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27 décembre 2023 3 27 /12 /décembre /2023 09:43
L’étonnement esthétique

 

Peinture : Barbara Kroll

 

***

  

 

   Tout ce qui est, tout ce qui fait phénomène ici, dans l’aire de cette toile en gestation, tout ce qui se dirige vers la belle épiphanie humaine s’enfonce dans l’illisible marais d’une teinte Mastic dont la lourde densité, le constant anonymat semblent l’ôter pour toujours à la postulation de l’exister.  Ce qu’ici nous tutoyons,

 

le Non-Être,

le Rien d’Étant,

 le Néant

 

   en leur plus livide et confondante figure. Or, si nous réfléchissons au lieu même d’où vient cette curieuse toile, la réponse est aussi nette que saisissante :

 

du Pur Néant.

 Avant d’Être :

Non-Être et rien

d’autre que ceci,

 

autrement dit ce qui, pour nous, est franchement « in-envisageable », privé de visage.

 

    Si nous nous plaçons, en pure objectivité, face à ce qui, il faut bien l’avouer, nous provoque à exister, autrement dit à tirer du sens de toutes choses venant à notre encontre, alors nous nous apercevons d’emblée que le contenu est strictement sidérant,  

 

que c’est le Rien qui se donne

en tant que Tout,

 

   que ce que nous avons nommé « L’étonnement esthétique » correspond, point par point, à ce que nous pourrions désigner en tant « qu’Étonnement pré-ontologique », ce Vide Sidéral, Abyssal qui précèdent toute naissance, toute apparition et que, toujours nous sommes en peine de nommer, au motif que l’Être aussi bien que le Non-Être sont des catégories rebelles à la désignation, à la représentation, à la nomination

 

puisque la Métaphysique est,

par essence,

l’Innommable,

l’Indémontrable,

l’Ineffable,

l’Inconceptualisable,

seulement l’Intuitionnable

 

   si, toutefois cet habile vocable ne dissimule en son sein l’impossibilité en laquelle nous sommes de décrire d’une manière satisfaisante tout ce qui est

 

de l’ordre du « méta » :

méta-logique,

méta-rationnel,

méta-langagier,

 

   une sorte de non-lieu, une manière d’utopie dessinant l’espace flou de nos rêves, posant le sable mouvant de nos hypothèses dès l’instant où, nous exonérant du Réel, par définition et simple logique, nous occupons la vaste inexactitude de l’Irréel, cette fuite de ce qui est consistant, dans une manière d’ébauche permanente qui ne fait que saper ses propres fondements, genre de reflux qui efface le flux dans un éternel retour du même qui néantise ce qui pourrait surgir dans la forme de l’Être.

    Et si, après toutes ces précautions oratoires, après l’instauration de tous ces prolégomènes, armés d’une sorte de pré-raisonnement, de pré-compréhension, nous revenons à la peinture initiale, une simple description de l’événement pictural suffira à en tracer les nécessaires contours. En réalité une hypothèse est sous-jacente à toutes ces méditations : le supposé « Étonnement esthétique » ne résulte pas de la découverte du « quelque chose » de l’œuvre mais, de manière diamétralement opposée, de son envers,

 

à savoir de ce « Rien »

 

    qui perce sous la manifestation et menace, à tout instant, d’ôter à notre regard ce début d’émerveillement qui n’est, en toute approche authentique, que le prodige d’exister face à ce qui en confirme la nécessité. Dans l’instant étincelant du regard, nous ne sommes que par l’œuvre qui, elle-même, n’est que par nous, par le rayon de sens que nous lui attribuons afin de l’extraire des griffes du Néant. Pour ainsi dire, le travail, l’effectuation de notre vision néantise le Néant de l’œuvre afin que quelque chose de possible pour nous, une présence se mette à fulgurer et alors, tels des Funambules avançant l’un en direction de l’autre sur le mince fil de la venue à Soi, chaque Être, le Nôtre et aussi bien celui de la Peinture se fécondent mutuellement, sortant de leur silence, tressant les mots du Poème dont toute rencontre essentielle constitue l’étonnant déploiement. Nous n’existons, paradoxalement, qu’à aliéner notre Être en l’œuvre et, au terme d’un juste retour, l’œuvre n’est qu’au regard de notre conscience, c’est-à-dire, s’abîmant en Nous, pour Nous.

   Que voyons-nous sur cette toile ? D’une manière aussi évidente que semée de doute,

 

nous voyons le RIEN.

 

   Le Rien des murs dont la teinte « mondaine », ciel et eau réunis ne nous place guère en une situation de pur enthousiasme.

   Le Rien des cadres puisque, en leur enceinte, ne se donne à voir que le fond sur lequel ils sont posés, simples hasards d’une vie bien « domestique ».

   Le Rien du sol en son écume blanche qui semble ne rien tenir de ce qui lui est confié.

   Le Rien exultant de la Toile vide que tient l’Artiste, on dirait qu’elle scrute son propre Néant.    

   Le Rien de la mimique de la Silhouette rouge dont la main en herse condamne la bouche au silence.

   

Il y a donc comme une giration du Rien,

une germination du Néant

 

   qui viennent dire aux deux protagonistes de la Toile, aux Voyeurs que nous sommes, juste ce que dure l’éclair d’un regard, le saut du Silence et du Vide dont la concrétion est cet exister que nous ne tenons jamais dans le creux de nos mains, que nous piégeons dans le chiasme de nos yeux qu’à en halluciner la belle et fragile présence. En ceci et pour bien d’autres raisons encore, 

 

Vivre, Regarder, Aimer

sont de purs prodiges

dont le Rien, le Néant

sont les opérateurs

les plus remarquables.

 

   Ne serions-nous adossés à ces Entités fuyantes, notre passage sur Terre ne serait qu’un long et mortel ennui.

 

C’est toujours le risque,

 risque de vivre,

de regarder, d’aimer

qui façonnent en nous

les aiguilles du Désir.

Nous ne possédons jamais mieux

que ce qui, toujours, nous échappe.

 

 

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19 décembre 2023 2 19 /12 /décembre /2023 10:40
Sylvain : l’en-dedans de la Nature

Le fleuve Yukon, vue des

Five Fingers Rapids

Source : Wikipédia

 

***

 

      Sylvain, qui signifie « être des bois, des champs, de la forêt », Sylvain est un joli patronyme qui sonne clairement selon deux frappes bien distinctes. Tout comme l’on dirait « Bouleau », « Sapin », « Lichen », deux syllabes claires, aussi nettes que la lumière exacte de la Forêt voisine, des sombres montagnes, des lumineux glaciers. Le beau prénom « Sylvain », en quelque manière, dit une partie de la beauté du Monde. Un genre de fragment évident sous ces latitudes septentrionales. Ici, sous la rigueur du climat, ici, sous la clarté sans partage du ciel, ici, sous la solitude immense du paysage, rien ne peut se donner que sous la précision horlogère d’une vérité. Avec le Yukon, avec sa nature sauvage, nul ne peut tricher. Il faut être Soi, entièrement, jusqu’à la limite du débordement de Soi et, sans doute l’authentique conduit-il, ici, à s’exiler de son corps, à sortir de son esprit, à devenir, dans l’immédiateté d’une intuition « Esprit de la Nature », pure efflorescence de ce qui est, à se métamorphoser sous les traits de l’Épinette Blanche qui éclaire, de l’Épinette Noire qui se fond dans la nuit boréale. Être juste ce balancement, ce rythme apaisé entre ce qui appelle et ce qui se retire ; entre ce qui, effusion du végétal et sa possible disparition, n’attend que le moment de sa chute, de son repli dans le miroir glacé de l’air hivernal.

   « Sylvain ». Existe-t-il une prédestination du nom, ce dernier nous est-il attribué à la mesure de notre futur destin ou bien, d’une façon bien plus hasardeuse, n’est-il le fruit que d’une pure délibération ne recevant nul fondement, simple buée qui, tel le papillon, trouve à se poser sur cette fleur-ci, alors que cette fleur-là eût, aussi bien, convenu à butiner le précieux nectar ? Bien évidemment nul ne saurait fournir d’explication logique à un acte de nomination qui en est dépourvu. Il n’en demeure pas moins que les Parents de Sylvain avaient eu « la main heureuse » en lui attribuant ce blason tissé de mousse, de lilas et de petite airelle. Quant à lui, Sylvain, dans sa croissance, s’était-il identifié au parme léger de la pulsatille, aux fleurs en calice du raisin d’ours. Sans doute eût-il été bien en peine de désigner l’origine de ses inclinations à herboriser, à préférer les effluves de la douce chlorophylle aux fragrances lourdes et fuligineuses des villes. Ce prénom qui l’inscrivait dans une lignée, avait curieusement fait l’économie d’une génération, celle de ses Parents dont il jugeait qu’elle était trop attirée par le clinquant et le cliquetis des villes, lui préférant de loin le versant Grand-Paternel, lequel ne jurait que de vertes prairies, d’adrets ruisselants de lumière, de frais ruisseaux frayant leur chemin parmi les campanules et les grappes de digitales. 

   Ainsi avait-il passé la plus grande partie de son existence auprès de son Grand-Père à errer dans les bois, à parcourir les mille sentes du lieu, à inventorier les moindres fourrés qui constituaient la géographie familière de cette Suisse Alpine qui, certainement, contenait en germe la vastitude arctique des terres du Yukon. Jamais il n’avait eu d’attrait pour les études et les sévères salles de classe avec le quadrillage étroit de leurs fenêtres lui faisaient l’effet d’une prison que venait libérer, de temps en temps, le carillon qui annonçait l’heure de la récréation. Devenu jeune adulte, employé au hasard de ses caprices dans des pépinières, débitant des planches de sapin dans des scieries artisanales, participant à des programmes de végétalisation de la montagne, il s’était vite avéré que ces activités parcellaires ne pouvaient constituer le programme d’une vie entière. Face à ce continuel papillonnement, ses Parents s’étaient résolus à confier au Grand-Père la charge d’orienter le jeune Sylvain vers des activités conformes à ses choix intimes. Il devenait évident que, loin d’être asociale, cette jeune existence ne saurait jamais s’accommoder que d’une vie libre, selon le mode naturel, loin du tracas des villes et des exigences sédentaires d’un travail de « rond de cuir ». Il est fort à parier qu’il ne connaissait nullement l’étymologie du mot « sylvestre » qui lui était apparentée, qu’il ne pouvait soupçonner la proximité de son nom avec le sens d’« animal sauvage », cependant, n’en sachant rien, il y avait comme un calque de cette empreinte farouche, brute, insoumise, toutes traces qui traversaient son caractère comme les fleuves franchissent les continents sans rien savoir de la signification de leur propre trajet.

    Donc, traçant son sillon dans le sillage de Théodore, son Grand-Père, lequel herborisait et vendait les plantes de la montagne dans les épiceries locales, le jeune Sylvain s’était-il, de façon toute naturelle, coulé dans ce bain vert des prairies, dans ces effluves bleus qui glissaient du ciel dans une manière d’onction toute spirituelle. Ainsi, petit à petit, gagna-t-il ses aptitudes à cueillir les plantes, à les faire sécher, à les disposer dans des sachets de toile que Théodore rajoutait à l’activité de son négoce aussi simple que faiblement rémunérateur.  Mais trouver la gentiane, en extraire la racine, en humer le parfum étaient-ils mille récompenses bien supérieures au fait de compter le gain journalier. Plongé de bonne heure dans des livres de botanique anciens et usés comme de vieux grimoires, Sylvain apprenait-il les rudiments d’une activité, bien plutôt que d’un métier, attentif au moindre détail, s’exerçant à créer des fiches sur lesquelles il notait avec application toutes ces vertus des simples dont, par un aimable jeu d’homonymie, sa propre vertu s’inspirait dans l’espoir d’atteindre une manière de complétude.

   Sans doute le Lecteur, la Lectrice se questionneront-ils du rapport entre la Suisse natale et le Yukon comme terre d’élection. Théodore avait mis un long temps à thésauriser ses quelques économies en vue de réaliser un projet qui lui tenait à cœur. L’un de ses amis d’enfance avait émigré au Yukon où il avait passé de nombreuses années. De retour en Suisse, l’Aventurier avait lentement inoculé les vrilles de sa passion dans le sang inquiet de Théodore, faisant lever dans  le cœur de ce dernier une réelle envie de nomadisme, un réel désir d’éloignement du lieu natal dont, pourtant, il avait gravé au fond de lui, les stigmates les plus vifs. Après maintes hésitations et réflexions, un beau jour, le Grand-Père décida-t-il de rompre les amarres, s’embarquant pour le Nouveau Monde, trois sous en poche et, surtout, la ferme détermination de découvrir les facettes d’une vie différente. Å Whitehorse il avait acheté une vieille guimbarde, trois outils, une toile de tente, un sac de couchage et quelques menues provendes dont il ferait son ordinaire avant même que sa vie ne s’organisât plus avant. Puis, remontant vers le nord, longeant les eaux émeraude du Yukon, il finit par arriver près du Lac Laberge, y trouva un Autochtone à qui il acheta quelques arpents de terre afin de s’y établir en toute tranquillité.

   Petit à petit il se fabriqua une sorte de cabane mal équarrie faite de fûts d’épinette et de planches grossièrement dépolies qui provenaient de l’une des rares scieries locales. Le paysage était superbe, l’eau du lac vert Véronèse reflétant les grands fonds, vert Menthe pour les parties les plus claires, les plus superficielles. Cependant ses recherches botaniques se doublaient d’un motif tenu secret pour les Autres et à peine révélé à Soi-même : Théodore s’était soudain senti une âme d’Orpailleur au motif que, parmi les graviers et sables du bord du Lac, quelques scintillement jaunes trahissaient la présence du métal précieux. Des journées durant, il faisait tourbillonner au fond de sa batée des milliers de particules de mica microscopiques, y découvrant, parfois, avec un plaisir teinté d’émotion ces infimes pépites dont il assemblait le peuple minuscule qu’il allait vendre périodiquement à des négociants de Whitehorse. Mais que l’on n’aille nullement se méprendre. Cette cueillette s’apparentait plus à un jeu d’enfant qu’à la recherche fiévreuse de l’or. Elle était comme un divertissement, une lumière brillant dans la nuit boréale, une étincelle pareille à celle qui montait des écorces d’épinette lorsqu’elles crépitaient dans l’âtre. C’était une sorte d’occupation adventice, consacrant la majeure partie de son temps à inventorier les espèces végétales, les feuilles des trembles rouge Bronze en automne ; les écorces grises et blanches des bouleaux, les fins rameaux des peupliers baumiers. Il archivait méthodiquement fleurs et feuilles de l’amélanchier dont il apprit que les baies nourrissaient, jadis, les membres des premières nations des Prairies ; il plaçait avec précaution, entre des feuilles de papier buvard les corolles blanches et or des dryades ; il conservait précieusement les grappes mauves des lupins arctiques, dont les graines, paraît-il, avaient été retrouvées dans les terriers des lemmings, ces deniers s’alimentant, selon toute vraisemblance, de ces simples.

   Plusieurs années de cette vie austère autant que rayonnante avaient passé à la manière d’un rêve. Mais le Pays natal réclamait son dû, mais Sylvain, devenu jeune adulte, il allait sur ses 24 ans, demandait le retour. Alors, effectivement, le retour eut lieu, mais une épine demeurait enfoncée dans le cœur de l’Orpailleur songeur, lequel retour avait, selon lui, interrompu trop tôt ses activités botaniques. En effet, il poursuivait en secret le rêve de donner jour à une sorte d’encyclopédie qu’il aurait lui-même illustrée de ses propres dessins, portant en lui une évidente faculté de reproduire la beauté de la Nature. Quelques autres années passèrent à éduquer Sylvain, à forger en lui l’exactitude d’un regard conciliant mais exigeant. Un matin de froidure, le corps de Théodore fut retrouvé étendu parmi les étoiles de givre blanc et les lèvres des congères. Sylvain fut très affecté de la brusque disparition de son Grand-Père. Peu de temps après, il fut averti par le Notaire que Théodore lui avait légué la quasi-totalité de ses avoirs et, bien évidemment, les quelques acres de terre ingrate, inhospitalière qui gisaient, là-bas, loin, sur les rives désertes du Lac Yukon. Ce legs inscrivait en l’âme de Sylvain la dette ineffaçable de poursuivre la voie ouverte par son Aïeul. Il ne faillirait nullement à sa tâche morale. Le temps d’assembler quelques effets, d’aller saluer Parents et Amis et notre Aventurier se retrouva bientôt sur ces terres du lointain qui devenaient, légitimement, le lieu d’une œuvre à poursuivre.

   Å peine arrivé sur son nouveau continent, Sylvain, bien qu’informé en son temps par son Grand-Père, ne manqua d’être étonné de ce monde étrange qui se présentait à lui, à la manière dont il aurait découvert, enfant, les illustrations d’un monde lointain parmi les pages d’un livre. Pour le Suisse qu’il était, Whitehorse se donnait sous la forme d’une ville de carton-pâte, bizarre décor de studio de cinéma avec le rouge brique de ses murs, le bleu lavande de ses toits, le tracé gris de ses avenues rectilignes. L’artère principale de la ville se dirigeait tout droit vers l’échancrure d’encre des collines à l’horizon, sans doute mirage pour tous les pauvres Diables qui avaient échoué là dans l’espoir que l’or vienne ensemencer le globe de leurs yeux, emplir leur escarcelle d’espèces trébuchantes et sonnantes. L’antique Dodge que son aïeul avait achetée en son temps, Sylvain avait pris la précaution, dès avant son voyage, de la confier à un Garagiste chargé de la remettre en état. La guimbarde paraissait devoir honnêtement remplir son office. Dans son vaste plateau arrière il arrima tout ce qui lui était indispensable de façon à assurer la survie des premiers moments : bidons de carburant, solides cordes de chanvre, provisions de bouche, pétrole pour la lampe tempête, quelques livres chargés de le distraire lors des longues soirées d’automne. Le périple se fit sans encombre sous un ciel de plomb et de cendre que traversaient parfois, les rayons dorés de la lumière. Avant de parvenir à destination, il s’arrêta un long moment au bord de l’étrange dessin que faisait le Fleuve Yukon, une manière de pause paresseuse, anticipatrice des eaux calmes du grand lac. Le paysage fluvial se donnait à voir tels des cercles concentriques, des replis sur eux-mêmes de méandres, des boucles hésitantes cherchant la voie de leur destin. Ceci faisait une manière de lagune parsemée de multiples ilots de terre dont certains étaient nus, d’autres parsemés des jeunes pousses des peupliers baumiers. L’automne avait embrasé la plupart des arbres et l’atmosphère était de cuivre et de laiton que traversaient, parfois, la fine cohorte de cirrus glissant contre la bannière du ciel.

   Ce qui étonnait le plus Sylvain et le ravissait en même temps, c’était le sentiment de l’immensité, la vastitude des paysages, un infini sentiment de liberté associé à une solitude si réelle qu’elle en devenait quasiment visible, presque palpable. Il n’eut guère de mal à reconnaître le Refuge de Théodore, ce dernier en avait matérialisé l’emplacement sur une vieille carte lustrée par ses doigts attentifs. La Cabane était posée sur une sorte de tertre qui surplombait une surface rase de tourbières qui mourait tout au bord des eaux cristallines du Lac Laberge. De l’autre côté de la rive, la masse cependant légère de la montagne, teinte qui hésitait, glissait entre Glycine et Lilas, dans une sorte de brume à la Turner. Le Jeune Botaniste demeura un long moment à observer son rêve, fasciné par cette Nature généreuse, plurielle, donatrice de joie qui, toujours, l’avait habité. L’Abri de son Aïeul était, somme toute, plutôt dans un bon état de conservation. Il lui suffirait de reclouer quelques planches, d’assujettir avec des cordes quelques rondins rebelles, d’enduire le bois d’une couche d’huile minérale qu’il avait pris soin de compter au nombre des biens indispensables à son indigent confort. Le premier contact était positif, la Suisse loin au-delà de la grande flaque bleue de l’Océan, ses Parents présents par la pensée, Théodore si près de lui que, parfois, il lui semblait entendre sa belle voix grave et chaude en même temps.

   Cela fait deux bonnes années que Sylvain est le seul Riverain, ici, des berges du Lac Laberge. Ses journées, aussi exactes que la course du soleil, sont rythmées par l’alternance blanche et noire du nycthémère. Vie de sablier si l’on veut. Vie naturelle, comme l’on dirait vie d’exil ou de repos. Comment décrire précisément cette vie sans tomber dans le lyrisme, ni pencher en direction d’une simple bluette ? Décrire au plus près quelques journées dans la vie de Sylvain depuis l’aube jusqu’au crépuscule. Mais d’abord, il faut parler du « Trappeur », de sa mince silhouette, comme s’il était une simple lame d’air boréale, peut-être le bourgeon d’un mélèze laricin, se fondant dans le peuple des autres bourgeons, dans le peuple des pins tordus et des cyprès. Une Nature Humaine fusionnant dans la Grande Nature, celle qui porte en elle le Tout du Monde. Son visage est en lame de couteau que parcourt une barbe rase. Ses yeux sont gris, identiques à ces silex dont il taille les faces avec amour, avec dévotion. Ses cheveux sont de paille jaune, longs, qui dévalent le long de son dos, parfois rassemblés en chignon, petite boule sommitale dont il retient la chute à l’aide d’un mince fil végétal. Sa musculature est fine, longiligne telle celle du renard arctique qui se faufile parmi les touffes de saxifrage et de raisin d’ours sans plus laisser de trace que la neige de sa fourrure hivernale dans l’air cristallisé d’hiver. Sylvain est vif, ici sur le sol de tourbière souple, là aussitôt sur la plage de graviers, plus loin encore sur les flancs de la montagne, simple courant d’air que ne retiennent ni les aiguilles des conifères, ni les écorces de cendre des faux-trembles. Il est unique trait de nature dans celle, l’Immense, la toujours renouvelée, qui l’accueille et le porte au-devant de lui dans le sillon d’une immarcescible joie, d’un bonheur immédiat, issu de sa propre essence. 

Sylvain, au plus propre, est l’Homme du Contrat naturel, sa distance est la plus mince avec ce qui vient à lui, toujours prêt à s’accorder au brin d’herbe, à glisser le long du Lac à la façon du nuage à l’horizon, prêt à débusquer, sous le tapis de feuilles, les grappes de glands qu’il disposera sur la poutre de sa cheminée telle une clepsydre végétale indiquant la position temporelle : le premier gland appelle Janvier, le quatrième Avril, le dernier Décembre et l’inévitable réclusion tout contre la chaude assurance des flammes dans l’âtre. Seule exception à la société fabricatrice d’aliénation, il fume la pipe, une pipe recourbée avec le foyer en écume de mer (allusion à Dame-Nature ?), qu’il bourre d’un odorant tabac hollandais, volutes de miel et de cannelle dans le jour qui vacille et, bientôt, disparaîtra derrière la ligne de crête de la montagne. Bien plus qu’un loisir, fumer est le geste qui le relie à la lignée de ses Ancêtres, grands fumeurs de pipe devant l’Éternel. Il faut à sa vie, ces amarres du sang, ces liens de la chair à l’aune desquels il se sent, certes comète sillonnant le ciel, mais comète connaissant son origine et présupposant sa propre fin. Un amer s’offre à lui à chaque bouffée qu’il restitue à l’air ambiant, une manière, par souffle interposé, de rejoindre la matrice d’où il vient, la Naturelle sans laquelle il ne serait qu’un rien dans l’espace infini des rivières et des lacs, dans le firmament piqué d’étoiles, parmi l’invasif raz-de-marée des Peuples polychromes. Certes, beaucoup de symbolique dans tout ceci, mais tout symbole relie à cette dimension d’invisible qui est aussi la nôtre, nous les Humains qui dérivons au hasard des confluences mondaines et des aventures de toutes sortes.

     Dès qu’arrivé sur les rives du Yukon, le Trappeur (il porte la longue veste à franges, le pantalon ample de ces Chasseurs d’infini), n’a eu de cesse d’explorer les environs immédiats de sa cabane, accomplissant des cercles de plus en plus larges en direction de la forêt de mélèzes et de sapins. En alerte, jarret tendu tel le coyote attentif, tout à la fois, à découvrir sa proie, à ne pas constituer la proie de qui serait plus fort que lui. Chez lui, le sens de la Nature est pareil au flair infaillible de l’animal en quête de nourriture. Le sous-bois est odorant, note profonde d’humus d’où s’élève le chant sourd, discret des mousses et des lichens duquel monte, une note au-dessus, la fugue subtile du peuple des champignons. Sans se presser, dans une sorte de recueillement qui est, en même temps remerciement, Sylvain, de la lame de son couteau, prélève les précieuses provendes : le parapluie blanc tacheté des coprins chevelus ; le chapeau lie de vin en forme d’entonnoir des russules ; les élégants bolets au pied généreux, au chapeau brun clair qui luit sous la pluie de lumière tamisée des grands arbres arctiques. L’une des règles de vie du Suisse, vous l’aurez compris : vivre en autarcie, ne prélever que l’essentiel dans la Nature, réserver la portion congrue à ce qui est fabriqué, manufacturé, à ce qui est loin de l’Homme, le pervertit, l’aliène de manière quasiment inaperçue, donc perverse, le mal progressant à bas bruit sous la ligne de flottaison de la conscience. Sylvain est un garçon lucide qui s’est longuement exercé en compagnie de son Grand-Père Théodore, à démêler les buissons du réel, à n’en prélever que les baies les plus prometteuses, ces mêmes baies que déjà, tout jeune enfant, il cueillait, les mâchonnant longuement, palais parfois inondé de la saveur âcre des prunelles. Ceci avait constitué, si l’on peut dire, la propédeutique indispensable précédant le nourrissage futur, ce lien direct du Soi avec cet autre Soi Naturel qui devenait, dans une manière de gémellité, cet Alter Ego, Soi plus que Soi dont Sylvain était atteint dans de somptueuses rencontres qui, parfois, confinaient à l’extase. Il n’en demandait pas plus que ce que la Nature, dans un geste d’oblativité, lui donnait sans retenue, elle la Généreuse qui dépliait sans fatigue aucune, le pavillon si large de sa Corne d’Abondance.

   Le jour où, ayant longuement arpenté les rives du Lac, retournant quelques graviers de la plage où dormaient des cloportes, apercevant quelque pierre plus brune que les autres, plus brillante que les autres, faisant l’hypothèse qu’il pouvait s’agir de silex, ce que bientôt sa main experte confirma sans délai, ce jour donc, sans faire de vilain jeu de mots, fut marqué d’une pierre blanche, tellement le silex avait de valeur magique pour qui se veut en quête des origines de l’humanité. Pendant tout le temps de sa jeunesse passé dans l’ombre tutélaire de Théodore, il avait appris le vaste alphabet du Monde en remontant toujours plus amont vers la Grande Source donatrice de Vie. Ainsi, en compagnie d’un Anthropologue ami de son Grand-Père, avait-il appris à débusquer les précieux silex, à les attaquer sans délai à l’aide d’un percuteur, sous le jaillissement joyeux des étincelles, apercevant bientôt, ces faces lisses et brillantes, ces fragments de l’intelligence humaine sous les auspices des outils du néolithique. S’exerçant à façonner des silex, il avait bien conscience de reproduire dans la conque de ses mains étonnées, le grand geste de l’Humanité : partir du simple, de l’immédiat et commencer l’éternelle ascension en direction de la maîtrise de son environnement proche. Ce qu’il avait perçu aussitôt dans la taille du minéral, c’est que l’Homme préhistorique ne façonnait pas seulement un outil à dimension utilitaire, mais qu’il élaborait, fragment par fragment, patiemment, cette sculpture de Soi qui n’aurait plus de suspens dans la suite des temps. Regardant l’image du Monde Moderne, il pensait avec parfois un peu d’amertume qu’une longue parenthèse dans la conquête du milieu ambiant eût été préférable, l’Humaine Condition, par essence, ne voulant nullement connaître ses limites, se dépasser toujours, au risque même de la Nature.

    Sylvain s’est assis, jambes en tailleur, sur un bloc de pierre. Percuteur à la main droite, la gauche tenant un rognon de silex présentant quelques cassures, à la belle patine gris-fer, avec des éclats tranchants qui indiquent la possibilité, sinon la nécessite de dégrossir puis de faire surgir cette forme unique qui, depuis une éternité, attend le temps de sa libération. Les doigts de notre Homo Faber sont grossiers, parcourus de fines rides, parfois des débuts de crevasses apparaissent. Les doigts sont usés et polis par la terre, les doigts sont abimés par le contact avec les cailloux, les doigts sont modelés par la longue pratique des branches et des herbes, les doigts sont le prolongement naturel des objets auxquels ils ont affaire. Le Solitaire donne des coups vifs et sûrs. De courtes étincelles. Des éclisses minérales commencent à joncher le sol. Petit à petit une forme semblable à un biface sort de sa nuit, se précise, l’outil s’apprivoise, s’aiguise telle la lame brillante d’un canif. La lumière qui brille sur le silex semble s’échapper de son intérieur même, la lumière bondit et, tel le fulgurant éclair, dessine sur le visage en lame de couteau, les esquisses d’une joie modeste, trace sur l’épiderme mangé de barbe, les sillons d’une venue à l’être de ce qui était longtemps retenu, devait un jour s’actualiser, connaître son destin de pierre dure, ouverte aux éclats, appelée à la fragmentation.

   Tout au fond de lui-même, Sylvain sait cette intime liaison de l’Être-Nature, de l’Être-Homme, de l’Être-Chose dans un identique creuset réunis, ceci est la loi immémoriale du Monde, le chemin en lequel il inscrit les pas de son devenir. Tout ceci, cette nécessaire confluence des choses, cette harmonie qui doit se lever du brin d’herbe sous la goutte de rosée, se lever du crépitement des flammes du soleil sur les vagues de la mer, qui doit se lever de l’Amour des Hommes pour les Autres Hommes, ceci est pure évidence que, souvent l’aveuglement humain reconduit à de confondantes ornières, dans d’illisibles chemins de suie. Mais il ne faut nullement « jeter le manche après la cognée », il faut, à coups patients de percuteur sur le bord de la Vie, en affûter le tranchant, le rendre visible pour tous, tailler dans le lourd derme de l’exister les fines lamelles translucides qui seront la métaphore d’un bonheur enfin à portée de la main, du cœur, de l’âme. Symboliquement, c’est bien cette tâche-ci, de désoperculer le réel, de le rendre fréquentable qui occupe l’entièreté de l’esprit du Trappeur. C’est de cette façon que nous devons l’apercevoir, nous hommes Égarés qui ne savons plus reconnaître le sentier exact qui nous appelle parmi la foultitude des autres sentiers, des autres choix, des autres voies qui s’offrent à nous sous le visage de la fausseté et de l’inadéquation.

   La tâche fût-elle difficile, ingrate, Sylvain poursuit son projet jusqu’au moment où l’objet réalisé n’est plus une chose extérieure mais fait partie de lui à la façon d’un prolongement de son corps. Avec lui, il a emporté un manche en bois depuis longtemps sculpté, puis poli. Il a pris aussi une gaine en bois de cerf qui faisait partie de ses cueillettes en Suisse. Il a introduit le silex taillé dans une extrémité de la gaine, puis, à l’autre extrémité, il a placé le manche comportant une saillie. De ses doigts musculeux, de ses mains puissantes, il a tout arrimé ensemble d’un mouvement sec, énergique, comme s’il voulait imposer sa volonté à la matière, mais une volonté douce en quelque sorte, une volonté de parvenir au plus précis du but qu’il s’est fixé : connaître au plus près, dans l’exigence même de sa chair, un peu de cette nécessité préhistorique qui plaçait l’homme face à une Nature toute puissante dont il convenait de contenir, de canaliser la pure force. Maintenant le Trappeur a sa hache bien en main, il la fait passer d’une main à l’autre afin d’en estimer le caractère pratique, immédiatement utilisable. Une branche de peuplier baumier est au sol, à peu de distance. Sylvain veut, sur elle, tester l’efficacité de son outil. Å petits coups secs et précis, il entame l’écorce, puis il arrive à l’aubier, blanc, éclatant, genre d’innocence première dévoilée au regard du Monde. Le silex est nerveux, le silex est bien affûté dont le tranchant enlève, écaille après écaille, de plus en plus de matière. Sylvain en éprouve le contact doux, rassurant, de la pulpe des doigts. La branche s’affine, devient simple ligne de bois dont il fera un bâton de marche. Ici, sous ces latitudes boréales immensément solitaires, toujours il est prudent d’emporter avec soi cette « arme » rudimentaire qui peut servir à mettre en fuite un ours trop curieux, mais aussi à devenir perche sur laquelle prendre appui pour franchir un gué parsemé de flaques d’eau, mais aussi pour se frayer un passage au milieu d’une végétation qui fait obstacle.

   Ainsi les jours s’écoulent calmement, telle l’eau claire du Lac Laberge qui se contente de briller sous la douce caresse du ciel. Sans doute, Lecteur, Lectrice, vous poserez-vous la question légitime de savoir si l’ennui ne gagne nullement notre Solitaire, surtout lors des longues nuits d’hiver au milieu desquelles le jour, la lumière, ne sont que de brèves parenthèses. Certes, il n’est guère facile de vivre seulement au sein de Soi, infiniment replié sur son propre germe, un peu à la façon de l’escargot qui opercule sa coquille, des mois durant, pour une longue hibernation. La solitude de Sylvain est non seulement totale, mais voulue, au motif d’une volonté exercée à affronter les vicissitudes de l’existence qui ne manquent de se poser, même pour un cœur audacieux. Ni poste de radio, ni téléphone, ni courrier possible : seulement Soi face à la Nature et, ce qui est encore plus éprouvant : Soi face à Soi dans une manière d’étrange soliloque.

   Riche langage intérieur, profondeur de la méditation, contemplations infinies de ces paysages originels qui sont, en soi, les cadeaux les plus essentiels qui se puissent imaginer. Cependant, n’allez nullement croire que le ciel au-dessus de sa tête est toujours bleu, limpide, parfois de fins nuages s’y déroulent, parfois de grises nuées en obscurcissent le libre espace. Alors les conditions sont posées de l’émergence d’une nostalgie, du surgissement d’une douce réminiscence, jamais toutefois de regret d’être ici, sur ces terres du Bout du Monde. Être ici, ne constitue nulle punition, une divine récompense seulement. Inquiétude légère, de temps à autre de s’imaginer souffrant ou blessé, loin de toute vie, loin de toute aide.  Sylvain n’est pas de nature à renier si facilement ses convictions, alors lorsque le temps vire au gris et à la pluie, il se vêt chaudement, sort de sa cabane et affronte le blizzard pour dire sa propre présence d’Homme face à la présence de la Nature. Échange d’une présence contre une autre. Mais le Botaniste est bien conscient de la dissymétrie qui s’installe entre sa fragile silhouette et cette immensité « boréale » en majesté où il ne figure guère qu’à la mesure de l’illisible, de l’inconsistant, du minuscule fragment.

Ce soir la bise s’est levée qui, soudain, a nettoyé le ciel. La lumière a baissé, vite, s’est dissimulée derrière les tentures vert sombre des mélèzes. La nuit sera froide, aussi Sylvain, après un dîner frugal, a disposé de grosses bûches qui crépitent dans l’âtre. Il s’est assis sur une chaise près du feu. La lampe à pétrole diffuse une clarté modeste, pose un cercle sur le livre que le Trappeur est en train de lire et de relire car sa motivation se porte toujours sur cette vie simple, élémentaire, au contact de la dryade, cette belle fleur blanche à cœur jaune, près des aiguilles de cendre des épinettes blanches, près des bisons des bois à la longue robe brune. Ces présences discrètes, il les sent en lui, tout comme le jeune enfant auprès de sa mère ressent les ondes de protection qu’elle lui adresse à l’aune d’un sourire, d’un geste, de l’effleurement du regard. Dans une étagère de bois grossier faite par Théodore, sa « bibliothèque », Sylvain a déposé les livres qui, plus que de simples écrits, sont autant de professions de foi :

    

   « Walden ou la Vie dans les bois » d’Henry David Thoreau ; « Les Rêveries du promeneur solitaire » de Rousseau ; « Voyage autour du monde » de Bougainville ; « Bourlinguer » de Blaise Cendrars ; « Voyage en Orient » de Gérard de Nerval ; « Le Devisement du Monde », de Marco Polo ; « Le merveilleux voyage de Nils Holgersson à travers la Suède », de Selma Lagerlof et, enfin, « Le Jardinier d’amour » et « La Jeune Lune » de Rabindranath Tagore dont il apprécie la poésie simple, libre fluence de l’imaginaire et inspiration mystique débouchant, presque toujours, sur cette dimension d’extase, celle-là même qu’il éprouve au plus profond de lui lorsqu’en contemplation devant ces paysages sublimes son cœur s’allège au point de s’évanouir dans le cristal du ciel. Lisant ces quelques phrases issues de « Walden », s’y immergeant totalement, c’est un peu comme si, lui, Sylvain, les avait posées sur les pages d’un Carnet de Voyage :

  

   « Voilà bien une soirée délicieuse, quand le corps tout entier n’est plus qu’un sens et absorbe le plaisir par tous les pores de la peau ! Je vais et viens avec une étrange liberté dans la Nature, je me fonds en elle. Lorsque je longe la rive pierreuse du lac, en bras de chemise malgré le temps frais, nuageux et venteux, sans rien remarquer de particulier qui soit digne d’attirer mon attention, je me sens étrangement à l’unisson de tous les éléments. »

  

   C’est lorsque la nuit a progressé plus avant, en direction de l’aube, que le Trappeur mouche la flamme de sa lampe, recouvre les braises de cendre et gagne sa couche rustique, bercé par les volutes de vent qui entourent sa cabane à la façon dont le lierre enserre les troncs dans un genre de corset étroit, rassurant. Peut-être, dès que les premières lianes du sommeil encagent sa tête, entend-il, comme dans un rêve, ces mots psalmodiés par une voix étrange venue des confins de l’Inde :

 

   « La nuit solitaire s’étend sur le sentier ; l’aurore sommeille derrière les collines pleines d’ombre ; les étoiles muettes comptent les heures ; la lune pâlie baigne dans la nuit profonde. »

  

   Un contact, un seul et la dimension irremplaçable de l’altérité vient à lui dans le genre d’une friandise longtemps espérée. Aujourd’hui le ciel est lisse, l’eau du lac un simple reflet d’argent que nul vent ne vient troubler. Dans la limpidité de l’air les moindres bruits s’entendent de loin. Sylvain est descendu sur le rivage du lac, un brin anxieux et son cœur ne serait pas loin de battre la chamade. Attentif au moindre signe, soudain il perçoit un bruit sourd semblable à celui d’un coléoptère pris dans les nappes chaudes et lourdes d’été. Le bruit se rapproche et, loin vers le sud, en direction de Whitehorse, une tache jaune se détache sur la toile libre du ciel. En cet instant précis se concrétise cette commande depuis longtemps passée. Quelques couvertures, des aliments, quelques paquets de tabac pour la pipe, du pétrole pour la lampe, quelques anti-douleurs en cas de problème. Mainteant l’hydravion est clairement visible, ses ailes haut placées, ses deux moteurs avec les hélices qui brassent l’air dans une sorte de tumulte joyeux, ses gros flotteurs arrimés aux ailes, son cockpit où se devine la silhouette sombre du Pilote. Sur la plage de graviers, Sylvain agite ses deux bras à la façon dont Robinson, sur son île de Speranza, apercevant la silhouette  d’une goelette croisant au large, aurait manifesté sa joie en même temps que sa crainte. Le Pilote répond à son geste, accomplit un large cercle au-dessus du lac afin de se placer dans la direction du vent. Les flotteurs touchent l’eau avec un bruit de long glissement, des gerbes d’écume tracent derrière l’aéronef un double sillage blanc. Sylvain a retroussé ses pantalons. Il se dirige vers l’hydravion. Le Pilote a ouvert la porte et dépose dans les mains de sylvain un gros sac de toile conteant toutes les provisions qui sont nécessaires à son existence d’Ermite, car c’est bien de ceci dont il s’agit, en effet. Å peine le Trappeur a-t-il pris possession de son colis que l’avion décolle pour de nouvelles livraisons, plus au nord, le long du ruban bleu du Yukon. Le signe amical du Pilote, il le retient en lui comme l’ofrande la plus précieuse qui soit. Avant de longs mois, Sylvain n’aura plus pour compagnie que le blizzard, le vol hauturier des oiseaux de proie, les frémissemnts de l’eau du lac sous la poussée blanche du gel.

   Pour seul souci, Sylvain à l’orée de ses journées médite sur le seuil de sa cabane, il pense aux tâches nécessaires qu’il devra accomplir, nullement une contrainte mais la libre disposition de Soi aux choses qui vont et viennent, ici, sous la douce poussée du jour. Aller abattre un résineux, le transformer en bûches régulières ; vérifier le toit de la cabane, y apporter, parfois, quelque réparation et, surtout, et enfin assurer sa nourriture auprès de cette Nature prodigue qui est comme une Mère, une Fée bienfisante qui se pencherait sur son berceau d’adulte, toujours une trace de l’enfance flottant, ici et là, dans la longueur infinie de rêves éveillés. Le Lac Laberge est poissonneux, à portée de la main. Sylvain aime les poissons qu’il substitue volontiers à la viande car il est végétarien. Du bric-à-brac laissé par Grand-Père Théodore, le Trappeur a extrait un manche en bois, une lame rouillée qu’il a longuement poncée à l’aide d’un galet trouvé sur la plage de sable. La lame est devenue brillante comme si elle était neuve, il en adressé le fil minutieusement et, mainteant, sa machette est devenue un vrai rasoir.

   Il a repéré, à quelque distance du rivage, une touffe d’osier dont il prélève des rameaux, certains de la dimension d’un petit doigt, d’autres aussi fins que des lacets de chaussures. Installé sur le banc de bois qui jouxte la façade du chalet, Sylvain effile les rameaux, en éprouve la souplesse d’un geste rapide et sûr. Il a entrepris de confectionner une nasse à poissons à partir de plans que son Aïeul avait tracés d’une main hésitante, sur une feuille de papier. Tressant, c’est un peu de son Grand-Père qu’il fait venir dans la présence, peuplant ainsi le territoire de sa solitude. Le Solitaire est habile de ses mains, aussi son projet prend-il corps avec aisance. Il a d’abord commencé par la confection de l’entonnoir par lequel les poissons entreront dans le piège. Puis il a disposé, verticalement, sur cet entonnoir, des faisceaux qui vont en diminuant vers le haut de la nasse. Å intervalles réguliers, des liens circulaires fixent les brins, une attache plus solide venant occuper la partie terminale de la construction. Posé sur son socle, le verveux a bonne allure avec sa forme de bouteille allongée, avec son cône serré qui se laisse voir au travers du treillis d’osier, avec son col étroit pareil à celui d’une dame-jeanne.

   Sans délai, le Trappeur va poser son piège dans un bras du lac, à contre-courant, parmi les touffes d’herbe aquatique qui font comme une longue tresse végétale. Quelques heures ont passé, au cours desquelles le seul Habitant du lieu est allé à la cueillette des baies. Il s’approche de la nasse, le cœur battant, il est toujours émouvant de capturer un animal vivant, de le savoir destiné à la cuisson, mais la chaîne alimentaire est ainsi faite qu’on n’y peut rien changer. Å peine son ombre se projette-t-elle sur le bras du lac qu’un bruit de mouvement se fait entendre, le bruit d’une surprise et, sans doute, d’une rébellion. Au travers du miroir de l’eau et de ses reflets, au travers de la geôle d’osier, Sylvain distingue nettement la forme de trois poissons de taille appréciable. Il relève la nasse dans des gerbes de pluie. Le bruit d’un soudain ébrouement s’accentue. Pour un premier essai, le résultat dépasse les espérances du Pêcheur : un omble chevalier à la belle robe argentée, aux nageoires d’un rose Dragée ; deux truites grises au corps allongé, tacheté de points blancs. Sylvain ne prélève qu’une truite, remettant sa nasse à l’eau avec les poissons qui seront en réserve. 

   C’est ceci, ce contact simple et direct avec la Nature qui coïncide parfaitement avec cette autre nature, humaine elle, qui se satisfait de l’environnement immédiat des choses, d’une relation amicale, nullement calculée, libre de tout plan, de toute hypocrisie. Être Soi seulement tout contre le Soi de la Nature, sans hiatus qui pourrait venir troubler le contact entre deux êtres de même texture. Le repas de midi (bien qu’ici l’heure n’ait plus guère d’importance !), il le prendra sur ce même banc qui regarde le Lac. Il aura disposé des pieux en faisceau sous lesquels s’épanouira un joyeux feu de braises vives.  Le corps de la truite, patiemment écaillé, sera traversé sur toute sa longueur d’une tige de bois vert, laquelle attachée tout en haut du tipi de branches enfumées, tournera lentement au milieu d’un nuage de fumée. L’odeur du poisson grillé distillera son fumet jusque sur les rives du Lac. Lorsque la chair sera grillée à point, du bout de son couteau de Trappeur, l’Homme du Yukon prélèvera des fragments qu’il mâchera longuement, remerciant le ciel et la terre pour de si douces et évidentes faveurs. Ici, le Lecteur, la Lectrice comprendont à quel point l’osmose Homme/Nature ne sera pas un vain concept, bien au contraire une réalité bien pleine, vivante, frémissante, allant jusqu’à faire du goût le lieu même d’un continul étonnement, jusqu’à faire du corps la conque privilégiée où se réunissent les sensations liées au prodige d’exister.

   Cette disposition de l’âme, nous, Contemporains, en avons trop négligé l’usage, nous croyant disposés au motif de nos déterminations culturelles à tout recevoir à la manière d’un dû, sans même que l’idée ne vienne nous effleurer que nous ne sommes qu’un maillon de la chaîne dans la pluralité de l’Univers, un maillon, somme toute pas plus important qu’un autre, à savoir l’Arbre au sein de la forêt, l’Oiseau qui cingle l’espace du ciel, le grain de la myrtille qui brille au creux de son massif de feuilles vertes. Mais laissons le Botaniste à la joie toute simple de son repas frugal, nous avons encore d’autres facettes à découvrir de ce « fabuleux » personnage, au sens strict « qui tient de la fable, légendaire », oui car, de nos jours, fort peu pourraient se réclamer d’une telle provenance, notre monde si étroit ne faisant guère que l’inventaire de ses propres contingences.

   On l’aura compris, Sylvain est Homme de la Nature, Homme plongé dans la praxis, la transformation de son milieu mais de manière légère, de façon à ce que son empreinte sur le paysage soit minimale, en quelque sorte un emprunt que la progression du temps soldera sans que rien n’y paraisse plus que la risée de vent dans la course solitaire du ciel. Mais si l’Homme est un actif (comment ne le serait-il au sein d’une Nature sauvage, parfois hostile, impénétrable ? ), il est tout autant contemplatif, cette posture se donnant tel l’accomplissement, l’aboutissement des tâches qu’il poursuit sans relâche. Dans le tissu serré des jours, il introduit une césure, une respiration, conditions nécessaires et suffisantes pour que son inscription sur cette terre du Bout du Monde prenne sens, fasse efflorescence en quelque sorte. Ce matin il a fermé la porte de sa cabane sans même donner un tour de clé, qui donc, hormis le lynx et le renard, pourrait risquer sa curiosité à pousser le lourd huis de bois, à inventorier les « richesses » de son chez-lui, il y a si peu de choses à prendre, une bouilloire en métal, des couvertures rustiques, la lampe-tempête au verre enfumé ? Ici, ne se pose nullement le problème du viol d’une habitation au motif que les Hommes sont loin et que c’est toujours à partir d’eux que l’idée même d’une effraction dans un intérieur intime se pose, nullement du fait d’une Nature qui ne projette nul sombre dessein dans le déroulement évident de ses propres actes.

   Bâton de marche en main, sac sur le dos avec quelques provisions de bouche, le Trappeur a pris la direction du Nord, longeant le Lac Laberge, s’en écartant parfois en raison des tourbières humides qui en longent le sinueux parcours. Et c’est précisément au rivage de l’une de ces tourbières qu’il a posé son sac, s’est assis sur un gros rocher en forme de promontoire qui dévisage l’ensemble d’un panorama largement ouvert sur les immenses et infinies étendues boréales. C’est un pur bonheur que d’être là, seul Représentant de l’Humaine Condition, assuré d’un statut  égal à celui de la touffe de mousse, de la discrétion jaune d’or de la Saxifrage oeil-de-bouc, de l’à-peine coloration vert-jaune de l’orchidée Liparis de loesel. Ici, nulle supériorité d’une espèce sur une autre, tout est égal, l’Homme se confond, s’immerge dans la flaque d’eau, disparaît à même la réverbération de la montagne sur le globe lisse et uni du ciel. Sylvain demeure de longues heures à observer tout ce qui lui fait face, nullement de manière passive, mais inclus en chaque chose, pénétré qu’il est de chaque fragrance subtile, envahi qu’il est du bleu délavé du ciel, simple variation sans hiatus des massifs d’épinettes blanches et noires, simple harmonique de tout ce qui existe dans la toundra alpine, dans la taïga aquatique, le peuple des hauts trembles semés d’écus jaunes en automne, celui des bouleaux à papier avec leurs écorces claires semées de leurs signes noirs pareils à des têtes de flèches, celui des peupliers baumiers, ces si hautes présences qui se perdent, se confondent avec l’air semé de brume et parcouru d’embruns.

   L’atmosphère est lisse, traversée de quelques nuages légers qui glissent d’est en ouest, puis se perdent quelue part à distance de la vue. Tout au fond, identique à un immense rideau de scène, une chaîne de montagnes s’affirme à peine dans une douce teinte Parme que les blancs purs des névés vient atténuer, presque gommer dans cette harmonie si complémentaire, dans une manière de singulière affinité des éléments entre eux. Un peu plus près, au pied de la montagne, une sombre forêt d’épinettes noires dresse les pointes inoffensives de ses aiguilles. De cette forêt s’élève un silence natif que trouent, parfois, le déplacement souple du caribou ou de l’orignal, la percussion contre les taillis des grands bois des cerfs hermiones à la robe d’un gris élégant, aux sabots noirs telle une suie, au derrière blanc où s’agite, en balancier, le pompon couleur de graphite de la queue. Sylvain n’a nullement besoin de voir cette faune variée pour en dresser le vivant portrait. Un bruit suffit, le tremblement d’un buisson surpris par la fuite d’un mouflon de Dall aux cornes courbées de couleur ambrée, à la belle pelisse blanche qui rivalise avec l’éclat de la neige.

    Le Solitaire possède en lui tout un lexique de formes animales et végétales dans lesquelles il pioche selon les motifs de ses rencontres, fussent-elles toutes théoriques, distantes, ébauchées seulement. C’est ceci, être Homme de Nature, avancer au hasard du paysage et tracer, à l’intérieur de sa tête, cette scène fabuleuse où s’animent, tels de mythiques animaux, griffons, centaures et autres licornes, aussi bien l’orignal aux bois larges et palmés, le grizzli avec sa fourrure aux pointes blanches, le puma au corps fin et élancé, à la queue longue et épaisse. Si le Yukon accueille le Trappeur sans réserve, d’une manière réciproque le Trappeur porte en lui, dans la partie la plus vive de son être, ce Pays sauvage, ce Pays aux mille beautés dont, jamais, il ne pourra épuiser l’infinie richesse. Et c’est sans doute la mise en perspective de sa propre finitude avec l’infinitude de cet espace vierge qui constitue l’essence de la rencontre, le point ultime où, chacun fécondant l’autre, s’accomplit l’alchimie unique, la quintessence de la relation de l’Homme et de son Milieu.

   Tout près du rocher sur lequel Sylvain se repose, une mosaïque aux belles couleurs mêlées de jaune-orangé, de vert d’eau, tapis de mousses, de sphaignes, de joncs et de carex parsemés de minces lacs, de trous d’eau brillante en lesquels se reflète la résille sombre des épinettes, la flaque unie du ciel, le poudroiement léger des nuages. Paysage/Homme, ceci ne s’écrit plus selon une distance, la notion « d’entre » a disparu, une seule ligne continue, une seule et même phrase qui se dit en une unique intonation, genre de psaume entonné à voix basse en lequel se confond ce qui aurait pu constituer la nervure d’une différence, fût-elle mince et presque imperceptible. Tout le jour durant, Sylvain emplira son cœur, ses yeux, son corps de ces impalpables sensations, se sustentant, de temps à autre, de quelques baies sucrées et acides prélevées à même son itinéraire. Passage continu de l’un en l’autre, de ce qui n’est nullement Soi en ce qui est intimement Soi, voici le feu inaperçu qui brûle en son intérieur, dont, parfois, l’on peut percevoir, au fond de la pupille des yeux, tout contre la paroi translucide de l’âme, quelques vives étincelles que l’on attribue au reflet de quelque étoile venue du plus loin du cosmos. Oui, venue du plus loin du cosmos !

   Aujourd’hui, il nous faut connaître Sylvain sous un jour qui, à première vue, pourrait se donner pour différent des images que nous avons collectées, jusqu’ici, à son sujet. Donc le regarder selon une perspective différente dont, cependant, nous nous apercevrons vite qu’elle tient plus à notre propre illusion qu’à l’exacte réalité qui fait de lui cet « Homme de Nature » comme il aime à se définir d’une manière tout intérieure. Et, du reste, comment pourrait-il s’en ouvrir à d’autres puisqu’ici il est, tout à la fois, lui-même en son for intérieur, et cet Autre de lui-même qui dialogue sur le mode du colloque singulier. Toute altérité naît de lui et retourne en lui comme un blizzard qui ferait le tour de la Terre et reviendrait au lieu même de son origine.  C’est donc sous l’étrange identité de l’Orpailleur, ce Chercheur d’impossible que nous allons le découvrir, précisant, petit à petit, l’endroit où il se situe qui, on l’aura compris, ne peut qu’être éthique car, s’il ne l’était pas, tout l’échafaudage conceptuel bâti autour de lui s’effondrerait, ce dont nous serions, inévitablement, les victimes collatérales.

    Sylvain s’est installé, un peu avant le crépuscule sur le rivage de la Rivière Yukon, en cet endroit qui, ici, se nomme « bedrock ». Il a emporté simplement une pelle, un tamis et une batée : tout ce qu’il faut, en réalité, pour se sentir Chercheur du précieux métal jaune. L’Orpailleur connaît bien la topographie intime des lieux, les moindres failles en lesquelles l’or natif se trouve piégé, qu’il explore régulièrement, patiemment, sous la poussée, certes, d’une fièvre intérieure, mais maîtrisée cependant, la ruée n’est guère le motif selon lequel ses mouvements sortent de lui pour rejoindre un désir situé au bout des doigts. Bien plus qu’une attitude qui serait de pure convoitise, il s’agit, chez lui, d’une sorte de contemplation, d’une ode à la Nature, du précieux en Soi qui rejoint du précieux hors de Soi. Une liaison, une confluence du sens éparpillées parmi l’éternel fourmillement du Monde. Trouver de l’or, c’est trouver la rareté, le raffinement, l’élagance en Soi, c’est outrepasser le contingent pour gagner quelque chose d’essentiel, c’est faire surgir une braise du plus profond de la nuit, de son impénétrable mystère, de son énigme toujours recommencée.

   Les rayons du soleil sont obliques, ils se réverbèrent sur les eaux du Yukon, ils ricochent et donnent au visage du Chercheur cet aspect cuivré, étincelant des masques Incas, ce ruissellement de spiritualité, ce symbole du divin dont l’or est la plus belle effectivité. L’eau est un miroir mais Sylvain, au motif de sa naturelle lucidité, ne s’y absorbe nullement comme le ferait l’imprudent Narcisse. Le miroitement éclaire seulement son travail, le rend encore plus fascinant. La lumière dorée de la fin du jour appelle celle de la pépite qui, peut-être, parmi les sables et les graviers, constituera une merveilleuse offrande, le point ultime d’une quête toujours recommencée. La plupart du temps, Sylvain ne ramène dans le jour avare de sa cabane que quelques poussières d’or qu’il recueille dans une boîte de sa propre confection. Nulle déception puisque sa recherche est gratuite, c’est-à-dire qu’elle est « recherche pour la recherche » tout comme l’on dit « l’art pour l’art », la recherche comme une fin en soi ou, plutôt, la recherche de Soi médiatisée par la recherche de l’or. Car toute quête est de cet ordre, existentiel, avant d’être d’ordre matériel. 

   Sylvain explore méthodiquement chaque faille à l’aide d’un crochet de métal. Ce crochet, il l’a confectionné à partir de l’une de sestrouvailles dans quelque recoin de sa cabane. Parfois un léger battement de cœur. Que va-t-il découvrir de Soi qu’il ne connaît encore : une sensation nouvelle, un frisson jamais éprouvé, les fragments d’un concept qui, peu à peu, va livrer sa richesse insoupçonnée ? C’est bien, d’être là, au bord de Soi, comme au bord d’un ravin que, soudain, des rayons de lumière illuminent et de se découvir tel que jamais l’on ne s’était aperçu, peut-être Aventurier, peut-être Alchimiste métamorphosant la matière, parvenant à l’ultime transmutation,  à cet endroit quasiment magique où le vil devient Pierre Philosophale et, d’un seul et même geste, on a atteint son propre Mont Athos semé de ses précieux monastères, son Mont Ararat où repose la légendaire Arche de Noé, son Mont Kailash entouré de sa « kora », cette lente et longue pérégrination des Pèlerins placés sous le regard de la Montagne Sacrée.

   Oui, alors que l’ombre avance sur l’eau sombre du Yukon, des lèvres du gravier, l’Orpailleur sort des éclats minéraux : des hématites grises, des magnétites brunes striées de lignes blanches, du sable noir, des plombs, des grenats lie de vin. Cette récolte - pure intuition -, lui paraît prometteuse. Bientôt, au fond de la battée, les brindilles font leur course circulaire. Un léger bruit de grésillement parvient aux oreilles du Trappeur. Son geste est sûr, régulier, pareil à celui des Pionniers d’autrefois qui avaient traversé des continents, fascinés par l’éclat du métal jaune. Il élimine l’excédent d’eau, il trie du bout des doigts les hématites et sables. Dans la densité d’une lumière devenue presque nocturne, tout au fond du « chapeau chinois », en sa pointe extrême, une clarté jaune, certes assourdie, certes à peine visible pour des yeux novices, mais hautement signifiante pour l’Hôte du Yukon. Une pépite de belle taille git au sein de son étincelle d’or, elle est comme un œil curieux qui dévisage le Monde autour d’elle. Elle est pur miracle dévoilant la forme, l’essence de son être.

   Non, Lecteur, Lectrice, n’attendez nullement de Sylvain qu’il danse la gigue, qu’il se prosterne à genoux en remerciant quelque divinité que ce soit. Ce que cet Homme simple vient de découvrir dans la pointe de sa batée,

 

la Beauté en Soi qui est aussi

Beauté de Soi,

Beauté du Monde.

 

   Comme si le séjour au Yukon du Trappeur avait connu son acmé, que son âme, débordant de félicité, s’était dilatée jusqu’aux confins de  la Terre, peut-être même du Cosmos. Cela parle en lui. Cela danse en lui. Cela fait ses mille feux de joie en lui. Cette pépite, il ne la vendra pas chez un Négociant de Whitehorse. Il la gardera. En souvenir d’un séjour qui va prendre fin bientôt car que lui reste-il à découvrir alors qu’il vient d’effectuer une plongée en Soi, jusqu’en ses limites les plus humaines, les plus pures ? Il la gardera en souvenir de Gand-Père Théodore, ce Passeur qui, de l’exister vous conduit sur les rives de l’Être, là où tout prend sens, où s’atteint le diamant d’une pure joie inaltérable, tel l’or précieux qui rend les Hommes Fous alors qu’il pourrait être le symbole d’une quête intérieure. Mais on ne réforme nullement le Monde, il tourne toujours dans le même sens.

   Dans peu de jours, Sylvain s’apprêtera à quitter sa cabane, à quitter le Yukon, terre d’aventures si singulières, tellement abouties. Il regagnera la Suisse, son pays d’origine, il regagnera la maison de son Grand-Père à la lisière de la forêt. Oui, à la LISIÈRE, là où le jour le cède au clair-obscur, là où la lumière hésite, se fait rare, sorte d’illisible écume située entre fausseté et vérité, là où l’Homme, décidant de son Destin, choisit une voie plutôt qu’une autre. Ou bien l’éclat ambigu de l’illusion, le grésillement de l’apparence, les feux du faux-semblant ou bien le pur lacet de clarté, il est ce que nous sommes, mais dans l’atténuation, dans le retrait en Soi, dans l’en-dedans de notre propre nature qui est aussi l’en-dedans de la Nature, de cette Phusis des Anciens Grecs (oui, ceci est pure fascination qui, ici et là, dans mes textes, brille tel le luxe d’une gemme rare), cette totalité de ce qui vient en présence, de ce qui vient en soi et pour nous, cette inaltérable et inépuisable mouvementation, ces événements toujours recommencés qui naissent à même leurs propres phénomènes, qui disent l’être-des-choses, en filigrane duquel se donne à penser l’ÊTRE, cette pure énigme qui nous place ici, sous le ciel gris de la Suisse, près des tourbières du Yukon, pris d’étonnement sous les reflets d’acier du Lac Laberge, dans cette immensité qui est pure ouverture de sa conscience à l’immensité du Monde. Tous, Toutes, autant que nous sommes, nous vivons, le plus souvent à notre insu, tels Sylvain, ce sublime Chercheur d’or, cet Homme-Arbre qui est nature plus que Nature dans l’évidence d’exister. Il nous faut ce constant dépliement d’une quête, une Esthétique doublée d’une Éthique.

 

 

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17 décembre 2023 7 17 /12 /décembre /2023 11:22
Du Blanc, l’originelle parution

Source : Photos en noir et blanc

 

***

 

   Certes l’on pourrait entrer dans cette photographie à la suite d’un saut et s’y immerger au plein de sa réalité, sans qu’aucune pré-compréhension n’en ait posé les fondements. Mais, ce faisant, de qui-nous-sommes - cette manière de Nuit intérieure qui cherche le Jour de son possible -, nous serions demeurés sur le seuil d’une porte, apercevant la soie d’un mystère mais n’en éprouvant nullement le doux chatoiement, en estimant seulement ce flottement au large de nous, et la caresse serait passée que nous demeurions au seuil de nous-mêmes, comme nous sommes demeurés au seuil de cette porte visible/invisible, nous immergeant en sa Matière, à défaut d’en saisir le vivant Esprit. Toujours soudés à la réassurance du Visible, nous aurions occulté cet Invisible qui nous aurait été précieux si nous nous étions donné la peine d’en saisir, au moins dans un essai, l’inestimable et singulière venue.

   Mais ce que nous exprimons, de cette manière malhabile, parce qu’insuffisamment conceptuelle, force nous est imposée d’en demander l’ouverture auprès de deux Auteurs qui en ont formulé, dans la clarté, le mode essentiel, la signification intime. Oui, « intime » car les choses ne se donnent jamais d’emblée, identiques à ces coques de noix dont il faut briser la paroi afin d’en connaître les cerneaux, là où l’essence paraît toute lumière qui coïncide avec la plus grande exactitude de leur être, ces cerneaux crépusculaires qu’il convient de faire nôtres.

 

« La poésie –

par des voies inégales et feutrées –

nous mène vers la pointe du jour

au pays de la première fois. »

 

Andrée Chedid, Extrait de Terre et poésie

 

***

 

« Tout poème naît d’un germe,

 d’abord obscur,

qu’il faut rendre lumineux

pour qu’il produise

des fruits de lumière. »

 

René Daumal - Poésie noire

et poésie blanche

 

***

 Ici, l’essentiel, comme toujours,

est contenu dans l’espace

de quelques mots simples :

 

« la pointe du jour

au pays de la première fois. »

 

« qu’il produise

des fruits de lumière. »

 

   Donc, le tissu même de la Poésie est une manière d’aube, de clarté qui survient originairement, mais toujours le « fruit de lumière » ne s’enlève que sur un fond d’obscurité, ne vient à l’œuvre qu’après s’être extrait de sa nuit. La nuit, c’est ce qu’expriment le « feutré », « l’obscur », dans une manière de dire allusif qui ôte ce qu’il exprime à même sa diction. Car toute Poésie est de nature essentiellement fragile, elle dont les mots de cristal ne font leur tintement qu’à contre-jour de l’exister, au sein des agitations mondaines et du tourbillon vertigineux de l’Univers. Mais il faut un abri, mais il faut un secret et le dépli discret de ce qui ne peut s’effectuer qu’à l’aune d’un merveilleux clair-obscur.

    C’est bien sous le sceau d’une dialectique Noir/Blanc, Nuit/Jour, Ombre/Lumière que les mots du Poète, s’extrayant de leur gangue naturelle - tel l’imago, au terme de sa métamorphose, se hissant de sa tunique fibreuse en direction de la transparence -, que les mots traceront le processus qui, de la lourde Matière, de son opacité de glaise, monteront vers cet Éther qui, depuis toujours, était la promesse d’une allégie, d’un surgissement dans le monde inouï des significations. Tout ceci est excellement synthétisé dans un extrait prélevé dans « René Daumal - Poètes d’aujourd’hui - Seghers », lequel pointe en direction de ce travail d’essence  alchimique, partant de la nature sourde et indéterminée, occluse des mots (une manière de primitivité, d’archaïsme), les portant à leur illumination, à leur floraison, à leur épanouissement sous la voûte immense du Ciel, cet illimité, cette infinité que ne sauraient connaître nulle contrariété, uniquement le dépliement sans fin d’une Liberté. Mais écoutons les mots de Jean Biès, auteur de cet essai :

   « Daumal ne prétendra rien d’autre, désormais, que transmuer « l’œuvre au noir » - domaine des angoisses et des illusions, des ténèbres visqueuses de la materia, où les eaux mercurielles restent congelées - en « œuvre au blanc » - royaume de luminosité ; - faire passer sa poésie du Solve au Coagula ; ou si l’on préfère, du Chaos à l’Ordre, de la Terre au Ciel. »

   Tout ceci, et singulièrement l’inclusion de l’âme du Poète en cette « cosmologie » à usage personnel, en cette chaotique présence primitive, tout ceci crée le Poète-Démiurge en quelque manière (ou Alchimiste si l’on préfère, l’analogie est évidente), lequel s’inquiète de façonner le Monde (le Poème) à la mesure exacte de qui il est, à savoir cette exigence de mettre fin au Désordre (le Poème doit exprimer une langue compréhensible), de donner vie à une pure beauté qui, si elle est d’ordre esthétique, ne saurait se dispenser de prendre visage lexico-sémantique, message transitant directement de cœur en cœur, de raison en raison, de sensibilité en sensibilité.

   Car c’est ceci, l’ordre du Monde, mettre en relation, produire un sens commun, faire se conjoindre deux existences séparées en les fusionnant en une identique cornue métamorphique. Alors, la clé de voûte du système lexique confondra, en une seule et même unité, en une dyade insécable, le Poète, le Lecteur (celui qui élève, celui qui récolte les « fruits de lumière »), même moisson osmotique de ce qui, sublimement formulé, connaîtra immédiatement son propre coefficient d’éternité. Si le vieux rêve idéaliste de la fusion Sujet/Objet peut trouver ici illustration, gageons que ce qu’il faut bien nommer « extase poétique » est bien l’opérateur qui, en une seule et même dimension, réunit Poète/Lecteur/Langage dans la plus effective des joies qui se puisse imaginer. Une ambroisie est partagée et le monde des dieux Olympiens n’est guère loin qui nous tend la coupe d’ivresse, Dionysos tempéré par la sagesse apollinienne, Apollon dilaté de l’intérieur par la fougue dionysiaque. Subtil équilibre, conjonction des opposés. La Raison disciplinant le Polémos, le Polémos s’assagissant sous le baume de la Raison.

   Il n’en faut ni plus, ni moins pour donner au Poème sa forme pourrait-on dire « performative », il accomplit, à même son dire, ce à quoi il était destiné à l’ombre de toute conscience : ouvrir un espace dans le derme sourd de l’exister, dans ce confondant nihilisme dont la parole est le Rien, dont la promesse est le pur Néant. Tout Poème venu à lui dans la faveur est de nature cathartique, il nous sauve de nous-mêmes, il apaise nos inquiétudes, il nous abstrait des formes contraignantes de l’Espace et du Temps. Il confère à notre essence d’Hommes et de Femmes cette assurance de tracer dans la terre un sillon fertile, d’y déposer des graines, d’en récolter, dans l’entaille d’un infime bonheur, la moisson future qui illumine notre présent, le rend, sinon radieux, du moins suffisamment touché de clarté, peut-être même d’espérance, de douceur de vivre. D’exister près du ruisseau, de la source, de l’étoile, ces étincelles qui habitent la nuit de la Poésie et la transcendent au gré de leur inimitable vivacité, de leur éclat, de leur incommensurable fidélité car, toutes ces choses, nous les portons en nous, que le génie du Poète nous rend lisibles afin que, notre soif étanchée, nous ne demeurions en plein désert, désert de nous-mêmes.

   Et maintenant, il s’agit de se poser la question de savoir en quoi, cette belle photographie d’un paysage de neige, porte en elle, tel le Poème, cette forme de passage alchimique du Nigredo primitif (ce Noir calciné) à son opposé l’Albedo (cette blancheur de cygne), en quoi elle porte les traces d’un Chaos originel devenu un monde ordonné, un Cosmos.

   Cette image, si subtilement équilibrée selon l’ordre du Cosmos, son arbre planté à l’endroit exact de son être (il ne pouvait, en toute logique, occuper que la place qu’il occupe), les arbres poudrés de neige dessinant un subtil horizon accueillant la totalité du paysage, la frise légère des chalets de bois venant jouer avec l’horizontalité de l’arbre (dans une manière de relation orthogonale qui est simple mais évidente métaphore de la Raison), le champ blanc immaculé disant sa singulière perfection, en même temps qu’il constitue le socle idéal sur lequel le tout de l’image vient se mettre en place, genres de constellations trouvant le lieu de leur infrangible Loi. La vision de cette photographie est pure réassurance pour tout esprit en quête de sens.

 

Ici, tout s’enchaîne dans l’harmonie.

Ici, tout vient de soi.

Ici se présente le lieu même de l’épure.

 

   Rien n’est de trop qui serait une fausse note dans cette fugue légère. Rien ne fait tache. Rien n’est étranger. L’œuvre photographique se fond dans l’œuvre alchimique et c’est la pure conscience qui émerge là,

 

et c’est l’être qui se spiritualise,

et c’est l’âme qui connaît

la plus grande lucidité,

 et c’est le dépassement se soi

vers le hors-de-soi, l’infini.

  

   Puis, par phénomène de simple opposition, l’image abordée dans son lexique plus précis, s’y laissera apercevoir, dans l’approximation il est vrai, dans l’à-peine insistance (comme si le Corps se sentait honteux de n’avoir point encore rencontré l’Esprit), quelques prédicats relatifs au Chaos de l’Oeuvre au Noir, cette Nigredo symbolisée par tous les affleurements de Noir, la partie sommitale du ciel, les lignes foncées qui courent le long du tronc et des branches, les façades d’ombre des chalets, le chemin qui traverse le champ virginal de la neige, la bande grise au premier plan. Tous ces stigmates, toutes ces substances lourdes trahissent la présence du Corps lesté de tous les maux dont il est le sombre réceptacle :

 

noir des processus de corruption de la chair,

noir de la tyrannie de l’ego,

noir des cruelles passions,

noir des désirs cachés,

des peurs ancestrales, archaïques,

noir des ambitions invasives.

  

Il convient maintenant de reprendre le geste daumalien

tel que suggéré par Jean Biès :

 

« faire passer sa poésie du Solve au Coagula ;

ou si l’on préfère, du Chaos à l’Ordre, de la Terre au Ciel »,

 

   tel est ici le seul moyen de synthétiser l’image, de l’accomplir en sa signification la plus entière. Subtil cheminement de la Poésie Noire à la Poésie Blanche.

 

Les Idéalistes épris d’Esprit se fixeront sur le Blanc.

Les Matérialistes versés dans la complexité du Corps choisiront le Noir.

Les Sceptiques qui doutent de tout, aussi bien du Blanc que du Noir,

s’immergeront dans les plis du Gris.

 

   La perception du Réel est ainsi faite qu’elle suppose cette polychromie, chaque gradient déterminant les êtres que nous sommes selon leurs propres affinités, qui, certes, ne sont des vérités que relatives, mais des vérités tout de même. Sans doute la vérité de toute œuvre, qu’elle soit picturale, photographique ou bien œuvre du Verbe, consiste-t-elle en ce mode de passage d’une réalité à une autre, autrement dit au sein même de son propre métabolisme, là où le point des rencontres tisse ce chiasme en forme de Ruban de Moebius, cette représentation d’un Infini parfait, absolu en son essence. Image d’un point nodal indépassable, pareil à l’Idée platonicienne, à cet Archétype qui ne saurait trouver d’autre fondement qu’en lui-même. Domaine des entités absolues, éternelles, immuables, de nature substantielle, que Descartes définissait de la manière suivante : « ce qui est conçu immédiatement par l’esprit ».

 

Du Blanc, l’originelle parution

Ruban de Moebius

Source : JC LE JALLU

 

   Alors, de manière visuelle, donc métaphorique, et pour en revenir à la qualité symbolique de cette image de l’arbre et de ses entours sombres ou bien lumineux, nous pourrions synthétiser les différents concepts abordés sous un tableau à double entrée,

 

la gauche correspondant à la lourdeur terrestre du Corps,

la droite indiquant l’allégie céleste de l’Esprit :

 

NOIR   BLANC

 

NIGREDO   ALBEDO

 

TERRE   CIEL

 

CHAOS   COSMOS

 

OBSCUR   LUMINEUX

 

SOLVE      COAGULA

 

DISSOLUTION    LIBERATION

   DES CORPS      DE L’ESPRIT

                                          

                                           MORT DE L’EGO         ÉMERGENCE

                                            et des PASSIONS      de la CONSCIENCE

 

***

 

Telle la ligne zénithale sombre du Ciel

Tel le rideau d’Arbres à l’horizon

Tels les Chalets de bois

Tel le Chemin dans la neige

Telle la Bande grise tout en bas

Tel l’Arbre irradiant au

centre de l’image

Å Chacun, Chacune

de trouver sa place

sur l’une des extrémités

de ces boucles

du Ruban de Moebius

 

Å moins que le centre

ce point de continuel

Aller-retour d’une

réalité à l’autre

Ne soit la seule

  position possible

Simple balancement

 

Du Beau au Vil

Du Bien au Mal

Du Vrai au faux

Du Jour à la Nuit

De l’Être au Non-être

Du Tout au Néant

 

Ne serions-nous, dès lors

Qu’Oscillation ?

Que Fluctuation ?

Que Variation ?

Raison pour laquelle

L’Immuable fléau de l’Idée

Sur la balance de l’exister

Serait le seul remède

A nos contingentes

Contradictions

 

*

 

  

 

 

 

 

 

 

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14 décembre 2023 4 14 /12 /décembre /2023 09:00
Elle qui venait du Rouge,  allait dans le Rouge

Esquisse : Barbara Kroll

 

***

 

   Purpurine, tel était le joli nom coloré de cette Jeune Femme dont il était difficile d’apprécier l’âge, tant elle se dissimulait derrière son voile Garance, on eut dit la muleta telle qu’arborée par le matador affrontant la puissance noire du taureau, autrement dit la Mort. Ce qui désignait Purpurine en son essence, un goût immodéré de la discrétion, de l’effacement, de la disparition que venait contrebalancer, en une manière de violent oxymore, une inclination à la puissance, à la souveraineté. Combien il est troublant, sous le visage le plus souvent affable et rieur de l’humaine condition, de découvrir de verticales couleuvrines en lesquelles s’arment, telles des arquebuses capables de lancer leurs projectiles avec la violence qui convient à tout geste d’agression léthale, les pires intentions.  Car oui, sous d’avenants visages, tous autant que nous sommes, sommeillent en nous, juste sous la toile de notre peau, des griffes limbiques et reptiliennes capables des plus sidérants forfaits qui se puissent imaginer.

   Mais laissons de côté cette propension à la violence et attardons-nous sur une rapide genèse de Purpurine telle qu’elle se donne à voir au travers du prisme des couleurs de l’existence. Purpurine, en son caractère affirmé - en dissimulât-elle la vigueur -, est la fille des décisions promptes et des choix radicaux, penchant immédiatement, selon l’aridité de son tempérament, en direction de telle réalité au détriment de telle autre. Ainsi ses choix se réduisent-ils à l’essentiel, ce que la démonstration ci-dessous voudrait mettre en exergue dans le champ pluriel du cercle chromatique. Dès son plus jeune âge, sans doute constituée en femme avant l’heure, Purpurine avait-elle fait le tri de ce qui venait à elle au simple motif qu’elle voulait avoir un pouvoir sur les choses et nullement le contraire.

   Le BLEU, ce bleu le plus souvent délavé du ciel, ce bleu tourmenté des océans, ces « bleus à l’âme », elle n’en pouvait guère soutenir la présence et les avait reniés avant même qu’ils n’atteignent le profond de ses pupilles.

   Le VERT, le vert proliférant, le vert habillant les immenses forêts, sculptant les tapis de mousse, se donnant sous l’aspect de la cendre des lichens ou bien ce vert cru qui montait des eaux semées d’algues, elle n’en supportait guère la présence et ce débordement de chlorophylle lui donnait parfois une sorte de nausée.

   Le JAUNE ruisselait partout, depuis la périphérie de la couronne solaire jusqu’aux épis de blé, aux capitules rayonnants des tournesols et toutes les terres, les argiles, les glaises en étaient saturées, si bien que partout où le regard se posait l’on ne pouvait guère éviter ces Beiges, ces Noisettes, ces Ocres pareils à ces tapis d’automne qui envahissent la vue, la reconduisent à n’être plus que de vagues feuilles mortes agitées par le vent.

   Le NOIR quant à lui, s’il était le plus souvent signe d’élégance, était aussi le signe du deuil, du retrait dans les oubliettes du Soi, de la vie biffée en quelque sorte, du renoncement à paraître, si bien qu’elle lui avait tourné le dos d’une manière définitive.

   Le BLANC faisait sa claire effusion, son jet de lave brillante, ce blanc qui recouvrait tout de son dais d’absence et de silence, ce blanc mutique et neigeux dont elle ne voulait pas qu’il recouvrît son corps à la manière d’un linceul, son esprit à la manière de ces entonnoirs de métal qui mouchent les flammes des bougies.

  

Oui, Lecteur, Lectrice,

vous l’aurez compris,

Purpurine, en son fond,

tranchait à vif dans le réel,

donnant ici un coup de scalpel,

plaçant là une entaille au canif,

plongeant ailleurs une virulente dague

 dans le derme des jours, dans la chair

des minutes et des secondes.

 

   En une certaine façon, elle se voulait maîtresse d’elle-même et aussi bien d’un Monde qu’elle avait choisi, taillé à son exacte mesure. Du tri qu’elle avait opéré, seul le ROUGE persistait, seul le Rouge flottait sur la bannière dont elle entourait sa peau telle « La Liberté guidant le peuple ».

 

« Liberté » ?

La sienne propre.

« Le Peuple » ?  

Celui des hommes,

des choses

et des êtres

 

   qui, d’une manière ou d’une autre, voulaient tracer leur sillon sur la dalle immense de la planète. Cependant, n’allez pas en déduire qu’elle était tyrannique, aveuglée par les fastes du pouvoir. Ce qu’elle voulait surtout accroître, son irradiation naturelle, ce qu’elle voulait multiplier, la nitescence de sa « citadelle intérieure ».

   Certes elle n’était guère indifférente au genre de fascination qu’elle exerçait sur les Autres, ces Autres qui ne pouvaient que ployer sous le faix de cette rutilance, de ce constant débordement de Soi, de cette rubescente diffusion d’une âme toujours portée à l’incandescence. On pouvait faire l’hypothèse, à son sujet, qu’elle fonctionnait sous l’empreinte du Héros des tragédies grecques, souvent atteinte de cette dimension de la démesure, placée sous le joug de cette hybris qui coulait d’elle comme la pluie chute du ciel, manières de larmes du Destin que les dieux avaient inoculées dans la pourpre même de son sang, lequel traçait l’arborescence douloureuse de son trajet humain. Douloureuse certes, mais cette souffrance était le prix à payer pour demeurer dans cette haute climatique ourlée des plus vives teintes,

 

Alizarine lorsqu’elle surpassait

la nécessité de sa providence ;

 Grenat parfois quand un nuage assombrissait

la lumière mourante de son crépuscule ;

lissée de la douceur de Capucine lors des épisodes où,

recluse dans la densité de sa chair,

 

   elle consentait à être elle-même mais dans la modération, l’allègement, l’émoussement, braise qui rougeoie à peine sous sa natte de cendre et de bois consumé. Voici, lorsqu’on est un être si singulier, si exigeant avec Soi, rien ne va jamais dans la pure évidence, beaucoup de choses se cabrent et ruent, beaucoup de vos Commensaux vous admirent en même temps qu’ils vous lancent des javelots, beaucoup d’événements surgissent à l’improviste qui sont autant de haies à franchir, d’obstacles à contourner.

   Telle que Purpurine nous apparaît dans la belle esquisse de Barbara Kroll : le fond est gris, gris de Néant, car c’est toujours de l’Absence, du Rien que l’être se détache pour apparaître au milieu de la sphère des étants. Puis, dans une manière de coup de gong soudain, le Rouge surgit à la présence, claque tel un étendard battu par la puissance du vent. Gris/Rouge, parfaite dialectique, rencontre sublime. Ce que la Pourpre, cette tache de sang, cette vie portée à sa propre exubérance, ce torrent furieux dont les flots sont lutte contre la Mort, ce que donc cette vive couleur dissémine à l’envi au-devant de soi, tel un voile d’immortalité, le Gris en atténue le rayonnement comme pour affirmer la prudence, la réserve, la modestie à arborer en tant que vertus existentielles.

 

Trop de Rouge, et c’est l’action proliférante

de l’hybris qui court à sa perte.

Trop de Gris et c’est le Néant lui-même

qui reprend son dû.

 

   La main droite est haut levée qui encadre les cheveux, le visage ; cheveux, visages, simples buées qui ne disent leurs noms qu’à la façon des lettres usées des antiques palimpsestes. Un œil, un seul, et encore partiellement biffé, peut-être y a-t-il danger à voir, puis à regarder ce qui, du Monde, vient à soi dans la façon de l’énigme.

  

Et cette robe,

ce voile,

cette chasuble,

ce surplis,

cette dalmatique,

cette colobe

 

   (la polysémie infinie dit l’immense difficulté qu’il y a à nommer l’innommable, à décider de l’indécidable, à tracer les contours des plus vives apories, ceci même qui apparaît n’est voué qu’à disparaître),

 

cette laticlave,

large bande de couleur pourpre

qui ensanglante le corps,

 

   comme s’il témoignait tout juste du geste de la parturition, des vives douleurs de la gésine, de l’arrachement du dôme amniotique qui était la souple avant-scène avant même que le drame ne se joue sur le proscenium de l’exister, dans la haute rumeur des luttes intestines, dans les foudroiement des regards qui sculptent l’identité des Existants, dans le tournoiement des mots-shurikens qui, parfois, dépouillent la conscience de ses certitudes les plus affirmées.

   Tous, à la manière de Purpurine, nous venons de ce violent fourreau d’hémoglobine qui signe les premiers actes par lesquels nous serons au monde, portant en nous, peut-être au revers de notre chair, cette marque indélébile de notre laborieuse entrée sur les planches. Et les jambes de Purpurine, ces deux rameaux d’humanité qui paraissent issus du plus pur dénuement, et ces escarpins noirs placés ici telle une cruelle ironie : la Belle va au Bal des Suppliciés, pliée au sein même de cette tunique Rouge-Sang qui, signe de réminiscence, la renvoie au berceau originel de sa propre douleur.

 

   Oui, Barbara Kroll, telle qu’en elle-même en ses esquisses les plus disertes, tutoie toujours cette palme de la Métaphysique qui, sans doute, est notre identité la plus vraisemblable.

 

Toujours, à défaut de bien l’apercevoir,

 

NOUS SOMMES DANS LE ROUGE

 

 

 

 

 

 

 

 

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9 décembre 2023 6 09 /12 /décembre /2023 09:26
Ligne médiane : ouverture du sens

Roadtrip Iberico…

Playa Torre Garcia…

Almeria…

Photographie : Hervé Baïs

 

***

 

   Parfois, découvrir la réalité d’une chose en son essence nécessite le processus inverse de toute connaissance, à savoir chercher ce qu’elle n’est pas (voie négative) afin que, se révélant à nous, (voie positive) nous ne laissions rien dans l’ombre de qui elle est, que nous en saisissions la nature avec le plus d’exactitude possible. Alors, ici, il s’agit, dans un premier temps, de déstructurer l’image, de la mettre en péril, de la conduire sur les rives d’un non-sens, rives à partir desquelles une nécessité logique s’imposera de soi : qu’elle vienne à nous, dépouillée de ses manques, de ses artifices, de ses illusions, dans la lumière la plus vive qui soit. Abandonnant son langage confus, elle se donnera au plein de sa sémantique, se disant selon ses polarités essentielles.

   Donc le négatif : le ciel, tout là-haut, est une claire confusion de ce qui est, nullement une affirmation, bien plutôt un retrait dans une pellicule invisible qu’à tout moment l’éther pourrait reprendre en lui, lui ôtant toute possibilité d’existence. Nuages (mais est-ce bien de ceci dont il s’agit ?) à la dérive, formes cotonneuses, si peu assurées d’elles-mêmes, à la limite d’une soudaine évanescence. Et cette blanche déchirure qui nous conduit à la lisière d’une cécité. Déchirure couleur de notre sclérotique de porcelaine, laquelle connaît de fines brisures sous les coups de boutoir de la trop vive lumière. Et ce noir dense, ce noir infranchissable comme si, le jour boulotté, jamais ne devait paraître. Impossible synthèse de cette représentation où chaque objet vit sa vie propre, où l’autarcie est la seule règle animant les « relations » (ou plutôt les non-relations). Et ce bateau de pêche abandonné à son propre sort, n’est-il la simple métaphore d’un constant chaos qui affecterait les éléments dispersés du paysage ?  Chaque élément en soi pour soi, dans la plus grande des vanités possibles.

 

Plus de langage.

Plus de mot.

Plus de souffle.

 

    « Nature Morte », cette expression aurait-elle pu rencontrer meilleure mise en scène ? Tout, ici, est figé dans une manière de glu éternelle si bien que la finitude, la terrible finitude sue de tous les pores de l’image dont la vision pourrait vite devenir insoutenable si, tout au fond de notre conscience, de façon totalement dialectique, ne se trouvait ce genre de tremplin qui, par le simple effet d’une négativité en acte, renversait l’image pour n’en faire saillir que le côté lumineux, l’adret exposé aux mille rayons de lumière du jour à venir.

   Donc le positif : comment ne pas voir, qu’ici, les choses ont une amitié entre elles, qu’elles sont en relation de voisinage, sans pour autant perdre leur coefficient de liberté ? Qu’ici tout se relie sous la notion unifiante, osmotique, de liens indéfectibles, si bien que rien ne pourrait exister qui ferait l’économie de la présence contiguë. De la présence se donnant comme le complément de toute autre présence.

 

Le ciel est pour le nuage,

le nuage pour la ligne d’horizon,

la ligne d’horizon pour le bateau,

le bateau pour l’eau noire

qui le tient en équilibre.

 

   Tout va de soi en l’autre soi qui l’attend et le recueille comme sa partie nécessaire, satellite accompagnant sa planète, vivant dans son ombre, sous sa protection. Mutuelles existences, l’une est tissée de l’autre, l’autre est tissée de l’une. De toute éternité, attendant seulement l’éclosion de leur propre temporalité, les choses demeuraient en leur recueil, chacune attentive à l’autre, merveilleux fragments d’un puzzle qui est totalité d’un sens excédant chacun de ses moments particuliers. Ici, une sorte d’immuable, d’universel sont atteints, comme si cette photographie pouvait jouer à titre d’archétype pour toute autre photographie donatrice de ciel, d’horizon, de bateau, d’eau. Une façon de mise en vue du réel irremplaçable au seul motif que ce réel contient tout, à la manière d’un microcosme appelant, justifiant d’autres microcosmes. Une logique du sens en laquelle toute image approchante viendrait trouver son site et son repos.

 

Arrivée au port, dans

l’anse accueillante et maternelle

 et nourricière et donatrice

 du pur bonheur d’avoir trouvé

une exactitude, donc une vérité.

  

   Vérité : le ciel, ce ciel qui vient à nous dans la confiance, ce ciel barré de noir tout en haut, s’éclaircit dans sa descente, manière de clairière lumineuse hissée bien au-dessus du souci des Mortels. Blanche et grise clarté d’où se lèvent, tel un lichen vert-de-gris dans le clair-obscur d’un sous-bois, les flocons des nuages, ils dérivent si lentement qu’on les croirait tissés de ces instants essentiels où la feuille d’automne, suspendue à sa nature, médite longuement avant de consentir à tomber, à rejoindre ce sol d’humus qui, depuis toujours, l’attend comme sa propre fécondation. Puis ciel qui noircit dans son inquiétude de rejoindre la terre, ce lourd fardeau que les Hommes traînent derrière eux, à la façon d’un boulet. Noire substance qui rencontre la blanche, l’écumeuse, la virginale.

   « Ligne médiane : ouverture du sens » propose le titre. Parmi les sens pluriels du haut ciel, du flottement des nuages, de la dalle d’eau noire, cette bande de sable blanc est la médiatrice qui, en un seul lieu, rassemble les sèmes épars de l’image, attise leur retrait, focalise la vision des Voyeurs, cette bande est l’opérateur des signes, cette bande est le verbe de la phrase autour duquel gravitent tous les prédicats semés ici et là, aimantés, fascinés par ce pur faisceau de joie qui est aussi l’efflorescence de la liberté, de la vérité souvent inaperçues, au motif qu’un travail du concept est le préalable à toute compréhension de ce qui git-là et ne demande qu’à être dévoilé, c’est-à-dire pris dans les mailles de notre questionnement qui est, bien évidemment, interrogation de Soi en relation avec ce vaste Monde énigmatique, ce hiéroglyphe qui nous met en demeure d’en deviner, d’en subodorer la face cachée, latente, toujours disponible aux yeux des Curieux et des Chercheurs d’or.

   Cette photographie est précieuse en ce sens qu’elle est l’exacte mise en forme du fascinant Principe de Raison. Tout s’y ordonne selon la belle rigueur d’un cosmos. Les Noirs, les Gris, les Blancs jouent selon une harmonie parfaite dans une économie qui signe leur singulière, leur irremplaçable valeur. Chaque tonalité se développe selon son propre gradient mais toujours dans le respect de l’autre tonalité qui lui est adjacente et l’accomplit, s’accomplissant elle-même en cette relation affinitaire. La ligne blanche constitue l’axe à partit duquel chaque chose se connaît en son essence la plus profonde. C’est elle qui guide l’image, la met en fonctionnement, elle est le convertisseur de chaque présence séparée dont elle assure le lien, la venue au Monde précise comme s’il y avait des relations de causes et de conséquences des parties se fondant en un Tout qui, seul, est la Vérité réalisée jusqu’en sa plus effective faveur.

   Et cette subtile convergence des éléments entre eux guide infailliblement le regard des Observateurs sur cette sublime épave qui, paradoxalement et heureusement, se donne en tant que la réalité la plus vive qui soit, notre conscience s’y attache comme à un môle qui pourrait bien nous sauver, au moins provisoirement, du naufrage. De telles images hanteront longtemps les coursives de notre mémoire, jamais ne s’en exonéreront car il est de la nature de la Beauté de creuser sa niche au plein de notre chair, de la féconder longuement afin que, d’une manière certainement inconsciente, nous puissions en prélever le doux pollen, le projeter ici,

 

sur ce visage d’une Inconnue,

là sur le rivage où flotte la mousse d’une écume,

là encore sur le blanc tremblement des bouleaux

dans l’air givré des latitudes boréales.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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5 décembre 2023 2 05 /12 /décembre /2023 10:00
Juste sur le fil des choses

Roadtrip Iberico…

Port Covo #03…

Portugal

Photographie : Hervé Baïs

 

***

 

   La Terre est une grosse boule noire, mais noire sans intervalle, mais noire sans la moindre once de lumière, Terre qui joue sur le clavier uniment sombre, Noir d’Aniline, semé d’Encre, que vient moirer, dans un genre d’éclat atténué, la nuit claire de Réglisse. Une nuit comme en rêvent les Fous pliés au sein de leur démence, une nuit sans issue, une nuit à elle-même sa propre fin. Nul espoir que se lève, ici, puis là, et encore là, la moindre étincelle qui dirait la mince joie, qui dirait la fulguration de l’esprit dans la tête cernée de cendres et de douloureux lichens. Fermeture à elle-même sa propre justification. Lèverait-on la tête en quête de quelque assurance vers ce ciel dont on attendrait de célestes onctions et ce n’est que de l’inapparent qui apparaîtrait, du celé, donc de l’occlusion comme si le Jour, jamais n’avait existé, s’il n’était qu’un étincelant éclair se levant en quelque conscience ravagée, il n’en demeurerait que de vagues haillons flottant dans d’immatérielles et inaccessibles contrées. Lèverait-on les yeux et le croissant de la Lune se serait absenté de lui-même et Céphée aurait replié ses étoiles en forme de maison et le point ultra-lumineux de Véga se serait effacé et Andromède aurait repris en soi sa ligne de lumière.

   Sur le globe de la Terre, sur le vaste globe, rien ne ferait signe qui indiquerait en quelque endroit que ce soit la présence humaine, même pas le respir d’une forme endormie, même pas la palpitation d’un cœur pris dans les rets étroits de sa chair. Non, une manière de planète désertée de ses habitants, une planète à elle-même son alpha et son oméga. Une planète qui girerait sur elle-même dans un genre d’infinie vacuité. A moins qu’il ne s’agisse que d’un vague météore lancé en plein ciel, tellement ivre de sa vitesse que nulle vie à bord ne serait envisageable. Certes, vous ne tarderez guère à clamer votre désespoir, à réclamer votre dû et, depuis la sombre mansarde où j’écris ces quelques mots tremblants, je vous perçois, vous Lecteurs, vous Lectrices, comme j’apercevrais des ombres vagues d’où monteraient une longue complainte, une lente mélopée, dernières paroles d’un Peuple condamné au silence, à la retraite et, sans doute à une mutité infinie.

   Mais voici qu’au moment où je jette un œil inquiet à la croisée, dans l’ombre des barkhanes, dans le demi-cercle de sable très légèrement phosphorescent, une Forme, oui, une Forme Humaine se détache du Rien et se donne : comme ultime présence sur Terre ou bien comme première, virginale, naissante Forme à l’orée du Monde. Tous, Toutes, connaissez le « Petit Prince », fabuleuse création du très doué Saint-Exupéry, eh bien, ou il s’agit d’une réincarnation ou bien d’une simple vision hallucinée du réel, mais c’est bien une Forme homologue dont, cependant, il convient de définir à nouveau la manière dont elle vient à moi, et, par ricochet, jusqu’à vous. Sans doute l’imaginez-vous mince, presque fluet, tignasse jaune d’Or, visage au rose à peine marqué, Cuisse de Nymphe, Rose Dragée (et vous serez assez près de qui il est), nœud papillon d’un rouge éteint, chemisette vert Amande, ceinture rouge, pantalon large, lui aussi Amande, deux chaussures fines, pointues, pareilles à des babouches.

Juste sur le fil des choses

Gardez cette image en tête, gardez, en votre esprit, ces teintes pastel à peine posées du bout du pinceau, puis, par un simple glissement de l’imaginaire, une métonymie, si vous voulez, reprenez cette image du Petit Prince, conservez son nom et voyez-le, maintenant, à la manière d’une Forme encore plus « primitive », juste une sortie de la coquille et des couleurs non encore venues à elles, de simples efflorescences virginales, écumeuses, de simples arborescences d’un silence natif, d’un fondement sur lequel créer tout ce qui vient au monde dans une manière de liberté utile à tous, promesse d’un futur radieux. Les teintes donc, sont de simples signes avant-coureurs d’un futur à venir : les cheveux, fils d’argent mêlés d’une claire Argile, d’une douceur d’Étain ; visage blanc de Pierrot Lunaire, un frais Albâtre, une Neige, un Céruse que rien ne serait venu polluer ; vêture verte, mais vert d’Eau, à peine une irisation à la face de l’onde ; les babouches, deux touches d’Ocre sans insistance aucune, l’inscription d’un Scarabée sur le sol de poussière.

   Vous aurez remarqué ces infimes variations sur des couleurs à peine venues à elles, vous en aurez déduit, à juste titre, le caractère symbolique lié à tout ce qui vient dans une innocence première, une hésitation à vivre, une retenue sur le fil des choses. Parfois, les couleurs sont trop engagées dans le réel, y posant d’irréversibles stigmates car, leur ardeur à paraître les rend ineffaçables. Alors, puisque notre intention qui, jusqu’ici, ne s’est guère rendue visible : initier une Créature dont l’innocence, la fragilité, la grâce viendraient s’inscrire dans le Monde afin d’en diluer la noirceur, afin de donner un peu de rose aux joues des enfants tristes, afin de passer un baume sur la chair des peuples opprimés. Notre Terre est prise d’une violence inouïe, de spasmes mortifères, de soubresauts d’une fureur insolente, l’apparition de l’Humain ne semblant pouvoir trouver sa propre justification qu’à l’abolition de cet autre Humain qui fait face, au motif qu’il n’a pas la même couleur de peau, pas la même religion, pas les mêmes opinions, pas les mêmes convictions.

   Il semble bien que le « degré zéro » de l’humanité soit en passe d’être atteint avant même que cette phrase n’ait eu le temps de s’énoncer. Tout est si noir dans l’horizon des Hommes, tout est si funeste, tout est tellement sans espoir et l’avenir flotte à l’horizon tels ces tristes drapeaux de prière battus par les vents pour honorer un Dieu, mais quel Dieu ? Un Dieu absent qui n’a cure des Hommes, tourné qu’il est vers le prodige de sa propre déité. Inconscients qui priez contre vous en priant Dieu. Il est l’Absolu, vous n’êtes que le relatif, l’animalcule, le presque inconcevable et pourtant, en vous, tant de violence accumulée, tellement de rage, tellement de haine à faire ricocher sur les parois du Monde, tellement d’idée fixe à détruire, à tout reconduire au Néant. Absolu, lui, clos sur lui-même. 

   Ceci est tellement affligeant, tamponné du sceau de la plus vive des apories, frappé au coin d’un absurde qui ôte tout regard aux Existants que nous sommes encore pour un temps, sans doute un temps de disette et d’intense famine spirituelle. Oui, l’Esprit, ce qui distingue l’homme du rocher, de la plante, de l’animal, l’Esprit s’est réifié, est devenu sourde Matière, compacte, opaque dont rien ne sort qu’un énigmatique hiéroglyphe refermé, pour toujours, sur son signe, lequel n’indique plus que ce Rien dont il semble issu et en lequel il retourne.

   Mais, après cette plainte qui confine au tragique, il est temps de se ressaisir, de redonner aux Formes qui nous font face de plus belles et ouvertes espérances. Petit Prince sera notre Guide, notre Cicérone dévoué, celui par qui quelques couleurs viendront redorer le blason d’une Humanité en perdition.

   Le jour n’est pas encore le jour. Le ciel est noir et gris, de haute destinée, plus pâle à mesure qu’il se rapproche de la Terre des Hommes, comme si, par cette éclaircie, il voulait témoigner d’une possibilité de sortir du tragique, d’envisager quelque lumière à l’horizon qui dirait une possibilité d’avenir. La ligne d’horizon, elle qui sépare les Célestes des Mortels, cette ligne est noire, trait continu, pure décision dialectique qui situe le Bien tout en haut, sans doute dans le Palais de l’Olympe ; qui situe le Mal tout en bas, parmi la troupe hagarde des Hommes, parmi leurs multiples errances. Un jour on les croit divins, le lendemain ils ne sont que des figures diaboliques telles que judicieusement décrites dans « L’Enfer » de Dante. Et ne croyez nullement que je me laisse aller ici à un facile manichéisme attribuant aux Existants une âme pécheresse, aux dieux une grâce infinie. Les Hommes sont capables de purs prodiges qu’immédiatement la plus diabolique des inventions vient ruiner, mettre au tapis et il ne reste plus qu’une longue cohorte de malheurs. Mais, c’est vrai, j’avais promis de plus joyeuses perspectives, je me suis laissé aller aux fosses carolines de l’actualité qui ne sont guère poudrées de félicité.

   L’eau de la Mer est une longue plaine parcourue de frissons qui sont, aussi, frissons de beauté, frissons d’une vie en train de s’éployer. Juste sous la surface, combien de vies immobiles mais bien réelles sont là, dans l’attente du jour, de sa fécondation, de son miroitement infini. Des yeux humains sur le rivage, jamais, n’en pourraient oublier le bonheur simple, ce fourmillement de l’âme, cette fulguration de l’esprit au contact de la merveille ouverte du Monde. Toujours et partout une effusion de délicatesse, d’agrément, de majesté, de sublime parfois qu’il nous faut, nous les Hommes, apprendre à regarder. Trop souvent nos yeux sont recouverts d’œillères, trop souvent notre conscience est ralentie par une dommageable léthargie. Osons regarder et alors les choses déplieront leurs pétales et le nectar viendra à qui nous sommes, à la manière d’un don subtil.  

   Des vagues de plus en plus formées, mais dans la douceur, mais dans la plénitude viennent à la rencontre du rivage à la façon d’une caresse. Onde toute maternelle dont l’oblativité laisse deviner l’accueil du rocher, dur, compact, qui, pourtant en son essence, serait hostile mais qui, ici, se laisse aller au jeu de l’eau. Vous y verrez le symbole que vous voudrez, mais, assurément, vous y verrez quelque chose et, cette chose, en vous, fera son long trajet, à la manière des algues qui flottent entre deux eaux, dans la souplesse, dans la confiance. Toute métaphore est toujours préférable aux longues circonvolutions de la rhétorique. L’image est immédiatement fécondante au titre de son instantanéité, ce qui n’est pas le cas de la parole qui nécessite l’étalement d’une temporalité afin d’être saisie.

   Les rochers, deux plages noires semi-circulaires, embrassent le flux et le reflux de l’eau et ceci, inévitablement, ce mouvement à deux temps, cette avancée/retrait, cette coïncidence/décoïncidence font penser à la scansion même du jour et de la nuit, au rythme de la vie, au balancement de l’amour, à l’existence qui va et vient avec ses courtes joies et ses longues peines. Mais, ici, après toutes ces évocations douloureuses, ne retenons que la félicité, l’étincelle parmi le peuple des cendres, le versant lumineux de l’adret, tout contre celui, sombre, de l’ubac. Ne retenons que ce Soleil Levant, cette boule blanche diaphane en son originelle manifestation. Tel un œil fidèle, tel un brillant Petit Prince sur son astéroïde B 612, surveillant la pousse de ses baobabs, le Soleil est là qui s’inquiète des Mortels et insuffle en leur âme, au plus secret, cette flamme qui les anime et les fait Hommes sur Terre sous les orages du ciel et le regard des dieux. Car, oui, les dieux existent, tout comme l’Olympe existe, tout comme vous et moi existons. Ils existent au moins en imaginaire et ceci suffit à nous tenir éveillés face à leur singulière présence/absence. Et c’est bien parce que nous les supputons possiblement absents qu’ils ouvrent à notre pensée la formidable odyssée de nous les rendre présents. De les faire venir à nous tels ces êtres qui nous manquent, que notre phantasia hallucine afin de nous les rendre plausibles.

    Certes cette allusion soudaine au mythologique a de quoi surprendre et, ici, une explication s’impose.  Nous, les Hommes, sortons toujours de la nuit initiale de la Caverne Platonicienne. Arrivant au grand jour, seulement armés de notre naïveté, nous fixons la boule incandescente du Soleil sans autre précaution et nous retournons dans la Caverne parmi les autres Prisonniers, persuadés qu’un injuste sort nous a frappés et nous demeurons dans la geôle de notre cécité primitive. Imaginons maintenant une situation analogue mais vécue par des Prisonniers plus avisés qui sortiraient sur le rivage, à l’aube, à l’instant où le Soleil, encore boule blanche native ne présente aucun danger.  Ces Hommes seraient étonnés de la merveille. Et, un instant, prêtons-leur une connaissance de la mythologie. Que verraient-ils ?

 

Juste sur le fil des choses

Apollon du Belvédère

Source : Wikipédia

 

   Dans la pure radiance du jour, dans la pure transparence de la féérie solaire, ils verraient le dieu Apollon lui-même, ils entendraient la musique de sa lyre, écho de la Musique des Sphères ; ils écouteraient les vers de sa poésie ; ils éprouveraient les vertus balsamiques de ses potions ; ils verraient la lumière, la subtile lumière sortir de son corps, irradier, se répandre dans l’espace infini ; ils seraient sensibles à la beauté, à l’harmonie, à la vitalité de cette jeunesse, de cette pure expansion de la grâce à l’ensemble du cosmos. Alors, illuminés de l’intérieur, les anciens Prisonniers seraient devenus des Hommes libres, c’est-à-dire des Hommes capables de penser selon les belles et indépassables Lois de la Raison, selon les canons accomplis de l’Universel. Ainsi, ces Hommes parvenus au sommet de leur essence, n’auraient plus en eux, de force du mal qui les pousserait à détruire la Planète, à aliéner leurs Frères Humains, à détruire pour détruire. Ainsi l’Humanité serait-elle parvenue à dispenser cet humus bienfaisant de l’Humanisme, à dissiper les ombres, à faire place nette pour une agora où Chacun face à Chacun assumerait son être à la mesure de cette Éthique qui, en bien des époques, et singulièrement la nôtre, fait cruellement défaut au motif que « la loi du plus fort est toujours la meilleure. »

   Certes ma méditation semble avoir largement dépassé le cadre et les motifs de cette belle image. Certes, mais c’est précisément cette sortie de l’immédiatement visible qui, mettant provisoirement entre parenthèses la matière du réel, permet l’ouverture de l’esprit à une dimension qui lui est naturellement coalescente, que seule notre paresse oublie d’interroger. Si l’Humanité, dans ses dérives et divagations actuelles, prenait le temps de s’interroger vraiment sur son destin, sur ses fondements, si l’Humanité tentait d’apercevoir la beauté partout présente (notre Terre est un pur chef-d’œuvre !), si l’Humanité se dirigeait vers son seul but envisageable, se rendre Humaine, alors une manière « d’Hymne à la Joie » pourrait être entonné partout où bat un cœur d’homme où un cœur de femme éprouve la nostalgie d’une possible Arcadie. Oui, il nous faut vouloir et réaliser les conditions mêmes d’une Arcadie, cette photographie d’Hervé Baïs dans sa facture essentielle, dans sa jeunesse d’aube nous y invite. Il est toujours temps d’entrer dans la Vérité !

  

 

 

 

 

 

 

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2 décembre 2023 6 02 /12 /décembre /2023 09:07
Art et geste de la vision

Source : Otaket

 

***

 

   « Art et geste de la vision », c’est le thème que veut aborder cet article suite à un commentaire d’Emmanuel Szwed, relatif à quelques réflexions que j’avais tentées sur ce difficile sujet.

 

Mes remarques

 

   « Le geste de réception de l’art consiste en son accueil, le dépliement d’une sérénité, l’attente heureuse. Nul effort à fournir, l’Art ne demande nulle peine, seulement un regard attentif soutenu autant de temps que l’œuvre est présente et au-delà, lorsque, absente, elle nous convoque à la belle fête de la réminiscence. C’est toujours dans le germe de soi qu’il faut réactualiser l’émotion première, la prolonger peut-être selon les beaux motifs du concept, en porter au loin l’efflorescence aussi longtemps que dure le désir de s’accomplir selon la loi de son essence humaine, laquelle est de comprendre le monde jusqu’en ses plus infimes donations. Seule la compréhension de ce qui est, est à même de nous combler. Elle seule nous exonère d’une terrible cécité, laquelle ne peut, selon sa nature, que nous conduire à l’abîme.

   Mais, ici, il faut avoir de plus légères pensées. Mais ici, il faut voir et encore voir, inonder son regard de la plus bienfaisante des pluies. Nulle rivière de larmes, cependant, nul sanglot retenu au profond de l’isthme de la gorge. Au contraire, le ruissellement d’une pluie bénéfique, le versement d’une eau lustrale qui nous portera au-devant de nous, au seuil de cette reconnaissance d’une altérité qui assure notre complétude et nous dispose à l’effectif rayonnement de qui-nous-sommes en propre. Des nomades en quête d’un lieu où faire s’abreuver leur troupeau, d’une halte où trouver repos et arrimer son destin à la courbe de la dune, au bourgeonnent vert de l’oasis, loin là-bas, au titre de la distance, mais près au motif de la calme certitude qui enveloppe le simple et obstiné marcheur du Désert lorsque, parvenu au bivouac, toute douleur s’allège et devient gratitude, remerciement. »

 

Le commentaire d’Emmanuel Szwed

 

   « Cependant, cela demande tant d'efforts à certains. Je crois que cela se rapproche de la capacité d'avoir de l'empathie ou non. J'ai comme l'impression que cela est génétique même si je lutte contre cette idée. Regarder et voir, un art, un paysage, n'est-il pas donné tristement ou joyeusement à tout le monde ? »

*

 

 

Mon commentaire sur le commentaire

 

   D’emblée, Emmanuel, je crois qu’il faut aborder frontalement cette idée « génétique » qui progresse à bas bruit, juste au-dessous du niveau de la conscience (ne faites-vous la juste remarque de lutter « contre cette idée » ?), lorsque celle-ci, la conscience, se laisse aller à d’immédiates intuitions encore nullement assez formulées pour recevoir l’assentiment de l’entendement qui aurait posé le problème selon le Principe de Raison. Ici, il ne s’agit nullement d’une remise en question de votre attitude, Tous, Toutes, autant que nous sommes, dans les méandres de l’exister, adoptons des postures le plus souvent irréfléchies qui nous exonèrent de penser plus avant, car méditer est consécutif à l’exercice d’un réel effort. Nous avons une paresse naturelle à aborder l’aridité du concept, ce que Kant, en son temps, avait mis en exergue dans ses écrits doués d’une précision horlogère.

    Mais, cependant, faisons l’hypothèse que le regard porté sur l’art (comme en toute autre chose), serait, chez certains, optimisé au motif que cette vue amplificatrice du réel, ils la tiendraient d’une façon toute naturelle, d’une heureuse généalogie dont ils seraient la résultante dans le temps présent. Si ceci était vrai, tous les musiciens, poètes et autres littérateurs comptant sur la scène contemporaine seraient les héritiers de Jean-Sébastien Bach, de Hölderlin ou de Marcel Proust. Or, je ne connais nul exemple qui conforterait cette thèse. Le Génie est une telle singularité qu’en dehors des dons qu’il présuppose, il ne peut résulter que des strates complexes d’une histoire individuelle mêlant cette aptitude originelle au dépassement de soi que renforcent à l’envi l’exercice d’une volonté sans faille, le déploiement d’une passion entière pour un sujet particulier, l’expansion d’une puissance intérieure qui, telle la lave qui jaillit du volcan et libère dans l’espace ses bombes ignées, ses nuages de solfatares, ses jets de lapillis et ceci d’une manière si continue, si déterminée, qu’au bout du compte, au sommet du geyser, à la manière d’un couronnement, d’une royauté, s’épanouit une œuvre aux mille efflorescences. Songeons à l’invention sans limite d’un Léonard de Vinci. Songeons à la force irrépressible d’un Nietzsche. Songeons à l’immense système édifié par la pensée quasiment cosmologique d’un Hegel.

   Mais laissons ces génies dans leur « linceul de pourpre » pour de plus contingentes considérations. Je reprends mes termes : « Nul effort à fournir, l’Art ne demande nulle peine, seulement un regard attentif ». Certes cet énoncé paraît contradictoire puisqu’il pose, en vis-à-vis, l’absence d’effort et, en quelque manière, l’exigence d’un regard qui ne saurait se suffire d’une rapide pirouette afin d’investir l’objet auquel il accorde quelque crédit. Pour bien comprendre l’enjeu, somme toute simple, de cette énonciation, il faut en percevoir le contenu selon deux époques temporelles différées. La première exposerait la nécessité d’un regard assidu à l’œuvre qui précéderait la seconde, à savoir la nullité de l’effort à fournir au motif qu’une vision entraînée à découvrir les œuvres, à en parcourir les multiples sèmes, devient familière de ce à quoi elle se rapporte : la saisie et la compréhension de ces œuvres qui, maintenant, ne présentent plus guère de différence avec la conscience réceptrice de leur beau contenu.

   Il y a, en quelque sorte, fusion du Sujet-observant et de l’Objet-observé, ce qui, exprimé en termes philosophiques, décrit l’expérience même de l’Idéalisme, cette sublime rencontre d’un Soi avec un autre Soi, lequel, en réalité, n’est plus autre, mais le même. Coïncidence des opposés, qui ne le sont en fait, opposés, que dans les fausses hypothèses que produit une conscience hallucinée par le principe de la division, de la segmentation, du classement selon des catégories. La Nature n’est pas, d’un côté généreuse, donatrice de joie, puis d’un autre côté violente, distillant les ombres du malheur. Non, elle est tout à la fois, sans césure, sans ligne de partage, infinie corne d’abondance et main armée des pires desseins qui se puissent imaginer.

   Ensuite vous évoquez la « capacité d'avoir de l'empathie ou non », que vous rattachez de façon purement logique à l’interrogation suivante : « Regarder et voir, un art, un paysage, n'est-il pas donné tristement ou joyeusement à tout le monde ? » Certes, le recours à l’objectivité nous oblige à reconnaître la présence, chez certaines personnes, de certains « dons » que bien d’autres paraissent ignorer et, remettant sur le métier votre allusion à la « génétique », vous ne faites que placer devant nos yeux le redoutable problème du Déterminisme et de la Liberté dont nul ne saurait résoudre l’immémorial conflit en raison même que sa possible origine se fond dans l’horizon des temps. En se référant au simple bon sens, sans doute sommes-nous en partie déterminés ne serait-ce que dans la relation nécessaire que nous entretenons avec notre corps, libres également dans la relation équivalente que nous entretenons avec notre esprit. Certes, « réponse de Normand », mais qui donc pourrait prétendre démêler les fils de cette pelote embrouillée ? Ce qu’il convient cependant de poser comme condition de notre exister, l’idée selon laquelle nous sommes libres, ce qu’énonce d’une manière claire la célèbre formule de Jean-Paul Sartre : « Nous sommes condamnés à être libres », l’oxymore de la « condamnation » et de la « liberté » venant renforcer la puissance d’expansion de cette dernière, la liberté. Proposition assertive que vient étayer, d’une façon antéchronologique, la belle phrase de Jean-Jacques Rousseau : « L'homme est né libre et partout il est dans les fers », désignant au travers de l’expression aliénante « les fers », l’ensemble des forces de l’oppression sociale, société dont tout homme est partie prenante, comme si, de manière cachée, ambiguë, tout citoyen sapait inconsciemment les bases de sa propre autonomie. Faiblesse humaine, culpabilité humaine dont, sans doute, sa nature profonde est atteinte sans que pour autant il puisse y porter remède. Voilà pour la parenthèse philosophique.

   Et, maintenant, ce qui me paraît plus intéressant, à partir des questions que vous posez avec beaucoup de pertinence, c’est d’explorer le chemin au terme duquel tout regard humain, quel qu’il soit, toute condition sociale abolie, tout degré d’intelligence effacé, tout regard donc peut se constituer en regard esthétique devant lequel toute œuvre d’art, bien plutôt que de demeurer en son énigme, dévoilera à son Observateur quelques unes de ses belles et inouïes perspectives. Pour ce faire, je crois qu’il est indispensable de considérer l’enfant, tout particulièrement dans ses premières années de vie, singulièrement, celles de sa formation précédant l’entrée à l’école primaire, période où sa plasticité comportementale et intellectuelle, aussi bien qu’esthétique ne demandent qu’à se former selon le schéma ouvert d’une positivité. En son temps un livre rayonna au titre de son contenu : « Tout se joue avant six ans » de Fitzhugh Dodson, psychologue américain, spécialiste de l’éducation, qui avait la conviction que les premières années de développement de l’enfant étaient le fondement même de son avenir, les stimulations socio-culturelles de cet âge déterminant en grande partie la structure future du développement du jeune adulte, puis de l’adulte.

   Certes, cette posture « radicale » fut critiquée, singulièrement par Françoise Dolto qui y percevait comme une vision microscopique ne prenant nullement en compte la problématique adolescente, puis les différents événements de l’âge adulte. Quoi qu’il en soit, quiconque a été longuement en contact avec de tout jeunes enfants en retire l’enseignement que cette période du développement est privilégiée, qu’elle constitue le sol même sur lequel s’édifiera l’ensemble de la personnalité. Personnellement, j’adhère totalement à cette thèse qui postule la prééminence des jeunes années, ces intuitions se révélant du plus grand intérêt quant à la formation artistique, à l’éveil des enfants à tout ce qui s’inscrit dans la sphère de la création. Tout enfant observé entre l’âge de deux et cinq ans est un Artiste en puissance, même s’il faut bien admettre des différences interindividuelles.

   Et ce qu’il faut maintenant prendre en considération, le regard selon lequel, tout enfant pourrait s’inscrire dans la sphère de l’art, d’une manière que l’on pourrait dire toute « naturelle ». Il faut, ici, mettre en relation deux périodes du développement de l’enfant et les reporter à la manière de dessiner, donc de voir le Monde. L’on s’apercevra vite que le Monde des moins de six ans est plus spontané, plus libre que celui de ses aînés qui, déjà, ne fonctionne plus que sous le registre des conventions esthétiques : composition, souci des perspectives et des relations des divers éléments entre eux, lien évident avec la réalité, respect d’une certaine harmonie des couleurs, microcosme se référant, déjà, à un macrocosme, symbolisation de l’espace au titre de ce qui peut s’y donner à voir : nuages, lune, soleil, tout indiquant avec une certaine précision les conventions sociales, culturelles qui influencent les individus à partir de cet âge de la symbolisation.

 

Art et geste de la vision

Les hommes têtards

Source : Le Républicain Lorrain

Art et geste de la vision

Dessins d’enfants de CE1/CE2 (7-8 ans)

Source : Artscolaire

 

***

   L’apprentissage de la lecture constitue un genre de « révolution copernicienne », une sorte d’inversion du regard, l’œil se portant alors bien plus sur le monde extérieur que sur le monde intérieur. La lecture, première Loi sous la dictée du Père (apport de la psychanalyse), laquelle vient se substituer à l’aire libre Maternelle, Loi donc qui fixe son cadre, produit ses normes, sécrète ses interdits, balise de manière étroite le parcours du futur Homme et Citoyen. Les créations qui, jusqu’ici, étaient placées sous le signe maternel : inventions sans limites, libre fluence de l’imaginaire, lignes flexueuses, fantaisies des proportions des choses représentées, tout ceci se métamorphose en représentations géométriques, orthogonales (recours à la règle qui est recours à l’instrument mais aussi recours à la Loi, au terme d’une étonnante polysémie du signifiant), Tout ceci s’organise en positions fixes et rationnelles de ce qui s’inscrit dans l’espace délimité de la feuille, chaque chose y trouvant son repos et sa logique, ainsi le ciel sera en haut, la terre en bas et les maisons, arbres et autres constellations stellaires figureront à la manière d’un cosmos strictement orienté. Ce que l’enfant gagne en exactitude, en rigueur, en raison, il le perd dans le domaine de la pure sensibilité, de l’effectuation immédiate, de la spontanéité, l’intuition première cédant la place à un processus intellectif qui s’interpose entre qui il est et les choses qu’il veut porter au-devant de sa conscience.

   Ce qui ne manque de se dessiner au travers de ces constatations pourrait assez facilement se résumer sous les attributs respectifs de Dionysos et d’Apollon. Si l’enfant de plus de six ans est déjà inclus dans la sphère apollinienne, celui de moins de six ans se vit encore dans une manière d’effervescence dionysiaque. Et, ici, je voudrais faire signe en direction de la conception de l’art telle qu’envisagée par Nietzsche dans son regard singulier de l’esthétique. Dans son livret « La vision dionysiaque du monde », Nietzsche évoque l’image de Dionysos après avoir décrit celle d’Apollon :

   « Å l’inverse, l’art dionysiaque repose sur le jeu avec l’ivresse, avec l’extase. Ce sont principalement deux puissances actives qui élèvent l’homme naturel naïf à l’oubli de soi dans l’ivresse : l’instinct printanier, le « allons-y » de la nature, et la boisson narcotique. »

    Mais si le schéma général sous lequel fonctionne le tout jeune enfant se place sous l’insigne de Dionysos, loin s’en faut, cependant, qu’il rejoigne la conception tragique d’un chaos sur lequel repose la conception nietzschéenne et je dirais plutôt volontiers que l’Apprenti existentiel se réfère à une manière de « chaos joyeux », cet oxymore laissant le champ libre à une création sans limites, mais empreinte d’une certaine félicité. Ici, il convient d’établir une distinction nette, un genre de disjonction qui placerait, d’un côté le dionysiaque originel, d’un autre l’apollinien différé dans le temps, même si les choses ne sont pas aussi nettes, des vases communicants s’épanchent l’un en l’autre au titre de l’infinie polysémie du réel. Mais pour la pertinence de notre propos et la clarté de nos idées, nous nous réfèrerons à ces deux catégories en faisant ressortir les prédicats qui s’appliquent à l’une et à l’autre. Voici comment Wikipédia présente excellement les particularités de ces deux figures :

   « Le dionysiaque désigne la cohésion de l'individuel dans le tout de la nature, ou le « Un originel », qui comporte tout ce qui est vaste, erratique, insaisissable, sensitif, inspiré, fougueux, immuable, lié non seulement, selon Nietzsche, à l'origine des civilisations en Asie Centrale et au Moyen-Orient, mais formant également le soubassement de son opposé, l'apollinien, c'est-à-dire ce qui est cadré, stable, ordonné, classique, rationnel, régulé, mesuré, modal, supposé être le propre du « génie » dit occidental. Cette opposition entre Apollon et Dionysos a d'abord été posée par Plutarque (46-126 apr. J.-C.) puis reprise par Michelet dans la Bible de l'humanité (1864). »

   Donc nous retiendrons, par commodité intellectuelle, la physionomie de l’enfant de moins de six ans comme ce qui est « sensitif, inspiré, fougueux » et celle de l’enfant de plus de six ans comme ce qui est « cadré, stable, ordonné », même si cette répartition rationnelle peut présenter la rigidité d’un concept trop vite affirmé. Mais oublions l’enfant déjà conditionné (« formaté » selon l’expression contemporaine) par les lois scolaires et sociales pour nous tourner vers ces enfants totalement disponibles, encore pour un temps, à fonctionner dans un monde singulier qui est le leur, monde de l’imaginaire s’il en est et, corrélativement, monde de la création spontanée, sorte de reflet d’un regard non encore pollué par les contraintes de la socialité.

   Évoquant la création enfantine, il ne nous est guère possible de faire l’impasse sur le modèle novateur mis au point par le Couple Freinet. Les quelques extraits ci-après voudraient mettre en exergue cette conception nouvelle du geste créatif (et, d’une manière corollaire sur la nécessaire modification du regard qu’elle suppose), retenant essentiellement la vitalité du geste, sa libre effusion, cette manière de semence interne, ces spores diffusant dans l’espace de la page leur pure félicité, genre d’hymne à l’enfance toute-puissante lorsque, plutôt que de canaliser son énergie, on la laisse se déployer telle la corolle qui s’ouvre à l’effervescence printanière : éclosion libre de soi, constellation, dans ce qui est altérité, de sa propre originalité, de son essence à la rencontre des autres essences du monde et des hommes.

   Je cite quelques phrases extraites de l’article : « Élise Freinet, une pédagogue de l’art enfantin », d’Henri Louis Go :

   « Un optimisme frondeur et enfantin tient lieu de manifeste et se nourrit sans cesse à une vie souterraine pleine d’exubérance et d’illogisme ».

   « Le dessin, la peinture, la création artistique sous toutes ses formes, sont par excellence des disciplines rééducatrices de la spontanéité. Notre École Freinet a toujours recours à elles. »

    Dans son ouvrage « L’art enfantin », Élise Freinet précisait : « Il n’y a dans cet élan à bien réaliser sa vie aucune prétention au surhomme, aucune ambition de planer parmi les aigles, mais simple désir d’honorer la vie ». « Elle manifestait ainsi sa compréhension de la conception nietzschéenne du “surhomme” comme celui qui devient l’artiste de sa propre vie, et du renversement des valeurs dans le sens où vivre pleinement est la plus belle des vertus. »

   Je reprends ici votre belle phrase : « Regarder et voir, un art, un paysage, n'est-il pas donné tristement ou joyeusement à tout le monde ? » Si, regarder, voir sont, comme vous l’exprimez, donnés « à tout le monde », si ce monde commence par la petite enfance, si des pédagogues créatifs savent toucher en eux leur sensibilité, si les Parents s’investissent dans le projet, si les expériences esthétiques vécues en classe trouvent leur naturel prolongement à l’extérieur, au contact de la Nature, mais aussi de la Culture, musées et autres espaces dédiés à l’art, alors cette collection de « si », réalisera les conditions mêmes, pour les tout jeunes enfants, d’entrer de plain-pied dans ce fabuleux domaine de l’Art, lequel, en plus d’une réelle joie au contact des œuvres, démultiplie la conscience de Celui, Celle qui s’y confient avec la plus belle des générosités qui soient.

   Ce contact avec les grands créateurs est de première importance et, en ceci, j’inscris mes pas dans le sentier tracé par Rousseau, lequel qualifiait les enfants de : « grands imitateurs ». Sans doute, dans la plupart des cas, l’imitation est-elle le convertisseur du désir en ce qu’il souhaite obtenir, à savoir la réalisation d’une œuvre d’art. Certes, beaucoup de « si » jalonnent ce parcours et ceux-ci ne témoignent que d’une manière de cécité, de voile dont les adultes couvrent leurs yeux à défaut de voir, sous l’apparence, l’entièreté du réel, sans deviner l’évidence d’une disposition naturelle à créer chez les Tout Petits.

 

Art et geste de la vision

« Vol d’oiseau au clair de lune »

Source : Pinterest

 

   Je crois qu’ici, il faut faire référence à ces Grands Artistes qui avaient su ménager en eux un espace privilégié où continuait à s’animer leur âme d’enfant. Je pense bien évidemment à Gaston Chaissac, à ses sympathiques bonhommes posés sur des planches colorées, imprimés sur des cailloux, créés à partir de chutes de papier peint ; je pense à Jean Dubuffet, ce génial inventeur de « L’Art Brut », à ses « Matériologies » de terre et de papier froissé, à ses personnages bariolés de « Paris-Circus » ; je pense à Joan Miró, à ce « Vol d’oiseau au clair de lune », un rond orange pour la lune, un fond vert pour le ciel, trois signes noirs et un blanc, pour le mystère, la fantaisie, la pulsion des sens et tout est là, entièrement contenu dans l’évidence artistique d’un Soi sans-distance auprès du Monde.

   C’est très certainement ce qu’il faut viser chez l’enfant encore placé sous l’influence métamorphique de Dionysos : le Sans-Distance et le Monde en vis-à-vis.

 

Tout est question de REGARD !

 

   Merci, Emmanuel, d’avoir permis cette incursion, à nouveau, dans ce monde aussi étrange que beau et multiplicateur de félicités pleines dont l’Art est le subtil organisateur. Pour un temps, exilés du sacro-saint Principe de Raison (qui pour autant est indispensable à notre vision humaine), nous avons pu ouvrir l’espace libre d’une création, laquelle, chacun le sait bien, est, avant tout, création de Soi.

 

 

  

  

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1 décembre 2023 5 01 /12 /décembre /2023 09:42
L’ART du CHAOS – Essai de Dominique Bertrand

 

Janus

Source : Le grenier de Clio

 

***

 

   « L’Art du Chaos » est un essai aussi bref que brillant. On y sent une véritable aisance conceptuelle et un art (précisément), de relier tout ce qui fait sens à l’aune de cet étonnant nouveau paradigme que semble, selon Dominique Bertrand, constituer l’interrogation du Chaos. D’une manière originaire et définitive, l’Auteur met le doigt « là où cela fait mal » : le Chaos est en Nous et c’est de Nous dont il s’agit face au Chaos. Nul besoin de regarder ailleurs, ni chez l’autre (encore qu’en tant que Double il ne fait que refléter notre intime Chaos), ni derrière l’épaule du Bigbang, il est coalescent à notre condition. Å peine sommes-nous nés que, déjà, nous sentons les premières vrilles de la finitude amorcer notre propre déconstruction. Nous sommes le miroir du Monde et des Choses qui, elles, par un effet de retour, ne sont que les psychés de qui nous sommes.

   Cherchant à échapper au Chaos, inconsciemment, nous en renforçons la sombre Puissance. Å moins que, comme l’indique l’Auteur, nous soyons contraints à une inversion de notre regard, obligeant ce qui paraît nous condamner à retourner sa peau, étonnante exuvie du Serpent attentif à assurer à notre égard, l’ouverture d’un Paradis, plutôt que de nous précipiter en Enfer. « Révolution copernicienne » s’il en est. Le grand mérite de cet essai : nous déniaiser, traverser les parois fragiles de notre fontanelle, entamer un genre de pandémonium en nos intervalles, nos interstices, nos aponévroses, nos jointures. Car, oui et Dominique Bertrand nous le montre avec autant de finesse que de persuasion, notre citadelle de chair, que nous pensions faite d’un seul tenant, est traversée de vides, des avens s’y ouvrent, des grottes pareilles à celles des Grotesques de la Renaissance y tressent leurs dentelles de pierres ponce. Et, ce qui, ici, se dit métaphoriquement, c’est bien le Chaos de notre finitude dont nulle habileté ne viendra combler les failles.

   Irrémédiablement, nous sommes des êtres du Tohu-Bohu dont l’auteur nous précise que ce mot énigmatique signifie « informe et vide » et, plus loin, pour « enfoncer le clou » si je puis dire, le Premier Homme surgi de l’argile divine se définit en tant que Golem « sous la forme d’une ‘extase originelle’ vertigineuse », selon les mots de Dominique Bertrand. Nous sommes  prévenus, nous les hommes indociles, nous les égarés, fussions-nous habiles en facéties les plus expertes, les « signes de la folie » seront perchés tout en haut de notre dos, cette partie que jamais nous ne verrons, donc cet inconnu donc, par simple métonymie, ce Chaos qui grimace et nous enjoint, sinon de le reconnaître, du moins d’en sentir le souffle acide. Qui pourrait devenir haleine réparatrice, onction balsamique, à la seule condition que nous y prêtions correctement attention.

   Mais ici, il convient de sortir des lieux communs selon lesquels le Chaos ne saurait se donner qu’à l’aune du négatif et lui reconnaître une authentique valeur positive. Faire d’une notion mortifère le lieu même d’une création sans limite, instituer le Chaos en art de vivre. D’ici, j’entends le grand rire de Rabelais qui est cité dans le texte ; d’ici, j’entends la Toute Puissance nietzschéenne bander sa Volonté et nous inviter au cycle de l’Éternel Retour. Puis il y a, au hasard des pages, cette sublime réflexion sur le jeu inapparent de la forme et de l’informe qui est la sémantique même sur laquelle repose notre fragile « Maison de l’Être », ce merveilleux langage qui recèle en son sein les convulsions historiales (relatives au Destin) et babéliennes de ce qui nous constitue en tant qu’essence. Tout langage n’est qu’un Chaos organisé et les fameuses glossolalies rabelaisiennes nous en proposent plaisamment une image, qui, en dehors de la dimension pantagruélique de l’œuvre et de la démesure sur laquelle elle joue, risquerait bien vite de nous précipiter, tête la première dans l’abîme d’où nous venons.

   Cet essai manifeste, à l’évidence, une absolue maîtrise des perspectives ésotéristes, une science du Nombre et une habile jonglerie avec les courbes et inflexions tonales et autres figures de style de la musique. Ceci débouche certes sur une manière de syncrétisme, mais infiniment maîtrisé, ce qui est bien l’essentiel. Et chaque discipline, vient alors s’emboîter, naturellement, comme dans un puzzle bien ordonné (paradoxe !) à l’exacte place dans la série des prédicats qui affectent, de manière plaisante, un Chaos qui finit, par la magie du verbe de l’Auteur, à se rendre infiniment sympathique. Loi des contraires !

   De très belles pages sur les  variations du souffle qui module la voix, qui sculpte le chant, qui ouvre la voie à la danse toute nietzschéenne, ces pages donc sont une sorte de vertige savamment instillé dans la tête du Lecteur, genre de tempête subliminale, d’œil du cyclone en train de former sa puissance, d’énergie patiente qui germe dans la conscience au fil des mots : en quelque sorte une inoculation invisible du Chaos, une potion de simples mais qui fera son effet plus tard lorsque, livre refermé, plié au sein de la nuit dispensatrice de rêves, mais aussi de sourdes angoisses, se lèvera, du fond du corps, cette lame chaotique insoupçonnée, rythme diastolique-systolique qui est le rythme du souffle, de l’amour, de notre dernier mot au rivage de la Mort.

 

Premier Chaos ?

Dernier Chaos ?

Éternel Retour du Même.

 

   Mais, en matière de Chaos, je laisserai le soin de conclure à cette assertion telle que posée à l’épilogue de la quatrième de couverture :

 

« ce n’est que par le chaos que nous traverserons le chaos. »

 

  Le Cosmos, le sublime Cosmos, invention de ce peuple génial, à la vue infiniment claire, les Anciens Grecs, comment le percevaient-ils en son essence ? Avaient-ils au moins conscience qu’il était le Double, face inversée de ce Janus biffrons, de cet être étrange dont jamais nous ne pouvons définir les contours, ce dieu « des commencements et des fins, des choix, du passage et des portes », ce dieu dont une face regarde le passé, l’autre l’avenir. Or cette temporalité dont nous sommes tissés est toujours déchirure, écart, lèvres de l’abîme au-dessus desquelles, simples Funambules, nous tentons de trouver le lieu de notre exister. Chaque jour qui passe, chaque minute qui fait tourner ses rouages, chaque seconde qui fait chuter les grains dans le sablier, chaque instant de notre vie, comme un diapason à deux notes :

 

Cosmos/Chaos/Cosmos/Chaos

  

      Où donc le lieu de notre Vérité, sinon dans le balancement immémorial de l’un à l’autre ?

  

   L’essai de Dominique Bertrand est une très belle réflexion sur les enjeux de notre temps, ce temps « qui bat la chamade », et risque fort de se rompre le cou, tiré qu’il est de « Charybde en Scylla », ces deux monstres marins de la mythologie grecque, lesquels, pour les Anciens, devaient figurer un effrayant Chaos.

   Si le Chaos est en nous, il ne dépend de nous que de le métamorphoser en brillant Cosmos. Ce livre nous y invite avec beaucoup de subtilité. Simple « précaution oratoire », mieux vaut lire cet essai avant la « dive bouteille » qu’après, même si l’ivresse est recommandée afin d’aborder le Chaos dans un genre d’éthylisme anticipateur de bien de joies insoupçonnées.

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25 novembre 2023 6 25 /11 /novembre /2023 11:06
Concept ou Poésie ?

                        Source : La Grande Récré                                   Source : Lumni

 

***

 

   [Le texte ci-après se veut l’illustration d’un double dialogue, d’abord celui entrepris avec Christine Raison, lequel de nature métaphysique, portait essentiellement sur la notion de Dieu, interrogeait l’Invisible, la Lumière, par exemple. Le second dialogue est un échange entrepris avec Daniel Giguet, sorte de commentaire au second degré sur son propre commentaire tel que restitué ci-après. Le propos ne se veut nullement philosophique en toute rigueur, il souhaite seulement apporter un éclairage sur quelques points soulevés avec pertinence par un Philosophe.]

 

Daniel Giguet : Sur le débat entre Christine Raison et Jean-Paul Vialard...

 

   « Il faut commencer par une précision, la métaphysique interroge la complexité du simple et de l'immédiat pour s'ouvrir au fond sans fond. Et le Soi, comment le définir ? Comment concilier l'hypostase et le subalterne ? Ne vaudrait-il pas mieux, plutôt que l'être qui fixe et fige, interroger la source de la vie vivante qui nous presse, nous pulse et nous impulse de créer ? A cette condition le dépassement me semble possible jusqu'à ce que la Terre s'appelle La Légère.

  Vous avez raison, l’art, la grande poésie nous élèvent, nous empêchent de mourir de la vérité. Et puis "soi plus que soi" revient à se libérer des rets anciens et franchir le pas en avant vers l'ailleurs. Nietzsche dirait volonté de puissance vers l'Übermensch". La création artistique, poïétique surtout ouvre sur l'appropriement (l'Ereignis) de ce qui vient en présence au monde.

  Votre analyse s'inscrit pleinement, avec aisance conceptuelle, dans le champ de l’Idéalisme absolu et de la subjectivité toute puissante.

   Et si nous sommes "des humains enracinés à la terre", nous sommes surtout les jouets de la technique toute puissante, planétaire et aux mains des financiers.  En ce sens nous sommes "humains trop humains" à l'heure vespérale où nous vivons "le crépuscule des idoles". Et même "l'Homme en tant qu'homme" n'a plus cours dans le Jeu du monde. Il est mort comme toutes les autres figures de l'être (la phusis par exemple). Seul demeure son dernier avatar : La Technique.

    Depuis Rimbaud, Nietzsche, Heidegger, le dépassement de la métaphysique est consommé ; et l’Histoire de l’Être a commencé de finir.

   Il ne s'agit pas de refouler mais de tenir le pas gagné pour effectuer le pas en avant.

   Votre article Jean Paul Vialard est brillant, d'une très grande culture très consistante, voire encyclopédique. Mais je pense que seule la poésie, et merci Christine Raison, pour votre poétique réaction, seule la poésie pensante peut nous projeter au-delà, en faisant l'expérience de la parole en son déploiement à partir de La Dite (Sage). D'ailleurs si « la langue est la maison de l’être », elle dit avant tout le vivre en flux, et cette prise échappe au concept.

   Votre article, vous l’assumez, se situe du côté de l'idéalisme hégélien avec une remarquable maîtrise. »

Je suis ravi d'avoir participé à cette discussion.

 

Daniel Giguet.

 

(NB : c’est moi qui souligne)

 

***

 

Mon commentaire sur ce commentaire

  

   Merci pour votre très brillant commentaire qui supposerait une suite. Peut-être pour bientôt. Volontiers je fais un pas de côté en dehors ou sur le bord de la Philosophie, préférant les "chemins de traverse" aux routes trop conceptuellement déterminées, malgré les apparences. Une manière, certes subjective de s'accorder au réel, mais que veut donc dire "objectivité", laquelle et à partir de quoi et de qui ? Les "thèses" que je développe au hasard de mes écrits sont volontiers iconoclastes et partent d'une considération toute personnelle d'une "vision du monde" pour employer le terme canonique. "Comment penser après Heidegger" énonce le titre d'un livre que je n'ai pas encore lu ? Comment penser après la Shoah ? Après les Lumières ? Après Parménide ? Après le Déluge ? Penser par Soi est certes une grande audace mais peut-être la seule qui, s'extrayant des canons de la mode, puisse présenter quelque valeur dans ce Monde dépourvu de boussole. Mais méditer plus avant serait risqué en cette heure crépusculaire. Il faut du temps aux chouettes pour prendre leur envol ! Et la nuit n'est guère loin. Merci en tout cas pour vos précieuses réflexions.

  

   Après cette réponse d’un « premier jet », il m’est apparu que la richesse de vos remarques supposait des réflexions plus étayées dont la suite voudrait donner une simple interprétation.

  

   *** « Le dépassement de la métaphysique est consommé », dites-vous et « l’Être a commencé de finir. » Du point de vue de l’histoire de la philosophie votre assertion se vérifie avec la constatation, pour ceux qui s’intéressent à cette belle discipline, d’être soudain devenus orphelins. En effet il semble que le sol se dérobe sous nos pieds et que le fameux « thaumazein », l’étonnement philosophique, ait épuisé ses ressources après des millénaires de « bons et loyaux services ». Certes, le Gestell, l’Arraisonnement auquel vous faites allusion, l’aliénation du Dasein en l’Homme par la toute puissante Technique sont des réalités dont, chaque jour, nous ressentons les vives entailles au sein même de notre chair. Logique du devenir si l’on veut s’exprimer selon Hegel. L’on pourrait écrire à la suite, au regard d’une évidente analogie, les trois propositions suivantes : 

 

Fin de la métaphysique = Fin de l’Homme = Fin de la Terre

  

   Bien évidemment, c’est la loi de l’exister que de porter en soi, à la fois sa propre origine, à la fois sa propre fin, l’une et l’autre jouant en mode dialectique. Coalescence de l’une et de l’autre. En même temps ce caractère aporétique se trouve largement confirmé par la présence d’une invisible mais efficace tautologie qui pourrait substituer à

 

« Fin de la Métaphysique » : « Fin = Fin »,

 

   la même règle pouvant s’appliquer à l’Homme, à la Terre. Métaphysique, Homme, Terre, sont éminemment mortels, c’est même ce qui tisse, en creux, le motif de leur essence. Deux formules prosaïques pourraient servir d’utiles métaphores :

 

« Le ver est dans le fruit »

« Les dés sont jetés ».

 

   Et ceci pourrait se confirmer selon les mots de Heidegger : « La mode est ce qui est toujours déjà dépassé avant d’avoir vu le jour », tout comme la Métaphysique, tout comme l’Homme, tout comme la Terre, sont toujours déjà absents à même leur présence. Notre siècle si peu versé dans la pratique du questionnement, qu’il s’agisse de l’essence de l’Homme, de l’essence de la Phusis en sa définition simple et immédiate en tant que Nature, l’Homme donc se préoccupe peu de ces interrogations qu’il juge « subalternes », si bien que, la plupart du temps, il en fait l’économie. Oui, la fin est inscrite dans le commencement, les événements actuels, les soubresauts de l’Histoire en témoignent à l’envi.

  Supposons réglé le compte de la Métaphysique, avec tout de même une réserve qui ne se voudrait nullement adventice au motif que l’on ne peut mettre entre parenthèses quelques millénaires de pensée humaine et que, dans une perspective hégélienne, si la philosophie contemporaine est ce qu’elle est, un simple devenir dans le mouvement général de l’Histoire, elle prend appui sur cela même qui en constitue l’origine, l’Immuabilité parménidienne, le Flux héraclitéen de la Phusis, l’Aléthéia comme premier mouvement de la vérité et, si « Le Vrai est le Tout », corrélativement, chaque philosophie est vraie selon le moment de son énonciation, vérité à laquelle se substitue une vérité qui était encore inaperçue. Le fait est bien connu que l’histoire de la philosophie n’est qu’une suite de parricides, Platon tuant Parménide ; Aristote tuant Platon ; Kant tuant Descartes ; Hegel tuant Kant, etc…

   Dans son essai « Le Change Heidegger », Catherine Malabou décrit excellement cette « dette » vis-à-vis de la Métaphysique ou du moins la filiation que nous devons reconnaître qui porte jusqu’à nous l’essentiel des pensées avant-courrières, nul n’en doute, des méditations contemporaines. Aujourd’hui, quoique certains s’en défendent, notre point de vue sur les choses, le monde, l’être, l’esprit, la raison, ne peuvent faire l’économie ni de Kant, ni de Schelling, ni de Husserl. Le lait que nous buvons, nous les modernes Rémus et Romulus, vient en droite ligne des mamelles de cette Louve-Mère qui, un jour, décida de notre vie au prix de son action de nourrissage. Certes, notre inconsistance naturelle a oublié les ferments lactiques de l’origine, mais eux ne nous ont nullement oubliés qui métabolisent et font croître la flore de nos pensées. Les frondaisons modernes et post-modernes de la pensée ne sont que les feuilles mortes de demain. Donc, les mots de Catherine Malabou :

  

   « L’autre pensée ne peut laisser, sans autre forme de procès, la métaphysique « derrière elle, elle doit tout au contraire la « porter » avec elle », ce qui signifie encore « la saisir d’abord en son essence et laisser jouer celle-ci, transformée, dans la vérité de l’être » On sait que la fin de la métaphysique ne signifie pas que l’on en ait fini avec elle. L’autre pensée, en un sens, comprend la métaphysique, « elle renferme en elle, métamorphosée, la question directrice ».

  

   On ne saurait guère être plus clair sur le destin de cette fameuse « science suprême » qui, encore jusqu’à nous aujourd’hui, projette ses belles lumières.

  

   *** Ensuite, vous mettez en parallèle, à juste titre les deux philosophies également admirables de Heidegger et de Hegel. Puis vous mettez en lumière, avec raison également « l’Idéalisme absolu et la subjectivité toute puissante » qui guident mon modeste « parcours philosophique ». En effet, mais il convient d’ajouter à ce tropisme en direction du « Savoir Absolu », une égale fascination aussi bien pour « l’Ereignis » dont j’ai essayé de saisir quelques fugues, quelques harmoniques dans l’étonnant ouvrage que sont les « Beiträge zur Philosophie », pensée proprement abyssale, dont, sans doute, je n’ai approché que l’écume au travers d’un essai relatif à cette œuvre majeure du Penseur de Messkirch.

   Mon article intitulé « Concept ou Poésie ? », dit assez cette originaire indécision, cet étrange flottement entre l’Ontologique et le Logique. Je suis, en quelque sorte, dans cette irrésolution du Dasein à assumer son destin, dans cette zone de faible visibilité, là où se devine la « Clairière de l’Ouvert », là où, également, bourdonne la rumeur du « On inauthentique », plus préoccupé de son sort mondain que des visions d’un Être insaisissable en son essence. Longtemps j’ai frayé ma voie dans le sillon heideggérien, butinant ici une idée, là une notion, dans cette pensée fourmillante, chatoyante, proprement inouïe, déroutante si bien qu’encore on n’en a nullement tiré tous les « enseignements » ou plutôt, exploré tous les chemins. Mais une égale fascination pour le Concept m’attire en direction du Penseur d’Iéna, lui aussi admirable au titre de ce vaste système dont il a déployé avec génie toutes les ressources.

   Parvenu à ce point de mes remarques, il convient de savoir ce qui, en dehors de mes singulières affinités (lieu s’il en est d’une inclination à la subjectivité), se donne comme mesure logique de ces choix qui paraissent contradictoires (dialectiques ?). Le problème qui ne manque de surgir du rapprochement de ces deux Penseurs ne peut que s’énoncer en termes d’Identité et de Différence. Ici, je cède la parole à Susanna Lindberg, auteur de « Entre Heidegger et Hegel – Éclosion et vie de l’être », manuel qui pose clairement les enjeux décisifs de ces « visions du monde » (Heidegger récuserait cette dernière formule) :

 

    « Afin de situer la chose partagée par Hegel et Heidegger et les séparant aussitôt, il faut discerner leurs pensées dans leurs différences. Par exemple, il est possible de commencer par le principe selon lequel la différence entre Hegel et Heidegger est la différence entre la pensée et l’être. Mais chacun a aussi adopté la parole de Parménide, « le même est en effet penser aussi bien qu’être », et nous verrons dans ce livre comment, plus le lecteur analyse l’écart entre la pensée selon Hegel et l’être selon Heidegger, moins leur différence apparaît, jusqu’à ce qu’elle semble ne plus tenir qu’au vocabulaire : l’un parle au nom de la pensée, l’autre au nom de l’être. Incapables d’identifier la mêmeté et la différence de la chose de la pensée, nous sommes cependant confrontés à deux discours incomparables, l’un se développant dans le rythme de l’effectivité de la vie et de l’esprit, et l’autre rimant avec l’apparaître, la mort et l’être, chacun puisant son unique sens dans un dire strictement singulier et irréductible à son homologue. Afin de rendre le conflit audible, il ne suffit donc pas de fixer son regard sur la chose même-et-autre, mais il faut articuler les propos des deux penseurs chacun selon son propre dire. »   (NB : c’est moi qui souligne)

  

   Ici se laisse lire avec netteté le paradoxe qui, à la fois, lie et sépare deux grandes pensées. Si, à chaque fois, c’est bien l’Homme qui est au centre du débat, aussi bien ne peut-il y avoir que convergence des intentions. Certes, mais Hegel n’étant point Heidegger, et l’inverse, chacun investit la question selon une façon qui lui est propre. Vraisemblablement, selon mon point de vue, question d’inclinations singulières, d’affinités (thème récurrent qui hante ma pensée depuis déjà bien longtemps), de choix intimement personnels car, fût-on le plus grand des philosophes l’on n’en est pas moins homme. Confronter ces deux hautes figures, revient à mettre en regard, deux styles ou deux rhétoriques différentes, mais aussi deux conceptions intellectuelles qui s’affrontent, la seule « unité » possible étant celle du Génie face à la démesure qui l’habite. 

    *** Vous dites, à juste titre : « interroger la source de la vie vivante qui nous presse, nous pulse et nous impulse de créer (…) seule la poésie pensante peut nous projeter au-delà, en faisant l'expérience de la parole en son déploiement à partir de La Dite (Sage). D'ailleurs si « la langue est la maison de l’être », elle dit avant tout le vivre en flux, et cette prise échappe au concept. »  (NB : c’est moi qui souligne)

 

   Si je vous suis dans l’ensemble de vos réflexions, je ne m’en écarte pas moins en ce qui concerne la fin de votre proposition : « et cette prise échappe au concept»

   Je crois qu’il n’y a pas de césure franche dans le cercle de la pensée entre une poésie qui serait de nature imaginative et un concept qui se fonderait exclusivement dans l’ordre de la raison. Le concept n’exclut pas la poésie, pas plus que la poésie n’évince le concept. Si une dialectique s’installe entre ces deux termes, un nécessaire mouvement de synthèse en relie les supposés opposés. L’activité unifiante de la raison ne saurait longuement supporter en soi cette division, cette fragmentation. Et ici je convoque Heidegger dans « Nietzsche I » :

  

   « C’est Kant qui, pour la première fois, a proprement discerné le caractère poétifiant de la raison, et qui l’a médité dans la doctrine de l’imagination transcendantale. La conception de l’essence de la raison absolue, développée dans la métaphysique de l’idéalisme allemand par Fichte, Schelling, Hegel, se fonde totalement sur la compréhension kantienne de l ’essence de la raison, en tant que ‘force’ imaginative, poétifiante. »

  

   « l ’essence de la raison, en tant que ‘force’ imaginative, poétifiante » : la formule est forte en même temps que dépourvue de quelque ambiguïté que ce soit, donc il nous faut réunir, opérer la jonction, réaliser la fameuse coïncidence des opposés, si cependant, l’opposition est bien effective et ne résulte uniquement d’un processus intellectuel de division. Vous-même, évoquant une « poésie pensante » paraissez rejoindre la posture heideggérienne, « poésie pensante » pouvant trouver son homologie dans l’expression de « poésie conceptuelle ». Si la poésie revendique la pensée, elle ne peut nullement faire impasse quant au concept. Que certaines poésies inclinent davantage vers la sensibilité d’un romantisme, d’une touche bucolique, d’un ton lyrique n’enlève rien au problème, au simple motif qu’une poésie totalement privée de concept est totalement inenvisageable, sous peine de verser dans le non-sens absolu. Même les tentatives surréalistes conservent une nervure de raison qui nous les rend accessibles et les tentatives « d’écriture automatique » ne viennent pas de nulle part, elles se fondent, plus ou moins, sur des paradigmes rationnels qui, certes, passent, la plupart du temps, inaperçus.

   Et, du reste, que l’activité pensante soit incluse dans la poésie (Comme Bonnefoy, comme chez André du Bouchet), ou qu’elle soit projection du concept du penseur dans l’analyse d’une poésie, revient au même, il y a toujours, face au langage poétique, une activité de l’esprit qui lui donne corps et relève d’une fonction de l’entendement à son sujet. Dans le chapitre intitulé « Hölderlin et l’essence de la poésie », Alain Boutot précise dans son « Que sais-je ? » :

 

    « Au seuil d’une de ses conférences sur Hölderlin intitulée « Terre et Ciel de Hölderlin », ayant pour point de départ l’hymne : « Grèce », Heidegger précise les lois de son dialogue avec le poète. Å travers le commentaire de cet hymne, on pourrait chercher « à présenter, dit-il, les idées de Hölderlin sur la terre et le ciel. Ce dessein serait tout à fait justifié. Peut-être aurait-il même pour résultat une contribution aux recherches hölderliniennes. En comparaison de cela, la conférence qui va suivre se propose autre chose, quelque chose de provisoire et d’avant-coureur : quelque chose où il s’agit et où il y va de la pensée…Il s’agit de risquer une tentative, celle de changer de ton : passer de notre représentation habituelle, parce que simple – à une épreuve pensante. »

   Certes, nous comprenons bien ici que « l’épreuve pensante » est celle du Philosophe et non celle du Poète. Cependant, s’il y a « épreuve pensante », c’est bien parce que la poésie recèle en son fond les prémisses qui font signe vers l’intellect, l’analyse du corpus fondée en raison, la proposition de thèses ne demeurant seulement de vagues hypothèses, des intuitions floues émises au hasard. Dit autrement, si une poésie consent à s’ouvrir au concept, c’est qu’elle contient en elle, peut-être au plus profond, peut-être de façon cryptée, du conceptualisable. Le plus souvent, l’expression poétique, selon son côté exotérique (la forme), dissimule son côté ésotérique (son fond) que toute activité herméneutique (ce travail d’archéologue) est chargée de porter au jour sous la lumière de la raison. Car l’exploration critique est bien de cet ordre, porter au réflexif ce qui n’était, en un premier abord, qu’intuitionné, approché à l’aune de simples hypothèses. Cette coalescence de la poésie et de la prose pensante, Jean-Louis Vieillard-Baron dans « Hölderlin : langage philosophique et langage poétique », s’en fait l’écho :

    

   « De tous ces préliminaires, et sans entrer dans les problèmes de périodisation du travail de Hölderlin, il résulte que poésie et philosophie, étant enfants de la Beauté, autrement dit du principe suprême, sont appelés à se féconder mutuellement. »

  

   Cette mutualité, cette marche de concert, je vais chercher à l’approfondir au travers de l’œuvre de Philippe Jaccottet, au travers de citations successives établies par Jean-Claude Pinson dans son ouvrage « Habiter en poète » :

 

    « Comme celle d’Yves Bonnefoy, la poésie de Philippe Jaccottet comporte une dimension spéculative qui la fait voisine de la philosophie. »

   Et encore, à propos de l’Auteur de « La Semaison », il « mêle étroitement la part réflexive et la part poétique, entrecroisant le motif mélodique de l’expérience de la beauté et la basse continue de la réflexion de notre condition mortelle. »

   Sa poésie : « elle est une poésie « pensante » plutôt que philosophique. »

   « Il est à la fois un poète qui ne renonce pas à s’inscrire dans le sillage de l’élan spéculatif propre au premier romantisme allemand et un poète critique qui jamais n’oublie la finitude et veille à ne pas céder à l’illusion lyrique. »

   Et encore : « L’œuvre de Jaccottet comme celle d’Yves Bonnefoy (…) déploie un éthos qui relève de ce qu’on a défini comme le régime « quasi spéculatif » de la poésie. Bonnefoy et Jaccottet, dans l’ordre poétique, se situent bien en effet, comme Kant, dans l’entre-deux où s’arc-boutent la lucidité critique et l’élan maintenu vers « ce que nous voudrions encore appeler le Plus haut»

  

   Ici, une incise mérite d’être posée. « Poésie pensante » : combien cette formule, à bien y réfléchir, est paradoxale, ambiguë ! Ou bien l’on se situe en dehors du registre dialectique et c’est aussitôt la contradiction, l’oxymore qui surgissent, ou bien l’on se réfère au mode dialectique et l’on obtient « Poésie » comme thèse, « Pensante » comme antithèse, la jonction des deux venant réaliser la synthèse, l’unité d’une seule et même réalité. Par définition, je crois que toute poésie, en son fond, que ce soit avec plus ou moins de visibilité, sécrète les spores d’une pensée autour de laquelle s’organise la manière poétique.

   Mais je voudrais clore cet article en mettant en regard deux textes : l’un de Martin Heidegger  extrait de « Sur le commencement »le dire poétique du Philosophe, traversé de multiples métaphores, perce de façon évidente sous le concept ; ensuite l’autre de Hegel, deniers mots de « La phénoménologie de l’esprit »le dire hautement conceptuel trouve sa fin dans un dire poétique lyrique, même si les mots sont empruntés à Schiller. En une certaine façon, ces deux grands esprits se relient au travers du temps et de la pensée à la faveur d’un chiasme, lequel ne devient perceptible que si on lui prête attention.

  

   Heidegger : « Où le cours de la pensée de l’histoire de l’estre a-t-il mené dans sa première nécessité ?

   Au bord d’une béance dont l’à-pic s’est ouvert en tant que « fin » de la métaphysique, dont la portée sans pont fait signe de l’autre côté, en direction du sommet qu’est l’autre commencement de la fondamentation de l’estre.

   La pensée de l’histoire de l’estre entreprend la préparation de l’initial en l’autre commencement ; c’est faire le saut en lui. Une telle pensée prépare un dire poétique qui a déjà eu lieu dans les Hymnes de Hölderlin ; c’est-à-dire qui se déploie de manière vraiment initiale. »

                                                                                                    [GA 70 – 155-156]

 

   Hegel - « Le but, [qui est] le Savoir Absolu [ou le Sage auteur de la Science], c’est-à-dire l’Esprit qui se sait-ou-se-connaît en tant qu’Esprit, - [le but] a pour chemin [qui mène] à lui le Souvenir-intériorisant des Esprits [historiques], tels qu’ils existent en eux-mêmes et accomplissent l’organisation de leur royaume. Leur conservation dans l’aspect de leur existence-empirique libre-ou-autonome, qui apparaît-ou-se-révèle sous la forme de la contingence, est l’Histoire [c’est-à-dire la science historique vulgaire qui se contente de raconter les événements]. Et quant à leur conservation dans l’aspect de leur organisation comprise-conceptuellement, - c’est la Science du Savoir apparaissant [c’est-à-dire la Philosophie de l’Esprit]. Les deux [prises] ensemble [l’histoire-chronique et la Phénoménologie de l’Esprit, c’est-à-dire] l’Histoire comprise-conceptuellement, forment le Souvenir-intériorisant et le calvaire de l’Esprit Absolu, la Réalité-objective, la Vérité [ou Réalité-révélée] et la Certitude [-subjective] de son trône, sans lequel il serait l’entité-solitaire privée-de-vie. [Et c’est] seulement –

 

du calice de ce Royaume-des-Esprits

que monte vers lui l’écume de son infinité. »

 

   Certes, je le reconnais volontiers, de ce morceau de bravoure, de ce geste héroïque de l’écriture (mais l’ensemble de la Phénoménologie de l’Esprit est de « ce tonneau-là »), extraire un trait poétique, aussi mince fût-il, relève de la gageure et ce, d’autant plus que l’effleurement lyrique provient du poème « Freundschaft » de Schiller. Je dirai donc qu’il s’agit, tout simplement d’une « amitié » poétique, Hegel tellement pris pas la nécessité du Concept ne ménageant que « la portion congrue » à ceci même qui pourrait faire chuter l’Esprit hors de lui. Cependant la citation n’est nullement fortuite au regard de ces deux vers qui viennent conclure une œuvre touffue, fourmillante, déployante de mille et un concepts dont chacun mérite qu’on fasse halte auprès de lui longuement.

   Plus d’un Philosophe et non des moindres a vécu cette conclusion telle une redoutable énigme. Å tel point que Jean-François Marquet dans ses leçons sur la « Phénoménologie », se risque à une hypothèse venant en droite ligne de son ancien maître J. D’Hondt :

  

« On peut se demander ce que viennent faire là ces deux vers. Que vient faire là « ce calice du royaume des esprits » à partir duquel « écume sa propre infinité » ? (… J. D’Hondt avait une opinion là-dessus, à savoir que ce calice du règne des esprits était une coupe de champagne. »

 

La poésie des bulles au secours de l’aridité du concept ?

  

   Mais plus sérieusement et pour apporter un peu de compréhension à un extrait qui nous met en demeure d’en pénétrer le sens, ce qui n’est rien moins qu’un travail de longue haleine, je citerai, pour finir, les remarques éclairantes de Jean-François Kervégan à propos de ce discours qui, pour beaucoup, à commencer par moi, risquerait fort de demeurer « crypté ». Souvent il faut des Passeurs. Pour le moins, ces précisions ont le mérite de la clarté.

  

   « Ce que Hegel nomme énigmatiquement « l’histoire conçue » est la conjonction de ces deux histoires qui, ensemble, constituent la genèse, idéelle et réelle à la fois, du savoir pur, de l’espace de la spéculation philosophique qui, bien qu’elle abolisse l’historicité et la temporalité, conserve la mémoire de cette double histoire qui est la sienne. L’Er-Innerung, le « re-souvenur » est « l’intériorisation » de cette histoire, au sens où, à la fois, il l’efface et la pense. « L’histoire conçue » (grâce au travail du concept) est à la fois la « mémoire [Erinnerung] » et le calvaire de l’esprit absolu, parce que ce dernier n’oublie rien de son passé (l’histoire de la conscience, l’histoire du monde) en même temps qu’il abolit ce passé, le sacrifie sur l’autel du savoir pur, qui n’est pur que grâce à ce travail de mémoire et d’oubli. »

  

   Et, de la même manière que Heidegger convoquait à des fins de compréhension le lexique poétique de « l’à-pic », du « pont », du « sommet », du « saut », Hegel, lui aussi, de façon pourtant quasi-spéculative mais au sens de « speculum », de « miroir », fait se refléter dans l’aridité du concept, ce « trône », ce « calice », cette « écume », comme si le réel, décidemment indivisible, se donnait dans l’entièreté de son être qui, parfois, se nomme « Phusis », « Logos », « Aléthéia », ces mots magiques doués de poésie et de sens.

  

   Alors, que conclure au terme de ce long article, si ce n’est que Concept et Poésie ont les mêmes droits du point de vue du sens, les mêmes implications quant au retentissement qu’ils ne manqueront de faire naître dans la conscience du Lecteur : une émotion esthétique identique à écouter le rythme, le balancement du poème, à pénétrer dans les subtils arcanes d’une pensée complexe. Le tout confluant en une unité qui est peut-être le prétexte à détourner la vision, l’espace de quelques vers, l’espace de quelques méditations, de la finitude, laquelle n’est ni poétique, ni l’objet de quelque réflexion, de l’ordre de la nécessité seulement. Et sans partage !

  

   Merci infiniment, en tout cas, Daniel Giguet de m’avoir « mis au pied du mur » pour employer une métaphore populaire. J’y ai trouvé, dans l’intervalle et la beauté des pierres, autant de motifs de réflexion que d’occasions d’émerveillement. Conjonction sublime, au sein du réel, de la Pensée et de ce qui pourrait apparaître comme son autre, mais qui n’en est que sa doublure, sa réverbération, cette Poésie sans laquelle les arbres d’automne qui viennent à nous, ne nous montreraient que leur nudité, ayant oublié les chatoiements de leurs frondaisons. Ce que nous avons à être, en tant qu’Hommes, des sources vives que vient féconder l’exactitude de notre esprit. Oui, nous sommes, tel Janus, des figures à double face, l’une appelant l’autre, l’autre appelant l’une, dans une étrange communauté siamoise.

 

 

 

 

 

 

   

 

 

 

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18 novembre 2023 6 18 /11 /novembre /2023 08:33
Dans la brume de vous

Peinture : Barbara Kroll

 

===

 

    Tout Être porte en soi une part nocturne. Une part illisible dont nulle grille d’interprétation ne pourrait désoperculer le secret. Rien n’est donné d’emblée qui mettrait au même niveau deux solitudes se cherchant, se trouvant, fusionnant en une identique et unique joie. Je porte mes yeux sur Vous qui êtes de dos et ma vue bute sur la verticalité d’une falaise bleue, d’une falaise qui me renvoie en moi, en ma pure intériorité.

 

Déborde-t-on jamais de Soi ?

S’exile-t-on de Soi

à l’aune d’une parole,

à l’aune d’une Pensée ?

 

   La réponse est dans la question. La réponse est dans la finitude de la question.  Bien évidemment, vous ne pouvez me répondre puisque, simple image posée sur une toile, ce ne peut être que la mutité qui vous habite. Mais, seriez-vous réelle, massivement incarnée avec le rose aux joues, le rimmel ornant vos cils, vos lèvres peintes d’un rouge Alizarine, les globes de vos seins se devinant dans l’échancrure de votre corsage, quelle serait donc votre parole, si ce n’est ce dialogue enserré en votre propre chair, ce muet lexique qui ne parviendrait nullement à franchir la barrière de vos lèvres ?

   Car est-ce vraiment un langage qui sort de vous ?  Ce langage ne serait-il que corporel, gestuel ? Ne s’agirait-il plutôt d’un genre de mime, de langage des signes dont votre bouche feindrait d’articuler la signification, ne projetant vos mots dans l’espace qu’à la manière courbe du boomerang, les mots, sitôt qu’émis, regagnant l’antre même à partir duquel ils ont été proférés ?  Alors les mots et les phrases, les énonciations diverses feraient, dans la citadelle du corps, leurs longues stases, leurs lacs de lymphe immobile, leur rubescence sanguine et rien ne serait extérieur à cette sombre rumination et vous seriez une Babel habitée de la désertion des mots, mots tels des bulles qui éclateraient dans le pesant silence du corps. Ceci voudrait signifier, cette inertie des mots à sortir de leur bogue, que votre pensée serait vaine au motif qu’une pensée n’est jamais sans le langage qui la conditionne.

   Voyez-vous combien votre attitude humaine, simplement humaine (cette énigme insoluble !), combien elle constitue la plus vive des apories, puisque, tentant de vous rencontrer, je demeure cerné du vide de vos non-réponses. Je vous parle, je m’adresse à vous, mes mots se lancent vers l’avant, percutent votre confondant cèlement et s’effacent dans le mouvement même du retour qu’ils opèrent vers qui-je-suis. Comme si le Langage, le mien, le vôtre, n’était que pure illusion, seulement des images se levant dans le massif de la tête, s’y abîmant à la hauteur de leur propre désarroi. Mais peut-être est-ce mieux ainsi, que je sois réduit à l’étroitesse d’un soliloque, que ma voix intérieure soit la seule voie possible en direction d’un exister qui s’efface à mesure de son propre destin. Peut-être sommes nous destinalement condamnés à osciller de l’être au non-être sans jamais pouvoir connaître de position fixe à l’aune de laquelle, trouvant une détermination, nous serions soudain autre chose que cette brume inconsistante flottant au ras du marais humain, tutoyant la cime des arbres, se diluant dans l’eau océane du ciel.

   Le phénomène de ma vision prenant appui sur vous, ne reflète que de l’irréel, de l’impalpable et ma bouche demeure muette de cette impossibilité de vous dire autrement qu’à vous « innommer », vous l’Innommable parmi le bruyant concert du Monde. Votre drame consiste peut-être en ceci : être manduquée par cet Univers fou qui gire infiniment, dans le maelstrom duquel vous disparaissez comme si, d’être innommée, vous étiez identique au Rien qui se loge dans la tête des fous isolés dans leur camisole existentielle. La Vie n’est-elle pure folie ? Å peine est-on né que, déjà, la corruption s’installe, que déjà lentropie nous grignote sournoisement de l’intérieur et rien n’y fera, ni nos bruyantes suppliques, ni nos prières, pas plus que les thérapies plurielles, pas plus que les créations qui ne sont en rien cathartiques, elles aussi sont mortelles, hautement mortelles ! Certes, vous qui ne me connaissez pas, qui ne pouvez me connaître, votre texture de pâte, la forme que vous projetez dans le réel, tout comme je le fais à chaque instant qui passe, vous donc l’Éloignée, ne possédez-vous un sixième sens au gré duquel, au moins, vous pourriez m’imaginer, sentir en vous une manière de liaison des choses présentes sur cette Terre, un destin commun, une identique progression vers le domaine du Néant ?

   Oui, je sais combien mon propos est teinté d’une violente métaphysique, combien le tragique en tisse chaque évocation, combien je ferais mieux de me coucher en chien de fusil sur la natte étroite de l’exister et, dans cet état de catatonie, attendre que, l’immobile me figeant, je disparaisse en une certaine manière du souci des Vivants, que je devienne ce signe inaperçu d’un antique palimpseste sur le sort duquel nul archéologue ne souhaiterait se pencher au motif de l’illisible matière dont il serait constitué. Mais, sachez-le, malgré le degré élevé de ma propre inconsistance, malgré mon statut ontologique si étroit, si évanescent, si absent aux choses de ce Monde, il me plait de vous décrire, de vous faire paraître comme si vous étiez un réel incarné, plus préhensible que le réel lui-même, une sorte de concrétion s’élevant, surgissant dans le Vide et lui donnant immédiatement sens.

 

Ma propre fuite

contre votre présence

 

   Vous êtes là, dans la plus étique, la plus minimale figuration qui se puisse concevoir. Une sorte d’arche se levant du non-être vers cet être hypothétique, cette manière de fulguration au large des consciences, un feu, un éclair zébrant la blanche porcelaine de la sclérotique. Vous êtes là et ceci suffit à mon contentement d’Inapparent, à ma satisfaction de Réduit au Silence. C’est du fond d’un Moi encore nullement constitué que je viens vers vous.

 

Un Vide appelle un Plein.

Un Silence hèle une Parole.

 Une Cécité convoque le Regard.

Une Nuit demande le Jour.

 

   Peut-être faut-il s’annuler soi-même pour donner lieu au Tout-Autre que vous êtes, que vous demeurerez à jamais car chacun est irréductible à quelque discours, à quelque injonction, à quelque magie que ce soit. Le Tout-Autre n’accepte que la radicalité de la tautologie :

 

Le Tout-Autre = Le Tout-Autre

  

   Alors sans doute comprendrez-vous ma difficulté à vous décrire, simplement quelques ellipses autour de vous, quelques rapides intuitions avant même que le mystère se refermant sur vous, vous ne vous absentiez de mon regard définitivement. Noire la forêt de vos cheveux. Noire telle la ténébreuse venue de la nuit d’hiver lorsque les âmes se rassemblent près de l’âtre de peur de se dissoudre dans cette poussière dense, cette poussière anonyme, elle pourrait bien être le signe avant-coureur de la cendre future de nos corps. Ce noir d’Encre et d’Ivoire nous désespère en même temps qu’il nous attire, étrange magnétisme qui pulse ses ondes, une fois bénéfiques, une fois maléfiques. Car, irrévocablement, nous sommes des Êtres de l’entre-deux, des êtres du Soleil et de la Lune, des êtres des Hautes Marées et des Étiages infinis. Ô combien cette écaille de clarté qui s’origine à la peau de votre cou me ramène à moi dans une manière de certitude heureuse. Elle est l’antidote de ce flux noir qui menacerait à tout jamais de hâter ma disparition si je m’y attardais plus que de raison.

   Toujours dans l’opacité du réel il nous faut postuler l’éclair subit qui bleuit le ciel, l’étincelle qui orne notre joue d’un rapide diamant, il nous faut envisager la phosphorescence du feu follet, il nous arrache à la pesanteur de la tombe. Il sera toujours temps. Un cerne noir, pareil à un crêpe, enserre votre corps dans les limites d’un deuil. De ce liseré sans avenir, pourtant nait cette onde bleue semée de volutes d’un blanc éteint, on pense au lit d’un frais ruisseau dans la lueur de l’aube, tout un réseau de sens vient s’y poser, sans doute pour ouvrir la feuillée de quelque espoir, la touche légère d’une joie ne se donnant que dans sa propre réserve, dans son retrait. Et c’est bien ceci qui est beau, la confluence des opposés, la « coincidentia oppositorum » telle que pensée il y a des siècles par les Pythagoriciens.

 

L’Inachevé appelle l’Achevé.

 

   L’Inachevée que vous êtes, que nécessairement je suis aussi, donc ces manques-à-être que nous sommes ne trouvons notre propre confirmation qu’à découvrir en l’Autre le mot qui s’absente, le sentiment qui se dissout, l’état d’âme qui s’étiole. Sachez que tout le temps de ma description de vous, je ne suis vraiment moi qu’à me rapporter, précisément, à vous. Et la réciproque est vraie, vous ne surgissez du Néant qu’à l’effort soutenu de mon écriture. Non seulement je vous décris au plus près, mais je vous justifie, je vous donne acte sur la Grande Scène du Monde.

 

Vous étiez silence, je vous fais mot.

J’étais perdu en moi, je surgis en vous.

 

   Ne s’agit-il là du plus pur prodige, de la plus étonnante merveille ? Chacun de nous, qui aussi bien aurait pu ne pas exister, voici que nous apparaissons au seul motif de notre méditation respective.

 

Je vous imagine et vous êtes.

 Vous m’imaginez et je suis.

 

   Alors quel pauvre mot pourrais-je ajouter à cette constatation qui en détruirait l’effet ? Dire la posture exacte de votre bras gauche, peindre votre main de ce gris semblable au destin des congères, y aurait-il à cette aune accroissement d’un sens qui me permettrait de vous saisir en votre entièreté ? En réalité votre éloignement de moi est pure présence de qui vous êtes. En réalité mon effacement de vous est la voie grâce à laquelle, vous hissant de votre anonymat, vous biffez l’Absurde, vous ouvrez l’espace de votre propre horizon. Voici, un instant nous avons cheminé de concert, un instant nous nous sommes approchés l’un de l’autre, nos existences se sont tutoyées, nous avons occupé des positions siamoises qui, pour un peu, auraient pu se confondre, réaliser les conditions mêmes d’une osmose.  Mais nous avons suffisamment de libre arbitre pour savoir que nos destins ne sont nullement miscibles, un effleurement seulement, le butinement d’une corolle et puis un envol en direction de cet Infini  qui n’existe qu’à la mesure de ce Fini que nous sommes pour les temps des temps. Le temps est notre seule obole. Tressons-lui l’osier d’un doux berceau. Ainsi naitrons-nous à nous tel Moïse confié à la mesure de l’eau, cet élément si fluide, il trace le lit de notre Éternité !

 

 

 

 

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