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23 octobre 2020 5 23 /10 /octobre /2020 08:03
Boire à la source du Néant.

                                                      Comédie et tragédie.

                                                      Œuvre : Dongni Hou.

 

 

 

 

   Quelque chose va naître.

 

   Il y a comme une sourde rumeur qui tend l’espace, lacère le temps. On ne sait trop la nature de ce qui, encore, se dissimule et bientôt dira la quadrature de son être. Noir dense. Poix du Néant qui bouillonne dans les limbes. Mouvements de lave incandescente, halètements de geysers avant l’explosion de bulles et de lumière, frottement des plaques tectoniques avec leur stridulation apocalyptique. Quelque chose va naître. Quelque chose va se montrer. Et alors le cycle sera irréversible de la vie en ses brillances, en ses catalepsies funestes, en ses soubresauts polyphoniques. La Parturiente est sur son lit de douleurs. Ecartelée dans la pliure vive du jour. Forceps qui tirent du Néant une boule informe, tachée de sang, enduite d’un plâtras jaune pareil à un soleil éteint, à la Lune gibbeuse en ses soirs de tristesse. Est-ce le hurlement hystérique du Loup que l’on entend ? On bouche le pavillon de ses oreilles, on y introduit la cire compacte de ses doigts. Mais rien à faire. Le battement du son est trop fort qui strie les tympans de sa vrille mortifère. CRI - CRI -, doublement proféré. CRI pareil à la marée d’équinoxe et l’on demeure tétanisé, enfermé dans la sombre meurtrissure de son corps. Cri de la Parturiente en sa délivrance. Délivrance de quoi ? De la vie qui s’agite en elle depuis la fécondation, la semence existentielle qui n’en finira plus de faire ses remous. Un jour blanc. Un jour noir. Un autre gris, transparent à lui-même. Perte du temps dans le vortex du doute. Cri du Livré-au-monde à l’insu de soi. D’autres voix mêlées, bavardes, confuses. Certaines haut perchées. Certaines comme des pleurs. Certaines inaudibles avec des cascades de silence.

 

Le cercle de famille applaudit à grands cris. Applaudit : Joie ? Cris : de joie, de douleur ?

 

   De douleur les cris, car nul cri ne serait heureux. Cri comme expulsion violente des sons. Cri comme passion de l’âme qui s’exonère brutalement de sa geôle de chair. CRI comme celui du Mort-Vivant de Munch avec les mains en battoir le long du visage dévasté pareil à la stupeur des catacombes, avec des trombes de feu, des rivières d’effroi, une passerelle chancelante et, au loin, une humanité en perdition. Cri qui se percute soi-même et s’abolit dans la toile du Néant dont il provenait.

 

   La toile en son énigme.

 

   La toile est un cri. Certes silencieux, inapparent, badigeonné de teintes douces pareilles à une terre de Sienne. Rien ne profère, à première vue. Et pourtant le drame est là, sous-jacent, que les Voyeurs ne perçoivent nullement tant ils espèrent que l’art les sauvera du monde, leur ôtera la grande peur immémoriale, les portera dans la sublimité d’une extase. Cependant l’on ne peut demeurer dans une approche passive de cette création, sauf à vouloir s’écarter du motif qui l’anime en sa profondeur. Il en est des toiles comme des fleurs, rien ne sert de demeurer sur le bord de la corolle. Toujours le nectar est à chercher qui fait sa tache claire dans l’approximation du jour.

 

   Une lecture des objets symboliques.

 

   Jamais nous ne saisirons mieux l’intention de l’Artiste qu’à explorer les symboles qu’elle y a semés au hasard, tels des objets supposés contingents, mais chargés d’une évidente signification. Explorant le site graphique, il sera nécessaire de conserver, à l’arrière-plan, le titre : Comédie et tragédie. C’est lui qui est l’opérateur de la peinture, qui en focalise les potentialités, installe rapports et tensions à la manière dont les mots animent le syntagme dont ils sont les fragments.

 

   Le dos.

 

  Toujours nous sommes décontenancés d’apercevoir le revers de la figure humaine. D’un seul coup nous sommes privés de la richesse épiphanique du visage. Nous perdons la transparence du regard, sa liaison avec l’âme. Nous sommes exclus du langage que les lèvres pourraient y dessiner dans l’orbe d’une parole annonciatrice de beauté. Nous y perdons la douce laitance de la poitrine par laquelle se dit la forme du nourrissage originel. Nous n’y pouvons apercevoir la douce dépression de l’ombilic, le secret de sa germination, son rapport avec ce qui, dedans, tient sa rumeur de fontaine. A n’observer que la face lisse du dos nous sommes dessaisis du jeu subtil des métaphores. Se fondent dans l’illisible les lacs sombres des yeux, les puits des pupilles, s’évanouit la plaine des joues, se dissimule l’arc subtil des lèvres et Cupidon qui en bande l’invisible corde. Disparaît la colline du menton, s’effacent les mimiques qui disent tantôt la figure de la joie, tantôt celle de la douleur. Brusque passage de la comédie à la tragédie.

 

   Les masques.

 

   Masque hilare de la comédie, masque douloureux de la tragédie. Leurs formes semblent si opposées, irréductibles à une même réalité. Et pourtant ils remplissent la même fonction. Ôter à la vue, dissimuler à la conscience ce qui ne peut qu’être insoutenable, les excès de la passion qui se métamorphosent en sombre mélancolie ou bien exultent sous les traits outrecuidants de la folie. Pas plus l’une que l’autre ne sont humainement supportables. Pour la simple raison qu’elles sont le reflet d’une existence portée hors de ses significations habituelles. Toute mélancolie est mortifère. Toute divagation est « inquiétante étrangeté ». Le cheminement humain s’exonère toujours difficilement d’un juste équilibre dont le nom le plus courant qui lui est attribué est celui de « Raison ». Masques présents seulement à dissimuler la souffrance de la dimension anthropologique. Car, comment montrer l’exubérance sans sombrer dans le ridicule ? Comment montrer le profond dénuement sans faillir à sa tâche d’homme et livrer le visage de l’autre en sa haute démesure ? Comment montrer la perdition, la corruption des chairs sans sombrer dans le plus affligeant des pathos ?

 

   A savoir Néant absolu.

 

   Jamais on ne peut montrer la Mort en ce qu’elle est, à savoir Néant absolu. Uniquement une manière de comédie plaquée sur une tragédie. Le masque mortuaire de Blaise Pascal en est la juste mise en scène. Visage de plâtre lissé d’une douce clarté qui voudrait dire le retrait dans une sorte de plénitude, la persistance du génie au-delà de la vie, la lumière de l’intellect, la fluorescence de l’âme comme si ce principe éternel était une réalité indépassable et que l’auteur des Pensées continuait à proférer depuis l’invisible les paroles d’une sagesse immémoriale. Masque à la dureté du marbre en raison de sa forte symbolique, de sa présence. On dirait que la chair absente livre le passage à la force de l’esprit. Puissance du masque qui dit l’être en effaçant le paraître, en biffant l’orgueil des apparences, en ne laissant qu’une auréole de l’exister, peut-être la plus fondée à dire quelque chose de celui qui fut, qui maintenant n’a plus de dérobade, de fuite possible, seulement cet air d’éternité, de Néant projeté dans la matière, d’Absolu faisant sa vibration à même l’efflorescence d’une vision hallucinée. Oui, hallucinée. Car ni le Néant, ni toute chose indicible, ineffable ne sauraient recevoir d’autres prédicats que ceux d’une éternelle absence. Plus de lieu. Plus d’espace. Sauf celui du Rien.

 

   Vie-comédie.

 

   Comédie. Tragédie. Les sentiments qui s’y dessinent en creux, félicité, affliction ne sont nullement symbolisables. Pas plus que ne l’est un travers humain. L’avarice en soi ne saurait se montrer. L’avare seulement. Donc Harpagon. Donc un type. Soit un modèle, une image, une empreinte. Autrement dit un masque. Voir le terme catalan « mascara » (tache noire, salissure), ce qui sert à cacher, à dévier le regard de ceci qui doit toujours s’occulter. En dernière analyse la Mort qui joue sa partition avec la Vie. Vie-Comédie faisant son pas de deux funeste avec la Mort-Tragédie. Epousailles d’Eros et de Thanatos. Gigue sans fin de Thalie « la Joyeuse, la Florissante », la déesse de la Comédie avec son double existentiel, Melpomène la Muse du Chant, de l’Harmonie musicale, la Grande Prêtresse de la Tragédie associée au remuant Dionysos.

 

   Pareille à un métronome fou.

 

   Vie pareille à un métronome fou. Un instant du côté du rire, un instant du côté des larmes. Vie qui a toujours raison. Qui part de la mort du Néant, franchit d’un seul bond l’abîme de l’existence. Puis se retire à nouveau dans le Néant. Pulsation diastolique-systolique. Coups de gond d’un cardia sans foi ni loi. Balancement identique au clignotement du nycthémère : Grande Parade Thanato-érogène avec, au milieu, l’homme-Ravaillac, l’homme-Ecartelé qui se débat dans la complexité du labyrinthe, dans la touffeur de la forêt pluviale. Parfois l’éclaircie du sourire. Parfois la violence d’un ouragan et ses chutes d’eau lacrymale. Parfois la Mort et la tête soudain moissonnée sourit avec la démesure pathétique du masque mortuaire, avec son énigmatique présence, sa face muette qui ressemblent tellement au dos de Celle-qui-occupe-la-toile avec tant de douloureux mystère.

 

   La tresse.

 

   D’elle il nous faut parler bien qu’elle ne semble nullement nous interroger. Être là simplement dans sa belle chute verticale. Certes, elle n’est que cela, dévalement. Mais dévalement qui signifie. Tresse rectrice de sens. Elle partage la plaine lisse du dos. Elle joue le rôle allégorique du fléau de la Justice : vérité-équité au milieu. Ni dans un excès, ni dans un autre. Equidistance par rapport au registre du comique, mais aussi du tragique. Tragique ; comique, deux figures aux antipodes qui signent la présence irréfragable du Destin. Destin grec de la Moïra qui, selon sa propre loi, établit pour chacun son lot existentiel : bien et mal, fortune et infortune, bonheur et malheur et, en dernière instance, Vie et Mort. C’est ceci que nous dit symboliquement cette tresse qui se tient à mi-distance de ce qui se donne à comprendre comme les deux polarités extrêmes de notre rhétorique terrienne. Les anciens Grecs (encore eux, jamais on n’en peut faire l’économie), pratiquaient la divination en observant des boucles de cheveux.

 

   Or nous voulons nommer.

 

   Ici se trace la ligne de partage qui pourrait bien figurer la juste mesure de la vie, son équilibre, son intelligente distance par rapport à l’ombre, à la lumière. Une existence qui, en somme, serait idéale. En puissance plutôt qu’en acte. Donc une pure virtualité. Tout destin est soumis en permanence à l’aimantation alternée des deux pôles du comique et du tragique. Jamais de position stable qui ferait du fléau de la balance le Juge de paix d’une destinée sans accrocs, lisse, unie, sur qui les choses n’auraient nullement prise. Mais alors, on l’aura compris, ceci se situerait en dehors du sillage de l’homme, peut-être dans les clartés scintillantes d’une utopie, dans les péripéties d’une légende, dans les rêveries d’une tête romantique. Autrement dit ces belles illusions s’abreuveraient sans doute à la source même du Néant. Leur réalité ne serait qu’en-deçà ou au-delà du divertissement et du pathétique. C'est-à-dire ne jouerait qu’à titre de masque, cet autre visage du Néant qui ne saurait dire son nom. Or nous voulons nommer car nommer est paraître !

 

 

 

 

 

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22 octobre 2020 4 22 /10 /octobre /2020 08:00
La leçon d’anatomie.

                                                                Œuvre : André Maynet

 

   Cela faisait si peu de temps que je l’avais trouvée sur mon chemin et je ne la connaissais guère plus qu’on peut connaître la nature de l’air au-dessus d’un lac cerné de brumes. Mais se saisit-on jamais d’une personne sauf à apercevoir sa silhouette le temps d’une brève parution ? Nous habitions un duplex dans l’île Saint Louis. Je vivais à l’étage, elle au rez-de-chaussée. Etrange idée, me direz-vous, que de choisir deux espaces de vie séparés alors que la rencontre vient tout juste d’avoir lieu. Oui, d’avoir lieu. Pas de meilleure expression pour faire signe en direction du territoire des humains, de la ligne de césure qui, toujours, partage les êtres selon leurs propres inclinations, leurs destins pourrait-on dire. Oui, destin car quelque chose comme une redoutable mécanique remonte constamment ses rouages, fait sonner ses cliquetis, enclencher ses barillets dont nous ne sommes, tout au plus, que les piètres exécutants, pauvres marionnettes ne percevant même pas les fils qui actionnent nos bras et nos jambes. Donc deux êtres, donc deux lieus, comme si tout essai de naviguer de conserve paraissait simplement inconcevable.

Le choix de nos domaines de vie respectifs ne résultait pas d’une simple fantaisie mais correspondait à une symbolique aussi précise que rationnelle. Pourvu d’un tempérament idéaliste faisant la part belle à des sornettes du type de la précellence de l’esprit par rapport au corps, de la beauté de toute entreprise d’intellection à condition qu’elle s’ornât d’une exigence suffisante, assailli en permanence de questions métaphysiques du genre l’essence précède-t-elle l’existence ? ou bien son contraire faisant la part belle à l’événementiel au détriment des nébuleuses idées, je flottais entre l’écume de l’âme et les inaccessibles voiles d’un hypothétique empyrée. Charnelle, quant à elle, avait choisi - force du destin, sans doute -, une ligne de flottaison moins élevée, s’en remettant volontiers à son propre corps comme origine et fin de toutes choses. Avant d’être pensée ou bien langage, elle était un visage, des bras, un sexe, des jambes lui permettant de se déplacer et de monter, de temps en temps, dans ma garçonnière afin qu’Eros pût trouver son point d’orgue, lequel, la plupart du temps, n’était qu’un point de chute dans la réalité la plus verticale qui fût. Post coitum omne animal triste. Certes, en définitive, son pragmatisme avait souvent raison de mes théories, surtout à l’heure de préparer les repas ou de partir faire les courses. Mais on ne se refait pas si facilement, le voudrait-on de toute la force de son âme, aussi bien de son corps. Donc, vous l’aurez compris, chacun campait sur ses positions, moi à l’adret, en quelque sorte dans le Siècle des Lumières, elle à l’ubac sur le versant d’une modernité qui, depuis longtemps déjà, avait fait son deuil d’une dualité corps/esprit, ne gardant de ce binôme que le premier terme, l’exposant au hasard des plages, le musclant dans des salles idoines, le lissant d’huiles essentielles et l’exposant à la douce vapeur des hammams. Je n’avais rien contre les beaux corps, lesquels selon la dialectique ascendante platonicienne devaient s’élever en direction des belles choses afin de connaître le souverain Bien. Simplement je ne voulais pas en faire l’alpha et l’oméga d’une compréhension de l’homme. De la femme identiquement.

Et voici qu’un jour - je ne la surveillais pas cependant -, je l’aperçois devant un miroir, seulement vêtue d’un bonnet de bain couleur lie de vin qui rappelait le double trait carmin de ses lèvres, tenant en sa main droite une grenouille d’un beau vert pistache alors qu’épinglée sur le mur en face se tenait une planche d’anatomie comportant des squelettes et des têtes telles qu’on les trouvait autrefois dans les amphithéâtres des facultés des sciences. Regard fixe, comme perdu dans des « pensées » que je supputais être de chair et de sang, elle paraissait étrangement présente à elle-même, comme si elle venait de trouver la résolution d’un problème depuis longtemps posé, eurêka étant la seule formule qui correspondît, sans doute, à la révélation. Je la savais adepte des principes d’Archimède, surtout celui de la poussée, dont, quant à elle, elle faisait bon usage dans son concept physique de la nature des choses. Par exemple pousser la plaisanterie jusqu’en ses derniers retranchements, ne la rebutait nullement. Donc je demeure en retrait et me livre à la méditation, laquelle me suit un peu à la manière d’un double. C’est d’abord le gentil batracien qui m’interroge et me replonge dans les premières expériences de physiologie inculquées en un temps lointain par mon professeur de sciences naturelles, appellation de l’époque concernant les sciences de la terre et de la vie. Je me souviens, avec une réelle irritation épidermique, sinon mentale, de la goutte d’acide versée sur la patte de l’habitante des marais, laquelle mettait en pratique le schéma de l’arc réflexe : réaction immédiate de la zone périphérique où se situait le stimulus sans que les zones corticales centrales en fussent informées. Certes la démonstration était convaincante, nous étions bien des êtres incarnés !

Et à peine l’image de la grenouille finit-elle de se dissiper que s’y superpose La leçon d’anatomie du Docteur Tulp, célèbre tableau de Rembrandt qui me renvoie, sur-le-champ, aux salles de dissection de la faculté, où, étudiant, je m’exerçais à inventorier les différentes pièces du corps, le cœur par-ci, le foie par-là et il n’était pas rare qu’une oreille du dépouillé, à moins qu’il ne s’agît de parties moins nobles, ne finissent dans une des poches des potaches dont cette sublime attention constituait un des passe-temps favoris. Voici pour les souvenirs mais il convient maintenant que je comprenne quelque chose aux obsessions physiques, matérielles de Charnelle. Il me revient en mémoire que La Leçon d’anatomie surgissait dans l’Histoire au moment exact où les dogmes catholiques s’effondraient sous la poussée des thèses rationalistes, des sciences expérimentales et d’une véritable passion de l’expérimentation. La dissection devenait une discipline à part entière et, à défaut de découvrir le principe premier, l’essence de toute chose sous le scalpel, dans la glande pinéale du bon René Descartes, on en déduisait la seule et indubitable existence du corps en tant que mécanique régie par les lois de la physique. Le monde de la connaissance et des savants, à défaut de faire porter leur quête sur une âme qui faisait faux bond, s’ingéniait à déposer le mouvement là où, depuis toujours, il était visible, dans celui des planètes mis en évidence par Galilée, mais aussi, mais surtout, dans ce corps doué d’une intarissable mobilité dont l’une des principales était de commettre la génération sans que le moindre doute, fût-il cartésien, pût être émis à ce sujet.

Alors, enhardi par je ne sais quelle curiosité, me voici en train d’explorer ce monde si mystérieux du corps de l’Aimée, cette forteresse inaliénable, cette densité dont je veux sonder tous les recoins afin d’en connaître les secrets. Telle une porte, sa bouche s’était ouverte, par laquelle je m’étais introduit dans la Cité Interdite. Il me fallait en avoir le cœur net. Y avait-il, quelque part, un fragment de pensée, une éclisse d’esprit, un flocon d’âme ? A peine franchi l’isthme de la gorge et j’étais dans un édifice si étonnant que même ma lecture adolescente de La Chute de la maison Usher d’Edgar Poe ne m’avait donné de tels frissons, pas plus que mes voyages assidus dans les contrées imaginaires des maîtres du fantastique. A partir du plancher de la bouche partait tout un dédale de ruelles étroites, des corniches en encorbellement longeaient le vide, des ponts étaient suspendus au-dessus de ravins, certains s’arrêtant soudainement interrompus comme si leur architecte avait laissé son œuvre en cours. Des arches de briques le long desquelles coulaient des nappes de sang écarlates. Des rivières de lymphe qui cascadaient joyeusement, chutant soudain, dans des gorges sans fin. Suspendue aux énormes solives du plafond, la voix faisait ses éboulis de grotte, ses bruits de cataracte, ses concrétions aux sons cristallins que, parfois, venait amplifier la soufflerie des poumons pareille aux vents des forges anciennes. Oui, c’était bien cela, il n’y avait que de la matière, des cliquetis de dents, des grincements de mâchoires pareils aux allées et venues d’une scie sur l’écorce d’un tronc, il y avait des milliers de galeries, des kyrielles de tuyauteries avec leur symphonie d’éviers, des portiques par où s’engouffraient les meutes de salive et les sucs de la digestion. Mais nulle trace de pensée qui se fût détachée de l’ensemble. Simplement une conflagration d’atomes, une soupe de quarks et d’électrons. Des battements, des oscillations, des tenons s’emboîtant dans des mortaises, des chevilles assemblant entre elles les pièces d’un monumental Lego. A intervalles réguliers, comme dans la cale d’un bateau qui aurait tangué, se laissait percevoir comme une houle - Charnelle avait dû se lever et sans doute marchait-elle dans la pièce, peut-être grimpait-elle les marches qui conduisaient à ma soupente -, aussi je percevais les battements de son cœur pareils à de vigoureux coups de masse, son déhanchement, le cliquetis de ses articulations avec ses sons de bielles et de cardans. J’étais bien en définitive, là au creux de la grande structure, balloté comme le fœtus dans l’océan amniotique de son hôtesse. Alors j’ai résolu d’y rester. J’ai cherché un grand moment parmi les couloirs et les volées d’escaliers, le rythme des balustres et les toboggans où courait la sève de la vie, minces ruisselets, cascades qui disaient le bonheur du simple, l’immédiateté du saisissable, le toujours à portée de la main, la concrétude dont enduire son propre corps afin que, trouvant enfin sa vérité, en même temps que le lieu de son repos, cette massive évidence de la chair, cette heureuse prolifération des vaisseaux, ces boucles et ses dentelles de nerfs, ses tapis de douce aponévroses, vinssent apporter à ma quête la réponse que j’appelais de mes vœux. Donc, après une longue investigation, j’ai élu domicile dans une conque faite à ma mesure, si semblable à un nid que je n’avais même plus besoin d’en chercher le symbole, de demander à Bachelard de m’en conter les rites anciens, les valeurs ontologiques, la qualité de ressourcement pour qui cherche l’espace de son être, les échafaudages phénoménologiques. Là, au fond de la bâtisse de chair, lové parmi les tissus gorgés d’oxygène et de chaudes humeurs, je n’avais plus besoin ni de l’Intelligible de Platon, ni des Formes plotiniennes, pas plus que de la réassurance de la Sphère parménidienne et les élucubrations des Néo-platoniciens de Perse, leur Voyage à l’Île verte en mer blanche, leurs promesses de félicité à simplement regarder l’émeraude, toutes les cosmologies, toutes les lumières, fussent-elles originelles, le monde imaginal et ses perspectives de plénitude, tout ceci ne m’atteignait pas plus que le nuage n’attristait le ciel de son invisible présence.

Voilà, j’ai trouvé, en même temps que le lieu de mon enracinement, la certitude de ne plus quitter Charnelle puisque j’en fais partie intégrante tout le temps qu’il lui sera accordé de vivre et d’expérimenter son univers si sensible qu’il n’est que mouvement, vibration, rythme à l’infini. Lecteurs, lectrices, si, par aventure, vous passez du côté de Charnelle, dites-lui donc qu’elle peut retirer son bonnet, cette seconde peau, libérer la gentille grenouille, j’ai bien retenu la leçon de l’arc réflexe, le flux des électrons qui tient lieu de pensée. Et puis, demandez-lui donc de se vêtir, il commence à faire froid, ici, dans la forteresse de chair. Il commence seulement, mais tout de même …

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21 octobre 2020 3 21 /10 /octobre /2020 08:35
Des ‘Petits Boisés’ aux ‘Petits Encrés’

Encre de Chine

Marc Bourlier

 

 

***

 

   Il a suffi d’une inversion de l’espace-temps, dénommée ‘Covid’, pour que les ‘Petits Boisés’, petites silhouettes de bois flotté, deviennent ‘Petits Encrés’, traces d’encre de Chine sur le blanc de la feuille. Modification de l’espace qui se referme sur la dimension étroite de l’atelier ou bien d’une pièce devenue lieu anonyme en temps de propagation virale. Allongement du temps qui s’étire à l’infini pour la simple raison qu’il n’a plus nul repère et se vit à la manière d’une éternité. Heureuse, malheureuse ? C’est à chacun d’en décider. Pour Marc Bourlier c’est un peu le temps d’un retour aux sources, retrouver le dessin qui semble le hanter depuis toujours. Alors qu’en est-il de ce passage de la sculpture au dessin ? S’agit-il, essentiellement, du simple changement d’une forme ? Ou bien existe-t-il des motifs sous-jacents plus profonds qui traversent ce retour à l’encre, à la plume, au trait posé sur le vierge de la page ?

   Ce que l’on peut souligner avec bonheur c’est qu’il existe une évidente continuité dans l’œuvre. ‘Les Encrés’ prolongent le lexique des ‘Boisés’, tout en lui imprimant une forme minimaliste puisque l’encre ne dispose que du plan, de trois valeurs, noir, blanc, gris, alors que la sculpture se déploie selon trois dimensions et fait appel à une palette plus étendue de couleurs qui, parfois cependant, frise le monochrome, tant le bois flotté porte en lui les traces de sa propre usure, de sa naturelle simplicité. C’est égal, le bois rayonne davantage, apporte une douce chaleur, se donne comme la réplique, en un certain sens, de la chair humaine. Carnation des ‘Boisés’ jouant en écho avec celle qui détermine nos corps. Il y a là la mesure d’une familiarité, le passage de plain-pied d’une réalité à une autre. L’œuvrée se donnant à l’existentielle et ceci en mode de réciprocité. Comme si chaque vécu, de la chose, de l’homme, participaient d’un même souci de dire un peu de l’incommunicable qui, le plus souvent, dépossède la scène anthropologique de ses potentialités. Peut-être une simple figurine de bois est-elle à même d’évoquer bien plus que nous ne saurions dire. Ceci est la juste mesure de l’art. Une parole est accordée à des choses (la nature morte, la scène d’intérieur), à la Nature tout court (les paysages), à la dimension humaine (le nu, le portrait), afin que des sensations se levant, une découverte soit faite qui demeurait en retrait, qu’une connaissance soit acquise qui ne bourgeonnait pas encore, qu’une passion éclate que des chairs dolentes retenaient en leur sein. C’est ceci le travail d’éclosion de toute œuvre si elle est vraie : ouvrir notre regard, interroger nos consciences, aiguiser la lame de notre jugement.

Des ‘Petits Boisés’ aux ‘Petits Encrés’

   Ceci veut-il signifier que nous retrouvions davantage notre essence d’homme dans le bois plutôt que dans l’encre ? Sans doute est-ce possible car nos projections sur le monde sont formelles en première instance, ontologiques en un second temps. Il est de la nature interne de toute représentation de faire en sorte qu’il y va toujours de notre être en sa présence au réel. La sensibilité du Voyeur des œuvres peut indifféremment se porter en direction de la sculpture ou du dessin. Sans doute s’agit-il d’une question d’affinités. Cependant il est aisé de comprendre une possible identification plus immédiate à la sculpture au motif que cette dernière surgit dans l’espace, y dépose son empreinte en volume, nous appelle en tant que forme tendanciellement homologue.

   Le dessin, lui, en sa planéité, en sa linéarité sans épaisseur, crée une distance, fait se lever une manière d’abstraction que la concrétude du bois, elle, effaçait du simple fait de son coefficient de présence. Si le bois est palpable, ne serait-ce qu’intuitivement ou intellectuellement, le papier est toujours en fuite de soi comme s’il voulait se fondre dans un étrange anonymat, annulant en quelque sorte les formes qu’il a accueillies dans sa trame, dans sa réalité affirmée en mode de silence. La blancheur de la feuille la reconduit, au moins symboliquement, dans un espace d’indétermination, une parenté avec le rien, une similitude avec le néant. La confrontation des deux œuvres ci-dessus joue certainement en faveur des ‘Boisés’ pour la simple question d’une dimension ludique qui, en sa signification la plus évidente, nous fait signe vers le ‘principe de plaisir’, alors que l’ascétisme du dessin nous orienterait bien plutôt en direction du ‘principe de réalité’. Or, le plus souvent, il est dans ‘l’intérêt’ de l’homme de privilégier celui-là au détriment de celui-ci. Une question d’opportunisme, si l’on veut, et de satisfaction prochaine. Tout est de cette façon qui privilégie le sans-distance, le désir aussitôt comblé.

   Mais, après ces considérations théoriques, appliquons-nous à lire adéquatement le dessin. Certes ces ‘Encrés’ se donnent à voir avec une dimension plus inquiète que leurs frères de bois. Les trous noirs de leurs yeux, de leurs bouches, paraissent rejoindre une nuit intérieure où dorment sans doute des archétypes très anciens se confondant avec l’ombre, se dissimulant dans la fermeture d’un secret. Une angoisse primitive qui remonte au jour le long de la gorge d’un puits. Cette impression d’angoisse diffuse est cependant atténuée par le caractère bonhomme de leur visage, par une évidente disposition à rejoindre la communauté des hommes. Si, en filigrane, se laisse deviner une certaine empreinte du tragique (n’oublions pas que ces dessins ont été réalisés pendant la période du confinement), elle est adoucie, précisément, par une gentillesse vacante, par la dimension d’accueil qui émane de leur naturelle ingénuité, de leur candeur spontanée.

   Alors, ne nous interpellent-ils pas à notre tâche d’homme en ce siècle troublé par le surgissement, à tout bout de champ, de l’inhumain, de l’intolérance, de la barbarie parfois ? Ne poussent-ils un cri silencieux qu’il nous faut nous efforcer d’entendre ? L’Artiste créant dans la confidence de sa pièce, retiré des hommes et du vertige du monde, n’en est pas moins une conscience qui vit au rythme de la société, en ressent les apories au sein même de sa chair, les traduisant au moyen de sa gouge, de sa plume. Peu importe l’outil, peu importe le médium, c’est le témoignage qui est à comprendre, ce sont les formes qui sont à interpréter. Une forme n’est forme qu’à être douée de sens, sinon elle n’est que du divers ne s’enlevant nullement du divers qui l’entoure et la banalise, la réduit à l’étroitesse, à l’aveuglement de la facticité.

   

   De quelques lignes qui traversent ‘Les Encrés’

 

   Ces personnages levés me font inévitablement penser aux énigmatiques Moaïs de l’Île de Pâques qui interrogent le ciel vide de leurs yeux vides. Mais ces stèles métaphysiques qui toisent  les espaces infinis, le temps en sa dimension insaisissable, l’univers en son abyssal vertige, ces formes donc traversent nombre de mes écrits à la manière d’une obsession existentielle. Ces ‘Encrés’ se donnent encore sous le visage du paradoxe : beauté et gravité de vivre en même temps. Malgré leur grégarité, ou peut-être à cause d’elle qui met les ressentis en perspective, ils sont seuls au milieu des autres, assumant leur condition au terme d’un inévitable éloignement. Chacun, sur Terre, vit séparé. Le sentiment d’appartenance n’est qu’une illusion ou bien le non renoncement à vouloir se différencier de la crypte primitive que constituait, à l’origine, la conque amniotique, le refuge aquatique maternel, l’océan d’incroyable douceur. Personne, jamais, ne fait le deuil de cette félicité-là. On l’oublie. On en nie l’existence et la survivance pour des raisons de simple pudeur ou bien d’orgueil car l’on se veut entièrement réalisé, cette utopie !

    Mais alors que voudraient donc dire ces étranges formes en abyme, sinon le retour du Soi dans la graine germinative, sinon la puissance totalement poétique et cosmique de la projection ombilicale au sein même de sa propre parution ? Jeu infini de poupées gigognes voulant se posséder du sein même de leur intériorité, percer et mettre à jour le mystère d’être. Tels les saumons, nous ne faisons jamais que remonter à la source, au lieu du frai, au lieu de la ponte, de l’œuf qui nous portait, dont nous étions la promesse d’avenir. Mais il n’y a nul futur qui s’enlève de soi. Tout temps se conjugue d’abord au passé, transite vers le présent, se dirige vers son possible. Il n’y a de césure du temps que dans nos imaginations d’hommes pressés, consuméristes, aliénés par la matérialité et la possession.

   Le temps est un flux continu au sein duquel nous ne pouvons qu’inclure notre temps intime, ce temps minuscule en abyme du Temps Majuscule, autrement dit de l’éternité. Grain de sable dans l’éternité nous voulons exciper de notre condition, connaître l’ivresse, entrevoir l’absolu. Mais c’est bien l’Art qui peut nous y conduire, au moins dans sa banlieue, là où parviennent les lumières étincelantes de ce que, toujours, nous recherchons, la complétude de notre être fini, c'est-à-dire les possibilités mêmes de notre infinitude. Sans doute n’y a-t-il guère d’autre vérité pour les hommes de raison et de juste espérance !

   Oui, ce dessin, assurément, est porteur de tout ceci. L’Artiste, aussi bien que l’œuvre sont une  quête éternelle de la reconnaissance de l’homme envers soi, envers son être propre et, corrélativement, envers l’être-autre, l’être-monde. Ne serait-il constitué de cette substance, alors il ne serait que chose parmi les choses et ne pourrait revendiquer une appartenance à la sphère de l’art. L’œuvre foisonnante de Marc Bourlier s’inscrit, à l’évidence, dans le propos humaniste puisque sa figure de proue est l’épiphanie humaine en son étonnante pluralité. On ne poursuit pas une œuvre de si longe haleine à traquer la trace des Existants sans porter en soi l’empreinte nécessaire de l’inquiétude humaine. Plus que jamais, en ces temps troublés que hante encore la terrible vision de la Shoah, dont certaines barbaries modernes se font le redoutable écho, il s’agit de regarder ce que nous dit notre visage reflété par le tain du miroir. Une lumière doit se lever afin que s’écartent les ombres. D’art nous avons infiniment besoin. De ‘Petits Boisés’, de ‘Petits Encrés’. Nous voulons nous inscrire dans leur sillage de beauté. Rien de plus précieux que ceci ! Si nous les ignorions ils s’effaceraient. S’ils nous ignoraient, nous nous effacerions.

 

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20 octobre 2020 2 20 /10 /octobre /2020 08:17
 Silence nu de la présence

                                                  Photographie : Alain Beauvois

 

***

 

" Comme une vague au pied du Cap..."

 

S'échouer

Comme une vague au pied d'un cap

Caresser les blanches falaises

Respirer

Et prendre un peu de hauteur...

 

CAP BLANC NEZ

un soir de décembre dernier

Où étais-tu ?

Que faisais-je là - bas ?

 

A.B.

 

***

 

Il faut partir du

MONDE

De son entièreté

De sa plénitude

Mais n’y demeurer jamais

Là est le plus grand danger

De se fourvoyer

Dans les abysses communs

D’une représentation mondaine

À savoir une manière

De non-sens

D’aporie

Le MONDE

Il faut l’A-MONDER

Réduire sa Mondanéité

À son plus petit

Dénominateur commun

N’en garder que l’invisible trace

Ainsi

MONDE

Supprimer  M

Le Multiple le Mouvant

Supprimer  E

Tel l’Evénement

Supprimer D

Telle la Distraction

Supprimer N

Telle la Nomination

Conserver O

Cercle parfait

Figure de l’Infini

Figure de l’Absolu

Viser sa forme de bouche

Arrondie par l’étonnement

Le philosophique

Qui enjoint au silence

N’autorise que la nue parole

Du Néant

Conserver O

Abandonner tout prédicat

Toute figure

Toute forme

Se disposer à la Présence

Seule

La Présence

 

***

 

  

   Silence - Il n’y a rien que le rien. Pas encore de souffle, pas encore de vent, pas encore de vol blanc de la mouette traversant le large du ciel. On est là soi-même telle la virgule suspendue au-dessus de la page blanche. Dans le clair de la chair on sent une onde qui fait sa reptation lointaine, son glissement d’écume tout au fond d’un étrange continent. Des glaces à l’horizon, des étoffes de brumes, des geysers de silence. Et surtout des empilements de blanc, des congères de mots éteints, des moraines de signes indistincts. C’est si étrange ce flottement, c’est pareil à un cosmos cherchant sa loi, dérivant au plein mystère des constellations non encore parvenues à leur être. Cela cherche. Cela tutoie le vide. Cela enjambe l’abîme. Des hommes seraient-ils présents quelque part dissimulés dans leur germe originel ? Si assourdissant le silence qui gonfle l’abdomen, vrille le plexus, pousse vers l’avant la graine sidérée de l’ombilic.

   Peut-être, au-delà de soi, juste devant le globe des yeux le peuple assidu des modestes du sable, des habitués du vent, des errants des espaces illimités. Un crabe aux pinces repliées dans le noir de son trou, une patelle suçant son rocher, des vers forant la vase de leur museau triangulaire. Peut-être. Et les Hommes, les « Frères humains » où-sont-ils, eux par qui le sens vient aux choses, l’amitié aux vivants, la fraternité aux désolés sur Terre ? Où le lieu de leur habitation ? Si belle la solitude ! Mais si pesante la destinée ne croisant plus aucun chemin porteur de traces ! Là, sur le plateau de sable livré à sa totale incomplétude (toujours lui manquera le soleil, la mer, le scintillement des étoiles, le flux souverain, le reflux en sa fuite), l’Unique se trouve affligé en sa citadelle. Nul écho n’y parvient. Nul message qui dirait, quelque part, tout en haut d’un sommet, sur le lit du fleuve, dans la clairière forestière la Présence à nulle autre pareille. Alors cela s’agite dans le bocal de la tête, cela fait ses remous, ses battements, ses coups de gong dans l’ornière de la conscience.

   Nu - « Nu », « dénuement », « nudité », tout conflue ici pour dire la façon dont l’être de l’homme est foncièrement affecté en son sein par le phénomène de la présence. Et, corollairement par celui de l’absence qui en constitue moins son envers que son double, son écho. Nul désir sans manque. Nulle joie sans peine. Nulle félicité sans l’ombre portée de la tristesse. Mais il faut en venir au réel maintenant, à sa concrétude, à son inévitable coefficient de présence. Non de vérité, ceci est trop fluctuant selon les êtres, les lieux, les temps, les cultures.

   L’eau est grise qui court sur la dalle de sable, parfois plus claire, teinte d’argile, tantôt plus sombre selon les reflets du ciel, versatile, pareille à une humeur contrariée. C’est nous qui décidons de cet état de supposée mélancolie. C’est nous qui jetons un sort sur les choses qui se présentent à nous en toute simplicité, en toute innocence. Et pourtant, pourrions-nous  nous abstraire de notre activité de projection intellective, nous dispenser d’attribuer aux diverses altérités rencontrées tel ou tel caractère qui, en dernière analyse, est bien plutôt une esquisse de notre complexion en cet instant de notre regard plutôt que d’ineffables stigmates tracés à la face de qui ou quoi vient à l’encontre. Dard de la subjectivité forant toujours la peau dense du réel, voulant y trouver, en fait, la décision irréfutable de son empreinte. Qu’est cette eau pour nous ? Qu’est cette falaise, sinon la toile de fond sur laquelle nous apposons, continûment, le sceau de notre conscience ? Cessons un instant de viser l’objet et il n’est plus à l’horizon de notre esprit qu’une simple fumée dans le brouillard du monde.

   Que deviendrions-nous sans cette insigne possibilité (liberté ?) de saupoudrer les prédicats, d’attribuer des sens multiples aux événements, grands et petits qui constituent nécessairement les coulisses de la scène que nous arpentons quotidiennement ? L’écume est là avec ses plis blancs, ses gonflements de bulles, ses irisations, ses bondissements et ses retraits. Nous n’en sommes nullement inquiets, pas plus que comptables. Seulement spectateurs et ceci est déjà de l’ordre du pur prodige. Noire est la falaise allongée sur le socle de la Terre, sorte d’animal diluvien aux aguets, de mystère venu du plus loin de notre fuligineux imaginaire. Est-elle si réelle que nous le prétendons ? N’est-elle pas là simplement pour se montrer en tant qu’accusé de réception de nos songes, de nos obscures pensées ? Il est si dérangeant parfois de faire surgir, au milieu d’une plaque de basalte ou de granit, en leur innocence, la poix sourde de nos songes les plus ténébreux. Est-ce, déjà, la dague de la finitude qui s’emparerait de nous et nous contraindrait à tout voir en tant que symboles immanents, lourdement existentiels, tragiquement ontologiques ? Pourtant cette avancée de rochers s’apaise vite, le blanc virginal, le blanc silencieux, le blanc lustral du bas du ciel est là qui s’avance, apaise, oint de son baume la noirceur métaphysique. Blanc l’horizon, lumineux, métaphore d’un destin qui, soudain s’éclaire. La chape de nuages gris-bleus est sans doute menaçante mais la composition en son ensemble rayonne d’harmonie, de beauté discrètement affirmée, ici dans la lumière des vagues, là dans le gonflement du ciel, là encore dans la densité chromatique qui agit à la manière d’une parole ouverte, fécondante, bourgeonnante.

   Présence - On est là embusqué dans sa casemate humaine, on respire à peine, on se retient de penser, on veut l’immédiate sagesse, l’immémoriale présence dont les mystérieux orbes viennent à nous depuis la nuit des temps. Soudain, l’espace est assemblé tout autour de soi, il serre mais dans la douceur, il questionne mais dans le secret, il se dilate mais demeure disponible, à portée des yeux, il plane loin mais dans la proximité. Etonnante turgescence de ce qui est là, tout contre soi, alors que l’infini semblait la seule mesure possible. En réalité présence de soi incluse dans la présence de l’autre, le rocher, la falaise, le nuage, l’eau glissant sur la plaine de sable. Présence. Quelle présence ? De l’homme qui regarde le paysage ? Du paysage observé par l’homme ? La présence ne se dévoile avec suffisamment d’acuité qu’au terme d’une confluence du silence et de la nudité. Il faut donc mettre à nu le paysage (se mettre à nu également), se disposer à recueillir les signes partout visibles qui nous disent l’empreinte sans partage du réel.

   C’est alors comme un tressaillement, une survenue au plein de l’âme, dans ses plis et replis qui ne sont que les feuillets de l’exister patiemment collectés, archivés dans la mémoire des cellules, dans l’eau matricielle qui court en soi, fait ses généreux ruissellements, ses rebonds joyeux (souvent oublions-nous de les interroger), ses cascades de gouttes. Oui, Présence est toujours présence à soi, présence au monde, en une même esquisse, un même élan, un identique  saut qui déporte et unit en même temps. C’est pour cette unique raison d’un pliement-dépliement simultanés que le phénomène demeure imperceptible, seulement visible au regard des attentifs, sans doute des inquiets, des chercheurs de trésors. Le trésor en-soi-au-dehors-de-soi comme si le tout du monde devait nécessairement confluer dans la dimension de l’expérience immédiate.

   Présence est la distance sans distance, la parole sans mots, la lumière de l’ombre, l’ouverture-fermeture de l’être à son luxe le plus inouï, être-ici-là-encore-plus-loin dans la seconde infinitésimale. Présence est temps étendu-condensé. Présence est extase permanente de la trinité passé-présent-avenir dont la chute est cet ici et maintenant qui fait brûler l’éclat de son phosphore dans les tubes glacés de nos os, dans les extrémités digitales pareilles à des feux de Bengale, dans l’irisation insondable de nos sexes, dans l’écartèlement-assemblé de nos pensées. Présence est présence, ce que nous dit cette formule tautologique afin de ne demeurer en reste d’elle-même. Ainsi, le plus souvent, se concluent de brillants traités de philosophie, lesquels ayant épuisé les possibilités de la logique, les diapasons de l’argumentation, les éblouissements de l’intuition consentent à mourir sur le bord du rivage. De l’Unique. Seulement ceci à connaître, la fusion du multiple (falaise, eau, nuage, sable) en sa pointe extrême, ce dard de la conscience (soi) qui attise les choses, les transfigure, les métamorphose. Ainsi est la Pierre Philosophale qui meurt au plomb afin de devenir or. Trajet de l’immanent au transcendant, du transcendant à l’immanent. Au centre brûle le foyer incandescent de toute Vérité. Là est notre lieu.

 

  

 

 

 

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19 octobre 2020 1 19 /10 /octobre /2020 08:36
Fils de la Vierge

                                                                 Photographie : JP Blanc-Seing

***

 

   En ces moments de fin d’été où, déjà, perce l’automne, combien la texture des jours devient limpide, c’est à peine si les sens en retiennent le fin mouvement, le passage ineffable. Serait-ce la nostalgie qui viendrait à pas de velours avant que nous ne sombrions dans l’hivernal cocon ? Ou bien alors y aurait-il, dans toute vision, l’empreinte crépusculaire qui atténuerait les choses, les portant dans une sorte de refuge coloré qui serait leur horizon le plus propre ? Tout rentre dans l’ordre et s’assagit dès que l’astre au plus haut du ciel décline d’instant en instant, pour ne devenir qu’une note claire et blanche si peu assurée de son être. C’est un peu comme si la nuit gagnait le jour, étendait partout son royaume, à tel point que nous ne connaîtrions, désormais, que l’ombre, sa densité de suie, ses illisibles ornières.

   Sais-tu l’attrait, en mon jeune âge, qu’exerçait sur moi cette fabuleuse saison ? Je passais de longues heures à longer le flanc des collines où l’herbe rase prenait la teinte du couchant, à observer le boqueteau virant à la rouille, à fixer l’eau de la rivière que garnissait le tapis de feuilles pareil à une riche étole, à un linceul joyeux qui aurait apprivoisé l’onde, peut-être même eût-elle été fascinée ? C’est heureux cette symphonie qui incline à l’unité, ces coups de cymbales qui s’atténuent, ces cuivres dont la tonalité s’inquiète de douceur et de juste mesure. Tout est étale et l’on croirait à un repos du temps devenu éternel, presque inaccessible, éloigné dans une brume si vaporeuse qu’on la penserait d’un hypothétique au-delà des choses. Que devient la tâche d’exister sinon une évidence qui flotte devant les yeux, sans peine, sans fatigue nécessaire. Il suffit d’étendre les mains devant soi et la récolte d’une joie est immédiatement assurée.

   Une activité d’autrefois, qui me prenait totalement, m’hypnotisait parfois, la contemplation d’une peinture. Je me souviens de ces « Toits rouges. Coin de village. Effet d’hiver » de Camille Pissarro. Plus qu’une toile, plus qu’une œuvre, cette belle image se donnait à ma jeune conscience tel l’être enfin saisissable d’un automne auquel je vouais une sorte de culte intérieur,  intime. J’en parcourais le lumineux portrait : ce ciel indéfini qui flottait haut, qui oscillait de Maya à Givré, en passant par cette teinte plus soutenue, Sarcelle au nom si évocateur, l’oiseau délicat y était présent dans son cocon de plumes à seulement évoquer son nom. Puis la palette polychrome des terres labourées, ce vivant damier marqueté d’Amarante, de Brun soutenu. Le village paisible avec ses toits de Sanguine, de Vermillon contrastant avec le Blanc ocre ou pur des façades. Les arbres enfin, dépouillés de leurs feuilles, pareils à d’immobiles torches qui auraient voulu griffer l’espace, y graver leur empreinte. Je le concède, cette représentation de fin de saison était aussi proche de l’hiver mais la persistance d’une belle lumière, sa diffusion précieuse sur l’ensemble du paysage tirait tout, encore, vers le déclin de l’été, plutôt qu’il n’appelait gel et frimas. Le croiras-tu, jeune inconscient, pensant que peindre avec un modèle était chose facile, mes « Toits rouges » en étaient restés à cette vision confuse qui n’était impressionniste que par défaut. Aujourd’hui, mes pinceaux sagement rangés dans un tiroir observent une longue abstinence. Sans doute est-ce mieux ainsi. En cet instant de mon écriture je sais que l’art est tout sauf imitation !

   Mais il faut en venir à ces fils de la Vierge qui sont la voix menue au gré de laquelle s’annonce, le plus souvent, l’aube automnale. Parfois l’air est frais, tendu de givre et la vue ne porte guère plus loin que cette maison proche, que cet arbre dont la frondaison laisse s’égoutter un imperceptible brouillard. Il est si réjouissant, attendant que le soleil ne vienne dissiper un reste de nuit, de se poster face à l’une de ces toiles d’araignées tendues entre les tiges des graminées et d’observer seulement le temps qui cristallise. Chaque seconde qui passe est comme un léger coup de diapason qui résonne dans l’air cristallin. C’est ténu. C’est sous la ligne de flottaison des préoccupations mondaines, c’est simple comme un sourire d’enfant, c’est pourquoi c’est si exquis. Cela se déploie sans effort, cela s’irise tel l’arc-en-ciel arqué d’un horizon à l’autre. Cela grésille, jamais une note plus haute que l’autre. Cela fait, dans la tête, sa gerbe de modeste lumière. On est là, au centre de la toile, seulement occupé de coïncider avec cette subtile harmonie. On ne se pose même plus la question de savoir comment ceci, cette dentelle arachnéenne est possible, de quel tissage elle est le nom, en vertu de quoi elle s’étend dans l’espace libre, figure d’une gratuité sans pareil, toile pour la toile, art pour l’art. C’est cette manière de réassurance de soi qui est réassurance du monde qui nous touche, nous le Regardeur d’inconcevable, le Voyeur d’infini, le Chercheur d’absolu.

   Combien les choses simples sont prolixes lorsqu’une vision adéquate sait s’y appliquer avec attention et, si possible, avec ferveur. Alors ce n’est plus la Toile qui apparaît, plus les Fils qui se dévoilent, c’est la BEAUTE en sa plus efficiente monstration. C’est le menu, l’impalpable, les liens invisibles qui se tressent entre les « hommes de bonne volonté », c’est l’amitié lorsqu’elle scintille de Montaigne à La Boétie, c’est la lumière spirituelle qui effleure les toiles de Puvis de Chavannes, c’est l’éclat solaire des Tournesols de Van Gogh, ce sont les clartés de la Raison, c’est la magnificence des corps de la statuaire grecque à l’âge classique.

   C’est tout cela que nous donnent les fils de la Vierge en leur dénuement, en leur épiphanie qui pourrait être celle du Sacré lui-même puisque la Vierge en personne y est évoquée, ce genre de Mère Universelle renforcée par son mystérieux coefficient d’invisibilité, celle dont nous tous pourrions être les fils symboliques : les Fils de la Vierge. Heureuse conjonction des homophonies : tissage végétal rejoignant le tissage humain. Fils et fils de la Vierge en une unité assemblés.

 

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18 octobre 2020 7 18 /10 /octobre /2020 08:29
Ce qui précède la nuit.

                                                                      Le silence

                                                Photographie : Livia Alessandrini.

 

 

***

 

Ce qui précède la nuit.

 

Chaud a été le jour

Dans sa tunique

D’été finissant.

Eté de la Saint Martin

 Disaient les uns.

Eté de Vireux

Disaient les autres

Eté Indien

Disaient quelques uns

Eté des Sauvages

Disaient encore d’autres

 

***

 

Et tous disaient

La même chose

Qui était l’allure du Temps

Le Vrai, le Temps qui passe

Non le temps qu’il fait

Car si nous sommes

Troublés

Par ce dernier

Nous sommes

Inquiétés

Par le premier

Et les poètes chantaient

Cette double Fête

Du temps qu’il fait

Du Temps qui passe

Celle des feuilles jaunes

Des feux au coin de l’âtre

Des lueurs de l’amour

Dans le rien des chaumières

 

***

 

Avec Jean Ferrat l’on chantait

 

« Quand le ciel était incertain

Nous faisions feu de quatre planches

L’amour demeurait bleu pervenche

À l’été de la Saint-Martin ».

 

Et les poètes chantaient

Cette double Fête

Du temps qu’il fait

Du Temps qui passe

De celui des Favorites

Du jardin semé d’étoiles

De l’effeuillement du jour

De la saison tardive

 

***

 

Avec Georges Brassens l’on chantait

 

« Viens encor', viens ma favorite

Descendons ensemble au jardin

Viens effeuiller la marguerite

De l’été de la Saint Martin ».

 

***

 

Ce qui précède la nuit.

 

Chaud a été le jour

Dans sa tunique

D’été finissant

On a couru les chemins

En manches de chemise

On voyait les dessous

Des Filles

Un pur bonheur

À vous chavirer l’âme

On voyait luire

Les pampres de la vigne

Leur constellation

Rouge et or

On voyait le bonheur

Suspendu

A chaque goutte

De sueur

 

***

 

Ce qui précède la nuit.

 

Chaud a été le jour

Dans sa tunique

D’été finissant

On est rentré au logis

Fourbu et le cœur

En

Exil

Il demeurait accroché

A telle belle feuille

A telle Belle

Dans sa robe pourpre

A telle Belle

Au corsage fleuri

Il demeurait

Et le Temps passait

Et l’on passait le Temps

A lisser dans les demeures

Ses moustaches à la Proust

A feuilleter les arcanes

De l’heure

Et le Temps passait

Et on l’accrochait à la faucille

De l’âme

Et l’on tissait le Temps

Une maille à l’endroit

Une maille à l’envers

Souhaitant que jamais cela

Ne finisse

Car le temps qu’il faisait

Nous tracassait

Le temps qui passait

Nous éreintait

 

***

 

Ce qui précède la nuit.

 

Chaud a été le jour

Dans sa tunique

D’été finissant

Dans les chambres

Où souffle le frais

Les pores exsudent

Leur trop plein

Les peaux stridulent

Dans l’ombre

Les sexes

Se cherchent

Se cachent

S’exaspèrent

Peut-être n’auront-ils

Le Temps

D’un été de la Saint Martin

D’un été de Vireux

D’un Eté Indien

D’un Eté des Sauvages

 

***

 

Ce qui précède la nuit.

 

Rouge est le ciel

Eclairée la lucarne

Noirs les toits

Blanc le silence

Tout en haut

La montagne

Regarde passer

Le temps

Qu’il fait

Le Temps

Qui passe

Celui des feuilles jaunes

Des feux au coin de l’âtre

Des lueurs de l’amour

Dans le rien des chaumières

 

***

 

Ce qui précède la nuit.

 

Jamais ne bruit

Jamais ne dit mot

Jamais ne s’insurge

Ce qui précède

Est seulement

Un sentiment

La palme

D’un ennui

Le reflet

D’un vide

Le luxe

D’un soupir

Le temps

Qu’il fait

Le Temps

Qui passe

Lequel nous parle

De nous

Lequel

De la Belle

Que jamais nous ne saisirons

Hormis dans le rêve

Oui dans le rêve

Mouchons la flamme

Il est temps

De dormir

Oui

De

 

D

O

R

M

I

R

 

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17 octobre 2020 6 17 /10 /octobre /2020 09:10
Etre en Poésie

‘La Colombe poignardée

Et le Jet d’eau’

Guillaume Apollinaire

 

***

« Se taire

 

Et tenter d’entendre

Ce que travaille

La patience de l’air,

Dans cet espace ténu

Qui sépare les mots

De la parole »

 

‘Refuges’

Nathalie Bardou

 

*

 

‘Tenter d’entendre’, Oui Tenter d’abord, Entendre ensuite.

‘Tenter’ veut dire porter sa volonté là où cela parle vraiment.

‘Entendre’ veut dire éprouver à l’intérieur de soi,

en son plus intime, l’accompli, l’essentiel,

la Beauté en son ineffable faveur.

  

   Au tout début, à l’origine, dans le bleu à peine paru de l’aube humaine, cela chante et se déploie depuis la conque invisible et plurielle des mots. Alors, les mots sont libres. Libres d’eux-mêmes, signifiant ceci et cela dans la pure émergence du jour. Libres des hommes qui les prononcent à la manière d’événements premiers, une subtile floraison dédiée au plaisir de dire, de dire en sa plus belle donation, l’ouverture au Ciel et à la Terre, la fenaison du sens, l’arcature disponible par où les hommes se connaissent et connaissent le monde. Au début, dans l’à peine distinction des choses, le Déluge est si près encore, les mots brillent telles de somptueuses gemmes. Élégance de la noire obsidienne, délicatesse de la turquoise, luxe argileux de l’œil-de-tigre, braise douce de la cornaline, marbrure polychrome du jaspe. C’est une fête, le dépliement d’une joie, la possession céleste de ce qui, jamais, ne peut être possédé. C’est une claire luminescence qui habite les palais des hommes, dilate leurs joues, lisse le massif de leurs langues des plus subtiles caresses qui soient. Mots-nuages. Mots-écume. Mots-corolles. Ils se lèvent d’eux-mêmes, rencontrent le peuple des Existants, oignent leurs têtes d’un baume, d’un chrême dont ils sentent les effluves comme venant du plus long mystère.

  

   Cela glisse en eux, cela ondule, cela fait ses confluences pareilles au cours du ruisseau parmi les cheveux souples des herbes. Cela se recueille en soi. Cela va droit à l’ombilic des hommes, cela leur dit leur belle généalogie, leur provenance, cela leur dit le Père-Cosmos, la Mère-multiplement-Étoilée, cela les vêt de la lactescence des voies ouraniennes, là où les Sphères du Monde produisent leur musique originelle, là où surgit depuis la nuit profonde des espaces infinis cette Parole en attente d’elle, en attente de consciences qui en prennent acte, la fécondent, assurent sa gloire, c'est-à-dire sa permanence, sa possibilité de non épuisement. Depuis le lointain des choses, cela dit la merveille, cela dit l’arceau de lumière de l’arc-en-ciel, la pluie d’étoiles, le tracé scintillant des météorites. Cela dit le tout du monde et encore plein de mystères qui se décèlent dans la magnificence d’un juste clair-obscur.

  

   Mots et Parole, au début, c’est une seule et même unité, le jaillissement de l’éclair, la survenue d’un feu qui déchire les ténèbres. Oui, c’est cela le prodige des mots, planter leurs coutres dans l’ombre, en écarter les parois de suie, offrir aux Consciences ce que, depuis toujours elles attendent, le don d’une vision absolue, le pouvoir de faire reculer la peur, la puissance de transcender l’infiniment petit, de le porter au ruissellement de l’infiniment grand.

   Mots et Parole au début. Dans l’immémorial Poème de la Bible.

   ’Genèse’ : « Dieu dit aussi : Que des corps de lumière soient faits dans le firmament du ciel, afin qu’ils séparent le jour d’avec la nuit, et qu’ils servent de signes pour marquer les temps et les saisons, les jours et les années : qu’ils luisent dans le firmament du ciel, et qu’ils éclairent la terre. Et cela se fit ainsi. »

  

   Comment mieux dire la beauté que de la poser ainsi dans le creuset de l’évidence ? Et peu importe que Dieu soit le Dieu d’une religion monothéiste ou bien un autre nom pour le Verbe, un autre nom pour le Langage. Curieux énoncé performatif qui porte à l’être ce que le Verbe trace dans son lumineux sillage. Voici la marque insigne du Poème : Dire et poser tout à la fois l’événement par lequel adviennent les choses. Le langage est pouvoir infini de création ou bien il n’est rien. Dire un seul mot c’est insuffler en son corps l’être qui le tiendra éveillé tant que durera sa louange, tant que des bouches seront là pour en prononcer la suavité, des palais pour en recueillir la résonance. Rien, sur Terre, ne se hisse de soi, comme par inadvertance, simple contingence qui se serait comprise elle-même et procèderait à sa propre naissance. Non, tout acte de naissance s’origine à même la Parole. Adam et ses successeurs ne surgissent au monde qu’à être réalisés par le Verbe divin : « Voici la postérité des fils de Noé, Sem, Cham et Japhet. Il leur naquit des fils après le déluge. » Tous ces noms sont beaux, ils sont les reflets immédiats de l’eau lustrale dont la Parole du Créateur est la source.  Nommer est faire venir en présence. Or qu’y aurait-il de plus précieux que cette présence des hommes et des choses sur le cercle immense de la Terre ?

 

    Seulement le mouvement de l’Histoire est un problème. Ce qui brillait à l’origine, petit à petit se sécularise et, entrant dans le siècle, le langage en connaît les inévitables stigmates, les euphémisations, les contraintes de tous ordres. De divin qu’il était, donc de nature sacrée, il s’use aux angles, ponce ses contours et ne peut éviter les poncifs, les formules toutes faites qui, souvent, le portent à la pure immanence, une simple parure dont les hommes usent et abusent, le rendant parfois inconnaissable. Heureusement, ce lent processus de dégradation qui fait signe en direction d’un étiage, connaît quelques sursauts, quelques flamboiements. En citer quelques manifestations est déjà le mettre à l’abri, ce langage, en quelque manière, le reconnaître en sa qualité d’essence, saluer la mémoire des Poètes qui, souvent furent maudits, condamnés par le pur aveuglement de conduites indigentes qui ne faisaient nullement la différence entre les anthologies et les énoncés triviaux, les odes et les argots, les ballades et les clichés. Il faut une longue patience pour que s’éveillent les consciences, pour que la lucidité trace sa voie de lucidité, pour que les dogmes s’effacent, les idées reçues connaissent la décroissance. Oui, une patience infinie.

  

   Mais écoutons de Grandes Voix, mais écoutons de Hauts Verbes, mais écoutons et lisons ces Anthologies que des Hommes de belle naissance surent confier aux générations futures, afin que les mots, mis à l’abri, puissent fleurir, un jour, sur la margelle ouverte d’esprits disponibles, d’humanistes soucieux des autres, d’hommes de Lumière faisant refluer les ombres aux abysses dont elles proviennent.

   Ecoutons Homère, le génie de la langue grecque, l’aède magistral, celui qui fut surnommé ‘Le Poète’ en son temps, certainement le plus beau et exact prédicat qui fut.

   « Ayant ainsi parlé [Zeus], il lia au char les chevaux aux pieds d’airain, rapides, ayant pour crinières des chevelures d’or ; et il s’enveloppa d’un vêtement d’or ; et il prit un fouet d’or bien travaillé, et il monta sur son char. Et il frappa les chevaux du fouet, et ils volèrent aussitôt entre la terre et l’Ouranos étoilé. Il parvint sur l’Ida qui abonde en sources, où vivent les bêtes sauvages, et sur le Gargaros, où il possède une enceinte sacrée et un autel parfumé. Le Père des hommes et des Dieux y arrêta ses chevaux, les délia et les enveloppa d’une grande nuée. Et il s’assit sur le faîte, plein de gloire, regardant la ville des Troiens et les nefs des Akhaiens. »

   Ruissellement d’or, le métal le plus précieux, qui signe le royaume sans partage du dieu. Les chevaux volent sous le fouet, c’est le grand mystère de ‘l’Ouranos étoilé’. L’Ida, Montagne de Crète, berceau de Zeus, regorge de sources, ces eaux sans doute primordiales dans lesquelles infuse la toute puissance de son Hôte, peut-être gît le secret de son savoir immense. Ici, chaque mot est précieux, taillé à la manière d’un cristal.

   Ecoutons Du Bellay dans sa célèbre ‘Défense et illustration de la langue française’ :

   « Qui veut voler par les mains et bouches des hommes, doit longuement demeurer en sa chambre : et qui désire vivre en la mémoire de la postérité, doit, comme mort en soi-même, suer et trembler maintes fois, et, autant que nos poètes courtisans boivent, mangent et dorment à leur aise, endurer de faim, de soif et de longues vigiles. Ce sont les ailes dont les écrits des hommes volent au ciel. »

   Oui, il faut « longuement demeurer en sa chambre », se mortifier en quelque sorte, prévient le Poète, ‘suer sang et eau’ selon la formule coutumière. Sans cette sueur, sans cet ascétisme, rien ne peut se donner que de conventionnel qui s’épuise à même sa propre roture et végète en l’état comme une terre abandonnée à la friche. Oui, il convient de cultiver son sol, de le fouiller afin que la pépite rare brille au creux de la glaise dont on tâchera de faire des ‘émaux et camées’.

   Ecoutons Diderot dans l’article ‘Le génie’ de ‘L’Encyclopédie’ :

   « Le génie entouré des objets dont il s’occupe ne se souvient pas, il voit ; il ne se borne pas à voir, il est ému : dans le silence & l’obscurité du cabinet, il joüit de cette campagne riante & féconde ; il est glacé par le sifflement des vents ; il est brûlé par le soleil ; il est effrayé des tempêtes. L’ame se plaît souvent dans ces affections momentanées ; elles lui donnent un plaisir qui lui est précieux ; elle se livre à tout ce qui peut l’augmenter ; elle voudroit par des couleurs vraies, par des traits ineffaçables, donner un corps aux phantômes qui sont son ouvrage, qui la transportent ou qui l’amusent. »

   Ecoutons cette belle langue des Lumières, pure et limpide, qui parle directement à notre esprit la clarté de la Raison. Nulle obscurité ici, comme dans ces textes alambiqués qui jouent sur la complexité afin de mieux égarer le lecteur. Tout est dit, chez Diderot, dans l’exactitude que double cependant, habilement, une expression qui, déjà, annonce le Romantisme. Génie, précisément de Diderot que de faire se conjoindre, dans un savant mélange lexical, aussi bien les arguments de la Raison, que les ‘feux’ de la passion pour employer une métaphore sans doute usée mais non moins éclairante.

   Ecoutons Victor Hugo, chantre du Romantisme, dans ‘Les voix Intérieures’ :

 

« Oui, c'est bien là la vie, ô poète inspiré,

Et son chemin brumeux d'obstacles encombré.

Mais, pour que rien n'y manque, en cette route étroite

Vous nous montrez toujours debout à votre droite

Le génie au front calme, aux yeux pleins de rayons,

Le Virgile serein qui dit : Continuons ! »

 

   Nul commentaire après ces alexandrins parfaitement rythmés, on y reconnaît aisément le souffle ample de la Poésie. Chaque mot est à la place que semble lui attribuer une sorte d’Histoire interne, de Destin venu du plus loin de l’espace, du plus originel des temps, comme une nécessité existant de toute éternité.

   Ecoutons Baudelaire dans ‘Les Fleurs du mal’ :

 

« Vers le Ciel, où son œil voit un trône splendide,

Le Poëte serein lève ses bras pieux,

Et les vastes éclairs de son esprit lucide

Lui dérobent l’aspect des peuples furieux »

 

   Oui, le Poète n’a d’autre refuge que la vastitude des espaces célestes. Tout comme Zeus jouant de son foudre, il dispose de l’éclair de ses mots pour enflammer l’horizon de l’être. Cependant, sur Terre, les ‘peuples furieux’ se détournent de lui, son langage est trop haut, son langage est trop fort qui aveugle et reconduit à l’abîme ceux qui ne peuvent y goûter.

   Ecoutons Rimbaud dans le sonnet ‘Les Voyelles’ :

 

« O, suprême Clairon plein des strideurs étranges,

Silences traversés des Mondes et des Anges :

- O l'Oméga, rayon violet de Ses Yeux ! »

 

  Combien, ici, l’oxymore plaçant les ‘strideurs’ du Clairon dans la perspective des ‘Silences’, devient un verbe superbement éclairant. Tout ceci mérite d’être interprété à nouveaux frais. Le Clairon se donne en tant que métaphore des mots, le Silence est leur intervalle, la césure au gré de laquelle, non seulement ils deviennent signifiants, mais s’érigent en poème si leur essence a été totalement accomplie. Quant aux ‘Yeux’, bien logiquement ils deviennent ‘Voyants’, point n’est utile de commenter au-delà. Chacun sait que tout Poète est visionnaire ou bien n’est pas.

 

   Mais maintenant il faut s’éloigner à regret du Ciel des Poètes, revenir à des considérations sur l’essence croisée des Mots et du Silence. Beaucoup de temps a passé depuis le grand rayonnement des Classiques, les perspectives Renaissantes, la profondeur des Lumières, les effusions des Romantiques, les ‘Fleurs du mal’ des Modernes dont notre siècle soi-disant post-moderne n’a retenu que le Mal, semble-t-il, oubliant les Fleurs. Certes la langue est mobile, la langue varie, se laisse influencer par telle ou telle mode, des néologismes fleurissent, des tics s’installent, des raccourcis s’instaurent, des déviances surgissent, des obliques se créent. Certes la langue est polymorphe, polychrome, polyglotte par nature. Certes, mais ce que la langue ne doit jamais oublier, la provenance de son essence, sa dette originelle à tout ce qui la précéda, qui fut précieux, dont on ne pourrait faire l’économie qu’au risque de ne retrouver qu’un sabir indigent, de simples énonciations vernaculaires au travers desquelles rien d’effectivement signifiant pourrait faire appel, retenir l’attention. Mais reprenons la belle formulation de Nathalie Bardou : « Cet espace ténu/Qui sépare les mots/De la parole ». Cet espace s’est comblé, phagocyté qu’il a été par une boulimie verbale qui en a occulté les interstices. Or c’est bien en eux, dans l’écart, la distance, la relation que s’installe ce que le langage a à dire. Le sens est toujours un mouvement, la jetée d’un pont, précisément entre ce qui ne parle pas et ce qui parle. Et si ce silence développe sa plénitude, si sa substance se donne comme essentielle, alors se découvre à nous l’irremplaçable dimension de la pure Poésie.

  

   Là où s’est instauré l’immense hiatus qui a scindé le langage en deux parties hétérogènes, c’est bien dans ce qu’il convient de nommer la ‘dictature du ‘ON’. ON, en effet, a tout arasé, tout nivelé, pour ne laisser derrière lui qu’un vaste champ de ruines. A preuve ces étonnantes énonciations du peuple des nomades ordinaires : ‘On a fait Venise, Florence, Rome, on a fait la Toscane, la Ligurie’. Etrange architecture des mots qui décide de l’architecture des villes, de l’organisation des lieux. De la mondialisation dont on aurait espéré qu’elle fît naître un universalisme positif, il n’a guère résulté qu’un nivellement par le bas dont la langue porte les cruels stigmates. Les ‘post-modernes’ semblent à mille lieues des conceptions de Du Bellay. Il ne s’agit pas ici de revendiquer l’usage d’une langue parfaite ou, pis encore châtiée, les Salons littéraires du XVIII° siècle sont loin avec leurs perruques, leurs visages poudrés et leur affectation. Non, il suffirait simplement de redonner aux Lettres la place qu’elles méritent, à la Poésie un lustre dont elle semble avoir perdu l’éclat. Tout le monde, aujourd’hui, se pique de poétiser. C’est sans doute un droit imprescriptible. Le problème se pose seulement à l’intersection du quantitatif et du qualitatif. Beaucoup de bruit, peu de mots !

  

   Du silence et des mots - De leur relation réciproque

 

   Silence sur silence ne produit rien. Mot sur mot ne produit rien. Mot sur silence, silence sur mot ouvrent la dimension de la signification et de la poésie si l’écart entre eux fait venir à l’être ce qui, depuis toujours est à dire, à savoir la ressource d’une vérité. Si le langage usuel se contente d’approximations, la Poésie, elle, se veut exigeante, droite, remarquable en sa maîtrise de la Parole. Ce qui, dans les contrées Antiques, apparaissait sous la lumière d’une belle dialectique, une tension raisonnée entre les parties du discours, voici qu’aujourd’hui cet intervalle a été comblé par une rhétorique sophistique qui donne sa mousse prosaïque pour l’écume poétique. ‘Autres temps, autres mœurs’, nous dit la tradition. Peut-être, comme à la Renaissance, faudrait-il opérer un retour à l’Antique et célébrer la beauté des Ruines !

  

   Au tout début, régnait le silence. Une longue plaine de silence que rien ne désespérait. Le silence se mirait à sa propre source. Il n’y avait nulle différence, nulle aspérité, nulle faille. Mais le silence, par nature, ne pouvait demeurer éternel. Il lui fallait une mesure qui le portât à son accomplissement. Seul, il ne pouvait témoigner de rien, sinon du vide qui l’habitait, du souffle inapparent qui tenait ses parois en tension. Le silence voulait être habité du dedans, fécondé par le tout autre que lui. Le silence attendit dans la patience que quelque chose se manifestât, que quelque chose advînt. Soudain il se sentit gros d’un contenu dont, initialement, il n’aurait pu rien dire, si ce n’était témoigner d’une étrange présence. Comme une cruche prend conscience de cette eau qui lustre ses flancs et l’épouse dans la juste continuité de son être. Puis, un jour de neuve lumière, cela commença à s’agiter doucement, cela fit son doux bruit de fontaine, son écoulement discret à la façon dont les gouttes de pluie sinuent dans la gorge étroite d’un acequia. Cela chantait, à vrai dire. Un genre de fugue en fuite d’elle-même. Une à peine levée au-dessus de la brume d’un étang. C’étaient les mots, oui les mots qui venaient à eux dans la confiance, traçant sur la glaise du silence de minces sillons, de minuscules canaux, d’inaperçues rainures dans le tissu du réel.

   C’étaient des mots-pelotes, des mots-cocons, des mots-plumes qui s’élevaient à peine du sol muet. Des mots qui se souciaient du silence dont ils provenaient. Ils étaient des concrétions du silence, aussi n’y avait-il nulle séparation entre la génitrice et ses rejetons. Une seule ligne continue qui disait la filiation, la nécessite de la généalogie, le sentiment filial d’appartenance. Tout se résolvait dans l’unité. Tout se déployait selon un rythme apaisé. Tout faisait sens au moindre prix. Tout était en tout, comme la Terre est au Ciel, le Ciel à la Terre. C’est l’union des deux qui est admirable, la non-césure, la douce et simple coalescence. Mais c’est le destin de l’Histoire que de changer les choses, d’initier le mouvement, d’appeler la métamorphose. Rien ne peut demeurer identique en soi, sauf en l’être, non en l’exister. Donc les choses s’étaient mises à exister. Les mots grandirent, devinrent des enfants dociles, puis des adolescents turbulents, puis des adultes, puis des figures aux têtes chenues.

   

   C’est aux alentours de l’adolescence que la division se créa, que le bruit grossit depuis son intérieur même. De bourgeons qu’ils étaient, les mots devinrent mots-ramures, mots-feuilles, mots-fruits. Ils gagnaient en autonomie ce qu’ils perdaient parfois d’affection, une caresse, un sourire. Mais nul ne peut rester enfant tout le long de sa vie. Chacun doit remplir la tâche de s’éloigner, de croître, d’essaimer les spores par lesquelles le multiple survient, le foisonnement s’étoile, la lumière crépite tout contre la vapeur de l’éther. Les mots parlaient un langage adolescent, mais un langage parvenu à son acmé, comme chez le jeune Rimbaud, ce génie foudroyé à même la stupeur de son dire. Des flammes sortaient de sa bouche, des étincelles crépitaient autour de son corps, ses mains voyaient l’invisible présence de la pure beauté. C’est ceci, la Poésie, une combustion adolescente, une impatience à être, le surgissement dans la chair du Poète, en une seule et même donation, des mânes du Paradis, des affres de l’Enfer. Le silence intérieur craque, sa peau se distend, vient percuter le derme étonné du Monde. La poésie vibre au plus haut. Les mots sont les mots-diamants, les mots-silex, les mots-éclairs qui incendient le cercle ouranien, incisent l’humus sur lequel vivent les hommes, fouillent son sol jusqu’à créer un tellurisme, ouvrir une faille, creuser un abîme.

  

   C’est au Grand Midi que le problème s’était accru. Les mots, dans leur maturité, avaient proliféré, essaimé aux quatre coins de la Terre. Ils avaient envahi les villes, les rues obscures, les plaines lugubres des faubourgs, étaient montés à l’assaut de la moindre demeure, s’étaient enroulés aux volutes de fer des balcons, avaient festonné les toits de zinc, avaient tressé leurs guirlandes autour des mâts des cheminées. Partout où un espace était vacant, ils avaient affirmé leur prétention à exister, sans doute à dominer, à coloniser la moindre parcelle disponible. Et le plus visible, surtout, c’est qu’ils avaient perdu leur douceur primitive, leur spontanéité adolescente. Ils s’étaient bardés d’étranges barbacanes, avaient revêtu des caparaçons de plomb, s’étaient munis de lances pour un combat qui adviendrait tôt ou tard. Déjà les plans de l’attaque étaient tracés, déjà les desseins les plus funestes rôdaient quelque part, en embuscade. Les mots   ne parlaient plus un langage commun, compréhensible par tous, mais une sorte d’inextricable galimatias d’où rien ne ressortait que de la confusion, et l’absurde veillait qui ne tarderait à livrer ses assauts. Le nihilisme était accroupi qui ne tarderait à bondir, à reconduire les Existants dans les flammes du Tartare.

  

   Cependant il y avait, ici et là, des poches de résistance, des survivances rabelaisiennes, des résurgences dans le style de Ronsard ou de Montaigne, des réminiscences proustiennes. Mais rien n’y faisait, la lame de fond était trop puissante qui charriait avec elle de lourdes scories. D’écumeux, de souples et dociles qu’ils étaient, les mots avaient muté, entourant leur précieux corail d’une bogue urticante, tous piquants dressés vers le dehors. C’était comme des poulpes qui auraient retourné leurs calottes, exhibant avant de mourir, des masses de viscères grouillantes, un stupide maelstrom de matières difficilement identifiables. L’espace du langage des Antiques et des Renaissants avait étréci comme peau de chagrin et il n’en demeurait que quelques signes assemblés dans les pages jaunies d’incunables anciens, de palimpsestes usés au fond de quelque bibliothèque dont les travées poussiéreuses indiquaient l’état de leur désaffection. Mais cette invasion de l’espace s’était doublée d’un bruit qui, non seulement, ne faiblissait pas, mais enflait à mesure que les années passaient. Si bien qu’un incessant bourdonnement envahissait la conques des oreilles, laissant les humains dans un drôle d’état de sidération.

  

   Du silence opérateur de mots, il ne subsistait que quelques copeaux, des éclisses, des bribes semblables à une étoupe qui s’effritait sous les coups de boutoir de la marée phonique. On plaçait les mains contre ses pavillons, mais rien n’y faisait, les vrombissements s’infiltraient dans la résille des doigts, foraient le tympan jusqu’à ce qu’il soit essoré, sa membrane durcie comme un vieux cuir. Voilà où l’humanité parlante, caquetante, le peuple du ‘ON’ étaient parvenus, à un point de non-retour sur le bord de gouffres vertigineux. Rien ne s’imprimait plus à titre de langage que ces incessantes parlottes sans fin, ces jérémiades tournant à vide à la façon des moulins de Don Quichotte. ‘ON’ avait eu raison du langage. L’Académie de Platon, les Jardins d’Epicure, le Portique des Stoïciens, les Ecoles de la Renaissance, les décrets de l’Humanisme, tout ceci avait été rayé de la carte en raison du tumulte partout répandu qui avait cloué le silence au pilori. Plus de silence, plus d’intervalle entre les mots, plus de Parole, plus de Poésie.

 

   Lueur d’espoir

 

   Ce matin, comme au sortir d’un mauvais rêve, est arrivé par la Poste un fascicule tout simple, couverture de neige, illustré d’une chute de feuilles vert d’eau, un titre modeste : ‘REFUGES’, un prénom et un nom : ‘Nathalie Bardou’. Un nom en Poésie que peu connaissent mais que beaucoup apprécient pour un langage tout en nuance, tout en douceurs, tout en beauté. Voyez-vous, l’impression d’un papillon discret qui vole de fleur en fleur, non pour y voler un nectar, mais pour l’y disposer, de manière à ce que le miracle de l’écriture se poursuive, une année encore, un mois encore, une journée encore, une heure encore. Enfin un semblant d’éternité logé au cœur des mots. Des mots poudre-de-riz, des mots-de-talc, des mots-d’eau-vive, des mots-du-tout-du monde. Mais d’un monde attentif, aux aguets, au cas où quelque chose d’une beauté voudrait bien s’annoncer. Des mots qui font du bien au corps, au cœur, à l’âme. Que dire de plus, sinon citer à nouveau le bel incipit qui a servi de prétexte à cet article bavard ?

 

 

« Se taire

 

Et tenter d’entendre

Ce que travaille

La patience de l’air,

Dans cet espace ténu

Qui sépare les mots

De la parole »

 

Puis, au hasard des pages :

 

« Nous cohabitons

Dans nos cellules

Silencieuses »

 

« Tétant tour à tour

Les Nourrices du temps,

Nos âmes

Que le silence enlace,

Plongent leurs longs doigts

Dans les pigments du Jour. »

 

Ainsi le Silence se réhabilite-t-il

En Poésie !

Un Silence habité de Mots

Tels que nous les aimons.

Merci infiniment, Poétesse.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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17 octobre 2020 6 17 /10 /octobre /2020 08:36
Vous, la nuitamment venue

Œuvre : Barbara Kroll

 

***

 

                                                                 Paris, Quai aux Fleurs en ce début d’automne

 

 

 

                                        A vous qui n’existez qu’à être nommée

 

 

    Sachez, vous, ‘La Nuitamment Venue’, l’épine aiguë que vous avez plantée dans ma chair sans qu’il me soit aucunement possible d’en retirer le feu, d’en adoucir l’incision. Lorsque, parmi mes multiples voyages autour de la planète, tel le Petit Poucet, je balisais mon parcours de petits cailloux blancs, eh bien votre rencontre s’illustra sous la forme d’un caillou noir, un onyx dont l’œil perçait la nuit à la manière dont un aigle traverse le ciel de son vol rapide. Oh, certes, il n’y a aucune cicatrice visible et ma peau demeure lisse comme au premier jour. C’est bien plutôt mon âme qui en porte la trace, un souci continuel qui me place constamment hors de moi ou bien à l’illisible frontière qui me constitue.  Pour vous je ne saurais exister puisque, jamais, vous ne m’avez vu. D’ailleurs comment auriez-vous pu m’apercevoir, vous la Nocturne Présence ? La nuit était votre domaine. La nuit était la cape dont vous revêtiez votre corps. Je supputais, que par un naturel contraste, il devait avoir la teinte d’une falaise blanche. Juste les grains marrons des aréoles. Juste la tache buissonnante du sexe. Me trouverez-vous irrévérencieux, offensant ce que votre nudité a de privé ? Non, vous ne le ferez pas au simple motif que votre corps est une simple hallucination qui fait l’épreuve de mon esprit, le siège de qui je suis, bruit du vent parmi le lent voyage du monde. Le but de ma lettre ? Témoigner seulement, vous dire le plein de mon admiration. N’est nullement ‘Femme de la Nuit’ qui veut. Il faut avoir, à ceci, une réelle force de caractère. Il faut accepter l’ascèse d’une existence nocturne. Il faut renoncer à la partie diurne de soi, s’effacer en quelque sorte de la scène des Existants. Ceci est assez rare pour que cela se fût inscrit dans ma mémoire avec la vivacité de la flamme.

  

   Mais, maintenant, il est essentiel que je sorte de ces considérations métaphysiques, que je donne droit de cité au réel, qu’il me revienne en boucle pour témoigner que je n’ai nullement rêvé, pour apporter l’image de qui vous avez été, l’intervalle de quelques jours. Mais le temps ne s’est pas refermé sur cette parenthèse, il court encore en moi et place en ma tête mille questions aussi oiseuses les unes que les autres. Mais voici, je vais vous parler de ce présent de l’été dernier qui papillonne et fait ses mille feux dans la première fraîcheur d’automne. Je viens tout juste d’arriver à Capo Falcone, ce charmant petit village de Sardaigne occidentale où vous résidez. J’ai retenu une chambre à la ‘Pensione alla fine del mondo’. Cette appellation m’amuse. Je me crois un explorateur de terres nouvelles, peut-être un aventurier en quête d’un Eldorado. Certes ‘le bout du monde‘ est un excès de langage qui illustre bien la faconde des gens d’ici, leur tendance à tout magnifier. C’est vrai, l’étendue bleue de la Mer Tyrrhénienne est si vaste, elle pourrait contenir mille Odyssées !

  

   Mon quotidien est ceci : aller photographier les vieux villages, entrer dans une bibliothèque, y feuilleter un livre sur la région, y dénicher une tradition, y trouver une anecdote. Les lecteurs de mon Journal raffolent de ce pittoresque à portée de main, de cette vie immédiate racontée sans détours. Je possède assez bien la langue italienne pour parvenir à bout de mes recherches, questionner des autochtones, lier conversation avec une personne rencontrée au hasard, un pêcheur, un touriste, un quidam en mal de parole. Le soir, quand la fraîcheur succède à la canicule, je rejoins le bord de mer, près d’une curieuse balise maritime, blanche  rayée de rouge, que surmonte un feu vert clignotant. Sur une stèle, à ma gauche, la statue en bronze de Christophe Colomb scrute le vaste horizon, sans doute en quête de ce ‘nouveau monde’ qui rime avec le nom de ma Pension.

 

    C’est le premier soir où je vous aperçois. Vous êtes vêtue d’une manière de longue robe blanche qui cerne votre corps de façon précise. On y devine une anatomie discrète proche de celle de la liane. De longues jambes en fuseau, une mince poitrine, des hanches pareilles à la courbe délicate d’une amphore. Vous êtes sans doute une Déesse venue du profond de la nuit, peut-être d’une grotte, d’un lac foisonnant d’algues, d’une demeure en forme de bouteille où flottent les voiles blanches d’une goélette. En tout cas vous n’êtes nullement ordinaire, votre démarche élégante, souplement balancée, trahit une personne de haute naissance. Quelqu’un vous connaît-il au moins ici ? Un Villageois a-t-il aperçu votre silhouette en plein jour ? Un pêcheur vous a-t-il hallucinée au travers des mailles de son filet ? Je sens bien que ces interrogations sont sans réponse, qu’elles tombent à vide, qu’elles sont inopportunes. Demande-t-on à un enfant de peindre la couleur de ses rêves, à une maîtresse de dire la couleur de sa passion, à un astronome de dessiner le poudroiement de la Voie Lactée ? Non, il vaudrait mieux que je tire des plans sur la comète, que je me projette dans l’imaginaire, que je trace les lettres d’un poème. Car vous êtes de ces singuliers personnages dont on ne peut ni décrire la forme, ni ébaucher l’esquisse. Tout s’efface, s’annule de soi dès que l’on tente de vous approcher.

  

   Mais voici que la Lune est montée au ciel. Mais voici qu’elle répand une douce clarté sur les cordons de végétation du littoral, qu’elle lisse d’argent l’eau immobile de la lagune, traverse l’isthme de sable, se jette au plus loin sur la mer dans un miroitement d’étincelles. J’ai jeté au loin ma cigarette de manière à ce que la braise ne vous signale ma présence. L’heure est si ouverte aux belles sensations, elle se creuse en elle-même, elle porte les doux parfums de l’iode et du varech. Je suis à quelque distance de vous. Suffisamment près pour que tous vos gestes puissent s’inscrire dans mes yeux, suffisamment loin pour ne pas vous troubler. Vous marchez lentement et un sillage d’écume floconne vos pas. Vous êtes si légère, un genre de plume qui aurait trouvé le rythme de sa chute, à savoir un infini flottement qui, jamais, ne parviendrait à dire son être, un signe avant-coureur d’une manifestation, un mystère planant au plus haut de son prestige. Hormis nous deux, hormis le souffle d’une brume légère, seulement le bruit léger de la mer, son oscillation régulière, son murmure un peu voilé par la délicatesse de l’instant.

  

   Je me suis accroupi derrière un pli de sable. J’ai lentement ouvert les yeux sur la beauté des choses. La Lune dans sa course éthérée, le silence partout répandu, le reste d’une clarté accrochée au ciel. De Calpo Falcone proviennent quelques voix, mais si discrètes, si évanescentes, on penserait que notre esprit leur a donné naissance. Doucement, un nuage gris-bleu a glissé devant la Lune. Une ombre s’est répandue au sol, vous ôtant brusquement de ma vue. C’était comme si, immédiatement, j’étais devenu orphelin, cherchant parmi la cendre de la nuit une main qui ne viendrait pas. Il y a eu quelques passages nébuleux, quelques hésitations du ciel. Puis, comme après une éclipse, la lumière de l’Astre des Nuits s’est agrandie, a brillé au plus haut de l’azur teinté d’encre. Je vous avais perdu de vue, voici que je vous retrouvais mais métamorphosée, chrysalide devenue papillon aux mille splendeurs.

  

   Soudain, comme pour un rituel, vous vous êtes dévêtue, livrant à mes yeux éblouis cette belle et infinie carnation d’ivoire. On aurait pu penser à une statue antique sortie du cercle sacré de son temple, venue au bord des flots pour admirer le prodige de la Nature. Vous avez entouré le haut de votre corps de l’ovale de vos bras. Un de vos pieds a quitté le sol. Vous étiez dans l’attitude de l’envol et je demeurais aux aguets, inquiet sans doute de vous perdre pour toujours et c’est ce qui arriva. Vous êtes entrée dans une étrange colonne de lumière qui vibrait jusqu’à moi. Votre corps est devenu diaphane et je ne pouvais m’empêcher de penser à une bizarre réalité séraphique, genre d’entité astrale contre laquelle vous aviez échangé votre chair ordinaire. Du reste cette dernière était pure émanation de soi, naissait en soi et pour soi à la façon dont un jet d’eau s’élève et ne semble surgir que de son propre ressourcement. Je levai, en un instant précis, les yeux au ciel afin de mieux suivre votre trajectoire. Vous n’étiez plus maintenant qu’une poussière d’étoile, une eau de lagune sous les orages célestes, sous le profond insondable de l’univers cosmique. La Lune, vous l’avez frôlée à la façon scintillante d’un astéroïde. Baleine, vous l’avez contournée. Des rayons fusaient depuis la lame jointe de vos pieds. Des éclats surgissaient du métal de vos hanches. La lactescence de vos seins était pur cristal, pur diamant. Vous vous êtes attardée un moment devant Verseau. Vous avez caressé la toison grise de Bélier. C’est Poissons qui a reçu l’éblouissement de votre voyage. Il paraissait parvenu à son terme. Désormais, je ne verrai plus qu’un ciel étoilé et la trace illisible de votre absence. Un long moment je suis demeuré au bord de la lagune à fumer distraitement, seulement occupé de vous.

 

    L’aube est proche et les premiers bruits viennent du village. Quelques barques de pêcheur troublent l’onde. J’entends les coups réguliers de leurs moteurs frapper l’eau puis s’éloigner vers l’horizon. Je me suis approché du lieu de votre disparition, le cœur tremblant, les mains moites. J’ai ramassé l’écume de vos vêtements. Votre odeur y est encore inscrite, un délicat lilas dont les volutes entourent mes doigts. Voici ce qui me reste : une fragrance légère, une robe de lin, une mélancolie qui tourne tout autour de moi dont j’aurai bien du mal à venir à bout. Je vais devant votre maison, j’en connais l’emplacement pour vous avoir vue sortir avant que vous n’ayez rejoint le rivage. C’est une maison en angle. Son coin de mur ressemble à une étrave de bateau. Pour quel voyage, je vous le demande, la Fiancée du Ciel, la Passante des nuages ? Vos volets sont peints en vert bouteille. Ils ont des fentes ménagées en leur partie supérieure, dans le genre des persiennes. Ils ne sont pas fermés, tirés seulement. Sur le rebord de pierre, je dépose avec délicatesse ce qui a recueilli votre chair. Je ne peux m’empêcher de déposer sur la toile de lin un baiser des plus pieux, mais aussi, sans doute, des plus passionnés qu’il m’ait été donner d’offrir. Je pars rejoindre ma Pension du ‘Bout du monde’, non sans avoir pris soin de photographier votre demeure sous tous ses angles. Les regardant, tous ces clichés volés, j’espère qu’ils m’apporteront un peu de réconfort. Savez-vous, Princesse de la Nuit, rien n’est plus douloureux pour un amant que de voir, tel Orphée, son Eurydice disparaître pour le sombre et cruel Tartare. Oui, je crois bien que c’est ceci que j’ai vécu, dont l’état de déshérence m’habite longuement. Je ne sais, Être de la Nuit, si vous consentirez à revenir sur la Terre. Si vous revenez, voici mon adresse, 108 Quai aux Fleurs, Paris 4°. Peut-être m’écrirez-vous ? Peut-être pourrais-je vous rejoindre sur cette belle terre de Sardaigne. On la dit livrée à mille sortilèges, on la dit terre de contes et de légendes. Dites-moi, rassurez-moi, vous n’êtes pas seulement un pur produit de mon imaginaire ? Il me serait si cruel de vous perdre définitivement !

 

  

 

 

 

 

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17 octobre 2020 6 17 /10 /octobre /2020 07:53
L’éclat ? : Vous qui venez à moi

 

Œuvre : Barbara Kroll

 

***

 

      Voyez-vous, la Pensive (je vous nommai ainsi d’emblée, instinctivement), je crois que si je ne vous avais aperçue au travers d’une fenêtre (certes une apparition bien fugitive), mon séjour à Vienne aurait eu la couleur de l’automne, cette teinte de rouille traversée d’une lueur de plomb. J’étais arrivé la veille, avais pris quelques points de repère afin de pouvoir bâtir mon article sur votre si belle ville dédiée à la culture, à la musique, au théâtre, à l’opéra, tout ceci occupant l’avant-scène européenne pour ce qui est à voir, à entendre dans l’éblouissant domaine de l’art. J’avais longuement longé les quais du Danube puis avais gagné le très contemporain ‘Mumok’ dédié à l’art moderne. Y figuraient, entre autres, des œuvres de Picasso, Klee, Mondrian. Mais une toile avait tout particulièrement retenu mon attention. Il s’agissait d’une huile de moyen format, intitulée : ‘ Famille Schonberg’. Elle datait de 1908 et était dûe au talent de Richard Gerstl, un des maîtres de l’expressionnisme autrichien. Dans un fouillis de pleines pâtes aux couleurs primaires qu’atténuaient quelques touches pastel, quatre personnages, sans doute les parents avec leurs deux enfants, semblaient fixer le Peintre de leurs yeux éteints. Le violent expressionnisme en avait gommé pupilles et iris et il ne demeurait guère que des orbites vides qu’une seule pointe de bleu-marine renforçait.

  

   Dans l’attitude de ces personnages si étranges (on les aurait crus tout droit venus d’un monde en formation non encore arrivé au terme de sa genèse), rien ne semblait faire sens qu’un genre de stupéfaction, de pétrification se donnant immédiatement dans la glaise des jours. Je ne sais pourquoi, en cet instant de ma contemplation, un mot me revint en mémoire d’une récente lecture, ‘magnificence’. C’était dans ‘Les Natchez’, une remarque de Chateaubriand ayant trait à la beauté : « Sur les côtés du lac, la nature se montre dans toute sa magnificence sauvage. » Était-ce ce tableau que j’avais devant les yeux, qui avait agi en contrepoint, dans son exact contraire, le terme de ‘magnificence’ si connoté de significations diverses dont celle de ‘splendeur’, ‘d’éclat’, de ‘somptueux’ ? Or la ‘ Famille Schonberg’, c’était un genre de truisme que de le formuler, surgissait de la toile avec une sorte ‘d’effrayante beauté’. Nul n’aurait pu énoncer que cette œuvre était raffinée, luxueuse ou bien élégante. Elle paraissait même une insulte au bon goût, une provocation esthétique, la mise en exergue d’un nihilisme dont les teintes tapageuses, violentes, ne pouvaient qu’inquiéter les Visiteurs du Musée. Tout ceci reposait l’éternelle question du bon goût (cette ‘bouteille à l’encre’), du beau (cette notion si subjective qu’elle se déclinait différemment selon chaque individu) et personne, pas même le plus avisé des esthéticiens n’eût pu fournir une réponse qui réconfortât l’esprit. C’était une manière de quadrature du cercle et si l’on m’avait, dans l’instant, demandé de produire un article sur cette perspective expressionniste, je dois avouer que grand aurait été mon embarras !

  

   ‘Magnificence’, ce simple mot résonnait encore dans ma tête bien après que j’avais quitté le ‘Mumok’. Cependant, sans doute, poursuivait-il sa rengaine en sourdine et tout ce que je voyais dans la ville, une jeune femme, une voiture, une vitrine, un bibelot, tout ce réel devait faire l’objet d’un regard proprement orienté par le sens de cette ‘magnificence’ qui se faisait si discrète dans les ternes allées du quotidien. Après ma longue déambulation parmi le dédale des rues, j’éprouvais le besoin de découvrir un peu de nature. Le hasard de mes pas me porta à proximité du Vieux Danube, près de ce bras d’eau de ‘l'Obere Mühlwasser’, paradis des pêcheurs à la ligne, des oiseaux, sans doute des amoureux et des artistes dont je pus déduire bientôt que vous faisiez partie de ces derniers personnages qui ne s’abreuvent qu’aux rivages de l’Art.

  

   Je m’étais engagé dans une rue étroite bordée d’arbres d’agrément. De basses clôtures séparaient les maisons les unes des autres. La maison, la vôtre, était une modeste demeure crépie d’une enduit rose-thé, volets et fenêtres rehaussées de tons gris entre l’ardoise et le fer. Il y avait une réelle harmonie et de tout ceci émanait un air de tranquillité et de confiance heureuses. Face à votre maison était installé un banc de bois qui donnait sur un petit square attenant. Je m’y assis pour consigner quelques notes pour mon futur article. Les choses s’annonçaient plutôt bien et il suffirait encore de quelques flâneries dans Vienne, du côté de ces beaux passages ‘Art Déco’ dont on m’avait dit le rare, près de ces reproductions des antiques fiacres, carrosseries noires, roues cerclées de rouge que deux chevaux blancs tiraient, puis terminer par le splendide panorama se laissant voir depuis le pré ‘Am Himmel’.

  

   Tout occupé à mes projets, je n’avais nullement aperçu, au travers de feuillages clairsemés, cette troublante silhouette que, bientôt, je ne reconnus pas pour la vôtre mais qui était votre simple reflet dans un miroir. Vous teniez dans la main droite une brosse enduite de couleur que vous posiez par touches successives rapides sur une toile dont je percevais clairement l’image. Cette vision était excitante au plus haut point au motif que je ne pouvais vous découvrir qu’au travers de ce double mystère : un simulacre sur le poli de la glace, quelques formes colorées dont je pouvais saisir qu’il s’agissait de votre autoportrait. Alors, comme une source jaillit du sol aux yeux du sourcier étonné, le magique mot de ‘magnificence’ refit son apparition (en réalité il s’était dissimulé mais n’avait point disparu), et, dès lors, ne me quitta plus d’un pouce. Ce que je voyais là, posé sur la toile, associé à la silhouette se levant du miroir était bien ce que je cherchais depuis au moins une éternité, la mise en forme du lexique qui me questionnait depuis que j’avais quitté les murs du ‘Mumok’. Oui, cette double mise en scène, de la toile, du miroir, que vous complétiez dans un sublime effacement, cette scène donc était le visage accompli de cette ‘magnificence’ qui, toujours, se nichait dans un endroit où on ne l’attendait pas.  La ‘Famille Schonberg’ faisait grise mine, loin là-bas entre ses murs de béton. Combien votre beauté, certes si abstraite, lui était infiniment supérieure ! Je pensais que la splendeur des choses vient bien plutôt de la lumière que l’on projette sur elles que de leur nature propre. Comment dire ? J’étais en amour de vous, de votre reflet, de votre esquisse. J’étais situé au point focal de leur rencontre, j’étais, en quelque sorte, leur émanation. Oui, c’était dans la simple et immédiate donation des événements que quelque chose comme un éclat pouvait se montrer, faire son bel étoilement, scintiller à la manière des constellations dans la limpidité d’une nuit d’hiver. Il y avait tant de joie, pour moi, à me glisser dans votre ombre portée, à vous connaître depuis mon cône de silence, sur ce banc qui devenait un reposoir pour mon esprit. J’étais apaisé, en accord avec moi-même et ce miracle je vous le devais et vous n’en saviez rien. Confluence de deux êtres que tout sépare. J’étais heureux de cette situation paradoxale. Il y a une heure encore, je ne vous connaissais pas, vous n’étiez qu’une possibilité au large de mon être, une tremblante hypothèse que nul hasard ne viendrait m’apporter de façon à combler ma solitude

  

   Oui, ma solitude, car mon souci de la ‘magnificence’ m’avait laissé en rase campagne et mon esprit bien trop romantique pour se ressaisir seulement à la vue d’un carrosse, d’un canal, du Danube ou bien des hôtels luxueux logeant les avenues, languissait de ne plus jamais pouvoir trouver son envol. Selon la formule convenue, j’errais comme ‘une âme en peine’, désespérant de ne jamais pouvoir retrouver entrain et goût de vivre. C’était seulement vous qui m’aviez replacé sur le chemin d’une lumineuse trajectoire. C’était bien ceci, maintenant j’en étais entièrement persuadé, le caractère ‘magnifique’ des choses tenait au curieux phénomène de la rencontre, non à un quelque don inné dont serait atteint un être qu’un heureux destin aurait favorisé. Ainsi, la ‘magnificence’ n’émanait ni de vous, ni de moi, ni du tableau que vous étiez en train de peindre, ni de l’image reflétée par le miroir, pas plus que des rues et belles maisons de Vienne, bien plutôt elle se situait à ce carrefour des choses qu’une liaison fortuite avait assemblés en un point particulier, en une heure singulière du monde. ‘Magnificence’ était relation, jeu de miroirs où tout mon séjour en Autriche se reflétait, auquel vous preniez part au seul fait de votre présence.

  

   Et je crois que le moment est venu d’éclairer le Lecteur, la Lectrice des motifs picturaux qui traversent votre toile, vous en l’occurrence puisque vous êtes projection sur le linge blanc qui vous accueille et vous révèle telle que vous êtes en votre mutation. ‘Pensive’ donc en votre heure venue. Avant même que la forme ne vous saisisse en ses limites et vous fixe dans un destin trop étroit. La forêt de vos cheveux est noire, pareille à une pierre de tourmaline. Une mèche descend, qui tutoie votre sourcil. Votre visage a la douce consistance d’une poudre de riz, un genre de masque à la Colombine qui vous sied parfaitement. Sur le lisse de votre joue, l’ombre est verte, un vert d’eau qui se tient comme en réserve. Vos lèvres sont un étrange ruban noir que nulle parole ne vient franchir. Oui, vous êtes dans la méditation, peut-être un geste d’introspection qui vous hèle au sein de votre propre abîme. Car, vous, comme moi, sommes bien des abîmes puisque le jour viendra où plus rien de nous ne paraîtra qu’un souvenir vite halluciné au chapitre de la conscience des Existants. Un ‘aura été’ placé en fin de registre, après il n’y a plus que le souffle violet du Néant. Mais je reviens à vous dans votre rapide gloire, mais je reviens à moi afin que, de vous, subsiste plus qu’un songe, une réalité que j’emporterai avec moi, que je regarderai les jours d’infinie tristesse. Votre corps est semblable à la feuille tombée sur la pellicule d’eau, une fuite que nulle mémoire ne fixera. Cette robe, mais est-elle vraiment une robe ?, papillonne dans le vide avec des airs d’insecte ivre. Une mousse. Une soie. Une écume qui vient, sans doute, dire votre fragilité, la vacuité du temps qui passe, les remous de l’heure, la mouvance souple de l’espace. Tout en bas, dans une approche discrète, vos deux jambes sagement croisées, l’élégance d’un oiseau sur la branche, un mince effleurement du jour.

   Et, voyez-vous, au point où je suis parvenu de ma compréhension de qui vous êtes, c’est un autre mot qui vient jouer avec ‘magnificence’, une rime approximativement riche, une désinence qui, aussi bien pourrait ressembler à ‘présence’, mais qui joue avec le temps en mode de souvenance. Je veux dire ‘réminiscence’. Je crois, qu’en une période plus lointaine, lorsque ayant regagné Paris, j’observerai la lente progression des péniches depuis mon balcon du ‘Quai aux Fleurs’, je reviendrai jusqu’à vous, au gré de ma fantaisie, de mon imaginaire. Je vous retrouverai, je le sais, une intuition. Alors ‘réminiscence’, ‘magnificence’ seront assemblées d’une manière indissoluble.  Ne croyez-vous pas ? Bien sûr, vous ne pouvez me répondre, cependant vous savez mon souci pour vous. Je n’aurais pu vivre un moment si intense pour qu’il n’en restât rien ! Je reviendrai dans ce beau quartier semé d’eau de ‘l'Obere Mühlwasser’. Vous apercevrai-je au moins ? Aurez-vous mis une dernière main à votre toile ou bien serez-vous toujours dans cette souveraine indécision de votre être ? Le flottement vous va si bien !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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16 octobre 2020 5 16 /10 /octobre /2020 08:21
L'heure unitive

 

Entre mer et désert...

Bardenas Reales -06-

Photographie : Hervé Baïs

 

***

 

   Au début, avant même que la décision ne soit prise de rejoindre l’étrange terre des Bardenas Reales, on n’est que partiellement à soi, comme si une étonnante aimantation nous tirait hors de nous, nous dispersait aux quatre vents de l’irraison. On n’a plus de centre de gravité et tout part à hue et à dia sans que nous ne puissions en quoi que ce soit endiguer ce phénomène. On est livré rien moins qu’à sa propre diaspora, à sa fragmentation dans le temps et l’espace. Cela s’agite en nous, cela fait sa gigue, son carrousel. Cela s’éparpille selon le confondant puzzle de l’exister. Sa tête est au passé, occupée par quelque réminiscence forant son puits jusqu’à l’ineffable dimension de la mélancolie. Son tronc est au souci de quelque exercice physique au terme duquel on croit pouvoir dissimuler la réalité de son âge. Ses bras, on les dispose en cercle dans l’attente de la venue de l’Aimée. Son ombilic, on le soulève à la seule remémoration d’une chère qui fut festive. Ses pieds s’impatientent de parcourir les chemins sur lesquels s’inscrivent les traces du destin. En définitive l’ego n’est nullement à sa place. Ou trop en arrière dans les ornières de ce qui fut. Ou trop en avant dans la fuite toujours renouvelée qui dit notre foncière irrésolution. Le divin présent, quant à lui, n’est qu’une fumée se dissolvant dans la grille éthérée du ciel. On se cherche et ne se trouve point.

      Voici, on est arrivé au point où les choses basculent, où le centre de gravité de l’être trouve ses propres assises. Certes, l’événement n’est nullement immédiat, il faut passer d’une réalité à l’autre, déserter sa propre cécité, ouvrir ses yeux à ceci qui vient à nous sur ses ailes de beauté. Un envol au plus haut du monde. Un regard qui puise à l’eau bénéfique du sens. Toute sa peau, on la confie à recevoir les sensations, on la place en miroir face à cette argile, à ces nuages, à ces pierres. Rien n’a été fait au hasard. Nature est pourvoyeuse de tout jusqu’en son plus infime détail. Tout conflue dans l’expérience de soi donatrice de joie. Oui, la joie, cette improbable venue, voici qu’elle fleurit, là, tout juste devant l’étrave de notre visage. Cela ruisselle comme les eaux au printemps. Cela éblouit comme cent mille soleils. Cela s’étale dans la douceur. Cela a la consistance d’un baume. C’est soudain, brusque, un crépitement, et tout à la fois une caresse, la douceur d’une joue tout contre la nôtre. Un étonnement que jouxte un ravissement.

   Le ciel, tout en haut de sa présence, est poudré de nuages gris et blancs. Un floconnement qui nous rencontre et nous emporte avec lui pour une si belle odyssée, un voyage sans attaches qui s’écrit avec les mots de la liberté. Une falaise au sommet tronqué s’élève et demeure en soi, faveur d’un don qu’elle destine au libre événement de l’air. Soi-même, on est parcouru de cette onde jusque dans l’entrelacs de sa chair, dans la moelle de ses os, dans le réseau touffu de ses nerfs. Cela fait un genre de musique, elle fait penser à un adagio mais qui n’est nullement tissé de tristesse, plutôt fécondé d’une attente calme à tout ce qui peut advenir.

   Un grand manteau de marne blanche, gravé de sillons, ourlé de nervures, se donne dans la pure évidence, sans doute était-il là de tous temps, prêt à se montrer à qui voudrait bien en recevoir l’obole. C’est pareil à une neige que nous aurions connue, enfant, dans une cour d’école, parmi les sillages d’autres enfants, tout occupés à l’émerveillement d’être. Cela coule de soi, cela fait son banc d’écume, sa lame éblouissante que reflète le gris du ciel, cette infinie médiation des choses et des êtres. C’est la mesure virginale du monde, sa pleine et onctueuse libéralité, sa floculation sur le cercle ébloui de l’âme. Cela s’irise de mille valeurs, cela pénètre le cristal de l’esprit, cela assemble les fragments polychromes de l’intelligence. On se sent ressourcé, au propre, c'est-à-dire que s’installe la sensation d’un courant maritime intérieur, d’une jeune et belle pliure océanique qui nous assemble là même où cela parle le beau langage de la poésie. Cela infuse dans la moindre parcelle du corps, cela constelle et anime le plus discret pore de la peau. Cela se dit avec la justesse géométrique des figures parfaites. Cela s’épelle avec les lettres cursives d’un alphabet antique tiré d’un parchemin armorié. Cela est exact en son éclosion continue, dans sa germination dont une plantera lèvera, peut-être un tournesol au cœur noir, aux pétales voués à l’éclatante vocation de tout ce qui croît et fleurit, donne à l’homme ses plus belles raisons d’espérer.

    Et cette large dalle de roche inclinée vers le sol, elle est venue nous dire notre assise sur Terre en son indéfectible patience. Combien elle nous réunit autour même de ce que nous pensions avoir perdu, la confiance des jours qui brillent au loin et nous convoquent à la fête inouïe du sensible, un vivant et coloré kaléidoscope, une signification enchâssée dans une autre, une roue flamboyante qui ne connaît nul repos. Nous sommes au centre. Nous sommes le moyeu. Nous sommes le singulier autour duquel tout s’ordonne. Notre constant éparpillement, c’est d’avoir perdu la conscience de ceci, de ne plus voir que les rayons de la roue alors que c’est sa totalité qui est l’opérateur de toute cette richesse disponible. L’eau coule de la fontaine avec son bruit de toile souple et nous n’en entendons même pas le premier mot. Nous oublions bien avant que le phénomène ne se soit produit, qu’il ait essaimé en milliers de gouttes, elles sont les larmes dont nos yeux auraient pu s’abreuver, mais des larmes de félicité, non de tristesse.

   Voyez-vous, c’est si étonnant, si exaltant de parler de tout ceci, de cette large mesure de l’univers, du chatoiement qui l’anime, et j’en arriverais à m’égarer, à procéder de nouveau à ma propre division, à devenir orphelin de moi-même. Pourtant cette heure-ci qui sonne au milieu du désert (nulle présence autre que la mienne et ce cirque de beauté qui m’entoure de toute son amitié), est excellemment l’heure unitive, celle au gré de laquelle je me possède en entier, tout orienté que je suis vers cette splendeur-vérité d’une terre aride seulement parcourue de la force des éléments, sillonnée des émouvantes strates géologiques, un million d’années se lève soudain et me destine l’offrande de son être-au-monde, comme ceci, par pure grâce, par simple présence que rencontre une autre présence.

   Après avoir connu cette fusion interne, cette osmose de moi-même avec moi-même, comment pourrais-je témoigner d’autre chose que d’une confiance infinie envers ce qui est ? Comment, au plein de cette chair nacrée, un doute pourrait-il s’insinuer, une plainte planter son épine, une humeur chagrine lancer ses griffes en direction de qui je suis ? Oui, cette expérience est infiniment singulière. Elle me place face au monde sans intermédiaire. Mon regard sous le regard du monde. Le monde sous mon regard. Réversibilité des visions, confluence des consciences. Oui, le monde a une conscience pour la simple raison qu’il est le recueil d’une myriade de consciences. L’homme est toujours persuadé d’être l’unique parmi les uniques. Mais ceci n’est que le résultat d’une inflation anthropologique qui pose la condition humaine au sommet de la hiérarchie. Quiconque aura lu ces mots aura, me concernant, l’impression d’un Existant simplement occupé d’égotisme. Combien ils seront dans l’erreur. C’est bien parce que l’on s’est reconnu soi-même en tant que l’essence qui nous habite que l’on peut aller vers l’autre et, à notre tour, le reconnaître en tant que cette essence par nature différente mais complémentaire, immensément complémentaire. Il faut avoir fait l’expérience de la solitude pour donner et demander de l’amour. L’amour n’est que ceci, un mouvement de moi à l’autre, de moi au monde et réciproquement afin que le cycle, jamais, ne s’interrompe. C’est lorsqu’il cesse que les haines s’attisent, que les guerres s’allument.

   Qu’ai-je donc fait dans ce texte, si ce n’est aimer cette belle photographie qui synthétise les idées qui ont été élaborées ici et là, qui demanderaient encore de longs développements. C’est la magie d’un cliché en noir et blanc, subtilement organisé, essentialisé en sa forme, harmonisé dans ses valeurs que de nous conduire, par contact immédiat et affinités successives à cet état unitif qui, pour n’être nullement spirituel ni mystique, n’emprunte pas moins les voies d’une élévation de soi en direction de ces valeurs transcendantes - images, personnes humaines, œuvres d’art -, toutes entités qui, complétant notre être, l’accomplissant en sa nature la plus profonde, le placent en position  de comprendre et d’exister, ces deux notions qui, en quelque manière, sont synonymes. On ne peut vivre sans comprendre. On ne peut comprendre sans vivre. Tout est sens ici, qui trace un chemin pour plus loin que soi. Toujours une clarté à l’horizon. Toujours un horizon après l’horizon, une clarté après une clarté.

 

 

 

 

 

 

 

 

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