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9 novembre 2020 1 09 /11 /novembre /2020 09:48
Fenêtre grise du monde

Le jeune homme à la fenêtre

Caillebotte

Source : Arts Pla

 

***

 

   " Qu'il est dangereux de se mettre à la fenêtre et qu'il est difficile d'être heureux dans cette vie ! ", voilà la phrase obsédante qui, ce matin, fait son bourdon dans la mansarde de ma tête. Je ne sais pourquoi mais, depuis quelque temps, de récurrentes litanies m’habitent que je ne parviens nullement à déloger. Sans doute une question de tempérament. Sans doute une question de temps et le souci fiché à la charnière des deux. Non du temps qui passe, ceci est assez affligeant, mais du temps concret, quotidien, domestique, temps d’allées et venues des Existants sur les chemins du monde. Du temps dépouillé de son essence, comme si n’ayant plus cours que dans les allées étroites de la contingence il n’était devenu qu’un poisson réduit à ses propres arêtes, comme si ne subsistaient plus que d’étiques racines sous le chêne qui, autrefois, était admirable. Temps d’effroi et d’angoisse dont nul baume ne vient atténuer la rigueur. Temps de désolation qui glisse dans notre corps à la manière d’une lame acérée faisant son chemin parmi l’hébétude étroite de notre anatomie. Nous, les ‘Modernes’ sommes des hommes scindés, des esquisses dont les fragments sont éparpillés aux quatre coins de l’horizon. Aucune unité ne nous visite plus et nous voguons en direction du large sans boussole, nos voiles faseyent dans le vent du doute et de l’incertitude. Nous sommes, fondamentalement, des hommes d’après la Chute et ne pouvons rêver qu’à des ‘paradis artificiels’.

   Depuis mon ciel du septième étage je regarde la ville. Le peuple des fourmis humaines sillonne les rues, chargé des brindilles que, bientôt, il rangera au sein de sa fourmilière. C’est un genre de parcours erratique, de croisements incertains, de piétinements sur place, cela se déplie et rayonne, s’assemble et se disperse, si bien que, de cette chorégraphie, ne demeure que le sentiment d’une immense confusion. C’est un vertige, un étonnant pandémonium où chacun semble chercher sa voie sans vraiment la trouver. Je me demande si ces Egarés ont un logis, si une famille les accueille, si une tâche les fixe à demeure, si un loisir les accomplit, si une joie, fût-elle mince, les habite. C’est si étonnant de les voir ainsi, multiples, démembrés, hors d’eux-mêmes, ballotés tels des fétus de paille, Naufragés de la grande cité et nul navire à l’horizon qui les sauverait de leur solitude de Robinson, de leur constitutionnelle angoisse. Il faut être bien isolé dans la camisole de sa chair, être privé de pensées heureuses, être traversé de constants rayons d’effroi pour ainsi confier ses pas à ce rythme infernal qui, sans doute, ne connaît la raison de son être !

   Bien sûr, les jauger, sans doute les juger, ne m’exile nullement d’un regard sur moi-même. Si j’étais, en cet instant présent l’un des membres de cette foule, je ne me distinguerais nullement de chacune de ses composantes, je courrais au même rythme, je réfléchirais si peu et ma tête serait vide de pensées. Car l’on ne peut estimer les Autres en s’exonérant de figurer au nombre des participants. Je ne suis moi-même qu’à être-au-monde, à me confronter à l’Autre, à faire de la différence la pierre d’achoppement de ma propre conscience. Je ne suis nullement hors sol. Je suis attaché à la meute par un naturel atavisme, par un sentiment grégaire, par le langage, les mœurs, les échanges, les commerces divers. Nul ne peut prétendre vivre seul et demeurer au sein de sa propre citadelle sauf au risque de connaître l’autisme, de se déréaliser, de plonger dans le bain acide de la folie. Mais qu’est-ce qui m’importe le plus ici ? Être un homme normal parmi les hommes normaux ? Être fou parmi les fous ? Être anonyme parmi les anonymes ? Être homme c’est, sans doute, tout ceci à la fois. Un jour la belle lumière, un autre jour les ombres qui envahissent tout, un autre le rubescent amour qui allume son feu et se donne comme possible éternité. Nous sommes des êtres que visite l’incomplétude, nous sommes des manuscrits aux signes parfois effacés, des pinceaux qui ne tracent plus sur la toile que quelques points illisibles, si proches d’un néant !

   Voici les idées qui me visitent depuis cette altitude qui me tient lieu, métaphoriquement, de pensée claire alors que la rue, tout en bas, ne connaîtrait que les ombres et des réflexions souterraines, non encore parvenues à leur éclosion. Oui, toujours la foule semble se donner comme lieu d’une éternelle confusion. Bien plutôt que de présenter un visage d’universalité auquel elle paraîtrait pouvoir prétendre, c’est l’exact contraire qui se manifeste, un agrégat d’individualités, une grappe d’œufs compacte au sein de laquelle chacun vit en autarcie, de sa propre substance, sans même s’apercevoir que des présences homologues les frôlent, qu’elles ont aussi une prétention à exister, à espérer, à prospérer et c’est bien là le lot de toute humanité logée en chacun que de concourir à élever sa propre statue, à condition seulement que cette œuvre de sculpture individuelle se fasse dans la reconnaissance de l’Autre, dans la concorde. Car, bien évidemment, la vie suppose une éthique ou bien elle ne fait que végéter dans les sombres marigots de l’égoïsme. Tout ceci était à dire en tant que préalable à un exposé des motifs qui, au titre de la soi-disant ‘modernité’, traversent l’homme de telle ou de telle manière, avec des chatoiements, mais aussi avec de sombres et inquiétantes lueurs. L’humanisme est parfois devenu une telle abstraction que l’on se questionne sur son existence passée, sur les sédiments qui demeurent encore dans l’esprit et les actions des Vivants. Le plus souvent une simple empreinte se diluant parmi les complexités et les désirs multiples, bigarrés du monde.

   " Qu'il est dangereux de se mettre à la fenêtre et qu'il est difficile d'être heureux dans cette vie ! "

   Ma fenêtre, ouverte sur le paysage de la ville, m’offre de bien étranges spectacles. Les façades des immeubles sont grises. Les belles architectures haussmanniennes sont rongées par une lèpre inquiétante. Il faut dire, les pluies acides ne font guère bon ménage avec les blocs de calcaire. Peut-être, un jour, tout ceci ne sera plus qu’une manière d’effervescence pareille au fragment de gypse éprouvant sa dernière heure dans le bain corrosif qui en dissout la substance. Les balustres qui délimitent mon balcon s’amenuisent de jour en jour si bien que je ne m’y appuie guère de peur de chuter. Tout est si fragile dans cet air qui paraît devoir ruiner tout ce qui lui est confié, aussi bien les habitats, les arbres, l’eau des fleuves et des canaux. Ce sont les arbres, ces natures si généreuses, si disponibles, qui m’inspirent la plus vive inquiétude. Souvent je me rends au Jardin du Luxembourg pour y trouver quelque repos. La plupart du temps je m’installe sur un banc, sous les larges frondaisons, lisant, dans ce clair-obscur, les pages sans pareilles des ‘Promenades du rêveur solitaire’ ou bien quelques pensées humanistes contenues dans ‘Les Essais’ de Montaigne. C’est alors un grand bonheur de cheminer de concert avec ces grands esprits, de méditer tout en laissant ma vue se perdre parmi les frondaisons des arbres de Judée, des micocouliers, des ginkgo biloba, sous les voûtes séculaires des hauts platanes. Seulement ces géants végétaux font triste mine. Leurs écorces se délitent, de grandes plaques de moisissure couvrent leurs branches, certains de leurs rameaux se dessèchent, les racines, parfois aériennes, semblent torturées d’un bien étrange mal, comme si elles étaient les métaphores d’une existence toujours contrariée, plongeant dans le sol même de l’incompréhension.

   Qu’a donc fait l’homme à ces arbres pour que leur santé soit ainsi compromise ? Oui, je dis bien l’homme, son activité effrénée, sa cupidité sans borne qui le pousse à toujours entreprendre davantage, à condamner la Nature au profit des seules activités techniques, à édifier de vastes dalles de ciment qui couvrent la terre et la dépossèdent de ses biens les plus précieux : l’air, le soleil, la pluie. Qu’a donc fait l’homme que nul repentir ne semble atteindre, que nulle ‘conscience malheureuse’ ne paraît affecter ? Combien certains gestes seraient salvateurs qui mettraient, en lieu et place de cet affairement effréné, le chapitre d’un livre, les vers d’un poème, la profondeur d’un essai !

   Mais, je sais. Mes Amis me disent rêveur, idéaliste, sans doute, à leurs yeux, non des défauts, il en est de bien plus graves, mais une inclination à mettre le réel entre parenthèse, à lui substituer le ‘principe de plaisir’. Oui, combien ils ont raison ! Oui, combien il me plairait de vivre selon mes penchants, de cueillir ici une fleur, là de lire les vers d’une ode, d’écouter les arpèges d’une fugue, de goûter le nectar d’un ouvrage se donnant comme direction pour la conscience, comme esthétique d’une existence ! Penser ceci, à notre époque de relativisme absolu, loin de convaincre, passe bien plutôt pour une activité suspecte, un passéisme actif, le recours à une bluette romantique se diluant dans les eaux dolentes de jadis, ce temps qui fut, ne reviendra, entretient seulement en l’âme cette nostalgie qui l’englue en de bien tristes souvenances.

   Oui, c’est ainsi, une image d’un supposé ‘progrès’ postule la vitesse, ‘l’aller-toujours-de-l’avant’, les projets multiples, une ivresse d’être, une dévotion hystérique à la mode, un style de vie en lieu et place de la vie en son essence la plus conforme. Temps de certitudes faciles. Temps de surface où plus rien n’apparaît des choses en leur pureté originelle. Temps de ‘poudre aux yeux’ et de ‘miroirs aux alouettes’, temps qui pousse aux lieux communs plutôt que de chercher à inventer une règle de conduite qui, en même temps, soit orientation vers une réflexion en profondeur de notre condition d’homme. Ecrire ceci a-t-il plus de valeur que celle du constat pessimiste (ou peut-être lucide, réaliste ?), plus de sens que de mettre au jour un langage à visée cathartique, de faire fleurir au bout de la plume le bouquet d’une simple joie, celle qui ferait l’économie de ces conduites par trop grégaires, moutonnières ? Le groupe, par opposition à l’individu, a le plus souvent tendance à se contenter de ses propres insuffisances, au motif simple qu’une addition de petits manquements vaut plus que de grandes vertus.

       " Qu'il est dangereux de se mettre à la fenêtre et qu'il est difficile d'être heureux dans cette vie ! "

   Oui, Voltaire a raison, cette haute conscience des Lumières qui disait, dans ‘Candide’, le danger de regarder à l’extérieur, la quasi-impossibilité d’être heureux, de s’accomplir, sinon dans la pure félicité, du moins dans une forme d’existence qui vaille la peine d’être expérimentée. Voltaire, certes homme mondain, mais homme de culture. Ici, la transition sera vite réalisée qui nous conduira vers la notion de culture ou du moins ce qu’il en reste. A la manière dont les arbres ont été attaqués par la violence du climat, les œuvres dites ‘culturelles’ connaissent une constante désaffection. Aux anthologies philosophiques, poétiques, littéraires, aux créations remarquables de l’art, on préfère le voyage lointain, le divertissement facile, le délassement télévisuel, la petite musique des Réseaux Sociaux, l’écran hypnotique de son Smartphone, la certitude vite acquise qui tient lieu et place d’information objective, rationnelle, longuement mûrie avant que d’être promue sous la forme de vérité qui lui convient, et celle-ci seulement.

   Nos temps modernes ont trop tendance à accorder une place excessive aux humeurs et variations multiples de la subjectivité, plutôt que de se confier aux exigences de l’objectivité. On en arrive ainsi à l’émiettement de ce qui est authentique pour n’en conserver qu’un multiple kaléidoscope, une fragmentation qui, ne parvenant plus à déboucher sur une synthèse appropriante, ne consiste plus qu’en de rapides opinions aussi légères qu’infécondes, quand elles ne sont dangereuses pour le fonctionnement de la démocratie. La rumeur, l’idée fausse, le ragot se positionnent en substitution des pensées raffermies par l’étude sérieuse de ses objets. On ne saurait bâtir une juste conscience des choses et du monde au gré de ces caprices, de ces fantaisies qui n’ont de valeur que la faible durée de leur clignotement.

   En matière d’éducation il devient chaque jour plus urgent d’adapter les jeunes psychologies à un exercice plus exigeant de leurs connaissances, faute de quoi la conscience végétant ne s’élèvera guère au-dessus des phénomènes qu’elle rencontre, les subissant bien plus qu’elle ne pourra être en mesure de les maîtriser. Ce ne sont nullement des paroles de Cassandre, il n’est que de regarder autour de soi les ravages occasionnés par l’inconscience généralisée, le peu d’attrait pour l’altérité, la paranoïa des egos aveuglés par leurs propres images. La mode des ‘selfies’ (recours nécessaire aux anglicismes !), témoigne de cet aveuglement du soi, de cette autoconstitution qui rayonne à l’entour des êtres comme leur aura la plus éblouissante. On n’est que ce que le ‘selfie’ dit de nous :  une simple apparence que le prochain ‘selfie’ effacera de sa terrible vacuité. La société médiatique est grosse de l’ensemencement qui, d’abord dessinera ses lézardes puis la détruira de l’intérieur, manière de logique implacable portant en elle-même les germes de sa propre destruction. Ceci est assez affligeant pour n’être pas développé au-delà de ce constat.

   Le présent est affecté de sombres silhouettes, le futur est illisible. Quant au passé il fait son faible feu au loin qui, bientôt, ne sera plus visible. « Oublieuse mémoire » disait le Poète. Oui, oublieuse au point qu’il semble qu’une amnésie partout effective ponce les souvenirs à blanc, il n’en demeure même pas l’épaisseur d’un regret. Ceci serait de peu d’importance si les enjeux de la mémoire ne devaient forger, à partir d’hier, les conduites de demain. Il n’est pas indifférent que des millions de combattants soient tombés au champ d’honneur. Les reconnaître, saluer leur courage et leur mérite, c’est tirer de l’Histoire les leçons dont notre conscience devrait s’armer afin que les erreurs de jadis ne puissent se renouveler. Les jeunes générations doivent se pencher sur ces destins sacrifiés, non seulement comme s’ils s’inclinaient devant d’abstraites idoles, mais comme s’il allait du futur de leur chair, de l’enjeu de leur âme de simplement les honorer. Comment, aujourd’hui, la Shoah, les pogroms, l’extermination programmée de tout un peuple, les images des corps décharnés d’Auschwitz peuvent-ils s’absenter des pensées ? Comment l’horreur absolue peut-elle se dissoudre dans les sombres couloirs de l’Histoire ?

    Comment peut-on vivre et demeurer dans sa posture d’homme sans que notre statue ne vacille et que ne s’effondre un monde prenant l’eau de toutes parts ? Oui, c’est d’un naufrage de l’humain dont il est question, de la condamnation irrémédiable d’une essence qui nous détermine et nous singularise parmi la constellation du vivant. Nous ne pouvons accepter que notre nature diffère de ce qu’elle est en son fond, ne devienne semblable au halo d’une pierre, à l’ombre portée d’un végétal dans le silence d’une combe emplie d’ombre. " Qu'il est dangereux de se mettre à la fenêtre’ et de regarder sans ciller notre propre visage. Est-ce le goût du risque ? Une affinité avec le tragique ? Un penchant pour la méditation métaphysique ? Peu importe le motif. Se mettre à la fenêtre et regarder le spectacle du monde est déjà une tâche presque surhumaine. Dénoncer les travers humains est ressenti à la manière d’une provocation. Il est si bon de s’enfoncer dans le duvet des certitudes, de se protéger du vent, de se recroqueviller dans le cocon de son amnésie. « Indignez-vous », disait le diplomate Stéphane Hessel et ceci ne signifiait nullement que cette indignation avait pour objet d’enrayer quelque mal personnel mais de se mobiliser contre le Mal Majuscule qui hante depuis toujours la conscience humaine, dont l’œuvre de Dante nous donne quelques aperçus effrayants, fussent-ils littéraires, atténués par les vertus de l’art. Nous souffrons d’un déficit d’indignation. Nous préférons nous ruer vers la première distraction consumériste venue plutôt que de faire face à ce qui mine en sous-sol la pierre levée de l’humain. Elle gîte dangereusement et menace de rejoindre la terre qui, peut-être, un jour, sera son tombeau. « Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles », disait prophétiquement le Poète Paul Valéry. Depuis Rimbaud nous savons que le Poète est un Voyant, que ses visions se concrétisent toujours, que sa tristesse se transmue, le plus souvent, en effroi, celui des consciences lucides qui, depuis les Lumières, animent ceux qui savent ôter de leur regard la taie de cataracte qui obture communément les yeux des Existants.

   " Qu'il est dangereux de se mettre à la fenêtre et qu'il est difficile d'être heureux dans cette vie ! " Oui, ceci il nous faut nous le rendre constamment présent et n’en nullement faire le lieu d’une agréable comptine. Si vivre est faire, alors il importe que nos actes ne restituent nullement sur la scène contemporaine les errements d’hier. Serait-il impossible, à notre époque, de vivre selon les préceptes de l’humanisme, d’accorder une place au savoir provenant des Antiques, de reconnaître la valeur des Lettres (plutôt que celle des Nombres de notre civilisation cybernétique), de redonner place au livre, d’améliorer le sort du monde, de réfléchir sur notre finitude ? Les Renaissants, déjà au XIV° siècle, en étaient capables, n’en pourrions-nous réitérer la forme aujourd’hui ?

   Notre monde actuel souffre d’un déficit de spiritualité, la place des religions régresse, un matérialisme partout présent envahit les façons de vivre. Par ‘spirituel’, je n’entends nullement une quelconque génuflexion devant un hypothétique Dieu que les hommes ont inventé. Je suis personnellement athée et ne supporte guère le dogme des religions, pas plus que je n’admets les dogmes philosophiques, politiques, sociaux et autres. Certains ‘philosophes’ médiatiques partent en croisade contre les religions. Ceci est une posture contraire aux missions de la philosophie. Qu’à titre personnel un ‘soi-disant philosophe’ ait maille à partir avec l’institution catholique ou autre, ceci est son problème individuel qui, en aucun cas, ne saurait avoir valeur universelle. L’attitude la plus conforme au statut de Chercheur consiste en une posture d’objectivité, non à brandir un quelconque anathème en direction d’une culture, d’une foi, d’une croyance. C’est une liberté essentielle que de choisir en conscience la voie qui conduit à soi. Elle peut emprunter le chemin d’une philosophie particulière, d’une gnose, d’un ésotérisme, de la raison pure, d’une croyance en ses multiples postures. Condamner ceci par avance n’est pas un acte d’Intellectuel, seulement la profession de foi reposant sur une opinion, à savoir le plus bas degré de la pensée. On ne peut établir une réflexion, fonder un jugement sur la seule foi d’un a priori, d’une subjectivité inspirée de motifs strictement liés à ses propres centres d’intérêt, si ce n’est à ses obsessions. Trop de vérités actuelles ne sont que des pétitions de principe d’un ego empêtré dans ses propres problèmes !

   Donc le Spirituel. Mais avant d’aller plus loin, qu’il me soit permis de citer une longue partie de l’article paru en octobre 2017, dans ‘Libération’, sous la plume de Roland Gori, Psychanalyste. Les idées qui y sont contenues traduisent avec exactitude, à mon sens, l’actuelle détresse qui affecte les hommes et les femmes de ce XXI° siècle naissant :

   « André Malraux avait eu cette intuition prophétique : « Je pense que la tâche du prochain siècle, en face de la plus terrible menace qu’ait connu l’humanité, va être d’y réintégrer les dieux. » Non sans avoir précédemment écrit : « depuis cinquante ans, la psychologie réintègre les démons dans l’homme. Tel est le bilan sérieux de la psychanalyse. » Il semble qu’aujourd’hui l’homo psychologicus évoqué par Malraux, l’homme de la réalité psychique et de la relation symbolique, ne fasse plus recette. L’humain s’est converti aux données du numérique, cette merveilleuse innovation technologique chargée de ré-enchanter un « monde sans esprit », un monde désacralisé par la froide raison technique, instrumentale d’une société régulée par les seuls critères « légitimes » du marché et de la technique. »

   Tout est dit de ce qui affecte l’humanité en son errance extrême. Malraux, dans sa phrase devenue célèbre, ne dit nullement comme cela a été souvent prétendu : « Le XXIe siècle sera religieux », ce qui aurait supposé le recours aux religions et, en définitive à Dieu. Or il est important de bien saisir la nuance existante entre ‘Dieu’ et ‘les dieux’. Dieu fonctionne sous le régime du dogme, c'est-à-dire de la foi sans contestation possible de cela même qui y est inscrit. Quant aux ‘dieux’ (prenons l’exemple du Panthéon grec), si l’attitude envers eux peut être dite globalement ‘religieuse’, elle fait davantage signe en direction de la mythologie, autrement dit, selon la définition du dictionnaire de « l’Histoire fabuleuse des dieux, des demi-dieux, des héros de l'Antiquité païenne. » Ici il est aisé de comprendre qu’il s’agit de la narration imaginaire de faits supposément vrais ayant pour but, en réalité, de lier le destin d’un peuple autour d’une histoire dans laquelle il se reconnaît et peut se projeter dans l’avenir commun de ses différentes composantes. La mythologie agit donc à la façon d’une légende, d’un récit fantastique, d’un fait littéraire, patrimoine insécable d’une communauté qui le reconnaît en tant que son archéologie. Donc ici, c’est bien plus le versant spirituel qui est affirmé en tant qu’activité de l’imaginaire, que la croyance qui supposerait l’adhésion à un corpus de valeurs imposées. Formulé autrement, le mythe serait libre d’être reçu de telle ou de telle manière, alors que le religieux s’imposerait de facto comme la chose à penser qui ne tolèrerait nul écart. Ce que le spirituel donnerait dans la positivité, la religion le retirerait et traduirait le visage de la négativité.

   Non, l’intelligence artificielle (curieuse dénomination pour l’intelligence, ce fait hautement humain, de se voir attribuer le prédicat ‘d’artificiel’ !), la galaxie cybernétique, l’univers des Réseaux Sociaux, le déferlement des téléphonies virtuelles n’accroissent nullement la qualité des relations humaines, ni ne contribuent à l’édification d’une nouvelle voie de la connaissance. Bien à l’opposé, ces supports techniques pervertissent tout à la fois la spontanéité des échanges, la richesse du contact ‘naturel’, la chaude effusion, l’épiphanie sans distance du visage de l’Autre. Il faut être de mauvaise foi pour prétendre le contraire mais il est vrai que dans l’ambiance générale des ‘fausses informations’ les arguments rationnels ont bien du mal à se frayer une voie. En ces temps de disette intellectuelle, l’irrationnel, l’infondé, l’épidermique ont pignon sur rue à tel point que la nouvelle concoctée dans les arrière-boutiques des complotistes et autres conspirationnistes possède plus de valeur que les pensées émises par des experts en leurs propres domaines.

   Ceci est si affligeant qu’il convient de l’oublier bien vite et de relire avec le plus vif intérêt les grands noms des Lumières, Voltaire, Rousseau, Diderot, D’Alembert. Une seule page du ‘Neveu de Rameau’ vaut bien plus qu’une montagne d’opinions qui n’ont pour elles que d’être des non-pensées, des croyances primaires, archaïques, quand elles ne sont des entreprises de démolition de l’humain. Ceci il faut le dire avec force, surtout si les Complotistes peuvent l’entendre. Ils n’ont que la puissance des faibles qui répandent leurs propres ‘vérités’ au mépris de l’humain, préférant proférer des anathèmes contre tous ceux qui oseraient mettre en doute leur parole. Cette parole de pacotille qui distille son venin à l’envi à qui veut bien l’entendre. Être humain est être responsable de sa propre pensée, de ses discours, de ses actes. De quoi témoignent-ils ceux qui, par pure bêtise, profèrent à longueur de journée des rumeurs de songe-creux ? Existent-ils au moins ? Ne sont-ils de pures émanations de la galaxie virtuelle ? Peuvent-ils au moins se hisser une coudée au-dessus de leur propre chaos ?

    " Qu'il est dangereux de se mettre à la fenêtre et qu'il est difficile d'être heureux dans cette vie ! " Bien vite je vais refermer la fenêtre. Non pour oublier le monde, non pour biffer la présence humaine. Seulement pour méditer à leur sujet et déplier, si possible, la bannière de l’espoir. Nous avons tellement besoin qu’elle se déploie et nous maintienne dans notre posture humaine, rien qu’humaine !

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9 novembre 2020 1 09 /11 /novembre /2020 09:12
Gris unité

                                                          « Ireland »

                                          Photographie : Gilles Molinier

 

 

 

  

    Comment mieux dire

 

   Comment mieux dire l’Irlande que dans cette sublime empreinte grise ? Juste un voile, juste un effleurement. Un ton monocorde. Charme de ces voix au seuil d’un dire, en réserve de l’événement. Plus souffle que parole. Plus intention qu’action. Plus invite à la méditation qu’à la rhétorique bavarde qui annulerait tout au seul bénéfice de son paraître. Tout est compris dans le gris. Tout y entre. Tout en sort. Il n’y a pas de couleurs dans ce Pays nécessaire, dans ce Pays ultime au bord d’un vertige, tout près d’un évanouissement. Comment, du reste, pourrait-il y avoir diversion, divertissement sauf à annuler ce cœur de pierre, à abattre ces brumes, à effacer ce rideau de pluie, cette feuillure de l’âme, sa teinte originelle, sa tonalité essentielle ? Pourrait-on seulement imaginer cet immuable paysage fardé de rouge, poudré de bleu, maquillé d’un rose chair, déguisé sous les assauts d’une meute polychrome ? Pourrait-on y voir autre chose que cette belle et indéfinissable unité qui rassemble tout dans une même harmonie ? Il faut demeurer en soi dans la seule habitation possible, celle d’une fugue qui ne saurait se faire symphonie, se muer en verbiage au gré duquel rien de profond ne peut avoir lieu, établir son site, sauf le discours pour lui-même advenu.

 

   Trois unités

  

   A la rigueur nous pourrions convoquer la règle classique des trois unités dont la tragédie est l’exacte mise en musique : Action - Temps - Lieu. Et ce qui est remarquable ici c’est que cette ressource pourrait être portée à son acmé tellement la rigueur de la scène qui s’offre laisse peu de place à quelque improvisation qui viendrait en troubler la subtile harmonie. Une triple unité fondue en un creuset si étroit qu’elle finit par devenir transparente, coalescente au rocher, au nuage, à l’eau étale qui ne profère rien et demeure.

  Si peu d’Action : les nuages sont amassés dans leurs pelotes, on dirait des chenilles processionnaires au repos dans leur chrysalide blanche à la consistance de coton. L’eau glisse en elle-même pareille à une mélodie inaudible qui tutoierait le silence des abysses. Les rochers sont de mutiques pachydermes endormis pour l’éternité.

   Si peu de Temps : ici tout devient impalpable, immobile, tout se dissout dans l’instant, dans la pure présence. Ici le temps fait halte dans son immémoriale gangue géologique. Ici l’heure n’entraîne plus aucune chute dans la gorge étroite du sablier. Grains de mica en suspens, gorgés d’une lumière intérieure qui infuse dans le simple recueil de l’être en sa constante dissimulation. L’eau dans la clepsydre est cette lagune pareille à ce bras de mer échoué au rivage des choses sans même qu’en elle ne s’éclaire la conscience d’un tel attouchement, d’une réalité presque intangible à force d’immuabilité.

  Si peu de Lieu : pour la simple raison qu’un tel lieu de beauté comprend tous les autres. Voir ce paysage, c’est aussi voir l’arbre décharné, cette sculpture minérale, en haut de son mur de pierres à Ballyvaughan. Voir les damiers de rochers usés, ses profonds sillons sur les rivages de Doolin. Voir la presqu’île noire plantée comme une dague dans les eaux translucides de Port Magee. Toute l’Irlande en un seul lieu : voilà la magie !

 

   Juste harmonie

 

   Haut paysage dont l’esthétique paraît se conformer à une invisible injonction. Or la sublimité de toute règle consiste en son constant dépassement de telle sorte que, parvenue à sa plus grande amplitude, au déploiement de son phénomène, soudain elle consente à se dissoudre dans l’essentialité de son être, à savoir devenir principe indépassable, origine, pur lieu de rassemblement de ses différents sens en une prodigieuse apparence dont le silence est  fondement dernier. Ici, face à la vérité sans partage d’une évidence, d’une juste harmonie, l’on pourrait demeurer muets et regarder longuement, amenant en soi, dans le pli le plus intime de qui nous sommes, cette inépuisable source de joie. La Nature, lorsqu’elle transcende le réel en est, sans doute, la plus habile dispensatrice qui se puisse imaginer.

 

   Eprouver à haute voix

 

   Mais rien ne nous retient d’éprouver à haute voix, de chanter, de murmurer, de décrire. Les nuages sont haut placés dans le ciel. Ils glissent sur place. Ils font leurs lourdes congères de neige, leur bruissement d’écume. Quelques moraines noires s’y glissent pareilles à des ponctuations, à des voix menues qui dépasseraient tout juste du silence. Le temps est posé et son aile immense flotte à l’horizon avec la douce insistance d’une œuvre en accomplissement, une sortie des limbes sur la pointe des pieds, un cillement d’yeux au-dessus du mystère du monde. L’eau touche les nuages. Elle est une plaque de plomb lourd aux reflets de mercure, aux blanches oscillations, aux traînées de comète sur le ciel qui vacille et ne dit son nom que dans la retenue.

   Aux hommes qui sont loin il faut laisser la paix du sommeil, l’ouate légère du rêve, l’heure d’amour avant que le jour ne déchire les illusions, n’entame de son scalpel le cercle de l’imaginaire. Hauts, lourds, grands sont les rochers dans leur éloquence sombre, dans leur surrection au plein du discret et du demeuré vacant. Ils sont les figures tutélaires du lieu, leur mémoire, la puissance tranquille de leur nécessité. Nécessaires comme l’air pour respirer, l’eau pour se désaltérer, les yeux pour voir. Ôtez-les par la pensée et il ne demeure qu’une vaste désolation, un désert privé de sable, des dunes effondrées que balaie la violence de l’harmattan.

   Ils rythment. Ils ponctuent. Ils sont ceux qui déclament nuitamment en leur sein de lave et de furie ancienne. Ils sont les témoins d’une lutte immémoriale des éléments. Ils sont les bâtisseurs qui anticipent la terre, les modeleurs de glaise, ceux qui façonnent le paysage et lui donnent corps. Cependant ils sont échoués tels des animaux marins, des squales parvenus à l’endroit de leur retraite, au terme de leur navigation. Ils sont le cirque où, bientôt, résonnera la parole des Existants que le vent emportera bien plus loin que ne le laisseraient supposer leurs tremblantes silhouettes.

 

    Nature en sa royauté

 

   SEUL. Ne peuvent-être seuls que l’animal en sa tanière, le dieu en son empyrée, la Nature en sa royauté. Oui, Nature est Reine et n’a nul besoin d’une cour, de serviteurs empressés, d’une légion de courtisans assistant à sa toilette, à ses repas, à son endormissement. Nature est grande. Infiniment. Seule au sein de son royaume.

   Seuls les Hommes veulent être entourés, les Femmes choyées. Il en est ainsi de l’humaine condition. Toujours l’amitié, la camaraderie, l’amour à l’horizon de l’être. Jamais hommes et femmes ne peuvent demeurer sans entourage, faisant l’économie de l’amicalité, du sentiment qui réchauffe le cœur, de la main qui flatte et caresse, apaise et réconforte. Hommes, femmes dépendent les uns des autres. Nulle humanité sans communauté, sans instinct grégaire, sans regroupement au sein du clan, de la meute, du troupeau.  

 

    Essentielle minéralité

 

   Nature est seule, autonome, fondatrice de sa propre unité. Certes le rocher est en rapport avec le nuage avec l’eau avec l’air. Mais aucune volonté, aucune intention à ceci. Un juste cosmos qui assemble les choses, les désunit parfois, les relie toujours dans le chant inouï de la Terre. Ce paysage tire sa force de sa seule présence, de sa singulière manifestation. Tout y est assemblé avec précision comme si rien ne pouvait en être ôté qu’au risque d’y introduire une fracture, une faille par où se glisseraient le début d’une polémique, peut-être l’origine d’une diaspora.

   Sans doute est-ce le regard de l’homme qui synthétise le divers, le réunit dans une compréhension rationnelle, l’inclut dans un concept. Mais l’observation de l’homme disparaissant, y aurait-il, pour autant, césure dans le grand ordonnancement du monde ? Certes non, à condition que nous voulions bien sortir de la mesure anthropocentrique dont nous pensons toujours qu’elle est l’alpha et l’oméga de tout ce qui mérite attention sous toutes les latitudes.

   La grande force de ce paysage réside sans doute dans son essentielle minéralité que vient rencontrer la nappe d’eau, le libre parcours du ciel. Grand bonheur, ici, que nulle entreprise humaine n’en soit venu troubler le magnifique assemblage. Quelque objet fabriqué y apparaîtrait-il et alors tout serait inquiété et alors l’équilibre en serait affecté. L’unité est cette perspective si réjouissante du réel qu’elle ne saurait souffrir d’exception qu’au prix de sa perte. Ceci nous ne pourrions l’envisager qu’avec douleur. Il faut à la Nature des espaces vierges. Infiniment vierges. Il en va de l’être de l’homme à assurer pleinement son essence !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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7 novembre 2020 6 07 /11 /novembre /2020 08:53
Petite mythologie cavernicole.

Source : Les souterrains du vieux château.

Grâne - Drôme.

 

   Ce qu’il faut voir, d’abord, c’est un village modeste, Beaulieu, perché en haut de sa falaise au-dessus de la Leyre, un groupe de maisons serrées à la façon d’un troupeau, la flèche de son église, les croix de son cimetière en haut de la colline. Mais ce sur quoi faire porter son attention : trois châteaux imposants dessinant un large triangle autour de Beaulieu. Le château des Térieux situé à quelques coudées de la rivière, larges bâtiments reliées par trois tours carrées; celui de Talcat dominant tout le paysage alentour depuis la crête où il laisse planer sa vue sur le large horizon ; enfin celui de Saint-Palisse, genre d’immense manoir qu’entoure une forêt de cèdres aux ramures imposantes. Trois lieux, trois façons d’imposer sa royauté, trois déclinaisons de ce que l’imaginaire pourrait avoir à dire si, d’aventure, il voulait bien se saisir de leur être ourlé de fantastique. C’est ainsi, toute demeure imposante et énigmatique, tout château, portent en eux les germes de leur propre fiction.

Autour de l’année 1955 qui va nous servir de point de repère pour explorer une mince aventure, il faut nous immerger dans une société rurale, simple, dont les loisirs, en dehors de la pêche et de la chasse, de quelques veillées au coin de l’âtre, se réduisent à leur plus simple expression et pour le gamin que j’étais, consistaient, avec la complicité de quelques camarades, à inventorier les richesses du village et de son environnement proche. Au-dessus de la rivière, dans une sorte de recoin abrité par un mince bosquet et une lande sauvage, à l’écart d’une maison abandonnée, un mince triangle de terre blanche que ne visitent guère que les papillons qui batifolent et quelques mulots à la course hésitante. Ce lieu, nous le parcourons à intervalles réguliers. Ce lieu, nous le découvrons aussi, logé dans le discours mystérieux des adultes. Dans le village, on dit qu’il est le point de départ d’un souterrain reliant les trois châteaux, étonnant cheminement dont la seule évocation n’est pas sans allumer, dans nos âmes disponibles, les feux de l’imaginaire. En effet, au milieu d’un terrain habité de mauvaises herbes, presque dissimulé à la vue, un trou que recouvrent de larges poutres de chêne dont les nervures signent l’âge déjà avancé. C’est avec un certain trouble mêlé d’une compréhensible excitation que nous en prenons acte, jetant parfois dans l’œil sombre quelques cailloux qui résonnent longuement et disparaissent dans un genre de clapotis, lequel semble en dire long sur le mystère du monde qui disparaît à notre vue, dont nous voudrions connaître les arcanes et les richesses labyrinthiques. Cependant, malgré une vive curiosité, jamais nous n’essaierons de franchir le seuil de cette anfractuosité qui repose sur au moins deux types d’obstacles : le poids conséquent des défenses de bois, l’abolition immédiate du rêve dont ces étranges gardiens assurent la pérennité.

Renonçant à franchir le Rubicon, il ne nous reste plus qu’à nous replier dans les ressources du songe. Cet âge de la préadolescence ne manque pas de s’y réfugier volontiers. L’endiguer est même une nécessité de manière à ce que quelques images signifiantes puissent flotter au-dessus des déferlantes. Au retour de mes longues pérégrinations campagnardes sur la lande déserte, le soir, dans la « chambre du milieu », avant que le sommeil ne m’entraîne avec lui, combien de rêves éveillés me visitent, plus réels que le réel lui-même.

La lande est là, avec sa blancheur, pareille à une neige immaculée qui attendrait les premiers pas afin qu’une histoire commence. Les poutres s’effacent comme par enchantement, me laissant là, au bord du gouffre, cœur battant, mains moites, gorge serrée comme à l’orée d’une découverte inouïe. Heureusement, avec moi, j’ai emporté « un de ces bouts de ficelle trempés dans la résine qu’on appelle rats de cave » et à la façon de Gavroche s’engageant dans le ventre de « l’éléphant de quarante pieds (…) qu’on voyait encore dans l’angle sud-est de la place de la Bastille », je descends dans le ventre du monstre qu’éclaire avaricieusement le rat de cave. Des ombres mobiles et inquiétantes longent le boyau d’argile et de pierre mais, aussi intrépide et affranchi que le petit héros des Misérables, je progresse à la faveur d’une lumière chancelante, tout à la joie de la découverte. Oh, les êtres cavernicoles, araignées, cloportes et autres chauve-souris ne me troublent guère, tout à la joie de contempler ce ventre de la terre qui fascine tant les hommes.

La voûte est basse et l’on aperçoit les coups de pics qui l’ont grossièrement taillée. Le goulet est sinueux avec, parfois, de minuscules mares, des marches taillées dans le calcaire, des descentes vers ce qui paraît être un puits sans fond. Et le silence, l’infini silence qui siffle aux oreilles et se mêle aux coups de gong du cœur. On a beau être Gavroche, on a beau se dire dans l’antre vide de sa tête « calmez-vous, les momignards », comme si l’on parlait à cette bande de froussards de la Primaire, on ressent comme un creux au ventre et les jambes sont prises de doute. Mais le spectacle est là qu’on ne cèderait pour rien au monde, pas même pour un sac de billes avec des calots multicolores. Voici une rotonde avec ses trois départs, sans doute l’un en direction du Château des Térieux - le souterrain passe forcément sous le lit de la rivière ; l’autre vers la gauche part en pente douce vers Saint-Palisse, au travers d’éboulis de pierres blanches, enfin le dernier grimpe en une volée de marches pour rejoindre le point élevé de Talcat où, par temps clair, se laisse deviner le profil des « pechs » alentour qui rythment le paysage de leurs plateaux semés de chênes. Jouer le petit goguenard de la fiction de Hugo, voudrait qu’on explore, successivement, les trois galeries. Mais, pour aujourd’hui, une seule suffira. Saint-Palisse se laisse désigner comme la seule issue possible, la plus longue aussi.

Progresser dans une manière de crépuscule cerné d’ombres grises est une épreuve mais à quoi ne se confronterait-on pas pour découvrir cet invisible qui court, là, à quelques pieds sous terre alors même que les existants qui en foulent le sol ne se doutent de rien ? Parfois, la mèche brasille, jetant ici et là de fantomatiques silhouettes. Puis, soudain, dans le calme du souterrain, comme une petite musique qui viendrait de très loin, nocturne, pareille à des grelots, au rythme d’une ronde enfantine. Ne manquent plus que des chants aériens et l’on serait le spectateur de quelque veillée nocturne, peut-être un feu de la Saint-Jean avec le rire de gamins bondissant au-dessus des gerbes d’étincelles. Bientôt une mince éminence de terre que borde un barrage de moraines. Bientôt une salle assez vaste, au haut plafond d’où semblent s’écouler de longues stalactites dont une goutte d’eau fait briller la pointe à la façon d’un diamant. Ici, au bord du lac aux eaux dormantes, pures comme du cristal, la lumière semble venir de l’eau, gagner les falaises de calcite blanche où elle allume sa symphonie de clair-obscur. Alors, devant le spectacle éblouissant qui s’ouvre à mes yeux étonnés, le Gavroche effronté que je suis censé être devient une simple petite chose fascinée par le miracle du jour. De toutes les directions proviennent de minces filets d’eau qui glissent en silence. La forêt de stalagmites dessine un genre de résille au travers de laquelle le monde s’annonce avec une étrange beauté. Comment pouvait-on savoir, qu’à quelques lieues de Beaulieu, dans le silence des terres lourdes, dormait une pareille merveille ? Sauf ceux, les lointains ancêtres qui avaient creusé le boyau à la force de leurs mains, sans doute de braves serfs au service d’un puissant seigneur. Venant de la droite, un bruit de cascade. Un ruisseau traverse de part en part la grotte. J’en remonte le cours jusqu’à son extrémité, là où le chemin d’eau s’enfonce dans un tunnel de lumière. Par le trou de faible dimension dont le ruisseau provient, j’aperçois, un peu ébloui, quelques arbres, des saules, un pré humide où s’agitent quelques fritillaires sous la poussée d’un vent printanier, un chemin de castine blanche qui monte vers une maison en ruine. Mais, oui, cette eau qui traverse le mince lac, c’est l’eau de la Mascareigne, ce ruisseau où, avec les autres garnements, l’on vient pêcher les goujons el les ablettes. Ce ruisseau qui, subitement disparaît sous terre pour ressortir, bien plus loin, au milieu des herbes humides avant de se jeter dans la Leyre. Du côté gauche de la grotte, un genre de bâti grossier, de forme cylindrique, constitué de pierres moussues. A sa base, une ouverture ronde dans laquelle je ne tarde pas à m’introduire, apercevant, tout là haut, un cercle plus clair surmonté d’un triangle plus sombre, sans doute de vieilles tuiles. Une échelle aux barreaux rouillés. Je me hisse dans le long goulet de pierre, arrive bientôt à la hauteur d’une margelle tapissée de mousse et de lierre. Je cligne des yeux sous la clarté, alors que mon rat de cave vient d’expirer dans le sursaut d’une dernière combustion. Le jour a baissé et la vue est incertaine. C’est bien d’un sombre puits que Gavroche vient de s’extraire, tout à l’étonnement de se retrouver à l’air libre. L’horizon du puits est cerné de hauts bâtiments sur lesquels plane l’ombre majestueuse de grands cèdres. Une tour d’angle, une large façade blanche lissée d’une pâle lueur, l’éclat de la Lune dans un ciel constellé d’étoiles. Me voici donc dans la cour du Château de Saint-Palisse. A l’étage, une fenêtre à meneaux est éclairée de l’intérieur par ce qui semble être une flamme discrète, peut-être celle d’une simple bougie. Sur la cour pavée j’avance doucement, évitant de faire du bruit, d’attirer l’attention. Le porche s’ouvrant sur la nuit, enfin, la minuscule route à emprunter pour rejoindre Beaulieu. Entre les frondaisons des grands arbres, j’aperçois au loin les maisons du village qui semblent dormir tout au bord de la falaise que longe la Leyre dans son ruban d’argent. Pas plus tard que demain, je sonnerai le rassemblement de mes habituels compagnons, Touguy, Jouanès, Rabol, Lincato et, tous ensemble nous reviendrons explorer le monde des merveilles. Nous emporterons de quoi manger, quelques couvertures, plusieurs rats de cave, des briquets et, le soir, après avoir déniché quelques trésors, nous nous allongerons au bord du lac aux eaux claires. Alors moi, Gavroche, dirai à mes compagnons aux paupières bouffies de fatigue : « Maintenant, pioncez ! Je vas supprimer le candélabre.»

Voilà donc ce qu’était cette « petite mythologie cavernicole » qui hantait mes rêves d’enfant, tout comme elle agitait les autres têtes brunes et blondes de la Primaire, tout comme elle faisait bruire les lèvres des anciens, au coin de la cheminée, heureux de disparaître dans le bonheur du songe et de nous y inviter l’espace d’une courte histoire.

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Published by Blanc Seing - dans Petites Madeleines
6 novembre 2020 5 06 /11 /novembre /2020 09:58
D’une chair l’autre

 

François Dupuis

 

***

 

   Nous visons l’œuvre et nous la pensons d’emblée contenir tous les sèmes qui la définissent. Comme si l’entièreté de sa rhétorique se limitait au cadre qui l’enclot et totalise son être. Mais le réel pictural est bien différent de cette vue qui le réduirait à n’être que ceci qui vient au phénomène face à notre propre présence. Il faut un empan de signification plus large qui le contextualise et le place parmi une constellation d’autres signes. Cette toile que je nommerai, avec l’indulgence de l’Artiste ‘Chair 1’, fera nécessairement signe en direction d’autres que nous pourrions définir comme ‘Chair 2’, ‘Chair 3’ et ainsi de suite jusqu’à un possible épuisement du sens. C’est donc, non seulement en elle que nous devons chercher ses déterminations, mais aussi en dehors, dans des perspectives spatiales et temporelles plus étendues. Rien n’est jamais soi en ses propres limites, tout est toujours débordé par un halo, une aura dont nous ne percevrons la forme dissimulée qu’à aller la chercher là où elle se trouve.

 

   Chair dans sa teinte

 

   Toujours l’aspect en sa teinte dominante nous rencontre de façon initiale. Ainsi peut-on parler, à propos de l’Histoire de la peinture et singulièrement de celle de Picasso, de ‘période bleue’, de ‘période rose’, les notions mêmes de ‘bleu’ et de ‘rose’ ne se limitant au choix d’une touche colorée qui en constituerait la fin, mais pointant vers la mise en forme d’un paradigme formel aux multiples et riches ramifications. La palette de François Dupuis, telle qu’envisagée selon quelques unes de ses œuvres, je la nommerai ‘période brune’, tant le chromatisme est une variation autour de cette valeur. Je citerai pour mémoire, mais la liste n’est nullement exhaustive, les beiges, bruns, chaudron, tabac, feuille morte. Si l’on veut, une climatique automnale qui confère à cette peinture toute sa profondeur et son mystère. Parfois les feuilles mortes ne dévoilent qu’une partie de leur réalité, c’est donc à nous de combler la part manquante d’en saturer le sens afin que nous n’éludions le contenu en sa plus évidente positivité. Mais, avant de développer, il convient de décrire afin de circonscrire à l’aune d’un premier regard ce qui peut l’être. ‘Chair 1’ se donne à la manière d’une variation subtile sur des coloris qui s’enchâssent l’un l’autre, jouent selon une complémentarité, une harmonie. Il n’y a nul écart de ton au gré duquel pourrait paraître une césure, pire s’annoncer une rupture. Ici tout se donne de soi dans la mesure et la pudeur. Comme si l’évanescence des choses de la nature morte était le motif essentiel à communiquer, à offrir dans l’à peine irisation, le tremblement contenu. Nécessité d’un flottement que la touche d’une brosse généreuse en matière porterait au relief. Manière de voilement/retrait si l’on voulait employer les termes familiers à l’approche phénoménologique. Oui, car ce qui se montre semble aussitôt se retirer dans le silence de son être. La coquille au premier plan accroche la lumière mais la laisse glisser sur le granuleux de la table, la laisse se diffuser à l’ensemble de la composition. Ainsi se dégage la fragrance d’un luxe contenu. Ainsi nous sommes conviés à goûter l’infinie beauté du simple. Et nous sommes hélés vers d’autres œuvres qui jouent en mode complémentaire, identiquement à des harmoniques se développant autour d’un thème fondamental.

 

   ‘Chair 2’

D’une chair l’autre

François Dupuis

 

 

   Ce ‘Nu au fauteuil’ (nommons-le ainsi), rejoint en quelque manière la posture automnale de la nature morte. Les teintes y sont identiques, certes plus ombrées, semées de touches plus légères mais c’est une identique présence des ‘choses ‘qui s’y laisse lire. Mêmes effleurements délicats, même lumière poncée qui coule sur le corps, l’enduit d’une éphémère clarté. Même peinture du silence et de la méditation. Non de brusques affirmations, mais des suggestions, des invites à découvrir ce qui n’est jamais visible, à savoir une efflorescence intérieure qui ne fera résurgence qu’aux yeux attentifs, disposés à recevoir l’émergence souple d’une conscience. On pourrait demeurer des heures à contempler dans le doute heureux d’une lumière solsticiale, avant même que le somptueux hiver ne vienne tout recouvrir d’une palme blanche, peut-être un premier frimas qui, en quelque sorte, serait la retraite dont nous devrions disposer afin d’apercevoir l’essentiel. Nulle parole ne s’éléverait à l’intérieur de soi car les mots seraient impuissants à prononcer la mesure d’une juste faveur, d’un don destiné à emplir notre âme des plus intimes certitudes. A nous disposer face à ‘Chair 1’, ‘Chair 2’, nous sommes déjà dans une entente de nous comme si ces toiles avaient semé en notre propre corps les graines d’une heureuse plénitude.

   Mais il nous faut élargir le cercle, trouver d’autres polarités qui jouent en mode complémentaire car nous ne saurions nous satisfaire de demeurer auprès de ces œuvres sans qu’elles ne rayonnent au-delà de leur être propre.

D’une chair l’autre

   A cet effet il convient de mettre en relation ‘Chair1’ avec l’une des natures mortes de Giorgio Morandi. Bien évidemment ces deux interprétations du réel ne sont nullement superposables. Du reste, jamais deux œuvres ne le sont. Ce qui est à considérer ici, c’est, au-delà des formes et de la manière du traitement pictural, une climatique de nature convergente. Dans les deux toiles, les teintes sont douces, simples camaïeux qui tirent leur élégance d’une infime variation de la couleur. Geste automnal de la peinture aux ambiances chaudes. Elles font penser à la robe de la châtaigne sur son lit de feuilles mortes alors qu’une lumière crépusculaire les visite et les accomplit en totalité : on ne saurait mieux dire. Toute parole rajoutée serait de trop qui introduirait dans ce silence, dans cette ouate quelque chose de l’ordre d’une déchirure. Parfois les choses ont-elles à demeurer dans la trame souple de leur propre nature. C’est de là qu’elles rayonnent telles les singularités qu’elles sont.

 

   Chair dans sa structure

 

   La teinte était la préhension d’une visée immédiate. Une fois cette dernière décryptée, c’est la structure qui apparaît, que nous devons questionner. Comment ne pas la placer, cette œuvre,  en vis-à-vis de cette peinture de Jean Dubuffet tirée de ‘Messes de terre’ ? Il y a plus qu’une parenté dans le traitement de ce qui se donne comme ‘terre’. Si, indubitablement, le sol lui-même, apparaît de façon évidente dans la toile de Dubuffet, combien cette attache à la glaise fondatrice d’un sens agraire se montre chez François Dupuis ! Oui, la terre est la riche palette sur laquelle l’automne pose ses bucoliques teintes. Tout dans l’or et le cuivre, tout dans les valeurs d’un clair-obscur qui précède de peu la longue nuit hivernale. Automne, heure des labours, des terres retournées, des glèbes qui brillent au soleil, des mottes qui hérissent les champs, de la matière qui se donne à profusion. Alors, si ces peintures sont bien automnales, comment pourraient-elles faire l’économie de cette belle granulation qui se lève partout, annonçant le dernier chant de la Nature avant que tout ne tombe dans le sommeil de la froide saison ? Car la terre parle, car la terre profère son poème immensément matériel. La terre est compacte, ductile, infiniment malléable, préhensible, elle nous dit le réel en sa plus essentielle vérité. La terre ne ment pas. Elle se donne d’emblée comme l’élément qu’elle est, une profusion que rien n’épuise, un constant ressourcement sous la poussée des saisons. La terre est charnelle, infiniment charnelle. Sa texture est telle, son toucher ressemble au corps féminin en son plus généreux bourgeonnement.

D’une chair l’autre

C’est ceci qu’il faut lire, aussi bien dans le sol mouvementé de Dubuffet que dans celui, subtilement travaillé en son fond, chez François Dupuis. Certes ce dernier Artiste ne représente pas la terre en son premier degré de visibilité. Mais dans son second plan de surgissement formel. Le travail de la table, celui de la coquille sont des irisations telluriques, de minuscules séismes internes qui façonnent la matière depuis son intérieur, lui donnent corps, l’animent, la font paraître telle cette réalité que nous rencontrons, dont nous ne pouvons nier qu’elle soit ici, dans son projet le plus immédiat. C’est bien là la force d’une œuvre lorsque, maîtrisée, elle vient à nous avec sa figure infrangible, définitivement aboutie. Rajouter quoi que ce soit, ôter quoi que ce soit, ce serait tout simplement annuler la manière dont elle vient à nous. Elle vient nous dire l’être-des-choses par lequel le nôtre se justifie et trouve ses propres assises.

    Je repense, en cet instant, au beau livre consacré à l’œuvre de Per Kirkeby, ce géoloque-peintre ou ce peintre-géologue, puisque, aussi bien, ces deux statuts sont chez lui intimement réversibles. Le titre de ce livre en langue allemande ‘Die Welt ist material’, ‘Le monde est matériel’ en français. Certes, avant d’être quoi que ce soit d’autre, un imaginaire, une utopie, une poésie, une œuvre littéraire, un rêve, le monde est matériel. C’est bien là le prédicat qui lui convient le mieux en une première saisie physico-perceptive. Or, si ce monde existe selon sa substance, son substrat organique, ses accidents et reliefs divers, il faut bien que sa représentation se fasse géologique, physique, sensible, pareille au frisson sur la peau, au gonflement du désir, à la turgescence de la vie partout où elle pousse ses racines, déploie ses anneaux, déplie son architectonique. Que l’on nomme ce souci ‘réalisme’, ‘naturalisme’, ‘positivisme’ peu importe, ce sont la tension, la pousséée inhérentes à l’œuvre qui comptent, non un classement catégorial qui découle du seul concept au détriment de la sensibilité, de l’émotion, de la sensation. De la terre, ou de ce qui en tient lieu, nous ne voulons voir que sa germination, son fleurissement, nous ne voulons sentir en nous, dans le profond de notre chair, que la turbulence, le mouvement, l’effusion qui nous font hommes parmi cette nature qui nous accueille et demande qu’une complétude - l’Art pour ne pas le nommer -, nous installe dans l’exactitude de notre être. Qui se nomme ‘joie’, ‘plénitude’ ou bien ‘silence’, tant ces mots sont synonymes.

  

   Chair dans sa posture existentielle

 

   Si Dubuffet devait être convoqué afin que l’analyse de l’œuvre trouve de justes assises, Jean-Paul Sartre doit l’être aussi au motif que la toile possède aussi une silhouette ontologique. De l’être y est inclus, autrement dit du souci, de l’angoisse, de l’interrogation sur la vie, sa factualité, sa contingence. Car nous ne saurions regarder une œuvre et nous limiter à sa valeur de surface. La vérité, souvent, aime la profondeur, le crypté, le non immédiatement saisissable. Ce qui veut dire que ces teintes, ces granulations ne sont pas seulement des notations objectives au gré desquelles tout serait dit. D’autres paroles habitent le versant subliminal. Il nous est demandé, en tant qu’hommes, de les percevoir, d’en tirer des conséquences, peut-être un style de vie, une façon d’aimer, de voir les choses, peut-être même une éthique. Ici devient nécessaire, une fois encore, de citer le texte de Sartre extrait de ‘La nausée’, tellement les réflexions qui y sont contenues sont exactes pour comprendre l’essence de la modernité.

     Antoine Roquentin, le narrateur, assis sur un banc dans le Jardin de Bouville, fasciné par une racine de marronnier, tire de cette observation une des leçons essentielles qui vont traverser l’existentialisme : la notion de contingence.

   « Et puis voilà: tout d'un coup, c'était là, c'était clair comme le jour : l'existence s'était soudain dévoilée. Elle avait perdu son allure inoffensive de catégorie abstraite : c'était la pâte même des choses, cette racine était pétrie dans l'existence. Ou plutôt la racine, les grilles du jardin, le banc, le gazon rare de la pelouse, tout ça s'était évanoui : la diversité des choses, leur individualité n'était qu'une apparence, un vernis. Ce vernis avait fondu, il restait des masses monstrueuses et molles, en désordre - nues, d'une effrayante et obscène nudité. »

   Dans ce texte d’anthologie, j’ai accentué quelques mots et exressions qui me paraissent déterminants : « la pâte même des choses », « pétrie », « des masses monstrueuses et molles ». Ceci me paraît consonner avec cette peinture qui, avant tout, est travail sur la matière. Ces reliefs, ces vigoureux empâtements, ces minces excroissances, ces saillies peuvent être considérés comme l’équivalent pictural du lexique sartrien. Si l’on y regarde de près, si l’on observe à la loupe ces phénomènes têtus du réel, que nous disent-ils de différent que Sartre n’aurait déjà dit, à savoir « Or, aucun être nécessaire ne peut expliquer l'existence : la contingence n'est pas un faux semblant, une apparence qu'on peut dissiper; c'est l'absolu. » ? L’absolue nausée qui résulte de la rencontre avec ce qui est là posé sans raison, qui aurait pu avoir lieu ou non, tout comme nous qui ne sommes qu’un hasard posé à la face du monde. Car à bien regarder la matière, à s’immerger dans sa chair sans qu’une pensée heureuse, une modeste joie n’en viennent altérer la rigueur, alors c’est le nihilisme qui surgit avec sa charge de désespoir.

   Qu’ici, après une félicité évoquée à la rencontre de cette toile, vienne se superposer le nuage noir d’une tristesse n’est nullement contradictoire. Ceci résulte de l’adoption successive de deux niveaux de lecture. Un premier regard se surprend à s’expérimenter dans la cadre d’une émotion esthétique. C’est la beauté qui nous rencontre et nous soustrait, précisément, aux morsures de la contingence. En un second regard, c’est de profondeur dont il s’agit. Nous ne nous contentons plus d’appréhension esthétique mais questionnons l’existence en son fond. De la même manière que Roquentin était saisi de vertige à contempler la racine, le marronnier, les feuilles, nous sommes réquisitionnés à questionner l’abîme. Rien ne peut jamais être longtemps observé sans que ne surgisse sur la toile de fond de la conscience le pourquoi des choses. Pourquoi la racine ? Pourquoi la peinture ? Pourquoi la mienneté ? Pourquoi l’Art ?

   Mais je ne clorai nullement ce texte sur une note pessimiste. Cette œuvre est belle, tout comme le sont les propositions de Morandi, de Dubuffet, comme l’est la réflexion philosophique de Sartre. Ce qui fait la saveur de l’exister, ce sont bien ces constants passages d’une valeur à l’autre, d’une teinte à une autre, d’une climatique à une autre. Joie que remplace la tristesse, béatitude que grise une mélancolie, enthousiasme que trouble le doute. Nous sommes des êtres variables, infiniment soumis aux caprices du temps, aux régimes des vents, aux humeurs solaires irradiantes, aux éclipses, aux marées,  aux équinoxes, aux amours débordantes ou bien contrariées. Tel jour nous apprécions tel paysage qui, le lendemain, nous laisse indifférents. Tel jour nous aimerions avoir pour maîtresse la poésie, que la luxure supplante le jour qui suit. Nous sommes des êtres du paradoxe. Comment ne le serions-nous pas, nous qui dansons ééternellement entre Charybde et Scylla, qui faisons nos pas de funambules entre Eros et Thanatos ? Comment être dans la lumière et effacer l’ombre ? Lire, peindre, dessiner, aimer, marcher, travailler, méditer. Voilà où s’inscrit notre marche, où s’illustre notre humaine chorégraphie. De n’être pas libres, précisément, nous sommes infiniment libres !

 

 

 

 

 

 

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3 novembre 2020 2 03 /11 /novembre /2020 08:40
En chemin

« Le chemin le plus long

     est celui où l'on marche seul »

  Œuvre : Dongni Hou

 

***

 

 

Le chemin le plus long

 

Disait-elle

Et elle demeurait en silence

Sur le bord du cadre

Blanche dans sa pose virginale

Si peu affectée par les lunaisons

La chute du givre sur le lac

La fuite des jours

Sur l’infinie corolle de l’heure

La perte du soleil

Derrière l’adouci de la dune

 

Est celui où l'on marche seul 

 

Répondait Echo

Disaient les nuages aux lèvres d’albâtre

Répétaient les Oiseaux de Paradis

En leur élégante parure

Sussuraient les grillons

Aux noires tuniques

Depuis leurs trous

Où l’air stridulait pareil à

Une garnison

De lucanes cerfs-volants

 

 

Le chemin le plus long

 

Disait-elle

 

Est celui où l'on marche seul 

 

Répondait Echo

 

 Et Blanche en sa stupeur

De Jeune Apparition

Tendait l’oreille

Mais Echo ne lui renvoyait

Rien d’autre que sa propre image

Narcisse en sa boîte

Esseulée en sa pure présence

Cet à peine paraître

Dont elle était

Le touchant lumignon

L’étincelle venue

Du plus lointain des âges

Une beauté en soi

Qui n’avait nul besoin

De faire effraction

Dans le Monde

 

***

À elle seule elle était

Presqu’île Île Continent

Elle était Cosmos ordonné

Ciel d’Etoiles

Et de brillantes Planètes

Elle était qui elle était

En son unique splendeur

 

Le chemin le plus long

est celui où l'on marche seul 

 

Elle marchait en elle

Au devant d’elle

Derrière elle

À côté d’elle

Dans toutes les voies

De l’espace

Car elle était

Une

&

Multiple

Avançant dans les belles contrées

De la Terre

Cette Disposée à bien être

N’épuisait jamais les formes

Selon lesquelles elle apparaissait

Car Seule elle était l’Autre

À seulement l’évoquer

À seulement en penser

L’irréfragable esquisse

 

***

 

Sa modestie de Blanche

Enclose en son cadre doré

Elle en excédait

Toujours les limites

Cheveux d’or

Robe de Communiante

Bras unis qui tenaient

La plante urticante vénéneuse

Elle en adoucissait

Les coupantes morsures

Les métamorphosait en baume

Elle Blanche Solitude

Qui tenait en soi

Tous les pouvoirs

Du Monde

Être Soi

Être l’Autre

Être Ici et Là-bas

Dans l’instant qui naissait

Être le Temps

Qui est Soi

Qui est l’Autre

Dans l’inouï événement

De la présence

Oui

De la

Présence

Unique

Multiple

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2 novembre 2020 1 02 /11 /novembre /2020 09:33
Coefficient de silence

  Arunachala, Tamil Nadu

 

   Photographie : Thierry Cardon

 

***

 

Le Seigneur Shiva a déclaré:

« Quiconque regarde cette colline

d'où elle est visible

ou même la pense mentalement de loin

peut atteindre ce qui ne peut être acquis

sans grandes douleurs -

la véritable portée de Vedanta

(réalisation de soi)».

 

Arunachala Mahatmyam

 (Skanda Purana)

 

*

 

   Nous regardons cette image et nous disons sa grande pureté. La pointe de la montagne s’élève dans le ciel teinté de gris et devient presque invisible. C’est là le destin de toute hauteur insigne que de s’évanouir à même son céleste voyage. Nous regardons et nous rêvons puisque toute activité onirique est par essence si diaphane que seul l’évanouissement peut en témoigner. Non en rendre compte  car alors il s’agirait d’une rationalisation, d’un début d’explication et la Nature en sa grandeur se livre seulement à l’intuition, échappe aux calculs, se dissout dès lors que l’on veut en saisir la spatialisation, en fixer la temporalité. C’est ainsi, certaines réalités n’infusent  la lactescence des étoiles et les mystères de la cosmologie qu’à devenir illisibles et muettes, clouées d’un éternel silence. Certes, bien des tentatives auront lieu, de l’ordre du chant sacré, du magistral poème, de l’indéfinissable méditation pour accéder à ces cimes qui toujours se soustraient à la vue au prétexte d’un nuage, d’un mince brouillard. Mais l’estompe n’est nullement matérielle qui pourrait se donner en tant qu’entité physique, elle est bien plus tissée de spiritualité, de fils de la Vierge, de choses qui nous échappent et ne savons nommer. De riens, en quelque sorte. De néant vêtu de transparence. D’apparitions-disparitions qui clignotent tels d’inutiles et risibles sémaphores.

   Ici, depuis ce modeste appentis gravissant au gré de ses balustres tournées les degrés qui mènent dans quelque domaine situé au-delà de nos communes préoccupations, nous sommes en attende de l’indéfinissable. Je ne sais si ce réduit est l’ermitage du sage Ramana Maharshi, ce que je sais cependant c’est que cet homme dont le but était de réaliser son Soi ici et maintenant, se contentait de ce qui venait à lui comme la source surgit de terre dans la grâce du jour. Sans effort. Sans paroles. Sans bruit. Peut-être toute vérité est-elle assimilable à cette simple métaphore de ce qui coule de soi et ne demande rien d’autre que de couler, de faire sa rigole inaperçue parmi les tiges où habitent les lucioles.

   Nous, les Occidentaux, nous les couchés sous l’astre déclinant, sommes facilement aveuglés par la première illusion qui tremble à l’horizon. Il nous faudrait nous « orientaliser », remonter à l’origine du jour, éprouver le bleu glacé de l’aube, puis le sang rubescent de l’aurore, puis le blanc du zénith comme des phénomènes qui, non essentiellement nous seraient extérieurs, mais comme des états internes qui trouveraient leur écho dans la grande giration universelle. C’est parce que nous ratiocinons et argumentons, nous dispersons en vaines paroles que nous établissons une limite, traçons une frontière entre le dehors et le dedans, disons le sujet ici, l’objet là. Il faudrait écrire le réel avec un seul et unique bout de craie qui ferait le tour de la Terre et gagnerait la froide nuit cosmique. Il faudrait !

   En réalité il n’y a nulle différence, nulle césure qui place le soleil, loin là-bas dans son inaccessible forme, alors que la nôtre, forme humaine, serait à mille lieues d’en pouvoir éprouver la belle et infinie présence. Le soleil à l’aube, c’est NOUS en notre pause hésitante avant que le monde ne s’agite. Le soleil à l’aurore, c’est encore NOUS et notre rivière de sang qui s’impatiente de faire son flux écarlate. Le soleil blanc au zénith, c’est encore NOUS quand la connaissance nous illumine de l’intérieur et nous porte à l’incandescence. Bien évidemment, poser une égalité du soleil et de son propre Soi, en termes de rationalité, serait pure démence ou bien paranoïa portée à l’acmé de sa propre puissance.

   Ce qui est à saisir, simplement, c’est que nous sommes toujours auprès du monde, nous sommes ce fragment qui trouve sa correspondance dans les yeux aigus des étoiles, les spores infinies de l’amour, les œuvres d’art qui flamboient aux cimaises des musées. Nous ne pouvons nous en détacher qu’à éprouver matériellement notre finitude. Vivants, nous sommes reliés, infiniment reliés à tout ce qui croît sous le ciel et, aussi bien, végète sous les plis de la glaise. Pourquoi donc serait-il nécessaire d’exercer notre volonté (le plus souvent de puissance) pour gagner l’écrin qui, un jour, nous a été offert comme le lieu de notre existence ?

   C’est à force de concepts, de procès d’intellectualisations, d’édifications de catégories, d’élévations de prédicats que nous nous sommes séparés d’avec le monde. Regardez donc le bouton de rose dans sa belle innocence. Vous demande-t-il donc de produire un effort afin d’en rejoindre la beauté ? Certes, non, la beauté se donne à la seule condition que le regard soit éduqué à en saisir l’exception. Être éduqué est plaisir, non nécessité. Il semblerait que cette évidence se soit perdue, comme certains ruisseaux disparaissent soudain pour ne jamais connaître le lieu de leur résurgence.

   Cette image est calme, empreinte de douceur. Elle ne témoigne d’autre chose que d’elle-même. Il suffit d’un simple acte de vision pareil à celui de la déglutition ou bien d’une sensation à fleur de peau. Le « lâcher-prise » est à la mode, c'est-à-dire qu’il n’est l’adjuvant d’un rapide bonheur que pour ceux qui croient aux artifices et aux ficelles qu’il suffit de tirer pour faire s’agiter la marionnette humaine. Encore une fois, il n’y a rien d’autre à faire que d’être totalement présent, sans reste, sans quelque lambeau de peau qui demeurerait en arrière de nous dans un pseudo-monde ne vivant que d’artifices et de faux-semblants. Être présent est ceci : l’emplissement de sa conscience hors toute règle, hors toute injonction.

   La conscience a à être libre si elle veut s’affranchir de tous les conditionnements qui en obèrent le souple cheminement. Il n’y a pas d’exclamation de joie ou bien de manifestation d’étonnement dans le simple fait de regarder un spectacle qui porte en lui une manière de ravissement. Il y a simple jonction de la « chose » à Soi et toute considération ne peut être qu’adventice. On disait  Ramana Maharshi comme indifférent au monde alentour, immobile, peut-être perdu dans ses pensées.

   C’est bien là la force d’une vraie et authentique spiritualité que de fusionner entièrement avec ce qui est présent. La rivière s’écoule, l’air frissonne, le soleil chauffe et le Sage navigue de conserve si bien qu’aux yeux des sophistes il semble absent du monde. Mais c’est bien du contraire dont il s’agit. Il est dans chaque chose, il est la manifestation même des processus avec lesquels il vibre, est en harmonie, en symbiose. Le divers alors s’efface pour laisser la place à l’unité. Il n’y a plus d’agora bruyante nécessaire pour que quelque chose se dise qui fixe la quadrature de l’être. Celle-ci va de Soi et se confond avec sa propre essence. Voilà, rien d’autre à éprouver qu’un éternel silence et les oiseaux croiseront dans le ciel et les nuages feront leurs voiles indistincts et les algues flotteront à mi-eau. Voilà : faire SILENCE !

   

 

 

 

 

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1 novembre 2020 7 01 /11 /novembre /2020 09:27
Lumière de l’absence.

La luce dell’assenza…

Œuvre : André Maynet.

 

   On était trois Hagards à marcher sur le chemin de poussière dans ce pays de pierre et de vent. Le vent soufflait avec force, traversait les vêtures, remontait le long de la jointure blanche des os, s’immisçait dans la toile des aponévroses, vibrait dans l’étoilement des dendrites. C’était comme d’être envahis de l’intérieur par quelque force mystérieuse, un abrasant tellurisme qui vous dépossédait de votre propre corps. C’est à peine si on tenait dans sa voilure de peau et on flottait longuement dans l’air bleui de fraîcheur. Parfois on s’arrêtait au bord d’un ruisseau, on buvait de longues goulées d’eau fraîche, on mâchait quelques racines de gentiane et l’on repartait avec, dans la bouche, l’amertume du jour à paraître. Les articulations grinçaient, les genoux ployaient sous la fatigue mais il fallait continuer à avancer, à creuser sa voie dans le corridor du Destin qui, peu à peu, se resserrait comme pour plonger dans la gorge sombre d’un puits sans fin. On arrivait bientôt en haut d’une crête. Face à nous un cirque de collines planté d’euphorbes et de broussailles vives. Puis, en bas, dans la vallée, un large tumulus sur lequel repose le Bourg, genre de forteresse médiévale rongée par la lèpre et l’humidité. Partout poussaient les vrilles du lichen, partout les murs usés par les siècles se délitaient, se déchaussaient comme d’antiques incisives sur une mâchoire percluse de vieillesse. Empilement de ruines comme dans les gravures antiques à l’enclin si métaphysique qu’on eût pensé à une allégorie, non à une réalité architecturée.

Maintenant on est sur une plage de graviers et de galets face au Pont du Diable dont l’arche haute enjambe la rivière. Face à nous les trous réguliers des fenêtres dans les hauts murs. Les trous noirs, pareils à des regards vides, à des bouches édentées à l’haleine froide, aux remugles semés de terreur. Cela fait de longs frissons dans le dos, cela noue le plexus au centre de la poitrine, cela cloue le sexe dans une immatérielle crucifixion. Là, en bas du Désastre, on est si peu présents, à peine des feuilles mortes dans la morsure muriatique de l’hiver. Malgré la répulsion on se lève, comme aimantés par une irrésistible envie de vivre malgré tout. Respirer encore l’espace de quelques heures, regarder de toute la force de son âme, faire crisser entre les molaires les pépins des mûres sauvages, les prunelles acides et âpres qui nous diront encore la vie, peut-être ses dernières esquisses. On entre par la porte en ogive du Bourg. Les ruelles sont vides où glissent les plaques de schiste. D’étranges traces de main ici et là, sur les portes, les seuils, les margelles des puits comme pour dire les stigmates de l’homme, conter leur histoire, commencer un travail d’archéologie, de mémoire. Nulle âme qui vive, pas même un chien errant, pas même un chat famélique en quête d’une maigre pitance. Seuls, là, au centre du monde avec les lames d’air qui abrasent les têtes, s’emmêlent à la jungle des cheveux, aux fils de barbe hérissés. Les pavés des rues résonnent au rythme de notre progression hasardeuse.

Oui, on le savait. Un jour cela devait arriver. C’était gravé de toute éternité dans la conscience humaine. Un jour les Ombres surgiraient par surprise avec leurs yatagans affûtés, leurs shurikens effilés, leurs dagues mortifères. Elles n’auraient de cesse de poursuivre les Lumières, de les assiéger, de souffler leur haine fétide dans la cannelure de leurs nez, d’instiller le poison dans leur esprit, de faire couler le venin sur l’étrave de leur âme afin qu’ils périssent et ne paraissent plus jamais. Car les Ombres exècrent les hommes lumineux, l’art, la culture, l’amitié, la joie. Partout elles veulent répandre la terreur et planter l’oriflamme noire de leur folie. Détruire … disent-elles. Détruire puis installer sur l’ensemble de la Terre le régime de la terreur, ligoter les membres, faire couler du plomb fondu dans l’antre des bouches, taillader les sexes afin qu’ils ne puissent plus enfanter. La « logique » des Ombres, répandre l’inconnaissance, abattre les arbres de la liberté, réduire au silence tout ce qui pourrait proférer, chanter, réciter une fable ou bien dire un poème. La « logique » des Ombres, la Mort Majuscule et rien d’autre que le vide et le néant.

Une rue en pente raide progresse entre des murailles étroites. Nous marchons comme des félins, avec l’échine courbe et de rapides sauts de carpe afin d’éviter les encoignures, les failles d’où les Ombres pourraient fondre sur nous, leurs dents de vampires aiguës comme le vice. Mais rien ne paraît que le silence et le mutisme des pierres. Un escalier très étroit, une tour en partie effondrée puis une pièce ronde faiblement éclairée par d’étiques oculus. Des mannequins cathares constituent la dernière assemblée des vivants dans leur pose figée, tels des échappés du musée Grévin. Puis une autre pièce circulaire envahie d’ombres avec, contre un mur partiellement décrépi, une étrange créature dont nous comprenons bientôt, qu’elle doit être la seule survivante du peuple des Lumières. En réalité nous ne comprenons pas bien de qui il s’agit, quelle est sa nature, femme ou bien homme, tellement son image est indéfinie, à la limite d’une illisibilité. Des cheveux en partie désordonnés dont émerge ce que nous croyons être une rose séchée. Epaules carrées où court l’armature des clavicules. Poitrine si menue qu’elle fait penser à l’anatomie gracile d’un éphèbe. Nervures des côtes que prolonge la dépression de l’abdomen avec le pli discret de l’ombilic. Puis un linge blanc que retiennent les mains, la partie basse du corps demeurant voilée, comme rendue à une possible virginité si ce n’est à une manière de volontaire chasteté.

Lumineuse ne bouge ni ne parle. Ne voit ni ne regarde. Car ce qui est le plus frappant c’est la porcelaine blanche des yeux qui enclot les orbites et les dissimule derrière une singulière épaisseur cornée. Comme si cristallin et pupilles s’étaient retournés, s’étaient invaginés dans le massif de la tête de façon à ce que le procès de la vision, en s’inversant, se dispose à ignorer l’extérieur au profit du seul intérieur. Cécité du dehors, biffure des Ombres, contemplation du dedans où s’agite et croît la belle Lumière. Longtemps nous restons sur le seuil de cette perception et nous questionnons longuement sur le sort de l’humain confronté à l’impensable barbarie. C’est curieux, tout de même, la façon ouverte dont cette Apparition est porteuse, cette plénitude qui semble venir de loin, sans doute du centre du corps, avec son rayonnement qui lisse les joues, fait sa résurgence d’aube sur la plaine de la poitrine. Nulle lumière ne s’éteint fût-elle soumise à une extinction volontaire. A l’intérieur, tout contre l’arc du diaphragme, le gonflement du cœur, c’est la beauté qui palpite et ne veut pas mourir. Luxe plus fort que la balle de l’arme. Fluence plus longue que l’incision de la lame. C’est ainsi, certaines choses de l’ordre du sens qui ressemblent à l’effusion du pollen lorsque la saison venue, l’air tiédi, tout se dispose à être dans la multiplicité, le rayonnement, la généreuse efflorescence de la vie. Longtemps, nous les Egarés avons regardé Lumineuse qui ne nous voyait mais nous devinait sans doute, comme alertée par un sixième sens. Celui que l’on prête aux aveugles et aux extra-lucides.

Nous quittons le Bourg lorsqu’arrivent les premières brumes. Déjà le pont du Diable est cerné de longues ombres violettes. Nous le traversons et, en peu de temps, nous sommes sur le versant opposé du cirque, à l’endroit où se déploie une vaste vue panoramique sur le village et ses environs, sur la vallée qui en longe les sévères forteresses. Chez nous, les Perdus, il y a un genre de transmission de pensée ou bien de subites affinités visuelles qui nous relient en un seul et même bloc compact. Nous devons ressembler aux grappes de moules soudées à leur bouchot de vase. Ce que nous voulons, car nous venons de retourner la sclérotique de nos yeux, c’est oublier les Ombres, les enfouir au plus profond de notre inconscient, ne plus jamais avoir affaire à elles. Et, subitement, nous comprenons Lumineuse. Plus même, nous communions avec elle dans une étrange vision commune. Derrière la falaise de nos fronts, dans les emmêlements du chiasma optique où se métabolisent les images, voici que se déplie l’écran sur lequel le paysage nous apparaît. Ce que nous voyons, c’est ceci. Le Bourg perché tout en haut d’un promontoire pareil à un marbre de Carrare dont les sculptures déroulent leurs gemmes dans une mélodie sans fin. Oui, les pierres chantent. Oui, les pierres ont un rythme, celui de la joie contenue dans toute chose dont l’esthétique heureuse est un signe de l’intelligence du monde. Tout en bas, l’harmonie verte des peupliers, la touche plus claire des aulnes, la fuite de la rivière pareille à un ruban étincelant. Ce qui nous étonne surtout, c’est cette luminosité surgie de nulle part, qui féconde tout, porte tout à son acmé. Douce clarté venue de l’intérieur même de l’arbre, du ciel semblable à une aquarelle, du nuage qui déroule son talc jusqu’à l’horizon dans la teinte indéfinissable de ce qui se dit dans la nuance et la discrétion. Là, dans le soir qui chute, nous sommes infiniment reliés avec Ceux, Celles qui portent en eux l’étincelle, la flamme, le miroitement, le reflet. Tous ces fragments de lumière sont les forces vives de l’intelligence, les pointes de la lucidité, les diamants qui forent la compacité du réel et débusquent le précieux, l’intime, le sublime. Alors, dans cet état d’hyperesthésie, comment pourrait-on ménager une place aux Ombres, se douter même de leur présence, les accueillir fût-ce dans la geôle la plus sombre du corps, dans les oubliettes où la mémoire biffée ne se souvient même plus d’elle-même ?

La luce dell’assenza… la lumière de l’absence, tel était le titre de l’œuvre, mystérieux au premier abord. Oui, lumière de l’absence parce que Lumineuse, pareille aux masques cérémoniels des Incas, ces effigies dépourvues d’yeux qui n’indiquent nullement l’absence de vision mais, bien au contraire leur acuité - ils regardent les dieux -, ce qu’à sa manière humaine réalise Lumineuse à la mesure de son éclairement intérieur. Parfois faut-il consentir à différer du monde, à s’éclipser afin qu’une réalité jusqu’ici dissimulée se mette soudain à parler. Mais il est vrai que jamais les Ombres ne parlent. Sauf la langue de la violence. Il vaut mieux faire silence !

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29 octobre 2020 4 29 /10 /octobre /2020 09:34
L’entre-deux des signes

Photographie : Patrick Geffroy Yorffeg

 

"Du bon côté de la nuit qui vient,

une éclaircie d'argent,

métal aux écailles joyeuses

comme une musique

de Thelonious Sphere Monk" (4)

 

***

 

 

   Figure nocturne - Lucile était une enfant dans sa douzième année, déjà dans l’avenue de l’âge, encore un pied dans l’enfance. Sans doute était-ce cette naturelle tension qui l’installait dans une manière d’ambiguïté, caractère singulier dont la pénombre aurait pu constituer la plus exacte des métaphores. Trop de nuit et naissait l’angoisse. Trop de jour et surgissait la brûlure de la lumière. Elle était cette préadolescente de tous les risques, jamais entièrement satisfaite, jamais entièrement désespérée. Il lui fallait le constant passage d’un état à un autre, le clignotement, la pulsation des choses dans l’intimité d’une chambre discrète. La plupart du temps elle feuilletait un album photographique de Robert Doisneau que son grand-père lui avait offert à l’occasion de son dernier anniversaire. Examinant chaque image à la loupe, elle espérait non seulement décrypter le fourmillement des sèmes de la représentation, mais découvrir en quoi chaque proposition pouvait se présenter comme une façon d’actualisation de ce qu’elle était, elle,  en propre. A savoir un mystère dont le plus grand dénominateur commun était, tout à la fois, d’appartenir au corridor de l’ombre, à la fureur de l’éclair sans que, jamais, une situation stable pût s’instaurer entre les deux.

      Ainsi cet « Escalier de nuit » la fascinait, phalène qui aurait tourné tout autour du verre de la lampe au centre duquel vacillait la lueur d’une flamme. C’était une joie pour l’imaginaire de grimper par sa seule vertu les marches de granit luisant. Et cette double rampe de métal qui fuyait vers le haut à la recherche de son propre destin. Tout un pan d’obscur dans la paroi duquel dissimuler ses joies aussi bien que ses peines. Lire l’illisible en sa confondante présence, y tracer par la pensée les hiéroglyphes de ses intimes projections sur le monde. Ô combien Lucile attribuait à cet office nocturne les vertus apaisantes d’un ressourcement de soi au plus profond de sa troublante vérité !

L’entre-deux des signes

Escalier de nuit Paris 1960

Robert Doisneau

Source : Pinterest

 

 

   Comment pouvait-on seulement exister en pleine lumière, accepter de se dépouiller de ses secrets, confier au jour les témoignages de ses rêves ? C’était si rassurant, si enveloppant, là, dans l’eau noire de la nuit, Ophélie survivant à son immersion, déesse de l’obscur en sa subtile donation. Rien ne s’y inscrivait qu’à touches mouchetées, à effleurements d’estompe, à battements de cils sur le globe des yeux tournés vers le dedans du corps. N’était-ce pas là le lieu d’une pure jouissance, l’avant-dire des choses, leur inépuisable ressource à la hauteur de la profusion obscure ? Il y avait tant de possibilités inscrites dans le fondement nocturne, tellement de prédicats en attente avant même que les objets du réel ne reçoivent leur nom et le lieu de leur affectation.

   Gravir l’escalier, remonter vers le jour était se disposer à connaître ce qui, bientôt, serait pareil à une évidence dans la danse de la lumière. Ô signes avant-coureurs du paraître, Lucile vous dédie toutes ses prières les plus ferventes, vous octroie ses rituels les plus clandestins, les plus indicibles. Là-haut brillent de leurs  éclats feutrés les boules blanches des réverbères. Mais certes encore dans l’indistinction, l’approche, le glacis qui recouvre tout événement de son constant paradoxe. Toujours nous doutons de ceci qui se lève devant nous, l’Inconnu, l’Etranger, aussi bien l’Intime car nul n’est donné en son entier sans reste. Toujours une face d’ombre sur le revers de la pièce de monnaie. Lucile éprouvait jusqu’en son corps frissonnant le deuil qui consistait à abandonner sa guenille de peau sur les rivages d’ombre avant que de s’éprouver présentable aux autres en son esquisse la plus vraisemblable.

   Figue diurne -  L’ascension est maintenant réalisée. Dépassée la volée de marches, abolie l’encre des ténèbres. Le jour est là avec ses étincelantes gerbes de clarté. Les yeux se voilent d’une mince pellicule, quelques larmes - perles de résine - se retiennent au bord des paupières. Combien cette naissance est nouvelle, ouverte, bourgeonnant sur l’arc infini du ciel. En réalité une « re-naissance ». Se confier à soi dans un ressourcement qui lève haut le bonheur d’exister.

L’entre-deux des signes

Ardèche |1953 |

 Robert Doisneau

Source : Pinterest

 

  

   On est soi que multiplie quatre. On est soi dans la dimension ouvrante, réverbéré par les consciences alentour. On est Soi, l’Unique, en sa déployante polyphonie. Lucille aux huit jambes, Lucille aux mains en éventail - des bouquets de fleurs s’y étoilent -, Lucile courant quadruplement sur la pente de la colline, en haut du peuple d’herbes, Lucile connaissant en un seul empan de sa présence la confluence des altérités. Etrange phénomène de la métamorphose, miracle de la photosynthèse. Oui, Lucile est une plante que traverse la lumière, que féconde la joie assemblée tout autour d’elle. D’elle aux Autres, seulement le sans-distance, une identique source coule dans les anatomies bondissantes, dans les chairs que transfigure l’appartenance à une même communauté. Lucile-d’Ombre, Lucile-de-Lumière : un saut de l’immanent au transcendant sans qu’il soit possible d’en repérer la césure, la limite, les pointillés d’une frontière. Tout fait efflorescence de tout sans effort, sans question inopportune qui viendrait ternir l’exception de l’événement.

   Ainsi bondissent, le plus souvent, d’enfer au paradis, passant par le purgatoire les délices de l’âge adolescent. Une eau morte, de lagune, puis, dans l’instant qui suit, l’éblouissement du blanc névé, la rutilance du magnifique glacier. Mais nous disions le tiers terme, le médiateur de toutes ces antinomies apparentes. Mais nous disions le purgatoire, autrement dit le clair-obscur.

   Figure de l’entre-deux - Qui n’est jamais que celle du purgatoire. On se lave de la nuit maléfique, on se prépare à accueillir les lumières célestes. On est à l’intersection de deux mondes, à la confluence de deux réalités complémentaires. Fusion des contraires, médiation de l’aube synthétisant le Noir et le Blanc, la Fermeture et l’Ouverture, Le Silence et la Parole, le Non-être et l’Être. Lucile, en ce matin de connaissance, est au bord de l’étang. Elle a juste mis un body en coton, un short de toile, chaussé des tongs légères. Elle est au paysage tout comme le paysage est à elle. D’elle à la nature c’est comme un écoulement de clepsydre, une évidence temporelle faisant ses doux attouchements. La jeune pré-nubile - les noces définitives avec le réel seront consommées plus tard -, se laisse effleurer par toute possibilité de révélation. Sa peau se couvre, d’instant en instant, d’une levée de frissons. La pulpe de sa chair palpite au rythme lent des secondes. Cela vient de loin ces sensations qui tourneboulent l’âme, c’est un vertige, une hésitation au bord du devenir. En elle, encore des volées de marches, des lueurs de lampadaires qui s’arrachent à la glaise nocturne. En elle, depuis peu, des cris de joie, des bondissements, des fulgurations tout en haut du dôme d’herbe où s’ébattent les enfants. Tout ici se rencontre, fait sens.

   Dans la haute famille des roseaux, encore, la frappe lourde de l’inconscient, le chuintement des songes chargés de filasse, les reptations des fantasmagories qui s’agitent en tous sens avec leurs gueules noires de suie, leurs langues goudronnées. Dans la plaine du ciel que parcourent des essaims de nuages denses, une même quête d’inconnaissance, de refuge dans d’insondables failles, dans d’incompréhensibles ornières. Là est le deuil en son irrémissible dessein. Que doit-il nous faire oublier qui, autrefois, tissa notre tristesse, arrima notre esprit au désespoir, ouvrit les portes du Néant ? Quoi donc ? Lucile, en son âge transitif, en éprouve le divin effroi dans la moelle même des os. Mais aussi l’irréel bonheur car rien ne se montre mieux qu’à être écartelé par la lame du doute. Rien n’est donné sans effort, aucune grâce ne s’annonce à l’horizon des pleutres et des inconséquents. Tout se gagne à la hauteur d’une flamme. Il faut être capable d’en supporter la vive lueur, d’en éprouver la brûlure.

   Tout en haut de l’étang, près du partage du ciel, Lucile s’est assise en tailleur, bas du corps dans la nuit, haut du corps dans le jour. Le milieu, là où règne l’originel ombilic, est traversé d’une dague de lumière qui est l’annonce de la vérité. Car c’est là, et seulement là, dans l’ajointement du jour et de la nuit, dans le basculement, que le sens va se mettre à grésiller, pareil à la stridulation du grillon dans le foin d’été. Mais que veut donc dire le chant du grillon, si ce n’est appeler sa compagne, se disposer au prélude de l’accouplement, autrement dit ouvrir l’événement par lequel le monde pourra trouver sa propre continuité, son inépuisable ressource ? Il est de bien modestes manifestations qui recèlent en leur sein de grandes leçons. Donc Lucile est tout ouverture à la possibilité d’être. Elle ne peut être que cela ou bien retourner aux fonts obscurs dont elle provient qui, pour un peu, pourraient la priver de tout mouvement, de toute parole.

   Ce que Lucile cherche, ce que nous cherchons tous dans notre confrontation à un évènement du type de l’aube, c’est à faire surgir la beauté. Et, ici, bien évidemment, le cercle herméneutique dévoile sa course folle, enclenche son éternel cycle qui, de la beauté, au sens, à la vérité nous annonce en termes multiples une seule et même réalité, la nôtre dans une justification qui soit suffisante afin que nous puissions faire tenir debout notre esquisse d’homme.  Être humain est ceci : donner sens à la beauté du monde de manière à ce que la nôtre s’y réverbère en écho, seul moyen qui nous soit donné d’échapper aux serres du nihilisme. Être debout ramène l’absurde à une simple hypothèse. S’allonger est faire le lit sur lequel il prospère.

   Il y a une telle harmonie dans ce subtil équilibre des ombres et de la lumière, une telle répartition rigoureuse des tâches, une telle correspondance de tous les éléments que le temps paraît infiniment suspendu, longuement immobile. Il en est toujours ainsi de la grande scène du monde qui laisse le rideau baissé avant que la représentation ne commence. Ici, dans les coulisses d’herbe, là dans le gonflement gris des nuages, encore là dans la fente de lumière qui sépare en unissant, se trouve inscrite l’adolescence des choses : une immaturité native, un accomplissement réalisé, l’éclair d’une lucidité qui décide de tout destin. Tous nous avons été des Lucile, tous nous sommes, tous nous serons car Lucile, étymologiquement « lux », « lumière » veut dire ce par quoi nous sommes au monde et y demeurons avant que la nuit ne vienne éteindre les infinies bannières du sens. Or nous voulons le sens. Sur le dais pleinement tendu de notre peau. Dans le massif ténébreux de notre chair. Dans les rivières de sang qui nous parcourent. Dans l’air qui gonfle notre poitrine. Dans la sève qui ondoie dans nos sexes. Jusque dans les tubes des os à la douce phosphorescence. Eux aussi revendiquent la lumière. Eux aussi ! Nous devons être des Lucile jusqu’à l’étourdissement, jusqu’à la perdition. Seulement ceci veulent dire l’Homme, la Femme en leur commune exception.

 

 

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28 octobre 2020 3 28 /10 /octobre /2020 15:47

(Variations sur l’UTOPIE)

 

 

   EPILOGUE

 

   ‘Je marche dans la ville’, cette phrase si simple revenant à la manière d’un leitmotiv. Mais que veut donc dire ‘Je marche dans la ville’, sinon le parcours hasardeux de l’homme au sein de sa propre existence ? Ici, le Narrateur a choisi d’effectuer un périple que l’on peut qualifier ‘d’ontologique’ puisque, aussi bien, il dessine les stations que l’être parcourt tout au long de sa destinée. Je disais ‘Le Narrateur a choisi’. Bien évidemment le terme qui affirme le choix n’est possible que dans le cadre particulier d’une narration. Fondamentalement nous ne sommes pas libres, au seul motif que les deux bornes qui limitent notre existence, notre naissance, notre mort, nous ne les avons nullement ‘choisies’, qu’elles nous ont été imposées par ce Hasard que nous ne pouvons nommer autrement puisque nous n’en connaissons rien. Alors l’écriture peut être d’un grand secours pour la raison même qu’elle fixe, elle-même, et les bornes du récit et le contenu qui s’y illustrera. Liberté relative, me dira-t-on. Certes mais liberté tout de même puisque ce Narrateur (il est sans doute la projection de qui je suis), l’espace d’une fiction sera à même de tracer son chemin, d’emprunter telle voie par rapport à telle autre, décider de telle action qui convient à son esprit, de méditer en tel sens selon l’inclination de son âme. Oui, seuls ‘esprit’, ‘âme’ sont des espaces de liberté. Ils ne sont nullement entravés par la pesanteur d’un corps. Idéalisme ? Oui, et quand bien même ! Romantisme ?  Sans doute. Naïveté ? Elle est la marque des lieux originels, ceux qui, par essence, sont les plus proches d’une vérité que le temps se complait à maquiller, à métamorphoser si bien que son être n’est nullement reconnaissable, qu’il se confond avec la fausseté.

   Ce parcours, je l’ai voulu placé sous le libre flux des affinités. Les affinités, ces voisinages qui nous sont naturels, innés, coalescents à qui nous sommes, dont nous ne pourrions faire l’économie qu’à la mesure d’une perte. Ce, qu’ailleurs, j’ai défini comme mes ‘points de contact avec le monde’, les voilà qui apparaissent en plein jour, telle une résurgence émotive, conceptuelle, esthétique. Nous sommes, que nous le voulions ou non, traversés par ces courants subliminaux qui dessinent notre esquisse, rendent compte de notre singularité, font que nous sommes Untel et non Tel Autre. Aussi ces cheminements personnels, frappés au coin de la subjectivité, sont-ils précieux. Ils élaborent une ‘Carte de Tendre’ qui nous dit bien mieux que nous ne saurions nous dire au gré d’une parole qui, toujours, se dilue dans les mailles urticantes du réel. Nos affinités aiment la lenteur de la rêverie éveillée, le souple d’une méditation, la flânerie d’une écriture printanière sur le bord d’une éclosion.

   La marque essentielle de ce parcours se réfère à une déambulation imaginaire. Imaginaire-onirique avec Rousseau. Ici, j’ai voulu rejoindre cette image de simplicité champêtre des ‘Charmettes’, y trouver le lieu d’un ressourcement à l’abri du ‘bruit et de la fureur’ du monde. Avec Léonard, il s’agit d’un imaginaire-symbolique centré sur une manière de mouvement perpétuel, de jeu des formes infinies que médiatise cette belle notion de ‘sfumato’, en somme une ivresse énergétique, une immersion joyeuse dans le temps qui passe, un amour du tourbillon qui réserve toujours une foule de surprises. Ma rencontre avec Platon s’est faite par l’intermédiaire de l’imaginaire-utopique. Créer une Cité en définissant sa morphologie, les lois qui la gouvernent, l’esthétique qui s’y dévoile, la religion qui l’anime, les arts qui y figurent, quelle tâche songeuse pourrait être plus exaltante ? Bien évidemment, tout activité imaginaire porte en soi les motifs de sa propre résolution et le réel nous convoque à de plus justes noces. A la force de notre capacité de rêver, à la mesure de nos plans sur la comète, dans la perspective idéale d’une vision solaire, nous traçons en nous les sentiers au terme desquels une joie sera apparue. Tout comme dans le Tao, ce n’est pas le but qui importe. Seule la VOIE !

 

 

 

 

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28 octobre 2020 3 28 /10 /octobre /2020 15:46

(Variations sur l’UTOPIE)

 

 

   A peine la critique de Platon s’achève-t-elle que le Philosophe disparaît, sans doute son âme est-elle convoquée par son corps de chair. Les contours de l’Atlantide vibrent d’un étrange tellurisme. Des éclairs de feu jaillissent du sol, des jets de lave enflamment le ciel, des nuées nocturnes envahissent la totalité de l’éther si bien que, bientôt, l’Île n’est plus qu’un souvenir à mes yeux, qu’une vague trace sur les contours de ma mémoire. Tout en haut, sur le balcon aux balustres solaires, il me semble voir quelqu’un qui agite ses bras en ma direction. Est-ce Platon qui me souhaite bon voyage de retour ? Bientôt voici l’entrée de la Caverne. Elle est une manière de gueule noire dont je redoute de retrouver les ombres funestes. Mais ai-je d’autre choix que de rejoindre le monde des hommes, de renoncer à voir le regard lumineux des dieux de l’Olympe ? A vrai dire, rien n’a changé dans la grotte. Tout est toujours à la même place. Un feu continue à brûler qui projette les ombres des mannequins agités par les Montreurs encapuchonnés sur la paroi qui fait face aux Voyeurs fascinés. Sont-ils, ces Voyeurs, la simple réplique des Atlantes évincés de leur « leur extraction divine », se précipitant eux et leurs coreligionnaires la tête la première dans la fosse de l’erreur et, pour finir, dans celle de l’absurde ? 

    Voici, maintenant j’ai longé à rebours le boyau qui me conduit au couloir ovale sur lequel débouchent toutes les Portes. Passant devant la Porte de la renaissance, j’ai une pensée émue et admirative pour Léonard, ses belles œuvres, sa volonté obsessionnelle de maîtriser les formes, de s’en rendre, en quelque manière, le Maître absolu. Passant devant la PORTE DES LETTRES, j’éprouve un sentiment de proximité avec Jean-Jacques, son goût de la Nature, de l’herborisation, de la rêverie poétique, du romantisme à fleur de peau. Enfin, j’ai rejoint les hauts murs d’argile de ‘La Mystérieuse’. Comme lors de mon arrivée, des silhouettes s’y profilent mais toujours dans la fuite, l’évanouissement, si bien que je pense que cette conduite fait signe en direction d’une allégorie, sans doute celle qui veut montrer notre passage à nous les hommes, dans l’instant, une marche rapide dans la ville, quelques pas de deux, puis l’éclipse au cours de laquelle, peut-être, l’être qui nous habite reconnaîtra l’entièreté de sa nature, un fini entre deux infinis pour le dire en termes pascaliens.

  

   

 

 

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