi bien « La Distante », mais aussi bien « L’Éloignée », elle que nous ne rencontrerons donc qu’à la hauteur de l’imaginaire, que pouvons-nous en percevoir d’autre que la projection de notre propre conscience sur qui-elle-est ? En une certaine manière, sa « constitution » dépend entièrement de nous. Autrement dit elle sera notre appartenance, un simple district de la royauté de notre subjectivité. La vision que nous avons d’elle ne sera, en toute hypothèse, que notre propre regard la posant de telle façon, qui ne sera que notre façon singulière de lui accorder de l’être, de la poser face à nous avec la tonalité de nos sentiments, avec l’irrépressible force de ce qui, en langue philosophique allemande, se nomme « Stimmung », dans la pensée de Martin Heidegger dont nous proposons la définition issue des analyses de l’Encyclopédie Universalis :

  

   « Le Dasein « se trouve » toujours déjà au monde en même temps que le monde où il est. Cette découverte originelle du monde – de l’être-au-monde – s'effectue, pour Heidegger, dans la Stimmung, mot pareillement intraduisible qui signifie en même temps « vocation, résonance, ton, ambiance, accord affectif subjectif et objectif » (M. Haar). La Stimmung est à la fois comme le ton qui donne le ton de l'être-au-monde, et ce par quoi le Dasein est gestimmt, irréductiblement tenu au monde. Rattachée classiquement aux « humeurs » ou aux affects, elle est par essence imprévisible… »

  

   Des notes proposées par Michel Haar à son propos « vocation, résonance, ton, ambiance, accord affectif subjectif et objectif », nous retiendrons volontiers, comme sa marque essentielle, ‘’l’accord affectif SUBJECTIF’’ (c’est nous qui soulignons), au détriment de l’Objectif en regard de cette perception du Monde et, partant, de toute Altérité, dont, au premier chef, nous ne retenons guère que la coloration partiale, particulière, privée, au motif que notre perception des choses, en un jet immédiat est bien la NÔTRE.  Saisie que notre prisme distinctif déforme de manière à ce qu’elle corresponde à notre façon singulière d’en-visager (de donner visage) à ce Monde extérieur qui, pour devenir intérieur, doit obligatoirement subir la métamorphose que lui impose notre conscience intentionnelle. N’étant nullement tissés d’objectité, notre considération des choses éloignées (l’Autre, par essence, est toujours éloignement, horizon qui recule, lumière clignotante venue d’un énigmatique espace), notre collecte du sens ne peut jamais se réaliser qu’à l’aune de la modification, de la distorsion, du réaménagement des virtualités qui se proposent à nous. Et, il faut faire l’hypothèse qu’il est heureux qu’il en soit ainsi, la subjectivité de notre regard posant les limites de notre identité, nous déterminant en notre essence la plus singulière, ouvrant la dimension de nos conceptualisations les plus distinctives, les plus originales. Ceci se nomme « être Sujets », échapper au moutonnement pluriel de l’objectité, geste de transcendance qui nous arrache aux lois parfois contraignantes de la multitude.

   Mais revenons au contenu de l’image, confions-lui quelque signification puisée au fond même de notre ressenti particulier. Inconnue repose

 

sur ce fond de blanche retenue,

une écume, une neige, un silence,

une touche uniquement originelle,

belle en soi à cette seule mesure.

 

   Rien de vrai ne peut surgir qu’à faire fond sur cette belle neutralité, cette absence de parole, cet effacement des prédicats habituellement attachés à la catégorie du réel. Inconnue-Éloignée fait figure, face à qui-nous-sommes, à la manière d’un don subtil. Le fond blanc est le répondant de son ingénuité, sa simplicité, son innocence. Elle vient au Monde à la façon d’un simple mot, « Ève » par exemple, ne portant avec elle que cette forme édénique

 

si légère,

si discrète,

si évanescente.

 

   Å tout moment elle pourrait y retourner, se fondre à même ce Néant qui la contenait en tant que promesse de virtualité. Pour elle, rien n’a encore vraiment commencé, si bien que son pouvoir de faire phénomène de telle ou de telle manière est infini, si bien que sa propre liberté est immense, saturée de possibles sans limites.

 

En voie d’ouverture au jour.

En voie de prélude aux premiers mots du langage.

En voie d’attente des premiers frissons de l’amour.

 

   C’est cette disposition inconditionnée à tout ce qui, par hasard, pourrait se présenter, qui nous la rend plus qu’estimable, précieuse, sans doute nécessaire.

  

   Puis, venant du plus loin du non-être, quelque chose à la façon d’une faible rumeur, une vibration dans l’inaperçu, quelques lignes floconneuses, teintées de noir, ourlées de sanguine atténuée. Une venue à l’être sur le mode de la retenue. Une ligne noire brisée, sur la gauche, trace les limites de la pièce.  Distante-Éloignée paraît posée sur une couche de texture identique à ce fond silencieux dont elle provient. En réalité, comme si elle était simple effusion d’un Néant si proche, image abstraite de cet énigmatique Être que nous nous épuisons à définir, qui ne nous échappe jamais plus qu’à poursuivre son occlusion entêtée, son subtil jeu de cache-cache, sa dissimulation à même le phénomène qu’il double, autorise, s’en retirant à mesure de son apparaître.

 

Geste identique au dépliement de la rose,

un pétale en recouvre un autre,

qu’un autre pétale recouvre encore,

qu’un pétale…et ainsi, à l’infini.

 

   Dans l’approximation que nous avons d’elle, Inconnue-Distante-Éloignée, qu’elle puisse, en notre esprit, se confondre avec le lieu même de sa provenance ne doit nullement nous étonner. S’étonne-ton de ne jamais pouvoir tracer les contours de son propre Soi, d’en définir la substance, d’en tracer les qualités les plus précises ? Nullement. Il semble y avoir une manière d’équivalence

 

Être= Néant= Soi,

 

   comme si notre exister même était pure illusion, peut-être pure fascination narcissique d’une simple image vibrant sur le tain du miroir.

  

   Nous ne savons vraiment si l’attitude générale du Modèle ne contredit nullement la narration que nous avons proposée à son endroit. Sa tête reposant sur le double angle de ses bras, sa posture générale d’abandon à une « douceur de vivre », sa familière impudeur, l’exposition de l’arc rubescent de ses lèvres, le dessin de sa mince poitrine, l’exposition de son sexe, tout ceci semble affirmer un long chemin accompli entre les rives de l’existence. Certes, sans doute s’agit-il de ceci. Alors, comment justifier cette contradiction

 

naissant de sa relative appartenance au Néant,

de son bourgeonnement déjà développé

sur l’aire mondaine des choses familières ?

 

Certes il y a conflit.

Certes il y a opposition.

Certes il y a incompréhension.

 

   Et c’est bien précisément à l’aune de cette insoutenable tension que cette représentation nous parle le langage de l’inévitable aporie humaine. La herse des cheveux, à claire-voie, se donne en tant que symbole de cette antinomie.

  

La herse des cheveux voile et dévoile,

en un seul et unique geste,

 

le visage d’Éloignée,

cette sublime transcendance,

cette parution de l’Infini et de l’Absolu,

comme si une terrible polémique,

un violent combat s’installaient au cœur

même de l’Ombre/Lumière,

au cœur même de la Vie et de la Mort,

au cœur même de la Puissance et du Retrait,

au cœur même du Désir et du Renoncement.

 

   Cette image nous place au centre même de l’Absurde, au sein même du Nihilisme et notre recherche de Sens est constamment biffée par la reprise néantisante du fond blanc en lequel viennent mourir les prédicats essentiels de la Vie, ce Noir, ce Rouge qui tâchent de s’en exonérer à la hauteur de leurs tremblantes lignes. Le visage, cette Hauteur Humaine, se donnerait-il en son entier et, soudain, à la vue du Regard de ce visage, non seulement nous serions confirmés en nos êtres, nous les Voyeurs, mais elle, Inconnue-Distante-Éloignée, deviendrait la Plus-que-Présente, comblant cet insoutenable vide

 

qui sépare le Jour de la Nuit,

qui sépare l’Attente de l’Amour,

qui sépare le Mot de l’autre Mot,

comme si l’impossibilité de proférer

était l’insigne même de l’homme

réduit à Néant.

 

Y aurait-il Visage,

y aurait-il Regard,

y aurait-il Sens

 et alors Alter serait Ego

et alors Ego serait Alter,

le Multiple serait devenu Unité

et plus nulle césure,

plus nulle coupure,

plus nul hiatus

 à l’horizon des Êtres.

 

Le libre en tant

que Libre.

 

 

 

 

 

    

 

 

 

 

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26 septembre 2024 4 26 /09 /septembre /2024 08:56
De quel signe êtes-vous le visage ?

Photographie : Léa Ciari

 

***

 

   Mais qui donc pourrait sérieusement dire que l’Autre n’est nullement mystère, étrangeté et ceci même dans la plus verticale des énigmes qui se puisse imaginer ? Pensez à l’une de ces contrées éloignées, à la densité d’une illisible forêt pluviale ; pensez à ces vastes steppes où rien ne se distingue de rien ; pensez à ces vastes archipels océaniques, à leur scintillement infini de minuscules ilots et vous aurez une idée assez exacte de cette « essence sauvage » que sont Celui-Celle-qui-vous-font-face, comme si vous aviez une charade à la forme cryptée, un rébus ne dévoilant pas la phrase complète que vous recherchez, un cruel Jeu de l’Oie dont vous ne connaîtriez que les sombres geôles, les puits vertigineux, les arches des ponts sous lesquelles vous attendriez qu’une âme charitable vînt enfin vous délivrer de vos arbustives angoisses. L’Autre est toujours, par définition, le Tout Autre, l’absolue extravagance et il s’en faudrait de peu que vous ne l’halluciniez à la manière du Néant lui-même. Mais avouez-le, le Néant vous attire et nous ne résistez à son aimantation qu’à vouloir, encore une fois, éprouver le frisson de l’exister : « Bourreau, une minute s’il te plaît ! ».

   Disons, c’est un matin d’automne avec son cortège de pluie et son fin brouillard. C’est pareil à un écran dépoli sur lequel vous projetteriez vos fantasmes, allumeriez le feu assourdi de vos désirs, lanceriez la fronde de vos projets les plus fous et, aussi bien, ceux qui, avortés avant même d’être nés, vous reconduiraient dans une espèce de bogue à l’abri de laquelle vous végéteriez infiniment. Alors vos idées auraient la consistance du coton et de l’étoupe, la rugosité de la tunique de la chrysalide, tout à la fois une stimulation, tout à la fois un frein. Impression de penser à vif que l’instant d’après métamorphoserait en une sorte de langoureuse léthargie identique à celle que vous éprouviez, inconscient de-qui-vous-étiez, dans la touffeur prénatale de votre liquide amniotique. Un genre de rêve éveillé avec de soudaines fulgurations suivies de lignes obscures, de zébrures instinctives si proches de l’amorphe et de l’indéterminé de l’arc réflexe, une pure décharge biologique sans substrat de conscience. Une pensée « animale » si vous voulez. Une pensée de rhizome et de racine. Car, oui, il vous faut régresser jusqu’à cette posture pulsionnelle, irréfléchie, de manière à entrer en contact avec cette image à peine sortie de son bain révélateur, un essai de mince profération sur l’étroite meurtrière du Monde.

   Car l’on ne peut aborder toute chose qu’à l’aune de ce qui lui est semblable, qu’à l’aune de ce qui est rythmiquement accordé, de ce qui consent à faire écho, à naviguer de concert. Autrement dit, être Fou face à l’Autiste, être Musicien face à la Symphonie, être mesure Esthétique face à l’Œuvre peinte. Maintenant, il nous faut avancer dans l’image, à tâtons, les mains tendues vers l’avant, comme celles des aveugles, le pied hésitant comme celui du Fildefériste, les doigts tremblants comme ceux de l’Alchimiste au bord de la Pierre Philosophale. Nous progresserons dans l’image selon les perspectives essentielles qui en configurent la troublante présence.

   D’abord le Nocturne. Côté gauche (celui, symboliquement du Passé), partie basse (celui, symboliquement de l’esprit encore posté dans les limbes), tout se donne dans la complexité de l’ombre précédent l’aube, une matière dense, compacte, une substance entièrement onirique, toutes choses en lesquelles « Apparition » (le nom du Modèle) se noie, manière d’Ophélie encore arrimée au motif blanc de sa persistance en l’être. Car, oui, le désespoir s’auréole encore d’une touche de lumière, certes faible, mais de lumière entretenant le lumignon de la vie. Ici, nul affrontement dialectique qui poserait la violence d’un noir jouxtant, ou plutôt percutant le blanc. Non, tout est dans le glissement, la médiation, le passage progressif d’une Nuit à un Jour de possible ouverture.

   Ensuite, Sépia, cette teinte qui n’en est pas réellement une, mixte de nuit, de feuille morte, de rouille, sépia donc nous demande d’être attentifs, à la façon des cartes postales anciennes, au motif d’une laineuse réminiscence en laquelle trouver plus d’un motif de satisfaction. Le traitement de la photographie, de facture éminemment archaïque (on dirait un bourgeonnement de suif avec ses larmes résineuses), incline à une émouvante nostalgie. Une personne adulte pourrait y retrouver les pierres semées sur le chemin de l’enfance, un jeu, une rencontre, une farandole, un cadeau, un jour marqué d’une pierre blanche.  Les choses, plutôt que de sombrer en un vif désespoir, s’ourlent de figures souples, issues, semble-t-il, de la vitre bombée d’un chromo d’autrefois avec la vision attendrissante qu’on porte sur lui. C’est bien ceci le caractère tendre, délicieux du temps jadis : le souvenir d’une modeste chambre, ses rideaux de tulle aux fenêtres, ses pacifiques odeurs d’encens et de papier d’Arménie mêlées, sa lumière de lanterne magique, ses images tressautant sur le linge blanc du cinéma d’antan, avec ses mouchetures, ses stries, ses aimables griffures et une douceur au ventre disant le rare du moment.

   Puis le Blanc, le blanc qui se dit selon la touche d’écume que vient modérer la feuillée d’une cendre, la lisse empreinte d’un étain. Le blanc pur est bien trop vif qui entaille et creuse ses failles dans le fragile derme des yeux. C’est un blanc à peine sorti du fourreau natif qui l’enserre, une teinte crénelée des tentures du Néant, une suppliante demande de faire effraction sur la scène visible de ce-qui-est, de ce qui, faisant phénomène aux yeux des Existants, s’affirme en tant que précieux de nouveauté et de futures promesses. Le blanc est celui de la vêture, cette protection du corps, cette enveloppe de la nudité.

   Cette dernière, la nudité, est toute proche puisque la naissance a eu lieu dans l’instant même, à peine éclipsé, du bain révélateur. Mais, « révélateur » de quoi ? Mais, bien évidemment de l’être en son effusion naturelle, le déplissement des yeux, l’accomplissement de ce-qui-vient-en-présence, annonce le futur en lequel semer sa graine et faire de Soi, cette belle et unique récolte qui porte pour nom, « aujourd’hui », « temps », « amour », « peine » et tant d’autres événements de la confondante et plurielle aventure humaine. C’est ainsi, l’archaïque, l’encore à peine révélé, ce qui se dissimule dans les coulisses, tout ceci s’auréole d’une beauté infiniment vacante à la mesure du regard que nous saurons porter en vérité face à ce qui fait écho, à ce qui vibre et attend, dans l’impatience, la seconde de son éclosion. En réalité, cette image qui, en première intention, pourrait se révéler telle une fermeture, porte en elle une lumineuse clairière prête à se dévoiler, à s’éployer dans toutes les directions de l’espace.

   Puis les Signes, oui, les Signes, partout répandus, si fascinants, si magnétiques au simple motif qu’ils nous interrogent au plus profond, à la hauteur de leur insolite manifestation. On croit les posséder, les placer tels des objets familiers sur une étagère, mais bien vite s’aperçoit-on qu’ils se sont dissimulés dans la moiteur de leur inouïe polysémie. On voulait en déchiffrer les boucles et les spirales, approcher de l’intérieur la chair supposée vibrante dont ils sont faits et, ne demeurent, en toute hypothèse, que cette manière d’éparpillement, d’incohésion, de pêle-mêle qui nous plongent dans l’embarras, nous contraignant, seulement, à en en lire la fuyante réalité. Mais plutôt que de progresser dans la nuit des signes, nous est-il demandé d’en percevoir l’étonnante mesure rapportés, ces signes, à la dimension de l’humain. Citer encore une fois (bis repetita dans ma tâche d’écriture), cette assertion du Poète Hölderlin dans « Mnémosyne » :

 

« Un signe nous sommes, privé de sens … »

 

   Nous appliquant à décrypter ce qui, dans l’assertion poétique, vient au jour, nous ne tarderons guère à saisir l’évidente réverbération se produisant en nous, l’immédiate perception de notre intime valeur de signes, ces « marques distinctives » (étymologiquement parlant) se donnant telle la dimension abyssale de notre être. Ici, nécessité de se reporter à la représentation d’Apparition telle qu’en elle-même elle fait signe, depuis la noirceur néantisante sur laquelle elle fait fond.

 

Signe du visage à la renverse,

essai de retour

 à la matrice primordiale ?

Signe de la double nappe des cheveux

qui encagent le visage,

essai de proférer des mots

d’une possible origine,

ils seraient dans la peine de paraître,

comme sidérés de clarté ?

Signe du linge blanc qui enserre le corps,

essai de montrer son aliénation, du corps,

en la tunique pareille au fourreau

de bandelettes de la momie ?

Signe du bras tendu en direction

des glyphes du réel, essai de saisir ce qui,

peut-être, demeure hors de portée :

l’Autre, l’Amour, la Beauté ?

Signes du mur, du mur

fondement de l’exister,

signes en forme d’initiales ‘C’ + ‘S’ :

essai de prononcer la promesse d’union,

celle d’envisager l’hymen

en sa persistance absolue ?

Puis le signe presque invisible d’un ‘X’,

essai de biffure en croix

de tout ce qui vient à l’existence ?

Puis le signe plus affirmé d’un ‘P’

en tant que blancheur,

essai d’affirmer

l’hypothétique Paix

à l’horizon du Monde ?

  

   Nous comprenons la validité de l’énoncé hölderlinien, il sonne comme pourrait le faire l’immense aporie humaine, l’illisible des choses et des êtres, leur infinie pullulation, l’empêchement, toujours, d’en connaître l’essentielle signification car tout est en fuite de soi, puis, pour finir, la révélation en forme de couperet de l’invincible finitude.

   Afin de faire dans l’originalité et, bien évidemment dans la tautologie, nous pourrions suggérer que cette image est belle parce qu’elle est belle. Cette hésitante formulation rejoindrait notre déroute, notre désarroi devant la sourde mutité des présences humaines, alimentées, en écho, par le sombre destin aphasique des choses. Ici, la beauté, à l’évidence, est l’étrange fiancée du tragique. Et ceci s’inscrit, avec une violence certaine, dans notre condition éminemment mortelle. Ce qui est paradoxal à plus d’un titre : le divertissement, la pratique de la fête, les carnavals, les manifestations dionysiaques, en raison même de « l’insoutenable légèreté de l’être » qu’ils mobilisent, ne débouchent jamais que sur de l’agrément, de la séduction, de la parure, toutes choses apparaissant en tant qu’atténuation, amoindrissement du Beau.

   Le Beau exige davantage, le plus souvent un recueil en soi, l’adoption d’une posture apollinienne, le retrait volontaire en une sorte de désert, un genre d’ascétisme si vous voulez, la pratique d’un travail sur Soi, la poursuite d’une longue méditation-contemplation. La belle eau de source ne surgit qu’à se confier à la discrétion des ombrages, à surgir du creux même qui l’abrite, à se révéler dans la minutie, le pointillisme d’une lumière rare, à l’abri des trop vives clartés et des regards inquisiteurs.

 

Cette photographie est de cette nature :

elle demande la vive attention,

la posture affective,

le souple arc-en-ciel des égards,

la limpidité de la retenue.

Elle demande l’adoption,

tout en légèreté,

du geste du Souffleur

 isolé dans sa boîte,

le murmure des signes

à l’orée des choses :

la Beauté !

 

 

 

 

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23 septembre 2024 1 23 /09 /septembre /2024 09:47
Fruit-Passion

 

Peinture : Barbara Kroll

 

***

 

      Savez-vous combien il est étrange de parler à une image, de surcroît à une image qui ne dévoile de soi que ce mince fragment ?  Ce faisant, vous m’obligez, « Fruit-Passion », à me réduire, moi aussi, à ce fragile intervalle, à cette dimension microscopique de l’espace en lequel vous paraissez vous confondre dans une manière de joie rayonnante, bien que dissimulée aux yeux des Curieux et des Inquisiteurs. Je suis sûr que vous avez conscience, en votre for intérieur, du trouble que vous diffusez auprès de vos hypothétiques Adorateurs. Car, à ne paraître que dans le détail, vous suscitez, en l’Autre, ce singulier appétit de possession sans lequel, du reste, l’existence ne serait que cet horizon plat, sans autre perspective que son évident coefficient de nullité. Montrer le double bourrelet de vos lèvres carminées, dévoiler une partie de votre visage d’albâtre, afficher la superposition de vos mains en un rapide trait de graphite, c’est ouvrir la boîte de Pandore, sinon de tous les vices, du moins allumer en vos Admirateurs secrets, la flamme de quelque convoitise dont l’extinction ne pourrait jamais résulter de votre don, fût-il sacrificiel, fût-il volontaire.

   Mais je ne vais plus avant bâtir de château en Espagne, préférant à ces diaphanes mythologies, mobiliser les pouvoirs de mon imaginaire. Vous en serez le centre et la périphérie, tant, depuis votre découverte, vous occupez l’entièreté de mon attention, la totalité de mes plus vifs intérêts. Comment pourrait-il en être autrement, vous dont la brusque apparition (s’agit-il d’un rêve ou bien de la réalité ?), a colonisé le champ de mon attention, au point que nul autre sujet que Vous n’y pourrait trouver de place à sa mesure ?

   Mais d’abord, penchons-nous, d’un commun souci, sur ce nom de baptême (je n’ai nullement cherché, il s’est imposé à moi avec la force des évidences !), « Fruit-Passion » dont je ne m’étonnerai guère que vous ne le trouviez bizarre, tronqué en quelque sorte au motif que votre propre énonciation se fût soldée par « Le Fruit de la Passion », en sa forme la plus directement canonique. Cependant vous ne serez pas sans savoir que l’élision de ces petits mots-outils, « de », « la », trouve sa nécessité de correspondre à qui-vous-êtes, une partition du réel, une bribe extraite d’un tout. Et puis cette condensation, cette cristallisation de la formule présentent l’immense avantage d’aller sans délai à votre essence, à savoir la belle rutilance, l’épanouissement du fruit, lesquels ne peuvent faire signe qu’en direction de ce désir dont ils sont investis depuis le secret même de leur nature.

Fruit-Passion

Et, ici, je ne résiste pas au plaisir de rapprocher votre image de celle de ce merveilleux fruit. Et que ce fruit provienne en droite ligne de la passion de Jésus, ne vous exonère nullement d’en recevoir le bel emblème, fussiez-vous athée. Son cercle parfait à la teinte Falun sur lequel joue une douce lumière, son derme intérieur d’écume contre lequel se rassemble le peuple de ses graines jaune-orangé, tout ceci annonce une plénitude, une libre disposition à la vie, la gratuité d’un don sans égal que je vous attribue sans l’ombre d’un doute. Mais il me plait d’ajouter à votre seule description quelques-unes des valeurs lexicales attachées à qui-vous-êtes en votre aspect de « Passion ».

   D’abord « Élan », cette manière de saut que vous suscitez au motif de votre soudaine apparition. On parle bien des « élans du cœur », alors ceci n’est rien moins que naturel. N’enclencheriez-vous que l’immobilité et alors on vous dirait froide, sinon glaciale, ce qu’en toute hypothèse vous ne sauriez être.

   Puis « Attachement », comme si, vous ayant aperçue, nul ne pourrait prendre de distance de qui-vous-êtes, sauf à se condamner à errer dans sa peau d’infinie tristesse.

   Puis « Aveuglement » qui, sans doute, viendrait de la diffusion solaire dont vous êtes le point focal, cette intense luminescence trouant les yeux de quiconque s’y frotte.

   Puis « Exaltation », en raison même de l’arraisonnement dont vous seriez la source, auquel je ne saurais me soustraire, ma volonté s’employât-elle à en déjouer le fascinant piège.

   Puis « Fureur », pour porter à son acmé les sentiments qui vous seraient destinés, lesquels ne sauraient se satisfaire d’une retenue, d’une modération.

   Alors soyez assurée d’une chose : en moi je pourrais loger ce sublime chaos qui aurait pour étrange nom composé « Élan-Attachement-Aveuglement-Exaltation-Fureur », ceci sans même qu’un quelconque remords ne vînt en réduire la belle efflorescence, la magnifique incandescence.  Je ne doute guère que ma fascination de vous ne prête à sourire, à moins que ma persistance à vous halluciner telle une exception ne flatte votre ego, n’alimente votre naturel caprice. Certes, vous me trouverez désemparé, flottant en permanence de Charybde en Scylla, tantôt admiratif de votre aura, tantôt au bord de quelque désespoir s’appuyant sur la figure de votre absence.

 

« Souvent femme varie, bien fol est qui s’y fie »,

 

   affirmait François 1° et je crois qu’ici la formule pourrait s’inverser, me situant au centre du jeu, balloté entre mes puissances et mes dérisoires faiblesses, genre d’épouvantail flottant au gré de quelque rapide aquilon, si bien que je pourrais énoncer sans quelque risque de fausseté :

 

« Souvent je varie, bien folle seriez-vous de vous fier à moi. »

 

   Certes, la formule est un brin « tarabiscotée », néanmoins elle répond à mon actuel état d’âme, une manière d’infini flottement onirique tout autour de votre image, genre de phalène brûlant ses ailes au contact de la flamme. Ne vous moquez pas, ma stupeur est inversement proportionnelle à l’étroit motif de votre représentation. 

 

   Et, puisque allusion est faite à votre peu de surface, à votre si exiguë présence, à votre être en partance de qui-il-est, bien plus que de s’affirmer positivement dans la vaste clairière du Monde, obligation m’est faite, afin de saisir le feu follet de votre passage, de procéder à une description analogique et, à cette fin, c’est bien l’image de l’arbre qui vient, naturellement, se superposer à la vôtre, en redoubler en quelque sorte l’effectuation. Imaginez donc ceci : vous êtes un arbre à l’horizon, par exemple un de ces chênes majestueux aux larges ramures, tels que rencontrés dans le climat océanique du sud de la blanche Albion. Vous êtes une manière de totalité, comme si votre souveraineté pouvait emplir l’entièreté de la dimension universelle. Vous voir, c’est voir le Monde en son infinie plénitude. Tous les Humains sont placés sous le rayonnement, l’aura que vous diffusez à l’envi, tous les Humains sont placés sous votre aimantation, leur fascination est grande. Mais, maintenant, il nous faut procéder à rebours de votre évidente présence, chercher dans les parties qui vous constituent tout ce qui pourrait être ôté sans que l’effectivité de votre nature n’en soit réellement atteinte, se mettre en quête de ce plus petit dénominateur commun au terme duquel vous apparaîtriez encore, telle que vous êtes en substance :

 

une manière d’infinité résultant

de l’assemblage de milliers de finités

dont aucune, cependant, ne vous condamne

 à être biffée de l’horizon du Monde.

  

   Vous dévêtir méticuleusement, écarter la plupart de vos prédicats les plus visibles, vous réduire, si je puis oser, « à la portion congrue », sans pour autant vous priver d’âme, ce principe foncier au gré duquel vous apparaissez telle qu’en vous-même. Fruit-Passion en tant que Chêne, il me plaît de vous priver de vos feuilles (vos bijoux, vos apparats, vos « faux-semblants »), de vous dénuer de vos branches (figuration de vos membres), de vous déposséder de votre écorce (écho de votre peau), certes ceci ne saurait être que symbolique et loin de moi l’idée de vous métamorphoser en ces « écorchés » de salles d’anatomie qui n’ont plus guère quoi que ce soit d’humain. Notre voyage vers le dépouillement, le dénuement, c’est seulement un transport imaginaire, une pure fantaisie et vous comprendrez aisément que votre présence pleine et entière me soit un grand réconfort. Le contraire dans son pli de réel ne pourrait être le lieu que de ma constante et irrémissible affliction.

   Mais poursuivons votre effeuillement. L’aubier enlevé (sans doute les ressources de votre psychologie), il ne demeure que ce vif duramen qui est votre essence même, cette mesure inaliénable de qui-vous-êtes. Et, voyez-vous, j’ai pu, sans dommages, vous priver de membres et de peau et, cependant, quelque chose a résisté à mon entreprise d’effacement, d’abolition : votre visage (cet infini, cette large mesure à elle-même son propre mystère), nullement son entièreté et, peut-être ceci vous paraîtra-t-il étonnant, mais je vais expliquer et décrire. Le fond sur lequel vous paraissez est noir dense, impénétrable. Sur ce fond pareil à la trace d’une énigme : le blanc-Colombine d’une peau dont la neutralité fait penser à quelque masque de mime : la rudesse d’un plâtre, l’opaque d’une chose qui ne veut nullement qu’on en dévoile le secret. Puis le treillis presque invisible de deux mains assemblées. Jusqu’à présent vous êtes Mystérieuse-plus-que-Mystérieuse, un simple reflet du Néant si cette image du Vide et de l’Absence ne vous affecte d’une manière trop sensible. Et au milieu de tout ce qu’il me faut bien nommer « désolation »,

 

la déflagration de l’arc rubescent

de vos lèvres,

un surgissement purpurin,

le chant aigu de rubis porté

à son feu intérieur,

l’exhaussement d’une clameur,

la trace vivante du sang,

un bourgeonnement solaire

de fin de crépuscule.

 

La double éminence pourpre de vos lèvres

s’ouvre sur l’ivoire de vos incisives,

l’ivoire de vos incisives s’ouvre

sur la possibilité toujours réelle

de la profération d’une Parole.

La Parole se donne comme

superbe tremplin des significations.

 

   Elles, les significations, tressent l’insigne éploiement de ce qui, venant en présence, nous conforte en notre essentielle solitude. Vous qui, jusqu’ici, au motif de signes biffés, demeuriez une manière d’ouate impréhensible, voici que votre corps prend consistance, qu’il naît de ce simple fragment de la bouche (est-ce une bouche de Lumière effaçant les traits néantisants de la « Bouche d’Ombre », Homme ou Femme perdus entre deux infinis, le Gouffre et le Ciel, vie partout répandue, alors que la mort est partout présente ?), sachez combien, toujours, la vie ne s’élève qu’à s’extraire des mors du Néant. Et sachez aussi que cette belle tache carmin, l’intime confidence de vos lèvres m’arrache à moi-même, instille en mon âme le trait brillant d’un possible espoir.

  

   Peut-être, qu’en l’instant de mon écriture, je ne vis que de vous connaître et, à défaut de vous posséder dans le rythme même de votre belle incarnation, vous vous donnez avec toute la plénitude dont vous êtes capable,

 

goutte de pluie se donnant au nuage,

nuage se donnant au ciel,

ciel se donnant en cette aire infinie

qui est son juste repos

tout comme il est le nôtre.

 

Aussi, fût-ce à titre de fragment,

de pièce d’un puzzle se perdant

dans les mailles du jeu humain,

persistez en votre être,

ceci est persistance du mien !

 

Fruit,

Passion,

en deux mots

l’absoluité d’une

hypothétique félicité !

 

 

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