« Le Bien et le Mal »
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Entreprise quasiment impossible que de traiter du problème du Bien et du Mal en un si bref article. Tellement de présupposés éthiques, tellement de postures métaphysiques illisibles, tellement de profondeurs philosophiques relevant de l’ordre de la liberté, et, conséquemment, du problème général de l’aliénation. La finalité de ce texte est d’instaurer un dialogue déjà entamé avec mon Ami Emmanuel Szwed.
Mon extrait publié sur Facebook :
« le Mal est le lot le plus profond de l’humanité »
« Voici quelques considérations qui, d’emblée, faute de convaincre qui que ce soit, seront cependant de nature à désobstruer la complexité sinon la confusion de la situation. Depuis au moins son enfance, je crois, « Inclinée à la Tendresse », cultivait l’étrange pressentiment que le Mal est le lot le plus profond de l’humanité, que le Bien, en regard, n’est jamais qu’un reflux du Mal, une mise à l’abri, une dissimulation, ce sombre Mal étant toujours prêt à ressurgir d’une simple altercation entre deux Vivants, d’une dispute amoureuse, d’une simple divergence sur le sexe des anges, sur les pouvoirs thérapeutiques des Simples, d’un quelconque porte-à-faux en matière de goûts divergents, et, bien évidemment, ne parlons pas des luttes sanglantes fomentées par la scission irréversible s’installant entre les Défenseurs de tel ou de tel dogme.
Donc le Mal en tant que Mal plus fort
que le Bien en tant que Bien
Si bien que sous chaque pétale soyeux de rose, dort dans le plus grand secret mais sur le qui-vive, le dard du Mal toujours disposé à frapper, quel que soit le « Belligérant » ou désigné tel qui passe à sa portée. Imaginez une manière de ressort tendu, un piège armé, une couleuvrine ou une serpentine fourbissant leur bouche à feu, cordon allumé dans l’attente du prochain assaut. »
Le commentaire d’Emmanuel Szwed :
« Cher Jean-paul. Une question me taraude depuis longtemps. Elle rejoint aussi tes propos sur la vague. Le va-et-vient de la poésie comme reflet de la condition humaine. Le bien et le mal des époques ; les sombres comme celles les plus glorieuses. Le bien et le mal des sociétés. Avec les montées des extrêmes droites partout et des comportements grégaires depuis toujours, en rappel des peuples barbares et de l'humanité qui se déchire sans cesse dans les guerres, je lutte moi-même contre mon propre désespoir en me disant toujours ceci : que si l'humanité grandit toujours en nombre comme en certains progrès matériels comme philosophiques, c'est sans doute que le bien reste plus fort que le mal : sans collaboration nous ne serions pas arrivés là ! Pour autant, c'est la nature qui nous fait vivre que nous détruisons aujourd'hui, et les humains recommencent à se déchirer pour survivre. Sommes-nous allés trop loin. Espérons alors que le bien soit et reste en nous plus fort que le mal. Il nous faut encore beaucoup apprendre, beaucoup de patience à écouter l'autre comme ce qui nous entoure. Faire que le bien devienne ou fasse partie définitivement de nos gènes. Bien à toi. »
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Quelques prémisses introduisant à une réflexion sur le Bien et le Mal
Le Bien : définition philosophique selon « Wikipédia » :
« Employé comme nom en métaphysique, le Bien désigne ce qui est absolument désirable. Il est donc partie liée au désir, et plus particulièrement au désir défini comme positivité, c’est-à-dire comme générateur de valeur – et non ici comme négativité, comme manque. »
« Le Vrai, le Bien, le Beau, les fameux transcendantaux, sont trois dimensions indispensables à la croissance de la vie intérieure. » « La Nef »
Commentaire : Au regard de sa pure positivité, le Bien rayonne en direction de ce qui lui est homologue : Le Vrai, Le Beau.
Le Mal : définition philosophique selon « Philosophie Magazine » :
« Pour démêler ce que ce terme se plaît malignement à confondre, on distingue : le mal métaphysique lié à l’imperfection, à la mortalité, à la finitude de l’homme ; le mal physique, qui implique souffrance et qui, sauf masochisme, est toujours subi ; et le mal moral, qui renvoie à la faute, au péché et qui est un mal commis. »
Commentaire : Au regard de sa pure négativité, Le Mal ne trouve rien, en dehors de lui, à quoi se référer, avec quoi entretenir quelque relation que ce soit.
Je reviens à cette œuvre singulière placée à l’incipit du texte, travail d’un Artiste multidisciplinaire qui me fait penser aux réalisations plastiques dues aux multiples et réels talents des Malades mentaux du Centre Gugging en Autriche, mixte de psychiatrie et d’Art, avec de remarquables résultats. Cette représentation est sans doute exemplaire des archétypes qui hantent notre imaginaire, genres de puissantes énergies inaperçues mais non moins actives, non moins prégnantes en ce qui concerne le fonctionnement de notre psyché profonde. Et, si je parle de profondeur, d’abysses incontrôlés, ceci n’est nullement gratuit, cela fait seulement signe en direction de vigueurs, de potentiels archaïques dont nous sommes traversés de part en part, que nous y attachions de l’importance ou que nous nous en détournions. Nous n’en sommes pas maîtres, loin s’en faut. Ils sont à la manœuvre, ce sont eux qui gouvernent nos instincts, guident parfois nos conduites, ont la main sur des actes que nous pensons déterminer alors que ce sont eux qui orientent notre marche, nous proposent des cibles que nous pensions avoir librement choisies. (Ceci ne nous exonère nullement de prendre des initiatives, de nous rendre libres d’exister pleinement autant que faire se peut, d’être totalement responsables de qui-nous-sommes, j’y reviendrai.)
La perception adéquate et au moins approchée de ces notions métaphysiques du Bien et du Mal nécessite, selon moi, de remonter à la source même de ce qui les anime, à savoir ce massif irréductible de chair, ce corps, cette nécessaire pesanteur somatique qui nous rive au Monde et trace la limite de notre individualité. Et ici, une fois de plus, il faut se référer aux écrits d’Emmanuel Lévinas sur ce sujet, lucidité, pure intelligence des choses. Mais écoutons :
« L’essence de l’homme n’est plus dans sa liberté, mais dans une espèce d’enchaînement ; Être véritablement soi-même, ce n’est pas reprendre son vol au-dessus des contingences, toujours étrangères à la liberté du moi ; c’est au contraire prendre conscience de l’enchaînement originel inéluctable, unique à notre corps ; c’est surtout accepter cet enchaînement. […] Enchaîné à son corps, l’homme se voit refuser le pouvoir d’échapper à soi-même. »
Certes le constat est vertical, l’homme assimilé à son propre corps qui lui est directement accessible, perspective d’aliénation et, à tout le moins, d’inévitable dépendance puisque l’homme privé de son corps ne serait plus homme. (Afin de ne nullement désespérer et pouvoir, selon le paradigme sartrien, affirmer « Nous sommes condamnés à être libre », thèse majeure de l’existentialisme, convient-il, certainement, d’extraire de la parole ’’prophétique’’ lévinassienne, le caractère « originel » de l’enchaînement, nous réservant le droit de croire que l’origine ne détermine nullement en son entièreté le destin humain, le colore seulement, donc qu’il pourrait toujours être amendé en un sens qui soit positif.)
Cependant nier l’importance du corps serait pure mauvaise foi. En son essentielle inclination, notre corps se comporte, le plus souvent, à la manière d’un insatiable Tyran auquel résister (du moins le croyons-nous !) reviendrait à renoncer à l’existence, surtout à ses bienfaits. Oui, j’affirme, en toute connaissance de cause, fidèle en ceci à la condition de mes Congénères, que mon corps est surtout et avant tout, le lieu d’accomplissement du Bien et du Mal, le lieu de leurs luttes intestines. De leurs rivalités, tout comme de leur complémentarité ontologique.
Ici, de nouveau, s’affirme la référence à l’image artistique. Face de Janus, face réjouissante/inquiétante s’il en est, espace du confondant paradoxe, de la perverse ambiguïté, du jeu mortel, parfois, des contradictions du vivant.
Si je dis : face avenante, lumineuse, claire, souriante,
j’ai nommé le Bien.
Si je dis : face sombre, ténébreuse, menaçante,
j’ai nommé le Mal.
Basculer de la Face de Joie à la Face de Désespoir, la cloison est mince qui nous dit la fragilité du parcours humain, toujours semé d’embûches, toujours acculé à quelque décision funeste. Je pense que le corps constitue la matrice essentielle, la nervure selon laquelle aussi bien le Mal que le Bien se donneront à nous comme les notes fondamentales de ce que nous avons à être.
Mon corps a faim
et c’est le Mal qui y trace
ses lignes hostiles.
Mon corps est rassasié
et c’est le Bien qui y dépose
l’empreinte de la satiété.
Mon corps souffre du manque de l’Aimée
et c’est le Mal qui a été l’opérateur
de la privation.
Mon corps jouit
sous la caresse de l’Aimée
et c’est le Bien qui s’épanouit et fleurit.
Mon corps se plaint
de ne plus connaître l’ivresse
et c’est le Mal qui se coule en lui.
Mon corps vibre
sous la chaleur de la divine ambroisie
et c’est le Bien qui le dilate en pure joie.
Loi éternelle, oscillation permanente de la
dialectique du Manque et du Désir.
L’Homme désirant est un Homme heureux,
l’Homme en Manque est un Homme malheureux,
les choses sont aussi simples que ceci : simple alternance du Jour et de la Nuit, de la Plénitude et du Retrait. Il y a une telle évidence à énoncer ces purs constats au motif que bien plutôt que d’être théoriques ou de nature langagière, Bien et Mal se donnent sans reste dans l’accomplissement de leur naturelle et spontanée concrétude. Il s’agit plus d’un problème de Chair que d’un problème d’Esprit. Bien et Mal sont des réalités hautement palpables, aussi, à les exprimer, nul besoin de métaphores savantes, d’allégories alambiquées, une claque en plein visage est bien plus explicite que son explication, fût-elle en vers et en rimes.
Le Bien, le Mal, c’est du factuel au degré zéro, c’est du contingent et rien ne saurait mieux les définir que leur éclatante performativité.
Plutôt que d’énoncer le Bien, je le fais.
Plutôt que de subir le Mal, je l’évite.
Le Bien le Mal, cela a la réflexivité de l’instinct, la rapidité de la pulsion, l’opérativité de l’arc réflexe : suite à la goutte d’acide déposée sur les fibres nerveuses de la grenouille, ladite grenouille ne « conceptualise » (si ceci était possible) nullement l’évènement, le vit dans la profondeur de l’arc réflexe, dans la décharge purement électrique du membre agressé. Il en va ainsi dans les travées de l’humaine condition : Bien et Mal ne sont nullement des armoiries dont il faudrait décrypter le chiffre, leur mode de venue à l’être, bien plutôt, est de l’ordre du surgissement, de l’ordre de la survenue du tonnerre, de la déflagration de l’éclair.
De « l’exaiphnes » (« ἐξαίφνης ») si la référence à Platon m’est permise. Je cite Jean-François Mattéi dans « L’instant et l’éternité chez Platon » :
« Cette opération de jonction entre le temps et l’éternité met en jeu une notion singulière, inconnue des autres philosophes, que Platon nomme ἐξαίφνης, l’ « éclair » ou l’« instantané ». Selon les différents contextes où cet éclair apparaît, il marque une rupture brusque dans le tissu de la temporalité vécue, un jaillissement soudain ou une apparition surprenante venus de l’extérieur. »
Selon moi, c’est le même type de temporalité qui se donne à partir du phénomène du surgissement du Bien et du Mal : l’instant de la surprise, de la survenue imprévisible métamorphosent le réel en cet instant, définitivement fixé dans la mémoire, insoluble, une manière d’éternité, de point fixe dont la durée n’aura nulle limite durant le reste des jours à venir. Car le Bien et le Mal sont d’une telle nature, hors du commun, qu’ils n’ont nullement le tissu d’une essence ordinaire, ils constituent une exception, une rupture dans la trame serrée des jours. Ce caractère singulier, ce caractère exclusif supposent de facto, que Bien et Mal ne possèdent nul degré particulier sur l’échelle des tons émotifs. Ils se donnent selon l’entièreté de leur être. Et peu importe la qualité du motif qui en a favorisé la brusque survenue.
Qu’un Mal naisse, par exemple, de la perte d’un objet cher lié au souvenir d’une personne et cette perte est Mal absolu, chute irréparable dans l’ordre du « plus jamais », du nullement reproductible, du deuil à vivre dans sa brutalité. De façon identique, le Bien associé au plaisir simple de l’admiration du soleil levant un jour de pure faveur, devient la marque indélébile d’une joie qui transcendera le quotidien pour lui octroyer un destin pareil à un ineffaçable enchantement. Ce gain est Bien Absolu. En quelque façon, Bien et Mal sont des absolus dont Ceux, Celles qui en sont atteints, ne pourraient dire qu’ils sont des valeurs relatives, des aventures sans importance. Un Mal relatif : une simple déconvenue. Un Bien relatif : une satisfaction passagère. Bien et Mal ne supportent guère les demi-mesures, tout comme les sentiments profonds, ils demandent l’exigence ou se retirent, purement et simplement.
Toujours le Bien et le Mal sont difficiles à saisir, difficiles à conceptualiser pour la raison simple qu’ils reposent sur le motif inapparent, inaperçu, muet, du Désir. Le Désir, on peut en apercevoir la manifestation, « la chair », si je puis dire, dans la dimension esthético-voluptueuse d’une belle Jeune Fille, mais son énergie, sa puissance, son « corps » toujours m’échappent car ils ne sont pas de l’ordre de la physique, de sa présence matérielle, mais de nature métaphysique, tel ce continent invisible de l’iceberg dont la presque totalité de la vérité nous est ôtée, dissimulée en son chaos glacé. Chaos dionysiaque du Mal en lequel se reflète, comme par une mystérieuse nécessité, le Cosmos apollinien du Bien. Jeu perpétuel de renvois d’une réalité à l’autre, vacillation permanente, fluctuation dont, jamais, nous ne pouvons apercevoir la césure, le point de basculement. Car le paradoxe est bien ceci : le Bien a vite fait de virer au Mal. Cependant le mouvement inverse est bien plutôt théorique que pratique.
Alors, comment mieux illustrer ce passage du Bien au Mal, qu’à convoquer le destin en forme d’aporie de ce Religieux (dont, par simple pudeur, je tairai le nom), lequel faisait l’admiration de tous, le réel de sa condition l’ayant aliéné (comme tout homme sur Terre, s’agirait-il de dire), au despotisme de son corps, au tumulte de sa chair. Pour être Religieux, on n’en est pas moins Homme, ce que semble oublier, souvent, la naïveté populaire. Parfois, sous la figure de toute beauté et de puissance d’un supposé Dieu, couve, en sourdine, cette omnipotence démonique, ce brusque charivari qui prennent la forme de la Séductrice, de la divine ambroisie, de ces violentes opiacées, toutes figures du Mal ayant soudain ôté leurs masques, sapant à sa base toute entreprise consacrée au Bien. Le problème me semble entièrement contenu dans les excès du phénomène de la représentation, dans les abus médiatiques de l’image qui sécrètent, à l’envi, à longueur de temps, à la mesure des écrans de toutes sortes, ces Idoles, ces Icônes que l’on déifie, que l’on sacralise, à qui l’on attribue les plus hautes valeurs morales. Faisant ceci, projetant sur ces Idoles les fleurs blanches, immaculées, de la pureté, nous les exonérons d’être nos Semblables, nous biffons les vices nécessaires qui courent sous les vertus apparentes, nous faisons, des Diables en puissance, des Saints en acte. Or, dans le monde pétri d’humanité, le plus souvent « le ver est dans le fruit », la luxure présente des attraits bien plus généreux que la pratique de la chasteté. Plutôt être Jouisseur qu’Ascète !
Mais je crois qu’il nous faut sortir, ici, des supposées valeurs morales qui, à force d’être assénées telles des évidences, pourraient courir le risque de se transformer en ces préceptes petit-bourgeois que Nietzsche nommait « moraline », appellation péjorative à raison, car les « conseilleurs ne sont pas les payeurs ». Baudelaire, dans « Curiosités Esthétiques » a frappé de son génie la mesure profonde de cette réalité si difficile à appréhender et qui, à bien y regarder, « coule de source », à la façon d’une devinette livrant son secret avec fraîcheur et spontanéité :
« Le mal se fait sans effort, naturellement, par fatalité ;
le bien est toujours le produit d’un art. »
Le commentaire sera restreint : si le Mal est sous la dictée du Destin, quoi de plus naturel qu’il ne nécessite guère d’aptitudes particulières pour être atteint ? Par effet de contraste, le Bien est plus exigeant pour l’essentielle raison que « la critique est aisée et l’art est difficile. »
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« le Mal est le lot le plus profond de l’humanité »
Reprise de l’assertion et possibles justifications
Je pense que l’on ne peut tenter de comprendre le problème complexe du Bien et du Mal qu’à le situer dans un contexte bien plus large que celui de notre société contemporaine, qu’il faut se doter d’un regard historique, au sens le plus large du terme, de manière à ce qu’une genèse de ces notions puisse prendre sens dans la totalité de sa réalité. Bien entendu Chacun, Chacune aura compris qu’une telle vision sera celle, en définitive, du rapport Nature/Culture. L’homme provient d’un fond abyssal, d’une opacité originelle, d’un milieu où la confusion des règnes était la loi, où l’Humain, le Végétal, le Minéral, bien plutôt que de constituer des ordres séparés, s’emmêlaient, s’entrecroisaient, si bien que les premiers hominidés avaient l’apparence racinaire de grossiers tubercules, un peu à la manière des « Grotesques » (ceux qui vivaient dans les grottes, étymologiquement), tels que représentés à la Renaissance dans les Jardins de la Villa Orsini à Bomarzo, en Italie : Nymphes au corps massifs, figuration d’Hercule, directement issu du roc et de la glaise. Vagues formes humanoïdes empruntant à la materia prima des convulsions géologiques, autres tellurismes et mouvements tectoniques. (De nombreuses traces de cette émergence archaïque émaillent mon travail d’écriture). L’excellent ouvrage ‘’Perpetuum mobile’’, Métamorphoses des corps et des œuvres de Vinci à Montaigne » de Michel Jeanneret, Universitaire Genevois, synthétise parfaitement cette union indissoluble des manifestations primordiales de la vie en sa nature chaotique :
« Un autre effet, dans le programme de Bomarzo, transporte le visiteur à un stade encore plus primitif. De nombreuses statues, taillées à même le roc, s’en distinguent à peine, comme si elles s’en dégageaient progressivement, illustrant la naissance des premiers vivants, surgis des entrailles de la terre. Ces blocs sculptés et pourtant immergés dans le paysage renvoient également à l’idée de l’art archaïque, un art qui, encore en symbiose avec la nature, impose laborieusement à la matière des contours rudimentaires. Les statues inachevées de Michel-Ange suggèrent cette même solidarité de l’homme et de la pierre, de la forme et de l’informe. »
(C’est moi qui souligne)
Comment ici ne pas voir, en cet enchevêtrement originel, en cette pure indétermination labyrinthique, l’enlacement, tel le lai du chèvrefeuille, (chèvrefeuille s’enroulant autour du coudrier), de la Nature et de la Culture, de la Laideur et du Beau, du Bien et du Mal. Et cette sorte d’égarement et de malaise en lesquels nous plongent ces représentations sommaires, comment n’en pas relier la signification à la situation anarchique telle qu’abruptement assénée par la seule idée de ces Enfants Sauvages dont la littérature n’est nullement avare pas plus que l’imagerie populaire qui en fait une manière de spectacle d’effroi mêlé d’une jubilation interne ? Jubilation d’avoir échappé au pire ? Le problème soulevé par l’existence des Enfants Sauvages est double : d’une part il indique l’étrange parenté originelle des hommes et des animaux, d’autre-part il indique la possibilité, pour toute vie humaine, de retomber dans la vie sauvage, de rétrocéder de son intelligence pour, de nouveau, chuter dans le régime somato-instinctuel, une sorte de vie végétative seulement orientée vers la quête de nourriture et la finalité de la survie.
Lisons ce long extrait consacré par France Inter à l’étrangeté de ces Enfants que l’on pourrait dire retournés à « l’état de nature » :
« Le naturaliste Linné décrit, au 18ème siècle les enfants qu’on dit sauvages : hirsutes, marchant à quatre pattes, muets, indifférents à la sexualité, incapables de se souvenir. On les décrivait encore insensibles au chaud et au froid et même parfois à la douleur, extrêmement robustes, passant de l'agitation à la prostration ou à un balancement perpétuel, montant aux arbres, mangeant de la viande crue et des viscères encore chauds ou bien des racines et des légumes fraîchement cueillis. Ils étaient difficilement améliorables, incapables d'un effort en vue d'une connaissance désintéressée, colériques, fugueurs, aimant aller nus, doués d'un fort sens olfactif, fuyant la lumière, capables d'une grande acuité visuelle dans l'obscurité. Les enfants sauvages se conduisaient comme des bêtes et se languissaient de la compagnie de ces animaux nourriciers auxquelles ils semblaient devoir la vie. »
L’indication « Les enfants sauvages se conduisaient comme des bêtes », n’est sans nous causer quelque frisson. Cette humanité, dont nos fronts s’enorgueillissent de constituer le bel emblème, en réalité « fondrait comme neige au soleil », laissant, du jour au lendemain, apparaître cet humus (étymologie du mot « homme » !) sur lequel nous reposons, ce qui revient à dire que la bête est là, en nous, qui sommeille, toujours prête à resurgir à la première occasion. Je te l’accorde, le constat n’est pas seulement sévère, il est tragique, il est de l’ordre de l’aporie la plus incompréhensible, et pourtant…Et pourtant regardons en face les viols, les crimes odieux, les guerres, les pogroms, le racisme, la misère, la traite des humains. Tous ces actes incompréhensibles signent en nous, au plus profond, la persistance de ces alluvions, de ces sédimentations d’un Mal qui se donne pour incurable, proliférant, évoluant à bas bruit, rongeant les corps, détruisant les consciences. Disant ceci, s’agit-il de pessimisme ou bien, seulement, de l’exposé d’une vérité nue plus que nue ? Chacun, Chacune choisira.
Dans l’ambiance des salons bourgeois, là où se distillent les discours raffinés, là où l’on expose les belles manières, là où l’esprit rutile de mille feux, là aussi est le plus grand danger. Car, sous le vernis « des belles manières » veille sournoisement le fauve toujours prêt à l’attaque, là, veille le saurien à la gueule armée de mille dents acérées. Cette apparence brillante des concepts qu’autorise notre néocortex, cette pure élégance des attitudes, cette assurance d’être Homme parmi les Hommes, d’être Femme parmi les Femmes, cette inviolable certitude tremble à chaque instant qui passe sous les coups de boutoir de notre système limbique, de notre condition encore reptilienne, de notre aptitude (qui est inaptitude) à régresser au sein même de la mangrove humaine, là où grouillent les formes (informes en réalité), insanes, absurdes, démentielles de la déraison, ramenés que nous sommes, parfois au Mal en sa parure la plus détestable, pures inconsciences à la dérive, pure débâcle de nos ressources soi-disant humaines.
« Indignez-vous ! », telle était la supplique du Diplomate-Humaniste Stéphane Hessel. Malheureusement je crains que son message ne soit passé totalement inaperçu. Aujourd’hui, de préférence, on s’indigne de n’avoir pas assez de réseau pour son téléphone, on s’indigne des limitations de vitesse, on s’indigne des soi-disant atteintes à la liberté. Mais s’indigne-t-on, une seule fois, de l’obscurcissement des consciences, des dangers que fait courir la techno-science avec son bras armé, « l’Intelligence Artificielle » ? Oui, la crainte est grande que l’intelligence humaine, naturelle, ne soit bientôt supplantée par une sorte de Mal Absolu dont l’Homme serait atteint, renonçant à son âme, à son esprit pour donner lieu et temps à ces supercheries, à ces immenses duperies au gré desquelles l’aliénation de l’Humanité se traduira, sans doute, par la chute brutale des Civilisations.
« Nous autres civilisations, savons maintenant que nous sommes mortelles »,
prophétisait en son temps Paul Valéry. Oui, elles sont INFINIMENT MORTELLES. Quand donc nous réveillerons-nous de ce stupide rêve éveillé qui fait de nous de potentiels candidats à la pure animalité ?
Quelques figures du Mal et du Bien sur le chemin existentiel
Donc, le Mal se réinvestirait, constamment, dans la trame du vivant d’une façon nécessaire, sans que l’Homme, prétendument, n’y puisse rien changer. Peut-être pourrait-il réorienter le cours des choses à la hauteur de sa propre liberté, mais le veut-il vraiment ? Ceci, faute d’être réponse est, simplement, question.
(Tous les titres qui suivent auront lieu sous la figure de l’oxymore, traduisant en ceci, le visage de Janus du réel, avec sa face de Bien et sa face de Mal.)
Le trauma heureux de la naissance
Le Mal : premier geste de violence auquel le petit Humain sera confronté lors de sa venue au Monde. Brusque expulsion de l’antre primitif avec la pure félicité de ses eaux tièdes, sa fonction d’abri, l’impression première de ce « qu’être bien » veut dire. Intérieur ressenti comme rassurant, extérieur perçu comme menace.
Le Bien : naissance comme possibilité pour l’être de faire phénomène, de tester, autant que faire se peut, les premiers gestes d’une possible liberté.
L’épreuve mutique/parlante du Baptême
Le Mal : Le sel déposé sur la langue est comme l’une des premières agressions à laquelle le nouveau-né aura à faire face, alors qu’il est sans défense, livré aux mains d’autrui, ne comprenant nullement la vérité exacte de ce rite.
Le Bien : acte de nomination qui installe le nouveau venu dans la royauté du Langage. Être nommé, c’est être reconnu. Être nommé, c’est pouvoir, à son tour, nommer et faire venir les choses en présence, agir sur le Monde.
L’événement de la rencontre : perte et gain
Le Mal : le surgissement soudain de l’incroyable mesure de l’altérité étrécit singulièrement le champ libre, l’horizon de détermination du Sujet. Douleur, en quelque sorte, du partage. Unique opposé au Multiple.
Le Bien : le Sujet sorti de son naturel isolement se voit confirmé en son être, accompli, à la seule dimension du regard reconnaissant de l’Autre.
Je crois que ce sont là les nervures symboliques essentielles au gré desquelles, tout individu confronté à la tâche de vivre expérimente, dans une manière de joie douloureuse, les conditions mortelles qui sont les siennes puisqu’être en vie n’est jamais qu’un sursis, « une remise de peine » pourrait-on dire. Certes, « trier le bon grain de l’ivraie », délimiter le Bien par rapport au Mal, n’est pas chose facile au motif que l’exister ne fonctionne nullement sous le concept des catégories, exister qui disposerait, ici, du visible, puis disposerait à nouveau, là, un autre fragment du visible. Tout est bien plutôt attaché par une sorte de lien invisible qui fait de tout événement le lieu d’une étrange complexité, d’une jungle inextricable, si bien que valeurs positives et négatives jouant un jeu commun, il nous devient quasiment impossible d’en délimiter les valeurs réciproques. En réalité, tout n’est pas complètement Noir (le Mal) pas plus que totalement Blanc (le Bien), mais plutôt Gris (à la fois Mal et Bien), cette teinte médiatrice animant l’articulation dialectique de toute chose portant en soi, à la fois son élan, à la fois son retrait.
Afin de mettre un terme à cet article et pour répondre à ton souhait « que le bien reste plus fort que le mal », je crois que ce vœu ne pourrait être exaucé qu’à la condition de lui attribuer une forme d’idéal dont la réalité, en toute connaissance de cause, n’est que la très lointaine litote : « il y a loin de la coupe aux lèvres » ! Pour ma part, je suis un incorrigible Idéaliste qui confond souvent le réel avec ses propres désirs, mais il faut bien vivre et tenter de conserver un minimum, si ce n’est de franc optimisme, du moins d’espérance raisonnable. Et puisque je viens tout juste d’aborder la pure Transcendance de la Forme Idéale, qu’il me soit permis de citer le très avisé Giogio Agamben dans « La puissance de la pensée », au sujet, précisément du Bien :
« Il nous faut supposer que l’œuvre de l’homme est une certaine vie, c’est-à-dire un être-en-œuvre de l’âme et une activité accomplie selon le logos, et si l’œuvre de l’homme bon correspond à ces mêmes choses, bien faites et de belle façon, chacun de ses actes étant réalisé selon sa vertu propre ; s’il en est ainsi donc, le bien de l’homme sera l’être-œuvre de l’âme selon la vertu, et s’il y a plusieurs vertus, selon la meilleure et la plus parfaite d’entre elles. »
On mesurera ici, l’immense chemin à accomplir pour que s’allument les étincelles des vertus parfaites, cependant il n’est nullement interdit de rêver. Sans idéal, c’est l’Humanité elle-même qui s’étiole. L’essentiel est de considérer ceci avec calme et lucidité.
Si, dans les ressources inépuisables de la mythologie, il me fallait choisir les emblèmes du Bien et du Mal, je me dirigerais, sans hésitation aucune, en direction des deux figures d’Apollon et de Dionysos. Préférant le premier au dernier, pour les raisons qui suivent, empruntées au Site « Odysseum » :
Apollon est le dieu de la musique et du chant,
de la beauté masculine,
de la lumière solaire (sous le nom
de Phœbos, « le Brillant »).
Il rend des oracles.
Ce qu'en dit Callimaque :
« Écoutez en silence les louanges d'Apollon.
La mer même se tait religieusement
lorsqu'on chante les armes
de Phœbos de Lycorée,
les flèches et la lyre ».
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Ensuite Dionysos qui est éprouvé
à chaque fois comme « l'étranger ».
Peu présent dans l'épopée homérique,
le dieu délirant, le dieu de la transe
affirme son importance,
en déferlant comme un
conquérant sur la Grèce.
Il apparaît dans les cultes à mystères.
La prière d'un disciple d'Orphée à Dionysos :
« J'invoque Dionysos le rugissant, lui qui hurle euai !
Né le premier, le dieu double, aux trois naissances, Bacchus le roi,
sauvage, mystérieux, secret, aux deux cornes et à la double forme,
couvert de lierre, à la face de taureau, saint et martial, lui qui hurle euai !
Mangeur de chair crue, paré de raisins et d'un péplos de feuilles. »
Apollon Dionysos
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Sans doute, nous les Hommes, sommes un mixte d’Apollon et de Dionysos. Comment ne le serions-nous pas, nous dont l’ascèse est constamment rayée des éclairs du désir ? Éternel balancement d’une figure à l’autre sans que quelque lieu nous soit désigné comme le nôtre. Sitôt le Bien possédé (du moins le supposons-nous »), que le Mal ne tarde guère à surgir, demandant son lot.
Êtres du partage, êtres en partage,
nous vivons, chaque jour, de cet écartèlement
au-dessus des lèvres de l’abîme,
de cette césure qui coupe le langage en deux,
ce langage sans lequel nous ne serions
qu’un vague incident perdu aux confins de l’univers.
Notre langage est notre seul lieu réel,
lui qui, tout à la fois, peut honorer Apollon
sans trahir Dionysos, lui qui peut passer
de l’un à l’autre sans dommages.
Peut-être notre seule liberté !
Alors, Emmanuel, je ne sais si « le bien … reste en nous plus fort que le mal », s’il s’agit d’une simple question d’appréciation liée à l’expérience du Sujet, si le Bien en tant que Transcendantal nous échappe totalement, si le Bien est entièrement déterminé par notre Destin, si, au contraire, il ne peut résulter que de l’essence de la Liberté Humaine. Des siècles de concepts philosophiques n’ont nullement épuisé la question et l’interrogation demeure entière, ce qui est rassurant au motif que la recherche de la Vérité, le chemin en sa direction, importent plus que le but lui-même. Sans doute, à la hauteur de ses « intimes convictions », chacun, chacune se forge-t-il ses propres outils herméneutiques car le problème est, avant tout, celui d’un essai de compréhension du Monde tel qu’il fait phénomène devant nous. Tout est question de la singularité du regard qui s’y applique et de son essentielle qualité.
Apprendre à voir, apprendre à
donner sens aux choses,
tout semble se résumer
à cette position existentielle.
Certes elle n’a rien d’évident,
ce en quoi elle doit nous intéresser
au plus haut point.