[Préambule - Cette fable moderne met en exergue la beauté du monde à laquelle s’oppose sa souveraine et illimitée laideur. Chaque jour nous faisons l’amer constat que des choses ne vont pas bien, que la terre se réchauffe, que les maladies gagnent du terrain, que la misère pullule, que les injustices de tous ordres courent dans la société qui devient de plus en plus inhumaine. Le texte ci-après, de coloration globalement ‘écologiste’ au sens large, plus précisément ‘humaniste’, décrit les grands travers qui affectent le cours du monde. Nous massacrons les biens les plus précieux, nous dilapidons les richesses que la Nature a mises à notre portée sans même que notre conscience se révolte, qu’elle soit simplement dérangée à l’annonce de tel tsunami, de telle inondation. Nous accusons le coup, certes, mais nous demeurons figés, incapables, le plus souvent, de produire le moindre geste qui permettrait, au moins à titre individuel, d’enrayer une parcelle du mal. Nous nous habituons à tout, voilà le pire !
Nous comptons sur la générosité du temps qui passe, sur sa capacité à panser les plaies infligées par l’humanité, sur la providence, sur la rotation des astres, la course des comètes et que sais-je encore, comme si nous étions les acteurs désintéressés de notre propre désastre. Mais que faut-il donc pour que nous sortions de notre léthargie ? De nouveaux holocaustes, des séismes meurtriers, la fin d’une civilisation, la nôtre que nous avons portée devant l’Histoire avec une légèreté exemplaire ? Que faut-il ? Sans doute les développements ci-après seront-ils jugés majoritairement ‘moralisateurs’. En réalité le rapport à la Nature, bien plus que d’être moral est ontologique, c'est-à-dire qu’il y va de la question de l’être. Du nôtre, de tous ceux et celles qui nous font face, les rivières, les océans, les montagnes les glaciers. Seule une levée des consciences pourrait inverser des horizons bien sombres. Ce modeste article n’a d’autre but que de montrer ce qui apparaît et nous adresse un message urgent. C’est la Terre que nous avons à sauver. Espérons qu’il soit encore temps !]
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Olivier habite au sommet d’une colline. Il aime cette nature qui s’ouvre à lui dans la générosité. Jamais il n’aurait pu vivre au fond d’une vallée étroite, là où la vue est limitée, où la conscience n’a nul tremplin pour s’envoler. Olivier est une âme simple qui n’aime rien tant que le spontané, l’immédiatement donné, cette feuille livrée par le vent, ce nuage léger qui brode l’azur, cette pluie fécondant le sol de poussière, lui donnant cette belle teinte d’argile ou d’ébène. Olivier lit beaucoup, surtout de la poésie, compose quelques textes, se distrait de longues promenades solitaires, s’emplit des visions du monde. Soit qu’il voie le monde à sa portée, soit qu’il le recompose dans un rêve éveillé. Il n’a de cesse d’inventorier tout ce qui fait sens à l’horizon des yeux, autrement dit, il n’est jamais en repos, plutôt en embuscade, cœur disponible, mains grand ouvertes, imaginaire déployé afin de recevoir une myriade d’images qu’il prend soin d’archiver sur les rayons de sa mémoire.
Ce matin le temps est au beau calme. La grande chaleur a laissé la place à un temps brumeux, signe avant-coureur d’un automne qui s’annonce déjà. De cette rémission de la chaleur, le corps se trouve heureux. La canicule est éprouvante qui tend ses pièges, enserre, contraint et, en définitive, ôte toute liberté. On est cloués dans des pièces d’ombre, on évite de bouger, le moindre mouvement est une épreuve. Olivier sent en lui ces grandes ondes de liberté qui nagent dans sa poitrine, ses membres, jusqu’au bout de ses pieds qui effleurent le sol dans une manière de vol léger. Tout ce qui s’étend devant lui, ce paysage immense, sans limite, il en ressent les bienfaits sur la nappe lisse de sa peau, il en apprécie la faculté de régénération comme si une source s’était levée en lui qui le désaltérait, l’accordait au rythme immémorial du monde.
Du haut de sa colline de calcaire qu’il nomme indifféremment ‘mon promontoire’, ‘mon belvédère’, Olivier embrasse une sorte de totalité dont il est le réceptacle privilégié. Tout, soudain signifie jusqu’à l’excès. La moindre herbe poussée par le vent est un genre d’embarcation sur laquelle connaître les verts océans des prés. La feuille suspendue à l’arbre est pareille à un fin nuage qui ouvrirait le voyage d’une infinie méditation. La pierre sur le sol ressemble à un dolmen dressé par ces très lointains ancêtres dont encore, sans doute, un fragment nous habite qui nous dit la primitivité d’une vie minérale, l’Homo faber et la pierre étaient confondus en une identique mutité, le monde, encore, ne parlait pas. Seulement le langage de l’éclair, de la foudre, du tonnerre, le langage de la grotte qui était comme un ventre maternel.
Mais nous sommes sortis de la longue nuit de la Préhistoire, mais nos âmes sont éclairées, mais nous avons le principe de raison pour guider nos actes, donner droit à nos jugements les plus sûrs, les plus exacts. Nous avons des yeux exercés par l’éducation, habitués à la rencontre du beau, mais aussi du laid, entraînés à la contemplation de ce qui, pour nous, est utile, indispensable même à notre vie, à notre passage sur terre. Des mains de la Nature nous avons reçu d’infinies offrandes que nous pensions inépuisables, toujours renouvelées, mais nous avons trahi notre ‘Mère’, puisqu’aussi bien la Nature est celle par qui nous figurons au monde et tâchons de frayer notre voie parmi les richesses, les dons, mais aussi les écueils qui jonchent notre route, des barricades s’y lèvent, des herses surgissent du sol avec leurs pointes acérées pour obstruer la voie, faire plier nos têtes et nos fronts sous l’imparable joug des fourches caudines. Car, nous les Hommes, nous pensions immortels, doués de toute puissance, pareils à ces dieux de l’Olympe dont les noms magiques résonnaient sous la voute d’airain du ciel.
Il n’y avait nulle limite à notre expansion. Nous croyions pouvoir piocher à l’infini dans la corne d’abondance du réel. Nous avons inventé la métallurgie, dans de sombres forges nous avons élaboré les outils que nous destinions aux ‘travaux et aux jours’. Seulement, créant le coutre et la charrue, nous aurions pu nous limiter à ouvrir la terre à l’aune de nos seuls besoins : manger, nous vêtir. Mais nous n’avons su nous contenter des miettes, nous voulions la flûte dorée, mais nous voulions la miche à la miette grasse, mais nous voulions tous les fournils du monde pour y faire cuire les pâtes levées de nos envies illimitées, de nos désirs incandescents. Plus le feu lançait haut ses flammes, plus nos yeux brillaient des étincelles sourdes de la convoitise. Nous avons eu, constamment, au cours de l’Histoire ‘les yeux plus gros que le ventre’. Nous mangions une croûte de pain et nous regardions, avec des yeux hallucinés, de grosses tourtes emplies de mille friandises. Nous, les hommes, avons surtout pêché par gourmandise car c’est bien l’un des traits déterminants de notre condition, nous sommes des êtres insatiables qui, jamais, n’épuisons l’outre immensément ouverte de nos désirs.
C’est ceci que pense Olivier du haut de sa colline de falaises blanches, semée de chênes rabougris, de genévriers à la maigre végétation. Ici, tout semble plaider la cause du simple, du modeste, de la réserve en toutes choses qui est bien préférable à la précipitation, à la décision tranchée qui bouscule le monde, parfois le renverse et il faudra des siècles de dur labeur pour regagner ce qui a été perdu au seul motif d’une hâte à combler ce qui, jamais, ne peut l’être, à savoir cette immense vertige de la jouissance qui, une fois éprouvé, demande, dans un ‘éternel retour du même’, à être comblé. Nous sommes des êtres du manque et c’est une faille permanente qui creuse en nous la profondeur de l’abîme. Nous emplissons continuellement nos seaux de provendes multiples, nous les destinons à la boulimie sans fin de nos envies, seulement, pareils à des tonneaux des Danaïdes, nous n’avons nul fond et ce que nous pensions pouvoir thésauriser se dissipe comme une brume sous la poussée du soleil. Toujours nos mains sont vides qui éraflent l’air et se désolent de n’y rien trouver que des lambeaux de choses inconnaissables.
Rêve éveillé d’Olivier
Mes yeux portent au loin, ma vue est illimitée. Tout comme le rapace de haut vol dont la vision est panoptique en même temps qu’incisive, je n’oublie rien du monde en sa naturelle et resplendissante beauté. Je ne veux rien dissimuler, je ne veux rien gommer de ce qui vient à moi, prononce à mon oreille les mots doux comme la comptine du pur émerveillement. La Terre est belle, la Terre est infinie. Elle court d’un horizon à l’autre portant avec elle ses immenses richesses dont nul ne pourrait faire l’inventaire. Il suffit de prendre du recul et d’exercer sa conscience à décrypter tout ce qu’il y a d’exception à vivre en ce lieu, en ce temps d’immense profusion. Ce qu’il faut voir, c’est ceci :
Voir l’élément-terre en sa parfaite parution. C’est l’automne. Quelques brumes flottent au ras du sol. Les terres viennent d’être labourées. Les mottes luisent dans le premier jour, on les penserait d’acier rouillé avec des reflets luisants que le soc a poncés. Les sillons font de grandes lignes qui se jettent vers le ciel, loin là-bas à l’horizon encore semé d’ombres violettes, traces infimes d’une nuit en train de basculer de l’autre côté des choses visibles. Il y a une colonie de garde-bœufs qui parcourent les prairies attenantes où paissent des vaches à la robe claire, elles font comme des taches solaires tout contre les champs à la teinte plus soutenue. Parfois des ilots à la couleur de feuilles, parfois de vastes étendues de poussière inclinant vers la soie, la toile de lin, les infinies variations du beige, on dirait des empiècements de cuir plaqués sur une vêture souple, parcourue de plis et de remous, une sorte de lac avec ses reflets, ses ondes troubles, ses moirures variables selon l’endroit d’où on les observe.
Voir le dos gonflé de l’océan. Il semble ne jamais devoir en finir avec son histoire bleu-clair brodée de golfes et longée des touffes légères des tamaris, avec ses contes à la lueur bleu-marine coulant au profond des abysses, avec ses lames turquoise battant les récifs coraliens, avec ses transparences de cristal sous le froid boréal tissé de hautes glaces. Oui l’océan est image de l’infini, ses eaux jamais ne cessent de s’agiter, de se soulever en gerbes d’écume blanche, de retomber en plis qui prennent parfois l’accent impénétrable, mystérieux des ténèbres. De grandes voiles immaculées le traversent de long en large, focs gonflés que le Noroît pousse au-dessus des fonds de sable, des poissons aux yeux aveugles y vivent dans la discrétion de leur tenue invisible. Le bruit continuel de l’océan est un baume qui adoucit les mœurs, lime les angles de la violence, arase les dents aigues des destins belliqueux. C’est un bruit doucement maternel, une langue qui vient lisser notre peau, lui dire la simple joie qu’il y a à vivre ici, dans l’échancrure du rocher, là près de la lagune aux reflets d’argent, plus loin tout près de l’isthme que longent les vagues au destin millénaire, elles ne cessent jamais d’être et ne se posent nullement de question. Ne sont que parce qu’elles sont.
Olivier rêve yeux grand ouverts car ce qu’il voit, là devant lui, ces collines de terre blanche, ce ciel limpide, la ligne d’horizon et son cercle doucement incliné, tout ce qu’il voit joue en écho avec le vaste monde. Voit-il la frêle robe noire d’un chêne et il voit en même temps le balancement du palmier dans la marée verte de l’oasis, la haute stature du baobab, son image d’arbre inversé lacérant de ses racines la pulpe des nuages, les hauts fûts des cèdres rouges s’élevant aux hauteurs inimaginables de la canopée, ce territoire traversé des flamboyantes couleurs du toucan à bec rouge, illuminé de la tunique verte du caïque à tête noire, surpris de la braise presque éteinte du cotinga Pompadour. Les forêts sont précieuses, elles sont des mers où se déverse la houle pressée des vents, des flux incessants. Les grands arbres se balancent et chantent en frottant leurs écorces usées les unes contre les autres. Peut-être est-ce leur façon de faire l’amour, d’initier le geste infini de la génération, de donner aux hommes l’oxygène dont ils ont besoin pour vivre et tracer leur sillon sur la dalle immense des continents. L’arbre est ce génie tutélaire devant lequel, à défaut de nous prosterner, nous devrions nous incliner, remercier sa présence, l’ombre qu’il nous prodigue sans compter, les fruits qu’il destine à notre bouche, les écorces que nous brûlons dans l’âtre, les bûches qui flamboient dans nos cheminées, les planches de nos meubles, les racines dont nous faisons des décoctions, elles soignent nos maux, guérissent nos âmes.
Olivier rêve, avec son beau prénom d’arbre, aux fleuves majestueux auxquels il doit son existence. Ils surgissent des glaciers, sautent des verrous de moraines, cascadent sur des tables de granit ou de schiste, creusent des canyons aux parois vertigineuses, se faufilent dans des détroits, deviennent torrents, lacs, mortes eaux qu’arrêtent les barrages de ciment des hommes. Ils sont le peuple joyeux de l’eau, le chant qu’ils adressent à la terre, ils font se lever les graines, ils sont les divinités des moissons, ils fabriquent le pain dont nous agrémentons nos repas. Ils sont si discrets que, souvent, dans l’épi de maïs, la verte tige de blé, la graine de froment, la croûte blonde du pain, nous ne savons nullement reconnaître leur présence.
C’est un problème humain que d’avoir la mémoire courte, que de renier les dieux qui nous portent dès que les présents qu’ils nous ont adressés, déjà devenus anciens, ne sont plus guère honorés, pris qu’ils sont pour de logiques gratifications dont la source ne nous est plus apparente. Ainsi les fleuves coulent-ils vers l’aval de l’espace, le long corridor du temps, à bas bruit, une goutte poussant l’autre, une eau se substituant à la précédente, jusqu’au vaste estuaire, jusqu’à l’immense mer qui les accueille comme leurs pères, sans eux, elle n’existerait pas la mer, elle ne serait qu’une immense cuvette à ciel ouvert parcourue de crevasses et de bois fossiles pareils à ceux qui gisent, tels des minéraux, dans l’aride ‘Désert de la Mort’ dans cette Californie exténuée de chaleur.
Olivier rêve aux hautes et inaccessibles montagnes, ces Princesses des fières altitudes, ces têtes altières couronnées des diamants aigus du soleil. L’air y est pur. L’air y vibre comme s’il était animé par quelque diapason céleste. Grimpant à leurs sommets, soudain, la tête devient légère, comme si elle se détachait du corps, pareille à ces étonnantes montgolfières qui flottent à mi-ciel, légères, on croirait avoir affaire à des ballons de baudruche. C’est bientôt un vertige qui survient et l’on se prend à penser que l’on a été bien audacieux de comparer sa taille de ciron à ces géantes de pierre qui n’ont peur ni de l’éclat de la grande étoile blanche, ni des chutes de neige, ni des coups cinglants du blizzard. C’est ainsi, tutoyer l’absolu rend invulnérable. On ne redoute plus rien, ni l’éclat du gel, ni les bourrasques de vent. On s’érode seulement. On perd un peu de matière, une simple poussière au regard de l’éternelle géologie. Le temps des roches n’est nullement celui des hommes. Les hommes sont infiniment corruptibles, le temps de quelques saisons seulement, alors que les pics ne s’useraient guère qu’aux yeux de géants à la prodigieuse longévité, des Mathusalem ayant résolu l’énigme de la mort.
Montagnes des alpages, combien vous êtes admirables avec vos vaches à la robe grise, écumeuse, aux pis gonflés de lait, ce délicat breuvage que boivent les Existants dans leurs appartements climatisés sans même savoir ce qu’est une sonnaille, quel bruit elle fait contre les falaises de roches, ce qu’est une transhumance, la joie sereine d’appartenir à la nature, entièrement, sans aucune dette à la culture, à la civilisation. Connaître la montagne une fois dans la pure dimension de sa vérité, c’est être poinçonné au creux de son âme de la nécessité de la retrouver, de l’honorer telle qu’elle est, une merveilleuse puissance qui repose en elle-même et n’attend rien d’autre que l’éternité.
Olivier, depuis le haut de son ‘belvédère’, rêve aux glaciers, à ces hauts murs de cristal aux mystérieuses galeries bleutées qui montent et descendent dans le ventre fécond de ces dieux du froid. Ici, tout est exact. Tout est rigoureux. On ne joue nullement avec les murailles de glace, on les respecte, on les vénère. Les Inuits, plus que tout autre, savent du fond même de leur instinct que l’on ne part pas impunément à la chasse au phoque ou au morse à n’importe quelle heure du jour, par n’importe quel temps. Ici, selon le choix, il s’agit de vie ou de mort. Le froid, la neige, la glace, les congères ne connaissent pas les demi-mesures. Une mauvaise décision peut être irréversible, le chasseur ne jamais revenir de sa chasse. C’est pourquoi l’on est prudents. C’est pourquoi l’on jauge longuement une situation et que l’on ne décide d’un acte qu’en toute connaissance de cause. Les pôles sont aussi beaux que ses terres sont hostiles. Du reste il y a une évidente relation entre le paysage sublime et la désolation qui en est l’habituel fondement. Déserts, toundras, steppes, salins, lacs asséchés fascinent les humains sans doute pour l’unique raison qu’ils mettent en exergue une mort maintenue à distance dans l’espace et le temps.
Pensées d’Olivier pour le monde qui vient
On ne tient jamais mieux à l’existence qu’à en mesurer la fragilité, qu’à être exposé au danger, à tutoyer la tragédie. Face aux immenses étendues blanches de l’Arctique, aux sables brûlants du Désert de Gobi, du Kalahari, face à l’immense plateau érodé du Colorado, nous mesurons, à sa juste valeur, le cadeau immense de la vie, la dette qu’elle devrait nous imposer, le respect que nous devrions manifester en direction de la Nature en son irremplaçable présence. Nous ne sommes que grâce à elle, elle n’est que grâce à nous. Nos destins sont coalescents, tissés des mêmes fibres. Si la Nature va bien, alors nous aussi nous allons bien. Il semble que cette règle élémentaire du rapport à notre ‘Mère-nourricière’ ait été oublié. Mais il ne s’agit pas seulement d’amnésie. Certains comportements irresponsables semblent prendre un malin plaisir à détruire ce que des millions d’années ont mis à édifier, patiemment, pierre à pierre, cette immense Tour de Babel dont, aujourd’hui, nous habitons les cellules sans bien savoir quels en sont les fondatios, quelles sont les lois qui en régissent le fonctionnement, sans nous interroger sur la fragilité d’un édifice, sa construction fût-elle édifiée en des époques reposant sous les strates illisibles de l’Histoire.
Oui, les glaciers nous scrutent de toute la hauteur de leur édifice majestueux, mais cette majesté est aussi magique que précaire. Chaque jour voit s’effondrer ces génies de glace comme des châteaux de cartes, des pièces de bois que les enfants assemblent avec soin afin de les faire tenir en équilibre, de réaliser la plus haute tour possible. Immanquablement, la fin du jeu voit l’écroulement de l’audacieuse structure, laquelle défiant la loi de la logique a dépassé ses propres possibilités. Oui, mais les lois de la physique ne sont pas les lois humaines. Ce qui correspondrait à la ‘logique’, ci-dessus évoquée, dans l’espace matériel, trouverait son pendant dans la ‘raison’ en matière de décisions humaines. Tout est en effet question de raison. Nous avons connu le ‘Siècle des Lumières’, la puissance presque illimitée de la Raison, parfois jusqu’à l’excès.
Il ne s’agit nullement de refaire l’Histoire. De toute manière l’homme ne semble jamais rien retenir des leçons qu’elle nous adresse. Les génocides succèdent aux holocaustes, la barbarie à l’inquisition, le racisme à la xénophobie. Piètre constat, certes, mais constat réaliste malheureusement. Il ne faut nullement sombrer dans un pessimisme qui ne serait que la face cachée du nihilisme, donc de l’absurde qui enlèverait tout sens à notre existence. Il faut lutter, il faut résister et ne pas donner droit aux Cassandre de la désolation, ne pas céder aux sirènes nous convoquant au mépris de la vie. Oui la Terre, notre Terre est en grand danger. Ceci, nous le savons tous mais feignons de l’ignorer ou reportons le poids de nos actes sur les générations futures. Curieuse conception de l’héritage, tout de même. Héritage de cendres et de ruines.
Terre en tant que notre planète ; terre en tant que matière, glaise, limon, humus que nous foulons chaque jour ; océans et mers que nous parcourons sur nos ferries hauts comme des immeubles ; forêts que nous survolons, dans ces fuselages d’acier étincelants ; arbres que nous arrachons, comme si nous procédions à l’ablation de nos poumons ; fleuves que nous martyrisons et asséchons ; montagnes que nous déplaçons afin d’y dérober gemmes précieuses et minerais ; glaciers que nous regardons fondre comme nous verrions les chutes du Niagara, sans pouvoir aucun d’en freiner l’irrémédiable fuite.
Terre, que faisons-nous donc pour remédier à ton abandon, à ta faillite qui ne paraît inéluctable qu’à la mesure de notre impéritie, de notre insuffisance ? Que faisons-nous sinon observer le navire qui coule avec ses précieuses cargaisons ? Qui donc se jettera à l’eau ? Qui donc osera être un Homme ? « Indignez-vous », disait en son temps le diplomate et humaniste Stéphane Hessel. Certes il convient de s’indigner, c’est certainement le tremplin à partir duquel bâtir une audace et cingler vers le grand large. N’attendons nullement un élan collectif qui, sans doute, ne viendra jamais. Agissons à notre mesure. A chacun sa part.
Ainsi naissent les grands changements. Il n’est que temps d’agir. Le langage ne suffit pas, pas plus que les grandes déclarations d’intentions, les tables rondes et autres colloques. Avons-nous besoin d’une pédagogie, d’une éducation particulière pour savoir quelle est notre responsabilité face à ce qui nous fait vivre ? Avons-nous besoin d’un modèle pour économiser l’eau, modérer nos déplacements, baisser notre chauffage, consommer sain, limiter notre ration de viande, pratiquer des loisirs modestes en besoins énergétiques ? Avons-nous besoin d’un modèle pour être Hommes sur la Terre ? Non, la bonne volonté suffit. Non, le bon sens suffit. Qui donc se déclarerait démuni de volonté, privé de bon sens ? Qui donc ? Soyons des Hommes au regard de l’Histoire ! Soyons des hommes face à la Conscience ! Il n’y a guère d’autre lieu où exister.