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1 janvier 2025 3 01 /01 /janvier /2025 08:50
Saison 4 : Hiver

 

‘Paysage d'hiver avec patineurs et trappe aux oiseaux’

Pieter Brueghel l'Ancien

Wikipédia

 

***

 

                                                         Du Nord en ce jour de Solstice d’Hiver 2020

 

 

          Très cher du Sud,

 

      Comme tu peux t’en douter, ici le temps est gris et froid. Le mercure oscille entre deux petits degrés et le plus souvent moins dix. Devant mon chalet rouge, les rives du Roxen sont blanches de givre et à l’endroit où les eaux sont peu profondes, la glace est reine. Aussi, souvent, il m’arrive de patiner pendant plus d’une heure, mon bonnet couvert d’une fine pellicule de rosée, elles font comme des perles de verre. Dans la journée je vois peu de monde. Parfois des Marcheurs qui font le tour du Lac, des Cyclistes engoncés dans d’épaisses fourrures. Combien cette évocation du Nord doit te sembler austère ! Il faut être de la race des ascètes pour vivre dans cette solitude blanche, perdue au loin du monde, là où ne parviennent guère que les trilles des bergeronnettes, la fuite blanche des lagopèdes parmi le poudroiement du jour. Sais-tu, c’est si reposant de vivre au-delà du cercle des hommes, d’avoir la Nature pour compagne, de méditer longuement devant un feu de cheminée ou bien de lire ces Romantiques français dont je fis ma spécialité à l’Université. Ils hantent toujours mes rêves, ils emplissent ma conscience. Ils ont été mes Amants, Senancour le mélancolique solitaire ; Hugo le Génie à la haute stature ; Chateaubriand l’Enchanteur ; Nerval, le rêveur en attente de sa folie.

   Tout comme toi, je crois que j’ai fait vœu de célibat au motif de conserver mon entière liberté, de me consacrer entièrement à cette passion de la littérature dans ta si belle langue, nuancée, profonde, si prompte à évoquer les grandes pensées aussi bien que les états d’âme. Ou bien mon amour réel s’est-il contenté de notre brève rencontre d’un été si lointain, il se confond avec l’épaisseur du temps. Ce que tu as destiné à ton travail d’écriture, d’une manière identique, comme en écho, je l’ai consacré à mes cours, à mes traductions, à mes lectures. En ce moment je relis quelques pages des ‘Mémoires d’Outre-tombe’. Je vais t’en offrir un fragment, je te sais, toi aussi, fervent romantique. Certes ce penchant détone dans notre société livrée au mythe de la consommation, seulement attentive aux sirènes de la mode, n’inscrivant dans son comportement que les us et coutumes de la communauté. Enfin…

   « Je fus tiré de mes réflexions par le gazouillement d'une grive perchée sur la plus haute branche d'un bouleau. A l'instant, ce son magique fit renaître à mes yeux le domaine paternel ; j'oubliai les catastrophes dont je venais d'être le témoin et transporté subitement dans le passé, je revis ces campagnes où j'entendis si souvent siffler la grive. Quand je l'écoutais alors, j'étais triste de même qu'aujourd'hui mais cette première tristesse était celle qui naît d'un désir vague de bonheur, lorsqu'on est sans expérience ; la tristesse que j'éprouve actuellement vient de la connaissance des choses appréciées et jugées. Le chant de l'oiseau dans les bois de Combourg m'entretenait d'une félicité que je croyais atteindre ; le même chant dans le parc de Montboissier me rappelait des jours perdus à la poursuite de cette félicité insaisissable. Je n'ai plus rien à apprendre, j'ai marché plus vite qu'un autre, et j'ai fait le tour de la vie. »

   Tu seras indulgent à mon égard pour cette longue parenthèse. Mais peut-on mieux que Chateaubriand dire la fuite irrémédiable du temps, les belles réminiscences qui surgissent du saisissement des sens en un instant déterminé, la valeur inestimable de la Nature comme refuge et ressourcement, la climatique désabusée des Mémoires qui tâchent de faire revivre les instants de bonheur de jadis ? « J'ai fait le tour de la vie ; » Jacques, nous aussi avons fait le tour de notre vie. Alors, comment nommer cet âge qui nous affecte aujourd’hui ? Je gommerai volontiers le mot de ‘vieillesse’, si péjoratif qui, en une brève énonciation, paraît effacer tout ce qui a existé pour le réduire à un simple détail de notre histoire personnelle, un ris de vent dont la suite des jours aurait usé l’être jusqu’à la trame. J’utiliserai une périphrase ‘ce qui, de notre jeunesse, s’est éloigné’, ainsi je ramène à l’espace ce qui appartenait au temps en sa cruelle dimension.

    Ecrivant ceci, regardant au travers de ma fenêtre tout cet univers silencieux, le tremblement léger des bouleaux dans l’air limpide, l’immobile surface du lac, l’autre rive pareille à une esquisse sur le blanc d’une toile, je ressens, au plus profond de qui je suis, cette lame de bonheur indescriptible qui s’augmente d’une longue expérience, se dilate au contact de l’univers immense des souvenirs. Mais pourquoi donc nous désolerions-nous, renoncerions-nous à vivre au prétexte que nos mains sont moins habiles, nos corps moins flexibles, nos esprits plus lents à saisir des pensées ? Je crois qu’il nous faut faire l’éloge de la lenteur, mais aussi celui de l’épanouissement, de la plénitude, d’une singulière joie de l’âge.

   Ce que nous avons perdu en spontanéité, nous l’avons gagné en mûre réflexion. Les paysages que nous regardons ont certes pris la teinte floue qu’ils présentent derrière la vitre des antiques chromos. Mais combien ce verre qui les protège joue à la manière d’une loupe amplificatrice, généreuse ! Une manière de corne d’abondance.  Nous y voyons plein de choses que le jeune âge ignore sous l’impulsion d’une existence à boulotter avec la plus vive impatience. Jamais quiconque ne peut réunir, dans le même instant, la hâte à déguster le fruit et la longue satiété qui en apprécie chaque saveur, en perce jusqu’à la plus intime sensation.

    Sur ma table de travail, comme une correspondance à cette avancée de l’âge, l’image du ‘Paysage d’hiver’ de Brueghel. Je crois qu’elle est l’exacte illustration de mes propos. Le ciel est lisse, apaisé, d’une belle teinte d’ivoire qui évoque nos plus beaux rêves lorsqu’ils reflètent notre enfance semée de pollen et ivre du premier nectar de l’existence. Tout est dans la pureté, dans le virginal comme s’il s’agissait du premier matin du monde. C’est étrange tout de même cette percée d’une naissance alors que la saison hivernale symbolise le grand âge ! Serait-ce là l’allégorie d’une palingénésie qui dirait le terme de notre vie à la façon d’un éternel recommencement ? Toujours notre chemin est devant nous qui nous appelle et nous invite à une possible félicité. Tu vois, un peu à la manière de Spinoza qui définissait la joie en tant que « passage de l'homme d'une moindre à une plus grande perfection ». Oui, avançant en âge, de plus en plus conscients des enjeux de la vie, si du moins nous sommes suffisamment lucides et appliqués à nous comprendre nous-mêmes, nous montons de degré en degré pour aboutir à une sorte de sommet d’où nous pouvons apercevoir la totalité de qui nous avons été, de qui nous sommes, de qui nous serons. Autrement dit, nous aurons œuvré à notre accomplissement qui est la seule règle éthique qui vaille, la traditionnelle morale fait pâle figure en regard de ceci. Comme le précisait le Philosophe, nous sommes des êtres de désir qui ne peuvent rayonner qu’à coïncider avec leur être profond, en harmonie avec les Autres, bien évidemment.

   Mon cher Jacques, tu excuseras mon travers qui consiste, la plupart du temps, à tout interpréter à l’aune du concept. Sans doute mes si nombreuses années d’enseignement expliquent-elles ceci. En guise de conclusion, cette poésie hivernale de Jules Breton dans ‘Les champs et la mer’ :

« Et la neige scintille, et sa blancheur de lis

Se teinte sous le flux enflammé qui l’arrose.

L’ombre de ses replis a des pâleurs d’iris,

Et, comme si neigeaient tous les avrils fleuris,

Sourit la plaine immense ineffablement rose. »

 

Je t’adresse tous mes « avrils fleuris »,

le Printemps couve sous l’Hiver.

 

Ton ‘Lis’ du Nord.

Sol

 

 

 

 

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31 décembre 2024 2 31 /12 /décembre /2024 08:53
Ecrire, pour qui ? pour quoi ?

Jean-Paul Sartre, La Nausée

 Manuscrit autographe, 1932-1938

Source : BnF

 

***

 

 

« Ecrire, si ça sert à quelque chose, ce doit être à ça : à témoigner. A laisser ses souvenirs inscrits, à déposer doucement, sans en avoir l’air, sa grappe d’œufs qui fermenteront. »

 

J.M.G. Le Clézio - « L’extase matérielle »

 

*

 

   Bien des actes de la vie sont dépourvus du moindre sens, ainsi cette promenade au bord de l’eau, une errance, un lieu sans finalité, sans possible justification. Ainsi cette cigarette fumée sans le moindre désir, plutôt un tic qu’une libre décision de la volonté. Ainsi ce bout de bois que grave la pointe d’un canif : pure diversion, inscription de son propre signe dans la matière, passage du temps en son écoulement parfois si long qu’on ne penserait plus en connaître les rives, en éprouver le sens intime. Questionner, questionner sans relâche, voici sûrement le motif au gré duquel se livre tout acte d’écriture.

   A quoi pensait donc Jean-Paul Sartre, écrivant ses milliers de lignes sur la table de café du « Flore » ou des « « Deux magots » ? Au sens « existentiel » de l’existentialisme, si je puis me permettre ce genre de tautologie ? A la qualité de son engagement ? A l’impossible liberté que, cependant, il postulait et revendiquait pour chaque homme, bien plus loin que son essence puisque celle-ci n’était que position secondaire par rapport à la tâche de vivre ? A la contingence, la cendre de sa « Boyard » stigmatisant cette insaisissable pâte du trajet humain qui, toujours s’effrite et, au bout du compte, ne signifie guère plus que ces brins de tabac qui partent en fumée ? Songeait-il à son amour paradoxal avec Simone de Beauvoir, peut-être plus philosophique, littéraire que sentimental, que recueilli dans la pliure de la chair ? Méditait-il sur la figure du Garçon de café qui était « en situation » de Garçon de café, alors que lui, « l’Ecriveur impénitent », ne faisait que jouer son propre rôle social, celui de témoigner, que les Autres lui prêtaient comme sa vêture la plus vraisemblable ?

   Disserter sur l’écriture est toujours se confronter, en une certaine manière, à son propre abîme. C’est lui, l’abîme, qui pointe entre les mots, dans les moments de silence et de doute, dans le suspens qui est le tissu véritable où gît l’angoisse, où elle se développe et lance ses assauts. Peut-être n’écrit-on que pour fournir une nourriture au souci, faire en sorte qu’il diffère ses attaques, modère ses prétentions à nous réduire à néant. « L’Etre et le Néant », l’assertion sartrienne est sans merci dans le titre même de son volumineux essai qui se donne simultanément comme l’acte du paraître, de faire phénomène, qu’annule aussitôt la présence du « et », cette mince conjonction qui nous met au péril de disparaître à même notre confondante présence.

   A chaque instant nous éprouvons cet étrange clignotement, nous sentons en notre intime lieu humain, cette dialectique abrupte qui opère notre césure, clive notre réalité.

Inspir : nous vivons. Expir : nous mourons.

Jour : nous vivons. Nuit : nous mourons.

Amour : nous vivons. Haine : nous mourons.

   Et la liste de nos successives textures existentielles, passant du nadir au zénith, de la plénitude au retrait, de l’exhaussement au déclin pourrait être exhaustive, c'est-à-dire infinie dont, jamais, nous ne pourrions épuiser le derme prolixe, toujours une faille succédant à une élévation, toujours un aven creusant son vide dans le plateau de roches calcaires.

   Ecrivant, nous témoignons nous dit Le Clézio et, sans doute, a-t-il raison. Chacun de nos gestes, chacun de nos actes témoignent en effet de notre parcours, impriment nos propres stigmates dans l’argile ductile du réel. C’est, vraisemblablement, la notion de « style » qui nous détermine le mieux, nous fait surgir en propre du sein de l’être qui nous anime et nous porte au-devant, tel Celui, Celle que nous sommes. S’il y a une essence qui nous singularise originairement, c’est bien celle qui trace en nous nos lignes de force, libère notre énergie, nous livre au monde de telle manière qui est unique, non reproductible.

   Pourrait-on mieux dire le style qu’au travers d’une page de Proust, cette inimitable prose, reconnaissable entre toutes, frappée au coin de la réminiscence et de la méditation sur la condition humaine en ses aspects les plus sensibles, en ses profondeurs les plus insoupçonnées ? Il est évident que l’être-de-Proust est entièrement contenu dans son écriture. Aussi pourrait-on dire : Proust EST son écriture. Proust ne serait nullement Proust en dehors de ses manuscrits fiévreux, de ce tellurisme de la pensée qui l’animait jour et nuit afin que, connaissant tous les personnages de ses fictions, il puisse, enfin, avoir accès à son propre mystère.

   Connaître son être ne diffère nullement de ceci : percer son propre secret. Certes mais tout secret, par définition, se dissimule, aussi une véritable volonté est-elle requise pour accéder à son chiffre et en connaître l’exception. Je crois que l’acte d’écrire n’est que cette tension vers soi, cette quête incessante de SENS, à commencer par le nôtre, toute altérité ne faisant office que de miroir, de chambre d’écho, de registre où archiver nos états d’âme afin qu’ils nous reviennent, fécondés par l’Autre, multipliés par son regard, amplifiés par sa conscience. Or ceci n’est nullement à mettre sur une démesure de l’ego de celui qui écrit. Pas plus que de celui qui lit, qui voudrait se conformer à une particularité, à une originalité.

   Tous, nous sommes soumis à cette règle strictement ontologique, notre exister ne peut que s’accroître de l’exister de l’Autre et réciproquement car, avant tout, nous sommes des « animaux sociaux » et avons besoin, afin d’assurer notre complétude, de manifester un instinct grégaire, de nous fondre dans le « troupeau », quitte, par la suite, à poursuivre notre chemin en solitaire. De toutes les façons notre propre parcours est poinçonné à l’aune de la solitude.

Solitude

de l’amour,

de l’épreuve,

de la maladie,

de la souffrance,

de la mort.

   Tous les grands événements de notre vie sont les essentielles scansions, coups de gong par lesquels nous prenons conscience des choses, devinons la nature profonde de notre condition, analysons avec la lucidité nécessaire qui-nous-sommes à défaut de pouvoir affirmer pourquoi-nous-sommes. Question : qu’en est-il de la solitude ? Réponse : elle se dit avec la plus grande acuité au départ de l’Ami, de l’Aimée car ce départ creuse un vide que, seul, nous ne parviendrons nullement à combler. Nous sommes irrémédiablement des êtres en partage, nous sommes le résultat d’une étrange alchimie qui se fonde sur deux principes opposés, masculin/féminin et cette réalité, cette dichotomie nous traversent en permanence, que nous y soyons sensibles ou non.

   Mais ici, il faut entrer dans le réel, tâcher de lui donner quelque consistance. Aujourd’hui, 24 Mars 2020, j’écris depuis ce lieu familier, mon bureau qui, le plus souvent, se donne pour ce lieu fictionnel du Causse qui traverse la plupart de mes récits. Mais peu importe la fiction, peut-être ne sommes-nous que des êtres de papier et d’encre, quelques mots disséminés au hasard des pages ! Le silence est grand car le confinement impose de rester chez soi. Etrange impression que cette image d’un monde désincarné qui ne semble plus avoir d’orient. C’est un peu comme si la Terre ne connaissait plus son Soleil, si elle fonçait dans la galaxie sans repère, sans autre raison que de se perdre en direction d’un illisible destin.

   Alors, est-ce que j’écris pour témoigner ? Mais de qui ? De Moi, des Autres, du Monde ? Tout à la fois ? Sur les étagères de ma bibliothèque, parmi l’amoncellement des livres, les 13 tomes de « La chair du milieu » qui regroupent la totalité de mes écrits à ce jour : quelques 10 000 pages que nul ne lira jamais, hormis quelques amis, quelques lecteurs rencontrés ici et là, sur mon Blog, sur Facebook. Autrement dit du confidentiel et, peut-être, est-ce mieux ainsi. De toute façon je n’aimerais pas une large diffusion au travers de laquelle j’aurais l’impression que mon écriture se diluerait, se disséminerait dans un espace dont je ne connaîtrais ni les tenants, ni les aboutissants, seulement une bizarre vibration au large de ma conscience, une insolite rumeur de fond.

   Combien il est heureux d’avoir quelques lecteurs fidèles, en réalité des amis avec lesquels échanger par le biais de nouvelles, d’articles divers qui, sans doute, ne sont que le reflet de mes propres préoccupations. Partager quelques affinités avec quelques Autres qui éprouvent de la même manière est déjà pur bonheur. Combien il est agréable d’écrire et d’y trouver du sens, en pensant à tel Ami ou tel autre à qui on destine en secret sa création, pensant trouver en eux, les lecteurs, une caisse de résonance, un lieu de réception positif, peut-être un identique état d’âme, parfois même une pensée rebelle, une émotion esthétique, une irisation érotique. Parfois, au contraire une critique, un désaccord, une remise en question. Alors, c’est ceci qui perce symboliquement, cet antagonisme masculin/féminin, cette ligne de partage qui ne parvient à trouver le lieu de son unité, seulement cette césure qui est comme une cicatrice zébrant la peau de l’humaine condition.

   Aujourd’hui, Mercredi 25 mars, suite du « journal ». Ecrire, pour qui, pour quoi ? Etrange sentiment de solitude. Mon compte Facebook est mis en quarantaine pour plusieurs jours pour cause d’épuisement de mes codes d’identification à 6 chiffres. Plusieurs tentatives auprès du Réseau Social pour remédier à cette situation mais la « Grande Muette » demeure silencieuse et je pense alors à cette immense « Machination » citée par le Philosophe, à cette civilisation technicienne qui fait fi des humains et s’en remet au concept flou « d’intelligence artificielle » et à ses zélés serviteurs, les Logarithmes qui semblent supplanter, en ce début de III° millénaire, le destin habituel de la conscience humaine. Certes, comme l’affirme l’un de mes Amis, « l’on peut vivre sans Facebook » et nul, ici, ne pourrait contredire cette réflexion de simple bon sens. Le Réseau n’est nullement indispensable mais il constitue cependant l’une des formes d’une novelle socialité que l’on ne saurait biffer d’un trait de plume. L’on fait de belles découvertes sur Facebook : tel Ami qui écrit, mais écrit vraiment, tel autre qui est un bel Artiste à l’œuvre si singulière, et puis des Lecteurs ou Lectrices avec lesquels se tissent les liens d’une réelle affinité. Bonheur, chaque jour, que de les retrouver, le plus souvent à heures fixes, faisant leurs commentaires, apportant leurs états d’âme, traduisant leur humeur du moment au gré d’une plaisanterie, d’un trait d’humour. Tout ceci est précieux et seuls les contempteurs de ces nouveaux médias ne peuvent nullement en éprouver l’aspect positif.

   Mais en ces temps tragiques d’affliction de l’humanité tout entière, il convient de relativiser. La « privation » du Réseau est sans doute l’occasion de faire face à son propre Soi et d’en explorer les multiples facettes, de décrypter les fondements des motivations, de se questionner sur son propre désir au regard de toute altérité. Si un genre « d’abîme » se creuse qui, en réalité, est tout au plus le renoncement temporaire à un confort personnel, il est plus qu’utile d’en exploiter le suspens, d’en comprendre les mobiles dissimulés. Tout événement d’ampleur devrait faire l’objet d’une interrogation quant à notre propre éthique mais nous sommes volontiers apathiques et nullement enclins à porter au jour nos propres vérités, à mettre en lumière nos contradictions constitutives de notre être-au-monde. 

   Alors écrivant momentanément en n’ayant plus pour toile de fond qu’un monde virtuel, je fais nécessairement l’expérience de ce que veut signifier écrire. Foncièrement, c’est d’abord pour soi que l’on trace ligne à ligne la topologie de ses désirs, que l’on inscrit sur l’écran de son ordinateur ses pensées intimes, que l’on livre quelque réflexion sur le monde, que l’on cible cette belle photographie en tâchant de poétiser, que l’on prend intérêt à cette œuvre d’art dont on essaie de tirer plus que la satisfaction d’une vision directe, souvent bien trop rapide. Nous sommes nous-même un monde à l’intérieur d’un autre monde, celui des Autres, lequel est à son tour inclus dans le vaste monde de l’humain. Sur une feuille de papier il faudrait tracer ces cercles successifs qui sont comme des emboîtements d’œufs gigognes dont nous occuperions le centre.

Ecrire, pour qui ? pour quoi ?

   A considérer cette simple symbolique se rattache une signification essentielle, celle qui énonce le Soi relié aux autres Soi, au Soi du monde en son ensemble. Tout est lié alors que la métaphysique de la représentation nous fait croire que nous sommes irrémédiablement, des Sujets faisant face à des Objets. Cette vue arbitraire d’un monde clivé nous encourage à fonctionner à l’intérieur de notre propre cercle, à défaut de connaître les autres, ou bien alors sur le mode du « peut-être », de l’éventualité, de la possible mais non nécessaire rencontre. De cette manière s’énonce la topique puissante de l’ego selon ses habituelles variantes : égoïsme, égocentrisme, égotisme, et l’on pourrait créer des néologismes du type « égomaniaque », « égophile », « égologue », tant cette manifestation d’un Soi exacerbé est manifeste en cette époque fascinée par la mode des selfies et le rayonnement de sa propre image.

   Mais il serait naïf de penser au regard de cette profusion de l’être-en-Soi, que le motif de l’altérité serait facultatif, de surcroît en quelque sorte, que nous pourrions en faire l’économie. Certes notre naturelle paresse nous incline à voir notre ombilic, notre centre avant même d’apercevoir, dans une large perspective, tout cet environnement naturel, social, planétaire qui nous entoure et se donne tels les innombrables prédicats dont notre moi a besoin pour trouver son chemin et les justifications qui lui permettent d’aller au-devant, vers son propre avenir. Du monde nous sommes comptables, de l’Inconnu qui passe dans la rue, de cet Amour ancien reconduit au passé, de cette future Amitié qui sera un guide pour notre conscience.

   Ecrire, pour qui, pour quoi ? Combien cette tâche paraît parfois inutile, lieu d’un plaisir autocentré, loin du réel, désincarné en quelque manière. Oui, mais nous ne pouvons réduire l’activité d’un être à sa seule écriture. Cet individu vit, aime, souffre, se questionne, commerce, voyage, espère, croit, rêve, autrement dit cet individu est humain en son entièreté, cet individu affirme certes son style singulier dans des phrases, dans des textes, au travers de fictions qui sont comme ses paravents, ses fragiles certitudes, sa manière de connaître le monde et de se connaître.

   Jeudi 26 mars 2020. Rien n’a bougé dans le vaste monde si ce n’est l’activité faucheuse de vies du Corona qu’il convient, ici, d’écrire avec une Majuscule. Serait-il une nouvelle figure de l’Être se manifestant à nous à l’aune du tragique, du mortel, renouvelant en nous cette idée de la finitude que le plus souvent nous tenons éloignée à des fins de réassurance, à des fins de vie simplement ? Sait-on jamais ce qu’il en est de cet Être avec une lettre capitale à l’initiale, l’Être historique qui selon les époques se décline sous les traits de l’Idée, de Dieu, de la Nature, de l’Esprit, de l’Eternel retour ? L’Être ne serait-il que l’infinie variante de la tonalité fondamentale des êtres que nous sommes qui pensons, successivement, de manière fort différente, une fois sensibles aux chatoiements de la Matière, une autre fois nous allégeant des contraintes et ne voulant plus connaître que les vertus aériennes de l’Esprit ? Ecrivant, nous questionnons et que pourrions-nous faire d’autre ? Le Monde est si complexe qu’il ne nous montre jamais, à la fois, que quelques unes de ses esquisses, que quelques traits de ses visages familiers. Pour le reste, il nous faut imaginer, créer des hypothèses, se fier en quelque sorte à notre part animale qui se nomme instinct.

   En ces temps si dramatiques pour toute conscience humaine, n’est-ce pas alors notre instinct précisément qui resurgit, cette peur ancestrale des hommes de la préhistoire, ceux qui constituent notre origine, cette angoisse sourde comme devant l’éclair qui, en ces temps immémoriaux, zébrait le ciel sans qu’aucune cause apparente pût lui être associée ? L’insuffisance d’une rationalité suffit sans doute à expliquer de telles conduites, le refuge au sein de la grotte protectrice. Si l’intelligence des hommes s’est considérablement développée, si un langage structuré étaye leur pensée, il n’en demeure pas moins qu’un fond limbique, archaïque, toujours ressurgit en ces périodes troubles où nul ne sait se qu’il adviendra de l’humanité. L’inconnu nous assaille et nous contraint à nous replier au sein de notre graine germinative, à demeurer au plus près de soi afin, croyons-nous, d’y trouver les ressources nécessaires en attendant que l’orage ne passe, que le ciel ne redevienne clair et serein.

   Beaucoup de choses pâtissent de la pandémie, à commencer, bien évidemment par ceux qui en sont atteints dans leur chair et il serait indécent de se plaindre au motif que la Messagerie est interrompue, que le Réseau Social tarde à rétablir un compte suspendu pour des motifs techniques. En cette période de grand bouleversement, nous sentons bien combien nous sommes conditionnés par cette Civilisation Technicienne. Nous ne pouvons plus envoyer de mails : nous sommes désemparés. Nous ne pouvons plus surfer sur Facebook : nous avons un sentiment de frustration. L’immense hiatus dans lequel a sombré notre Société du spectacle (Guy Debord) nous désarçonne et les médias qui, hier encore, ne faisaient nullement partie de notre horizon, dont nous nous n’aurions pu penser qu’un jour ils existeraient, voici qu’aujourd’hui notre mise à l’écart non seulement nous chagrine mais que nous éprouvons comme un sentiment d’injustice car nous pensions que tout ceci nous était « naturellement » acquis, à la façon de la terre sous nos pieds, du ciel au-dessus de nos têtes.

   Nous ne pouvons qu’espérer que la crise ouverte par le déferlement du virus nous conduira à réfléchir, à nous poser les bonnes questions, à relativiser, à mettre les choses et les actes en perspective. Alors, combien l’univers de Facebook, YouTube et autres Instagram, nous paraîtront risibles, combien nos besoin de ces médias se montreront en tant que lubies de gamins, coups de tête d’adolescents ou caprices de la maturité, sinon manies de l’âge avancé, tout ceci rapporté ne serait-ce qu’au précieux d’une seule vie, qu’à l’absurde que revêt pour nous cet invisible Ennemi, figure du Mal dont nous pensions qu’elle n’était qu’une fable de Moraliste, un vice crée de toutes pièces par quelque Ascète en quête de spiritualité.

   La suite, bien évidemment nous ne pouvons nullement la savoir, anticiper les effets qu’elle aura sur nos comportements, notre éthique, notre considération de l’Autre, notre respect de la Nature (la pollution est montrée du doigt !), notre intime disposition vis-à-vis de l’exister en son sens le plus fondamental. Si nous regardons « dans le rétroviseur », si nous interrogeons les événements de l’Histoire, nous ne pouvons qu’être pessimistes, aruspices d’une invincible Fatalité qui se déploierait bien au-dessus des consciences humaines, décidant à chaque fois de leurs destins, traçant la ligne inflexible de leurs actes. Ceci voudrait signifier que la liberté n’est qu’une vue de l’esprit, que de grandes tendances traversent le continent anthropologique, l’orientent de telle ou de telle manière sans qu’il ne soit aucunement possible d’en infléchir la terrible volonté. Vue de Cassandre, sans doute, et pourtant.

   A-t-on seulement été libres d’accueillir le Corona, d’ne endiguer le raz-de-marée, d’en atténuer suffisamment les effets afin que les hommes, échappant à cette malédiction, puissent orienter leur vie selon la direction qu’ils souhaitaient, les désirs qu’ils manifestaient. Ceci, souhaits, désirs, ne fait nullement signe en direction d’une marotte, d’un enfantillage devant la vitrine d’un marchand de jouets. Loin de là. Certes toute liberté est relative et n’est absolue que considérée d’un point de vue théorétique. Mais il faut, à l’intérieur de cette relativité, trouver son possible, avancer sans entrave, laisser place à la volonté, poser un socle pour la décision. Bien sûr, beaucoup agissent et de façon totalement admirable, mais la lutte est trop inégale, mais les chances de succès trop conditionnées par les funestes desseins de l’épidémie qui moissonne les vies au hasard, seulement avec pour ultime but de détruire. Si bien que l’on penserait avoir affaire, et je rejoins l’idée évoquée ci-dessus, à la manifestation d’un Être nouvellement apparu, doué d’une farouche volonté de réduire tout à néant.

   Si le propre de tout Être est d’être précisément invisible (Idée, Dieu, Nature, Esprit), Corona remplit toutes les conditions requises à cet effet. Bien évidemment l’erreur serait de le substantiver, de lui octroyer le visage du Diable ou de quelque autre Démon, sa puissance provient entièrement de cette insaisissabilité, de cette indétermination qui en fait le plus redoutable des ennemis qui soit. Mais l’on pourrait épiloguer sans fin sur ce phénomène sans contour ni voix, seulement doté d’un maléfique et inquiétant silence.

   Ici, il convient de revenir au geste de l’écriture, mais lors de la précédente digression nous n’en étions pas sortis et les quelques mots étaient des sortes de témoins du temps qui nous échoit ici et maintenant. Je souhaiterais dans l’instant qui suit faire le commentaire d’un texte tiré de « La recherche du temps perdu » de Proust, dans le chapitre intitulé « La Prisonnière ». Outre que cette page, comme une infinité d’autres de cette œuvre immense, est pur fragment d’anthologie, sommet incontesté de la littérature, bien des choses s’y disent relatives à l’écriture, au sentiment, à la sensibilité, au confinement aussi, lui, Proust, l’éternel exilé, condition essentielle de la mise au jour d’un chef-d’œuvre. Sans doute faut-il aux hautes pensées, ce retrait dans l’ombre et le silence, l’entrée dans la sublime introspection comme on entrerait en religion, un lieu retiré, un lieu d’ascèse au loin des mouvements et des contingences du monde.

   Proust ne pouvait être le Proust-écrivant qu’au prix de ce retirement, de cette sorte d’absolutisation du Soi, du recueil en lui-même de toutes les énergies assemblées dans une vie antérieure hautement mondaine, exposée à toutes les beautés comme à tous les avilissements, les lâchetés, les vices de l’humaine condition. La chambre de Marcel était le laboratoire où, entre deux crises d’asthme, entre deux fatigues, deux affaissements, se révélait dans le plus pur rayonnement de beauté l’exception d’une œuvre hors du commun. Proust en sa belle et singulière entreprise littéraire, assemblait à la fois la vue précieuse de l’esthète, la superbe manie du collectionneur d’art, l’oreille du mélomane, l’esprit acéré du psychanalyste des cœurs et des âmes, la vue amplement ouverte du prophète, l’analyse intelligente de l’historien, l’émotion exacte de l’admirateur du paysage, le méticuleux regard explorant les coursives de la mémoire, le talent enfin d’une dentellière brodant, mot à mot, cet ouvrage d’écriture qui ne connaît ni ne connaîtra son semblable sous aucun autre temps, aucun autre horizon. Car s’il y a bien un prédicat pouvant s’appliquer à l’essence de l’écriture, c’est bien celui de son unicité, de sa singularité, toutes qualités servies par un style parfait, achevé, inégalable. Aux phrases de Proust on ne peut rien ajouter, rien retrancher, il s’agit d’une totalité en soi qui n’a nul besoin d’être amendée, métamorphosée. L’UN se suffit à lui-même.

   Donc le passage où le Narrateur, depuis le lieu confiné de sa chambre, perçoit le monde, les Autres et tout ce qui s’y inscrit en creux, hiéroglyphes interprétés au plus près de leur intime vérité :

   "Si, sortant de mon lit, j'allais écarter un instant le rideau de ma fenêtre, ce n'était pas seulement comme un musicien ouvre un instant son piano, et pour vérifier si, sur le balcon et dans la rue, la lumière du soleil était exactement au même diapason que dans mon souvenir, c'était aussi pour apercevoir quelque blanchisseuse portant son panier à linge, une boulangère à tablier bleu, une laitière à bavette et manches de toile blanche, tenant le crochet où sont suspendues les carafes de lait, quelque fière jeune fille blonde suivant son institutrice (…). Mais si le surcroît de joie, apporté par la vue des femmes impossibles à imaginer a priori, me rendait plus désirables, plus dignes d'être explorés, la rue, la ville, le monde, il me donnait par là même la soif de guérir, de sortir, et, sans Albertine, d'être libre. Que de fois, au moment où la femme inconnue dont j'allais rêver passait devant la maison, tantôt à pied, tantôt avec toute la vitesse de son automobile, je souffris que mon corps ne pût suivre mon regard qui la rattrapait et, tombant sur elle comme tiré de l'embrasure de ma fenêtre par une arquebuse, arrêter la fuite du visage dans lequel m'attendait l'offre d'un bonheur qu'ainsi cloîtré je ne goûterais jamais ! "

   Certains mots ont été accentués comme les moments essentiels de cette belle dialectique qui met en opposition (mais en complémentarité surtout) le confinement de l’Auteur, les figures extérieures qui en sont les correspondances, qui en constituent le sens le plus profond à la manière d’un furtif bonheur qui prend corps (au sens fort du terme) dans la conscience même de Celui qui regarde et accueille en lui ces formes d’un pur ravissement. C’est par un sublime acte de vision que Proust se réapproprie ces facettes du réel dont sa santé fragile lui a ôté la jouissance, c’est par l’exceptionnelle climatique de sentiments portés à leur plénitude que l’Ecrivain de « La Recherche » recrée un monde à sa propre hauteur, un monde certes imaginaire mais transcendé par la puissance de son génie.

   « Ecrire, pour qui, pour quoi ? ».  Proust écrit en premier lieu pour lui, afin que sa solitude meublée, sa vie devienne enfin fréquentable, signifiante, bordée de rives claires. Pour quoi ? Pour « déposer doucement, sans en avoir l’air, sa grappe d’œufs qui fermenteront.», pour reprendre les beaux termes de Le Clézio, cet autre Ecrivain essentiel pour notre époque sujette à la perte des valeurs, à l’oubli du sens d’une manière générale. Oui, les œufs déposés par Proust ont fermenté, ils sont devenus des amers indispensables pour notre conscience le plus souvent dévastée par un insatiable appétit de présent, un comblement de satisfactions immédiates, une impatience constitutionnelle à emplir nos désirs de tout ce qui passe à notre portée sans réel souci d’éclectisme, de saisie de l’élégance, sans inquiétude de saisir cette chair pulpeuse et nacrée du monde qui est tout autant notre propre substance que la sienne, du monde.

   Une image d’Epinal très répandue, à laquelle nous adhérons tous d’une manière quasi-inconsciente, lecteurs ou écriveurs, place l’Ecrivain au centre de sa tour d’ivoire, isolé des hommes et du monde dont, pourtant, il est censé, en quelque manière, être un éclaireur de pointe. Une telle lecture du statut de l’Auteur est erronée au motif qu’elle se borne à voir les apparences, à laisser dans l’ombre ce qui, pourtant, brille et illumine les rives sombres de la nuit de l’inconscient. Par nécessité l’Ecrivain est toujours auprès du monde; c’est même la texture la plus visible de son quotidien. La prétendue solitude de Proust, ce court passage de « La Prisonnière » en dément la réalité. Plus même, dans cette écriture, Proust est plus au monde que ne pourraient l’être les Voyageurs distraits qui parcourent la planète en tous sens sans même bien savoir le visage de la Nature, la configuration des lieux, les histoires des gens qu’ils croisent, leur présence sitôt effacée qu’entrevue.

   Combien Marcel est ici présent, intensément présent, à apercevoir les figures féminines de la Blanchisseuse, de la Boulangère, de la Laitière, effigies s’il en est heureuses en son musée personnel, constellations qui girent dans son ciel comme les étoiles sur la voûte illimitée du cosmos. Ces étranges figures ont, en quelque sorte, vocation d’infini, multipliées par la naturelle fécondité d’un esprit qui les agrandit sans cesse, les illumine, les éclaire de l’intérieur, les dépose sur des fonts baptismaux bien plus réels que le réel lui-même. Puissance ici, de l’intuition créatrice conduite à son efficience absolue, myriade d’images de femmes, de paysages, de sentiments qui confluent en un seul et même endroit, au point focal de l’œuvre, tout est ici présent dans la lancée d’une seule et même énonciation, la chambre à coucher de Combray, celle du Grand Hôtel de Balbec, la chambre de Paris et peut-être, toutes celles hallucinés par un esprit que l’imaginaire décuple, ouvre sur l’infini du monde plutôt qu’il n’en ferme l’accès, qu’il n’en étrécit la vision.

   Ecrivant la Blanchisseuse, évoquant l’Institutrice, un gynécée de « femmes impossibles à imaginer a priori », Proust est intimement auprès de ces créatures de rêves, il recrée en quelque sorte une façon de Paradis originel dont il croise les fils au gré du passage infini de la navette de l’écriture. Citant à la suite, dans un agrandissement topologique sans fin, la rue, la ville, le monde, Marcel déploie l’espace nécessaire à sa fiction, en même temps qu’il se donne ce pouvoir d’agissement sur le réel, qu’il le met à sa portée, tout comme le Picasso de la période Cubiste décomposait à l’infini l’image de la femme dont il pouvait user à satiété. L’imaginaire est tressé de cette matière inépuisable qui se renouvelle à même son constant surgissement. Que quelques esprits fâcheux, sinon pointilleux, se mettent en tête de vouloir démontrer la supériorité du réel par rapport à l’écriture, eh bien qu’ils usent à leur gré de la réalité, nous nous satisferons de ce bel imaginaire proustien qui crée mille lieux en un seul lieu, fait venir mille femmes en une seule. De toute manière, dans ce qui constitue le derme polyphonique de l’exister, nulle hiérarchie, tout joue à égalité de présence. Untel trouvera du sens à flâner auprès de la Nature, tel autre auprès d’une œuvre d’Art, tel autre encore auprès de l’image d’une Belle ou se contentant de sa simple évocation.

   « L'offre d'un bonheur qu'ainsi cloîtré je ne goûterais jamais ». Proust, ici, semblerait infirmer ce que nous disions d’une équivalence des termes de l’exister : réel, imaginaire, rêve. Il semble affirmer, en effet, que son état de claustration inflige à son corps (« je souffris que mon corps ne pût suivre »), des contraintes que le réel du dehors aurait comblées au centuple au seul motif que les femmes qu’il regardait avaient aussi un corps et que la confluence, la rencontre de ces derniers ne se pouvait concevoir, la barrière infranchissable de la chambre mettant un terme à tout essai de relation. Mais aussitôt, si l’on peut dire à la façon d’un rattrapage ou bien de l’emplissement d’un désir inassouvi, Proust ajoute « mon regard qui la rattrapait », annulant par cette habileté rhétorique ce que le factuel empêchait, ce que la situation ôtait à sa propre liberté, celle de choisir une compagne de route qui pût le soustraire à ses multiples afflictions.

   Alors, peut-on ici parler d’écriture cathartique, comme si les mots posés sur le blanc de la feuille étaient autant de baumes appliqués sur la meurtrissure d’une chair, colmatant les plaies de l’âme ? Oui, je crois à cette fonction thérapeutique du langage. Oui, je crois à cette vérité de la langue qui n’est nullement inférieure à celle de la réalité, différente cependant, de nature symbolique. Mais qu’est donc le symbole en sa valeur signifiante, sinon cet objet, ce colifichet, cette image dont les contours peuvent être clairement définis tel le signifiant, alors que le signifié en direction duquel agit le symbole est au loin, dans sa marge d’invisibilité, tirant sa puissance, précisément de cette liberté qui lui est octroyée que jamais ne donne ce qui s’étale ci-devant, qui ne pourrait ni changer de forme, ni nous amener autre part qu’au lieu de son immobile présence. L’écriture est liberté !

 

« Ecrire, pour qui? »

Pour Soi

Les Autres

Le Monde

« Ecrire, pour quoi ? »

Pour témoigner

Du Temps qui passe,

Puisque nous ne sommes

Que Temps

…Qui Passe…

 

 

 

 

 

 

 

 

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29 décembre 2024 7 29 /12 /décembre /2024 08:44
Le journal des solitaires

  Source : Grand Figeac

 

***

 

 

Septentrion - Samedi 22 Août 2020, Matin - Journal de Sol

 

   L’été fond si vite, ici, dans ces latitudes nordiques. A peine la ‘Midsommar’ est-elle passée que, déjà, les jours raccourcissent, les aubes sont plus longues à venir, le crépuscule ne dure que l’instant d’une étincelle. Puis c’est la nuit, la longue nuit éternelle, infinie, si bien que l’on pourrait croire que jamais le jour ne reviendra, que les ténèbres envahiront tout de leur manteau de suie et alors ce serait un peu comme une fin du monde, une perte de soi dans de bien étranges coursives. Ce matin, je suis allée faire une promenade au bord du Lac Roxen. Personne sur les rives, sinon le glissement du vent parmi les branches légères des bouleaux, leur long frissonnement dans la lumière qui monte insensiblement. Je me suis assise sur la plage, à même les galets. L’eau palpitait doucement, elle ressemblait à une mère attentive qui aurait attendu la visite de ses enfants, mais nul ne venait et le jour tomberait qui ne la sauverait de sa longue solitude.

 

   Pays du Causse - Samedi 22 Août 2020, Aube - Journal de Marc

 

  Il a fait si chaud ces jours derniers. Une nappe de lueur étincelante nappait les hauteurs du Causse. Le blanc des pierres devenait transparent, comme si la matière était minée de l’intérieur, n’attendant que son propre délitement. Les heures sont bien courtes et le temps semble s’être accéléré. Les grains de mica font, dans la gorge étroite du sablier, leur bruit de rien, leur chute rapide, on n’en peut apercevoir l’écoulement continu. La nuit est semblable au jour avec ses braises noires, ses flammèches grises. Le drap est de trop qui fait du corps une manière de torchère que nul souffle ne vient apaiser. Dès l’aube j’ai couru sur le plateau qui regarde le ciel. J’étais bien seul et mes coreligionnaires devaient dormir, usés par leur combat nocturne contre un invisible ennemi. Arrivé à mon promontoire, j’ai choisi un coussin de mousse et de lichen pour faire une pause. Il y avait un peu de vent et les chênes aux feuilles vert-de-gris, oscillaient lentement comme si, de ce balancement, ils avaient attendu quelque réconfort, pareil à celui d’une mère bienveillante protégeant la santé de ses progénitures, les mettant à l’abri des assauts du mal.

 

   Septentrion - Samedi 22 Août 2020, Midi - Journal de Sol

 

   Le soleil fait son étoile blanche, nébuleuse, pour un peu il ressemblerait à cette lune gibbeuse, on s’amuse à suivre des yeux ses mers, ses cratères, ses taches qui sont comme des signes qu’elle semblerait nous adresser afin que nous puissions participer à son mystère, à sa solitude dans le noir dense du cosmos. Je me suis installée sur mon balcon. J’ai enfilé une veste légère, parfois une fraîcheur annonçant l’automne glisse sur la terre et l’on se met à frissonner à penser seulement à la mauvaise saison, au feu qui brûlera dans l’âtre, aux livres qu’on lira près de la cheminée. J’ai improvisé un déjeuner rapide, des boulettes de viande avec de la confiture d'airelles qu’ici l’on nomme ‘Köttbullar med lingonsylt‘, que j’accompagne d’une bière blonde couleur de miel, mousseuse, elle laisse sur les lèvres une amertume et les teinte d’écume, c’est un peu comme un jeu.

   Tout en picorant je me laisse aller à ce «vice raffiné et impuni» comme le qualifiait Valéry Larbaud, la lecture. Je lis « Le déjeuner de Sousceyrac » de Pierre Benoît, j’aime tant cette chronique des gens simples, les mœurs de l’austère Montagne du Ségala. Ceci me rappelle mes études en France, mes promenades parfois dans ce Quercy si attachant. Aussi j’écris mon journal en français, c’est un peu ma dette pour un séjour qui fut charmant, auquel je pense souvent. Mes nuits sont parfois traversées de paysages aux buttes de calcaire, à la maigre végétation de genévriers, aux touffes de plantes aromatiques à l’odeur si entêtante. Je rêve longtemps à ce passé qui me hante, qui me tient éveillée, curieuse de découvrir quelque secret dont autrefois aurait la clé.

 

   Pays du Causse - Samedi 22 Août 2020, Zénith - Journal de Marc

 

   L’étoile céleste a gravi les degrés du ciel en silence. Aujourd’hui son humeur est plus chagrine. Parfois un voile de fins nuages en dissimule le cercle parfait. Je me distrais à penser que mille soleils illuminent la nuit, que ‘Grande Ourse’, ‘Dragon’, ‘Céphée’, sont les miroirs multiples et inversés du Grand Feu qui parcourt le ciel en grondant et bouillonnant. La nuit apaise ses ardeurs et l’on n’en perçoit plus que des formes atténuées, bienveillantes. Ma terrasse est orientée plein sud, si bien qu’à l’accoutumée la lumière y est verticale, violente. Aujourd’hui le temps est plutôt un avant-goût d’Octobre avec la rouille de ses chênes, sa brume au ras du sol, ses fils de la Vierge tendus entre les piquants aigus des genévriers.

   Je me restaure de peu, un genre de collation frugale. Un melon du Quercy à la chair orangée accompagné de tranches de jambon du pays. Un vin rouge à la robe foncée, presque noire, un Malbec de pure souche sera le compagnon d’un cabécou, ce délicieux fromage de chèvre aussi sec que les cailloux du Causse. Entre les bouchées, je feuillette les pages d’un livre déjà lu mais si précieux que j’en relis fréquemment quelques extraits : ‘Le Merveilleux Voyage de Nils Holgersson à travers la Suède’ de Selma Lagerlöf. Lisant, c’est un peu comme si je prenais la place de Nils, juché sur l’oie voyageuse, que je découvre l’immense étendue désertique de Laponie, que je plane au-dessus des grands lacs du côté d’Arjeplog ou de Racksund, que les forêts d’épicéas filent sous les rémiges déployées, comme si j’apercevais au loin, en sa partie la plus méridionale, les vertes prairies de l’île de Gotland. J’ai de tels souvenirs d’un voyage de jeunesse en Suède. Parfois font-ils même mon siège jusqu’à une heure avancée de la nuit ! C’est étonnant la magie qu’un pays peut opérer sur une âme, elle en amplifie la beauté, en décuple la force d’attraction, elle en magnifie l’inépuisable magnétisme.

 

    Septentrion - Samedi 22 Août 2020, Soir - Journal de Sol

     

   Ce soir l’air est vif qui vient du Nord, sans doute des confins de Laponie. J’ai enfilé un tricot. J’ai mis un collant sous ma jupe. J’ai allumé un feu de cheminée. Les braises crépitent dans l’âtre, ce sont de minces constellations polaires comme on les voit chez moi en Laponie, tout contre le vert émeraude des aurores boréales. Je rêve au coin de l’âtre parmi les milliers d’étincelles qui font leurs gerbes diffuses. Je rêve à tout et à rien, une manière de grésil qui poudre l’air et tisse le temps d’une impalpable résille. Ô combien j’aimerais être dans ce beau pays de Sousceyrac dont Pierre Benoît trace le juste et austère visage, dans ce Ségala authentique qui ne connaît guère que l’âge des pierres, le temps lent du Causse, le flottement blanc des troupeaux de brebis et de moutons. C’est bien ceci que l’on nomme nostalgie, cette langueur de l’âme qui jamais ne trouve son rythme, ce grésil de l’esprit qui, nulle part, ne connaît son lieu. Oh, combien, à l’instant, j’aimerais pouvoir voler sur le dos de l’oie, tout comme Nils Holgersson, traverser ma natale Suède, me retrouver sur ce Causse aride couru de longues lames d’air. Est-ce ainsi que se dit mon inclination à revivre le passé, cette fluctuante et lancinante blessure qui cingle au milieu du corps et fore à l’infini, creusant un aven, comme en ces belles et singulières terres du Causse ? Il se fait tard. De mes yeux immensément ouverts j’interroge l’obscurité. Où es-tu beau pays de mes rêves ? Sans toi je ne suis qu’une feuille emportée par le vent. Si loin ! Si loin de moi !

  

   Pays du Causse - Samedi 22 Août 2020, Nadir - Journal de Marc

 

   J’ai dû renoncer à dîner sur la terrasse. Le vent s’est levé qui tournoie sans arrêt et mord le corps. Il me fait irrésistiblement penser à cet air vigoureux de Laponie qui ponce les visages et instille sa dague jusqu’au plein de l’âme. Je me suis installé dans mon bureau, dans cette tour qui est comme un clin d’œil à celle de Montaigne. J’y médite longuement des heures durant, espérant parfois que l’inspiration veuille bien me visiter. J’ai craqué une allumette, enflammé le papier journal, les lettres se tordent dans l’âtre noirci et se dissolvent dans les premières fumées. Sait-on combien le feu recèle de mystères, de secrets inconnus ?

    Je le fixe un instant et me voici soudain, à cent lieues de mon Causse, quelque part du côté des étendues bleues du Lac Roxen, au milieu de la lande boréale, parmi le peuple des bouleaux aux feuilles d’argent, parmi les Elfes aussi légers que l’air, aussi beaux que le jour, aussi minces que la pluie. Depuis la partie est du lac s’est levé un nuage d’argent qui file vers l’ouest. Il a la forme étrange d’une oie. Il est blanc tel un cirrus avec une échancrure noire qui figure un bec. Je vois un genre d’enfant au visage lumineux, au sourire franc, à l’éblouissante chevelure. « Êtes-vous Nils Holgersson ?» A ma question, la réponse : « Oui, je suis Nils, je viens à ta rencontre, Toi l’Homme qui parles aux pierres et écris des histoires en forme de magie. Monte donc à bord de mon embarcation de plumes. Nour irons rejoindre Sol, ta fiancée polaire, celle qui ne rêve que de toi et de ton merveilleux pays de pierres et de vent. Viens, te dis-je ! N’as-tu confiance en moi ? » Je m’entends répondre à Nils, comme dans un rêve : « Si, Nils, j’ai confiance. Mais j’ai un peu d’appréhension. Je ne voudrais chuter du rêve, la terre est dure et les réveils parfois douloureux ! » Nils me répond : « Ne crains rien. De toute façon je ne suis tissé que d’imaginaire. Aurais-tu peur que l’imaginaire te morde ? »

   Je dois dire, au début j’avais un peu peur, j’étais saisi de vertige et c’est come si j’avais bu un vin trop capiteux que cultivent les vignerons de chez moi. Nous faisions de grands cercles blancs dans le ciel. Derrière nous, nous laissions des traînées qui figuraient soit des oiseaux mystérieux, soit des mots : Amour, Amitié, Espoir, Vie. Longtemps nous avons plané, Nils, l’Oie et moi et nous étions devenus vraiment amis. Rien n’aurait pu nous séparer. Parfois, de la terre, nous parvenaient des voix que les nuages étouffaient un peu. Nous pensions qu’il s’agissait de Génies ou bien d’humains qui gagnaient le Paradis à tire d’ailes. Soudain, une voix se fit entendre venant du milieu d’un cirrus joufflu tel un Ange : « Puis-je venir avec vous ? Il me serait si agréable de voyager en votre compagnie ? » Nous pensions avoir affaire à un Chérubin tombé du ciel ou bien à un oiseau mythique égaré en notre époque, mais c’était une personne humaine, rien qu’humaine qui souhaitait voyager en notre compagnie. « Monte donc », dis-je, reconnaissant Sol simplement vêtue de brumes et de perles d’eau, « Nous voyagerons ensemble, c’est mieux d’être en compagnie que d’être seul, et puis tu connais le chemin qui conduit au pays des Rêves. Nous avons hâte d’en découvrir le visage unique. Sûrement il n’est guère loin ! C’est si beau ici en plein Ciel, si beau ! »

 

   Epilogue

 

  Histoire de deux destins croisés. Elle, Sol (diminutif de Solveig), Suédoise vivant à Linköping, ville située dans le quart sud de la Suède ; lui, Marc, habitant du Causse du Quercy. Une rencontre d’été, solaire, qui instille dans les âmes le bonheur immédiat des entrevues fugitives. Solveig, parfaitement francophone, ancienne étudiante de l’Université de Toulouse, amoureuse des terres sauvages et désolées de la Montagne de Ségala dans laquelle elle effectuera de nombreux et inoubliables séjours. L’aventure zénithale limitée à un seul été, trouvera son naturel prolongement dans une correspondance suivie tout au long de plusieurs décennies. Amours épistolaires se substituant à celui des corps, à la fête de la chair. Les mots seront les prolongements, les dentelles des sentiments qui furent, que les années passant exaltent et placent à la cimaise de la mémoire. Un objet précieux égaré, un livre, un colifichet se dotent d’une bien étrange valeur, d’un caractère irremplaçable, d’une ineffable saveur.

   ‘Destins croisés’ veut dire, du point de vue de l’écriture, les stances mêlées, entrelacées, alternées, d’éléments et d’expériences communes : le surgissement, dans cette fin d’été, du luxueux automne ; le déjeuner sur un balcon que double celui sur une terrasse ; des goûts communs pour des mets simples, une rapide ivresse autour d’une bière mousseuse ou d’un vin rouge fort en caractère ; la lecture à deux voix de deux ouvrages dont chacun est censé représenter l’âme d’un lieu : « Le déjeuner de Sousceyrac » pour Sol, ‘Le Merveilleux Voyage de Nils Holgersson à travers la Suède’ pour Marc ; des cheminées pour des flammes communes qui sont autant de symboles d’un feu qui fut, que la correspondance entretient ; l’appel à l’imaginaire dont Nils, l’oie, sont les intercesseurs d’un vol qui pourrait bien être initiatique en sa valeur de réminiscence, en l’ouverture qu’il permet de la conquête d’un nouvel âge, peut-être d’une période ressourcée de la vie.  Cet emmêlement, cette fusion, cette osmose (que l’on emploie les termes que l’on voudra), c’est le recours à la figure rhétorique de la ‘mise en abyme’ qui le permet.

    ‘Mise en abyme’ veut dire, selon la définition canonique qui nous est fournie par ‘Les Etudes littéraires’ : « l’enchâssement d’un récit dans un autre récit, d’une scène de théâtre dans une autre scène de théâtre (théâtre dans le théâtre), ou encore d’un tableau dans un tableau, etc. » avec les quelques précisions suivantes : « effet de miroir, spécularité, récit au second degré ». Ceci est précieux qui permet de faire se rejoindre, hors du temps et de l’espace, des événements qui s’y inscrivirent jadis avec une précision quasi-horlogère dont jamais la psyché n’oublie l’exacte minutie. La ‘mise en abyme ‘, si nous la considérons selon sa valeur homophonique et son équivalent de ‘ mise en abîme ‘, outre qu’elle restitue des liens exquis du passé, évite que ces derniers ne connaissent ‘l’abîme’, ce qui constituerait le tissu d’une indépassable aporie. Or les souvenirs, surtout s’ils sont ourdis des fils de l’amitié, de l’amour, méritent bien mieux que cette mise au pilori de ce qui brilla un jour au firmament et se dota de valeurs infinies. Oui, infinies ! Nous voulons ‘l’abyme’, nullement ‘l’abîme’ !

   L’histoire contée ci-dessus s’est appuyée sur un temps commun, Sol et Marc vivent d’étranges expériences possédant le caractère d’une parfaite synchronie. Une même fin d’été, une identique perception de l’automne surgissant, une passion de la lecture qui les attache l’un à l’autre, comme si les deux œuvres de Selma Lagerlof et de Pierre Benoît fusionnaient en un même creuset. Autrement dit un présent coïncidant avec un autre présent. Une immédiateté des sensations que seul l’espace place en des endroits différents mais qui, pour autant, ne sont nullement étrangers l’un à l’autre. Bien au contraire, l’on pourrait dire qu’ils entrent l’un en l’autre au gré des rêves éveillés des deux protagonistes. Ce que vit Sol, dans l’imminence de son âme, Marc le ressent en sa chair, comme si des ondes mystérieuses, des transmissions de pensée couraient par-delà l’espace-temps, pour en faire un unique événement partagé mais si singulier à la fois.

   Cette vertu si particulière d’une mise en abyme, cette subtilité des confluences, nous pouvons en éprouver d’identiques effets dans une réalité qui en constituerait une variante, à savoir dans le mystérieux phénomène de la ‘réminiscence’, tel que révélé par le génial Marcel Proust. De la mise en abyme à l’effet de la réminiscence, il y a la distance temporelle d’une synchronie à une diachronie. Ce que vivent simultanément Sol et Marc, dans une parfaite présence du présent, dans le conte ci-dessus, se double, dans la réminiscence proustienne, d’un recours à la mémoire, donc d’une successivité temporelle, donc d’une présence du passé qui vient surgir dans le maintenant du récit.

   De toute manière la structure du temps est tellement complexe, faîte de bonds vers l’avant et de brusques retours en arrière, de surgissements d’instants et d’empans de durée, que rien ne peut se donner dans la pureté d’un absolu (seul l’art le peut qui transcende le réel), mais dans cette exquise relativité qui tisse les « intermittences du cœur », les vagues à l’âme, les nostalgies, les sensibilités. Le temps vécu est un cristal qui vibre, un diapason qui fait ses ellipses sonores, un sablier dont, parfois, le cours s’inverse dans une involution qui nous reporte bien au-delà de notre corps présent, peut-être en des rives de la petite enfance ou en des souvenirs anténataux. Nous ne sommes que ces trajets, ces navigations hauturières, ces vents favorables ou bien contraires, en tout cas des temporalités fragmentées, elles-mêmes incluses dans d’autres flux qui se perdent dans l’abîme (précisément), de la mémoire.

   Alors, ici, comment ne pas évoquer ces sommets de la littérature et de l’art que sont les célèbres réminiscences proustiennes, ces tissus arachnéens constituées de fils de trame et de chaîne si subtils dont nul ne pourrait démêler l’écheveau qu’à en détruire l’étrange beauté ? C’est bien là le mystère des ressentis qui toujours nous échappent dès que nous voulons en rendre compte au titre de la raison. Y aurait-il quelque chose de plus irrationnel que le temps, que le flux de nos vécus entremêlés, de nos souvenirs confus, de nos interprétations parfois si approximatives, bien plutôt de petites satisfactions immédiates que des éclairements sur un sentier au tracé net, exact ? Il nous faut nous accommoder de cette navigation dans la brume et le flou, sans doute est-ce là sa vertu la plus efficiente.

   Nous disions ‘réminiscences’. Convoquons seulement celles, canoniques, de l’expériences de l’Auteur de « La Recherche ». C’est donc l’identité des sensations à deux moments différents du temps - madeleine de l’enfance et celle dégustée aujourd’hui ; pavés de Venise et ceux de l’hôtel de Guermantes ; serviette de Balbec et celle de la matinée chez la Princesse de Guermantes - qui permet de faire resurgir la mémoire du corps, de livrer dans l’instant présent le passé évanoui qui, toujours, dort au sein de notre propre moi, à la manière dont un gisement fossile est extrait, porté au jour, révélé, témoignant de son origine ancienne, ineffaçable cependant.

   « L’être qui alors goûtait en moi cette impression, la goûtait en ce qu’elle avait de commun dans un jour ancien et maintenant. »

   Nous avons accentué le terme ‘commun’ afin de lui restituer sa valeur de mise en abyme. Ici les fameux « effet de miroir, spécularité », disent leur être qui est de mettre sur un plan identique, chez un même individu, deux séquences éloignées temporellement, mais si proches dans le domaine du vécu, de la psyché qui en réalise l’inventaire. La tâche est de nature archéologique qui met en présence deux fragments éloignés mais qui connotent une analogie des émotions, la présente renforçant, décuplant, celle du passé, lui ouvrant l’arche immense d’une joie. La différence avec l’expérience évoquée dans la ‘rencontre’ de Sol et de Marc, n’est pas de nature foncièrement autre. Il s’agit simplement, comme il a été suggéré plus  haut, d’une mise en contraste d’une synchronie (deux actes simultanés dans un présent identique chez deux personnes séparées), et d’une diachronie (deux actes successifs, dont l’un du passé vient jouer avec un acte identique du présent, chez un sujet unique). Ces deux motifs, s’ils sont tressés de signes apparents distincts (plus spatiaux dans l’écart naturel entre Septentrion et terres du Quercy, plus temporels pour le Narrateur de ‘La Recherche’), n’en demeurent pas moins constitués de la même essence : donner du sens à l’existence chez un ou plusieurs sujets. C’est bien le sens qui est l’essentiel. Le reste n’est qu’un décor dont l’âme s’entoure pour accomplir son parcours terrestre. Mise en abyme de situations présentes, mise en abyme de réminiscences, tout converge vers un but, donner à la vie les amers dont elle a besoin pour orienter sa course dans le temps qui, toujours fuit, que nous tâchons de fixer par le rêve, par l’écriture. De ceci nous sommes en quête afin de ne nullement nous égarer.

 

 

 

 

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28 décembre 2024 6 28 /12 /décembre /2024 09:46
Å hauteur de roseaux

Back to black

La roselière...

Vendres...

 

Photographie : Hervé Baïs

 

***

 

   Avant même de se porter en direction de la Roselière de Vendres, convient-il de prendre de la hauteur, au sens propre, de gagner ce magnifique Massif des Albères d’où re révèle un étonnant panorama semi-circulaire, un peu comme si la vaste Plaine du Roussillon vous appartenait en entier, sans partage. Une manière de point de vue macroscopique, en lequel, par une sorte d’écho, se réverbèrera le singulier biotope microscopique du Peuple des Roseaux. Il faut quitter Collioures, serpenter au milieu des vignes en terrasses et, par une côte en lacets étroits, gagner la crête sur laquelle se détache, sorte d’hiératique figure, la haute Tour de la Massane. Cette tour à signaux du XIII° siècle est belle dans son austérité, elle s’affirme à la proue du massif, circulaire, taillée dans de gros moellons de pierre grise, avec ses étroites meurtrières à la base, ses trous dans la bâtisse, son sommet dentelé, vestige d’une ancienne splendeur. Longtemps il faut apprivoiser son regard à la dimension de la vastitude, accommoder et plisser ses yeux afin que la brume à l’horizon consente enfin à délivrer ses richesses. Loin, là-bas, le tapis immobile de la « Grande Bleue ». Loin, là-bas, la chute des Albères en direction de la Péninsule, vers Cerbère, puis Llança, El Port de la Selva, Cadaquès, la fabuleuse Espagne.

   Loin, là-bas, dans une espèce de fourmillement, le troupeau des maisons blanches de Vendres ; loin là-bas, genre de répondant de l’écrin singulier des Albères, un genre de clapotis couleur de terre, troué de mares d’eau, miroitement d’un lac et le frémissement presque inaperçu de la végétation des Roselières. Pur bonheur que de rencontrer tout ceci dans un espace si resserré, si assemblé, que sa variété n’est que le reflet de son unité, du don qu’elle nous fait, qui nous rassure et nous émeut. Tout, ici, est si naturel, si immédiatement donné ! Il faut gagner la zone marécageuse en passant près du vestige d’une villa Romaine, dite « Temple de Vénus » dont les « murs en petit appareil de calcaire coquiller local, liés au mortier de chaux et matériaux d’importance signent le luxe de la décoration. »  Aujourd’hui, il ne demeure, de la magnificence passée, que quelques murs ruinés de pierre blanche, le chapiteau d’une colonne, quelques minces fûts de calcaire, tout juste de quoi alimenter le phosphore de l’imaginaire.

   Mais rien ne nous sera plus précieux, dans cette découverte, que de commenter cette belle photographie en noir et blanc, due, comme toujours, à l’art du paysage d’Hervé Baïs. Le ciel est si peu un ciel, un genre de lagune, avec ses courants lents, ses méandres paresseux, ses remous à peine affirmés, ses semis d’euphorbes claires, le brouillard jaune et vert de ses luzernes, les corolles blanches de ses cakiliers. Les roseaux sont si peu marins, avec leur allure de Tramontane, leurs bourgeonnements de nuages lenticulaires, la dentelle de leurs cirrus, les boules de leurs cumulus. Ce que veulent exprimer ces rapides métaphores, la fluence d’un élément en l’autre, l’amitié des choses, les « affinités électives » qui assemblent en un seul lieu, en un seul instant, des peuples que l’on croirait différents, alors qu’ils ne sont, à l’évidence, que la simple phénoménalité d’une Nature qui, elle est Unique, profondément Unique. Mais il faut reprendre l’évocation et la porter plus avant, au risque de diviser l’indivisible, de fragmenter ce qui ne peut l’être, de réduire selon les catégories la belle harmonie ontologique.

   Le ciel est cette mince bande, ce passage discret (souhaite-t-il se faire oublier ?), cette à peine énonciation dont, seuls les Poètes, ont à connaître. De fins nuages en sont les passagers clandestins, ils ne s’attardent guère, leur voyage est au long cours. Au milieu d’eux, la lumière se fraie un chemin tissé de silence, elle tutoie ce beau gris Souris, lui dont le secret est la pure élégance. Et la ligne d’horizon est ce mince fil noir qui court d’un bord à l’autre sans alerter qui que ce soit. Il paraît être là de toute éternité, assuré de son destin, lui qui est le médiateur des choses célestes et des choses terrestres. Il est une pointe avancée, un élément de liaison, un intervalle entre deux mots d’où naît l’incomparable nature du Sens.

 

Signifier : voici la tâche assemblante de l’Horizon,

voici la tâche essentielle et immémoriale de l’Homme.

 

   C’est bien en quête de significations vers quoi pointe l’interrogation de notre conscience, sans doute n’y a-t-il de secret si aisément accessible.

    Et les Roseaux, le Peuple admirable des Roseaux, il faut lui ménager une place de choix, dire le visible et, aussi bien l’invisible qu’il recèle en lui afin que, connaissant l’avers et le revers de sa nature, nous puissions en sonder la profondeur. Ils sont là, dans la claire et discrète effusion de leur être. Ils sont traversés de vent, comme les Hommes et les Femmes sont traversés d’amour. Ils sont doucement inclinés et leur fin tropisme semble vouloir indiquer le lieu même de leur provenance, cette mesure strictement orientale, nette, sans équivoque, qui s’oppose au versant brumeux, opaque de leur chute hespérique. Une Vérité s’allume, loin là-bas, qu’un mensonge (nous en sommes coutumiers) rabat dans les fosses carolines des approximations, des dissimulations, des compromissions.

   Ce Peuple est beau, lui qui fait ses taches de lumière parmi la simple agitation de la sansouïre, on dirait des lacs communiquant entre eux, nullement dans l’exposition, seulement de façon racinaire, rhizomatique, comme si tout ne pouvait signifier qu’à l’aune du retrait, de la discrétion. C’est ainsi, le Peuple des Marais est un peuple libre de soi, allant à l’aventure, d’un côté ou de l’autre, intimement mêlé au milieu qui l’accueille, près du ciel léger, près du remuement presque inaperçu des massettes, que l’on nomme aussi, poétiquement, « roseau-de-la-passion », métaphore qui ferait craindre l’éparpillement, la vivacité, la turgescence incontrôlée. Or, il n’en est rien, les roseaux sont de nature modeste, intimement réservés, habitués qu’ils sont aux clartés lagunaires de plomb et d’étain. En leur constant et doux balancement, se laisse deviner la modestie de la Pie-grièche à poitrine rose, se laisse entendre le son mystérieux de la corne de brume du butor étoilé. C’est, parfois, le cri de gorge du Blongios nain qui sourd d’entre les tiges assemblées. Parfois l’envol blanc de l’aigrette garzette au-dessus des nuages des massettes brunes. Parfois le cri suraigu, manière de scie musicale, du sterne pierregarin.

   Oui, les roseaux chantent au rythme des oiseaux migrateurs, cigognes et canards, mais aussi sous la caresse amicale et salée du vent Marin ou bien sous les coups de boutoir de la rapide et tranchante Tramontane. Et, comment ne pas deviner, sous la surface argentée du Lac, au milieu de l’enchevêtrement des tiges, le long glissement des anguilles noires, on les dirait de simples métamorphoses du limon qui tapisse le fond, un prolongement, si l’on veut. Et puis, perçoit-on, auprès de ces arbres mincement levés de la houle de la roselière, toute cette multitude inapparente, ce foisonnement discret, la disposition en étoiles des minuscules archées, l’agitation vert-Menthe de la bette maritime, est-on touché de la vacillation souple des algues, genres de cerfs-volants aquatiques ? Ce que nous laisse deviner cette belle photographie, dans la profondeur de ses sels d’argent, une géographie de mangrove dans la belle complexité qui anime la luxuriance de ses invisibles profondeurs.

   Nous ne sommes, nous les Voyeurs, nullement immobiles, passifs devant cette beauté à « fleurets mouchetés » et ondoyante de la Roselière, loin s’en faut. Cela bouge en nous, cela chante en nous, cela fait sa forêt de sombres palétuviers, sa litière de feuilles mortes, ses sinuosités d’eau verdâtre, ses courants ascendants et descendants, son lent bruissement de joncs sous la ligne de flottaison de notre regard. C’est ceci, une photographie juste, une image énoncée en vérité, elle nous prend au centre du corps, et vrille en nous mille impressions jusqu’ici inexprimées, latentes, lesquelles ne demandaient qu’à être mobilisées.

   Regarder cette image, c’est être Soi et gagner de la profondeur, être scirpe, échasse blanche, héron pourpré, jonc, salicorne. C’est se placer à l’exact milieu de la faveur unique de la sansouïre et y demeurer, loin encore du temps de la première sensation, y tisser ces minces filaments qui, de l’autre de l’image à qui nous sommes en notre for intérieur, font se tendre ce fil d’Ariane ininterrompu garant d’une joie qui demeure et, toujours se réactive à l’endroit singulier de sa source plénière. La Roselière est à nous ce qu’est le pollen au Printemps, une annonce, un mystère, le début d’une aventure qui n’aura nulle fin si, inquiets du destin des Choses, nous savons correctement en interroger la pulpe intime, la mince effectuation, nous frayer un chemin en direction de leur attente. Oui car nous sommes attendus, tout conne nous attendons. La vie est une conque habitée des multiples échos qui nous ont traversés, de ceux qui verront bientôt le jour. Toute Chose est là qui ne souhaite qu’être saisie !

 

 

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27 décembre 2024 5 27 /12 /décembre /2024 08:55
L’exister à l’épreuve du possible

« Murs »

avec Lilith

 

©️Judith in den Bosch

 

***

 

   Parfois, certaines images du réel sont si puissantes, si déroutantes, qu’il faut un temps d’adaptation après les avoir vues pour réaliser la nature du motif qui en traverse la matière noire, blanche, grise, étonnement déjà que cette tripartition de ceci même qui vient à nous selon trois notes fondamentales, pas une de plus. Comme si se disait, dans cette étroite monochromie (au moins s’en approche-t-elle), le lexique restreint, exigu de la condition humaine, lorsqu’affrontée à sa mesure la plus tragique, elle ne sonne plus que dans un étrange tintement qui pourrait bien s’éteindre sous le premier vent, la première rumeur montant de la plaine monotone d’un étang. Est-ce pour ceci, manifester l’exiguïté d’une vie, que la Photographe a intitulé son œuvre « Murs », ce mot semblable au claquement d’un fouet, au raclement d’un fer sur le pavé ?  Il assène sa propre vérité et se retire en sa mutique réserve.  Et comment ne nullement entendre, derrière « murs », d’autres mots jouant en écho, en approfondissant l’immédiate portée, par exemple « noiR », par exemple « peuR », par exemple « ameR », ce registre du Risque du Réel, cette aRticulation fRicative uvulaiRe, signe de sa Rageante Rugosité ?  Certes ce jeu purement phonétique peut vous paraître surfait, dépassant de loin ce que des mots ne sauraient dire à l’aune de leur naturelle modestie. Seulement, je crois qu’il s’agit de ceci, aucun langage n’est gratuit, aucune présence du mot n’est le choix d’une simple fantaisie.

  

    Toujours le sens excède la lettre, toujours une aura détoure l’intention signifiante. Pour cette simple raison « Murs » fait, à l’évidence, signe sur ses entours : intérieur appelant extérieur ; geôle appelant le site libre alentour. En quelque sorte « murs », plus que murs, cette situation, ici, de « Captive » se déportant, symboliquement, en direction de la citadelle de Jéricho s’effondrant sous le poids de l’Histoire, sous le destin nécessairement polémique des Peuples du Monde.

 

Comme si « Captive »,

en sa situation brisée,

en sa situation d’ultime détresse,

portait en elle, au sein

même de sa chair,

 ces errances mortelles,

ces luttes intestines,

ces joutes immémoriales

qui ne sont jamais que

les sombres prédictions

d’une finitude inscrite

à même les yeux,

les mains des Existants.

  

   Les yeux veulent voir mais leur vue est brouillée et limitée. Les mains veulent toucher, mais leurs doigts sont gourds d’avoir voulu saisir et, seul le vide, est leur hôte fuyant. Tels les murs de Jéricho s’effondrant sous les coups de boutoir des Conquérants, « Captive » eût été libérée de sa geôle si la puissance de ses mains avait été telle que la pierre se fût comme dissoute sous la vive impulsion, sous la volonté sans faille, sous la détermination inflexible de se porter au jour sans retrait, sans dissimulation, genre d’éclat de venue à Soi, de brillance et d’étincellement à partir de son être en sa totalité. Mais voici, le réel résiste, c’est même son essence la plus effective. Mais voici, « Séquestrée » paraît clouée par son propre destin à demeurer ici, visage tout contre les briques, mains plaquées à l’entêtement de cette matière dont nulle énergie ne semblerait pouvoir venir à bout.

  

   « Captive », vous ne me voyez ni ne m’entendez, mais ceci n’a guère d’importance. M’adressant à vous, je crois bien, en réalité, ne faire qu’entretenir un soliloque, façon totalement autiste de décréter toute Altérité comme ma possession propre. Vraiment, je ne sais si, en dehors de mon regard, vous existez, si vous n’êtes simplement les voiles flous d’un rêve. Devant vous, cette obstination, ce refus qui vous sont manifestés de ne vous accorder nul espace : privation intolérable d’une liberté que vous ne pouvez que chérir. Mais qui donc, sur Terre, pourrait consentir à cette « servitude volontaire » ? Pas même un Ascète. Pas même un Anachorète retiré tout au fond de sa grotte. Certes, si je me limitais à une interprétation strictement symbolique de l’image dont vous êtes le centre, je pourrais affirmer que la position respective de vos deux mains représenterait une manière d’espoir. La main gauche, celle qui est au passé, engluée dans le noir, semble vous retenir prisonnière, alors que votre main droite, frappée de clarté, semble promise au plus lumineux des avenirs.

  

   Oui, mais je crois que ceci est une illusion, que mon point de vue manque de profondeur à se limiter à cette prise en compte symbolique. Votre existence (mais s’agit-il encore de cela ?), me paraît bien plus se situer dans les mailles étroites d’une métaphysique, un genre de hors-lieu où ne sembleraient flotter que les tulles du doute, où ne s’agiteraient que d’inutiles rideaux vacillant dans l’ombre d’une scène déserté par le jeu des Acteurs. Vous observant de loin, je ne peux que prendre acte de votre détresse, m’identifier en quelque sorte à cette lumière aurorale, crépusculaire, à cette intersection d’un temps sans avenir (votre reflet), dont le clair-obscur constitue l’emblème le plus évident.  Le jeu alterné du Noir et du Blanc est sans doute la juste mesure dialectique d’une déchirure surgissant en vous à votre corps défendant. En réalité, vous semblez n’être, « Prisonnière », qu’une relation d’incertitude au Monde, un genre de feu follet vacillant à l’orée des choses, comme si votre exister se confrontait, nuit et jour, à l’épreuve d’un possible qui vous échapperait, vous réduirait à néant. Certes votre corps témoigne de quelques zones de clarté (de zones signifiantes, si vous voulez), main droite pareille à une griffe claire adossée à la lame résistante de la paroi, épaule gauche et omoplate proférant un faible lexique, il ne s’imprime guère qu’à contre-jour de la détresse effusive de l’Ombre.

   Vous ne serez pas sans remarquer l’O Majuscule à l’initiale du mot « Ombre ». Ici veut s’affirmer l’essentialité d’une ténèbre, laquelle, provenant de votre origine,

 

origine de nul mot,

origine de nul son,

origine de nul bouger,

 

cette Ombre donc vous est consubstantielle, vous ne pouvez lui échapper, elle tapisse l’antre sombre de votre corps, elle glace les lents motifs d’un esprit non encore séparé de sa source. Vous ne vous appartenez que par défaut, vous n’êtes que cette image tressautant des anciennes lanternes magiques, les personnages projetés sur la toile blanche étaient fantomatiques, effigies sépulcrales bien plus qu’effectivités déposées au plein de la concrétude du Monde.

  

   Assurément, comme si vous étiez placée, très chère « Illusion » sous la platine d’un microscope, vous disséquant à l’envi, il me plaisait de vous faire apparaître de la manière qui conviendrait le mieux au régime capricieux de ma fantaisie. Mais sachez-le, vous la « Virtuelle-Présence », vous exposant au scalpel de mon esprit, je ne fais que procéder, intimement, à mon propre dépouillement, je ne donne acte qu’à mon foncier dénuement. Car, voyez-vous, dévêtant l’Autre (cette nécessaire mesure de Soi), l’on ne concourt qu’à se trouver nu au milieu d’un vaste champ de désolation. Sans doute s’agit-il ici d’une complainte à deux voix dont seule celle de l’Officiant extérieur se rend audible alors que son thème adverse, Vous, se perd dans les mystérieuses délibérations du continent métaphysique.

  

   Figée telle que vous l’êtes à ce qui limite votre liberté, vous fixant avec le plus grand intérêt qu’il me soit donné de manifester, vous clouant à votre Destin, j’opère un genre de réduction de qui-vous-êtes, j’ôte de votre étrange parution toute prétention de figuration sur le mode physique, matériel, incarné, et c’est bien la dimension du « méta » qui s’offre à moi, la bizarre mais très éprouvante altitude

 

de « l’au-delà »

de « l’à côté de »,

 de  « l’entre »,

 

   de tout ce qui, tout autour de vous, dessine cette étonnante aura, cet indicible, cet incompréhensible, cet insaisissable, cet indéterminé qui, d’une façon paradoxale sont bien Vous-plus-que-Vous au motif que ce sont ces inaperçus, ces innommés, ces inintelligibles, ces flexueuses disparitions qui constituent votre fondement originaire car le physique n’est jamais que de surcroît, un signal qui clignote, un sémaphore agitant compulsivement ses bras, un phare qui papillote et cherche fébrilement à trouver, dans les travées mêmes de l’obscur, cette esquisse spectrale, ce palpitant archétype dont, ici et maintenant, vous êtes le troublant reflet, simple esquisse fuyante, tremblante figure dont, ici et maintenant, vous êtes la sombre révélation.

 

Å peine un faible halo,

une irisée nitescence,

une rapide moirure se dissolvant

 dans les boucles complexes,

le bourgeonnement pluriel,

les ocelles cristallins du temps.

Temps, oui, à peine nommé,

déjà enfui !

 

   « L’exister à l’épreuve du possible », c’est ceci même pour vous, tourner le dos à vos possibles Ennemis, les Autres, les Choses, le Monde, vous donner selon votre revers, descendre en vous au plus profond d’un gouffre obscur, y déposer vos angoisses, vos peurs, vos doutes, du moins croyez-vous, magiquement, à leur dissolution. Puis « le possible » se donne sous le mouvement lent de la remontée au jour, abandon de cette nuit tapissée de suie qui vous oppresse, vous réduit à n’être que le nimbe de vous-même, cette inconsistance douloureuse, cette peine infligée au peuple de votre chair.  

   Cependant la sortie dans la carté, bien plutôt que d’être douce lustration de votre corps, active catharsis de votre esprit, votre passage, votre irruption en plein réel sont pure hallucination si bien que, vous agrippant à ce mur blanc (le nul en sa venue sinistrement existentielle), non seulement vous ne saisissez rien de ce qui est hors de vous, mais, pire, c’est de vous que vous êtes en deuil, sur le bord d’une détresse qui semble n’avoir d’égale que la mort elle-même. Pourtant, croyez-le, si d’éventuels Amants se postaient à l’embrasure de la scène que vous offrez, je ne doute guère qu’ils seraient, sur-le-champ,

 

Êtres de pur désir,

Êtres dont la fougue

amoureuse

vous métamorphoserait en

cet envol hauturier

 dont vous seriez

l’effigie la plus rayonnante

qui soit.

 

Alors rayonnez !

Alors aimez !

Alors Soyez !

 

 

 

 

 

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20 décembre 2024 5 20 /12 /décembre /2024 17:49
Formes en relation

                                            « Corde à nœuds »                       « Socle et Plaque »

 

Marcel Dupertuis

 

***

 

 

  (Note :  L’œuvre, ici située à gauche, a déjà fait l’objet d’un précédent article intitulé « Pure gratuité du don ». Ce que nous souhaiterions aborder maintenant, c’est un genre de dialogue à établir entre deux formes de nature proche, d’en faire surgir identités et différences. Nul ne s’étonnera que notre thèse confirme ou infirme celles initialement établies, pour la simple raison que le contexte d’énonciation se donnera selon une perspective toute différente que celle qui avait cours lors d’une autre méditation. Car il en est ainsi d’un essai de penser, qu’il lui faut nécessairement se vêtir des atours du caméléon afin que de nouvelles perspectives s’ouvrant, un domaine caché puisse se révéler selon quelques unes de ses esquisses signifiantes. Pour la commodité de l’exposé et répondant à la logique habituelle de la représentation, nous avons nommé ces œuvres « Corde à nœuds » ; « Socle et Plaque », dans un souci de pure appréhension visuelle immédiate.)

 

*

 

   Analyse successive des deux figures.

 

   « Corde à nœuds » - Ce qui est en premier lieu remarquable, c’est la simplicité de sa forme, son « évidence naturelle » pourrions-nous dire s’il s’agissait effectivement d’une production de la Nature. Elle vient immédiatement à nous dans la confiance, elle est dépouillée de tout artifice qui en obèrerait la présence. Avec elle, nous sommes de plain-pied. Non seulement nous n’avons nulle énigme à résoudre mais c’est nous qui avons visage d’énigme à l’aune du regard qu’elle pourrait porter si, d’aventure, elle se donnait comme une chose vivante douée de conscience. Elle est si unitairement visible qu’elle en devient transparente, manière de sublime chorégraphie autour de ce vide qui en soutient l’être. Elle ne convoque nul abri où se dissimuler, elle se livre dans l’éclat même de sa propre nudité. Affirmant ceci, nous ne faisons qu’énoncer cette vérité dont elle est tissée, dont elle rayonne à la façon dont une icône peut diffuser à partir de son cadre éclatant, lumineux, débordant de spiritualité. « Corde à nœuds », est-ce le fait d’un pur hasard ?, dessine dans l’espace ce beau signe de l’infini, ce signe de la libre circulation, ce signe du retour sur soi qui semble constituer le motif de son propre ressourcement.

   Ce qui est tout à fait remarquable, c’est l’autonomie de cette forme, sa présence plénière, la juste mesure dont son être semble avoir reçu le don sans que rien n’en puisse altérer l’exacte manifestation. C’est bien un sentiment de paix et de complétude qui vient à nous dans la tâche heureuse de notre contemplation. Imaginez seulement son luxueux dépliement dans la salle blanche, immense, d’un musée, avec la douce pluie d’une lumière zénithale, avec un éclairage ponctuel qui l’isolerait de tout ce qui, alentour, voudrait en atténuer la force d’aimantation. Vous auriez alors accès, chose rare parmi toutes, à la confidence de son essence. Entre vous et l’œuvre, dans la cathédrale de silence, dans la blancheur native, rien d’autre n’aurait lieu que la confluence de deux essences, celle de « corde à nœuds » (sa « cordéité »), la vôtre (cet irremplaçable Dasein), en ce lieu unique du flamboiement de la convergence, de l’union.  

   Une essence féconde l’autre, une essence s’espacie du contenu de l’autre, une essence se temporalise de la dimension inouïe de la rencontre. Pour cette raison d’une soudaine et souveraine fusion, il ne peut y avoir que deux êtres en présence, le vôtre qui regarde, celui de l’œuvre qui est regardée. Toute autre réalité qui viendrait ici s’interposer au sein de la dyade en exténuerait le sens. La solitude de soi face à la solitude de l’œuvre : la seule topique qui puisse se donner comme la justesse d’une vision.

   Toute idée de foule ou bien même de rassemblement, de mouvements, de paroles serait une offense faite à l’œuvre, un amoindrissement de son essence, une atteinte à ce que la chose en soi a de précieux, qu’elle ne peut délivrer qu’au regard d’une pure compréhension de qui elle est. Or ceci ne peut avoir lieu que dans la réciprocité d’une réelle et inentamée donation. Je te donne ce que tu m’adresses et que tu dois recevoir en retour. Ce qui est rare : le mouvement unique d’une altérité à deux faces, lesquelles s’oubliant, l’une se connaissant par l’autre, nulle place ne subsiste pour le doute, pour l’espace fondateur de partage et de trouble. Comme deux yeux confondus dans la rainure d’une seule vision.

   Observons maintenant les forces qui structurent la belle architecture de « Corde à nœuds ».  Certes il y a des élévations, des retraits, certes il y a variation de la forme, mais si légère, si infinitésimale que ce mouvement est purement interne, une sorte de mince tellurisme, de bulle presque inapparente faisant se dilater une eau lourde au large d’une lagune. Ce que nous voulons dire, c’est que son mouvement est de pure autonomie, qu’il ne déploie nullement sa puissance de quelque altérité qui en aurait influencé le comportement. Autoposition qui tire d’elle-même son énergie, ses mouvances, ses fluctuations. La demeure de son être est son contour dans lequel se meut ce néant qui en nervure l’apparition. Il y a comme un jeu d’écho entre être et néant, vide et plein, ombre et lumière, fondement et élévation. Et c’est ceci, cette fugue à mi-mots qui la délivre de toute dette à la matière, qui nous libère tout autant des charges lourdes qui encombrent notre esprit et en corsètent l’entendement. Il faut la libre circulation entre les êtres afin que, portés au seuil de leur propre génie, quelque chose s’accomplisse de l’ordre d’une grâce. « Grâce », l’autre nom de l’Art.

 

   « Socle et Plaque » - Y a-t-il coalescence des formes ou bien sont-elles si distantes l’une de l’autre que nulle analogie ne pourrait les réunir en un identique endroit ? Si l’on se place sur le plan strictement formel des apparences, alors, certes, ce qui apparaît n’est pas de facture strictement identique. D’abord le schéma apparitionnel de la seconde œuvre est plus complexe, volontairement plus labyrinthique, faisant signe vers un possible emmêlement, une profusion, alors que son vis-à-vis se dépouillait de tout ce qui aurait pu en alourdir le visage. Si « corde à nœuds » se donnait tel l’aérien, le célestiel, voici que « Socle » fait signe en direction du terrestre, du terrien, enfin une manière de poétique du sol qui ne tire son être que de son enracinement dans le concret, la glaise, la densité limoneuse de l’exister.

   Entre les deux œuvres, et ceci de façon la plus apparente qui soit, des tensions existent qui, en première instance, semblent initier une polémique entre essence et existence. Deux autres motivations, deux autres contraintes, symboliquement affiliées à une incontournable réalité, le socle qui est fondation, la plaque qui sépare, clive les trajets de la forme, tout ceci attache, du moins visuellement ce bronze à des prédicats sensibles qui paraissent les conditions mêmes de son apparition. Pour autant, cette belle figuration plastique renonce-t-elle à sa prétention à être une essence ? Pour la saisir, en d’autres termes, avons-nous besoin de la mettre en relation avec autre chose que sa présence ? Ce socle gris, cette plaque rouge-orangé constituent-ils les déterminations qui la justifient et l’expliquent en raison, au gré d’un enchaînement de causes et de conséquences, ces qualités non essentielles et permutables lui barrent-ils l’accès à la lumière du musée, comme si l’œuvre était un simple objet décoratif, une chose parmi les choses contingentes, un artifice qui trouverait sa place plutôt sur le poli d’une commode et demeurerait donc dans l’enceinte d’une dépendance, d’une sourde ustensilité ?

   Volontairement le propos demeure à la surface des choses, comme si une forme plutôt qu’une autre, une simple corde opposée à cette même corde assortie de valeurs adjectivales supplémentaires, ce socle, cette plaque, changeaient en profondeur la nature de ce qui nous est donné à voir et à comprendre. Non, il n’y a nulle hiérarchie dans les formes et toute forme, dès l’instant où elle est suffisamment exigeante pour correspondre aux motifs de l’art, parvient à l’extrémité même de son être. De la même façon toute œuvre est équivalente à telle autre. Il n’y a pas de « grande œuvre » et de « petite œuvre » (sinon il y aurait Grand Art et petit art), de telles assertions sont marquées au sceau de l’utilitaire, fonctionnent en termes de valeurs, autrement dit dans un vocable d’économie et d’échanges, ce que l’Art ne saurait admettre lui qui est, selon le mot du philosophe, « mise en œuvre de la vérité. » Oui, l’œuvre d’art n’est que ceci, vérité totale qui ne peut que rencontrer la nôtre. Une fausseté ne saurait dialoguer avec une vérité, il y a, dans cette idée l’inavouable trace d’un échange contre nature.

    Si nous avons rapproché ces deux œuvres dont le coefficient de vérité n’est plus à démontrer : justesse des formes, valeur esthétique éminente, harmonie, singularité, parole simple et immédiate, donation sans retrait, alors ceci ne pouvait avoir lieu qu’au regard d’une spéculation, une œuvre éclairant l’autre, une œuvre communiquant sa propre essence, l’offrant à l’autre, comme deux beautés se font face sans qu’il ne soit aucunement besoin de les expliquer, de les fonder en raison. Bien évidemment ici se montre, en filigrane, le problème insoluble du goût. Le bon goût de l’un étant le mauvais goût de l’autre. Mais ceci est un problème trop complexe qui ne pourrait trouver sa place dans ce rapide article. Si notre appréciation d’une œuvre, si le juge de paix n’est ni notre entendement, ni notre rationalité, ni nos connaissances, qu’en est-il alors de notre décision de dire telle œuvre belle, telle autre insignifiante ? Sans doute pouvons-nous avancer que notre sensibilité, notre intuition sont les deux fondements au gré desquels saisir une œuvre et la faire sienne en tant qu’œuvre d’art.

   Cette digression ne nous empêchera nullement de nous mettre à la tâche afin de montrer ce qui chemine dans cette mise en perspective qui, pour ne demeurer pur jeu gratuit, nécessite qu’une explication soit donnée, puisqu’aussi bien se mettre en quête de l’être des choses n’est rien moins que se disposer à en recevoir le SENS, ce mot simple qui, sans doute, contient l’entièreté des autres. Expliquons : A l’intérieur de la seconde œuvre analysée, « Socle » fonde « Corde », « Plaque » est le tremplin à partir duquel « Corde » peut trouver à s’accomplir, à rayonner de soi, à conquérir un espace de jeu qui soit celui d’une chose éclairée à même son cœur vivant. En réalité, rien ne se distrait de la scène de sa « représentation », tout, d’emblée y est contenu à titre de signifiant. De signifiant indispensable car l’on ne saurait retrancher, par une opération de l’esprit, un élément de la figuration sans que s’ensuive un déséquilibre et, partant, une hypostase de la forme, une réduction au sens quasiment d’élément qui se priverait de plusieurs de ses entités constitutives au risque de se perdre et de n’être plus forme mais divers éparpillé parmi le désordre du monde.

   Cette permanence, cette nécessité de présence à parts égales de « Corde », « Socle », « Plaque » trace le schème de sa composition unitaire, en même temps qu’elle assure le cadre de sa propre liberté.  Cette œuvre, si l’on croit à l’authenticité du geste donateur de forme qui l’a portée au jour, cette œuvre donc ne pouvait faire phénomène qu’à la mesure de cette juste triade, en « cet ordre assemblée », en cette subtile topologie qui la fait tenir debout contre vents et marées, lui fait faire l’épreuve de la vérité. Comment alors l’expliquer autrement que par une pirouette intellectuelle, sinon par une pure décision de sa propre subjectivité ou bien par un geste de singulier caprice qui consiste à décréter cette œuvre belle, donc vraie, donc appelée par l’Art lui-même à témoigner de son être ? Ceci nous renvoie à l’énoncé performatif faisant de sa propre parole un actant qui ne saurait être contredit par quelque fait que ce soit : « Je déclare cette œuvre belle » et celle-ci, l’œuvre, est, de facto, belle et remise à la cimaise de l’Art. Certes et partant du principe d’une subjectivité qui se veut souveraine, toute appréciation, quand bien même elle serait contraire, est logiquement tout aussi recevable. Mais rien ne servirait d’argumenter au-delà, sauf à choisir la voie des Sophistes.

  

   D’une œuvre l’autre.

 

   « Formes en relation » ne trouve donc sa justification qu’à manier quelque concept et essayer de mettre de l’ordre dans ce divers qui vient au-devant de nous avec son étrange coefficient d’énigme. Si nous nous questionnons prioritairement en termes canoniques « d’essence » et « d’existence », ne sachant plus lesquels peuvent s’appliquer de préférence à telle réalité plutôt qu’à telle autre, c’est bien au motif que notre jugement ordinaire  est trop tiré en direction de l’étant (ce socle-ci, cette plaque-là, cette corde encore), que nous sommes abusés par sa massive présence, que nous lui attribuons toujours en priorité une valeur fondatrice, originaire, comme si l’étant-donné en sa fulguration nous enjoignait de ne considérer que les apparitions multiples et variées, les apparences, les métamorphoses à portée de nos yeux, de nos mains, au détriment des significations que l’être nous adresse (être, signification = le même), mais sur le mode du voilement/dévoilement, car ce que nous voyons n’est que la buée de ce qui, au profond des choses, nous délivre son secret, mais dans la discrétion, si ce n’est dans le silence ou la quasi-mutité.

   Car l’être a cette retenue fondamentale, cette réserve qui fait aussi bien sa fragilité que sa puissance illimitée. L’erreur, ici, serait de substantiver cet être, de lui attribuer une Majuscule, d’en produire une icône devant laquelle nous ne pourrions que faire révérence, nous agenouiller et prier. L’être est simplement et hautement verbal, comme dans la phrase « le soleil est brillant », la copule dit le sujet que le prédicat délimite, cerne et porte à sa réalité, fait signe vers un état de soleil, son être-possible, en quelque sorte, son être-charnellement incarné, son être-visible. Grande beauté de l’être qui donne sens aux choses, car comment autrement les connaître si elles étaient dépourvues de cette constance que le « est » fait apparaître, illumine de l’énergie vitale dont il déborde, qui magnifie le tout du monde. Se déferait-on de cette copule, y compris à sa seule hauteur langagière « soleil brille » et quelque chose serait ôté à l’homme de cette souple et inimitable articulation, passage, transitivité qui sont ce qui fonde le discernement en sa plus profonde motivation.

   « Motivation » en sa signification originaire de « se mouvoir », se mouvoir qui n’est autre que la vie se faisant, que le temps passant au travers de la chair des choses, les ouvrant à la force-même de leur destin. Enonçant cette simple phrase : « le soleil est brillant », nous sentons bien cette flexion sur le « est », cette douce insistance, cette onctuosité, comme un instant suspendu, mais un instant illimité qui demande d’autres présences, d’autres actualisations de l’être, d’autres manifestations, la levée d’autres phénomènes. Nous les hommes, nous les porteurs du merveilleux Dasein avons à être, éminemment, constamment, et en ceci l’Art peut nous aider, lui qui porte haut la parole de la beauté, l’incessante recherche de ce qui, parmi le multiple peut en être extrait comme l’esquisse la plus précise, la plus heureuse qui puisse nous rencontrer en assumant notre pleine et entière harmonie. Car nous ne pouvons réellement exister qu’à titre de cosmos, non dans l’état du continuel chaos, de la sourde provenance inexpliquée, du doute qui vibrionne à l’entour et obscurcit nos yeux, de l’absurde partout présent, du sombre nihilisme qui sape les fondements mêmes de l’humain.

    Comprendre une chose en sa dimension la plus intime, en sa pliure la plus exacte, c’est porter à la lumière la trame de sa signifiance sans laquelle le monde serait un illisible manuscrit et, souvent, l’est-il par nature. Nulle compétition entre l’être et l’étant, nulle rixe au terme de laquelle se distingueraient un vainqueur et un vaincu. L’être est toujours l’être de l’étant. L’étant porte toujours la trace de l’être. Or c’est bien parce qu’il y a de l’étant et de l’étant profus, polymorphe, envahissant, inextricable parfois en sa luxuriance, que nous questionnons en direction de l’être. Pour le Dasein que nous sommes, nous les hommes, être est, avant tout, être qui questionne et, questionnant, veut éprouver la certitude de quelque réponse vraie.

   Il ne dépend que de nous, de notre exigence, de notre conscience intentionnelle que l’œuvre d’art ne soit un étant comme les autres, affecté de la même obscurité, mais aussi que cet étant, éclairé de l’intérieur, se révèle telle cette route lumineuse qui nous appellera afin de témoigner de la beauté. Nul doute que la position éminente et transcendante de l’Art ne le désigne comme celui dont le privilège est de faire apparaître cette mystérieuse différence ontologique qui, d’un côté place l’être, de l’autre l’étant, et singulièrement l’être-de-l’œuvre, de l’autre l’étant intramondain, ce qu’est en première approximation tout subjectile, bloc de pierre, coulée de fonte, toile de lin, feuille de Vergé, tous supports que nous avons à féconder à l’aune de notre regard qui ne peut qu’être patience et persévérance.

   Prestiges, clartés dans la longue nuit des événements, « Corde », « Socle », « Plaque » n’attendent que la rosée du jour, la levée de l’aube dans le froid qui étreint et transit les hommes. Toujours l’aube se lève !  Toujours suit l’aurore aux mille couleurs. « La Forme a existé, existe et existera de tout temps. » Tel était l’un des leitmotive de notre précédent article sur « Corde à nœuds » de Marcel Dupertuis. Très insuffisante appellation qui ne laisse guère place qu’à la face qui vient à nous alors que nous voudrions sonder, l’inconnue, celle qui nous fait réellement hommes à simplement interroger. Oui, interroger !

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20 décembre 2024 5 20 /12 /décembre /2024 10:15
 Soi ?

 

Peinture : Barbara Kroll

 

***

 

[Ce texte est dédié à Mon Ami Jean-Pierre, avec lequel, en des temps

qui sont devenus « archéologiques », nous dressions, au terme

d’un enthousiasme adolescent, les fondements

à partir desquels façonner quelques pierres

servant à édifier le tremblant édifice

de « La Chair du Milieu »]

 

*

 

   Au réveil, encore si peu assuré de Soi, on tourne distraitement les pages d’une revue. On ne trouve guère ce que l’on cherche : une image de pure beauté, le sublime d’un paysage, le rare d’un Poème, une forme dont on eût souhaité qu’elle éclairât le jour d’une lumière nouvelle. On navigue parmi les signes noirs et polychromes sans jamais apercevoir cette rive qui eût conféré à notre regard la certitude d’une assise. On boit son thé à petites gorgées. On fume sa première cigarette. Les volutes, au plafond, esquissent leurs arcanes blancs. Dehors, les pierres du Causse chantent doucement sous la pression amicale de l’air. On est à Soi, certes, comment pourrait-il en être autrement, mais dans le déphasage, la dissonance, comme si son propre profil vivait à l’aune de son aura, cet entour de Soi en lequel se trouvent, paraît-il, les pulsations de notre magnétisme interne. Å dire vrai, on se sent étrangement Être des lisières, Être du cercle des clairières, juste sur la périphérie, là où les choses, tout à la fois et étonnamment, s’appartiennent et ne s’appartiennent pas. Une manière d’entre-deux, un genre de flamme au grésillement incertain, une façon de vol de libellule avec ses erratiques parcours.

   Est-on si décontenancé d’être dans cette transition entre être et non-être ? N’est-ce là le sort ordinaire des Quidams qui parcourent la Terre, pareils à des insectes de verre hallucinés à la hauteur de leur propre transparence, de leur indicible diaphanéité ? Car, si nous sommes parfois hautement dicibles, simples narrations dont l’Étranger, à sa guise, peut parcourir et comprendre les chapitres, nous sommes tout autant ces étranges feuillets d’Écrivains aux mille ratures, aux infinies reprises, aux taches qui maculent le peuple des lettres et des mots.  Une insolite contrée avec ses hautes tours fantomatiques, avec les moellons gris de ses ruines, avec la clarté sourde de ses cryptes. Sans doute, vous qui lisez, penserez-vous que cet état hypnotique est simplement l’effet d’un réveil hésitant, que, bientôt, le jour gommera tous ces stigmates nocturnes, que l’ardeur du soleil effacera ces ténébreuses adhérences. Certes, vous avez parfaitement le droit de penser ceci, de vous rassurer au motif que ces manières d’entrelacements oniriques (ils font penser aux lianes d’une arbustive folie !), ne pourront que se dissoudre dans le jour qui passe, qu’il n’en demeurera jamais que quelque bribe se dissolvant parmi la floraison des discours, le cycle assidu des événements.

   Vous n’aurez pas tort, si seulement, préoccupés d’apparences (la Vie en est continûment tissée), votre regard ne se focalise point sur ces étranges territoires que l’on dit « inconscients », que je nommerai plutôt « in-sensés », vous aurez compris « privés de sens ». Et c’est bien là que « le bât blesse »,

 

le privé-de-sens frôle

constamment le non-dit,

le non-éprouvé,

 le non-conceptualisable,

autrement dit le « terrible »

 

   Oui, c’est bien « l’insu » qui fait de nous des « Colosses aux pieds d’argile ». Saurions-nous, dans la profondeur, l’enchaînement des causes et des conséquences, l’origine des choses, les raisons des attitudes, le fondement des phénomènes, que nous serions immédiatement sauvés de nous-même au motif que notre questionnement inquiet n’aurait plus quelque justification de se manifester, que nous pourrions vaquer à nos occupations le cœur léger, l’esprit libre. Cependant, Êtres finis, circonscrits au monde de notre chair, il nous revient, sans relâche, de girer tout autour de nous, essayant de grapiller, ici et là, quelques fragments qui pourraient soulager notre désir monomaniaque de trouver, partout, les solutions de notre singulière énigme.

    Imaginez, alors que votre tasse de thé est vide, que votre cigarette est réduite à l’état de cendre, que l’heure a bien du mal à avancer, que vos projets sont encore en friche, tournant, du bout de votre index mouillé l’ultime page de votre revue, vous tombez (au sens propre) sur cette reproduction d’une œuvre que vous jugez immédiatement belle, à la fois pour son motif esthétique, à la fois pour la dimension de secret qui s’y abrite, tout au moins est-ce cet aspect de l’illustration qui retient votre attention. Le fond de la toile est totalement nocturne, une nuit dense y règne et c’est un peu comme si, lors de votre premier réveil, sous l’effet narcotique d’un rêve proche, vous basculiez, de nouveau, dans ses plis de ténèbres sans réel espoir de n’en jamais sortir. Donc, votre regard intérieur, fardé de ces ombres plurielles, distingue dans un genre de nébuleux clair-obscur, l’ovale régulier qui vous fait aussitôt penser à un visage humain, sans doute archaïque, s’extrayant tout juste du Néant dont il provient. Or, son indistinction même serait l’exact contraire d’une épiphanie, protubérance informe de ce qui vient à l’être sur le mode encore trouble, insuffisamment affirmé, d’une esquisse à elle-même son début et sa fin. Car, aussi bien, ce vague tracé pourrait-il rétrocéder en direction du lieu dont il provient : l’illisible en son ésotérique occlusion et, de ceci qui vient à nous, nous ne percevrions rien d’autre que cette venue, nullement le motif qui anime son sibyllin projet.

   Donc ce visage ou plutôt son anticipation, sa venue sur le bord de l’être, non seulement vous interrogent, mais vous placent comme au bord d’un précipice. Å trop vouloir cerner l’indiscernable, il se pourrait que, devenu étranger à vous-même, vous ne disparaissiez dans l’instant de la figuration mondaine. Au simple jeu des analogies (le semblable attire le semblable), vous fondant au lieu même de cette confondante absence, il se pourrait que votre existence même se posât, nullement dans la forme de la certitude, seulement en une manière de vibration si floue, si peu assurée d’elle-même que votre corps renierait ses propres limites, que votre esprit, tel le sucre au contact de l’eau, se dissoudrait sans même laisser paraître le réel de sa forme antérieure. Comme si l’on pouvait émettre cette étrange formule :

 

Un Néant

en appelle

un Autre

 

Mais poursuivons les coursives sombres de cette étonnante Métaphysique.

  

   Cette forme prédictive de l’humain, qui paraît venue du fond des âges, cet élan encore retenu dans des langes natifs, dans des bandelettes de momies, survolons-les, ces formes, sans même nous figer dans quelque position immobile qui nous perdrait à nous-même. Le châtain des cheveux, du moins pouvons-nous supputer sa teinte approximative, se perd dans la nuit de la toile. L’arc du front est pareil à une poterie ancienne, telle que mise à jour par de patients Archéologues, un aspect de Terre de Sienne usée, poncée par l’assiduité du temps. Une amorce de sourcil, au moins l’estime-t-on ainsi. Mais notre inventaire des points saillants de tout visage (yeux, nez, bouche, oreilles), tout ce par quoi les sens sont en alerte et, conséquemment le SENS attaché à toute perception, tout ceci est soustrait à notre regard, confisqué si l’on peut s’exprimer ainsi, car un mystérieux voile interdit l’accès de la citadelle. Une main aux trois doigts recourbés en retient la possible chute. Que nous devenions, sur-le-champ, orphelin de cette vision soudainement tronquée, que nous en ressentions un vif dépit, que nous souhaitions en traverser la nappe opaque afin d’y lire la possibilité d’un Destin, quoi de plus naturel, de plus logique ?

   De ce tableau largement retiré en ses coulisses, de cette représentation qui ne présente, en réalité, qu’une faible excroissance du Rien, nous ne tirerons guère qu’un vague sentiment de confusion, de troublante inertie, de flottement à l’infini en un espace aussi froid et anonyme que le vide sidéral lui-même, que le ciel en sa noire mutité hivernale. Nous sommes et demeurons au-dehors, inutile lune cherchant l’accueil de sa planète. Cette fermeture de ce qui ne se montre que dans la réserve, cette occlusion sans possible effraction, cette inaccessible chimère contre lesquelles nous butons sans qu’il nous soit permis d’en traverser la matière têtue, toute cette massive opposition nous oblige à faire retour en-qui-nous-sommes, des êtres qui ne prospérons que sur nos propres fondations, si fragiles fussent-elles.

   Mais ce retour de l’Aventurier en son foyer, cette réinscription d’Ulysse en son Ithaque n’a rien d’évident. Toujours l’humain, en sa projection vers le futur, en son essaimage en des sites aussi éloignés que multiples, toute cette agitation nomade, toute cette impatience d’inclure le divers en sa propre et relative unité, se donne, le plus souvent, à la manière d’une spoliation, d’une injustice. C’est comme si l’on disait à la nymphe juste éclose de son corset de fibre, après qu’elle aura connu l’ivresse de la liberté, de retourner en sa primitive geôle, d’y végéter pour le reste de ses jours. Ceci qui apparaît comme l’ultime punition, le renoncement à Soi n’est, en tout état de cause, que le pur prolégomène à une accession véritable de son Soi intime, donc une lente et sûre sommation de petits bonheurs alors qu’en une première hypothèse toujours pressée, cette décision de vivre l’en-Soi apparaissait sous la figure de la contrainte, de la flagellation, sinon du châtiment.

   Mais posons la scène d’un simple jeu existentiel. D’un Être que nous nommerons « Nomade » en un premier jet de son exploration du Monde jusqu’à son retour à son fondement même, son patronyme se métamorphosant en celui de « Sédentaire », conséquence d’une méditation approfondie sur l’essence de le Mobilité et de l’Immobilité. Å peine parvenu sur le seuil de l’exister et, déjà, le tout petit Enfant s’impatiente de connaître ce qui se trouve hors de la chambre, puis hors de la ville, puis hors de la région, puis hors du pays et ceci n’aura nulle limite, tout au moins tant que le Principe de Raison n’en aura réduit la prétention à prospérer et croître à l’infini. Alors, l’Enfant devenu Homme, se sentant à l’étroit dans sa vêture, aussi bien que dans son corps, le projette, ce corps, avec la puissance que confère tout processus de libération ou jugé comme tel. Tour à tour et sans que cette course ne puisse être entravée par quelque injonction que ce soit, il n’a de cesse de parcourir et d’admirer les « Merveilles du Monde », nullement limitées à sept, parmi lesquelles l’immense ruban de La Grande Muraille de Chine ; de découvrir la statue du Christ Rédempteur au  Brésil, ses bras largement ouverts à la dimension de la foi et du Monde ; d’escalader les milliers de marches conduisant à la cité antique du Machu Picchu au Pérou ; de déambuler parmi les gorges étroites qui débouchent sur les sculptures de Petra en Jordanie ; de faire le tour du  Colisée à Rome ; de s’éblouir de la blancheur du Taj Mahal en Inde ; de gravir les marches infinies des pyramides de Chichén Itzá au Mexique. Et la liste pourrait se compléter sans fin, incluant les hautes figures de l’Acropole d’Athènes, de l’imposant Alhambra de Grenade, des hauts minarets de la basilique Sainte-Sophie à Istamboul, des alignements mégalithiques de Stonehenge au Royaume-Uni. Bien entendu sans ignorer la lagune de Venise, les hautes steppes de Mongolie, les falaises rouges et ocres de l’Utah. Sans compter sur l’imagination sans limites, en ce domaine, d’Hommes et de Femmes toujours prêts à s’exiler de qui-ils-sont afin de découvrir qui-ils-ne-sont-pas.    

   Certes, le Lecteur, la Lectrice seront en droit de se demander quel rapport relie ces monuments et paysages fabuleux au visage abstrait que nous tend l’œuvre dont nous essayons de comprendre le mystérieux fonctionnement, la parole muette qu’il nous destine. Ce qui est essentiel à comprendre c’est l’interprétation totalement allégorique que nous tend le Sujet posé sur la toile. Ce que voudrait montrer cette allégorie : après bien des épreuves, bien des rencontres, bien des visites loin de Soi, le Sujet ayant échoué à créer le reflet d’une épiphanie vivante, claire, exposée au-dehors en une façon de pure évidence ontologique, l’Être-Sujet donc, coïncident parfaitement avec l’Être-Monde, soudain un retournement s’est opéré, soudain la volte-face, l’inversion du Sens se sont donnés comme seuls motifs possibles d’une compréhension de ce qui fait face.

   Le voile qui obère la totalité du visage constitue l’emblème selon lequel faire se distancier un extérieur seulement approché sous sa rapide apparence, à défaut d’en saisir le geste essentiel, ce visage-ci qui doit nous parler, avec lequel une entente est possible. Le retournement en-Soi du Sujet est le signe le plus patent d’une volonté de fécondation, d’accomplissement intime souhaitant ignorer toutes les approximations, les approches trop rapides et superficielles de ce Tout Autre qui toujours se dérobant, demande à être parcouru, muni d’exigences bien plus élevées. Énoncé en termes simples :

 

Vérité est bien plus en Soi

que dans cet hypothétique Dehors,

cet Éloigné qui nous fascinent,

 

   en même temps qu’ils nous déracinent, nous projettent hors nos propres frontières. Toute profonde vérité est charnelle, autrement dit nous ne pouvons y avoir accès que si, nous sommes nous-même entrelacé à ce proche horizon, en relation étroite à ce familier, confondus, en une certaine manière, avec ce que nous tutoyons quotidiennement qui, symboliquement, du moins, est projection de notre corps sur le présent et l’immédiatement préhensible.

 

Å tout ceci il faut un rapport de voisinage,

le tissage des affinités,

 l’intimité d’une confiance,

la maille d’une indéfectible liaison

 

   Certes, chercher au loin, tel paysage, telle ville, telle émotion, n’est nullement activité répréhensible. Une simple logique du déplacement, de la mobilité, l’attrait de ce qui, au motif de son étrangeté, ne peut que nous fasciner au gré de cette étrange équation : le lointain est ce qui féconde et accomplit le proche. Et, à vrai dire, cette assertion peut se justifier aussi bien que celle, contraire, qui suppose

 

l’à-portée-de-la-main

comme le moyen le plus sûr

de s’effectuer selon Soi

 

   Toujours, tant qu’un souffle nous habite, nous projetons au-devant de qui-nous-sommes, cette quête d’un voyage initiatique dont nous pensons, consciemment ou non, qu’il dévoilera quelque secret se disposant à l’actif de notre Être. Nul besoin, en ceci, d’être Myste ou bien Prophète, ou bien Contemplatif. Le simple fait d’être un Existant ordinaire nous met en chemin pour plus loin que nous. Tous, Toutes, nous savons que le terme du voyage sera un motif de non-retour, d’où notre hâte, notre fébrilité à pousser notre pion le plus loin possible sur l’échiquier en noir et blanc du Destin. Avant même que l’Échet et Mat n’ait eu raison de nous, nous accomplissons, autour de nos statues d’argile, des infinités de voltes plus ou moins éloignées de notre centre. Question de tempérament, question de contenu et de signification de la perception. Ce qui, au terme de cet article, se rend visible pour nous, ceci : notre constante marche en avant ne reproduit, en tout état de cause, que la dimension archétypale de toute mythologie, singulièrement celle qui façonne, depuis toujours, notre civilisation européenne, cette vaste et étonnante « Odyssée » dont le génial Homère nous a fait le don, de manière à ce que nous puissions y projeter et y reconnaître la trace de notre parcours existentiel.

   Partant de Soi, « d’Ithaque » en termes homériques, glanant ici et là, des expériences multiples, traversant quantité d’épreuves, nous confrontant à la difficulté de vivre, revenant au logis parmi les Nôtres, c’est bien ce retour à l’origine qui sera le point à jamais le plus saillant de notre périple. Car, en toute effectivité, jamais nous ne nous sommes séparés de qui-nous-sommes. Nous nous serons grandis du mérite de toutes ces aventures, augmentés de tous ces événements. Une manière de transcendance nous habitera dont nous ferons notre usage quotidien, la matière même de notre cheminement, obscur, la plupart du temps, les racines en sont trop profondes, trop dissimulées.

      Afin que la boucle soit bouclée, « Où en est-on avec Soi ? » : on est toujours au départ, puisque, aussi bien, ce jour qui vient de se lever est le premier jour d’une aventure nouvelle. Au seuil de ce temps nécessairement ouvert, inventif, polyphonique, telle cette « Figure Voilée » de l’image, nous nous disposons à cueillir, à la fois dans le Proche et, pour d’autres, dans l’Éloigné, ce qui, une fois approprié, métabolisé, devenu pour nous, le plus propre que nous puissions saisir, se confondra avec qui-nous-sommes. Et si, de « Figure Voilée » à notre Soi, se dessine le chemin le plus court, alors notre conscience s’éclairera de la valeur impartageable du SENS. Ce visage de « Voilée », jouant en écho avec le nôtre, sortira de son confondant anonymat, illuminé de l’intérieur par la certitude d’être au Monde dans le bien-fondé de Soi.

 

Ainsi, du Néant qui se modelait

en tant que seule issue,

naîtront ces claires épiphanies,

la Sienne, la Nôtre.

Nous n’avons guère d’autre

motif d’être Humains.

 

 

 

 

 

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19 décembre 2024 4 19 /12 /décembre /2024 18:16
Fruit-Passion

 

Peinture : Barbara Kroll

 

***

 

      Savez-vous combien il est étrange de parler à une image, de surcroît à une image qui ne dévoile de soi que ce mince fragment ?  Ce faisant, vous m’obligez, « Fruit-Passion », à me réduire, moi aussi, à ce fragile intervalle, à cette dimension microscopique de l’espace en lequel vous paraissez vous confondre dans une manière de joie rayonnante, bien que dissimulée aux yeux des Curieux et des Inquisiteurs. Je suis sûr que vous avez conscience, en votre for intérieur, du trouble que vous diffusez auprès de vos hypothétiques Adorateurs. Car, à ne paraître que dans le détail, vous suscitez, en l’Autre, ce singulier appétit de possession sans lequel, du reste, l’existence ne serait que cet horizon plat, sans autre perspective que son évident coefficient de nullité. Montrer le double bourrelet de vos lèvres carminées, dévoiler une partie de votre visage d’albâtre, afficher la superposition de vos mains en un rapide trait de graphite, c’est ouvrir la boîte de Pandore, sinon de tous les vices, du moins allumer en vos Admirateurs secrets, la flamme de quelque convoitise dont l’extinction ne pourrait jamais résulter de votre don, fût-il sacrificiel, fût-il volontaire.

   Mais je ne vais plus avant bâtir de château en Espagne, préférant à ces diaphanes mythologies, mobiliser les pouvoirs de mon imaginaire. Vous en serez le centre et la périphérie, tant, depuis votre découverte, vous occupez l’entièreté de mon attention, la totalité de mes plus vifs intérêts. Comment pourrait-il en être autrement, vous dont la brusque apparition (s’agit-il d’un rêve ou bien de la réalité ?), a colonisé le champ de mon attention, au point que nul autre sujet que Vous n’y pourrait trouver de place à sa mesure ?

   Mais d’abord, penchons-nous, d’un commun souci, sur ce nom de baptême (je n’ai nullement cherché, il s’est imposé à moi avec la force des évidences !), « Fruit-Passion » dont je ne m’étonnerai guère que vous ne le trouviez bizarre, tronqué en quelque sorte au motif que votre propre énonciation se fût soldée par « Le Fruit de la Passion », en sa forme la plus directement canonique. Cependant vous ne serez pas sans savoir que l’élision de ces petits mots-outils, « de », « la », trouve sa nécessité de correspondre à qui-vous-êtes, une partition du réel, une bribe extraite d’un tout. Et puis cette condensation, cette cristallisation de la formule présentent l’immense avantage d’aller sans délai à votre essence, à savoir la belle rutilance, l’épanouissement du fruit, lesquels ne peuvent faire signe qu’en direction de ce désir dont ils sont investis depuis le secret même de leur nature.

Fruit-Passion

Et, ici, je ne résiste pas au plaisir de rapprocher votre image de celle de ce merveilleux fruit. Et que ce fruit provienne en droite ligne de la passion de Jésus, ne vous exonère nullement d’en recevoir le bel emblème, fussiez-vous athée. Son cercle parfait à la teinte Falun sur lequel joue une douce lumière, son derme intérieur d’écume contre lequel se rassemble le peuple de ses graines jaune-orangé, tout ceci annonce une plénitude, une libre disposition à la vie, la gratuité d’un don sans égal que je vous attribue sans l’ombre d’un doute. Mais il me plait d’ajouter à votre seule description quelques-unes des valeurs lexicales attachées à qui-vous-êtes en votre aspect de « Passion ».

   D’abord « Élan », cette manière de saut que vous suscitez au motif de votre soudaine apparition. On parle bien des « élans du cœur », alors ceci n’est rien moins que naturel. N’enclencheriez-vous que l’immobilité et alors on vous dirait froide, sinon glaciale, ce qu’en toute hypothèse vous ne sauriez être.

   Puis « Attachement », comme si, vous ayant aperçue, nul ne pourrait prendre de distance de qui-vous-êtes, sauf à se condamner à errer dans sa peau d’infinie tristesse.

   Puis « Aveuglement » qui, sans doute, viendrait de la diffusion solaire dont vous êtes le point focal, cette intense luminescence trouant les yeux de quiconque s’y frotte.

   Puis « Exaltation », en raison même de l’arraisonnement dont vous seriez la source, auquel je ne saurais me soustraire, ma volonté s’employât-elle à en déjouer le fascinant piège.

   Puis « Fureur », pour porter à son acmé les sentiments qui vous seraient destinés, lesquels ne sauraient se satisfaire d’une retenue, d’une modération.

   Alors soyez assurée d’une chose : en moi je pourrais loger ce sublime chaos qui aurait pour étrange nom composé « Élan-Attachement-Aveuglement-Exaltation-Fureur », ceci sans même qu’un quelconque remords ne vînt en réduire la belle efflorescence, la magnifique incandescence.  Je ne doute guère que ma fascination de vous ne prête à sourire, à moins que ma persistance à vous halluciner telle une exception ne flatte votre ego, n’alimente votre naturel caprice. Certes, vous me trouverez désemparé, flottant en permanence de Charybde en Scylla, tantôt admiratif de votre aura, tantôt au bord de quelque désespoir s’appuyant sur la figure de votre absence.

 

« Souvent femme varie, bien fol est qui s’y fie »,

 

   affirmait François 1° et je crois qu’ici la formule pourrait s’inverser, me situant au centre du jeu, balloté entre mes puissances et mes dérisoires faiblesses, genre d’épouvantail flottant au gré de quelque rapide aquilon, si bien que je pourrais énoncer sans quelque risque de fausseté :

 

« Souvent je varie, bien folle seriez-vous de vous fier à moi. »

 

   Certes, la formule est un brin « tarabiscotée », néanmoins elle répond à mon actuel état d’âme, une manière d’infini flottement onirique tout autour de votre image, genre de phalène brûlant ses ailes au contact de la flamme. Ne vous moquez pas, ma stupeur est inversement proportionnelle à l’étroit motif de votre représentation. 

 

   Et, puisque allusion est faite à votre peu de surface, à votre si exiguë présence, à votre être en partance de qui-il-est, bien plus que de s’affirmer positivement dans la vaste clairière du Monde, obligation m’est faite, afin de saisir le feu follet de votre passage, de procéder à une description analogique et, à cette fin, c’est bien l’image de l’arbre qui vient, naturellement, se superposer à la vôtre, en redoubler en quelque sorte l’effectuation. Imaginez donc ceci : vous êtes un arbre à l’horizon, par exemple un de ces chênes majestueux aux larges ramures, tels que rencontrés dans le climat océanique du sud de la blanche Albion. Vous êtes une manière de totalité, comme si votre souveraineté pouvait emplir l’entièreté de la dimension universelle. Vous voir, c’est voir le Monde en son infinie plénitude. Tous les Humains sont placés sous le rayonnement, l’aura que vous diffusez à l’envi, tous les Humains sont placés sous votre aimantation, leur fascination est grande. Mais, maintenant, il nous faut procéder à rebours de votre évidente présence, chercher dans les parties qui vous constituent tout ce qui pourrait être ôté sans que l’effectivité de votre nature n’en soit réellement atteinte, se mettre en quête de ce plus petit dénominateur commun au terme duquel vous apparaîtriez encore, telle que vous êtes en substance :

 

une manière d’infinité résultant

de l’assemblage de milliers de finités

dont aucune, cependant, ne vous condamne

 à être biffée de l’horizon du Monde.

  

   Vous dévêtir méticuleusement, écarter la plupart de vos prédicats les plus visibles, vous réduire, si je puis oser, « à la portion congrue », sans pour autant vous priver d’âme, ce principe foncier au gré duquel vous apparaissez telle qu’en vous-même. Fruit-Passion en tant que Chêne, il me plaît de vous priver de vos feuilles (vos bijoux, vos apparats, vos « faux-semblants »), de vous dénuer de vos branches (figuration de vos membres), de vous déposséder de votre écorce (écho de votre peau), certes ceci ne saurait être que symbolique et loin de moi l’idée de vous métamorphoser en ces « écorchés » de salles d’anatomie qui n’ont plus guère quoi que ce soit d’humain. Notre voyage vers le dépouillement, le dénuement, c’est seulement un transport imaginaire, une pure fantaisie et vous comprendrez aisément que votre présence pleine et entière me soit un grand réconfort. Le contraire dans son pli de réel ne pourrait être le lieu que de ma constante et irrémissible affliction.

   Mais poursuivons votre effeuillement. L’aubier enlevé (sans doute les ressources de votre psychologie), il ne demeure que ce vif duramen qui est votre essence même, cette mesure inaliénable de qui-vous-êtes. Et, voyez-vous, j’ai pu, sans dommages, vous priver de membres et de peau et, cependant, quelque chose a résisté à mon entreprise d’effacement, d’abolition : votre visage (cet infini, cette large mesure à elle-même son propre mystère), nullement son entièreté et, peut-être ceci vous paraîtra-t-il étonnant, mais je vais expliquer et décrire. Le fond sur lequel vous paraissez est noir dense, impénétrable. Sur ce fond pareil à la trace d’une énigme : le blanc-Colombine d’une peau dont la neutralité fait penser à quelque masque de mime : la rudesse d’un plâtre, l’opaque d’une chose qui ne veut nullement qu’on en dévoile le secret. Puis le treillis presque invisible de deux mains assemblées. Jusqu’à présent vous êtes Mystérieuse-plus-que-Mystérieuse, un simple reflet du Néant si cette image du Vide et de l’Absence ne vous affecte d’une manière trop sensible. Et au milieu de tout ce qu’il me faut bien nommer « désolation »,

 

la déflagration de l’arc rubescent

de vos lèvres,

un surgissement purpurin,

le chant aigu de rubis porté

à son feu intérieur,

l’exhaussement d’une clameur,

la trace vivante du sang,

un bourgeonnement solaire

de fin de crépuscule.

 

La double éminence pourpre de vos lèvres

s’ouvre sur l’ivoire de vos incisives,

l’ivoire de vos incisives s’ouvre

sur la possibilité toujours réelle

de la profération d’une Parole.

La Parole se donne comme

superbe tremplin des significations.

 

   Elles, les significations, tressent l’insigne éploiement de ce qui, venant en présence, nous conforte en notre essentielle solitude. Vous qui, jusqu’ici, au motif de signes biffés, demeuriez une manière d’ouate impréhensible, voici que votre corps prend consistance, qu’il naît de ce simple fragment de la bouche (est-ce une bouche de Lumière effaçant les traits néantisants de la « Bouche d’Ombre », Homme ou Femme perdus entre deux infinis, le Gouffre et le Ciel, vie partout répandue, alors que la mort est partout présente ?), sachez combien, toujours, la vie ne s’élève qu’à s’extraire des mors du Néant. Et sachez aussi que cette belle tache carmin, l’intime confidence de vos lèvres m’arrache à moi-même, instille en mon âme le trait brillant d’un possible espoir.

  

   Peut-être, qu’en l’instant de mon écriture, je ne vis que de vous connaître et, à défaut de vous posséder dans le rythme même de votre belle incarnation, vous vous donnez avec toute la plénitude dont vous êtes capable,

 

goutte de pluie se donnant au nuage,

nuage se donnant au ciel,

ciel se donnant en cette aire infinie

qui est son juste repos

tout comme il est le nôtre.

 

Aussi, fût-ce à titre de fragment,

de pièce d’un puzzle se perdant

dans les mailles du jeu humain,

persistez en votre être,

ceci est persistance du mien !

 

Fruit,

Passion,

en deux mots

l’absoluité d’une

hypothétique félicité !

 

 

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11 décembre 2024 3 11 /12 /décembre /2024 18:13
Du moi-concept au moi-intime

Sur le livre de Marie-Paule Farina

« Descartes, sur la foi d’un rêve »

 

***

 

   4° de couverture

 

   « Il y a quatre siècles, en affirmant que tous les êtres humains avaient le pouvoir de distinguer le vrai du faux, Descartes offrait à chacun d’entre nous, non un modèle à suivre, mais le récit d’un trajet, le sien, vers plus de vérité, et donc, plus de liberté.

   C’est ce parcours surprenant que cet ouvrage présente, en amitié pour un homme généreux dont la vie et les combats, trop souvent éclipsés par ses commentateurs, restent nécessaires à la compréhension de notre modernité. »

 

   Biographie de l’Auteur

 

   « Spécialiste de Sade, la philosophe Marie-Paule FARINA porte une attention revigorante aux parcours créatifs d‘écrivains aussi différents que Sade, Flaubert, Rousseau et aujourd’hui Descartes. Elle a publié des monographies de ces auteurs dans la collection “Éthiques de la création” (Le rire de Sade, pour une sadothérapie joyeuse ; Flaubert, les luxures de plume ; Rousseau, un ours dans le salon des Lumières). »

 

*

 

   Nul n’écrit au hasard de soi, comme si, écrire, était une tâche contingente parmi d’autres, comme si, tremper sa plume dans l’encre se donnait pour identique au geste de tremper son biscuit dans la tasse de thé. Allusion, ici, à la célèbre « madeleine » de Proust. Écrivant « La Recherche », Proust donnait l’impression que son Narrateur (lui-même) ne se plaisait guère qu’à puiser son écriture dans le breuvage amoureusement préparé par sa Tante Léonie. Et il en est bien ainsi, l’écriture de Proust, en son entièreté, sortait directement de « son » réel d’autrefois, de Balbec, de Paris, de Venise, de Combray, je veux dire de sa géographie intime. Son Moi-conceptuel s’alimentait à son Moi-intime, aux événements singuliers qui en avaient tracé l’aventure unique. On n’écrit jamais que pour soi, en soi, on n’est que le Narrateur de son propre soi. C’est toujours son ipséité qui est en question et chacun comprendra aisément que le texte d’un écrivain n’est nullement substituable à un autre. Ce que je veux dire par-là, c’est que tout geste d’écriture part du Sujet écrivant, se charge d’un pollen extérieur et revient dans sa propre ruche, là où le nectar sera ce nectar-ci et nullement ce nectar-là. Cette métaphore veut simplement montrer la chose suivante : on n’écrit que les contours de son propre monde, on ne fait jamais que girer autour de son propre ego, et, du reste, comment pourrait-il en être autrement ?

   « Toute conscience est conscience de quelque chose », énonce la phénoménologie, à commencer par la conscience de soi. Mais revenons un instant à Proust. En conséquence de ceci même qui vient d’être énoncé, une marine d’Elstir est SA propre marine, un septuor de Vinteuil est SON septuor, les pavés de l’Hôtel de Guermantes sont SES pavés, ce qui fait signe, bien entendu, en direction de cette indépassable subjectivité, de cet égotisme tenant la plume de l’Écrivain. Toutes les entreprises contemporaines de déconstruction du moi sont, par avance, vouées à l’échec. Ce « JE » qui résiste à l’épreuve du Doute, ce JE qui constitue le point focal de la philosophie de Descartes, ce JE dont tout procède, surtout la raison, et aussi bien le sentiment, qui donc pourrait l’évincer au motif que, sur lui, prospèrent l’égoïsme et quelques vices bien trempés des Hommes et des Femmes ?

   Et pour faire écho à ceci, si le septuor du Narrateur, est bien SON septuor, Le « Rousseau », le « Sade », le « Descartes » de Marie-Paule Farina sont, respectivement, SON Rousseau, SON Sade, SON Descartes et ceci est tout à fait remarquable. Pratiquant, dans le réel du passé, une parenthèse, une manière d’épochê, l’Auteur s’approprie ces autres Auteurs, les façonne à son image, projette sur eux quelques unes des affinités qui lui sont propres. Å l’évidence, le Rousseau que je rencontre, que je me plais à aimer est le Mien, nullement celui dont, vous Lectrice, vous Lecteur, vous plaisez à tracer l’original liseré.  Ce genre d’appropriation du Sujet à traiter est la seule possible si l’on veut faire venir à soi l’épiphanie de ces Invisibles, selon leur propre vérité qui, momentanément, est la nôtre tout le temps que durera l’examen de leur singularité. Ceci est d’autant plus remarquable que Marie-Paule Farina dresse de ces hautes figures des esquisses plus qu’attachantes, une manière d’authenticité fictionnelle qui ne peut qu’emporter notre adhésion.  Les portraits, toujours infiniment singuliers, trahissent une tendresse de l’Auteur, une considération toute de sympathie tissée ; une passion, je crois, pour ces « héros » ordinaires, on s’en rendra compte à la lecture de ces ouvrages généreux, toujours très documentés sur le plan biographique, historique, philosophique.

   Mais le temps est maintenant venu de nous pencher sur la vie de cet insolite créateur d’une res cogitans certes historiquement située mais dont les effets se font sentir jusqu’en nos contemporaines latitudes. De manière sans doute arbitraire, bien qu’un lien logique les réunisse à mon sens, Descartes sera envisagé sous les traits d’une figure à la Janus : une face orientée vers le Moi-concept et la raison, l’autre face inclinant vers le Moi-intime et la passion. Car c’est bien une force de ce bel ouvrage que d’entrelacer, en une sorte de chiasme, le concept et l’intime, la raison et la passion. Certes, le nom de Descartes et la notion de cartésianisme qui y est attachée, orientent le regard vers la seule raison, la déduction logique, les architectures de l’entendement.  Or ici, et ce n’est pas le moindre intérêt de ce livre, c’est une esquisse totalement humaine, empreinte de sensibilité et même de fragilité qui se dégage au fil des pages. Si bien que cet ouvrage, qui se lit tel un roman, mais avec la rigueur de l’analyse philosophique, présente des facettes capables, tout à la fois, de séduire le lecteur érudit et, aussi bien, celui, celle qui, en quête des secrets d’une existence, voyeurisme exclus cependant, souhaitent se lier d’amitié au travers du temps et de l’espace avec cette figure si séduisante.  

    

   Trois occurrences où le Moi-concept est le point focal d’où tout part, où tout revient :

 

   « … contrairement à Rousseau affichant dès le Début des Confessions sa certitude […] de former « une entreprise qui n’eut jamais d’exemple, et dont l’exécution n’aura jamais d’imitateur » ce petit texte, où Descartes expose le chemin qui a été le sien, constitue, aujourd’hui encore, un objet totalement singulier, la première et dernière autobiographie spirituelle d’un philosophe choisissant de parler de métaphysique à ses contemporains comme on mène une conversation en tisonnant son feu et en parlant de soi. »

   Å l’évidence, Marie-Paule Farina nous introduit de manière originale, avec le seul lexique qui convient, au cœur même de la problématique cartésienne aussi osée qu’imprévisible. Il est émouvant, en même temps que provocant et hautement iconoclaste, non seulement de parler de soi, mais d’en faire la matière d’une autobiographie, « spirituelle » de surcroît. Et comment ne pas être étonnés, et ravis à la fois, d’entendre la métaphysique, cette science entièrement hypothétique, dans le flux d’une simple « conversation », tout comme l’on attiserait songeusement des brandons au bout desquels, en réalité, le Moi et le Moi seul rougeoierait, tout comme l’Amant le ferait, déflorant son Aimée.  

 

   « Mais quand bien même je dormirais, tout ce qui se présente à mon esprit avec évidence est absolument véritable. » Cette certitude ne s’affirme ainsi […], qu’au terme de la troisième Méditation.

     « Je fermerai maintenant les yeux […] et ainsi m’entretenant seulement de moi-même, et considérant mon intérieur, je tâcherai de me rendre peu à peu plus connu et plus familier à moi-même. »

   Et ici, au risque d’étonner Lecteurs et Lectrices, c’est sans doute la métaphore de la défloration (cette ouverture aux émois du Moi adverse, un Moi tout de même !), qu’il convient de prolonger un peu. S’entretenir de soi-même, considérer son intérieur, ceci ne fleure-t-il bon la complaisance à soi et, plus même peut-être, la poursuite d’une activité qui, dans le creux du sommeil (« je dormirais »), pourrait confiner à quelque onanisme mental à ne guère livrer aux quolibets des places publiques et aux conversations feutrées des salons et autres boudoirs ? Il faut bien reconnaître que le style cartésien atteint en ce domaine une naïveté toute feinte dont Descartes lui-même, devait rire sous cape.

 

   « Ce qui fait que je suis ce que je suis […] c’est le fait que je pense et découvre en moi le pouvoir de dire non à tout ce qui m’enracine, m’attache, me définit de l’extérieur et finalement me limite à être ceci ou cela. […] « Philosopher comme si personne ne l’avait encore fait » et vider mon esprit de tout ce que j’ai pensé, de tout ce qui a été pensé avant moi, voilà ce que dit Descartes et, le lisant, nous entendons sa voix, cette démarche de doute en doute nous l’effectuons avec lui « jusqu’à ce Moi le plus pur, le moins personnel, qui doit être le même en tous, et l’universel en chacun. »

   « Le pouvoir de dire non », autrement dit le postulat d’une liberté infinie dont le Moi serait le foyer incandescent dès l’instant où, se révélant à soi telle l’exception qu’il est, c’est son illimitation même qui se montre et bourgeonne à l’infini. Puis vient le très étonnant « comme si personne », ceci posant la position originaire de ce Moi aux virtualités inépuisables, incommensurables. Et comment ne pas être transis jusqu’en ses propres fondements face à cette belle et unique énonciation « jusqu’à ce Moi le plus pur » ? Comment, face au surgissement imprévu de ce prodigieux solipsisme, ne pas envisager encore d’autres développements, une manière d’ivresse quant aux nouvelles possibilités de l’entendement humain, de sa puissance conceptuelle, du tremplin illimité qu’il offre dans la conquête de l’universel alors que le particulier est si étroit, si gêné aux entournures, tellement producteur de contraintes et d’échecs ? Révolution copernicienne s’il en est que la position de ce Moi qui foule aux pieds toutes les déterminations antérieures des facultés humaines.

   Et comment ne pas percevoir, dans ce Moi, l’extraordinaire fécondité qu’il contient en germe, dont Edmond Husserl tirera toutes les conséquences théoriques dans ses célèbres « Méditations cartésiennes » jusqu’aux pensées crépusculaires de la « Krisis ». Mais ici, il faut laisser la parole au Fondateur de l’admirable phénoménologie, sans doute le courant le plus novateur de la philosophie des XX° et XXI° siècles dans ses riches « Méditations » :  

   « Ce je et sa vie de je qui persistent nécessairement pour moi grâce à cette epokhế ne sont pas une partie du monde – et dire : « Je suis, ego cogito », cela ne veut plus dire : « Je suis en tant que cet homme-ci. » […] Par l’epokhế phénoménologique, je réduis le je humain naturel qui est le mien, ainsi que ma vie psychique – domaine de ma propre expérience psychologique – à mon je phénoménologique transcendantal, domaine de l’expérience phénoménologique transcendantale de soi. »

   Ce Moi que Descartes le premier a exhumé des cendres de la métaphysique, il demande un essor qui le conduise quasiment à l’illimitation d’un absolu ou, à tout le moins, sur les fonts d’un Idéalisme Transcendantal. Car l’étant est encore transi de doute au regard de ses attaches mondaines, de ses racines qui plongent dans le sol empirique, confus, tellurique. Mais quelle « chose », donc, peut s’abstraire à ce point de ses adhérences, de ses liens, se libérer de ses « fers » pour employer le lexique de Rousseau, se situer totalement hors doute, si ce n’est le pur ego de ses cogitationes, le Je du « je pense » ? Ce que Claude Romano définit par la formule synthétique suivante dans son beau livre « Au cœur de la raison, la phénoménologie » :

   « Å l’ego psychologique (l’âme) et à l’ego comme composé psycho-physique (« l’ego-homme »), qui sont tous les deux des réalités du monde, s’oppose désormais un ego transcendantal qui n’est ni dans le monde ni du monde, mais en forme l’origine constituante. »

   Ce que Martin Heidegger précisera selon la formule « indubitable » : « Il faut partir d’ailleurs que de l’ego cogito. »   « Questions IV »

   

   Cette parenthèse théorique refermée, il nous reste maintenant à labourer avec délices le sol de ce Moi-intime sans lequel notre approche demeurerait telle la branche dépouillée hivernale, une ombre d’elle-même. C’est du vivant, du concret, de l’intime,  du passionnel, du simple à portée de la main dont il nous faut faire l’épreuve amicale, portant Descartes auprès de nous, nous-même en « son poêle », comme lui en son Moi, deux consciences ouvertes à la beauté du Monde car la mesure mondaine, nous n’en doutons guère, est celle dont, chaque heure qui passe, nous pouvons faire l’expérience, certes heureuse ou malheureuse mais nul ne peut échapper à son destin si, du moins, notre narration personnelle est sa mise en musique.

 

   Quelques occurrences où le Moi-intime se donne en tant que « l’humain plus qu’humain »

 

   Et ici, puisque nous avons transgressé la bonne règle, les convenances, puisque nous avons eu l’effronterie d’apercevoir, sous la cuirasse du Philosophe, un peu de sa chair nue (sous la figure prosaïque de la « défloration », de « l’onanisme »), il convient que nous nous interrogions sur la dimension humaine, simplement humaine de cette haute Figure qui, elle aussi, connaît les vicissitudes de l’envie, les feux du désir, les affres, parfois, du lourd cheminement terrestre. Si Emmanuel Kant (tout comme Descartes d’ailleurs, Auteur du « Discours de la Méthode ») si donc le natif de Königsberg peut être perçu tel l’Auteur de la superbe « Critique de la raison pure », il n’en demeure pas moins qu’il ne peut que s’abreuver à cette « Raison pratique », tutoyer et même s’immerger dans ce domaine de l’agir qui, de toutes parts le cerne, tout comme il constitue le liseré de tout un chacun. Jean-Baptiste Botul a commis, il y a quelques années un petit opuscule intitulé « La vie sexuelle d'Emmanuel Kant » dont la présentation nous précise :

   « Kant semble avoir vécu dans la chasteté la plus complète. On ne lui connaît ni épouse ni maîtresse. C'est du moins ce que prétendent ses biographes. »

   Ce Philosophe dont la vie réglée comme du papier à musique semblait le mettre à l’écart de toute tentation voluptueuse concernent le sexe opposé, n’avait-il, en réalité pour maîtresses ses « Trois critiques » et autres extases intellectuelles ? Bien évidemment, les sceptiques, tout comme les autres peuvent en douter et le refuge dans la mélancolie ne saurait donner pour acquis que la vie sexuelle du Maître confinait à quelque confondant néant. Pour être Kant, pour être Descartes, on n’en est pas moins hommes, c’est ce que voudrait montrer la suite de cet article.

 

   SEUL

 

   « Monsieur d’Écart », « Seigneur d’Écart », a-t-on parfois appelé Descartes tant cette solitude recherchée, revendiquée et défendue bec et ongles irritait. »

   Certes nul n’aurait pu écrire « Les méditations métaphysiques » dans « le bruit et la fureur ». Il faut, aux recherches métaphysiques, une manière de clair-obscur, de lumière en demi-teinte afin que, précisément, de l’obscur puisse naître quelque « idée claire ». Si le prédicat « Seigneur d’Écart » était gentiment péjoratif, il faisait signe en direction de cette solitude nullement tissée des faveurs d’une vie exempte de toute difficulté, la « confession » de Descartes ci-après en atteste l’évidence s’il en était besoin.

 

   « Rien, ne reste rien, ni personne à qui se raccrocher. Seul et dans le noir le plus complet, « je me trouvai comme contraint d’entreprendre moi-même de me conduire. »

   Exilé en Hollande, retiré « dans son poêle », la solitude de Descartes, cependant, n’est nullement la solitude ordinaire affectant les quidams de passage sur Terre. Cette solitude est condition de possibilité de son œuvre, elle est entièrement coalescente à l’expression de son génie. Et le génie, nul ne peut le décrire avec des termes usuels, son monde est certes le nôtre mais à une octave bien supérieure.

 

   RÊVE - IMAGINATION

 

   « Si Descartes vit les deux premiers rêves dans la « terreur et l’effroi », le troisième, au contraire, lui est très agréable : « doutant s’il rêvait ou méditait, il se réveilla sans émotion et continua les yeux ouverts l’interprétation de son songe. »

   L’extraordinaire poursuit ici son singulier chemin. « Terreur et effroi », certes ceci ferait trembler quiconque sur ses bases, mais le Philosophe a mieux à faire que de s’abandonner à cette sorte d’angoisse native, « les yeux ouverts » (la lucidité, la clarté de l’entendement), interprètent le Monde et posent sur lui la grille interprétative d’une pensée toujours en alerte, toujours à la recherche de l’enchaînement des causes et des conséquences. Le portrait que je trace là, porte en lui ces beaux stigmates d’une ambivalence à l’œuvre, Descartes n’est lui-même qu’à s’adosser à ce réel têtu dont cependant son génie moissonne, chaque jour qui passe, les paradigmes d’une vision renouvelée des choses et des êtres. Ici se laisse entrevoir le hiatus de toute interprétation des actions humaines qui, au titre d’une conceptualisation du réel, lui impriment des torsions qui ne correspondent que partiellement à la complexité des sèmes partout disséminés, partout en fuite, on essaie d’en saisir l’étoffe et déjà ils sont loin en avant de nous.

 

    INTIMITÉ

 

   « Descartes ne raconte plus l’histoire de sa formation, mais il est là, c’est le son de sa voix que l’on entend à nouveau, mais, peut-être, sommes-nous devenus, nous aussi, plus mûrs, capables de pénétrer plus avant dans l’intimité d’un Descartes qui nous reçoit en robe de chambre, en ami, près de son poêle dont la chaleur est sensible tout au long de notre lecture. »

   Combien la mention de Marie-Paule Farina est heureuse, combien « chaleureuse », il va sans dire, puisque nous sommes invités au sein même de la galaxie cartésienne, là, dans sa chambre, lui-même en robe du même nom, près du poêle où ronronne un feu rassurant, nous laissant caresser par sa voix que nous supputons exacte en même temps que disponible. Mais qui donc n’a jamais rêvé de s’introduire dans le cabinet d’un Philosophe (je songe ici au « Philosophe en méditation » de Rembrandt qui contient dans la lumière même de ses pigments, la presque totalité de cette Métaphysique toujours insaisissable), qui n’a rêvé de se trouver dans la chambre d’un Ecrivain, rêvant secrètement de découvrir au seuil de sa contemplation quelque secret de fabrication, quelque alchimie détentrice de puissances irrévélées ? L’Auteur est habile à nous inviter à parcourir les plis de la confidence, à en révéler au plein jour la prolifique substance. Si la visée du concept se donnait sous le signe d’uns symphonie à trois temps, allégro, scherzo, andante, celle de l’intime se donne sous le rythme lent, apaisé, sentimental de l’adagio. Nous étions sur le seuil d’une défloration, nous voici au plein, là où les digues de la pudeur cèdent, où la chair de la confidence se fait onctueuse. Oui, à partir d’ici, comme nous le précise Marie-Paule Farina, « la chaleur est sensible tout au long de notre lecture. » C’est bien ceci le prodige de l’intime, faire se lever une source là ou rien n’était visible que l’aridité d’un terrain dont nulle faveur n’aurait ameubli le sol.

 

   PÈRE ET AMANT

 

   « Une seule lettre de Descartes fait allusion sans ambiguïté à Hélène (son Amante) et à Francine (sa Fille), en la nommant simplement sa « nièce ». Cette lettre […] on y découvre que Descartes a, en Hollande, au moins un ami en qui il a toute confiance, qui connaît Hélène, s’en occupe, a dû lui fournir, près de chez lui, un lieu où accoucher et une place et qui, en plus, lui transmet les lettres de Descartes. »

   Voici, après avoir longtemps erré auprès du concept, après avoir aperçu le paysage de l’intime, ce dernier se révèle avec toute la grâce dont il est porteur. Descartes se dévoile à nos yeux tel cet humain aux prises avec son destin. Quoi de plus commun, en effet, d’être lié à une Amante, d’obtenir d’elle qu’elle soit la mère de cet « enfant naturel » à soustraire aux yeux des Voyeurs et des Détracteurs de toutes sortes qui n’attendent que la chute de leur ennemi héréditaire ? Ceci est-ce affligeant de la part d’un Homme si élevé en soi, tellement porteur de grandes espérances de la pensée ? Non, tout homme, fût-il d’extraction commune a le droit, plein et entier, au nom de sa liberté, d’orienter son sentier selon la pente qu’il a choisi de lui imposer. Et nul n’a à juger des inclinations particulières, des décisions intimes. Mais est-ce donc si étrange que Rousseau, Sade, Descartes (pour emprunter quelques des noms du panthéon de l’Auteur) soient des germes comme les autres qui dispersent à l’envi les spores singulières de leur devenir ? Poser la question est déjà y répondre.

  

   DISTRACTION

 

   « Ce qui est certain, en tous cas, c’est que la présence de Francine et peut-être d’Hélène, je n’en sais rien, lui offre, pendant ces trois années si fécondes intellectuellement, une distraction, une sorte de petit cadeau du destin qu’il vit avec bonheur et en toute innocence. » 

    Certes, Hélène, Francine, peuvent être considérées à la manière de « Bêtises de Cambrai » destinées à purger ce Grand Homme de ses hautes considérations philosophiques, sorte de catharsis avant-courrière du dévoilement d’un Grand Œuvre. Mais, plus simplement, il me plaît d’imaginer Descartes sous les traits d’un Amant attentionné, d’un Père aimant car aucune grande théorie ne pourrait éthiquement se satisfaire du recours à des personnes humaines en guise de viatique pour servir des idées, fussent-elles admirables. « Distraction », certes au sens de « distraire » au sens étymologique de « détourner quelqu'un de l'objet auquel il s'applique ». Détourner provisoirement, installer une respiration sentimentale dans le grand cours fluvial des pensées.

 

   « …le passage d’une lettre à Mersenne […] imagine Descartes, jouant tous les jours dans son jardin avec la petite Francine de quatre ans, et tapant des mains pour faire se lever les oiseaux et l’amuser en attendant l’écho, pourquoi pas ? « Pour l’écho…je vous assure que je l’ai observé aux champs, en mon propre jardin… Et encore maintenant, il y a une planche de chicorée sauvage, dans laquelle il répond un peu quand on frappe des mains ; mais les grandes herbes où il répondait le plus distinctement ont été coupées. »    Ce passage est certes déconcertant. Un Descartes herborisant à la manière de Jean-Jacques dans sa bienheureuse Île de Saint-Pierre. Un Descartes jardinier mais alors il faut aller voir du côté du « cultiver son jardin » tel qu’énoncé par Voltaire par la voix de Candide, ce philosophe naïf sous lequel s’amuse à tromper son monde l’Auteur de « Zadig ». Oui, j’en conviens, il est déconcertant de déshabiller la statue de Descartes, d’ôter la pellicule très brillante sous laquelle s’abrite le promoteur de la Raison, mais combien il est heureux, aussi, de voir l’envers de la vêture et tous les artifices, empiècements, rapiéçages, reprisages qui tissent les fils de la destinée ordinaire des Hommes. Si le Descartes de la souveraine Raison ne peut faire phénomène que dans la distance, celui de la Passion nous touche directement au cœur et ceci est heureux !

     

   LES LARMES

   

   Lettre à Alphonse Pollot, ami hollandais : « Je ne suis pas de ceux qui estiment que les larmes et la tristesse n’appartiennent qu’aux femmes, et que, pour paraître homme de cœur, on se doive contraindre à montrer toujours un visage tranquille. J’ai senti depuis peu la perte de deux personnes qui m’étaient très proches et j’ai éprouvé que ceux qui me voulaient défendre la tristesse l’irritait. »

   Jamais Descartes ne pourra mieux jouer dans le proximal qu’à nous confier sa peine, sa détresse liée à la perte de ses deux êtres sans doute les plus chers. C’est un peu comme si « la méthode pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences » s’était soudain muée en « expérience pour bien cultiver sa passion et chercher la félicité dans l’Amour ». Oui, la pirouette est osée mais ce sont toujours les intervalles dialectiques qui, éloignant les deux termes de l’exposition au concept, s’accroissent mutuellement de leurs significations internes. Il est nécessaire de distendre le réel, de lui infliger une tension, de ce coup de fouet naissent les plus grandes intuitions. Oui, « la tristesse » appartient aussi aux hommes, lesquels, le plus souvent, sont décontenancés dès l’instant où leur Mère s’absente, où leur Maîtresse s’éloigne de quelques coudées : orphelinat sans fin des êtres ne reposant plus que sur un pôle, le masculin, cette légende de force et de puissance.

   C’est avec beaucoup de tact et de doigté, avec la finesse non seulement supposée, mais bien réelle de la position féminine, que Marie-Paule Farina nous invite, nous les hommes de faible volonté, à faire abstinence de qui nous sommes, à regarder notre soi-disant courage, notre détermination, nullement en nous, mais orientée en direction de la conquête de ces Femmes, Amantes et Mères sans qui nous ne serions que faibles balbutiements. On ne peut « défendre la tristesse » à qui l’expérimente en soi au creux le plus vif de l’intime. Pour nous, en nous, l’Auteur a tracé les voies les plus productrices de sens qui se puissent imaginer. Descartes de gloire et de lumière, Descartes d’affliction et d’ombre. Tous, autant que nous sommes puisons à ces deux sources de l’être et heureux qu’il en soit ainsi !

 

   Les autres ouvrages de Marie-Paule Farina dont la lecture est bien plus qu’une simple « distraction » :

 

   * Comprendre Sade – 2012 – éd. Max Milo

   * Sade et ses femmes. Correspondance et journal – éd. François Bourin – 2016

   * Le rire de Sade – Exssai de sadothérapie joyeuse – coédition institut Charles Cros/L’Harmattan -    

      2019

   * Flaubert, les luxures de plume - coédition institut Charles Cros/L’Harmattan – 2020

   * Rousseau, un ours dans le salon des Lumières - coédition institut Charles Cros/L’Harmattan – 2021

   * Voilà comme j’étais – Autobiographie posthume de Sade – éditions des instants - 2022

  

 

                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                            L

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11 décembre 2024 3 11 /12 /décembre /2024 09:32
Du spéculaire

« Miroir n 2 »

 

Image : Léa Ciari

 

***

 

    Dans l’œuvre de Léa Ciari, le thème du Miroir est récurrent, présenté selon quantité d’esquisses différentes, ces fameuses « esquisses phénoménologiques » qui sont autant de variations perceptives de l’objet, certes, mais plus essentiellement, des significations de la posture existentielle de tout Sujet. Le Sujet à soi-même nullement évident, le Sujet en miettes, en fragments, en floculations successives. Si bien que ce curieux éparpillement selon changements permanents, oscillations multiples, mutations incessantes, cette métamorphose donc pose, de façon lancinante, parfois suraiguë, le problème du statut de la Vérité dans l’Être.

 

L’Être, cet insaisissable, quand est-il vrai et selon quelles perspectives ?

  

Plus vrai à mesure qu’il se rapproche de son origine ?

Plus vrai dans telle disposions esthético-formelle que dans telle autre ?

Plus vrai dans telle posture factuelle par rapport à une autre qui lui est étrangère ?

 

   Nous voyons bien ici que notre interrogation portant sur le côté purement formel, donc sur l’apparence extérieure, tourne à vide, que les facettes ontologiques sont impuissantes à traduire ce sentiment de Soi unitaire qui, par nature, ne peut que définir le cheminement de tel Homme, les événements narratifs de telle Femme. Å seulement déterminer le Sujet hors-de-Soi, convient-il de lui laisser l’initiative de sa propre détermination, en-Soi, dans la nature la plus intime de sa subjectivité.

   Et si nous posons la dimension subjective de l’exister, par un simple phénomène logique d’écho, nous inférons, de facto, la perspective objective. Tout ceci paraît fonctionner tel un incessant Jeu de Miroirs, l’un se reflétant en l’autre, l’autre se reflétant en l’un. Et c’est ce jeu alterné du Soi et de l’Autre qui nous requiert tels des Individus toujours à la recherche de leur propre orient, en quête de ces étranges rives qui s’épuisent à contenir les flux et reflux du vivant en ses toujours mouvants fléchissements, en ses itératives déclinaisons.

   Nous décrirons cette spécularité de la vision selon trois œuvres, nullement en fonction de leur chronologie, seulement à l’aune de leurs inférences sémantiques, selon le trajet d’une constante décroissance du Soi, auquel se substituera, progressivement, le nécessaire paradigme de l’Autre.

 

En résumé :

 

Du Soi-en-tant-que-Soi

au Soi-en-tant-qu’Autre

Du spéculaire

« Reflétée simple »

 

      « Reflétée simple », outre son évidente qualité esthétique nous montre le souci originaire de cette Existante (Artiste ou non, le problème est identique !), de trouver le lieu de sa propre image, de tenter de coïncider avec ce qui, bien sûr, n’est qu’un artefact, un simple reflet (nul ne peut prendre acte de son visage en une vision directe, seulement un renvoi), premier jalon planté dans le site de son identification singulière. Cette image est aussi troublante qu’évocatrice d’une possible révélation du Soi. « Reflétée simple » semble, d’emblée, au bord d’une fascination, d’un genre de ravissement identitaire. Ivresse que d’être Soi-au-sein-de-Soi. Cependant justifié cet enivrement, de l’ordre d’une reconnaissance qui est naissance à Soi dans la plus exacte joie qui se puisse imaginer. Ici, nulle ombre peccamineuse qui viendrait ternir ce pur surgissement de l’intime à même sa chair la plus exacte. Cette brusque épiphanie du Soi est le parangon même du geste transcendant par excellence.

 

S’exhausser de Soi

et faire, de ce Soi,

cette unique substance

auto-suffisante,

auto-révélatrice de la

 puissance interne

de toute ipséité

 

   Certes, valeur entièrement monadique, tout comme l’est l’instance première en laquelle le tout jeune Enfant, dans la grâce de l’âge, se surprend existant par-Soi dans l’image que lui renvoie le miroir. Lacan, à ce propos, parlait très justement « d’assomption jubilatoire », ce redoublement signifiant marquant, tout à la fois, une manière de geste de nature religieuse (au sens de « relier ») que vient multiplier la palme largement éployée d’une joie à elle-même sa propre source. Sentiment de toute-puissance qui ne repose nullement sur une soi-disant démesure de l’ego. En cet instant de pur bonheur, la coïncidence du Soi avec qui-il-est, chez le jeune Enfant, constitue le plus rare des vécus unitaires, ce dernier sera inconsciemment recherché toute la vie durant. Là, il n’est pas question de morale, il est question de la source vive qui relie le Soi à Soi, sans médiation, sans volonté extérieure. Le dehors sera pour plus tard, avec ses joies et ses peines, ses accroissements d’être et ses retraits.

   Cette représentation tire sa force essentielle d’une sorte de vision double qu’elle nous propose, comme si, par une simple superposition phénoménologique, se donnaient à nous les Voyeurs, la Personne réelle et, dans un genre d’étrange réverbération,

 

son Être-même,

cette Abstraction,

ce Rien,

cette façon de Néant

 

   qui nous habitent, dont nous ressentons les étranges ondes magnétiques à défaut d’en pouvoir appréhender la nature, d’en pouvoir décrire le tissu diaphane, troublant simulacre, songe flou, chimère mouvante, présence démonique nous disant, en une seule et même voix, ce qui, parfois nous grandit aux dimensions de l’Univers, ce qui parfois nous rapetisse à l’étroitesse, nous reconduit à la transparence de la diatomée.

 

Du spéculaire

« Reflétée plurielle »

  

   Ce que la première image suggérait, ce début à Soi, cette singulière origine, cette sensation prédicative de toutes les sensations futures d’exister par-Soi, en-Soi, cette simple suggestion donc, trouve ici son éclatante confirmation. Le Soi-Unique, le Soi-en-tant-que-Soi circonscrit à sa propre notation, reçoit ici sa plurielle illustration. Immense et fabuleux tremplin ontologique au gré duquel l’Être s’envisage selon une infinie quantité de figures, Soi en abîme, Soi-multiplié dont l’infini semble être la seule mesure possible. Et puisque, il y a peu, nous parlions de l’arrivée à Soi du Jeune Enfant, imaginons-le, bourgeon en sa pleine éclosion, dépliement inconditionné de Qui-il-est dans toutes les dimensions de l’espace. Tout juste issu d’une proto-sensation, d’une perception primaire de Soi, le voici porté au plus haut de son destin d’image, réverbération du Soi en ces psychés donatrices de joie, en ces allusives présences qui essaiment, tout autour, la félicité de paraître au Monde, de faire Présence.

   Or, l’Enfant (il en restera bien plus que de simples traces archéologiques dans l’Adulte devenu !), veut son emplissement immédiat, sa plénitude rencontrée à seulement exister. Et comment cette abondance, cette réplétion, cette satiété, tous ces motifs à eux-mêmes la pure logique existentielle, comment l’Enfant s’y projette-t-il, si ce n’est au gré de ce comblement de Soi, de cette généreuse expansion, de ce rayonnement dont il est, tout à la fois, le centre et la périphérie ? Il lui faut assembler ces manières d’images holographiques superposées, les faire siennes, les vivre de l’intérieur comme si, à seulement cheminer dans la vie, sa propre pérégrination cueillait, à chaque instant de son parcours, les fleurs singulières dont le bouquet serait plus que la simple somme de ses participants.  

 

L’Être-plus-que-Soi,

 l’Unique portant le Multiple,

 la Source donnant ses Affluents

  

   Certes, bien des Lecteurs, bien des Lectrices s’étonneront du sentiment de toute-puissance prêté, aussi bien au tout Jeune Enfant, et par une simple logique temporelle, à l’Adulte-devenu. Si, en effet, cette expansion de l’ego peut paraître confiner au plus pur des solipsismes et, par capillarité, au refuge dans le plus sidérant des égoïsmes, ceci n’est jamais qu’une illusion d’optique. C’est Simone de Beauvoir qui paraît avoir exprimé avec le plus de justesse la nature de ce paradoxal et ambigu rapport du Soi à la figure de l’Autre. Dans son roman « L’invitée », elle observe à propos de l’une de ses Protagonistes :

  

« Elle ne cherchait pas le plaisir d'autrui.

Elle s'enchantait égoïstement du plaisir de faire plaisir. »

  

   Cette assertion, loin d’être une simple remarque adventice, témoigne d’une belle intuition. Simone de Beauvoir était existentialiste. Nullement en raison d’adouber quelque mode de comportement excentrique. Si, comme l’affirmait Sartre, « L’existentialisme est un humanisme », alors c’est bien dans la profondeur de l’humain qu’il faut chercher la nature de ses actes. En découvrir, ce qui, dans les attitudes, s’y dissimule, y vit à bas bruit, s’y inscrit en filigrane. Un peu à la manière de ces fins « tropismes », ces infinis mouvements de l’âme que Nathalie Sarraute savait si bien discerner chez ses Contemporains.

   Mais reprenons et illustrons. Supposons : cet Ami très cher, grand amateur de littérature, à qui nous offrons le dernier titre de son Écrivain favori, qu’attendons-nous de notre geste que nous pensons de pure oblativité ? (de manière à être quittes avec notre conscience), attendons-nous son propre et unique plaisir ou bien, d’une manière plus souterraine, cryptée en quelque façon, attendons-nous, par un simple phénomène de réverbération, que le plaisir escompté, d’abord et surtout, soit le nôtre ? Chacun fera cet examen en conscience. Et bien évidemment ce qu’il en est du Plaisir est totalement transposable au motif de l’Amour. « Je M’aime en toi », voici l’une de mes anciennes assertions qui fait à nouveau surface. Comment ne pas en appeler au Principe de Plaisir et au Principe de Réalité, ces principes qui ne sont que le reflet de l’Autre (Plaisir), du Soi (Réalité). Toujours l’Autre, éthiquement parlant, est désigné comme Celui que nous plaçons au foyer même de notre Plaisir.

Toujours, parlant vrai, le Soi est désigné comme Celui qui est prioritairement placé au point ultime de notre propre Réalité. Si, en quelque position éminemment utopique, nous affirmions les événements du Réel entièrement objectifs, il en résulterait, qu’énonçant le privilège de l’Autre par rapport à tout Soi, cet Autre, d’une manière effective, recevrait non seulement l’objet de toutes nos attentions, mais que nous nous effacerions devant lui, afin de faire droit à son entière présence. Mais comme aurait pu le dire le très lucide Milan Kundera, l’objectivité « est une plaisanterie » au simple motif que, bien loin d’être de simples objets, nous sommes absolument, sans quelque atténuation que ce soit, uniquement des Sujets, que le Monde en tant qu’Altérité, nous le visons de nos propres yeux, collectant de lui ce qu’il veut bien nous confier, qu’ensuite nous rapatrions notre regard en nous, là où seulement il sera accompli en-Nous et pour-Nous car, comment, par quelle pétition de principe, ce fragment de Monde pourrait-il être placé sous une autre juridiction que la nôtre ?

   Percevoir, sentir, apprécier, juger, s’émouvoir, se passionner, comment tous ces « tropismes » pourraient-ils s’absenter de nous alors que c’est toujours Nous qui sommes en question au centre même de notre finitude. Nous et uniquement Nous dans notre immense solitude face à notre propre Mort. Or, si notre Mort nous appartient en propre, comment notre propre Vie et ses multiples délibérations pourraient-elles se manifester hors notre intime Subjectivité ? Ces quelques remarques ne sont rien moins que logiques, étayées par le jeu des causes et des conséquences, ne sont rien moins qu’ontologiques, notre Être, avant même de pouvoir se dire Autre qu’il n’est se donne comme Soi-en-tant-que-Soi. Il y a comme un nécessaire cercle herméneutique de la compréhension existentielle qui peut se synthétiser de cette manière :

 

Le Soi est d’abord et uniquement Soi,

simple conscience spéculaire ;

puis d’Autres que Soi se donnent

à voir dans le Miroir de l’exister ;

un métabolisme les assimile au Soi ;

 puis le Soi, lesté de ces autres existences,

retourne en-Soi, là où seulement est sa demeure.

  

   Cette réflexion conceptuelle, qui est aussi réflexion du Soi en l’Autre, crée les conditions d’une naturelle transition. Certes le Soi, s’il fait penser à la solitude d’une Monade, n’en est pas moins un être social qui lui assigne l’obligation d’une co-participation, qui l’interpelle au motif d’une co-présence. Cependant, et afin qu’il n’y ait nulle confusion avec ce qui vient d’être affirmé, un regard nécessairement subjectif ne signifie nullement que toute Altérité ne peut y figurer qu’à titre de quelque vassalité.

 

Soi = L’Autre

L’Autre= Soi

 

Il ne peut y avoir, ici,

Qu’évidente homologie

Des Formes

Et des Destins

 

   La focalisation du regard sur le Soi est une simple nécessité anatomo-physio-psychologique pour autant que le Soi, par essence, est l’unique fondement à partir duquel percevoir le Différent et le porter devant sa conscience. Et les efforts du Soi fussent-ils héroïques afin de créer les conditions de quelque hypothétique osmose (ceci est pure projection d’idéalité), autrement dit faire de l’Autre un Soi, chacun aura compris qu’il ne s’agit là que de l’expression de l’humaine vanité, de sa constante disposition à l’hubris.

 

Toujours le Soi sera le Soi.

Toujours l’Autre sera l’Autre.

 

Indépassable tautologie

 

   Sortir de cette pure logique consiste à céder aux sirènes de l’irrationnel, lequel peut, hors du réel, se livrer à toutes sortes de procédés alchimiques, tous faux par nature.

  

Si la première image nous

livrait le Soi-en-Soi,

la seconde le Soi-dilaté,

la troisième fait place à l’Altérité,

 

   sur « le bout des pieds » si l’on peut dire, mais nous y reviendrons. Non seulement nous souhaitons la présence de l’Autre, par l’effet d’un simple souhait, mais cette présence est coalescente à notre condition même.

 

Ayant une généalogie,

nécessairement

nous provenons de l’Autre.

Ayant une socialité, ceci

nous reconduit à l’Autre.

Ayant amitiés et amours,

inéluctablement l’Autre

ne peut que constituer

l’horizon de notre visée.

 

Mais il est inutile de poursuivre

dans le sillage de cette évidence.

Du spéculaire

« Reflété selon le tout autre »

  

   Alors, comment cette troisième image nous interpelle-t-elle ? Sur la face polie du miroir, sur son champ tissé de vérité en même temps que d’illusions, « Reflétée » se surprend à découvrir cet Autre en sa tremblante et silencieuse profondeur : une clandestinité en quelque sorte. Là, dans ce corps multiplié, dans cet écho sans fin se réitère la forme du « tout autre » :

 

masculin en lieu

et place du féminin,

Mobilité en lieu et

place de l’immobilité

 

   Et il n’est pas sans importance que le lieu de cet Existant se trouve à l’extrémité de la vision, tronqué, partiellement dissimulé par sa propre énigme (toute existence est énigme), visiblement en fuite, cette disparition à la limite du cadre

 

est disparition à Soi (de cet Existant),

est disparition à « Révélée » qui,

par un jeu de volte-face,

devient l’Autre pour l’Autre.

  

   N’est-il pas curieux que, prenant fond sur la nécessaire relation de deux existences supposées gémellaires, cette vigueur des réciproques échanges ne se traduise qu’au motif d’une dissolution des deux formes, ce qui nous autorise à penser, en une formule ramassée dont nous souhaiterions qu’elle ne fût nullement simple jeu de mots, mais vérité ontologique :

 

Dissolution :

de Soi en l’Autre,

dissolution

de l’Autre en Soi

 

   Si, en effet, nous radicalisons la mesure de chaque pensée humaine, toute extériorité présentant toujours la dimension d’un imminent danger se trouve reconduite, réaménagée et, pour finir, assimilée à cette intériorité, dernier refuge où s’assurer d’une présence à Soi. Bien étrange dialectique où la synthèse des opposés, plutôt que de créer une nouvelle dimension de l’exister, trace les motifs même de son exténuation !

 

Spécularité :

jeu infini des reflets,

jeu des apparitions-disparitions

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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