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1 septembre 2024 7 01 /09 /septembre /2024 08:16
Du pluriel foisonnement à l’unité révélée

Roadtrip Iberico…

Alentejo…

Portugal

 

***

 

   Ici, nous souhaiterions mettre en relation deux photographies, non pour souligner leurs similitudes ou leurs différences, mais afin de poursuivre une courte méditation sur les enjeux de l’acte esthétique. A la fin de faire apparaître la singularité de chaque représentation, nous décrirons, successivement, chaque proposition plastique dont, à la suite, nous essaierons de tirer une manière de synthèse.

 

   Alentejo

 

   Le ciel est lourdement pommelé qui paraît infini, confronté au vertige de la vastitude. Immensité grise, pesante, plombée, que tutoie le ventre de nuages, objets plus légers, plus aériens, teintés d’écume. Tout près de la ligne d’horizon, une large bande claire d’un air dont nous supputons qu’il est léger, ouvert au mouvement, mince lisière, médiation presque inaperçue du terrestre et du céleste. L’horizon, lui, se réduit à une unique ligne d’un gris plus soutenu que l’air, juste une palpation, une hésitation, comme si, énoncer l’aventure du peuple des Terriens, ne se pouvait dire que dans la retenue, l’inspir suspendu, l’hésitation à affirmer quoi que ce soit du Monde qu’il suppose puisque nous n’en percevons jamais qu’un fragment.

   Présence de l’Humain, brossée en négatif, si nous pouvons nous exprimer ainsi. Un champ de large venue, une houle d’épis qu’un vent océanique fait doucement onduler. Flux reflux du vivant en son émouvante palpitation. Ici, paradoxalement, mais dans le genre d’une esthétique heureuse, c’est l’absence des choses elles-mêmes qui les établit dans un coefficient de présence qui n’est plus irréalité au motif que notre conscience a imprimé, en elle, ces modesties, ces apparences voilées, ces pertes et chutes qui nous questionnent au plus profond. Car oui, au travers de ces fragiles manifestations, ce sont bien les actes humains qui s’y dissimulent, nous y percevons, sans doute, la grâce enfantine dans ces jeux primesautiers des épis ; la beauté féminine dans la clarté partout présente ; l’ardeur masculine dans cette énergie, dans cette infinie pulsation du réel. Nous y devinons la belle moisson de l’Amour, le friselis de la séduction, la cadence souple du jour, l’effusion des sentiments et, métaphoriquement, la germination du grain, son exhaussement au-delà du souci des Hommes.

   Car, parfois, c’est l’absent, l’éloigné, la touche discrète qui se manifestent bien plus que les clameurs et mouvementations mondaines. Une manière d’art de l’allusion, ou plutôt de l’illusion, et nous pourrions évoquer, ici, une sorte d’efficacité en trompe-l’œil. Notre vision d’Observateurs s’alimente à la transparence de ces épis, se fond dans leurs intervalles afin d’y débusquer ce que notre imaginaire fertile (immense liberté) y fera naître à la hauteur de son caprice, de sa fantaisie. Au-dessous de la marée d’épis, un premier plan badigeonné de noir, comme si se montrait à nous la nuit matricielle qui en hébergeait la spectrale forme. Et, dans une intention purement sémantique, nous avons réservé la dernière place, l’ultime manifestation à cet arbre solitaire, couleur de deuil et pourtant, il se donne tel celui qui, hissé du ventre lourd de la Terre, la déborde, l’accomplit en une certaine manière, faisant de cette frange de lumière en direction du ciel l’immense et belle venue à l’être de ce qui mérite d’y figurer, d’y faire face. Dire l’essentialité de cette image serait proférer un truisme, dire sa beauté ne pourrait avoir lieu que sous le sceau d’une pure évidence.

   Nous sommes là, dans l’image, immergés dans le flux de ses multiples profils sémantiques, conscients de la validité de nos jugements, lucides quant à la faveur qui nous a été accordée de nous arrêter un instant, comme sur la margelle expressive du visible, inondés cependant, dans l’insu de sa valeur, saturés jusqu’à la moelle de nos os par cette douce marée invasive qui tresse à nos corps la vêture de notre juste compréhension. Car si nous comprenons (prenons avec nous) cette image, c’est d’abord un échange chair à chair, corps de l’image contre celui qui nous a été depuis longtemps alloué ; ensuite c’est l’ouverture du sens que nous sommes à cet autre sens qu’est la valeur symbolique de l’image, comme s’il y avait écho, correspondance, connexion de la profondeur de l’image et de notre propre pouvoir de conceptualiser. Toute posture logique quant à l’exigence de décrypter justement ce qui vient à nous : ce paysage, suppose qu’un mouvement analogique s’installe de nous à elle, l’image, de nous à lui, le paysage. Seul le partage, seule la liaison nous placent en rapport d’amitié avec ce ciel, cette eau, cette montagne.

 

Sant Llorenç de Montgai

 

Du pluriel foisonnement à l’unité révélée

 

Roadtrip Iberico…

Sant Llorenç de Montgai

Catalogne

   Nulle transition avant que de déboucher dans le bel univers de cette photographie. Décrire encore une fois dans l’intention qu’un sens se manifeste, sans doute inaperçu, au motif d’un premier et rapide regard. Toujours ce dernier, le regard, est poudré d’une touche mondaine qui le dispense de creuser plus avant le massif compact des significations. C’est le ciel, le mystérieux ciel qui nous interroge à l’initiale de notre vision. Ce ciel qui transcende ce lourd fardeau, là où vivent les Hommes et les Femmes, là où la joie est exception, la peine monnaie commune du cheminement existentiel. Le ciel donc est noir en sa partie haute, juste issu des profondeurs d’un lointain et illisible cosmos. Puis, à mesure que le regard sonde les champs plus proches, la suie s’éclaircit, se disperse en mille fragments, en un archipel de formes mouvantes, en des touches si légères, de cendre et de talc, comme si la mesure céleste voulait ménager au Peuple des Terriens, la possibilité d’une ouverture qui est, toujours, signe de l’effervescence de la conscience.

   Du profond de l’image viennent à nous, dans un genre de prudence calculée, ces douces irisations, ces résurgences liquides frémissantes, ces plaines grises et neigeuses, ces brillantes lumières aquatiques, ces frissons à peine posés sur la sourde inquiétude du Monde. Et, pour un peu, nous aurions omis de citer ces montagnes aux falaises de marbre, ces sublimes arêtes, cette géométrie infiniment disponible dont notre conscience doit jouer à des fins de constitution d’une mythologie individuelle, une « mythologie portative » pour reprendre l’une de mes anciennes énonciations. Nous sommes là, dans l’image, sans débord, sans transition vers autre chose que ce qu’elle est hic et nunc, ce singulier et irréversible phénomène dont, une fois, nous aurons été atteints jusqu’en notre pointe extrême, ne pouvant renoncer à son évocation qu’au prix d’une déconstruction même de l’architectonique signifiante élaborée, minutieusement, affectueusement, pourrions-nous dire, logée dans le singulier tissu de nos affinités. Car, en un genre d’affirmation apodictique, nous sommes nos affinités.

 

   Synthèse

Du pluriel foisonnement à l’unité révélée

Maintenant, dans un souci de mise en perspective réciproque des deux images, il nous est demandé de les ajointer, de ne laisser, entre leur représentation, que le mince liseré de l’intuition. Mais les rapprocher ne consiste nullement à les confondre, pas plus qu’à les opposer. Faire appel, aussitôt, au titre de cet article en tant que condensation, formule ramassée de ce qui se lève à partir de leur essence-même. « Du pluriel foisonnement à l’unité révélée ». Oui, nous pensons que c’est bien cette évidente dialectique (qui cependant ne les « oppose » qu’à les rapprocher dans un geste photographique toujours singulier : ces subtiles touches, ces diaphanéités, l’exactitude de ces Noir et Blanc en tant que vérité de ce qui vient à nous), donc c’est bien un genre de « logique » qui s’installe en ces photographies selon une ligne de partage (qui n’est jamais que confluence des propos respectifs), posant le foisonnement des épis d’Alentejo face à l’unité sans césure des eaux de Sant Llorenç de Montgai en Catalogne. Cependant et dans l’optique d’une précision renouvelée d’une possible rencontre des deux images, nous affirmons leur évidente parenté au motif d’un style commun qui en accomplit l’heureuse esthétique. De toute manière, si l’on se place adéquatement dans la vision pure de ce qui, ici, se manifeste, une illumination ne tarde guère à surgir, laquelle fait du divers délicatement représenté le lieu-même d’une perception unifiée du réel. Car, à l’aune d’un premier regard, si nous percevons d’évidentes différences, c’est en raison d’une saisie du réel qui nous est proposé en sa matérielle et contingente venue à nous : ce ciel, cette eau, ces montagnes en tant qu’effectivités, actualités, patentes présences, objectives et massives existences, quelque part dans le paysage de l’Alentejo, dans les pics et vallées de Catalogne.

   Mais à ce regard réaliste, convient-il d’opposer un regard esthétique, lequel, transcendant le sol des évidences premières nous installe immédiatement dans une saisie plus conséquente, comme si, à la quantité de la Nature, à son fourmillement pléthorique, à sa saturation matérielle, se substituaient une légèreté, une floculation intellective seules en mesure de percevoir la profondeur, l’essentialité du geste artistique. Conséquemment, ni similitude, ni différence pointées tout au long du commentaire de ces deux images. Ces deux images ne peuvent être considérées que dans leur totale autarcie, dans leur complète liberté. Tout comme nous-mêmes qui sommes libres vis-à-vis de qui-nous-sommes, nullement par rapport à telle autre réalité extérieure qui nous situerait en qualité de « servitude volontaire » pour employer les mots de La Boétie.

   Ces photographies puisent leur propre liberté à l’intérieur de qui elles sont. Une œuvre d’art n’est pas belle par rapport à une autre, elle porte, en elle, l’entièreté, l’intégralité de son essence, à savoir l’épaisseur de sa vérité esthétique. Nulle nécessité de quelque comparaison que ce soit, chaque objet esthétique est un en-soi, une totalité, une manière d’absolu excluant l’appel à toute extériorité. Tout geste d’extériorisation est, déjà, perte de l’essence, condamnation à la pure immanence et, bientôt, ouverture d’un possible non-sens.

    Voici, le périple conceptuel est réalisé qui double le périple réel. Que dire au terme de cette méditation ? De ces périples, de ces rencontres géographiques, paysagères, que reste-t-il dans la conscience du Photographe ? Une simple mesure Physique, le souvenir des routes, des lacs, des nuages ? Ou bien une mesure bien plus dissimulée dans les plis de l’inconscient, à savoir la persistance d’une émotion Métaphysique évoluant à bas bruit ? Que reste-t-il lorsque, le voyage terminé, les derniers lacets de la route effectués, un genre d’aimable réminiscence flotte tout autour d’images réelles, fécondées, transmuées, transfigurées par l’activité métamorphique de la conscience ?

 

Que reste-t-il ?

Un rocher,

l’Idée d’un rocher ?

 

Nous questionnons.

 

 

 

 

 

 

 

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29 août 2024 4 29 /08 /août /2024 08:13
Secrète en sa guise obscure

Susana Kowalski

 

Bernard Plossu

« La nuit »

 

***

 

   « Secrète en sa guise obscure » pourrait recevoir comme sous-titre « du Temps-Fugue au Temps-Cristal », de la même façon « Secrète » aurait pu se dire sous le terme générique de « Temporelle » car, ici, c’est bien une méditation sur le Temps lui-même qui va être conduite selon la pente d’une totale singularité. Mais plutôt que d’aborder directement aux rivages abrupts du concept, convient-il de développer une fiction concernant Temporelle, manière d’entrelacement de réflexions et d’événements existentiels. Secrète-Temporelle donc, à l’horizon de ses journées, inscrit de longues déambulations dans la Nature, ce Causse désert qui se donne tel le lieu originel par excellence, le fondement à partir duquel se définir en tant que Soi, se mesurer, en quelque sorte, à cet espace ouvert qui, toujours, est inscription d’une temporalité, ici et maintenant, dans l’événement qui constitue et trace la voie de tout Existant en son destin strictement déterminé.

   Souvent, dans la pure fragrance du jour venant à son être, dans l’éveil de sa propre conscience à l’éveil du Monde, Secrète-Temporelle confie la curiosité naturelle de sa vision à la découverte florale, lexique premier dépliant une manière de lumière originelle. Quelle belle naïveté, quelle fraîcheur cette douce exhalaison du végétal, quelle beauté vacante livrée par le peuple des Simples, teinte parme du délicat Orchis, éclat blanc de la Saxifrage, généreux étoilement du Cérastium, touche gentiment solaire de la Potentille. Parfois, parmi le semis de ces Simples, fixe-t-elle son attention sur la modeste Aubépine qu’elle rend mystérieuse à souhait, usant de son appellation latine : Crataegus Oxyacantha. Secrète aime ses grappes de fleurs mousseuses regroupées en inflorescences parfumées, roses parfois, et le plus souvent blanches.

   Mais l’on est en droit de se questionner sur ces étranges affinités unissant Promeneuse (sans doute voudrait-il mieux dire Flâneuse), à ces menus faits qui, la plupart du temps, passent inaperçus. C’est ici que doit se situer l’inflexion opérant une métamorphose, passer d’une réalité simplement florale à une sémantique bien plus ouverte visant l’être secret des choses. En quelque sorte, homologie de Secrète et des secrets ici répandus à foison dont il faut bien tirer quelque enseignement. Ce qui doit nous retenir, avant même l’esthétique des lieux, c’est leur valeur herméneutique, c’est-à-dire l’interprétation que nous pouvons en faire au regard de la quotidienne déambulation de leur Hôtesse. Si le Lecteur, la Lectrice ont une inclination particulière à sonder le réel, alors convient-il de leur fournir quelque provende. Certes l’on peut paresser sur les chemins blancs, ignorer les messages partout inscrits (certes en termes voilés : le déplacement du peuple des fourmis, telle odeur suave, telle qualité de la lumière) et poursuivre sa route sans s’inquiéter davantage de ces sobres et discrètes présences.

   Mais, en préambule, nous parlions du Temps et bien que nous ne l’ayons jamais quitté, puisque nous-mêmes sommes Temps, accordons-nous une pause (une suspension précisément du Temps), peut-être son être nous apparaîtra-t-il à l’aune de cette césure. Donc une fleur d’aubépine à l’odeur un peu entêtante, ses bouquets de fleurs blanches et, parmi ces fleurs, une corolle de neige avec son étoile à cinq branches en son centre. Nous la dévisageons sans davantage nous interroger sur sa nature. Mais si, au hasard de notre regard, surgit le problème de sa venue à l’être, alors quelque chose comme une inquiétude commence à s’animer en nous. Temporelle donc, aujourd’hui, s’arrête et admire l’œuvre de la Nature : ce parfait déploiement qui donne acte à la fleur, la place ici, sur le Causse, au-dessus de la croûte blanche des pierres, sous la venue d’azur du ciel. Une manière de souple évidence : la chose est là qui déplie sa teinte, s’auréole de sa fragrance. Mais avançons dans le temps.  Temporelle demain : la corolle amie s’est fanée, il n’en demeure qu’une vague trace peinant à la définir fleur parmi les fleurs.

   Comment ne pas saisir, aussitôt, le genre de détresse appuyant de tout son poids sur les épaules de Promeneuse ? Affligeant constat d’une beauté s’effaçant afin de laisser la place à une chose maintenant dépourvue d’âme. L’Aubépine était qui n’est plus qu’un vague souvenir à l’orée des choses. Il en est, de l’essence de la manifestation, comme de tout ce qui, sous le vaste ciel, apparaît, clignote, disparaît à la vue, il n’en demeure, parfois, nulle trace de souvenir. La manifestation est de nature oxymorique-privative : la corolle ne s’ouvre qu’à entamer, déjà, son repli, tout comme les rayons du Soleil rétrocèdent en leur antre obscur lors de la naissance de la nuit. La fermeture d’Aubépine (nous en faisons un quasi Existant) ne fait fond que sur la fermeture qui nous est promise depuis l’aube de notre naissance. Deux Êtres dont les destins devaient confluer un Homme, une Femme, s’unissent dont l’étreinte se soldera, à partir d’un rien, par cet étrange « quelque chose » dont notre venue au Monde signe la présence. Aporie constitutive de tout surgissement au Monde dont le corrélat est son effacement. Immense et beau et tragique jeu dialectique portant en soi le germe et la moisissure, la promesse et son retrait, le projet et sa perte en des aires de mortel silence car la parole est soustraite à tous Ceux, à toutes Celles qui, au motif de la corruption dont ils sont les porte-insignes, ne persistent en leur être qu’à connaître leur fin perçant sous l’aimable visage de l’origine.

     En cet endroit de notre méditation il devient nécessaire d’accomplir un saut conceptuel afin de porter à sa juste mesure cette dimension temporelle qui nous occupe. Dans un de ses multiples écrits, le Poète Ossip Mandelstam nous dit « qu’une œuvre s’explique par son Auteur, c’est-à-dire précisément par un individu », donc par une subjectivité vivante. L’histoire racontée par un Auteur dans son roman laisse transparaître, en filigrane (parfois sans que le Lecteur n’en prenne conscience), la personne même de l’Auteur, les linéaments complexes de son pathos, les espoirs intimes suscités par son acte créateur. Or, « intime », « pathos », « espoir » sont de minuscules mais néanmoins actives transcendances au gré desquelles le Sujet-écrivant ne cherche qu’un accroissement de soi, une « réitération de soi », un supplément d’âme si l’on veut, une exaltation du sentiment d’exister, une manière d’extase l’emplissant du nectar d’une sublime joie. Mandelstam de nouveau :

   « Toutes les œuvres (…) ne racontent en fait qu’une même chose, l’histoire de leur venue à l’être. » Mandesltam encore : « Mais cette histoire c’est celle de chacun de nous. Ce n’est pas une histoire extérieure, ce n’est pas une histoire passée, c’est le mouvement de la vie qui nous donne à nous-mêmes à chaque instant. Et c’est pourquoi l’instant n’est pas non plus quelque chose de fugitif, à quoi il faudrait s’agripper. Å travers son éclat brille la puissance qui le pose et ne cesse de le poser. »    (C’est nous qui soulignons)

   La puissance posante est la vie-même, la substance même de l’Écrivain toujours tendu sur l’étrave aiguë de son propre pathos. Or, en l’Homme, le pathique a ceci de particulier qu’il révèle la nature tragique de son essence : il n’est jamais que la figure momentanée, la figure clignotante, le sursis avant même la « fin de partie ». Après cette longue parenthèse, regardons plus précisément Promeneuse marchant en-Soi, en-avant-de-Soi, en arrière-de-Soi, dans cette mesure temporelle qui est sa façon singulière d’exister. Marchant, Promeneuse redouble l’acte de création, de sa propre venue à l’être, chaque pas la crée que le suivant efface et porte aux profondes oubliettes d’une lacunaire mémoire. Avancée : chaque pas est scansion de Soi, scansion s’accordant au rythme du Monde : oscillation du nycthémère jour/nuit, pulsation du flux et du reflux des choses ordinaires, essor des arbres en direction du ciel, juste anticipation de leur chute. Finalement, sans doute faut-il croire que l’on peut schématiser le grand rythme universel en lequel nous sommes nécessairement inclus, selon la figure d’une sinusoïde affirmant son zénith avant que de rejoindre son nadir. Manière d’éternel retour du même. Ce lent mouvement immémorial n’est pas sans faire penser à l’éternelle cadence du geste d’amour, chaque pulsion : affirmation du désir de vivre, chaque retrait : confirmation de la nécessité, au terme de l’acte, de la mort qui guette depuis son terrifiant massif d’ombre.

   Que dire maintenant, ici, qui pourrait sauver Secrète-Temporelle des mors de son destin ? Revenons à la corolle blanche de la fleur d’Aubépine avec son étoile à cinq branches en son centre. Ce qui est à considérer avec attention si, cependant, nous souhaitons soustraire Promeneuse au piège de sa condition mortelle, ceci : certes Promeneuse (tout autant que nous), marche au bord de l’abîme et l’on pourrait logiquement désespérer de ceci. Mais il y a mieux à faire que de l’abandonner à la rigueur d’un destin d’inclination purement stoïcienne. Le mieux à faire : envisager Promeneuse dans une situation qui l’exonère de chuter bientôt. Fascinée par le pur éclat blanc de la corolle du Simple, elle, la Mortelle, se connaît en sa plénitude, en tant qu’immergée dans l’événement de son propre regard. Or ce regard, il nous faut l’envisager dans la dimension ouvrante de sa conversion phénoménologique. Un « savoir voir » authentique se substitue au regard intra-mondain du « On ». Magnifique formulation synthétique proposée par la Faculté de Philosophie Jean Moulin de Lyon :

    « En mettant en parenthèse l'ordre commun du voir, il nous donne accès à la conscience constituante, à l'être comme principe d’intelligibilité de l'ouverture du Dasein ou finalement au tangible comme fondement du visible. »

   Autrement dit une éducation du regard distraite de ses erreurs, de ses strabismes constitutifs afin d’aboutir au seul regard possible : celui qui vise les choses en leur inaltérable vérité. Seul, de cette manière, le voir est vision d’une possible joie. (Notre société médiatico-spectaculaire pourrait en tirer quelques leçons d’ordre éthique !).

   Le temps est venu (sans jeu de mot) de commenter ce qu’au début de cet article nous avions envisagé en tant que sous-titre : « Du Temps-Fugue au Temps-Cristal ». Ce qui, ici, est avant tout à considérer, c’est bien ce « savoir voir », autre formulation pour dire la nécessaire conversion d’un regard saisi en sa vérité au cœur même de l’instant. Sans doute un instant quintessencié, transfiguré par le travail de la conscience intentionnelle qui irrigue toutes les nervures de l’être visé (telle corolle de blanche aubépine), mais aussi, mais surtout de l’Être-visant, Secrète-Temporelle saisie au plein de son essence.  Car, pour qu’il y ait vérité, une double exigence se pose : celle de l’authentique de l’objet placé sous le regard, celle du Regardant qui lui attribue être et vie. « Être et vie », oui car seule cette application de la vision humaine à son répondant octroie à ce denier la parution ontologique qui lui est due si l’on vise correctement ce Simple, cette modeste création de la Nature. Deux créations de la Nature : la Femme, la Chose réunies en cette fraction temporelle de l’instant laquelle est chose précieuse. Et, en vertu de quoi, cette mesure infinitésimale du temps est-elle remarquable ? Simplement au motif qu’en l’instant seulement se recueille la fugue temporelle en une condensation, une cristallisation, lesquelles se synthétisent sous le clair visage d’un Temps-Cristal ramassé sur lui-même, perle véritative libre ne dépendant ni d’un passé qui en obèrerait le sens, ni d’un futur qui en compromettrait l’immédiate venue à soi.  

   Là, dans la pure trace immatérielle du Causse, là dans la blanche vapeur du silence, là dans la ténuité de la seconde, la rencontre-événement de Secrète-Temporelle et de celle qui, depuis toujours lui est destinée, Corolle-étoilée, se réalise l’unique fusion de deux êtres dans une manière d’identité tierce, comme si, de cette confluence, naissait un être de virginale manifestation. Alors, nul besoin de référence à quelque laborieuse réminiscence extirpée aux brumes du passé, nulle nécessité de projeter dans un illisible avenir quelque préméditation qui, jamais, ne pourrait se hisser à la hauteur de cette poésie en acte, de ce chant de source plié au sein même de sa propre félicité. « Félicité de l’instant » comme si cet instant, investi d’une intime conscience humaine, pouvait se regarder dans le tain d’un miroir rejoignant en ceci la pure activité réflexive humaine. Certes, ceci est bien étrange mais ceci ne se justifie qu’au motif transcendant qui traverse Promeneuse, lequel rejaillit, fait écho, applique à la chose visée un coefficient de surréalité dont elle ne saurait, à elle seule, être affectée. Regard de Secrète-Temporelle qui magnifie tout ce qu’il touche en cet instant qui, jamais, n’aura d’équivalent, dont l’énergie accomplit et porte à son acmé tout ce qui fait face. Ce à quoi l’instant quintessencié s’est appliqué :  métamorphoser le long fleuve du Temps, cette Fugue à l’infini, en la fine pointe d’un Cristal, passage du divers multiple indifférencié à cette pure exception de ce qui fait sens dans une manière d’heureuse évidence. Si le Temps-Fugue (de nature héraclitéenne) pouvait encore recevoir justifications logiques, accueillir des coordonnées spatiales, s’ordonner selon abscisses et ordonnées, le Temps-Cristal en sa configuration ramassée (de nature parménidienne, fixe, immuable, de l’ordre de l’Idée), est à lui-même sa propre mesure, son essentielle vérité.

   Si nous focalisons notre attention sur la Fugue musicale, laquelle vient « du nom de « fuga » (du latin : fugere, « fuir », si nous prenons conscience que, lors de son écoute « l'auditeur a l'impression que le thème ou sujet de la fugue fuit d'une voix à l'autre », nous percevons bien cette illimitation de sa nature, son foncier coefficient d’inachèvement, de privation d’un sens accompli, alors que l’idée même de Cristal en constitue l’antinomie sous le visage d’une belle unité. Si la Fugue, continûment reportée dans l’enchaînement des voix alternées, apparaît floue,  a contrario le Cristal en est l’exact contrepoint, une précision qui appelle la focalisation des sens de l’Observateur. Ce que la Fugue dispense en milliers de fragments, le Cristal en assemble les parties autour d’un unique pli. La valeur du Cristal fait apparaître son côté vivement ordonné, sa rigueur géométrique, ses arêtes tranchantes, translucides qui, métaphoriquement, font signe vers la vérité concrétisée, sorte de mise en équation du réel. Si la Fugue est le lieu du doute, le Cristal est celui de l’affirmation sans reste, de l’espace strictement circonscrit, du Temps en sa pointe la plus fine. Si, à ces évidents prédicats, nous ajoutons la valeur symbolique du Cristal comme « transparence de l'âme et du cœur, de la lucidité de la pensée, de la pureté. », comme miroir de « la sagesse naturelle », nous serons immédiatement saisis de l’intrinsèque qualité de cet instant qui lui correspond sur le mode analogique, de ce temps d’inépuisable ressourcement, à condition cependant qu’il soit envisagé sous l’angle de la puissance cardinale qu’il recèle si l’on s’applique à en atteindre la véritable cible sémantique.

   Maintenant, il ne nous reste plus qu’à commenter ce qui, dans la belle image de Bernard Plossu, « La Nuit », se laisse approcher en tant que signification chez « Nocturne » (alias Secrète-Temporelle, Promeneuse, Flâneuse, car l’être est toujours oscillation autour d’une polarité, constant réaménagement avant que, d’une manière entièrement hypothétique, théorique, ce dernier, l’être, puisse trouver son calme et son repos.)

 

Secrète en sa guise obscure

   Tout le jour la lumière a été vive qui faisait son sourd bourdonnement, son bruit de feuille morte raclant le sol de poussière, tout le jour, les Hommes, les Femmes, placés sous le joug de clarté n’ont eu d’autre mesure que de baisser les yeux, d’avancer au hasard des chemins, leur conscience ensevelie au sein même de leur plaine de chair. Habituellement, l’on rapproche la Lumière de la Vérité, en en faisant des quasi-synonymes. Certes la métaphore est assez exacte. Cependant seule une lumière cohérente, canalisée, si l’on veut, disciplinée, laisse émerger de son peuple de phosphènes une possibilité de sincérité. Trop de clarté et les yeux sont débordés, la conscience submergée et, en lieu et place de l’authenticité, ce n’est qu’une matière frelatée qui se propose à la lucidité des Existants.

   Puis le jour décroît, puis le crépuscule assemble ses rayons à la manière d’un fagot et les premiers mouvements nocturnes, resserrant les lèvres du jour, font signe vers la nuit qui, toujours, est recueil en soi de ce qui est essentiel, de ce qui se dérobe à la prodigalité du jour, à ses excès, à ses dons pluriels, à ses déclinaisons infinies. La mission essentielle de la brune, de l’heure hespérique : condenser, cristalliser ce qui, tout le jour a eu lieu, qui ne demande qu’à reconnaître, au sein de l’ombre, l’étroitesse d’un regard, la belle synthèse dépouillée de son luxe de détails, de ses polyphoniques excroissances, de ses lianes arbustives qui enserrent, font de la vision ordinaire du Monde une silhouette aliénée parcequ’éblouie, dispersée aux quatre vents  des humeurs chagrines, poncée à vif au gré des bacchanales qui, chaque jour, davantage, ont creusé en l’humain les ornières du doute, de la dérision.

   Avant que de confier son corps à la soie de la nuit, convient-il de se recentrer sur Soi, de se purifier, en quelque sorte. Une heure neuve va commencer qui suppose quelque rituel initiatique, quelque cérémonie intime comme lorsque la Promise, dans le secret de son âme, rassemble son amicale énergie avant de l’offrir à celui à qui en est l’amoureux destinataire. Secrète-Temporelle s’est portée au-devant de son miroir. Dans la petite pièce la lumière est douce, tamisée, identique à celle des boudoirs d’autrefois en lesquels on confiait son désordre personnel à une oreille amie. La vêture est noire, longue, enveloppante. Pareille à la chevelure, ruisseau d’ébène se perdant dans l’illisible des signes. Les bras sont relevés qui retiennent les vagues de la chevelure. Le visage est un ovale à peine perceptible. Un miroir est au mur qu’un large cadre de bois détoure. A proprement parler, on n’aperçoit à peu près rien sur la plaine de verre, à peine un fragment, sans doute l’angle d’un coude justifiant Celle que nous observons.

   Dès cet instant, et plutôt que de poursuivre plus avant notre description, il devient nécessaire de poser les jalons de quelque interprétation vraisemblable. La temporalité diurne, cet éclatement, cette dispersion, cette infinie mouvementation ont trouvé, en la dimension nocturne, les termes mêmes de leur antinomie. Le temps s’est resserré, a replié ses rayons. De l’éternelle Fugue qu’il était, le voici ramené au pur fragment de Cristal. Se regardant dans le miroir c’est un étrange phénomène qui se produit : le regard de Temporelle en tant que regard se regardant. Au jour, ce même regard se déployait selon collines et vallons, selon déambulations humaines, selon la myriade de choses essaimant les sentiers du Monde. La nuit, telle une nuit originelle, a tout ramené à l’étroitesse d’un germe, d’une graine consciente d’elle-même avant que le prochain jour ne la dispose à nouveau à faire effraction dans une pluralité de signes, de gestes, d’actes ne connaissant nulle limite.

   Temporelle, plongée au sein même de ce regard talqué d’absolu, il est à lui-même le début et la fin, la cause et l’effet, Temporelle donc ne s’arrime ni à un passé déjà révolu, ni à un futur qui bourgeonne au loin mais dans le plus pur des néants qui se puisse imaginer. Ce à quoi s’applique Temporelle : uniquement à donner lieu à l’étincelle de l’instant, cette présence du présent qui est la seule dimension perceptible lorsque l’on considère les choses en leur vérité la plus spontanée. Nulle réminiscence de quelque souvenir que ce soit, joyeux ou triste. Nulle volonté de se projeter au-delà de ce verre du miroir dont, vous l’aurez compris, il est l’allégorie même de l’imminence du jouir de l’être, tout déport de celui-ci dans le temps étant renoncement à qui il est, effacement de tous ses prédicats actuels. Car oui, nous sommes avec Temporelle-au-Miroir, dans l’actualisation la plus radicale de qui-elle-est. Clairement délimitée par cette qualité temporelle immédiate, elle ne connaît nullement les avatars de sa biographie, pas plus qu’elle ne peut se perdre dans la nasse complexe de ses revendications futures. Telle qu’elle est en cet instant de sa méditation-contemplation, elle ne peut que susciter une réelle homologie avec les propos mallarméens,

 

« Telle qu’en elle-même l’éternité la change »

 

   dont nous proposons une infime variation. « Telle qu’en elle-même » dit l’essence inaltérable de son être.  « L’éternité la change », ce curieux oxymore joue sur l’effet de surprise dont le Poète escompte qu’il fera naître, en quelque manière, cette réalité platonicienne de l’Idée, ce monde Idéal dont tout Créateur est en quête, sa volonté se défendit-elle de poursuivre cette obscure chimère.

   Mais qui donc, sur cette Terre affligée de mille maux, n’a jamais caressé l’étrange songe de devenir immortel, d’outrepasser les rives bornées de sa propre naissance, de sa propre mort ? Est-ce là pure bluette de l’enfance, caprice d’adulte non encore parvenu au rationnel de la maturité ? Est-ce fantaisie imaginaire et alors, derrière soi, laissant la dépouille du réel, on marcherait sur l’eau, on déambulerait au milieu du peuple des nuages, là où d’archangéliques ailes bien disposées en notre faveur nous promettraient d’édéniques grâces ? Å la vérité, mais nous n’en pouvons rien savoir, quelle est la nature intime du Temps : l’incessante agitation d’une Fugue ou bien l’immobilité du Cristal ? Sans doute le fait même de poser la question, bien plutôt que de constituer une simple esquive est le point même à partir duquel, nous Êtres bifides, Êtres en partage, Êtres de l’ombre et de la lumière, pouvons trouver le site le plus indiscutable de nos errances, elles sont le symbole de notre liberté.

 

Être libre, est-ce ne point choisir ?

Est-on en-deçà de l’instant ?

Au-delà de l’instant ?

Ou bien, de façon

plus déterminée,

coïncidons-nous avec lui,

assemblant en ceci le divers

dans une essence immuable

dont au moins une fois

dans notre existence

nous serions le lieu

d’actualisation ?

Ou bien notre

humaine condition

Nous condamne-t-elle,

éternellement,

 à n’être qu’un

simple fléau

occupé de Soi,

une constante vacillation,

une infinie fluctuation,

une obsédante Fugue

cherchant à saisir

un rassurant

un définitif

Cristal ?

Qu’est-on

 que nous peinons,

toujours, à porter à

la clarté du verbe 

assuré de sa

propre vérité ?

 

 

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23 août 2024 5 23 /08 /août /2024 08:37
 D’une possible mélancolie

« Melancholia »

Dürer

Source : Wikipédia

 

***

 

   [Cet article, réponse aux remarques de Nathalie Gauvin, se veut, essentiellement, recherche sur la signification de cette « mélancolie » qui, pour beaucoup, à commencer par moi, demeure floue. Ainsi, certaines questions restées en suspens, méritent-elles amplement d’être abordées, car, ne le seraient-elles, elles continueraient à jeter, sur notre existence, une ombre foncièrement inexpliquée, donc angoissée. Certes, les quelques éclaircissements ci-après, bien loin de résoudre l’aporie constitutive de nos doutes et errements, se veulent désobstruction de notions sans doute périphériques mais, nous le sentons bien en notre intime, qui n’en méritent pas moins une attention soutenue.]

 

   Le propos de Nathalie Gauvin

 

   « Ne pouvez-vous concevoir, mon ami, quelques espoirs à votre mélancolie, pour qu'à votre apologie de la mort et de la finitude, il ne faille que l'éther d'un parfum de femme pour vaincre cet incube infâme qui bataille les enfers Et si la lumière survivait à l’ombre, qu'à l'infini de l'univers on ne comptait pas de nombre, qu'il suffisait de croire pour trouver le chemin, triompher de la nuit dans l'aube d'un matin et tenir dans ses mains les fruits de sa victoire ? Je sais que Dieu pour vous tient de la seule utopie et qu'au paradis vous ne trouvez que linceul d'incertitude mais telle une amie que vos tourments désarment et remuent comme une voile qui navigue à vue et sans repère jusqu'au fond de l’âme, je voudrais être celle que l'absolu consume autant qu'elle la condamne pour pouvoir vous soustraire à cette amertume de n'espérer du ciel que des poussières d'étoiles. »

 

   Quelques remarques préliminaires sur vos propos qui sont, d’abord, le lieu d’une belle esthétique, ensuite constituent une généreuse et libre méditation sur des pensées aussi complexes et métaphysiques que celles à propos de Dieu, de l’Âme, de la Mort, de la Finitude. Le chantier est vaste qui va jusqu’aux confins de l’univers du recueillement et de la réflexion. Autrement dit, méditant ceci, nous sommes comme déportés de nous, situés en des frontières d’impalpable venue. Notre vue se trouble, s’irise, diverge selon une myriade de fragments étincelants et nous sommes aveuglés de tant d’intense lumière. Aborder le prestigieux site de la Métaphysique est toujours une redoutable épreuve au motif que, partant de notre naturelle immanence (notre vie est singulièrement étroite, contingente, le plus souvent mesquine, parfois réduite à son ombre), en appelant à des horizons qui nous dépassent, cette transcendance que nous hélons de nos vœux mais dont nous redoutons qu’elle ne nous réduise à néant, nous intuitionnons la difficulté de la tâche, sinon sa quasi impossibilité. Et pourtant nous persistons à vouloir tutoyer cette fluctuante lisière, cette ligne flexueuse qui serpente et oscille, tantôt empruntant à nos foncières expériences existentielles, tantôt se hasardant à envisager, à donner figure à ce qui, par définition, n’en a point : Dieu, l’Infini, l’Absolu. Et c’est bien parce que nous savons ces entités inaccessibles que nous voulons en connaître la tulle fragile, la dentelle onirique sous lesquelles ils se dissimulent et nous mettent au défi de les approcher. Depuis toujours sans doute, suis-je converti à cette approche permanente du vertige Métaphysique, lequel dépasse, de loin, tous ceux qui, existentiellement affectés, replongent aussitôt dans la brume dont, un instant, ils ont émergé.

   Mais, opérons par ordre. Et déjà la première citation de votre propos, « votre apologie de la mort et de la finitude » ne fait qu’ouvrir un océan d’abyssales réflexions. Certes, nombre de mes textes font référence à la « mort » et à la « finitude ». Cependant, loin de moi l’intention d’en faire quelque apologie que ce soit. Bien évidemment, c’est pur truisme que de prononcer la sourde réalité de cette borne finale qui, loin d’être extérieure à qui nous sommes, en constitue le point d’orgue et nous accomplit en totalité car notre mort, que nous le voulions ou non, fait partie intégrante de notre aventure humaine. Nous ne pouvons nous en exonérer. Ceux, celles qui le croient biffent de leur horizon ce qui, fondement essentiel de notre condition, la détermine bien plus qu’ils ne le pensent. Toujours la question de la finitude emboîte nos pas, double nos actions, poudre nos sentiments amoureux du frimas du tragique. Ceci est consubstantiel aux êtres que nous sommes. Si je pouvais prendre quelque recul par rapport à qui je suis, je dirais que, d’une manière certes toute approximative, je suis affecté de la pensée stoïcienne de la mort, telle que superbement mise en exergue par Montaigne dans ses « Essais » au Livre 1 :

   « La préméditation de la mort est préméditation de la liberté… Le savoir mourir nous affranchit de toute subjection et contrainte. »

   Certes beaucoup se rebelleront à la simple idée que la mort puisse être, en quelque façon, synonyme de liberté et la plupart penseront que c’est bien l’inverse de cette proposition qui constitue l’exacte réalité. Éliminer, d’emblée la question de la mort trouverait son équivalent dans le fait de vouloir biffer sa propre naissance, considérant qu’elle ne fait nullement partie de son patrimoine existentiel. L’on sent bien ici le gauchissement de tels concepts qui, de manière radicale, infondée, déterminent en tant que vie la simple parenthèse ouverte par nos premiers babils, refermée, peut-être par une lecture, la vue de quelque spectacle. C’est ici qu’il s’agit de poser des différences fondamentales, non miscibles entre elles. Si, à l’évidence la mort physique ne fait pas partie de la vie, à l’opposé, la mort métaphysique en embrasse la totalité du champ. La seule idée de la mort physique est insupportable, elle est une manière d’offense faite à notre joie de vivre, de créer, d’induire du mouvement en toute chose qui se donne comme possibilité de métamorphose, d’ouverture et de retrait, de transition vers un plus loin que soi. La mort physique n’a nul « plus loin » elle est la figure figée, soudée à son propre roc de marbre, elle est condition minérale, sans plus, elle est hors-sens, elle est dé-figuration de ce qui était forme qui, maintenant, est in-forme, extérieur à tout essai de définition, de projet d’horizon. Le couvercle en forme d’hiéroglyphe du sarcophage est définitivement refermé qui ne verra plus nulle lumière, ne percevra plus aucun son.

   Å l’inverse et de façon, bien plus positive, bien plus signifiante, la méditation métaphysique sur la mort ne peut que s’ouvrir sur une dimension polysémique illimitée. Tel y apercevra la silhouette transcendante de Dieu, tel y projettera l’image d’un arrière-monde dont sa vie durant il aura été hanté, tel autre enfin, hallucinera quelque large horizon post mortem où flotteront, dans une manière de grâce infinie, les mérites de l’Art, les prouesses de la Littérature, les brillantes idées de la Philosophie. Si la métaphysique peut revêtir le visage aimable de la liberté, par pur contraste, la dimension physique apparaît comme lieu infini des diverses aliénations.

   Ensuite, et en tant qu’inversion purement dialectique, votre belle formulation : « l'éther d'un parfum de femme pour vaincre cet incube infâme qui bataille les enfers ». Croyez bien, Nathalie, que je suis sensible à ce « parfum de femme » que l’on peut traduire par la « fragrance de l’amour », ce parfum qui est celui de la vie en son superbe éploiement. Nombre de mes écrits donnent site au pur émerveillement d’exister, à l’infinie beauté des paysages, à la générosité des Autres, à l’immense gratitude que l’on doit au mérite de penser, à l’essentielle gemme de la Langue, à la fascination de toute cette profusion ontologique qui vient à nous avec la faveur inimitable d’un inépuisable don. Oui, il y a bien des motifs de satisfaction sur le chemin de la vie, ce dernier fût-il semé de pièges, d’ornières, de fondrières. Mais précisément, s’exonérer de telles apories, c’est écrire de merveilleux poèmes comme les vôtres, c’est, pour moi, aligner, mot après mot, texte après texte, ces milliers de minces signes noirs qui, loin d’être anonymes et anodins, peuplent mes jours d’une amitié sans égale parce qu’autonome, infiniment libre d’aller ici ou là, toujours à la recherche du sens cependant car, autrement, ce serait activité purement gratuite, donc fuite devant la vérité.

   Et puisque je viens de prononcer le beau mot de « Vérité », je ne peux faire l’économie d’une approche singulière, vérité qui pour vous s’énonce selon la figure de Dieu, pour moi selon la triple transcendance de l’Art, de la Littérature, de la Philosophie. Vous du côté du Transcendant, moi du côté de la transcendance. Si ces mots présentent une paronymie évidente, leurs sens respectifs n’en sont pas moins éloignés. Par définition le Transcendant est le Tout Autre, l’Absolu, l’inapprochable, le tout juste nommable. Le plus éloigné qui soit. Bien évidemment, ces belles matières auxquelles j’attribue un coefficient élevé de transcendance, Art, Littérature, Philosophie, bien que situés à l’extérieur de Soi, à des altitudes parfois illisibles, à la fine pointe de la pensée, m’y abreuvant, je ne saurais prétendre posséder la totalité de leur belle et profonde densité. Cependant des passerelles existent, les textes se refusent mais finissent par céder un peu de leur énigme et il y a même un jeu heureux à progresser dans une œuvre, à tâtons, à palper ici et là quelques efflorescences, à deviner la richesse d’un secret et c’est le chemin qui compte, nullement le but. Mais qui donc pourrait prétendre connaître et comprendre la totalité d’un traité, en saisir jusqu’à la « substantifique moelle » ? Alors, Nathalie, si nous semblons à égalité de traitement, vous avez le mérite de placer « la barre plus haut », si je peux me permettre cette métaphore facile, au regard de l’Absolu de Dieu, lequel ne peut que survoler de haut ces instances relatives quoique brillantes des concepts, des méditations, des peintures, des poèmes, des récits et autres subtilités en lesquelles j’ai choisi, affinités aidant, de tracer ma modeste voie.

   Bien évidemment nul n’a besoin de fournir de justifications, de déployer des trésors d’imagination afin de mettre en lumière et de donner priorité à telle ou telle inclination personnelle, à tel choix qui ne peut relever que de « l’intime conviction ».  Oui, dans ces domaines d’élection, c’est bien la conviction qui est le moteur central de la motivation, cette conviction qui répond à la définition suivante : « Certitude fondée sur des preuves évidentes ».   

Pour vous, je n’en puis douter, Dieu est la « preuve évidente », tout comme pour moi le triptyque Art-Littérature-Philosophie. Mais au fait, la preuve de quoi ? La preuve de ce qui, jamais ne peut être prouvé. « La foi ne se prouve pas, elle s'éprouve », nous dit Maurice Chapelan. Certes, en ce domaine, l’épreuve est supérieure à la preuve. Contentons-nous d’éprouver, de mettre à l’épreuve, n’affirmons rien d’extérieur au principe de Raison. C’est un peu ma maxime et je ne doute gère, Nathalie, que votre foi n’excède ceci et vous attire en des lieux d’immortelle félicité. Nous ne pouvons jouer Dieu contre « La Divine Comédie ». Jamais la Philosophie, fût-elle puissante en ses concepts, ne pourra tracer avec quelque certitude les contours de l’Absolu. « Å chacun son Absolu » si je peux m’autoriser l’arrogance d’une telle assertion. « Il est fait à chacun selon sa foi », énonce le sous-titre d’un ouvrage de ce que l’on nomme aujourd’hui, avec un brin d’emphase, « développement personnel », commentaire du titre « La promesse du bonheur ». Ces livres, plein de « bons sentiments », et de recettes à portée de main portent à sourire au motif de leur étonnante naïveté. Ces livres (mais s’agit-il encore de « livres » ?), en fait, ne font que reposer sur cette fameuse « foi du charbonnier » dont la désarmante simplicité consiste à croire et à donner consistance à tout ce qui vient d’une parole soi-disant « autorisée ». Bien évidemment, je ne cite ceci que pour mémoire, ayant bien perçu, en vous Nathalie, une foi reposant sur de plus solides fondements. Alors, mettre en balance foi en Dieu et « foi » en la Littérature ? Bien entendu il y a ici une évidente dissymétrie, une réelle dysharmonie à mettre en regard la Divinité avec ce qu’elle ne sera jamais, à savoir une ligne dans un livre, une image poétique, une pensée sur le Monde.

   Comme vous le dites sur un beau mode poétique, (ce en quoi nous pouvons nous rejoindre), je n’espère « du ciel que des poussières d'étoiles » et ne trace de visage de Dieu que sur le mode « de la seule utopie ». Or, en ce domaine métaphysique nous sommes à égalité de vision, à savoir que l’invisible est toujours indéfrichable, c’est bien là le signe le plus « formel » de son essence, une « phénoménologie de l’invisible » pour employer une formule célèbre entièrement calquée sur l’illogique d’un oxymore. Mais, bien évidemment, méditer sur toutes ces questions relève du méta-logique. Le champ est immense autant qu’indéterminé ! Je crois savoir que vous pensez comme moi.

   Mais après ces considérations somme toute générales, convient-il d’aborder le thème de la mélancolie avec plus de détermination. Car, en les plis de la mélancolie, il y va de notre être même. Mais procédons par ordre. Les traces opérantes de la mélancolie, nous essaierons de les envisager du plus général chez l’être de l’Homme tel que posé par Martin Heidegger, au plus particulier telle la représentation symbolique de cet état d’âme chez Dürer, pour finir par le concept de contingence forgé par Sartre dans « La Nausée ». Mais au préalable nous ne pouvons faire l’économie de la définition de la mélancolie telle qu’apparaissant dans le dictionnaire :

   « État affectif plus ou moins durable de profonde tristesse, accompagné d'un assombrissement de l'humeur et d'un certain dégoût de soi-même et de l'existence. Synon. idées noires, cafard (fam.), dépression. »

   Parmi d’autres c’est cette occurrence que j’ai relevée, pensant qu’elle correspond au plus près à votre propre définition de cette inclination au négatif de l’existence. Les fragments ci-après sont la transcription exacte d’articles tirés de Wikipédia.

 

     Être-vers-la-Mort Heideggérien   (C’est moi qui souligne les mots jugés essentiels)

 

   « Conformément au thème général de son livre, la question que se pose Heidegger n'est pas directement une question sur la mort, sur l'événement du décès proprement dit, mais celle du « mourir » pour le Dasein. Heidegger ne manifeste aucun intérêt pour quelque chose comme un au-delà de la mort. Cette question va mettre en jeu pour le Dasein la question de son « pouvoir-être authentique » et de savoir si, et comment, la prise de conscience par l'homme de sa propre mort, de son « pouvoir-mourir », est de nature à lui permettre de se libérer de la puissance du On, du bon sens et de l'opinion générale, et à s'assumer authentiquement ; à être ce qu'il est, en « propre ».  

 

   Melancolia - Dürer

 

« Le sujet central de l'estampe est une figure féminine ailée énigmatique et sombre considérée comme une personnification de la mélancolie, Melancolia. Dürer peut avoir associé la mélancolie à l'activité créatrice ; la femme peut être une représentation d'une muse attendant l'inspiration mais craignant qu'elle ne revienne pas. » 

 

   Sartre - « La Nausée »

 

   « Le titre initial choisi par Jean-Paul Sartre était Melancholia, par référence à la gravure du même nom de Dürer, mais Gaston Gallimard impose finalement, avec son accord, le titre définitif « La Nausée. »

   « Cette façon d'aborder le cogito est la conséquence directe de la contingence de l'existence en ce qu'elle ne peut être déduite à l'aide de raisonnements logiques (comme le fait Descartes dans ses Méditations). C'est sans doute pour cette raison qu'à quelques reprises le personnage de Roquentin parodie la pensée cartésienne, notamment lorsqu'il dit : « l'existence est molle et roule et ballotte, je ballotte entre les maisons, je suis, j'existe, je pense donc je ballotte, je suis, l'existence est une chute tombée, tombera pas, tombera, le doigt gratte à la lucarne, l'existence est une imperfection. » 

   Si, dans ces trois longs extraits on cherche à accentuer ce qui, de la mélancolie, se donne tel l’essentiel, voici ce qui s’en dégagera avec évidence, c’est du moins ma perception :  

   Chez Heidegger, mélancolie en tant qu’angoisse fondamentale liée au « pouvoir-être authentique » qui, seul, est en mesure de réaliser la liberté.

   Ensuite, chez Dürer, mélancolie comme privation du don de créer.

   Enfin, chez Sartre, mélancolie comme existence imparfaite.

   L’on s’aperçoit ici que, loin d’être une simple bluette de passage, une comptine pour enfants sages, le fondement de la mélancolie est bien plus abyssal, qu’il concerne le fonctionnement de l’entièreté de l’être humain jusqu’en ses assises les plus questionnantes. Dans la profonde mélancolie, comme dans l’angoisse plénière, l’être-de-l’Homme est confronté au vide-même, au rien du Néant. L’intuition d’Anatole France dans « Lys rouge » en témoigne à l’envi :

   « Il était dans une de ses heures de mélancolie, où le néant lui apparaissait au bout prochain de la vie. »

   Si l’on essaie de synthétiser, l’on obtient ceci :

   De la mondéité du « ON » existentiel ontique au pur événement ontologique de l’être-au-monde semblent se dessiner, vis-à-vis du motif de la mélancolie, deux strates sémantiques qui, selon moi, pourraient ressortir

   * à une couche superficielle « physique » et l’on parlerait alors de « mélancolie ordinaire »,   

   * alors qu’une seconde couche moins visible, d’ordre « métaphysique » ferait signe en direction d’une « mélancolie essentielle ».

   En réalité deux variations d’un visage unique. Deux réalités inséparées, la « mélancolie ordinaire » faisant fond, toujours, sur la « mélancolie essentielle ». Question de degré, certes et la frontière est si peu visible, la métamorphose de l’une en l’autre, imperceptible.

   Å cette « mélancolie physique ordinaire » répondrait, dans l’ordre du poème, « Il pleure dans mon cœur » de Verlaine ;

   alors qu’à cette « mélancolie métaphysique essentielle » correspondrait un autre poème de Verlaine « Chanson d’automne - Poèmes saturniens ».

 

« Il pleure dans mon coeur

Comme il pleut sur la ville ;

Quelle est cette langueur

Qui pénètre mon coeur ? »

 

*

 

Les sanglots longs
Des violons
De l’automne
Blessent mon coeur
D’une langueur
Monotone.

 

*

 

   Certes, la matière de ces deux poèmes semble, à première vue, identique. Mais un examen plus attentif décèle plus que de fins tropismes, des différences essentielles, un glissement du sens de l’existentiel concret à l’ontologique abstrait.

 

   1° poème

 

   D’abord, la préposition « dans » attribue une spatialité précise en laquelle le « pleure » s’abîme.

   Ensuite le comparatif « comme » fait venir à lui le cadre existentiel de la ville, donc la possibilité insigne d’une présence.

 

   2° poème

 

   « Les sanglots longs » sont indéterminés, provenant, sans doute du fond abyssal de l’étonnante figuration de l’Homme, identique en son émoi fondamental à la plainte du « violon » dans un espace infini, sans bords, sans frontière, informe donc inquiétant.

   Ici « les sanglots » sont, pourrait-on dire, « performatifs », accomplissant ce qu’ils annoncent, blessant le « cœur d’une langueur monotone », langueur dont l’atonie, la léthargie sont synonymes de la perte de l’être en l’immensité même de son énigme.  

  

   Oui, Nathalie, je conçois que la teneur « philosophique » de mon propos ne vous désarme, en quelque manière, le sens, parfois, disparaissant sous l’aridité du concept. Alors, après toutes ces considérations théoriques, je vais tâcher de revenir au concret d’une situation telle qu’elle se donne dans « la vie ordinaire », m’essayant à commenter cette belle toile d’Edvard Munch, peintre métaphysique s’il en est.

 

 D’une possible mélancolie

« Melancholia »

Edvard Munch

Source : Image du Net

   

   Mon interprétation de ce tableau se fera de façon symbolique, essayant de repérer dans les formes, à la fois leur valeur de phénomène strictement visible (ce que j’ai nommé « mélancolie ordinaire », manifestée dans le sensible), à la fois ce qui, sous le phénomène, en anime la manifestation (ce que j’ai nommé « mélancolie essentielle » seulement intuitionnable dans l’intelligible). Car, à l’évidence, si le tronc de l’arbre se donne à nous comme le plus visible, pour autant nous ne pouvons ignorer racines, rhizomes qui courent sous la surface du sol, alimentant tout ce qui, dans l’air se déploie : ramures et frondaisons.

   Donc, dans l’aire de visibilité, de ressenti immédiat : Esseulée (c’est ainsi que je la nommerai) est au centre de la pièce, plongée, semble-t-il, dans une étrange solitude. Si, dans la pièce, tout est clair qui se donne selon des teintes chaudes, elle, Solitaire est plongée, immergée pourrait-on dire dans des teintes froides qui paraissent la soustraire au regard du Monde. Retirée en soi comme si rien ne pouvait la relier à quelque altérité que ce soit. Le titre du tableau, « Melancholia », ne laisse aucun doute sur le profond désarroi qui l’étreint. Perdue aux Autres, vraisemblablement, perdue à elle-même possiblement, le regard noir, absent, en témoigne largement. La posture est figée, catatonique comme si le poids immense de l’accablement l’avait immolée en une confondante neurasthénie. Elle, Mélancholia, irrévocablement retirée en soi, offre l’image d’une citadelle en laquelle aucune meurtrière, si étroite fût-elle, ne pût amener quelque lumière fécondante. Plus haut, dans mon article, j’évoquais le sombre couvercle d’un sarcophage, voici qu’ici sa réalité tragique s’affirme en tant que seule issue possible de l’existence humaine. Certes, nous ne pouvons douter, qu’en cette pièce pourtant si claire, ne se livre guère qu’un genre d’obscur pandémonium, une danse d’ombres, un spectral pas de deux.

   Donc, maintenant, l’aire d’invisibilité, de discernement différé, puisque le fondement abstrait, le socle métaphysique sur lequel prend fond l’inclination de l’âme, nullement représentable, néanmoins peut faire figure sous quelques traits qui, pour être tangibles (ces linéaments, ces lignes flexueuses, ces distorsions, ces ondoiements, ces vagues qui, aussi bien apparaissent dans la représentation tumultueuse du « Cri », aussi bien dans l’œuvre présentement étudiée), n’en demeurent pas moins cryptés, sujets à toutes les hypothèses dont, pour ma part, je ne retiendrai que la valeur de puissance hautement métaphysique.

 D’une possible mélancolie

Détails du paysage de neige et de la toile cirée dans « Melancholia »

 D’une possible mélancolie

 

Ciel tourmenté dans « Le Cri »

  

   Quel autre motif pourrait donc convoquer le Peintre pour donner site aux pulsions métaphysiques, aux déflagrations inconscientes, aux profondeurs abyssales de la nature humaine, si ce n’est au moyen de cette tempétueuse chorégraphie dont tout un chacun ressent bien en soi, au plus intime, au plus profond, les mouvements telluriques, les bouillonnements de lave, les sourdes impatiences ? C’est dans la nature des choses que de dévoiler, telle la Lune sa face éclairée alors que la cachée demeure dans le secret nocturne. Pour ma part, j’aime à penser que la métaphysique use d’homologies signifiantes (ces traits, ces pointillés, ces fourmillements impressionnistes, ces clameurs du fauvisme, ces éclatements du cubisme, ces outre-noirs avec ses herses de signes clairs sur fond de pure énigme), donc d’user de signes qui, pour nous, la plupart du temps, se dissimulent aux lumières de notre conscience et, sans doute, est-il heureux qu’il en soit ainsi, faute d’êtres réduits à la cécité à la réverbération de ces hautes clameurs.

   Voici, Nathalie, ma réponse bavarde, mon interprétation hardie de ce qui, n’ayant nul mot, réclame de nous, êtres de parole, qu’à notre façon nous puissions témoigner de ces absences, de ces fuites d’air bleu sur la dalle grise de la lagune. C’est bien de cet ordre, l’intuition métaphysique, une fugue à laquelle nous accordons crédit le bref instant d’une récapitulation de qui-nous-sommes, des êtres de l’intervalle, simples clignotements entre deux néants. Å chacun d’attribuer à ces néants au pur coefficient d’invisibilité, le visage qui lui paraît le plus vraisemblable. Tout au long de ce texte, ma mélancolie ordinaire s’est abreuvée à ma mélancolie essentielle, naviguant de-ci, de-là, au hasard des configurations étoilées du Monde. Merci de m’avoir donné le motif de cette réflexion. Les choses ne s’éclairent jamais qu’à ôter de leur visage ce voile d’Isis qui les soustrait à notre regard.

 

 

 

 

 

 

 

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19 août 2024 1 19 /08 /août /2024 09:29
Rousseau, l’intime conviction de Soi

 

Sur « Rousseau, un ours dans le salon des Lumières »

de Marie-Paule Farina

 

Préface de Sylvie Dallet

 

***

 

   4° de couverture

 

  « Après Le rire de Sade - essai pour une sadothérapie joyeuse (2019) et Flaubert, les luxures de plume (2020), Marie-Paule FARINA parachève une trilogie intime sous le titre amusé et tendre de Rousseau, un ours dans le salon des Lumières. Rousseau, en écrivain moderne, met en musique ses émotions : confessions, jugement, rêveries... Pas de perruque ni de poudre pour masquer un philosophe engagé dans l'aventure humaine, Marie-Paule FARINA retricote avec humour la généalogie spirituelle qui relie l'auteur de La Nouvelle Héloïse à ses provocants « frères d'esprit », Sade et Flaubert et porte, par le dialogue qu'elle entretient avec ces « hommes de lettres », un regard acéré sur notre actuelle « cancel culture ». Jean-Jacques, Donatien et Gustave, sont ici réunis dans une escapade décapante, une trilogie féministe originale qui éclaire, à sa façon, les chemins parfois tortueux des Lumières. »  (C’est moi qui souligne)

 

   Préface de Sylvie Dallet (Extrait)

 

 Peindre ou disséquer 

 

   « Préfacer le troisième ouvrage que Marie-Paule Farina publie dans la collection Éthiques de la création n’est pas un exercice facile. Son récit esquisse, au-delà de la personnalité de Jean-Jacques Rousseau, une généalogie de portraits, de correspondances ouvertes ou secrètes, enjambe les siècles modernes pour entraîner le lecteur dans l’ère contemporaine et, par son style enjoué, suggère que l’art de vivre est une composante essentielle de la philosophie. Elle entend, dans le choix des titres possibles, signaler la parabole de l’orang-outan, puis compare son auteur à un ours dans le salon des Lumières avant d’en évoquer ses extravagants frères d’esprit, Sade et Flaubert, laissant pudiquement de côté qu’elle demeure, depuis sa maîtrise de philosophie, la sœur affectionnée de ce singulier philosophe qui ose mettre à nu ses émotions : confessions, jugement, rêveries… Ce frère de cœur est un musicien, mieux connu sous le sobriquet affectueux du Grand Rousseau, un misanthrope à la « maudite timidité », mais fort aimé des femmes qui lui écrirent en son temps à foison. »    (C’est moi qui souligne)

 

*

 

   [Avant-Texte – Cet article n’est nullement une recension du bel ouvrage de Marie-Paule Farina. Autant lire le livre en sa singularité. Dans mon approche désormais habituelle, je pars d’une simple thèse, d’un point particulier qui me semble correspondre, au moins partiellement,  au contenu essentiel de l’ouvrage, tâchant d’y introduire quelques réflexions certes subjectives mais c’est bien là le geste essentiel de toute lecture que d’en faire le lieu d’une intime saisie.  « Intime », oui, ceci sera l’unique perspective à partir de laquelle j’essaierai de saisir ce Rousseau qui, depuis toujours, me fascine et m’incline à le connaître davantage.]

 

*

 

   Des quelques passages figurant ci-dessus, je vais extraire les traits qui, pour moi, constituent les orients selon lesquels le tropisme singulier de Rousseau se décline sous la belle lumière de l’intime que redouble toujours une naturelle inclination à une vision féminine du monde (je devrais dire une « féminitude »). Ainsi ces notations de la quatrième de couverture : « une trilogie intime », « une trilogie féministe » ; ainsi de la Préface de Sylvie Dallet « fort aimé des femmes ».

 

Des résurgences de l’intime ou les affleurements

de la « féminitude » dans les écrits de Jean-Jacques

 

 (Deux précisions liminaires avant les commentaires des phrases de Marie-Paule Farina : Rousseau est sans doute l’un des seuls Auteurs que les lecteurs désignent par son prénom, Jean-Jacques : projection de l’intime du Lecteur en direction de l’intime de l’Auteur. Ensuite un bref commentaire du titre de l’article « intime conviction », ce qui veut signifier : Jean-Jacques juge de lui-même.)

   Mais plutôt que d’entrer aussitôt dans les commentaires des fragments de ce livre, convient-il d’amener, par quelques incises, les fondements biographiques et les considérations d’ordre général qui convergent en direction de ce mystérieux intime dont Chacun, Chacune fait l’épreuve sans en bien connaître l’amicale texture. Un fait majeur explique, selon moi, le tropisme marqué de Jean-Jacques en faveur des femmes : la perte de sa Mère peu de jours après sa naissance et, conséquemment, la recherche de cette dernière au travers des nombreuses figures féminines qui émailleront le parcours chaotique du père de « La nouvelle Héloïse ».

  

   Biographie  

 

   Le « trauma » de la naissance

  

   « Un premier garçon, François, naît le 15 mars 1705, puis Isaac Rousseau (son père) laisse femme et nouveau-né à Genève pour aller exercer son métier d'horloger à Constantinople. Il y reste six ans et revient au foyer en 1711, le temps d'avoir un deuxième enfant avec sa femme, qui meurt de fièvre puerpérale le 7 juillet 1712, neuf jours après la naissance de Jean-Jacques Rousseau. »   (Wikipédia)

   Pour mémoire, la fièvre puerpérale est un « état fébrile survenant dans la période qui suit un accouchement ou un avortement, avant la réapparition des règles. » Ainsi le sentiment de  « culpabilité » de Jean-Jacques trouve ici son motif réel et nullement fantasmé.

 

   Les figures féminines comme refuges maternants (d’après « Jean-Jacques Rousseau et les femmes » - Perceval)

  

   C’est au centre d’une surprenante constellation féminine que se situe le timide et misanthrope Rousseau, chacune des figures qui la constitue se donnant en tant que prétendante en puissance, en possible égérie, en maîtresse attentive. Ainsi de Mademoiselle Goton, son premier amour ; de Mademoiselle de Vulson en direction de laquelle il éprouve de vifs sentiments ; de Madame Basile, archétype même de l’idylle ; de Mademoiselle de Breil à l’étonnante beauté ; de Mademoiselle Galey et Mademoiselle de Graffenried, rêves d’une journée d’été ; de la célèbre Françoise-Louise de Warens, « Maman », sa tutrice et maîtresse ; de Louise d’Épinay, sa bienfaitrice ; de Madame de Larnage de vingt ans son aînée, elle sera l’initiatrice des joies de l’amour physique ; de Thérèse Levasseur enfin, servante-lingère qui sera sa compagne et lui donnera cinq enfants.

 

   De l’Association Rousseau à Montmorency, ces quelques remarques qui confortent la thèse d’une dette existentielle de Rousseau vis-à-vis des femmes :

  

   « Je coûtai la vie à ma mère, et ma naissance fut le premier de mes malheurs. » (Début des

Confessions, dans les toutes premières lignes – fin du 3ème §)

   « Il est certain que JJ recherchera une figure maternelle dans la plupart des femmes qu’il rencontrera. (Et peut-être bien dans toutes.)

   « La fascination de Rousseau pour les femmes va jusqu’à lui conférer une personnalité ambiguë, qu’on pourrait qualifier d’« efféminée », si le terme n’était pas péjoratif.

   « On verra que la pudeur est la qualité spécifique de la femme dans l’Émile. »

 

    Å propos de l’intime

 

   François Jullien : « De l’intime – Loin du bruyant Amour »

 

   « Or je préfèrerais être attentif au cheminement discret de l'intime – lui qui laisse tomber silencieusement la frontière entre l'Autre et soi, fait basculer d'un dehors indifférent dans un dedans partagé et vit inépuisablement des « riens » du quotidien, y découvrant l'inouï de l'être auprès. »  

  « …nous aurons à suivre, d'Augustin à Rousseau (et Stendhal), comment cet intime en vient à se transporter de Dieu dans l'humain en Europe. »

 

Enfin, au titre des citations, celle de Robert Ricatte dans « Réflexions sur les Rêveries » :

 

   « Ce repli sur l’homme qu’il se sent être, ce sentiment d’exister hors des regards d’autrui (d’où l’admirable cri : « L’essence de mon être est-elle dans leurs regards ? » semblaient mener tout droit à la conduite des « Rêveries », à cette seule reconnaissance de soi par soi et pour soi. »   (C’est moi qui souligne)

 

   De l’Homme, de la Femme, de l’Intime

 

   Si nous suivons le fil rouge qui se laisse deviner dans les motifs ci-dessus, nous pouvons en déduire le fait suivant : l’intime est de nature féminine ; ses antonymes, l’étranger, le distant, le séparé, ceci serait le lot habituel des hommes.  Mais, bien évidemment, les choses ne sont pas si simples. Chacun, chacune connaît, autour de soi, des hommes efféminés et des femmes masculines. Si, à l’évidence, la biologie et la génétique tracent une ligne de partage, attribuant la force à Adam, la grâce à Ève, bien des exceptions se laissent apercevoir et les récents Jeux Olympiques ont porté la lumière sur des performances féminines à toute épreuve, sur des failles masculines imprévisibles. Cependant, pour la clarté de mon exposé, je poserai comme horizon du réel le déterminisme psycho-social, lequel attribue l’intime à la femme, le distant à l’homme.  Ici donc la sensibilité, l’émotivité, l’hypersensibilité de Jean-Jacques faisant figure d’oxymore.

 

 

   Les phrases de l’Auteur et mes commentaires - (C’est moi qui souligne tel ou tel lexique)

  

   « Rousseau se situe dans une tradition qui va du « Connais-toi toi-même » socratique au « Qui suis-je ? » de Montaigne, ce qui est surprenant c’est qu’il pense cette recherche comme un préalable nécessaire à la compréhension de l’origine de l’inégalité entre les hommes… »

 

   Le « toi-même », le « qui suis-je », deux variations de l’intime qui, au travers des siècles, confluent en une communauté de destins. Si la manière d’éprouver, d’envisager les Autres et le Monde diffèrent de l’Antique au Moderne, un substrat commun en réalise la nécessaire fusion car il faut croire à une perdurance des essences au travers des vicissitudes temporelles. Se connaître, se poser la question de sa propre posture ontologique : un seul et même souci de sonder le Dasein en ses plus sublimes retranchements. « Retranchements », certes le lexique peut étonner mais c’est bien en un geste d’exclusion, de retrait de la physionomie mondaine que quelque chose comme une singularité peut s’offrir et faire sens. Qu’est-ce que l’intime, sinon le fonctionnement d’une dialectique au motif de laquelle la singularité propre de l’individu fait fond sur l’universalité des autres présences ? Toujours un mouvement de bascule, une confrontation de l’intime à ce qui le contraint tout en le magnifiant : l’extérieur, l’impersonnel, l’étranger, le tout autre. Or que veut donc dire « inégalité », si ce n’est, la distance entre les hommes, souvent infranchissable, entre une subjectivité reconnue, assumée et une autre qui échappe et se fond dans l’orbe des choses inaccessibles ?

   « C’est aujourd’hui, et en lui, que Rousseau sait qu’il a quelque chance de retrouver trace de ce qu’a été un homme nu. »

 

   Toujours, en toile de fond de sa conscience, ce sublime « instinct divin », cette obsession de faire d’une origine retrouvée l’amer sûr, intangible, selon lequel orienter la contemporanéité de ses pas. Avancer en l’être est toujours, selon Rousseau (du moins en puis-je faire provisoirement la thèse), prendre appui sur sa propre nudité originelle, là où l’intime se donne dans sa pureté même, dans sa nature la plus effective, chaque progrès de l’humain reposant sur cet initial tremplin. Dans cet « homme nu » se reflète le souci constant du précepteur d’Émile de donner à son protégé la page virginale sur laquelle s’imprimeront les signes d’une éducation exemplaire, seule à même d’en faire un Citoyen averti, un Homme confronté à sa propre vérité. Nudité est Vérité - Vérité est Nudité.

 

  « …le retour sur soi des Confessions : « Je sens des extases, des ravissements inexprimables à me fondre, pour ainsi dire, dans le système des êtres, à m’identifier avec la nature entière. »

  « Nous sommes bien loin de ce qui, aujourd’hui, nous tient lieu d’identité. » 

 

   Ici, la lumière de l’Idéal envahit l’entièreté du champ de la conscience, elle fait son prodigieux feu de Bengale, elle sature la dimension largement ouverte de la conscience, elle gomme les ombres et projette, à l’horizon du Monde, les racines généreusement éployées du jour que nulle nuit ne semblerait pouvoir éteindre. Rousseau est une manière de « Rêveur Éveillé », un être dont l’assise est bien plus céleste que terrestre, même et surtout si la Nature lui parle, à laquelle il confie ses joies et ses peines. « Extases », « ravissements », se « fondre », le lexique est celui de l’intime aux accents mystiques et religieux, fusion de l’Être-Rousseau dans une exaltation romantique qui le livre aux mystérieux pouvoirs de ce « grand Être » dont le Vicaire Savoyard trace les contours flous dans sa « Profession de foi ». Visionnaire épiphanie de la Divinité en laquelle l’Auteur des « Confessions » rejoint la conception syncrétique des apostats, des illuminés, des gnostiques mais peu importent les déterminations à l’aune desquelles la Raison toute puissante des Lumières pose les fondements d’une religion nouvelle. C’est à une foi diffuse, irisée, opalescente, diaphane donc des plus universelles (« le système des êtres »), que la psyché enthousiaste (étymologiquement « avoir Dieu en soi ») de Rousseau se rattache comme à cet indéfinissable Grand Tout qui est le plus sûr viatique de ceux et celles qui vacillent parmi la pléthore lexicale des dieux de toute obédience, monothéisme ou polythéisme se constituant, toujours, en une myriade « d’êtres », par définition, hors de portée.

   « Nous sommes bien loin de ce qui, aujourd’hui, nous tient lieu d’identité. », précise Marie-Paule Farina en guise de critique nullement voilée. Et comment ne pas lui donner raison au motif des « extases », « ravissements » contemporains qui ne font que croître (ou plutôt végéter) sur la terre infertile, mondaine, lourdement contingente de l’immédiatement saisi dans le geste de la possession. De là découle un non-sens dont l’effet le plus prégnant est de substituer à la transcendance de l’Homme sa pure réification. Identification au monde des choses. Il y a là de lourds sujets d’inquiétude.

  

   « Puisqu’il ne peut plus agir, puisque quoiqu’il fasse tout « tourne mal », Rousseau va quant à lui affirmer que « s’abstenir devient » son unique devoir » et converser avec lui-même la seule douceur que personne ne puisse lui ôter. Une autre douceur lui reste dont l’absence rend fou Sade : ses promenades, la nature, l’air libre et les fleurs. S’il écrit ces Rêveries comme une sorte de journal quotidien et de baromètre de l’état de son âme pendant « ses promenades journalières », un peu à la manière de Montaigne, contrairement à lui il n’écrit pas pour les autres mais pour lui-même et pour « doubler », en quelque sorte, en les lisant, « son existence » et le plaisir qu’il a eu à les vivre et à les écrire. »

  

   Donc l’abstention (ou plutôt l’absentement) du mode de vie habituel des Existants. Puisque Rousseau « ne prend pas », puisqu’une malédiction semble vouloir lui barrer constamment le chemin sur lequel il progresse, Jean-Jacques sera Jean-Jacques et uniquement cette énonciation hautement singulière trouvant refuge en soi, là où quelque confiance peut se montrer, là où, à l’abri de la vindicte de ses Semblables, sa naturelle misanthropie trouvera le terreau sur lequel prospérer. Puisque le Monde ne veut plus de lui, lui ne veut plus du Monde. Façon d’érémitisme radical, sorte d’ascétisme, attitude d’anachorète étant à lui-même l’alfa et l’oméga, seuls chiffres à partir desquels se reconnaître en une circularité spéculaire. Rêveries-journal, activité intense de diariste, auto-confession tel le Vicaire ne prêchant plus qu’en raison de sa propre destinée.

   Banni du genre humain ou s’estimant tel, sa vision se réduira à l’espace de la diatomée, promenades intimes, air raréfié mais pour soi, amour des fleurs en lesquelles, plus que les pétales, ce sera le pollen, le nectar qui seront visés à des fins de butinage privé, confidentiel, sans doute hautement jouissif. Jouir de Soi jusqu’à la démesure, jusqu’au sentiment plénier d’être le seul au monde visité par ces magnifiques intuitions, faire de son propre Soi le centre et la périphérie d’un cercle absolu en lequel rien de fâcheux, jamais, ne pourra lancer ses cendres mortifères, propulser les projectiles contondants de ses Ennemis et autres Détracteurs. Évincer, par la pensée, par un mode de vie retiré, tous ceux qui, en regard du mal constitutif qui les habite, n’ont l’intention que d’abolir cet être « naturellement bon », ce pur Citoyen de Genève aux dispositions les plus généreuses.  En sourdine, comme la voix de la Vérité : « L'homme est naturellement bon, c'est la société qui le corrompt. »

 

   « …la présence, le regard d’un tiers qui, toujours, va avoir une opinion de moi et me dire de l’extérieur qui je suis, où je me situe dans l’échelle sociale, quelle est ma place et me faire honte d’être ce que je suis, voilà ce qu’il faut fuir pour tenter, enfin, d’être soi, d’être celui qu’on a toujours été et qu’on a en quelque sorte perdu de vue. » 

 

   « regard », « perdu de vue », comme si le geste de la vision d’Autrui, à lui seul, déterminait en son être le destin de Jean-Jacques. « être ce que je suis » : l’enjeu est sa propre identité soumise à cet « extérieur » qui le contraint de toutes parts. Face à cet extérieur menaçant, le Philosophe est toujours en fuite (« voilà ce qu’il faut fuir ») mais l’on peut légitimement se demander si cette pulsion d’évasion est simple écart par rapport à l’Autre, si cette localisation en perpétuel renouvellement ne consiste à installer, en Soi, une césure, une béance, l’écart des deux lèvres de la faille étant écart par rapport à Soi, en Soi, mesure obsessionnelle se traduisant par cette manière de nomadisme perpétuel en lequel chaque point, chaque coordonnée psycho-spatiale porte en elle les germes de sa propre destruction. Mais qui donc, en vertu de quel pouvoir pourrait « me dire de l’extérieur qui je suis. » Tout espace est, par définition, menaçant ; tout espace est altérité au sein de laquelle l’Autre (cette altérité absolue) me façonne à sa guise et dessine, à l’intérieur même de mon ipséité, une ligne directrice dont je ne suis nullement le maître, seulement le jouet d’un destin aussi illisible que doué de puissances mortellement agissantes.  Cette mainmise de l’Autre, imprimant à mon être une direction qu’il n’a pas souhaitée, détermine un sentiment d’échec, d’humiliation : « La honte que j’éprouve sous le regard d’autrui m’enferme dans un être fabriqué de l’extérieur qui va faire de moi quelqu’un appartenant à un groupe qui le modèle en prenant possession de lui. » 

 

   « Peut-être toutes les Confessions n’ont-elles été écrites que pour décrire la suite des événements qui l’ont ballotté dans tous les sens et la manière dont son moi était le jouet du moindre regard, du moindre geste. » 

 

   Le titre même de « Confessions », d’après l’un des exégètes de Rousseau, Laurent Nunez dans « L’énigme des premières phrases », prête à confusion :

  

   « ses dites « confessions » ne le sont d'ailleurs pas, dans le sens où une confession est privée entre un membre de l’Église et un pécheur. Il n'éprouve ni remords, ni repentirs. Il est constamment dans la justification permanente. Dans une confession on attend un jugement de Dieu, alors qu'ici Rousseau se juge lui-même. »

  

   Certes, Rousseau « se juge lui-même » et l’on reconnaît là l’empreinte d’une subjectivité souveraine, le rayonnement d’un solipsisme poussé à l’extrême, mais ses Détracteurs ne lui ont guère laissé le choix. Sa naturelle misanthropie se renforce au contact de cette société dont il abhorre la plupart des manifestations.

   « Sa vie est une quête de la pureté, qu’il poursuit jusqu’à l’obsession, ayant le sentiment d’être incompris et même persécuté par le reste du monde. Jean-Jacques, seul contre tous pour la cause du genre humain… » (Philosophie Magazine).

 

   Sans doute une exigence trop haute, des desseins à la limite des possibilités humaines, la quête d’une « pureté » utopique en ce Monde ont-ils contribué à façonner l’image d’une paranoïa dont Jean-Jacques est la première victime. Lisant les « Confessions », l’on est balloté entre critique et geste d’admiration devant tant d’abnégation, d’obstination à être Soi plus que Soi, cette gageure dont, jamais l’on ne ressort qu’éreinté, accablé, sentiment cependant doublé d’un orgueil bien légitime : qui donc aurait l’audace de se confronter à la dimension abyssale de son propre ego ?

   Le « moi était le jouet du moindre regard », le moi et son revers nécessairement intime est toujours à la merci des Contempteurs, des Éreinteurs de toutes sortes et ils sont légion qui se repaissent à l’avance des malheurs de celui dont le profil pourrait bien correspondre à ce Vicaire intransigeant qui souhaite retrouver le véritable bien en plongeant, en s’immergeant en lui, introspection ouverte au sentiment naturel, antidote à tous les dogmes et comportements sociaux. La morale ne peut dévoiler sa source qu’à écouter son propre cœur.

 

   « Ce qui m’est commun avec l’autre c’est l’irréductibilité même de ce que je suis à tout ce à quoi de l’extérieur on veut me réduire et par quoi l’on veut me distinguer de ceux qui m’entourent. Avant d’être ceci ou cela, je suis. C’est dans la confession de ce qu’il y a de plus singulier en soi que se trouve le seul point de rencontre authentique avec autrui et ce qu’il y a de plus universel en moi. » 

   « …jamais il n’a pu se déprendre de cette distance, de cette présence à lui-même, de cette voix intime qui a toujours été là à son insu et à l’écoute de laquelle il va consacrer la fin de sa vie, cette voix qui lui a toujours fait rejeter toutes les appartenances. » 

 

   « cette présence à lui-même » : ici est indiqué ce qui fonde le socle de l’identité et, partant, ce qui constitue le tremplin de la connaissance de l’Autre. Comment, en effet, Rousseau pourrait-il accéder à qui il est en son essence sans en trouver les linéaments féconds en Jean-Jacques lui-même, en cette mesure singulière où la « voix intime » dit qui l’on est, trace les voies d’accès à l’Autre ? Car il faut avoir éprouvé en Soi quelque différence, trace en Soi de l’étrangeté, de l’étranger sans doute, indice ouvrant l’attention à qui l’on n’est pas. Différer de Soi, c’est déjà faire l’épreuve de l’Autre. Murmure de l’ego par quoi reconnaître la présence de cet alter ego, écho de qui l’on est, réverbération de ses confidentielles pensées et émotions. Du Soi intime, par vagues successives, à la manière de l’emboîtement des poupées gigognes, le babil de sa propre chair en qui se laisse deviner le bruissement de Celui, Celle qui font face, se laisse approcher le délicieux frémissement de la chair du Monde. Soi incarné au motif premier de sa propre écoute, de l’attention à ces fins tropismes qui montent des choses à son insu, qu’une longue méditation doit faire émerger et porter au-devant de Soi à la façon d’une symphonie.

   Du plus particulier en moi au « plus universel en moi », le long, beau et amical trajet à partir duquel, et de lui seul, se donne cette certitude de Soi qui façonne l’insolite unicité humaine. En quelque manière il faut s’être perdu, avoir erré sur ses propres marges et, les ayant reconnues, faire se lever son propre Soi à la rencontre de ceux des Autres. Le Monde est un texte, nous y jouons à titre de lexique, tout comme nos co-Existants et cette compréhension de Soi en l’Autre, de l’Autre en Soi est l’heureuse et juste sémantique au gré de laquelle un sens émerge de la luxuriante polyphonie du vivant. Je crois qu’il faut, tout comme l’Auteur des « Confessions », « rejeter toutes les appartenances » afin que dotés d’une certaine liberté, prenant recul sur nous, nous puissions faire croître le champ des significations, celui qui nous sauve de l’absurde et ouvre l’horizon de tous les possibles.  

  

   Ici se clôt ce long article de « l’intime conviction de Soi ». Le livre de Marie-Paule Farina déborde de beaucoup cette optique très spéciale. Afin de donner au Lecteur, à la Lectrice des motifs plus larges d’envie de lecture, je donne, ci-après, quelques extraits plus généraux, mettant en exergue cette méditation de grande qualité :

 

     Apologie du désir :

 

   « Je relis pourtant avec plus de plaisir que je ne l’aurais cru les lettres racontant la mort de Julie, de même que la lettre posthume de Julie à Saint Preux. Emma (Bovary) laissera de la même manière une lettre à ouvrir après sa mort, elles contiennent des passages admirables dont l’un reste pour moi la plus magnifique des apologies du désir. […] Je n’entends plus la voix de Julie mais celle de Rousseau et celle-ci reste pour moi aujourd’hui si belle que je ne peux résister au plaisir de vous la faire entendre : « Malheur à qui n’a plus rien à désirer ! Il perd pour ainsi dire tout ce qu’il possède. On jouit moins de ce qu’on obtient que de ce qu’on espère, et l’on n’est heureux qu’avant d’être heureux. »

  

   Les langues signent nos affections intérieures :

  

   « Les langues seront donc naturelles, bien sûr, puisqu’aucune institution n’est antérieure à elles et ne peut être inventée sans leur concours mais tout en elles, ne viendra pas des sens et de l’extérieur comme le pensait Condillac, elles seront, dès le départ, signes de nos affections intérieures. Naturelles mais aussi passionnelles, locales, ayant chacune leur accent, et d’abord et surtout métaphoriques. Le sens figuré est premier, le sens propre quant à lui ne vient que plus tard…D’abord il y a « la musique et son pouvoir sur les cœurs ». Les sons dans la mélodie n’agissent pas seulement sur nous comme sons, mais comme signes de nos affections… »

 

    Lire ou ne pas lire, telle est la question !

 

   « Nous sommes d’emblée prévenus, sans les romans de la bibliothèque de sa mère qu’il lisait à haute voix avec son père pendant des nuits entières et les livres plus sérieux de la bibliothèque de son grand-père paternel, pasteur, qu’il lisait à haute voix à son père, tout le jour, pendant qu’il réparait ses montres, il aurait été quelqu’un de totalement différent. Devenu apprenti, aussi « fripon » que ses camarades, leurs amusements l’ennuyaient et, à nouveau, une bibliothèque décida de son sort. Chez « La Tribu », loueuse de livres il lut tout, « bons et mauvais, tout passait, je ne choisissais point… la tête me tournait de la lecture, je ne faisais plus que lire » … et prendre des coups de son maître, bien sûr, parce qu’il ne faisait plus rien. »

 

   En guise d’épilogue, deux citations qui voudraient focaliser le regard sur le Solitaire que fut Rousseau, ensuite sur le fait d’entièrement s’assumer comme « un ours dans le salon des Lumières » :

 

  « Celui qui pense et qui écrit pour la société voit pour ainsi dire du dehors les produits de sa pensée, et leur enchaînement. Rousseau, concentré sur lui-même, est tout entier dans l’acte présent de son âme. Une métaphore usée exprime bien l’impossible dédoublement du penseur solitaire : on ne peut se mettre à la fenêtre pour se voir passer. […] « Je me voyais me voir », dit Teste. Rousseau ne peut devenir les autres, il ne peut se diviser intérieurement ainsi, et c’est la vraie raison de sa solitude. » (Robert Ricatte – « Réflexions sur les « Rêveries »)  

      Le dernier mot à Marie-Paule Farina qui redouble, en une certaine manière, la solitude de Rousseau, par le caractère de nécessité d’un tempérament dont nul partage ne pourrait venir à bout :

 

   « … ce caractère, qu’il soit à l’origine ou non de ses malheurs, nous en sommes ainsi d’emblée prévenus, il n’a pas l’intention d’y renoncer. Il est différent, peut-être, mais ce n’est pas cette différence qu’il confesse, au contraire, il la revendique, c’est elle qui fait de lui « le meilleur » des hommes, le plus sincère et le plus innocent, il a à être accepté ainsi ou rejeté à tout jamais. »

 

Ses Contempteurs de tous bords sont prévenus !

 

Rousseau n’est nullement divisible.

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12 août 2024 1 12 /08 /août /2024 09:45
Êtres des Lisières

« Hommage à Matisse »

 

Barbara Kroll

 

***

 

   « Êtres des Lisières » à peine nommés et, déjà, nous sommes dans l’énigme, dans l’attente de qui-ils-sont, si, précisément, ils sont, si, quelque part, y compris en un mystérieux endroit du Monde, la trace de leurs pas pourrait, par le plus grand des hasards, être découverte. Tous, tant que nous sommes, avons besoin de ces infinitésimales traces, de ces buées, de ces vapeurs, de ces douces exhalaisons qui montent des choses, comme l’arc-en-ciel place, naturellement, sa touche indigo, sa note vert, bleue, rouge et nous aimons cette invisible présence qui dit une fois la paisible prairie, une fois la vaste étendue océanique, une fois encore la couronne solaire en sa crépusculaire éclipse. Oui, d’eux, nous sommes en attente, ces substances indéfinies, ces étranges allégories, ces secrets aux contours flous, ces illisibles rébus, ils tissent en nous, dans la profondeur même de notre derme, le fil arachnéen du songe, ils font se lever l’espoir à jamais accompli de nos désirs les plus chers. De nos désirs dont nous serions bien en peine d’esquisser le moindre croquis, ils ne sont nullement des mesures formelles, de pures géométries, ils sont en-deçà-au-delà de ces contingentes apparitions, ils tapissent nos humeurs internes d’une manière si légère que, tâchant d’en saisir l’impalpable matière, ils sont déjà loin alors que nous demeurons sur place, muets de ne les avoir point rencontrés, figés de ne les avoir mieux connus.

   Les ayant « innommés » à la faveur de qui-ils-sont, nous les avons amenés, ces désirs, au point d’incandescence même qui est leur essence la plus effective. Poudrant notre propre désir d’un pur frimas, nous les avons conduits, en dehors de toute conscience, au lieu même de leur sombre rutilance. De leur obscure phosphorescence. « Êtres des Lisières », sont-ils le désir lui-même qui aurait trouvé le site de son étonnante actualisation ? Le désir est-il sujet à évocation en dehors de l’horizon même où, murmurant d’indéchiffrables signes, il n’est que signe lui-même, autrement dit, en son essentielle manifestation étymologique : « miracle », ce qui ne peut paraître qu’à l’aune d’une vaste et productive « irraison » : miracle, « chose digne d'admiration, merveille ». D’une étymologie l’autre : l’inépuisable vastitude de ce qui, soustrait à notre raison, dit plus et autre chose que cette raison même. Alors les mots éprouvent, en leur en-soi, le vertige de ce qui se soustrait à leur puissance, de ce qui, sur le mode du silence, apparaît comme leur contour, comme leur aura et participe à leur merveilleux pouvoir de désignation du réel, venue des choses en leur plus étonnante manifestation, PRÉSENCE sur fond, toujours, d’Absence. Immense vertu dialectique de ce qui vient à nous. Immense grâce de ce qui-se-réserve, se tient-en-retrait, se dissimule aux yeux des Curieux et de Ceux qui, avides de trouver des choses immédiates, se dispensent d’en percer le fascinant et hermétique opercule.

    Ces hiéroglyphiques entités, pourrons-nous, sans reste, les confondre avec la résille du désir et nous serions quittes d’une recherche plus avancée ? Nullement, le désir est simplement un orient, une manière d’amer sur lequel fixer, pour un temps, la braise de notre fiévreuse attente. « Êtres des lisières » ne sauraient avoir nul désir. En auraient-ils et, déjà, la lisière serait abandonnée pour le plein feu du jour, ce dont ils ne feraient la douloureuse expérience qu’à biffer la nature même de qui-ils-sont ou de qui-ils-prétendent-être. En admettant, de façon très approximative, que ces Êtres puissent avoir le désir en ligne de mire, ils ne le pourraient qu’à ne nullement se hisser à sa crête, entretenant en eux, au plus intime, sa basse note continue en lieu et place d’une clameur qui les rabattrait dans la sourde matière d’un irrémissible chaos.

   « Êtres des Lisières », nous ne pouvons les faire apparaître qu’en usant de comparaisons, d’homologies signifiantes, de pures intuitions. Tout concept échoue sur la rive même du roc de la Raison, il est trop amarré aux certitudes terrestres, il est trop soumis à la mesure rigide des causes et des conséquences. Afin de décrire ces pures intelligences si proches de l’éther chérubinique, c’est la figure du principe quintessentiel, le visage allusif du mythe qu’il nous faudrait convoquer et demeurer à cette position vierge tout le temps de notre méditation. Alors à défaut d’user d’une ontologie négative qui nous dirait, en l’être, le défaut d’être, nous nous contenterons d’approcher quelques lignes flexueuses, d’en décrire les traits ou, plutôt, les pointillés car c’est bien sur le mode de la rupture, du suspens, de la parenthèse, de l’intervalle que ces Êtres nous appellent à les deviner bien plutôt que d’en confectionner la base solide et définitive. Donc les homologies :  

  

« Être des Lisières », telle la ligne souple

qui ondule au sommet des dunes,

 trace l’empreinte

des barkhanes au sein du désert.

« Être des Lisières », telle l’aura blanche

de la Lune dans le profond du ciel.

« Être des Lisières », tel le clair lacet de la clairière

parmi la touffeur des ramures.

« Être des Lisières », tel le délicat clair-obscur

d’où émerge le pavé dans le sombre de la ruelle.

« Être des Lisières », tel ce simple reflet

qui rebondit sur les eaux lisses de la lagune.

« Être des Lisières », tel le recueil en soi

du zéphyr avant qu’il ne parcoure le ciel.

« Être des Lisières », telle l’aube

 hésitant sur le cercle du Monde.

« Être des Lisières », telle la lame verte

du palmier caressant l’azur.

« Être des Lisières », tel l’attouchement

du nectar dont le colibri a le secret.

« Être des Lisières », tel l’art

de l’escrime à fleurets moucheté.

« Être des Lisières », telle la yole effilée

 sur le miroir de l’eau.

 

   Il ne vous aura nullement échappé que tous les « tel » et « telle », jouent sur le mode du paysage, donc sur ce réel qui nous rencontre, dont nos yeux ne peuvent s’abstraire qu’à renoncer à saisir l’immédiatement donné. Maintenant, sous peine de focaliser notre regard sur l’une des nombreuses déclinaisons de la Nature, convient-il que nous regardions, avec le plus vif intérêt, ce que ces « lisières » supposent dans la belle sphère des sentiments humains, singulièrement ceux qui, exposés dans les œuvres d’art, portent à l’excellence la mesure anthropologique.  

 

« Être des Lisières », telle cette danse extatique des Sandawe,

 peinture rupestre aux si fines figurations humaines.

« Êtres des Lisières », tels que conduits à la présence

dans le touchant tableau de cet « Homme et femme enlacés »,

pierre et plâtre du Musée d’Irak.

« Être des Lisières », telle la paternelle attitude de Silène

portant le jeune Bacchus, marbre du Vatican.

« Être des Lisières », telle cette « Ombre du soir »,

 bronze anonyme, effigie féminine à la taille infinie.

« Être des Lisières », tel ce sourire de pure intelligence

de Denis Diderot représenté dans le portrait réalisé

par Charles-André, dit Carle Vanloo.

« Être des Lisières » telle la subtile et épanouie volupté

flottant sur le « Nu couché » d’Amedeo Modigliani.

« Êtres des Lisières », telles ces mains croisées

de la Joconde, pure grâce semblant tenir en elles,

dans la modestie, l’essence même de l’Art.

 

   Certes, il faut en convenir, cette lisière, principe même de l’homme en son fond le plus abyssal, n’est tissé que d’évanescence, manière de fil d’Ariane s’introduisant dans le sombre réduit du labyrinthe, sans en bien connaître le contenu. Toujours un doute eu égard à ces « êtres » qui, peut-être, uniquement sécrétés par notre imaginaire dans le but d’interposer, entre le réel et nous, l’espace d’une médiation, ce réel puisse enfin nous visiter sous l’angle adouci  d’une ouverture à une signification positive.  Nous penchant avec attention aussi bien

 

sur la fuite de l’aura blanche de la Lune,

sur la retenue de l’aube en son hésitation,

 sur l’éphémère de « L’Ombre du Soir »,

 sur l’éthérée « subtile et épanouie volupté »

 

   nous ne faisons qu’osciller, tel un balancier entre ce-qui-est-réellement et ce qui-pourrait-être, dont nous sentons bien l’étrange ressource sur notre propre lisière. Cette lisière serait-elle notre contour tout comme elle semble se donner dans l’esquisse de Barbara Kroll ? En une certaine manière notre peau selon laquelle se délimitent deux territoires : l’extérieur de l’altérité, l’intérieur de notre singulière ipséité. Certes, il y a de cela mais donner notre peau comme clé du mystère, chacun, chacune en mesurera la constitutive insuffisance. Il nous faut regarder plus loin, il nous faut sonder plus profond.  

   Par rapport à l’aura, à l’aube, à l’ombre, à la volupté, comment nous situons-nous ? Si nous faisons la thèse de l’approche strictement consciente, c’est la texture même de la volupté qui s’efface. Si, a contrario, nous postulons dans notre recherche le seul recours à l’inconscient, nous ne faisons, volontairement, que la reconduire au pur néant, cette surprenante volupté. Donc il nous faut admettre, tout comme la vérité s’abreuvant au milieu des choses, que cette lisière de consistance essentiellement floue ne peut provenir que du partage de deux essences : du conscient, de l’inconscient, prenant à l’une ce que l’autre lui soustrait. C’est au sein même de ce jeu, au plein de cette invisible dialectique que se lève, d’une façon entièrement intuitive, la substance même, l’étrangeté, la familiarité adverse de la lisière, que se « montre » sa foncière ambiguïté, sa mesure strictement élusive. L’exclusive de qui-elle-est dont tous, toutes, nous attendons quelque révélation.

 

Révélation de Soi au contact des choses,

révélation de Soi en relation avec ce rien,

telle que la lisière fait phénomène

dans sa clairière en clair-obscur.

  

   Ce qui, sans dommage, peut être dit de la lisière, nullement son réel, bien évidemment, uniquement ses postures théoriques, seulement ses modes, genre d’a priori ne pouvant recevoir que les prédicats anticipateurs de la signification, à savoir sa « mesure » traduite par les préfixes « pré », « anté » aux valeurs respectives de « avant » ; « auparavant », « devant », « en tête ». Tout ceci nous dit la précession de la manifestation, comme une dimension prédictive de ce qui va advenir.  Ce qui va advenir :

 

de « l’aura blanche de la Lune »,

le sentiment romantique de sa présence ;

de « l’aube hésitant », l’étonnant

surgissement du jour en pleine lumière ;

de « l’ombre du soir », la plénitude

soyeuse de la nuit ;

de « la subtile et épanouie volupté »,

l’arche éblouissante de la jouissance.

 

Ce qui peut se synthétiser de la façon suivante :

 

c’est du mystère insondable

de l’inconscient (aura - aube - ombre - volupté)

que peut s’actualiser la puissance plénière

du conscient (sentiment romantique - énergie inépuisable du jour -

recueil maternel de la nuit - don multiple de la jouissance).

 

Or, que sommes-nous, nous les Existants,

sinon ceux par qui, médiation aidant,

l’ombre de l’inconscient se métamorphose,

toujours, en lumière du conscient ?

  

   Nous croyons que c’est ceci même qui peut se hisser de cet « Hommage à Matisse », Artiste totalement visionnaire qui extrayait de la nuit de son inconscient, ces touches lumineuses, ces fragments colorés, ce flamboyant kaléidoscope. C’est ceci croyons-nous et sans doute bien d’autres choses qui, encore, ne sont nullement parvenues au site de leur éclosion.

 

C’est pour cette raison, qu’inlassablement,

minutieusement, il nous faut chercher

ce qui, sous la physique, relève de cette belle

et inouïe métaphysique, en elle

les inépuisables significations

de ce qui se tient en retrait

et s’impatiente de faire forme,

de faire figure, de donner sens

et orientation à notre solitaire marche.

 

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6 août 2024 2 06 /08 /août /2024 08:01
Qu’en est-il du Nihil, du Néant ?

"Des heures d'angoisse"

Julio Romero de Torres – 1904

Source : Wikipédia

 

***

   « Mais ces angoisses qui étaient mon lot de chaque jour, touchaient à cent autres angoisses, elles se dressaient à l’intérieur de moi contre moi et s’arrangeaient entre elles, et j’étais incapable de les surmonter. »

 

Worpswede, près Brême

Le 18 juillet 1903 [samedi]

 

« Lettres à Lou Andréas-Salomé

 

Rainer Maria Rilke

 

*

 

   Combien ces « Lettres à Lou » sont riches d’enseignement sur le fonctionnement de la psyché humaine. Vertigineuse introspection qui, par certains aspects, nous fait penser aux longues méditations sur soi proustiennes dans « La recherche », mais aussi au somptueux et étonnant « Journal intime » d’Henri-Frédéric Amiel, lequel, tout au long des 16847 pages que compte son monumental ouvrage, analyse, jusqu’en ses détails les plus intimes, cette riche vie intérieure dont la singularité ne saurait avoir nul correspondant. Nous fait également penser aux minutieuses descriptions de dentellière, à ces fins « tropismes » dont Nathalie Sarraute, en son temps, tapissa avec brio les rives naissantes du Nouveau Roman, cette esquisse de la « vraie littérature », à savoir ce pur travail sur le Langage qui est l’âme même du geste d’écriture. Malheureusement cette merveilleuse embellie fut sans lendemain, le roman retombant bientôt dans les ornières du mimétisme : il fallait des personnages vraisemblables, un cadre réel, une situation clairement identifiable, du factuel, des enchaînements de cause et de conséquences, une manière d’allégeance au Principe de Raison, si l’on veut. Mais refermons ici la parenthèse  

   Å des fins de meilleure compréhension de cette inclination pathique de l’Être, inclination qui toujours menace de le reconduire au Néant dont il provient, convient-il de faire quelques commentaires des phrases de Rilke placées à l’incipit de ce texte. Ces angoisses, bien loin d’être liées à la survenue de quelque événement traumatisant, sont le fondement sur lequel l’Existant appuie sa fragile marche, linéaments complexes et confus, coalescents à sa condition même d’Homme, ce que souligne avec précision ce « lot de chaque jour » qui, bien évidemment, doit être entendu en tant que lot du Destin, cette Liberté/Aliénation au terme de laquelle toute existence est pesée au trébuchet du hasard, de la contingence, de l’évènement heureux ou malheureux, des surprises merveilleuses, des déceptions verticales  qui ne manquent de surgir au détour du chemin de la vie.

   Et le problème serait finalement assez simple si affliction, inquiétude, désarroi se réduisaient à quelques résurgences limitées dans l’espace et le temps. Non, l’angoisse se présente toujours à la façon d’une épouvantable Gorgone, cette méduse aux mille têtes, cet horrible nœud de serpents tel que représenté par la peinture du Caravage, emblème puissant s’il en est de la présence aporétique d’une Mort qui plane, rôde et surveille le moindre faux-pas des Marcheurs de l’inutile que tous nous sommes, en fussions-nous inconscients. L’expression rilkéenne « se dressaient à l’intérieur de moi » est comme la métaphore, sinon l’allégorie de la finitude humaine faisant fond sur l’infinitude du réel, ce réel dont jamais nous ne pourrons saisir la vastitude au motif que la limite de notre regard ne saurait enclore la totalité des choses présentes. Faire de ceci l’objet d’une méditation n’est rien de moins que faire signe vers cette chimère, cette illusion en quoi consiste tout projet d’horizon puisque, aussi bien, celui-ci se referme sur nous et nous cloue au pilori quelle que soit la hauteur de notre indignation.

   Et la précision nullement adventice « touchaient à cent autres angoisses », indique bien l’inextricable maelstrom sous le sceau duquel nos dérisoires existences (que pourtant nous jugeons, en un certain sens, exceptionnelles), avancent dans l’être, toujours sur des fondations d’argile dont, heureusement, la plupart du temps, nous ne sommes nullement conscients, les lézardes du temps, les morsures de l’âge circulent à bas bruit, sous le socle même de notre statue, laquelle, bien plutôt que d’être d’airain est de terre crue que la première ondée pourrait dissoudre, nos prétentions à la gloire immédiatement biffées de la grande scène du Monde. Ceci même, cette surdité-mutité de notre cheminement parmi les écueils de toutes sortes est la condition même de notre tragique procession, l’illucidité le fond sur lequel s’atténuent de sombres nuées. Afin d’avancer, il faut de la clarté. Nullement étincelante cependant. L’histoire de la marche en avant de l’Humanité n’est que mise en exergue de constants clignotements, le clair-obscur étant, certainement, la frappe la plus exacte qui se puisse donner sous le joug constant de la déraison.

   L’étonnant « s’arrangeaient entre elles », indique, s’il en était besoin, cette manière de sourde menace constamment et urgemment fomentée par d’invisibles et puissantes forces qui ne sembleraient avoir d’égal que le déchaînement de la Nature sous lequel l’Homme, illisible « ciron », abîme ses yeux à sonder l’espace, gâche la qualité de son audition à tâcher de percevoir cette « musique des sphères » que brouille toujours le bruit de fond constant de l’angoisse. Et cet aveu de fragilité constitutive de l’Être, cette faille inscrite au plus profond de son âme trouvent leur point d’orgue dans le terrible « j’étais incapable de les surmonter. »

   Certes le constat dressé par l’Auteur des « Élégies de Duino » n’est rien moins que vertical mais il est nécessaire, maintenant, de lui donner un peu plus de profondeur. Il est des textes canoniques qui ne sauraient être mis entre parenthèses qu’à sonder la surface d’un sujet à défaut d’en saisir la profondeur. Ainsi le concept d’angoisse ne saurait faire l’économie du texte fondateur de Martin Heidegger dans « Qu’est-ce que la métaphysique ». Ici, nous n’entrerons nullement dans les hautes considérations philosophiques qui émaillent ce texte essentiel, nous focalisant simplement sur quelques pistes évoquées par Marc Alpozzo (Ouvroir de réflexions potentielles) dans son article « La nuit de l’angoisse – Notes sur Heidegger ».

   D’abord la phrase cardinale de Martin Heidegger :

   « Dans la claire nuit du rien de l'angoisse, c'est là seulement que s'élève l'ouverture originelle de l'étant comme tel, à savoir : qu'il est étant — et non pas rien. »

   Ensuite le commentaire général de Marc Alpozzo :

   « Heidegger thématise là l’effet dévastateur de l’angoisse comme un moment crucial à la fois de perte, perte de ses repères, de la compréhension de soi et des autres, mais aussi de l’effondrement du monde de la signification porté par la préoccupation, pour le retrouver, suite à la rupture avec le On, dans sa profonde nudité. L’angoisse a fait surgir le Rien et le nulle part, nous dépaysant, en nous expulsant des choses et de nous-mêmes. »

   Le constat est sans appel qui fait du Dasein en l’Homme ce creusement d’un abîme dont, jamais il ne pourra combler la faille. Ce qu’il éprouve au sein même de cette nuit dévastatrice, il ne le peut qu’à la hauteur de cette tonalité fondamentale dont il est tissé au plein même de sa chair, tonalité qui révèle le fond [Grund] de l’existence comme ce sans fond, cet abîme [Abgrund].

   Or la crise d’angoisse provoque le recul des étants en totalité, qui substitue au monde des objets et des êtres, ce vide, ce désert au sein desquels ne se donnent plus que Finitude, Solitude.    

   Ce que Marc Alpozzo traduit de la façon suivante :

   « Dans le recul des étants, je ne suis plus, un « moi » ou un « toi », qui regarde ébahi, le monde s’effondrer, – d’ailleurs, ce monde est toujours debout. Je suis placé au centre de l’étant, et je fais face à la menace, sans garde-fous. Je dois affronter « le pur être-là ». C’est-à-dire, que je dois m’affronter moi-même. »

   C’est bien cet affrontement de Soi avec Soi qui est la mesure insigne du Dasein, lequel Dasein  « est un étant pour lequel « il y va en son être de cet être » selon la formule devenue célèbre dont nul ne devrait ignorer le sens qui nervure l’entièreté de l’Humain en sa condition essentielle. Pour la suite de notre exposé et afin de rendre les choses claires, du moins est-ce le but, nous retiendrons surtout, pour l’errance de l’Homme, la « perte de ses repères, de la compréhension de soi et des autres, mais aussi de l’effondrement du monde de la signification. » Autrement dit, cette angoisse maintenant pourvue de ses prédicats fondamentaux se révèle à nous selon un contenu visible, que nous pouvons référer à nos propres expériences, à notre vécu personnel. Comme chez Rilke, nous devinerons en nous, dans la complexité de notre mangrove semi-consciente, semi inconsciente, ces lianes de l’exister dont le nœud complexe, l’enchevêtrement nous ôtent, le plus souvent, la possibilité d’en connaître l’effective réalité. Si, d’une manière diffuse, de l’ordre d’une apodicticité encore floue, nous pressentons l’étrange similitude ontologique, l’équivalence s’écrivant de cette manière :

 

Être = Rien = Néant

 

   nous éprouvons quelque difficulté à relier ces entités hautement abstraites à tel ou tel type d’événement en lequel nous pourrions déceler la résurgence de ces déconcertantes structures anthropologiques qui transcendent le quotidien. En elles se mêlent, dans une manière de confusion, tout ce qui ne peut que nous dérouter, nous désaxer, nous désorienter, nous priver, au sens propre, de ces orients sans lesquels notre vie est pareille à ces esquifs qui naviguent à l’estime au milieu des brumes et des écueils de toutes sortes.

   Nous nous contenterons, ici, de commenter rapidement la saillie, l’élan essentiels du motif heideggérien, à savoir « la claire nuit du rien de l'angoisse », cherchant à extraire de ce violent oxymore ce qui, en lui, fait signe vers ce Rien du Néant qui est le lot quotidien des êtres que nous sommes, jamais assurés, précisément, de nos êtres, la plupart du temps situés en avant ou en arrière de nous. Cette curieuse décoïncidence du Soi étant la marque insigne de notre Destin, lequel, toujours, louvoie d’un rocher à l’autre, d’un brisant à l’autre dans cette navigation tumultueuse qui est le lot ordinaire de notre cabotage sur des flots qui, jamais, n’ont de repos.  Nous nous abîmons dans la recherche constante de polarités qui nous échappent et, le plus souvent, nous attristent, nous affligent et nous portent sur les marges de qui-nous-sommes, des candidats permanents à un exil qui est le plus grand danger.

   Mais reprenons, en le condensant, l’énoncé heideggérien : « la claire nuit ». Une précision s’impose d’emblée, la nuit, en soi, n’est ni belle ni laide, « la nuit est la nuit » devrait-on dire dans un simple souci de tautologie. Certes, mais encore ? Nous prendrons le parti de Novalis dans « Hymnes à la nuit » afin de tresser à cette Nuit une sorte d’étincelante couronne, identique au sillage de la comète dans la lisse ébène du réel :  

   « Quel mortel, quel être doué de la faculté de sentir, ne préfère pas au jour fatigant la douce lumière de la nuit avec ses couleurs, ses rayons, ses vagues flottantes qui se répandent partout. Oh ! comme alors l’âme, avec ce qu’elle a de plus intime, respire cette lumière du monde gigantesque des astres ! »

   Novalis, en son intime ressenti romantique privilégie la Nuit par rapport au Jour, peut-être pour de simples raisons symboliques, douceur maternelle, creux disposé à accueillir la position fœtale de Celui, l’Homme qui, toujours, en garde l’empreinte au plein de Soi, lieu infiniment matriciel des diverses initiations dont l’originaire est temporelle, passage d’un état à l’autre de la vie. Ce que nous suggérons ici par ce recours au corpus novalisien, ce n’est rien de moins que la dimension esthétique de la Nuit au fronton de laquelle vient buter, dans une manière d’étrange conflagration, sa mesure ontologique, laquelle porte en soi de bien funestes desseins. Si la Nuit est prétexte au refuge, à l’hébergement en soi, à l’hospitalité, elle sécrète aussi le venin d’une veuve noire, ce dernier instillé en l’âme du Dormeur (ou bien qui essaie de trouver le sommeil), provoque le doute sur Soi le plus aride, le plus infertile qui laisse son Récipiendaire dans un état proche de la catatonie, genre de concrétion minérale figée sur le bord de sa couche. Ce dont nous avons la ferme conviction c’est que la vastitude de la Nuit, son silence sous les feux éternels des étoiles, sa densité d’ouate, son mystère non dévoilé, la touffeur pluviale dont elle est le centre de rayonnement immobile, désinvestit l’Homme de ses pouvoirs, ôte en lui perception du temps et de l’espace,  biffe de sa mémoire ce qu’il a été, créant ainsi les conditions adéquates de l’illisibilité de son propre futur, refermant sur lui le cercle étroit de ses potentialités, une mise sous les « fourches caudines »  si l’on veut, au terme desquelles l’exister se donne pour grimaçant, une sorte de commedia dell’arte parée des figures les plus affligeantes, les plus grimaçantes.

   Certes notre démonstration doit demeurer bien abstraite. Mais, immédiatement, nous allons la rendre concrète, sinon ornée des ombres les plus inquiétantes. Vous Lecteur, vous Lectrice, imaginez vous au sein même de la vaste nuit, dans cette manière de passage à gué, les rives du ruisseau existentiels dissimulées, vous marchez sur la plaine de cailloux noirs à la manière des Mimes avec une ridicule posture syncopée, de minuscules sauts sur place. Puis, soudain, vous vous trouvez sur le câble tendu du Fildefériste, sans balancier, là, tout en bas, c’est le fascinant attrait du vide, synonyme du Rien. Le Rien, certes n’est pas grand-chose, mais pouvant toujours être opposé, précisément à une chose, il y trouve un minimum d’existence, une touche infinitésimale. Alors vos yeux scrutent plus avant la large nappe d’obscurité. Sous le Rien, comme le soutenant, genre d’illisible tremplin, ce que, sans délai, vous allez identifier au Néant lui-même. Si le Rien pouvait saisir la bribe d’un infime prédicat, vous sentez bien que la texture du Néant n’est nullement du même ordre, que vous ne pouvez rien lui attribuer, que tout essai de nomination à son sujet s’évanouit à même votre tentative de profération. Eh bien oui, si le Rien pouvait être approché, au moins dans le relatif, le Néant, lui, en sa guise de pur Absolu, échappe à toute détermination, à tout essai de figuration sur le praticable de l’exister.

   Mais revenons à votre nuit. Å la suite d’un rêve, peut-être même d’un cauchemar, tout était si flou, tout en fuite de soi, cela même qui était apparu sur l’écran de votre conscience encore poudrée d’inconscient, vous ne pouviez en déduire « l’existence » de rien. Donc, arrimé au bord de votre couche qui tangue et menace de vous jeter par-dessus bord, vous vous apercevez vite, avec effroi, que vous êtes ce Naufragé du « Radeau de la Méduse » (encore elle !), cette sorte de voile floue affalée par les vents, que vous n’avez plus un seul orient sur lequel régler votre navigation. Vos Compagnons d’infortune n’ont nul visage reconnaissable. Vous devinez, en eux, quelques traits qui vous font penser à quelques uns de vos Familiers. Parfois, vous penchant par-dessus bord, genre de Narcisse esseulé, vous tentez de lire votre image sur le noir miroir des flots. Mais, ni vos supposés Amis, ni vous-même n’êtes pourvus de quelque physionomie que ce soit, une aura semblable au Néant entoure votre corps, une mandorle pareille à celle qui auréole le visage des Saints, flotte tout autour d’une improbable épiphanie. C’est comme si, au milieu de la Nuit, votre identité soudain effacée, pareillement à celle de vos hypothétiques Partenaires, vous n’étiez pas réellement sûr de bien exister, aucun écho ne parvenant à vous, aucune voix n’attestant le possible d’une vie pour vous.

   Au sein même de votre fragile forteresse, vous vous sentez la cible d’une étrange dépossession de qui-vous-êtes, vous éprouvez jusqu’à la douleur la plus intense, au contact de ces Sans-Visage (vous ne pouvez reconnaître ni vos Proches, ni vos habituels Commensaux), cette perte irrémédiable à la hauteur de laquelle une conviction vous taraude. Vous êtes envahi, submergé de cette affligeante certitude, le « plus jamais » vous affecte en votre fond le plus abyssal.

 

« Plus jamais » ce jour de lumière qui fut.

« Plus jamais » cette amitié qui ruissela en vous

telle une pluie bienfaisante.

« Plus jamais » la vision de ce beau visage

qui vous émut aux larmes.

« Plus jamais » de rencontre

avec qui-vous-fûtes dont cet

Autre généreux vous tendait le brillant miroir.

« Plus jamais » cette fragrance printanière

qui montait des haies rien que pour vous.

« Plus jamais » cette corolle d’amour

qui batifolait et vous déposait

dans le merveilleux site d’Utopie.

 

   Ainsi donc, dans « la claire nuit du rien de l'angoisse », vous êtes devenu, à votre corps défendant, le jouet d’un temps qui se gausse de vous, ramène votre Haute Condition à la taille ridicule de l’animalcule, ces insignifiants infusoires, ces inaperçus héliozoaires, ces transparentes amibes, ces indiscernables vorticellas qui ne sont, en réalité, que votre ombre portée sur les choses, un presque Rien se sustentant au Néant comme à sa provende la plus sûre.

   Et ce sentiment étrange de microscopique présence, cette à peine venue dans le conciliabule du Monde, vous savez, tout au fond de vous, certitude, pure apodicticité, que vous le devez à ce profond sillon que creuse en vous le trait définitif du négatif.

 

Négatif : assurance de Celui,

Celle que vous avez été,

les déjà effacés ;

Négatif : assurance de Celui,

Celle que vous n’êtes pas encore,

dont la biffure vous est

prochainement promise.

 

  Est-ce ici, dans la certitude de cette irréfragable découverte, pure désolation de qui-vous-êtes, pure condamnation, sur-le-champ de votre perte à jamais et alors, plus aucune joie n’illuminera jamais la plaine de votre visage ? Nullement. Cette révélation du négatif en vous, bien loin de tirer un trait définitif sur votre réalité même, vous ouvre l’horizon d’une toujours possible et renouvelée félicité. Au plus intime de vous, vous savez, moins par expérience qu’à la mesure d’une juste intuition, que la construction de votre Soi ne peut s’envisager qu’à la mesure d’une dialectique.

 

Celui, le déjà-dépassé,

fait toujours fond sur

Celui, le pas-encore-venu,

et ceci est la dimension même

d’un horizon en lequel vous fondre

 afin qu’exister ne soit

nullement un jeu gratuit,

sans possible avenir.

  

   Tous, nous sommes des êtres en partage, des jarres à moitié vides, à moitié pleines, des textes écrits sur la page blanche d’un palimpseste, quelques signes apparaissent, du même temps que d’autres signes renoncent à venir dans la fente oblique du jour, à se montrer aux yeux des Témoins existentiels. Toujours, en nous, ce battement, cette nage entre deux eaux, ce cheminement sur la ligne de crête avec son adret ensoleillé, son ubac gorgé d’ombre (bis repetita).

 

Tel surgissement dans le cône de lumière :

joie, positivité, ouverture.

Telle fuite dans la marge d’ombre :

tristesse, négativité, fermeture.

 

   C’est ainsi, nous sommes, irréversiblement, des êtres de la médiété, de la transition, du passage d’une réalité à l’autre.

 

Lumière : Infinitude ;

Ombre : Finitude.

 

   Nous sommes les êtres du grand écart, des toiles qui se déchirent en leur centre selon la loi inique de la couture, laquelle n’est venue à l’exister qu’à l’aune de son retrait. Et c’est bien en ceci, en la pure réversibilité des choses que nous rencontrons, des êtres dont nous croisons la route que s’invagine, au plus profond, le pressentiment qu’êtres d’exception, qu’êtres pensants, qu’êtres méditant la pure réflexivité de notre condition nous parvenons à un genre de puissance herméneutique de qui-nous-sommes qui n’a nul équivalent parmi le pullulement du vivant. Bien évidemment, ceci ne se formule jamais en nous selon des images « claires et distinctes » pour parodier l’excellent Descartes, seulement en brèves illuminations, en brusques prémonitions, en éclairs pareils à la substance étrange d’une préscience, en fulgurantes prémonitions qui sont la seule manière, pour l’Être, de faire phénomène, s’ôtant aussitôt de notre fugace vision. Alors voyez-vous, peut-être que la tâche d’écriture est simple tentative de rapprocher les deux bords de la faille, d’en recoudre, d’une façon purement cathartique l’insupportable éloignement, de recréer en nous les conditions mêmes d’une unité originaire dont nous ne pouvons indiquer le lieu de son effectuation, évoquer, simplement, la possibilité ultime, pour nous, de donner un peu plus de consistance à notre vie. Peut-être, également, une tentative d’enrayer, ou du moins de ralentir ce troublant mouvement d’entropie dont nous sentons bien qu’il creuse à bas bruit ses galeries de suie à l’intérieur de notre corps, au sein même de notre esprit.

   Å l’aube de cet article, que nous avons intitulé « Qu’en est-il du Nihil, du Néant ? », formulation volontairement ésotérique au motif que personne ne saurait tracer le portrait ni de l’un, ni de l’autre, une petite musique a sinué dans le cours des mots, laquelle nous proposait, à la façon d’un indispensable complément, ces bien étranges néologismes que pourraient constituer deux réalités lexicales trouvant leur site sous les appellations de « nihilitude », de « néantitude », la désinence en « tude » faisant signe, pour nous, de manière évidente, à un contenu hautement métaphysique dont les mots affectés de ce signe terminal se font le vertigineux écho. Nous pensons ici au titre de l’ouvrage du Penseur de Messkirch, intitulé : « Les concepts fondamentaux de la métaphysique : Monde - finitude – solitude ». Pour notre part, dans un article déjà ancien et dans l’intention d’amplifier la dimension métaphysique évoquée par cette assertion philosophique majeure, nous avions rajouté le terme de « négritude » (cette nuit profonde !) qui nous semblait convenir dans ce contexte d’énonciation entièrement placé sous le thème de l’Angoisse, signe sous lequel le Dasein se connaît comme cet être toujours interrogé par sa présence strictement étonnante, ici, dans l’étroitesse de sa quotidienneté. Bien évidemment « Finitude », « Solitude », « Négritude » cet indissociable triptyque met en pleine lumière la liberté conditionnelle qui affecte l’Homme à la mesure d’une « peau de chagrin » si, du moins l’on ne prend en perspective que cette dimension-là !

   Å des fins de justification, nous donnerons, dans la clarté avaricieuse, oblique, d’un clair-obscur métaphysique quelques mots dont la désinence en « tude » les affecte d’une manière d’aliénation, les fait s’incliner vers une immédiate perdition, les voile de la tristesse de quelque deuil définitif. Donc, ci-dessous, une kyrielle lexicale ne s’orientant qu’en direction de la négativité (la « négatitude » pourrait-on dire !) :

  

   * assuétude come mortelle dépendance

   * décrépitude comme déclin toujours présent

   * désuétude comme obsolescence inscrite au cœur des choses

   * hébétude comme index vers une inévitable somnolence

   * inaptitude comme ouverture à l’impossible et seulement ceci

   * incertitude comme exposition au danger de l’énigme

   * incomplétude comme faille d’inachèvement, mesure d’inaccomplissement

   * inexactitude comme phénomène de carence

   * ingratitude comme affleurement de l’insuffisance éthique

   * inquiétude comme manifestation de l’angoisse, de l’égarement

   * lassitude comme survenue d’un constant abattement

   * platitude comme émergence du seul prosaïsme

   * servitude comme motif d’aliénation constitutive d’un être en déshérence

   * vicissitude comme parution unique de l’inconstance

  

   Certes, vous pourrez facilement et à juste titre, observer que des mots tels « béatitude », « certitude », « exactitude », « gratitude », « plénitude » penchent bien au nombre des vertus et des faits positifs. Cependant les multiples occurrences négatives sont celles qui se dégagent prioritairement de ce lexique en « tude ». Au seul motif quantitatif, « tude » se donne bien comme cette aile sombre qui porte une ombre longue sur le visage des Mortels.

   Maintenant, le moment est venu de commenter cette peinture de Julio Romero de Torres, pensant faire émerger de cette toile quelques réflexions ne se donnant nullement d’emblée dans l’exercice d’une méditation purement abstraite. Décrire ne consiste seulement à porter au regard mais donner du champ à ce qui, dans l’éblouissement conceptuel, se dissimule, que le concret d’une peinture peut, parfois, faire surgir.

   Décrire, donc. La lumière bleue est pure extériorité, comme si, dans son trajet lumineux, elle pouvait toucher la totalité des choses présentes à l’exclusion de la personne humaine, laquelle en sa prostration évince de Soi toute idée de clarté.  La plaine du lit est labourée de sillons, traversée d’une glèbe blanche tourmentée qui dit la souffrance à l’œuvre nuitamment éprouvée. Un drap chute au sol comme pour exprimer le désarroi de Celle qui en a entraîné la chute.

   Ambiance d’un étrange clair-obscur (peut-être faudrait lui donner sa valeur latine de « chiaroscuro », de façon à le rendre encore plus énigmatique, sans doute plus dangereux), clair-obscur cependant encore touché de lueur par endroit, une lampe posée à terre diffuse une teinte chaude entre Mandarine et Tangérine, une manière de douce carnation qui ne fait qu’effleurer la partie basse de la vêture à défaut de nous la livrer à la façon d’une mince joie. C’est une simple effervescence du sol, condamnée à même sa simple reptation. La chaise porte elle aussi, quelques traces de cette diffusion, ses pieds, son dossier en témoignent dans un genre de modestie. Mais « Angoissée », combien elle nous questionne, comnien elle nous place face à cette violente dialectique qui s’agite en nous, tirés que nous sommes entre l’être-pour-la-mort, l’être-pour-la-vie !

 

C’est peut-être ceci “exister”,

cette belle et insoutenable tension

entre ce qui signifie et ce qui,

dans “l’in-signifiance”,

nous  plonge au plus noir

de notre Condition :

un sursis entre deux Néants.

  

   C’est la posture corporelle du Modèle qui se donne à nous avec le degré d’affliction le plus accompli. Placée irrémédiablement sous les injonctions d’un lourd destin, elle semblerait condamnée à ne plus jamais devoir se relever, rejoignant en ceci l’attitude originelle des premiers hominidés. Alors nous ne pouvons guère l’envisager que sous la forme attristante d’un tubercule, d’une racine à peine venue à la considération du jour. Un simple égarement parmi la grande marée humaine. Sous le lourd dais de la chevelure, le visage est à peine visible qu’un trait blafard de clarté souligne dans le genre d’une mélancolie sans fond. Les bras sont repliés, ils feraient volontiers penser aux membres de quelque insecte, sans doute à la position de défense de la mante religieuse. La main droite, recroquevillée sur la main gauche l’emprisonne, toutes deux privées de la possibilité d’effectuer des mouvements. Sur l’assise de la chaise, un pan de la robe, vaincu, n’a d’autre alternative que de considérer la chute comme sa seule possibilité.

   De cette rapide observation, que pouvons-nous en déduire sur le versant métaphysique ? Cette angoisse réputée invisible, la voici figurée de manière emblématique et c’est bien le corps en son architecture énigmatique qui en est l’approche la plus évidente. Seul le corps peut manifester l’angoisse, seul le corps constitue le lieu de réception de ses prédicats car c’est bien lui qui est lesté du fardeau de la finitude ; l’esprit, lui, échappe, se réfugie peut-être dans une fausse liberté, une bien hypothétique autonomie, faisant appel à l’imaginaire, peut-être au songe ou à la rêverie. Å l’évidence, le corps ne profère qu’un langage mutique, uniquement formel, un langage d’abattement et de renoncement. Et, ici, afin de donner droit, de manière évidente, à la profondeur constitutive de l’angoisse, il convient d’opérer, dans cette affection pathique qui pourrait paraître uniforme, une césure mettant

 

d’un côté l’angoisse,

de l’autre ce qui pourrait être considéré

comme ses simples sosies,

ennui, tristesse, chagrin et autres

déclinaisons des lézardes intérieures.

  

   Si, pour l’ennui, la tristesse, le Sujet qui en est affecté peut tenir des propos les situant en ce qu’ils sont, ces empêchements, ces empêtrements, ces contradictions obérant la persévérance en l’être, par contre la dimension rhizomique, viscérale, organique de l’angoisse ne laisse jamais place à l’émission de quelque corpus langagier que ce soit, cette mission étant, par essence, dévolue au corps sur le mode catatonique, de la somnolence, de l’apathie, de l’engourdissement, enfin sous toutes les variations dont la somatique est capable dès l’instant où elle en subit les collisions, les télescopages, les percussions.

   Oui, c’est bien le cops angoissé, prostré, qui est à l’origine du processus psychosomatique, la psyché n’intervenant qu’en second, sous le coup de semonce de cette matière charnelle qui se révulse, s’arcboute, se révolte à la seule idée de voir sa liberté de mouvement entravée. C’est en lui, le corps, que l’irréversible phénomène de l’entropie, ce degré de désordre de la matière, lance ses assauts répétés ; la psyché, tel un miroir (c’est d’ailleurs bien son sens étymologique), en reflétant la confusion, le chaos sans fin. Oui, dans cette saisissante peinture, c’est bien le corps qui est transi, ôté à sa possibilité même de se mouvoir et l’esprit, tel un ballon captif, relié par un fil, plane à quelque hauteur cependant contrarié, entravé, otage du cops si l’on peut s’exprimer ainsi.

   Parvenus au terme de cet article, comment trouver meilleure chute que de citer, à nouveau, la très belle prose rilkéenne :

   « Si mes conditions de vie avaient été meilleures, plus tranquilles et agréables, si la chambre avait pris mon parti et si j’étais resté en bonne santé, j’aurais peut-être réussi cela : faire des choses avec de l’angoisse.

   J’y suis parvenu une fois. Quand j’étais à Viareggio ; certes les angoisses s’y déchaînèrent plus que jamais, au point de me terrasser. Et la mer, jamais silencieuse, ce fut trop pour moi, elle m’ensevelissait sous le vacarme de ses vagues printanières. »

 

 

 

 

 

 

 

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30 juillet 2024 2 30 /07 /juillet /2024 07:32
Vous, plongée en Vous

Crayon : Barbara Kroll

 

***

 

   Il n’y a guère d’autre solution que d’être saisi au vif dès que, regardant ce crayon de Barbara Kroll, ce n’est plus le Monde environnant qui s’adresse à nous, mais, d’une façon bien plus impérative, ce Monde intérieur du Modèle, lequel n’est guère différent de notre Monde à nous, cette haute singularité qui nous pose tel l’Unique que nous sommes parmi l’infinie variété du vivant. Donc regardant, donc méditant, donc contemplant - il n’y a pas d’autre voie d’accomplissement que celle-ci -, étant totalement à l’image nous sentons bien que cette teinte Sable du Vergé nous convoque à d’étranges et bienheureuses intuitions, comme si, de tout temps, dissimulées au revers de notre peau, elles ne s’actualisaient qu’à être enfin reconnues pour telles, un genre d’évidence devant surgir de cette inestimable découverte.

   Il nous faut partir de ce qui semble se donner pour une forme neutre, une pure abstraction, cette large plaine du front derrière laquelle s’abritent, nous le supputons, de longues et lentes pensées. Ce front est légèrement bombé, sans doute dilaté à l’aune des réflexions qu’il convoque comme ses provendes les plus estimables, les plus dignes d’intérêt. Il nous plaît d’imaginer, dans les circonvolutions de limon de la tête, des pensées essentiellement laineuses, des pensées d’amour, de générosité, de disponibilité en même temps que des desseins subtilement retournés en-dedans de Soi, telles ces boules de varech que l’on trouve sur les grèves de sable, on ne sait ni d’où elles viennent, ni où elles vont, mais notre certitude les vise, en leur étrangeté, à la façon de minuscules entités à la riche vie intérieure.

   C’est souvent étonnant de repérer, dans les mailles complexes de la Nature, sur les traits d’un visage, au plein d’une belle œuvre d’art, ces minces linéaments, ces genres de légères floculations, ces inaperçus tropismes qui font signe en direction de l’essence des choses alors qu’habituellement, Observateurs distraits, pressés, nous nous précipitions sur ces reliefs, sur ces éminences, sur ces formes supposées pleines alors qu’un examen attentif nous indique, avec certitude, que le sens est le plus souvent dissimulé, de l’ordre de la faille, de la lézarde, de l’échancrure, de la craquelure, toutes manifestations qui s’exhaussent d’elles-mêmes, d’avoir longuement vécu, d’avoir souffert, le pathos étant le signe insigne d’une épreuve de ce qui vient à Soi avec l’assurance qui convient au décryptage du réel.

   Alors, assurés de ce genre de viatique disposé à la découverte de ce qui est, de ce qui questionne, de ce qui trouble et pose, sur notre chemin, cette pierre, cette motte, ce monticule d’herbe, non seulement nous contournerons tous ces obstacles, mais nous nous mettrons en quête de découvrir ce qui, sous leur apparence, leur visibilité, se dérobe à notre regard, les minces brindilles des fourmis, ce peuple de radicelles, cette sablonneuse réalité qui nous invite à la fête de l’exploration, du décèlement, du butin à saisir avec délicatesse au motif même de sa fragilité. Informés de ceci, pourrions-nous faire l’économie de l’arc double des sourcils, ces à peine traits de graphite qui sont la ligne d’horizon, la limite à partir de laquelle le chiffre de l’épiphanie humaine se donne avec le rare dont il est investi. Situés à la partie supérieure du visage, ils sont la base inversée de ce triangle en lequel se manifeste l’éclosion de la personnalité, germe la matière des sentiments, s’affirme le motif irrécusable de la volonté.

   Mais, plutôt que de demeurer dans une approche abstraite de tous ces prédicats et dans l’intention de mettre à jour quelque lueur des régions intimes qu’ils occultent, il convient que nous nous adressions au Modèle afin que, de ce discours direct, quelque chose comme le décryptage d’une fable se réalise, que cette rencontre fortuite prenne l’allure d’un possible réel. Vos yeux, ces inlassables défricheurs de l’espace sont pudiquement baissés. Quelle peut bien en être la raison, sinon la décision, la détermination d’un simple retrait en vous-même. Certes, ce vous-même intérieur ne se révélera qu’à occulter totalement le paysage qui, quotidiennement, vous hèle, vous somme d’être son Scrutateur, de vous fondre en lui comme la chute du fin grésil se dissout dans les mouchetures grises du ciel d’hiver.

   Derrière la double cloison de vos paupières, que pouvons-nous découvrir que notre imaginaire nous dicte, un peu à la façon d’un double de qui-nous-sommes, un genre de facsimilé soumis aux rigueurs d’une pure démarche d’assimilation ? En quelque manière, c’est bien notre propre Monde intime que nous projetons sur votre énigme et, paradoxalement, vous mettant à nu, c’est nous qui nous dépouillons de nos habituelles vêtures, de nos habits d’Arlequin, des pellicules brillantes sous lesquelles nous nous abritons, estimant à tort qu’elles nous protègent d’un hypothétique désastre. Mais la chute dans le non-sens, c’est bien nous qui l’alimentons car, ne vivant la plupart du temps, qu’au gré des apparences, nous encerclons notre silhouette de simples « miroirs aux alouettes », ils nous éblouissent, nous trompent sur la justesse du Soi, le biffent en quelque sorte.

   Mais vos yeux, il ne suffit nullement d’en effleurer l’instantané d’un battement de cils. Nécessité de soulever délicatement le voile des paupières, de traverser la couleur atone, poudrée de nuit, de l’iris, de déboucher dans ce mystérieux refuge où glissent, telles de légères nuées, ces images secrètes qui sont les vôtres, une manière de revers de cette épiphanie que vous tendez au Monde au regard même de son effacement. Tout ici est de pure soie et d’immense retenue. Tout est de confidence portée à la vertu d’un inégalable sentiment. Je vois votre vision. Oui, c’est étonnant de poser cette confluence des regards, le vôtre, le mien, comme possible, fusion en un point unique de deux univers étrangers et qui, pourtant, peuvent fusionner, au moins sous l’angle du symbole. Et, du reste, ne sommes-nous, au moins dans la large mesure de l’imaginaire, de simples symboles, de simples archétypes, des genres d’essences vivant sous l’immense liberté de leur configuration étoilée, de leur sillage de météores ?

   Doué de ce pouvoir immense de lire en vous, ce sont immédiatement des paysages de haute destinée qui s’offrent à la curiosité de mon regard. Je vous vois Fjord de Norvège, pareille à cette eau bleue miroitante qui sinue parmi les gorges étroites de rochers. Au loin, entre de fines guirlandes de nuages, une lueur d’aurore boréale tisse, au-dessus de vous, un voile d’irréalité. Je vous vois mystérieuse Oasis, votre reflet flottant entre deux eaux, des palmiers agitant leurs lames tout contre les dunes que lisse un soleil de couleur corail. Je vous vois Météore de Thessalie, ce mot, « météore », aux beaux échos célestes qu’habituellement l’on traduit par

« suspendu dans les airs », « dans les cieux, au-dessus », comme si votre essentielle identité ne pouvait que figurer parmi ce superbe chaos de roches de grès lustrées par les siècles, lézardées par les tremblements de terre, sculptées par le vent, burinées par la pluie. Certes, vous n’êtes qu’une image et ne pouvez me répondre, le pourriez-vous, peut-être souririez-vos de ma naïveté, éprouveriez-vous quelque frisson à vous laisser gagner par mon lyrisme ?

   J’ai déjà beaucoup proféré à votre sujet mais il ne sera pas dit que la source tarira. Je veux vous rencontrer jusqu’à l’extrême de qui-vous-êtes, déguster votre chair de pêche, arriver à votre réalité nucléaire, là où la graine ne devient visible que pour les Extralucides, les Voyants, les Magiciens, les Métaphysiciens. Là, au centre de votre visage, tel un mystérieux signal posé au milieu du désert, la feuille longue de votre nez. Elle est identique à une ligne de partage des eaux. Là viennent se poser, avec toute la grâce requise, les fragrances du jour dont il me plaît de penser que ce sont des senteurs élémentaires, naturelles, nullement ces sophistications chimiques qui sont les effluves des salons bourgeois et le prétexte de minauderies de toutes sortes.

   Il m’est assez facile de conjecturer la visite, tout près de vous, en vous, de cette senteur solaire, de paille et de miel du foin coupé, il embaume les versants lumineux des alpages. En eux, la belle corolle retournée du Lys des Pyrénées, la pluie rouge de ses étamines. En eux, les grappes mauves des digitales, leurs cohortes de papillons s’énivrant de leur nectar. En eux, les étoiles mousseuses, onctueuses des merveilleux edelweiss, leur douceur est un onguent pour la pulpe des doigts, leur naturelle réserve, une palme pour le repos de l’âme. Conjecturer aussi la senteur épicée et de résine des genévriers, ils sont les hôtes discrets des terrains secs et arides de la garrigue avec leurs beaux essaims de baies bleues métalliques. Conjecturer, encore et enfin, l’arôme un peu fade, insignifiant de l’argile, mais si réjouissant pour ceux qui, tels que vous, je n’en puis douter, font du sol, de la terre, le reposoir de leur sentiment agreste, de leur inclination bucolique.

   Et puis, comme une destination finale depuis toujours visée, la pulpe de vos lèvres dont, en un premier temps, je ne retiendrai que la positivité de ce bleu qui, aussitôt m’incline à penser à ces simples et délicates myrtilles, un œil aussi noir que discret brille dans son bel anonymat ; m’incline à penser à ces grappes de mûres qui ornent de leur éclat indigo profond  le peuple des buissons ; m’incline encore à chercher dans les plis de mes souvenirs d’enfance ces prunelles âcres à la robe bleu Azur, Electrique qui tapissaient mon palais de cet inimitable goût de « revenez-y », moitié masochisme, moitié mince bonheur immédiat au contact de cette Nature toujours à portée de la main pour qui s’y dispose avec la simplicité requise, l’accueil en Soi du modeste et du renouvelable à l’infini.  

   Bien entendu, il est toujours plus facile de dire, à propos des Êtres et des choses, ce qui fait leur charme, produit leur attrait, fouette leur naturel magnétisme. Mais si les mûres sont ces fruits délicieux qui peuvent se consommer en gelée, sous leur apparence donatrice de joie se dissimulent ces épines qui blessent les mains des Cueilleurs et des Cueilleuses. Jusqu’ici, j’ai dit le côte de lumière, il me reste donc à convoquer le côté d’ombre si, du moins ce dernier n’est le fait d’une pure délibération subjective de ma part. Certes, dans le visage représenté par ce dessin, peut se lire, en filigrane, quelque subalterne physionomie qui en altèrerait la perception, d’abord flatteuse, que je me suis plu à décrire, réservant pour la fin quelque hypothèse qui pourrait venir ternir ce joyeux colloque dont j’ai partagé la teneur avec les Lectrices et Lecteurs.

   L’inclinaison des sourcils en direction d’une possible fermeture au conciliabule du Monde, les yeux clos sur ses événements pluriels, la vive arête du nez qui pourrait bien biffer ses somptueuses odeurs et, surtout, ce bleuissement de la bouche comme s’il se donnait pour symbole d’un renoncement à paraître du sublime Langage. Extraire d’une image le positif, le négatif, ne tient pas seulement à la couleur sémantique qu’elle nous propose. Toute la Vérité de la réalité iconique ne repose nullement en totalité sur cette affirmation sans reste de ces sourcils, de ces yeux, de ce nez, de ces lèvres en une perspective une, déterminée, sans que rien ni personne ne puisse en modifier, peut-être en altérer la première impression sensible. Comment ne pas évoquer ici la puissance transformatrice de notre regard vis-à-vis de ceci qui est visé, comment éluder la force de notre jugement singulier, comment biffer ces intimes certitudes qui nous habitent, nous disposant à interpréter le Monde de telle manière de préférence à toute autre ? Nul n’aura ignoré que j’évoque le privilège indéniable de la subjectivité, son antériorité,  sa préséance sur toute mesure objective du réel. Mais je ne veux inutilement poursuivre une thèse sur la ligne de partage entre subjectivité et objectivité, laquelle nécessiterait de longs développements.

   Je vais donc poursuivre la voie d’une faveur par rapport à l’esquisse dont il est ici question, voie sur laquelle je me suis engagé depuis le début de cet article. Le Modèle, je ne veux donc l’envisager que sur le mode d’une donation qualitative de qui-elle-est, laquelle fera apparaître son aspect avenant, attirant, fascinant en quelque façon, « solaire » si l’on veut pencher du côté de la métaphore. Lorsque, plus haut, j’évoquais le « bleuissement » des lèvres, je ne doute guère que, dans votre esprit, n’ait germé soudain cette image devenue canonique des « bleus à l’âme », titre d’une œuvre de Françoise Sagan, désormais devenu célèbre au titre d’une référence constante au contenu qu’elle suggère, cette luxueuse mélancolie teintée des notes plaintive de l’adagio chez ces Désœuvrés contemporains qui hantent les coursives de la modernité. Mais quittons ici la sphère romanesque pour des considérations d’un contenu que j’espère plus consistant.  Je ne veux nullement projeter sur ce beau dessin la lumière de carton-pâte des conventions sociales faciles et des visions à bon marché. Bien évidemment, cette posture peut paraître présomptueuse mais je privilégie l’ascèse intellectuelle par rapport au confort des « idées toutes faites » dont notre Monde raffole au point de renoncer à toute espèce de réflexions autres que celles portant sur le quotidien le plus familier mais aussi le plus insignifiant qui se puisse concevoir. Mais revenons au Modèle et visons-le sous l’angle bénéfique d’une généreuse donation de Soi.

   Si « bleuissement » il y avait, en l’occurrence gauchissement de ce qui, de manière essentielle, sort de la bouche, à savoir le Langage dont j’ai évoqué plus haut la possible résurgence, alors la mesure se ferait sentir d’un destin aphasique des mots, d’une perte des corpus langagiers dans un aven sans fond dont nul, sur Terre, ne pourrait ressortir indemne au motif que le Langage étant l’essence de l’Homme, sa disparition serait synonyme de celle des Locuteurs et des Locutrices. Ce Langage dont j’ai usé (et peut-être abusé), cette manifestation inaliénable du génie humain, comment pourrais-je m’en attribuer l’usage exclusif ? Non, cette dimension verbale qui donne sens au Monde en sa totalité, je dois en faire le don à Celle qui, ici silencieuse, se retire au-dedans de Soi, nullement dans une mutité tombale, sépulcrale, mais dans la plus belle perspective d’une intériorité dont la nécessaire pureté est promesse d’une joie plurielle, renouvelable à l’infini, bien évidemment dans la parenthèse humaine dont tout Existant est l’illustration, ce beau dialogue de Soi avec Soi qu’est, en dernière analyse, ce colloque singulier qui, toujours existe à bas bruit telle la note fondamentale de qui-on-est, nul, de l’extérieur, ne saurait l’éteindre, le réduire à sa merci. Êtres de Langage au premier chef, c’est par les vertus de ce dernier que, pour nous, mais aussi pour les Autres, nous nous faisons apparaître en même temps que nous donnons site à toute Altérité venant à l’encontre.

   Si, jusqu’ici, j’ai pu dire ce Fjord de Norvège, ce Météore de Thessalie, cet Oasis du désert, cette odeur de foin coupé, cette souplesse de l’argile, ce piquant des genévriers, ce bleu profond des Myrtilles, le mystère entier de ce Dessin-hiéroglyphe métamorphosé en signe évident, si, jusqu’ici vous avez pu me lire, c’est bien en raison que le Langage, cette dimension universelle à laquelle nous nous abreuvons, bien plutôt que d’en être les Auteurs, nous en sommes les modestes Serviteurs. Une évidence doit surgir : le Langage est le chiffre même de notre propre transcendance, de notre propre ascension par rapport au contingent, au factuel, à l’adventice. Écrivons, lisons, parlons, méditons tant que, devant nous s’éclaire ce chemin qui est le nôtre à la mesure des mots qui tressent notre architecture la plus intime, la plus précise.

   C’est ceci et rien que ceci que j’avais à dire sur cette esquisse, comme toujours quasi métaphysique de l’Artiste allemande qui, toujours, nous invite à réaliser le beau geste de « l’épochè », mettre entre parenthèses le réel, lui substituer, le temps d’une brève illumination, cet irréel qui nous hèle du plus loin de qui-nous-sommes, cette mesure imperceptible qui est le gage le plus sûr et le plus immédiat de notre Liberté.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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25 juillet 2024 4 25 /07 /juillet /2024 08:49
Tout au milieu de Soi

Back to black…

Étang de Bages 02

 

Photographie : Hervé Baïs

 

***

 

   On met cap vers le Sud, on veut la mer, on veut le soleil, on veut la lumière. On veut être Soi et être Soi hors-de-Soi. En réalité on ne sait trop et l’on fait semblant d’être réuni autour d’un centre qui nous définit et nous assigne une place déterminée parmi la vastitude, l’infinité du Monde. D’abord, on erre longuement dans les ruelles de Bages, ce délicieux village perché sur son éperon rocheux, vigie surveillant le lac du même nom, en partage avec Sigean. On essaie de s’imaginer natif d’ici, de se fondre dans la pierre ocre que lustre le soleil levant, d’être familier de cette Placette avec sa fontaine blanche, son platane incliné par le vent, le ciel de toiles claires de son Café. Longeant les ruelles où coule une ombre fraîche, on glisse parmi les hautes et étroites maisons médiévales, on franchit la Porte du Cadran Solaire, pour un peu l’on se sentirait Bageois plus que Bageois, Pêcheur s’apprêtant à jeter ses filets sur le miroir de l’Étang pour y saisir l’une de ces longues et noires anguilles qui en tapissent le fond. Oui, ce beau village perché sur son promontoire avec son habitat groupé instille vite en Soi cette manière d’assurance tranquille qui nous disposerait, d’emblée, à la plus exacte équanimité d’âme qui se pourrait imaginer.

   Et puis, soudain, alors que l’on flâne longuement, pareil à un Archéologue soucieux de prélever, ici et là, quelques indices de sa quête, on est si bien devenu « l’objet » de cette mince bourgade, qu’on en est comme l’ombre, comme le pavé qui luit au fond des ruelles, comme ces volets de bois peint que le mouvement du vent fait continûment grincer. Pour autant la conscience n’est nullement au repos, la conscience inquiète de Soi qui, toujours, inlassablement, court à la recherche de son point fixe, de sa position sur le sextant de l’exister, aiguille mobile de la boussole dont, cependant, l’on souhaite qu’elle puisse, un jour, trouver son orient magnétique. Arriver à son port, si l’on veut. Et là, comme Robinson échoué sur son île de Speranza, on cherche à se repérer, à savoir si, au milieu de la confluence des éléments,

 

on est plutôt Eau, mer ou lagune ;

plutôt Air hissé sur le dos froid et rapide de Tramontane ;

 plutôt Terre, tissé de cette argile ocre qui décore les façades,

ou encore Feu animé par la course courbe du Soleil.

 

   Peut-être est-on tout ceci à la fois, ce qui justifierait notre inaptitude foncière à coïncider avec quoi que ce soit, à bouger telle la girouette, à s’agiter constamment telles les gouttes dans la clepsydre, à sans cesse varier telle la crête multicolore du caméléon. Certes, cette quête du sentiment de Soi peut paraître curieuse, là, dans ce lieu de pure beauté au contact duquel toute question intérieure devrait céder le pas à la méditation la plus sereine qui soit. Mais ce serait un peu vite oublier que toute beauté, précisément au motif de son exception, nous oriente aussi bien au bonheur, aussi bien à cette inquiétude foncière qui naît toujours des confrontations singulières.

   Alors, un peu « la mort dans l’âme », on quitte Bages (mais quitte-t-on jamais ces lieux de haute présence ?), on l’abandonne cette belle bourgade par un sentier d’argile claire. La lumière est haute, la lumière scintille sur la plaque métallique du lac si bien que l’on doit protéger ses yeux de cette clameur souvent trop intense. Partout une herbe sèche, indisciplinée, secouée par la force des vents, une herbe pareille à celle des vastes savanes, puis, jouxtant l’eau, une maigre végétation de prés salés qui se confond presque avec la nappe liquide. Ici et là quelques conifères font balancer innocemment leurs maigres aiguilles sommitales. Loin, à l’horizon, une bande de terre limite la zone de la lagune. On est un peu le centre de ce curieux microcosme, étroite narration tellement semblable à ces héros solitaires des romans de chambre, on est, à Soi seul, le début et la fin de l’histoire, on est l’alfa et l’oméga au titre desquels plus rien ne se donne que cette relation au paysage, ce passage ininterrompu de la Nature à Soi, de Soi à la Nature.

   Ce que l’on veut, ici, face à cette manière de « nulle part », gommer toutes les aspérités du Monde, faire comme si, par simple magie, l’on pouvait ne plus connaître que la porcelaine éclatante, onctueuse d’un coquillage flottant à demi dans les eaux translucides d’une grève du Septentrion, coquillage couché parmi le peuple des galets gris. Soudain, le grand kaléidoscope mondial se serait étréci à la « peau de chagrin », il n’en demeurerait qu’une lentille centrale, manière d’infime variation autour d’harmoniques en synergie, une à peine lueur montant de la douce intimité des choses. On n’aurait guère d’effort à fournir pour se métamorphoser en ce paysage lui-même, en son battement interne presque imperceptible. Se laisser aller le long de ce mince fil d’Ariane qui nous relie au ciel, à l’eau, à la terre, ce fil si ténu que rares sont les Élus qui peuvent en ressentir la vibration de cristal.

   Se laisser aller à ceci qui vient à Soi tout comme le transparent gerridé glisse à la surface de l’eau, mince corps ovale en quête de sa nature, antennes souples palpant l’air, subtiles ondes marquant l’empreinte légère sur le miroir couleur d’attentionnée bienveillance, de généreuse clémence, d’inépuisable tendresse. Alors que l’Étang du Doul se laisse aller à sa calme horizontalité, que le roc de Berrière, du haut de son promontoire, embrasse la totalité de la zone lacustre, il n’est guère d’autre indication, pour Soi, que de confier son regard à cette esthétique montée des flots, comme si elle en était le pur bourgeonnement. Le ciel, en sa partie la plus haute, se résume à l’écho d’une mince bande sise entre Argent et Lin. Puis, à mesure que les yeux entreprennent leur courbe descendante, tout se donne dans l’atténuation, dans l’approche, jamais dans une saisie qui serait définitive, entraînant, avec elle, la chute soudaine du temps ; non, c’est un blanc cotonneux, le genre d’une pulpe florale, l’aspect satiné du calice, la consistance de la brume annonçant aux Hommes, aux Femmes, aux Enfants emmaillotés dans leur rêve,  la naissance du jour, l’oblativité de ce qui va se présenter, advenir comme ce qui, depuis la nuit des temps, attendait le mystère de son dépliement.

   Alors sans que l’on s’en soit aperçu, on est comme immergé en Soi, « tout au milieu de Soi », donné sans intermédiaire à qui-l’on-est et, de ceci, naît la simple et heureuse évidence d’être en un temps d’exceptionnelle imminence. On ne fait qu’un avec son intime existence, on est au plus près d’une manière d’illumination et il s’en faudrait de peu que nos pupilles ne s’ornent de ce brouillard léger que d’aucuns nomment « larmes », ceci inclinant vers la tristesse, alors que la conscience cardinale que nous en avons farde nos paupières de cette ineffable joie que les mots ne nomment le plus souvent que par défaut, ils sont trop courts, ils ne parviennent nullement à emplir la totalité d’un sens qui les déborde et, parfois, les chagrine. Mais les sentiments profonds n’éprouvent le besoin de quelque messager, de quelque intermédiaire, ils parviennent eux-mêmes à l’accomplissement de leur floraison, à la manifestation de leur éclosion. Cette décoloration du gris en direction du blanc est belle, apaisante, nuée de la conscience d’une dimension aurorale, originaire du temps. La ligne d’horizon est ce genre d’illisible filigrane pareil au mot du Poète lorsqu’il hésite à dévoiler son trouble intérieur, à prononcer le nom de la Muse dont il est amoureux, qui lui souffle l’inimitable forme de ses vers les plus inspirés.

 

Et l’eau, l’eau admirable,

l’eau régénératrice, l’eau purificatrice,

l’eau qui est la même que celle

qui baigne les cellules de notre corps,

l’eau vient à nous du plus loin

de sa troublante énigme.

L’Eau-Miroir, l’Eau-Constellation,

l’Eau-Réverbérant les facettes plurielles du Soi qui,

pour un peu, se confondrait avec elle,

l’Eau blanche et grise, l’Eau aux mille reflets.

 

   Elle est notre Mère, elle est celle en qui nous plongerons, immense matrice collectant les bruits inaperçus du Monde, belle et rassurante symphonie aquatique dont, à peine venus à l’être, nous tardions à nous exonérer tant il y avait de quiétude à seulement flotter dans les eaux avant-courrières de l’existence aux rudes aspérités, aux dents parfois acérées, aux piquants tels ceux des oursins. Eau qui vient à nous et s’obombre de quelque nuée anthracite, comme si elle voulait nous prévenir du danger qui, toujours, nous guette dès l’instant même de notre éloignement de qui elle est.

   Eau troublante s’il en est, eau revitalisante aussi, eau baptismale par laquelle nous trouverons le tremplin immémorial de notre essor, de notre émergence tout contre cette dimension de l’altérité qui nous surprend en un premier geste de notre manifestation aux choses, nous comble  ensuite au gré de sa texture infiniment souple, infiniment accueillante, une feuille d’eau nous enveloppe et, aussitôt, tels ces bâtons plantés dans le fond obscur, telle cette farandole de filets qui s’y accrochent, c’est bien ici la métaphore du Soi qui s’impose et nous reconduit sur les rives de la narration de notre propre genèse.

 

Là, au centre de la belle image,

là au point de rencontre des lumières plurielles,

là au point focal d’un sens totalement accompli,

c’est de NOUS dont il est question,

seulement de NOUS et cette révélation

nous gagne de l’intérieur, nous envahit

et une foule d’heureuses sensations

se presse tout contre la toile

interne de notre épiderme.

 

   Alors nous ne voyons plus le tressage de cordes en lesquelles viennent s’échouer les lianes noires des anguilles, nous ne voyons plus les lignes verticales de ces bâtons taillés à la main afin de maintenir en place le piège tendu au peuple de la lagune. Immense beauté de la symbolisation du réel, immense beauté des correspondances toutes baudelairiennes entre qui-l’on-est et ceci même dans la distance dont nous nous approprions les abondants, les opulents prédicats.

   Ici un songe ancien de l’humanité se réalise, ici prend corps une merveilleuse unité, cette acmé de l’Idéalisme, ne plus faire éloignement de ceci qui vient à nous, certes dans la réserve, en un rapide regard, mais dans la totalité épiphanique de son être en une appréciation plus exacte de notre vision intérieure. Du Monde nous ne sommes nullement disjoints, nulle césure ne s’annonce, nul hiatus ne partage des territoires distincts, bien au contraire

 

ce ciel de grise texture, c’est NOUS ;

cette eau de lagune à la si belle teinte d’argent, c’est NOUS,

cet ilot de pieux et de filets, c’est NOUS

 

   au plus plein de cette métaphore qui n’est, en définitive, que notre propre récit qui s’écrit au beau fronton de l’exister. Et c’est le geste photographique qui est le « bain révélateur » de deux polarités appelées, depuis toujours, à se rencontrer, à entrer en osmose, dyade connaissant enfin le lieu de son effectuation la plus étonnante, la plus signifiante qui soit. Constamment, face à l’image de qualité, face à l’image essentielle, nous avons à devenir ces savants Herméneutes qui, perçant l’opercule serré des hiéroglyphes du réel se disposent, immédiatement, « au milieu de Soi », dans cette mesure strictement focale, dans cette sorte de « degré zéro » de la signification à partir duquel tout va se déployer en orbes successifs, dont le Soi sera la totale et profonde émanation, le centre infini de rayonnement.

  

Avant même d’être au Monde,

le Soi est le Monde

 

   et cette assertion, si elle paraît pêcher par orgueil, ce n’est qu’en apparence car si notre pensée se barde de radicalité, ce que, toujours elle devrait faire, une évidence s’impose à elle :

 

c’est NOUS qui voyons le Monde.

Et, le voyant, c’est NOUS qui le créons

 

   car notre vision s’absenterait-elle et il disparaîtrait, le Monde, nullement pour les Autres, cela va de soi, mais il va aussi de soi que nous ne pouvons nier qu’il n’existe, ce Monde, qu’à l’aune de nos perceptions, de nos sensations, de la fable que nous lui attribuons dès l’instant où nous mettons en quête de le justifier. C’est NOUS qui sommes interpellés par ce village, ce paysage, cette lagune et c’est l’exigence d’une solitude, la nôtre, face à une autre solitude, celle du paysage qui constitue la manière la plus adéquate de rendre compte, tout à la fois, de Soi, de cet alter ego de ce qui nous fait face et s’impatiente d’être dévoilé selon sa propre vérité.

 

Nous ne pouvons être que ceci,

des Explorateurs de l’authentique,

 seulement de cette manière peut

se dévoiler l’essence des choses.

 

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16 juillet 2024 2 16 /07 /juillet /2024 07:59
Lente, belle, la Nature

 

Roadtrip Iberico…

Avril-mai 2024…

Zambujeira do Mar…

Portugal

 

Photographie : Hervé Baïs

 

***

 

    « Le degré de la vitesse est directement proportionnel à l’intensité de l’oubli. De cette équation on peut déduire divers corollaires, par exemple, celui-ci : notre époque s’adonne au démon de la vitesse et c’est pour cette raison qu’elle s’oublie facilement elle-même. Or je préfère inverser cette affirmation et dire : notre époque est obsédée par le désir d’oubli et c’est afin de combler ce désir qu’elle s’adonne au démon de la vitesse ; elle accélère le pas parce qu’elle veut nous faire comprendre qu’elle ne souhaite plus qu’on se souvienne d’elle ; qu’elle se sent lasse d’elle-même ; écœurée d’elle-même ; qu’elle veut souffler la petite flamme tremblante de la mémoire. »

 

   Å l’incipit de ce commentaire de la belle image d’Hervé Baïs, il nous plaît de placer les remarques lucides de ce bel écrivain qu’est Milan Kundera. Nous employons, à dessein, le présent du verbe être, « est », pour indiquer que toute écriture digne de ce nom est touchée de la grâce d’un coefficient ineffaçable d’éternité. Oui, le merveilleux Langage, en sa qualité d’essence de l’Homme, anticipe et outrepasse ce dernier de toute la hauteur de son essentiel mérite. Encore faut-il qu’il soit utilisé avec suffisamment d’égards pour qu’il soit en mesure, simplement, de prétendre au titre de « Langage ». Å défaut de ceci, il ne saurait être que pur verbiage, risibles onomatopées, essais de dire échouant au seuil de la parole. Mais les Amoureux du Vrai Langage auront compris. La référence à la « lenteur » ne saurait s’offrir qu’à l’aune d’une durable patience, d’une persévérance de tous les instants, d’une sérénité à toute épreuve, d’une endurance longuement consentie, toutes qualités nécessaires au déploiement de son efflorescence. Et ce qui est, ici, dit du Langage (il ne vous aura nullement échappé, qu’à l’initiale, une Majuscule s’impose afin que nulle confusion ne soit entretenue avec quelque prosaïque sabir), donc ce que le Langage énonce du haut de son mérite, le Paysage le fait également du plein de son esthétique, de son naturel retrait, de sa modestie, de sa retenue, des nervures fondamentales dont il est le vivant exposé.  

   Si, par une simple décision intellectuelle, nous conférons au Paysage cette « lenteur », tel le poème, tel l’essai longuement médité, telle la narration romanesque pas à pas sécrétée, se situant dans la lignée des grandes œuvres, nous infusons, dans le Paysage, des motifs qui le mettront à l’abri de « l’oubli », de la « lassitude », de « l’écoeurement », reprenant ici les termes employés par Milan Kundera. Nous ne commenterons pas plus avant les propos de l’Écrivain au motif qu’ils sont transparents, hautement lisibles et que, si nous nous y attardions, ce serait simple facsimilé du contenu de « La lenteur », ce livre qui, traversant le sourd épiderme des choses, atteint sa chair vibrante, le plus souvent dolente d’avoir été si peu comprise, et, conséquemment, oubliée.

 

   La lenteur de l’image

 

  C’est toujours du ciel qu’il faut partir comme si sa céleste altitude lui donnait quelque prééminence à s’affirmer, le dotait d’une large mesure antéprédicative, dont chaque chose, l’eau, la terre, les arbres, dépendaient, tiraient la nature même de leur substance. Donc le ciel, ce ciel si haut, si blanc, ce ciel traversé d’une onction originelle, ce ciel de haute faveur, ce recueil de la parole des dieux, cette enveloppe si diaphane de tout ce qui vient à lui, cette simple courbe sous le grisé d’illisibles nuages, ce ciel plane infiniment au-dessus de la longue marche des Égarés que nous sommes, nous qui vivons la tête inclinée, les pieds rivés à la lourde glaise du sol. Pourrait-on imaginer un ciel pressé ? un ciel impatient ? alors que sa vastitude contient en elle toutes les dimensions du temps : la mémoire infinie du passé, l’insaisissable glissement du présent, le virtuel d’un futur à l’aune duquel nous ne sommes que de risibles notes sur une partition sans fin.

   Et l’eau, cette symphonie toujours renouvelée, l’eau qui n’a de cesse de métamorphoser la mouvance joyeuse de ses flux, certes si nous la visons instant par instant dans ses immédiates manifestations, nous pouvons y repérer quelque hâte à faire de ses flots ce qu’ils ont été, qu’ils ne seront plus, une matière toujours en mouvement, ondoyante, fugitive, capricieuse, mais ceci est une vision de myope à laquelle il faut substituer le large empan d’une saisie panoptique des choses, d’une considération holistique de ce qui vient à nous, remplacer la partie par le Tout, lequel ne saurait être que le Grand Tout de la merveilleuse « Phusis » des Anciens Grecs, cette donation à l’infini des puissances illimités de la Nature.  Cette nécessaire « conversion du regard » nous place à une autre altitude. Les choses vues de près se donnent dans le fourmillement, la pullulation, l’enchevêtrement inextricable, la confusion la plus confondante qui soient. Éloignons-nous de cette éclaboussure, de ce jaillissement, de cette diaspora de gouttes et notre vision s’assagit, se modère, s’unifie afin que notre juste vision du Monde soit l’heureuse synthèse d’un cheminement immémorial, nullement ce saut sur place qui est le lieu commun des Existants, nullement l’allure millénaire de ce qui vient à notre encontre avec grandeur, amplitude, équanimité.

   L’eau est belle qui vient à nous avec ses larges zones de gris métallique, ses territoires tremblants, irisés, ses districts d’illisible venue. « Zones », « territoires », « districts » font encore signe vers une fragmentation du réel, une coupe, une césure, des estimations catégoriales, toutes perceptions du tangible qui ne visent que par défaut sa large dimension ontologique. Rien de ce qui est face à nous ne peut l’être dans une seule esquisse qui résumerait l’entièreté de l’être des choses, limitée à un seul de ses phénomènes. Tout phénomène est précisément le « phénomène » au sens étymologique de « tout » (c’est moi qui accentue), ce qui apparaît de nouveau dans l’air, dans le ciel », cette étrange singularité qui n’est que le reflet, l’écho de cet universel sous lequel nous vivons, qui toujours nous dépasse et, le plus souvent, nous désespère.

   C’est bien parce que ce mystérieux « Tout » nous provoque, nous met en demeure de le comprendre que nous le soumettons avec tant d’empressement au scalpel de notre Raison, laquelle tranche à vif dans le sensible, en extrait quelque détail qu’elle nous livre pour la Vérité pleine et entière. Et c’est bien la figure de notre hâte coutumière qui constitue l’opérateur de cette étrange euphémisation du réel, lequel opérateur ne semble faire sens qu’à la manière d’un puzzle, pièce par pièce, reflet de notre expertise impétueuse, impatiente des objets que nous rencontrons quotidiennement, notre promptitude à les considérer, nos gestes de saisie trop vite accomplis, ôtent à notre regard ce qui, depuis toujours l’attend, voir la Mer à défaut de n’apercevoir que la goutte au sein même de cette immense nappe liquide. Considérant les anomalies, les insuffisances de notre acte perceptif, il nous faut passer d’une simple image du détail à la dimension de l’élémental, de l’Eau, de la Terre, de l’Air, du Feu, tous fondements du visible dont nous ne sommes jamais que les observateurs distraits, les archivistes amnésiques, les documentalistes aux mains vides.  

   Et les rochers, ces naturels prolongements de la Terre, combien ils nous questionnent si nous leur accordons une attention adéquate. Ils sont l’évidence même du moment long, ce temps géologique qui tresse une à une ses secondes depuis l’immuable du temps, là où, peut-être, une possible Origine pourrait se laisser deviner. Leur dureté, leur résistance est gage de cette lenteur dont ils sont le résultat car aucune roche métamorphique ne se donne dans l’instant de ce qui serait sa rapide venue. En eux, les rochers, sommeille la longue expérience d’un métabolisme pluriséculaire qui nous donnerait le vertige si, par improbable, nous en percevions l’incroyable durée. Que nous reste-t-il alors, face à cette immensité de la Nature, face à la durabilité, à la pérennité du Paysage, à ne nous considérer tels les simples Harmoniques enchâssés dans ce Ton Fondamental universel qui, à la façon de la Musique des Sphères résonne de toutes parts sans que, jamais, nous n’en puissions déterminer ni début, ni fin.

   Et c’est bien notre condition d’Harmoniques, autrement dit d’Individus exposés au risque de leur propre finitude qui nous précipite, tête la première, dans l’aventure immédiate, dans l’hystérie itérative d’actions renouvelées sans fin, dans le fourmillement indistinct et chaotique dont nous posons, jour après jour, les pierres fondatrices de leur devenir. Il y a, du Ton Fondamental universel à notre réduction Harmonique un tel abîme que nous ne pouvons qu’être des Êtres égarés à la recherche d’un hypothétique temps qui nous rendrait éternels, d’une spatialité infinie qui y correspondrait.  Mais nous avons, sinon la nette conscience, du moins la rapide intuition que nous sommes en dette au regard de cette temporalité infinie dont l’illimitation nous réduit à la « portion congrue », la mesure étroite qui nous est destinée paraît ne convoquer qu’une étrange aliénation.

   Dès lors que reste-t-il de ces considérations sur la « Lenteur », sinon, selon la belle injonction kunderienne, sortir de notre « désir d’oubli », nous accorder, toujours, le temps d’une pause, instiller dans le réel autant de respirations que faire se peut, se poster face au Paysage, nullement dans une mesure antithétique qui nous le rendrait dangereux ; s’accorder à ce temps long que nous devinons

 

à même le dôme infini du Ciel,

sur la ligne courbe de l’Horizon,

 sur la plaque de schiste de l’Eau,

sur les arêtes saillantes des Rochers,

sur les franges d’Écume de l’Eau.

 

Ces belles réalités immédiates,

Ciel, Horizon, Eau, Rochers, Écume,

portons-les à la seule

dimension qui vaille,

ce Temps d’illimitation

qui sera le nôtre si,

bien plutôt que de décoïncider

avec son essence,

nous acceptons de méditer,

de contempler longuement

ce qu’ils sont en leur être,

des appels diaphanes,

fragiles, lointains,

mais des appels pour que

se lèvent des affinités,

que fleurisse une osmose,

que se déploie une harmonie,

de Nous au Monde,

du Monde à Nous.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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5 juillet 2024 5 05 /07 /juillet /2024 07:49
La clarté de l’Inaccompli

Peinture : Barbara Kroll

 

***

 

 

Telle la phalène tournant autour

du verre de la lampe,

nous les Hommes de moindre destinée,

nous voudrions voir la flamme,

nullement cette poussière noire

qui rôde alentour tel un voleur

 en quête de quelque méfait.

  

Tel le Randonneur accomplissant

son périple sur les hauteurs de la montagne,

nous les Hommes de simple aventure,

nous souhaiterions voir la ligne de clarté courant à l’adret,

nullement la faille de ténèbres glaçant le versant de l’ubac.

 

Tel le Semeur de riz plongeant ses jambes

dans le miroir des rizières,

nous les Hommes de modeste mesure,

n’espérons que la venue à nous

de la face riante du Ciel,

nullement la face de limon

qui repose sous la pellicule d’eau.

  

Flamme, ligne de clarté, face riante du ciel

 sont les seules apparences dont nous souhaiterions, toujours,

qu’elles pussent nous visiter dans la plus pure des positivités.

  

Poussière noire, faille de ténèbres, face de limon

sont la face cachée des choses dont, jamais,

nous ne réclamerions qu’elle pût

nous atteindre en notre for intérieur,

seulement exister à titre de lointaine hypothèse.

  

 

   Bien évidemment, ce qui s’énonce originairement sous forme métaphorique ne saurait tarder à trouver son équivalent dans le cadre du réel. Flamme, ligne de clarté, face riante du ciel, ne sont que quelques déclinaisons de la venue à nous de cette existence qui est la nôtre, laquelle, parfois, placée sous le boisseau des diverses servitudes ne nous visite qu’à l’aune de Poussière noire, faille de ténèbres, face de limon. Mais nous ne filerons guère plus avant la métaphore, nous repliant aussitôt sur cette dette de vivre coextensive à notre humaine condition et, par voie de conséquence, à tout ce qui obscurcit notre regard, limite notre horizon, aliène nos desseins les plus chers.

  

   Comme bien souvent, c’est la peinture métaphysique de Barbara Kroll qui se donnera en tant que support du concept qui sera développé ci-après. Mais décrivons et posons, sur le vif de cette description, quelques significations qui voudraient bien se dévoiler à nous tout le long de notre cheminement sémantique. « Révélée/Irrévélée », telle sera l’étrange nomination de notre Modèle métaphysique, parcourons-en l’image ambivalente :

 

bivalence du Clair et de l’Obscur,

bivalence de la Netteté et de l’Ambiguïté,

bivalence de la Présence et de l’absence à Soi.

  

« Révélée/Irrévélée » ne se donne qu’à l’aune

de son propre retrait :

 

elle voudrait parler mais demeure muette,

elle voudrait voir mais demeure dans la cécité,

elle voudrait toucher mais demeure dans le geste biffé.

 

   Le fond de l’image est noir, sans doute comme le fond de l’exister, ce mystère qui, toujours recule, à mesure que nous cherchons à résoudre son énigme. Son visage est de cendre (un constant égarement) et d’airain (volonté inflexible d’imprimer sa marque au réel). Visage à la Janus :

 

une moitié tournée en direction

du Monde, de sa lumière,

 l’autre moitié s’enlisant dans la fange brune,

ténébreuse des choses illisibles

et des ontologies avortées avant même que d’être nées.

 

L’ensemble du corps visible est sur un modèle identique :

 

tout ne fait événement qu’à bientôt

 être ôté à notre naturelle curiosité.

  

   Nous disions plus haut « choses inaccomplies » et c’est bien dans la rigueur de ce lexique qu’il faut tâcher de prélever quelques indices signifiants. En vertu d’une simple logique, la qualité des choses s’extrayant du néant, ne serait-ce de rutiler, de rayonner, de germer, de croître, de coloniser l’espace existentiel jusqu’en ses moindres recoins ? Oui, c’est bien de ceci dont il s’agit pour les choses, de s’affirmer, d’effacer les ombres, de désoperculer tout ce qui est terne, opaque, diffus, afin que, de cet effort, ne puisse résulter que cet éternel bourgeonnement qui est le naturel opposé de l’anéantissement, de la disparition, de l’effacement. Donc ici, « inaccompli » vient interrompre le souci de la chose, son juste mérite de paraître. Insupportable douleur existentielle qui toujours visite l’homme, le reconduit aux affres d’un questionnement sans réponse. Possédant ces quelques prérequis conceptuels, il nous est maintenant demandé d’éclaircir notre vision, de lui donner des points d’appui. Ce qui devient utile au plus haut point, interrogés que nous sommes par cette étrange figure de l’image, installer une ligne de césure hautement visible

 

entre ce qui, dans la touffeur de l’ombre,

pourrait apparaître comme le reflet de l’inconscient

et ce qui ressortirait à cette notion « d’inaccompli »

à laquelle il faut donner un contenu précis.

  

   Si, en l’Homme, deux territoires distincts peuvent cohabiter, il nous est demandé d’en déterminer les qualités respectives afin que, dotés d’idées claires, notre avancée ne se fasse nullement à l’aveugle. Il nous faut donc jongler d’une réalité à l’autre, toujours mettre en regard « inconscient » et « inaccompli », une clarté se levant de leur mise en rapport, de leur jeu dialectique.

 

    L’inconscient, d’abord : ce que nous avons vécu, expérimenté, cette chair de l’événement qui envahissait la totalité de notre horizon, lui donnait sens, lui donnait mesure, cette haute dimension du préhensible/visible/audible dont, bientôt, au gré du temps qui déroule son éternel ruban, il ne demeure que quelques éclats dispersés au hasard de la mémoire, une sorte d’archéologie trouée ne nous livrant que des tessons, jamais la céramique ancienne dont nous aurions souhaité qu’elle restât notre bien le plus sûr, faible clignotement de luciole dans la nuit de notre passé.

   Tout ceci qui a été vécu, tout ce qui s’y accole, émotions, rapides ravissements, extases soudaines, tout ceci donc a pris la consistance d’un rêve d’étoupe dont, toujours, nous ressortons vaincus, orphelins lors de nos essais de reconstituer ces événements identiques à la faible lueur d’un maroquin dans le clair-obscur d’une bibliothèque. Toute tentative d’en faire venir à nous le tissu serré, la trame ancienne, se solde par une perte sans fin et la psychanalyse, fût-elle de haute volée, n’en saisit rien pour la simple et têtue raison que nul ne peut faire du moderne avec de l’ancien. Ce qui, de l’existence a disparu, c’est le néant lui-même qui l’a repris dans ses voiles d’ombre. Ce que la cure analytique porte à la conscience, un faible halo de ce qui fut, une vérité tronquée, une réelle frustration du constat que l’avoir-été jamais ne peut coïncider avec l’être-du-présent, cette entité à « l’oublieuse mémoire ».

   Notre vécu a la consistance de l’encre sympathique, à la différence que ce qui, de nos actions, est devenu invisible, nul procédé n’en peut restituer le corps, nous en offrir la matière effacée à jamais. Seuls ilots, ici et là, disséminés parmi cette touffeur archipélagique, autrement dit une si faible présence qu’elle ne pourrait être discriminée par quelque regard que ce soit, y compris le plus expert, y compris le plus affûté. Passé perdu pour toujours, mais ceci est pur truisme si bien qu’y insister davantage serait irraisonnable.

   Alors, par contraste, comment définir ce sibyllin « inaccompli » qui semble n’être que pure abstraction, tissage de fils théoriques ? La différence essentielle c’est que, si l’inconscient a possédé jadis un caractère d’évidence réelle, l’inaccompli, lui, n’a jamais connu quelque dimension ontologique que ce soit. Il est une manière de brume ou bien de songe flottant bien au-dessus de la réalité humaine, peut-être simple poudre aux yeux, peut-être simple hallucination auditive, peut-être simple aberration gestuelle. Et c’est bien en ceci, en son architecture indéfinie, impalpable, sans contours réels que consiste son intérêt le plus affirmé. Si l’inconscient se donne tel l’a posteriori, l’inaccompli se donne tel l’a priori, cette réserve immense de virtualités, cette puissance effective de tout acte possible, cette liberté d’imprimer à ce qui pourrait venir ou advenir, l’infinité de prédicats dont il est l’inépuisable ressource. Bien évidemment, parler sur ce qui est dépourvu de parole, montrer ce qui n’a nulle figure, évoquer cette forme qui n’a nul mouvement est toujours au risque de poursuivre une chimère, gageure insoluble, comme si nous voulions, au gré « d’un seul trait de pinceau », faire paraître la fluidité de l’air, la résille invisible du ciel, faire paraître l’émotion du Lettré, ce presque effacement de la présence au regard de l’immensité du paysage, de la démesure de la Nature.

   C’est alors qu’il faut se résoudre à en appeler à la forme imageante de la métaphore, elle qui est médiation entre le réel et l’irréel. Et si ce merveilleux mot « irréel » surgit sur l’écran de notre conscience, il ne s’agit nullement de hasard, il s’agit simplement d’une équivalence au terme de laquelle écrire la proposition suivante :

 

Inaccompli = Irréel

 

   Au second terme « d’Irréel », nous aurions pu substituer sans dommage le vocable « d’Idéel, » ou bien « d’Idéal », de « Conceptuel », tellement les significations sont analogues, porteuses de belles affinités. Donc la métaphore sous la forme de la Pierre, de la simple évidence minérale. Commençons par la dimension de l’Inconscient, ce à quoi il peut prétendre par rapport au statut de la roche, du bloc de granit ou bien de la nocturne obsidienne. En premier lieu, pour de simples nécessités existentielles, fussent-elles passées, archivées dans la mémoire, la pierre n’a jamais pu être que cette pierre-ci, par exemple, ce galet de Pyrite à la forme ovale, percé de minces trous, à la surface légèrement rugueuse. Enfermée étroitement en son être, jamais liberté ne lui aurait été octroyée d’être Stéatite douce et onctueuse ou bien Tourmaline œil de chat à la texture si lisse où la courbure du ciel se reflète selon une belle lumière de cendre. Dans les casiers de l’Inconscient, dans ses archives les plus précises, la Pyrite n’est que Pyrite, rien que Pyrite, seulement Pyrite. C’est dire la pauvreté de son être en monde : une seule esquisse à profil unique.  

   Maintenant, au gré d’une pirouette conceptuelle en forme de chiasme, il nous faut inverser la valeur négative de l’Inconscient afin de reconnaitre en l’Inaccompli sa valeur entièrement positive. Si, dans « Inconscient », le préfixe « in » est péjoratif, par simple opposition, dans « Inaccompli », il est mélioratif, doué des plus belles vertus qui soient. Å la fatalité de l’Inconscient déterminé de longue date, il oppose la plus effective des libertés car, par essence, ce qui est Inaccompli demeure en soi porteur de probabilités, de potentialités s’abreuvant à la source même de sa nature quai inépuisable. Ainsi la pierre ne saurait-elle se limiter à être cette pierre-ci ou cette pierre-là, mais la totalité des pierres que le réel recèle comme ses richesses les plus fermes, ses trésors à toujours découvrir et recouvrir. Une Pierre-Idéelle ou bien une Pierre-Idéale, en tous cas

 

la libre oscillation,

 la libre mouvementation,

la libre effectuation

 

   de qui elle est en son fond, cette inépuisable Corne d’Abondance ne parvenant jamais au terme de son existence puisque, simple fluidité, jamais elle ne saurait connaître quelque limitation que ce soit.

   Sur le plan métaphorique ici repris et par simple opposition à la pierre monosémique de l’Inconscient, nous voulons porter à la désocclusion, porter au rayonnement infini, ce Royaume des Pierres inépuisables dormant en l’Inaccompli dont l’équivalent sémantique affleurant dans « l’inassouvi », « l’insatiable », « l’insatisfait » ne fait en réalité signe qu’en direction de purs contraires, à savoir d’un assouvissement, d’une satiété, d’une satisfaction, fécondité à nulle autre pareille  de ceci même qui est réservé, se dissimule dans les plis, vit dans la faille d’irrévélation laquelle est son tremplin ontologique le plus immédiat.

   

   Donc la pierre isolée, fermée sur sa propre nature, ce galet de Pyrite de l’Inconscient contre lequel s’élève la multitude déployante de l’Inaccompli sous les formes diverses et chatoyantes, par exemple, de la belle marbrure de l’Agate, la transparence du Cristal de roche, le cœur rougeoyant de la Lithophyse, le noir phosphorescent de la Magnétite, les nuances flammées de la Pierre de Soleil. Et il faudrait encore citer, dans une manière de litanie lexicale sans fin, la Turquoise du Pérou, les éclats métalliques de Météorite, la profondeur marine d’Émeraude. Ce foisonnement métaphorique, hormis qu’il est pur plaisir d’écriture, souhaite appuyer l’index sur

 

cette fertilité,

cette prolificité,

cette inventivité

 qui surgissent à même la fortune,

 l’abondance de l’Inaccompli.

  

   Oui, car l’Inaccompli a cette qualité rare de posséder en soi cette complexité labyrinthique au gré de laquelle il apparaît tel l’infini se projetant dans le fini, lui donnant corps et matière à prospérer sans que nulle chose n’en vienne contredire la fantastique, la fabuleuse manifestation. C’est bien dans l’intervalle se situant entre ce Moi d’un Inconscient fixé à demeure et ce Soi Inaccompli infiniment que se trouve la texture même de leur profonde différence, de leur opposition essentielle. Ce qui saute au visage dès que l’on se penche sur leurs facultés respectives, c’est l’incroyable performativité conceptuelle de l’Inaccompli par rapport à l’étroitesse racinaire de l’Inconscient. Ce que l’un, l’Inaccompli, porte au mérite d’une donation largement éployée, d’une oblativité sans fin, l’Autre, l’Inconscient, le retient avaricieusement en soi, au sein même d’un étrange autisme. Et maintenant se pose la question essentielle de savoir en quoi cet Inaccompli se doit de demeurer Inaccompli autant que faire se peut, en serait-il autrement qu’il ne progresserait en direction du futur qu’au risque de se perdre, de nous perdre puisque c’est bien de nous dont il est question.

   Si l’Inaccompli se donne en tant que libre, il ne le peut qu’à persévérer en son être, à savoir à ne jamais parvenir au bout de soi, pas plus que nous, les Existants, ne pourrions parvenir au bout de qui nous sommes qu’à négativer, néantiser la totalité de notre présence. Puisque, étrangement, douloureusement, « parvenir au bout de soi » ne se peut qu’à se porter sur le rivage de sa propre mort. Si, pour effigie, nous n’avions que le territoire d’un Inconscient nécessairement fini, il en serait de même pour nous, le glas de la finitude ayant sonné au seuil même de notre venue au Monde.

   Se dialectisant avec force contre cette clôture irrémissible, l’Inaccompli nous offre la figure hautement cathartique du possible, du toujours devant nous dans sa perspective de clarté, de l’horizon dégagé de nos attentes.

  

Avançant au gré de nos diverses stances d’Inaccomplissement,

 

cet Ami que nous n’avons pas eu ;

cette Amante qui s’est détournée de nous ;

 cette connaissance qui nous a échappé  ;

cette forme d’Art qui nous a été dérobée ;

ce Philosophème dont nous n’avons pu percer l’opercule têtu ;

ce paysage dont nous n’avons vu qu’une seule esquisse ;

cette Nature dont, nécessairement,

nous n’avons saisi qu’un fragment ;

 cette Méditation qui s’est dissoute avant son terme ;

 cette peau que nous aurions souhaitée hâlée,

elle n’était image que de la blancheur ;

 ce Poème qui nous mettait au défi

d’en saisir l’inaccessible hiéroglyphe ;

cet Amour qui, rougeoyant tout au bout de nos doigts,

y imprimait la brûlure du vide ;

cette Montagne Sainte-Victoire existentielle

dont, jour après jour, avec une manière de rage,

nous voulions élever les parois

jusqu’au ciel d’une compréhension,

 

il n’en demeurait jamais que ces taches,

ces lunules de blanc,

ces intervalles qui définissaient notre être

 selon le morse des pointillés,

 

oui, cet Inaccompli qui toujours nous tend

sa superbe résille étoilée,

 lui seul, l’Inaccompli est mesure de qui nous sommes,

ces éternels Candidats au comblement du désir,

le Manque est notre substance la plus ordinaire,

celle qui, nous hélant depuis le Futur,

ensemence notre Présent des germes

d’une toujours possible Joie.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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