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28 octobre 2020 3 28 /10 /octobre /2020 15:28

(Variations sur l’UTOPIE)

 

 

   J’ai rejoint la Rue Ovale. Bientôt, devant moi, la Porte indiquée par Jean-Jacques. Je pousse le rideau. Des candélabres posés sur des stèles de marbre diffusent une sorte de clarté huileuse. Des renfoncements sont ménagés qui abritent les bustes sculptés des Auteurs illustres : Machiavel, L’Arioste, Pietro Bembo, Baldassare Castiglione. Ces répliques sont si ressemblantes que je pourrais, à tout moment, percevoir les voix des auteurs déclamant des extraits de leurs œuvres, ‘Le Prince’, ‘Roland furieux’, ‘Prose della volgar lingua’ et seulement d’entendre résonner la belle langue italienne, je suis déjà dans la Péninsule, sans doute fasciné par quelque beau paysage de Toscane. Contrairement au précédent, ce chemin-ci descend en pente douce et aucune volée d’escalier n’en perturbe le cours harmonieux. Tout au bout s’ouvre une large anfractuosité par laquelle se laisse voir la pure merveille. Je marche dans la ville, cette ‘Mystérieuse’ qui n’est pas seulement constituée d’un entrelacs de maisons et d’immeubles mais comporte en son sein de vastes plaines, de larges plateaux, d’immenses vallées où coule une eau pareille à celle des glaciers, une vibration du bleu dans l’azur. Ce que je vois ? Ceci : au loin la silhouette gris-bleu d’une montagne se détache sur un ciel de corail adouci. Puis une seconde ligne d’horizon plus proche, on y distingue un relief se perdant dans de lumineuses brumes. Puis, tout en bas, au premier plan, des emboîtements de collines à la couleur de blé et d’eau verte, un temps infini qui s’écoule vers on ne sait où, en dehors du souci des hommes. Sur une butte, un vestige de temple laisse paraître ses colonnes, son péristyle, quelques fresques des temps antiques. Des ifs-chandelles l’entourent dont les ombres s’épanouissent à son pied. Puis les lignes régulières d’un verger. Puis des terres couleur de chaume qui en rehaussent le ton.

   Je suis maintenant arrivé dans une rue pavée, bordée de hautes maisons. L’une d’entre elles m’intrigue, surtout sa large verrière dans laquelle sont sertis des verres de couleur cernés de plomb. Je m’approche. Une haute porte est entr’ouverte. Je la pousse discrètement. Je découvre une pièce étrange hantée par des plages de clair-obscur. Elle me fait aussitôt penser aux ‘Prisons imaginaires’ de Piranèse. Identique hauteur des voûtes, portes fermées par le quadrillage des ferrures. Volées d’escaliers, balcons en surplomb, passerelles de bois, lustres immenses suspendus à un invisible plafond. Il est trop haut, il est trop nocturne. Petit à petit mes yeux s’accoutument à cette clarté d’avant le jour. Dans une large coulée de pénombre je distingue un homme occupé à tracer des réseaux de lignes, à dessiner à l’encre de Chine la complexité des remous d’eau, leur étonnante chevelure, toute une géométrie embrouillée de flux et de reflux, de rapides et inquiétants vortex, enfin l’infini fourmillement du monde. Je m’approche sans faire de bruit afin de ne nullement déranger Léonard dans son travail. Oui, Léonard, car je l’ai bin reconnu vêtu de son ample blouse, large chapeau à rebords, barbe foisonnante, semblable aux ‘lignes flexueuses’ qu’il trace en ce moment sur le papier.

  

 

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28 octobre 2020 3 28 /10 /octobre /2020 15:27

(Variations sur l’UTOPIE)

 

 

   De longues minutes encore, il pérorera sur le destin des peuples, la vocation des langues qui perdent leur âme, l’esprit de concorde qui régresse et ouvre la voie à toutes les violences, le trop répandu nomadisme qui met la Nature en danger, le manque de souci des hommes quant à l’éducation de leurs enfants, la chute de la plupart dans des comportements stéréotypés où plus rien ne fait sens que l’attrait du grégaire, le renoncement à édifier une conscience individuelle forte, rompue à l’exercice de la lucidité. Souvent le rose lui monte aux joues. Souvent son front se plisse qui indique la profondeur de la réflexion et le désarroi qui, parfois, en est la forme siamoise.

   Notre frugal repas se termine par la dégustation d’un délicieux jus de pommes rainettes confectionné par Jean-Jacques. Car notre homme ne se pique pas simplement d’herboristerie et ne dédaigne, lorsque ses chers livres lui en laissent le loisir, de transformer quelque fruit en compote ou en boisson revitalisante. Je lui fais part du vif plaisir que j’ai eu à échanger avec lui, même s’il s’est plutôt agi d’un monologue. Mais les Savants sont intarissables lorsqu’on les attire vers leur domaine de prédilection. Lui disant mon souhait de continuer à découvrir ‘La Mystérieuse’, il me raccompagne jusqu’à la limite des ‘Charmettes’. Lui ayant exprimé l’infinie beauté que je trouve aux œuvres de le Renaissance Italienne, il m’encourage à aller les voir de plus près. « Descendez le corridor, me dit-il. Lorsque vous déboucherez sur la Rue Ovale, prenez sur votre gauche. Vous ne tarderez guère à apercevoir l’écriteau mentionnant Porte de la renaissance. Vous pourrez admirer à loisir les toiles de Piero Della Francesca, Sandro Botticelli, Léonard de Vinci, Raphaël, Michel-Ange, et tutti quanti, rajoute-t-il, pour être dans le ton des Florentins et autres Vénitiens. Et, puisque vous y êtes, donnez donc le bonjour de ma part aux Renaissants. » Sur ce, Jean-Jacques fait demi-tour et disparaît derrière les premières frondaisons des ‘Charmettes’.

  

 

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28 octobre 2020 3 28 /10 /octobre /2020 15:25

(Variations sur l’UTOPIE)

 

 

   Je m’entends questionner avec un bonheur discret dans la voix : « Jean-Jacques Rousseau ? » Rousseau agite doucement sa tête pour me confirmer qu’il s’agit bien de l’Auteur de ‘La nouvelle Héloïse’.

   Puis, encouragé par cette première réussite, désignant la maison située juste derrière lui :

   « Les Charmettes ? »

   « Oui, me répond-il, et de me citer l’une de ses phrases tirée de ‘L’Emile’ : « Sur le penchant de quelque agréable colline, bien ombragée, j'aurais une petite maison rustique, une maison blanche avec des contrevents verts… »

   « Je pense que vous connaissez la suite, aussi je ferai l’économie d’une citation qui ne pourrait vous paraître qu’une manière de complaisance à soi. »

   Alors, sûr de mon intérêt, à la fois pour le personnage qu’il est, pour son œuvre, pour les lieux si intimement bucoliques qu’il a décrits à merveille, il entreprend de faire le tour du propriétaire, commentant par le menu chaque fait qui lui paraît devoir retenir mon attention et constituer, pour lui, l’exposé sinon d’une totale vérité, du moins l’occasion de développer ses théories sociales, poétiques, littéraires. Alors que nous sommes attablés devant ‘Les Charmettes’, picorant un repas frugal concocté par l’Ecrivain lui-même, nous devisons sur les affaires du monde. Il me fait part de son souci de s’apercevoir que les préceptes des Lumières ont été bafoués en ce début de III° millénaire.

   C’est à une sorte de réquisitoire contre les mœurs actuelles que le Philosophe se livre, sans doute trop heureux de pouvoir disposer, à travers ma présence, de cet auditoire fidèle qui, ici sans doute, dans ce coin retiré de la nature, doit lui faire défaut. Ce qu’il déplore, en premier lieu, c’est que les hommes actuels, non seulement ne se sont pas soustraits à l’autorité religieuse, mais que certains esprits faibles, guidés seulement par leurs instincts, se soient laissés gagner par le poison du fanatisme, cette perte totale du libre arbitre. Parfois, au cours de notre conversation, (il est le récitant, moi l’auditeur), des pinsons, des bergeronnettes viennent picorer quelques miettes sur le coin de la table et ceci me fait inévitablement penser à cet ‘état de nature’ si souvent évoqué par mon interlocuteur. ‘Les Charmettes’, sont-ils le premier degré de ce retour aux sources ?

   Je crois, qu’au simple fait d’avoir trouvé un auditeur fidèle qui l’approuve en son cœur, le ‘Promeneur solitaire’ peut poursuivre à l’envi ses ‘rêveries’ qui, pour l’occasion, ne paraissent être que des remises en cause de ce qu’il est convenu de nommer ‘modernité, comme si ce dernier vocable, pourvu de toutes les vertus magiques qui se puissent imaginer, constituait à lui seul le sésame d’une vie juste et bien faite. A ce qu’il me semble, le locataire des ‘Charmettes’ ne semble guère en apprécier les brillantes facettes qu’il prend pour de simples ‘miroirs aux alouettes’. Pendant notre repas, qui a l’allure d’une simple collation, mon célèbre hôte brocardera, indifféremment, la plupart des attitudes contemporaines auxquelles il reprochera de n’avoir point fait la part belle aux connaissances, ces infinies clartés pour l’esprit, d’avoir oblitéré la belle notion de liberté de conscience, de n’avoir su transformer l’espace politique qu’en un champ de bataille des egos.

  

 

 

 

 

 

 

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28 octobre 2020 3 28 /10 /octobre /2020 15:24

(Variations sur l’UTOPIE)

 

   Je marche dans la ville et me questionne sur la raison de ce monde étrange. Je me demande si je ne vois tout ceci depuis la chambre embrumée de l’imaginaire ou bien depuis celle, aquatique, océanique, du rêve. Nul doute, Lecteur, Lectrice, que vous soyez intrigués, vous pensant les témoins d’une hallucination venue tout droit de la tête alambiquée du Narrateur. Combien vous avez raison, mais demeurez un instant encore. Toujours les découvertes sourient aux téméraires, aux audacieux, aux chercheurs de trésors.

   Il y a eu un brusque remous de vent, un caprice de l’Harmattan qui a soulevé le voile, m’a poussé gentiment en direction de la PORTE DES LETTRES. Mais comment donc ce messager d’Eole peut-il connaître mes goûts ou plutôt ma passion pour les choses de l’écriture ? Comment ? Il y a des mystères que je ne saurais éclaircir depuis l’instant même où je me situe dans la découverte de cet étrange monde.

   Des couloirs partent, en de multiples rayons, des galeries éclairées par des torches fichées dans les murs de glaise. J’emprunte l’un de ces boyaux, au hasard. De chaque côté, dans des renfoncements où ne parvient qu’un hésitant clair-obscur, des milliers de livres sont entassés. Reliures de cuir, maroquins fauves nervurés, reliures de toile et certains ouvrages ont des couvertures de métal gravées de signes discrets. Je gravis les degrés d’un escalier taillé à même l’argile. Tout au bout du tunnel, une clarté à la belle teinte automnale. Cette lumière m’appelle pour me dire la mesure de la joie. Il ne saurait y avoir d’autre issue que celle-ci, heureuse, souriante, romantique pour tout dire.

   Parvenu sur le bord de l’orifice, je dois mettre mes mains en visière afin de n’être aveuglé. Devant moi se dévoile un charmant paysage, dont je pense qu’il évoque la région savoyarde. Au loin, un doux moutonnement de collines que cerne un horizon bleu pastel. Sur la gauche, à flanc de côteau, une maison blanche avec des volets verts, un toit de tuiles rouges, un enclos tout autour, mais à claire-voie, et des prés à l’herbe grasse, des vergers, de grands arbres qui se balancent dans un vent léger.

   Devant la maison, je vois quelqu’un qui semble me faire signe, me demande de le rejoindre. Je descends en sa direction par un agréable sentier qui serpente au milieu des herbes et des touffes de fleurs. Un homme est devant moi, esquissant un demi-sourire. Il est vêtu d’un justaucorps, de culottes courtes ajustées au-dessus des genoux, d’un gilet à passementeries que recouvre une veste ample et longue, de facture modeste, pastorale, pourrais-je dire. Au-dessus d’un jabot blanc, une tête qui paraît à la fois affable et réservée, des rides parcourent le front. Des yeux un brin inquiets, une perruque cendrée. Je me dispose à le questionner sur son identité lorsque, soudain, tout s’éclaire en moi.  Comment ne l’avais-je reconnu plus tôt ?

  

 

 

 

 

 

 

 

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28 octobre 2020 3 28 /10 /octobre /2020 15:22

(Variations sur l’UTOPIE)

 

  Je marche dans la ville. Je m’étonne de tout. Cette ville est si peu ordinaire, on la dirait sortie d’un conte des Mille et Une Nuits. Mais que je vous dise ma découverte. J’ai marché longtemps, franchissant les croupes blondes des dunes. Parfois je me suis arrêté dans la fraîcheur verte d’une oasis pour m’y désaltérer d’une eau fossile, vieille comme le monde, mais si douce aux lèvres, mais si réconfortante dans le jour qui brûle. J’ai vu des hommes grimpés en haut des arbres qui récoltaient de longues grappes de dattes couleur de miel. J’ai croisé des nomades qui marchaient à côté de leurs chameaux lourdement harnachés. J’ai regardé leur fuite, loin au-delà des yeux, à l’horizon où brille la lumière des mirages. J’ai vu d’antiques roches sur lesquelles nos ancêtres de la préhistoire avaient posé des girafes, des éléphants, des antilopes, des figures humaines finement tracées, dessinées dans une argile rouge. Je suis enfin arrivé sur cette colline de terre fauve d’où je pouvais découvrir ‘La Mystérieuse’, c’est ainsi que la nomment les populations indigènes, non sans avoir, dans la voix, quelque tremblement. D’émotion ? De joie ? De longs murs de terre de teinte solaire entourent la cité. Des créneaux en ornent la partie supérieure. Des trous, parfois des meurtrières sont ménagés dans les parois, si bien que l’on peut apercevoir, ici et là, quelques motifs peints, le tremblement d’une ramure d’arbre, le vol d’oiseaux blancs qui traversent l’air dans la pure grâce de leur être de silence.

   Je viens de franchir la haute porte qui permet d’entrer dans la ville. Elle est encadrée de lourdes colonnes de porphyre sur lesquelles sont gravés des hiéroglyphes. Des personnages vêtus de blanc sillonnent les rues en silence. Comme s’ils voulaient cacher un secret, le tenir à l’abri. Peut-être sont-ils dépositaires d’une mission occulte ? Peut-être ont-ils le goût de la mystification. Je marche dans la ville parmi cette foule de fantômes. Nul ne m’adresse la parole. Peut-être ces quidams ont-ils fait vœu de silence, identiquement à un ordre religieux contemplatif ? Ils glissent le long des rues. Ils disparaissent derrière de lourdes portes peintes en bleu. J’ai parfois l’impression que des yeux me guettent depuis les treillis des moucharabiehs tachés d’ombre. Le scintillement, un rapide instant, d’un iris doré, le point noir d’une pupille. Une rue fermée sur elle-même, de forme ovale, fait le tour intérieur de la Cité. De larges balcons de bois s’ouvrent sur la rue. Des peaux de cuir y sèchent. Des parchemins parcourus de signes flottent, pareils à des drapeaux de prière. Des amphores aux formes pures, des jarres vernissées brillent au soleil. Des linges sont étendus dont je suppute qu’ils sont les vêtements des autochtones. Ils sont d’un blanc étincelant, longs, pourvus de capuches en leur extrémité. Sous les balcons, des niches sont creusées qui abritent des ouvertures occultées par de lourdes tentures. Sur de minces écriteaux, sans doute gravés au calame, des mentions qui ne laissent de m’interroger. J’en déchiffre, petit à petit, les inscriptions :

 

PORTE de l’Alchimie

PoRTe DE LA MAGIE

PORTE DE LA COSMOLOGIE

PORTE DES DERVICHES

PORTE DES MANUSCRITS

Porte de la renaissance

PORTE DE L’ARCHEOLOGIE

PORTE DES LETTRES

Porte de l’antiquité

PORTE DES POETES

Porte des arts

PORTE DES ENLUMINURES

PORTE DES LIVRES

PORTE DES INCUNABLES

 

  

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28 octobre 2020 3 28 /10 /octobre /2020 08:54
Fille à la pipistrelle.

                                                                     Œuvre : André Maynet.

 

   Le regard voulait connaître. Le regard voulait forer. Alors il a aiguisé ses diamants, percuté la Terre et érodé tout ce qui venait, les arbres, les routes, les ponts, les viaducs de fer qui enjambaient les vallées où vivaient les hommes. Le regard voulait savoir jusqu’à l’infime. Il y a tant de mystère assemblé dans le grain de poussière, dans la corne érectile du lucane, dans le nuage qui se plie sous la morsure du vent. C’est si terrible d’être en dehors des choses et de n’en posséder que la brillante pellicule, le simple reflet, la fuyante lunaison et les nervures déjà rongées de finitude. Au début, cela avait été comme cela. Il y avait eu les ruisseaux étincelants, les crêtes mauves des montagnes, le sable jaune du désert, le balancement des palmiers dans le vent, la gorge palpitante de l’iguane, les yeux des femmes pareils à des perles de topaze. Tout cela vous dévisageait avec une belle insolence et il n’y avait vraiment rien à faire contre cette beauté-là. Rien n’était saisissable, sauf l’eau du ruisseau et les mains en ressortaient humides et désolées. Sauf le rire de l’amante et il n’y avait plus sur le mur de la chambre que les stigmates de la passion et les vergetures incisant les aires de ciment. Tout fuyait, tout s’écoulait vers l’aval du temps avec sa faible cantilène et l’espace étrécissait à la mesure de son propre désarroi. Et les hommes erraient le long des villes, au bord des terrains vagues avec les yeux emplis d’une sève blanche comme si leur propre substance intérieure s’était éparpillée parmi les confluences de l’air. Et les femmes aux mains diaphanes embrassaient le vide et leurs pieds en ventouse n’aspiraient que le limon et la vase de l’ennui. En ce temps-là d’irrésolution, c’était un réel problème que d’exister et de faire avancer son destin au milieu de ce monde sans repères.

Le regard voulait connaître. Voici, par exemple, ce que l’on apercevait dans un de ces villages sans nom. Un vieux magasin à la peinture défraîchie portant l’enseigne L’Atelier de l’Ange, ses teintes compassées, d’une autre époque, peut-être celle ou encore être homme, être femme avec de la lumière dans les yeux et des projets d’avenir constituait une vraie ligne de vie, une possible éthique. Les lianes croulaient contre la vitrine semée de poussière et de vieux cadres bringuebalaient sous la poussée d’antiques courants d’air. Il y avait, aussi, un mur lépreux dans lequel se découpait ce qui, autrefois, avait été une pizzéria, un bouquet de fleurs artificielles pendant d’un auvent de tôle, des volets peints en rouge, des canisses tenant lieu de parement, une porte vitrée, des affiches multicolores et les carreaux brisés disaient la perte du sens, l’abandon du four aux pierres arrondies, l’inutilité de la large pelle de bois, la fin de la levée de la pâte qui nourrissait les Visiteurs avec ses olives noires et les lames brunes de ses anchois. C’était si déroutant de voir cette manière de débâcle dont on ne percevait ni l’origine ni la fin. Enfin, dans ce bourg de négociants qui n’était plus qu’une cour des miracles vides de ses miracles, un panneau de carton pendait de guingois derrière le cadre d’une fenêtre à la couleur de mélancolie, avec la photo d’une marmotte et l’inscription, à la main, Fermé pour hibernation. A bientôt. Et le problème, c’est que le bientôt paraissait sans avenir. Comme une bouteille jetée à la mer, dépourvue de message, qu’un passant pousserait du bout du pied afin qu’elle pût connaître d’autres rivages, d’autres aventures dont l’épilogue était celé par avance.

Mais, cependant, tout espoir n’était pas perdu et, si le regard voulait connaître, il lui était encore donné de le faire, ici, au centre de cette tabula rasa, sur le seuil de cette boutique aux cadres ouvragés à l’ancienne, aux vitres emplies de bulles et d’irisations, en haut d’une escalier aux marches descellées (ceci, les yeux ne le voyaient pas vraiment, sauf ceux de l’imaginaire), marches sur lesquelles, dans une posture pour le moins étrange, se tenait une Jeune Figure dont, apparemment, l’âge nubile venait tout juste d’être atteint, dans la posture touchante d’un corps gracile, fluet, semblable à un archet de violon. Ses cheveux bruns, disposés de chaque côté de son visage sans qu’un soin particulier eût présidé à leur disposition (on aurait dit qu’elle sortait de sous la douche), doux visage oblong à l’allure de Colombine, membres aussi fragiles que ceux d’une mante, vêtue d’une mince culotte qui laissait deviner sa troublante féminité, un seul bas voilant sa jambe droite, paire de baskets liées aux pieds, cette Forme donc était si abstraite qu’on l’eût facilement confondue avec le dénuement des pierres alentour comme si elle en avait été la simple émanation. Peut-être l’était-elle ? Ou alors une cariatide qui se serait évadée de son chapiteau de marbre. La première vue autorisait cette fantaisiste supposition. A hauteur de sa poitrine dont on devinait qu’elle devait être aussi discrète que celle de l’androgyne, se situait un ouvrage de forte dimension, pareil à ces imposants incunables que les copistes médiévaux posaient sur leurs lutrins. Dans le bloc des pages de droite était découpé un profond quadrilatère muni, en son fond, d’une grille comme on les trouvait dans les anciennes geôles. Figurait-elle une claustration, une impossible sortie en direction de l’avenir ?

Et, le plus étrange dans cette scène si figée, si hiératique qu’on l’eût facilement prise pour la résurgence d’un théâtre antique sur le proscenium duquel se déroulait une incompréhensible tragédie, surgie des pages mêmes de l’ouvrage, une pipistrelle déployait sa ramure noirâtre, naseaux étroits, oreilles lancéolées, minuscule langue rose entre les sabres des dents blanches. Et ceci constituait un tableau si étonnant, si puissamment esthétique que nul n’aurait songé qu’il s’agissait d’une Figurine de chair et de sang et d’une chauve-souris habitant une caverne avec la kyrielle de ses congénères pendues têtes en bas. Et, devant cette scène quasiment fantastique, l’on eût pu s’interroger le restant de sa vie que ceci n’aurait nullement suffi à résoudre l’énigme. Ici, dans ce village déserté de ses habitants, parfois, les soirs de pleine lune, de caverneuses voix issues des vieux murs racontaient la légende dont elle était le centre. En réalité, la Fille à la pipistrelle n’était plus de ce monde-ci. Elle n’était qu’un reflet d’un outre-monde, un écho imprimant son infime parole dans la marche des jours. Elle revivifiait cet ancien symbole d’un être pourvu de longévité, vivant dans le fond des cavernes, ce passage vers le domaine des Immortels. Immortelle elle-même, son royaume était l’éternité, son lieu l’espace de tous les espaces. Le regard voulait connaître. Il avait enfin connu ce qui, jamais, ne pouvait l’être : l’invisible fuite du temps !

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27 octobre 2020 2 27 /10 /octobre /2020 08:38
Cela se dit depuis le sombre

                                                                          Sculptures

 

                                                                     François Dupuis

 

***

 

 

Cela se dit depuis le sombre

Cela se dit en ombres et lumière

Cela se donne en clair-obscur

Cet éclair de la conscience

Où tout surgit de la Nuit

Où tout s’octroie

Dans la pure joie

D’être au monde

Cela appelle

Et se retire

D’un unique

Mouvement

De l’être

 

*

C’EST

Soudain

Et il n’y a plus rien

A ajouter

A retirer

C’est dans la Présence

Là devant la sphère lisse des yeux

Cela questionne

Et se dissimule

Au creux du secret

Cela fuit en-deçà

De qui nous sommes

Au hasard des rencontres

A la confluence des chemins

 

*

Egarés on l’est un peu

Car on ne sait à QUI on a affaire

La raison de cette Terre levée

En sa plus réelle hauteur

Ce Visage d’ébène

Nuitamment arrivé

Cette Forme de plâtre

Au rictus salutaire

Aux yeux emplis de vide

Au corps torturé

 

*

Faut-il que nous soyons absents

À nous-mêmes

Pour n’y point reconnaître

Notre propre icône

Dans le Temps qui vient

Creuse nos orbites

Évide notre crâne

Ce Temps fossoyeur

Qui nous prive de notre être

Lui destinant pourtant

Cet immédiat avenir

Par lequel il se dit au monde

 

*

Et cette Déesse de bronze

Aux athlétiques rumeurs

Cette Illuminée depuis

Son intérieur

- Mais quelle source votive

Se dissimule donc en elle

Quelle majestueuse rosée

Dont elle fait offrande

A notre corps désirant -

Cette Suppliciée

Que la clarté visite

Que la nuit enrobe

De son mortel silence

Que le jour porte

À son mystérieux projet

Bouquet de cheveux

Que touche la grâce du jour

 

*

Ici tout contre les reflets

Assourdis du tain

Se détachent de divines 

Et miroitantes postures

Plus accoutumées à la discrétion

D’une chambre lunaire

Qu’aux tumultes solaires

 

*

Elles ces idoles matérielles

Qu’ont-elles à nous dire

Qui étancherait notre soif

De connaissance

Rassasierait la pliure mortelle

De notre plaie à l’âme

Nous en sentons la nécessité

Mais ne trouvons nul mot

Pour en célébrer ici

L’infinie constance

 

*

Soudain la lumière s’éteint

La ténèbre envahit tout

De son voile gris

N’émerge que  l’onde

De l’imaginaire

Sa confondante errance

Sa manie spoliatrice

Du Réel

 

*

On avance à tâtons

On suppute ici la passée de l’être

Là le glissement d’un spectre

Ou le brouillard d’un songe

Que sont devenues

Ces petites figurines

Ces modestes apparitions

Parlent-elles hors de nous

Dansent-elles une gigue dionysiaque

Prient-elles un dieu absent

Honorent-elles Apollon

Sa lyre en corne de tortue

Qui vient « dissiper les noirs chagrins »

Ou bien confient-elles leur destin

A Hypnos celui qui endort

Tous les dieux

Zeus et Océan confondus

Se change en oiseau

Sème au firmament des Hommes

Les étoiles du rêve

Les délices du rien

Où tout vogue dans

Une bienheureuse inconscience

Cette antichambre de la Mort

Qui nous tient éveillés au seuil

De notre propre Visage

Ne serions-nous simple épiphanie

Du Néant

En attente d’être

Qui donc pourrait le dire

Hormis les muets

Qui donc

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26 octobre 2020 1 26 /10 /octobre /2020 09:37
Le corps et son double.

"Family portrait".

 

Avec l'esquisse de Douni Hou

« pour conjurer la censure... »

 

 

   Nous visons l’image et, aussitôt, nous sommes saisis d’étonnement. Que veut donc signifier cette manière de dédoublement, de strabisme comme si le réel, soudain affecté de ce  trouble singulier, de ce vertige, cherchait à nous échapper, à se dissimuler ? Et cette image, comment faut-il la lire ? Y voir d’abord le Sujet qui habite le fond, puis, par un effort mental, en extraire ce double qui l’affecte et déporte notre perception au-devant de Celle qui y est en initialement en question ?  Mais qui semble se retirer, s’occulter derrière le voile d’une ligne qui en perturbe le sens, sinon parvient même à le biffer. De cette vision « stéréoscopique » résulte notre désarroi. En réalité nous n’envisageons adéquatement ni la figure première, la création originelle, ni l’élément perturbateur qui vient en compliquer le lexique. Manière de paralexie iconique qui superpose les registres de l’image à seulement les brouiller, à nous poser face à une énigme. Alors nous ne savons plus qui regarder et notre situation devient en tout point comparable à celle de l’Egaré dans un labyrinthe de verre dans lequel il ne voit que sa propre image réverbérée et nullement l’identité qui le fait être ce qu’il est. A simplement dévisager, c'est-à-dire tâcher de connaître l’être de la chose, il y a participation inévitable. Il y a fusion de notre être au sein de cette étrange bipolarité. Devant moi le réel se dédouble, se pare d’une « inquiétante étrangeté » et voici qu’elle me scinde en deux parties, genre de schize indépassable dont il pourrait résulter la simple et pure folie. Suis-je bien moi-même ? Suis-je entièrement inclus dans la nasse de ma peau ou bien suis-je enclin à la déborder, à m’écouler dans le monde sans limite dont je deviendrais une des simples fluences, une des myriades de lignes qui en constituent l’inextricable complexité ? Si tel était le cas, voici que je serais plongé irrémédiablement dans un illisible chaos. Nécessairement, ma propre existence appelle l’ordre, afin que, m’étoilant en cosmos, j’échappe à ce  néant qui m’attire comme le prédateur fascine sa proie. De donner sens à cette représentation résulte mon statut, ma condition ontologique. Regarder la folie, être témoin d’une aberration, prendre acte d’une bizarrerie est toujours s’y confier et en ressentir le fourmillement, la trémulation, comme si le simple fait de voir, devenu rédhibitoire, nous conduisait à une inévitable perte. Ainsi se décline le sentiment de l’altérité qui se constitue en miroir de notre propre présence au monde. Le fou entraîne le fou et le normal n’entraîne rien puisque, aussi bien, aucune définition de la normalité ne viendrait combler l’hiatus existant entre les mots et ce qu’ils sont censé signifier. Il n’y a pas de normal. Il n’y a que de l’approchant, de l’hypothétique, de l’effleurement.

   Mais l’a priori de l’Artiste est-il métaphysique tel que nous l’avons suggéré jusqu’ici ou bien est-il seulement esthétique ? Et, du reste, existe-t-il une ligne de séparation si nette qu’elle placerait d’un côté ce qui est visible, d’un autre côté ce qui ne l’est pas et ne résulterait que de spéculations intellectuelles ? Si la célèbre énonciation de Paul Klee est juste - et nous pensons qu’elle l’est -, « L'art ne reproduit pas le visible, il rend visible », c’est donc qu’il faut supposer, derrière toute œuvre, à côté d’elle, devant elle, dans la profondeur de la vision qu’elle nous propose, tout un champ d’invisibilité qui ne nous est pas immédiatement accessible. Médiatement, seulement. C’est à nous d’être en chemin en direction de cet indicible qui ne se livre qu’aux esprits des « belles personnes » pour user d’un lexique à connotation platonicienne. Car, à considérer le Jeune Modèle qui nous interroge, comment pourrions-nous en réaliser le complet inventaire à l’aune d’un rapide regard ? Si complexe la personne humaine. Si profonde la signification de l’œuvre d’art. Sans prétendre à l’herméneutique, cette science des textes sacrés, toute approche d’une représentation artistique devient objet d’investigation. De l’autre qui nous fait face. De nous qui lui faisons face. Alors il faut tâcher de comprendre au risque de mésinterpréter, se surinterpréter, de différer même de ce que l’Artiste souhaite donner à voir. Ici, c’est de lignes dont il s’agit, ces rapides traits de plume qui dialoguent avec la proposition initiale au point d’en diluer l’intention. Qu’en est-il de ce dédoublement ? S’agit-il d’une aura dont le corps diffuse la subtile auréole à l’entour du corps ? D’un corps éthérique situé hors de l’espace-temps humain, seulement ouvert aux perceptions extra-sensorielles ? D’un corps spirituel tel qu’envisagé dans les Védas, constitué d’éternité, de connaissance et de félicité absolues ? D’une pure vibration fondamentale telle que celle émise par un Être suprême qui ne voudrait dire son nom ? Nous voyons combien la question est plurielle, ourlée d’incertitude. Il nous faut donc nous confier à notre propre subjectivité et y trouver matière à contentement, à défaut d’y découvrir l’espace d’une vérité.

   Il nous faut la rencontre, le partage, la juste médiation. Et comment mieux atteindre ces rivages esthético-émotionnels qu’à l’empreinte même d’un dépassement de soi, d’un déport qui assurera la coïncidence des réalités mises en jeu ? Il faut au Modèle se déporter de sa propre effigie. Il faut au Voyeur différer de lui, s’écarter de sa propre silhouette, se confier à cette manière d’aura que projette son être sur la rencontre, l’affinité, le lieu rassemblant par lequel il accède à soi à la grâce de ce qui le ravit et l’emporte dans cet espace innommable qui est le foyer de tous les ressourcements. Car l’homme a besoin de l’œuvre, tout comme l’œuvre a besoin de l’homme. C’est seulement à l’issue de ce double motif du déplacement du Regardé et du Regardant que quelque chose comme une signification pourra apparaître. Pour le Modèle, il faut aller au-devant de soi, abandonner le massif de son corps et se confier à cette ligne flottante qui, rejoignant l’en-dehors fait signe vers une altérité et assure la nécessaire liaison dont la finalité sera d’assurer un espace dialogique commun. Pour le Voyeur, le chemin est identique qui consistera à s’extraire de soi afin que, de cette sortie, puisse résulter la rencontre avec le Modèle. Deux « lignes flexueuses » s’animant au jour de l’œuvre dans un genre de sémantique heureuse, de coalescence prolixe, au sein d’un foyer saturé de plénitude.

   Mais ici, afin de rendre la thèse de l’union plus apparente, il convient de citer Henri Bergson dans « La pensée et le mouvant », évoquant quelques remarques du philosophe Ravaisson à propos du « Traité de peinture » de Léonard de Vinci. Une page y est mentionnée : « C'est celle où il est dit que l'être vivant se caractérise par la ligne onduleuse ou serpentine, que chaque être a sa manière propre de serpenter, et que l'objet de l'art est de rendre ce serpentement individuel. »

   C’est à une confluence des serpentements que Bergson nous invite, serpentements qui, rapportés à l’image qui nous occupe, deviennent d’une façon évidente la résultante d’un triple parcours flexueux, du Modèle, du Voyeur, de l’Art dont la sublime fonction synthétise l’ensemble des regards et émotions qui, faute de sa médiation, demeureraient enclos dans la geôle étroite de leurs corps. Peut-être n’y a-t-il rien d’autre à comprendre que cette étrange vibration de l’être qui fait constamment ses efflorescences autour des choses ? Espaces symboliques, imaginaires, parfois fantasmatiques grâce auxquels nous nous révélons au monde tout comme ce dernier se confie à nous afin que nous en approchions l’éternel mystère. Peut-être, en réalité, afin d’entrer correctement dans l’œuvre, l’ordre nous était-il intimé de « conjurer la censure » qu’inconsciemment nous imposions à notre être en le cloîtrant dans de trop étroites limites ? Le visage de l’art ne peut être que liberté. Ceci nous le vivons souvent à défaut de le connaître ou de l’exprimer. Bien des phénomènes demeurent invisibles que les œuvres portent au-devant de nos regards éblouis. Savoir regarder est sans doute l’une des vertus dont les Existants doivent se parer afin de sortir de l’ombre. Regarder est une ivresse !

  

 

 

 

  

 

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26 octobre 2020 1 26 /10 /octobre /2020 09:32
Esthétique de l’absence.

                                                      Edward Hopper.

                                                      Chambre d’hôtel.

                                                          Source : Wikipédia.

 

 

 

 

   Absence au monde.

 

   Elle, l’Absente, comment l’aborder autrement qu’en la retirant du monde, ce monde qui semble si lointain, abstrait, dénué de sens ? Car comment attribuer sens à la communauté des choses sensibles si elle ne se donne nullement à voir, ne se prête aucunement à être entendue, se retire de toute possibilité d’être saisie ? Ici se laisse percevoir une telle solitude qu’elle reconduit à des lieues tout ce qui n’est pas elle, tout ce qui, en une certaine manière, ne se conforme pas à son essence qui est celle d’un absolu. L’exil est si prégnant, si densément figuré qu’il pourrait se décliner sous les espèces d’une matière molle, inconsistante, sur laquelle jamais on n’a de prise : glu, mélasse, poix, enfin toute substance dont l’équivalent psychologique, l’état d’âme tutoient les escarpements aporétiques par lesquels on devient soi-même pure illusion existentielle. En être le fugitif Voyeur (nous ne regardons jamais longuement la perte d’un être), nous reconduit déjà à une inclination mélancolique dont nous aurons du mal à nous exonérer et qui fera son trajet à bas bruit dans la complexité de nos pas hasardeux alors même que nous croirons en avoir oublié le lancinant motif.

 

   Quelques clignotements.

 

   Certes, du monde extérieur nous recevons bien encore quelques informations, nous recueillons quelques clignotements qui sont de pures présences virtuelles, des effleurements métaphoriques. D’abord la lumière, blanche, crue, genre de flux irrépressible dont on pourrait penser qu’elle n’est douée que de maléfiques intentions, éblouir, contraindre à demeure, faire plonger dans une cruelle cécité. D’autres signaux sont apparents, lesquels sont si abstraits qu’ils se manifestent dans le genre de choses dénuées d’un langage clair, privées d’une sémantique qui en donnerait une clé compréhensive humainement envisagée. Ainsi le bleu impénétrable du mur est pareil à un ciel aveugle où même les oiseaux se perdraient dans l’absence de repères. Ainsi le vert cru du fauteuil qui ne fait signe qu’en direction de lui-même, non d’une végétation accueillante, d’une frondaison abritante, d’une prairie qu’un troupeau pourrait habiter de sa bucolique présence. Ainsi le jaune soutenu, hautement solaire, lequel n’est nullement la teinte ordinaire du ciel, mais plutôt d’un éther foudroyé par la violence de Tournesols van-goghiens en quête d’une impossible profération. Ainsi cette couleur rougeâtre et brune des meubles qui ne seraient identiques qu’à des terres hallucinées ou saisies de démence.

 

   De sinistres feulements.

 

   Ici, la palette est si ardente, sans concession à quelque esthétique que ce soit, sans partage d’une possible joie, sans ouverture onirique qu’elle nous apparaît comme une simple éviction de tout ce qui serait extérieur à sa cruelle présence. Nul repos mais une polémique verticale des tons, nulle halte qui favoriserait la méditation mais des valeurs qui bousculent et harcèlent, nul silence mais de sinistres feulements qui disent le danger et consignent à demeure. On est là, clouée dans la clarté du jour, hébétée de toute cette puissance que l’on redoute et fuit, de toute cette clameur dont on ne peut qu’être la victime expiatoire comme si, de toute éternité, l’on devait demeurer dans son enceinte de peau et racheter un crime dont on aurait oublié jusqu’à la moindre trace. Condamnée à cette retraite forcée, à ce cloître en soi avec la certitude de n’en pouvoir jamais échapper.

 

   Absente aux choses.

 

   Absente aux objets pour la simple raison que lesdits objets sont absents à leur propre présence, différés qu’ils apparaissent de leur habituel usage, décalés de leur quotidienneté. Toujours les choses se donnent à nous dans une manière de pure évidence, raison pour laquelle nous ne nous interrogeons guère à leur sujet. En effet, questionnerions-nous la chaise de paille ou bien la crédence qui habitent notre séjour dans une discrète familiarité ? Certes non puisqu’ils partagent notre vie avec l’air naturel qui sied à l’ordinaire, au purement donné matériel qui s’efface à même son existence.

   Le lit, ce confident du sommeil, ce médiateur des rêves, voici qu’il devient ce siège horizontal sur lequel la Lectrice s’est posée afin de meubler le temps, peut-être tromper une attente. Le fauteuil de velours vert ne se dispose nullement à accueillir un visiteur - sa fonction habituelle -, mais sert de reposoir à un effet vestimentaire ou à un linge de couleur. Les deux autres meubles dont on peut supputer que l’un est un piano, l’autre une commode, ne nous disent leur être qu’avec la parcimonie des objets partiellement dissimulés à la vue. Les bagages sont fermés et ne se laissent interpréter nullement comme vecteurs de voyage car ils demeurent scellés sur un secret qui demeure illisible. Le bustier de couleur orangée se donne dans l’étrangeté, l’équivoque et l’on ne peut éviter de se questionner sur cette fantaisie vestimentaire qui vêt le haut du corps alors que le bas demeure visible, étonnante dialectique d’une réserve qui jouerait avec une touche d’impudeur, d’auto-exhibition de soi dans le mystère de cette chambre anonyme. Le livre, ce luxueux présent qui ouvre quantité d’horizons, le voici dépourvu des caractères imprimés qui en constituent la singularité, se trouvant ramené à l’apparence d’une chose contingente parmi tant d’autres.

   Afin de ne pas s’égarer dans une densité matérielle qui les annule, les objets ont toujours besoin d’être investis d’une qualité que seul le regard humain peut leur conférer. Ainsi telle méridienne qui invite au repos. Ainsi telle bibliothèque dans le clair-obscur de laquelle luisent les maroquins parcourus des milliers de signes de la beauté. Dévoyés de leur usage propre ils finissent par abandonner leur fonction insigne, ils chutent dans une absence qui les prive de toute signification particulière, ils deviennent de simples distractions de l’espace, genres de cariatides usées qui se fondent dans les pierres de l’entablement qu’elles sont censées soutenir.

 

   Absence à soi.

 

   Tout Sujet est d’abord affirmation de soi. Tout y concourt dès l’instant où les signes du corps, les délibérations de l’esprit portent haut la destinée de la figure humaine. Or, ici, l’Esseulée semble disparaître dans l’image qui devrait la révéler aux yeux du monde. L’attitude générale est celle d’un dénuement, d’un accablement, d’une lassitude qui courbent l’anatomie vers l’avant dans ce qui se laisse voir à la façon d’une résignation. Le visage, qu’éteint la coiffe cuivrée, se dissimule dans une ombre à la si faible lisibilité que rien ne s’y imprime de l’épiphanie humaine. Ni le lustre du front, ni l’éclair des yeux, pas plus que l’arc des lèvres dont nous attendons toujours qu’il dévoile, au travers d’une riche volupté, la magnificence du langage. Tout est atone qui signe la biffure de l’empreinte anthropologique. Et ce corps voûté qui se livre tel la défaite consécutive à quelque combat, telle la pliure de l’âme en sa cruelle incarnation. Les bras incurvés accentuent cette impression d’abandon. Seul l’éclair des cuisses et des avant-bras rehausse cet aspect de lourde passivité, alors que les jambes se perdent dans l’ombre portée du lit.

 

   Absents à nous-mêmes.

 

   Alors, Voyeurs désemparés, l’on ne peut que se perdre en hasardeuses conjectures. Qui vont de l’immobilité du Sujet tétanisé par quelque angoisse dévastatrice à la poursuite d’une complainte intérieure teintée d’un mortel ennui en passant par toute la gamme des tons des sentiments humains, depuis la glace de la totale indifférence jusqu’aux feux mal éteints d’une passion exclusive. Regardant ce dérangeant spectacle avec la nécessaire stupeur qui lui est associée, il s’en faudrait de peu que nous ne devenions absents à nous-mêmes en raison d’un simple phénomène de sympathie ou de participation. C’est toujours ainsi, la tristesse des autres nous désespère et nous met en position d’être désorientés. Cependant nous n’avons de cesse de nous accrocher au moindre écueil qui flotte à la surface en tant qu’objet salvateur. Pour cette raison nous nous appliquons à regarder l’image selon d’autres perspectives, tâchant d’y découvrir de nouvelles raisons d’espérer, une lumière qui surgirait comme l’espoir de l’heure prochaine, une couleur qui irradierait à partir d’un symbole solaire, des caractères en noir et blanc qui inscriraient sur le parchemin de la vie les signes d’une possible joie.

   Il est toujours temps de fermer les yeux, de reprendre le spectacle à son compte, d’animer les objets d’intentions familières, de conférer au Sujet cette plénitude d’être sans laquelle les choses se voilent et ne montrent qu’un énigmatique visage de plâtre pareil aux masques des antiques tragédies grecques. Il est toujours temps !

 

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24 octobre 2020 6 24 /10 /octobre /2020 08:00
L’être-scindé de la présence

                                                                          Instantané

                                                                          Papier A3

                                                                       Barbara Kroll

 

 

***

 

 

 

L’être-scindé de la présence

 

C’était là ton destin

La voie à toi seule offerte

Le pli du jour selon lequel

Tu serais au monde

Le ton fondamental

Qui imprimerait sur ton front

Les stigmates de l’exister

A ceci tu ne pouvais échapper

Pas plus que le nuage

Ne saurait s’exonérer du ciel

Ta pente déclive en quelque sorte

L’ornière qui guiderait tes pas

L’abîme au bout

Qui inévitablement

T’y attendrait

Avec le souffle ardent

Du Néant

 

*

 

Ceci qui ne pouvait être nommé

 

Le Néant

L’Être

La Nuit

L’Angoisse

 

Voici que cela te parlait

Avec la voix puissante

Des intimes convictions

 

Ceci était en toi gravé au feu

 

Néant avec ses longs couloirs vides

Avec ses portes qui battaient au vent

Avec ses portiques haut levés

Au sommet de nulle montagne

 

Ceci était en toi gravé au feu

 

Être avec l’épuisement de l’invisible

Avec ses cordes de cristal

Qui vibraient au diapason du Rien

Avec ses hautes tours ses beffrois ses barbacanes

Ses douves immenses perdues dans l’indicible brume

 

Ceci était en toi gravé au feu

 

Nuit avec ses cohortes d’ombres blanches

Avec l’œil pléthorique de la Lune qui saignait

Avec la lancinante musique des sphères

Avec les draps livides du rêve qui s’effilochaient

Au souffle empierré de la mémoire

 

Ceci était en toi gravé au feu

 

Angoisse avec ses bourgeons tubéreux

Avec ses marais glauques

Avec ses mangroves plantées de racines noires

Avec l’ensemencement dru de ses étiques palétuviers

 

 

 

Ceci qui ne pouvait être nommé

 

Etait le haut lieu de ta destination

L’incunable aux images perdues

Aux signes effacés

Le palimpseste méticuleux

Où se superposaient

Les échardes aiguës du souvenir

Les tessons des envies insatisfaites

Les angles contrariés des désirs

Les ombres mêlées des amours apatrides

Les aveux d’échecs aux dents muriatiques

 

*

 

 

L’être-scindé de la présence

 

Oui Être Scindé Présence

Car jamais ton être n’arrivait

Au lieu de son effectuation

Car ta présence à toi aux choses au monde

Etait marquée du sceau de la perte

Tout glissait tout fuyait tout s’écoulait

Par le trou d’une bonde

Avec son sifflement de vortex

Avec ses remous délétères

Avec ses sinistres confins

Qui disaient le haut poème

De la Finitude

Cette consolation in-humaine

Puisque survenant hors la conscience

 

*

 

Ceci qui pouvait être nommé

 

Le glaive translucide de ton corps

On aurait cru la lame du silex

La poussière de charbon de tes cheveux

La fenêtre de ton visage

On y voyait des reflets d’Infini

La faucille d’opale de ton cou

Quelle grâce fragile

Des doigts vengeurs

Y eussent apposé l’image de la Mort

En une unique pression

Bruit de cartilages rompus

Pareils à la chute des osselets

Sur un sol de ciment

Un avant-goût de la biffure terminale

Cet ossuaire en croix

Qui est l’empreinte définitive

De la condition existentielle

 

Ceci qui pouvait être nommé

 

L’attache ambiguë de tes épaules

Un rien les eût ôtées

De ta Babel de papier

Et le monticule de ta poitrine

Et la blessure étroite des aréoles

D’à peine sémaphores

Pour des yeux étrangers

D’étranges combustions

Nul ne s’y fût brûlé

Le feu était éteint

Et tes bras en équerre

Cette tenue à la limite de l’insecte

Une mante peut-être

Dans l’instant de la dévoration

Ou bien de l’auto-manducation

Autophagie au gré de laquelle

Tu semblais boulotter

Les maigres provendes

Qui t’avaient été allouées

Et l’absence de ton ombilic

Cette racine ce rhizome

Qui remontent à ton origine

Mais où encore les choses indécidées

Te laissaient libres de toi-même

Et les sarments de tes doigts

Cette Veuve Noire arc-boutée

Sur l’infernal lieu de plaisir

Ce rougeoiement

L’étouffes-tu ou bien le supplies-tu

De te porter à cette ignition

Qui dévore ton ventre

Ecartèle ton sexe

Te met en demeure d’exister

Dangereusement

Partout où il y a sexe

Il y a danger

De combustion

De prolifération

D’extinction

 

*

 

Sexe est lieu du Néant

Sexe est oubli de l’Être

Sexe est ouverture de la Nuit

Sexe est vrille de l’Angoisse

 

*

 

C’est ceci que nous dit

La vergeture cinglante de ton corps

La venue de la venaison

Où le profit des chairs

Appellera le gibet

Où la confusion des membres

Convoquera la potence

Car ici tout est démence

Etre-scindé de la présence

Voussure de la Raison

Pliure de l’âme

En sa dernière oraison

 

*

 

O Être de la Présence

Nous te voulons plein

Hors d’atteinte

Du Néant

De la Nuit

De l’Angoisse

Dans la juste demeure

Du jour

Nous te voulons

Afin qu’en toi

Quelque chose

De vrai se lève

Le Vide est si grand

Avec ses blanches allées

Longues

Vides

Longues

Vides

 

*

 

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