D’abord il y a la lumière. La belle lumière. On ne voit qu’elle. Elle éclaire du plus haut du ciel. Elle coule, pareille à l’eau de la fontaine. Elle fait ses mille ruisselets, ses cheveux d’or et de platine. Elle inonde les yeux, imprime au corps de longues ablutions. Sans elle, la lumière, l’on n’est rien et notre être se dissout dans les mailles épileptiques du temps. Nous la cherchons tellement, que plus rien ne paraît au monde que sa pure présence. Elle efface tout et le moindre abîme visité par son unique gloire est fécondé de l’intérieur, il devient une manière de photophore qui nous requiert, nous fascine. Nos yeux sont de diamant, nos mains de cristal, notre visage irradie et traverse l’air comme le ferait la blanche colombe, le léger nuage, la poudre d’une neige au plus haut de sa venue.
Certes la lumière. Le soleil et sa couronne de flammes. Le phare qui lance ses gerbes claires au-dessus du vaste Océan. Les yeux des Filles sur lesquels ricoche la pluie du jour. Certes. Mais l’Ombre. A-t-on jamais parlé d’elle, dit son être de rien qui, pourtant, est notre double, la part qui nous fait défaut, la réverbération même de notre être ? Mais qui est-elle vraiment, l’ombre, dont nous ne pouvons presque rien dire, si ce n’est que l’heure qui vient l’efface et la reconduit dans de profonds abysses ? Il faut dire, elle a des affinités avec ce qui se dissimule, se soustrait à notre vue et rejoint la fosse illisible du Néant.
L’ombre est-elle le Néant lui-même ? Son efflorescence ? Est-elle la réserve nocturne d’où nous provenons comme si, originairement, êtres de la nuit, nous n’étions que des ombres devenues blanches, infiniment visibles, acteurs grimés, genres de Pierrot et de Colombine portant en leur revers la griffe intime de l’obscur, du ténébreux, du toujours ôté à notre vue ? L’ombre donne-t-elle la lumière ? Est-elle la matrice d’où tout provient ? Ou bien faut-il inverser la proposition, dire que c’est la Lumière qui a voulu l’Ombre, qui l’a prise comme doublure, étrange union de ce qui est apparent et de ce qui est inapparent ? Mais, alors, quel besoin de se doter de cet étrange contour d’anthracite et de suie ? Y aurait-il là une exigence purement morale qui placerait la Lumière du côté du Bien, l’Ombre du côté du Mal ? Inévitable dialectique qui clive le monde tantôt selon son ubac inintelligible, tantôt selon son adret ouvert au dialogue pluriel du monde ?
Voyez-vous, jusqu’ici nous n’avons fait que poser des questions, nous mettre en quête d’une piste au cas bien improbable où elle voudrait bien se constituer en chiffre sûr, immédiatement compréhensible. Rien n’est jamais facile avec l’ombre. Rien n’est facile avec le défaut, le vice, le cruel manque, la perte, l’inconnu qui oblitèrent nos yeux. Voir est du côté de la vie, ne pas voir du côté de la mort. Aussi, notre réflexion se fondant sur le voir de la lumière, sur le non-voir de l’ombre, et déjà, le dé est pipé. La Lumière est sublime, l’Ombre, triviale. Cette empreinte détermine nos pensées et nos actes, si bien que, toujours, nous nous dirigeons vers le scintillement de la lampe, reléguant à son maléfique sort le coin de la pièce noyé dans la pénombre.
Bien évidemment les esprits logiques diront qu’il existe un moyen terme entre ces deux extrêmes, que le clair-obscur à la manière du Caravage, ou de Rembrandt réalisent l’équilibre des valeurs opposées. Mais en fait il n’en est rien, ces deux Peintres de génie appellent dans leurs toiles un ténébrisme vibrant où la lumière ne paraît qu’à la façon d’une dissolution de l’ombre, mais c’est elle qui gagne, l’ombre, si bien que l’on pourrait définir ces œuvres comme des manifestations mêmes de la Métaphysique, cette science qui s’ourle de mystère, mais cette formulation n’est qu’un oxymore opposant la Raison à son contraire, la chimère. Il convient donc de laisser à la ténèbre sa part d’incommunicable, de secret, sa part ourdie des fils du labyrinthe.
Considérons maintenant ceci. Les Hominidés viennent tout juste de sortir du Néant. Leurs attitudes sont encore celles de curieux animaux, leurs bourrelets sus-orbitaux sont proéminents, leurs corps recouverts d’une toison abondante. Ils progressent lourdement, avec des cris de bête. Ils se nourrissent à même le sol d’hémiplégiques tubercules. Ils copulent avec des grognements indistincts, avec des gutturales qui cinglent l’air. Ils sont de la pierre en devenir. Ils sont des cavernicoles, de noires esquisses, des sortes d’objets qui ne connaissent que la nuit opaque de la grotte, ils sont des moraines qui dorment au contact d’une eau lourde qui, jamais, ne verra le jour. Ces Brumeux sont encore dans leur part d’ombre. Le jour ne les visite guère. Ils sont des demi-consciences, des Homo-faber-erectus en voie de devenir, c'est-à-dire sur le chemin de leur future conscience.
Oui, l’ombre est l’analogon de l’inconscient, sa porte soudée, sa herse dressée devant le pont-levis, sa barbacane que n’éclairent que d’étroites meurtrières. Il fait sombre à l’intérieur des corps et la clarté a bien du mal à se frayer un chemin. Le cortex est flou, inaccompli, indifférencié, il n’est qu’une mécanique sans rouage, une chambre d’enregistrement de la peur, une cellule pour l’angoisse, une geôle pour l’instinct de survie. L’ombre c’est essentiellement ceci : l’antichambre, le cabinet noir, le filet de limon où la vie se replie dans un métabolisme si étroit qu’il n’a aucune conscience de sa propre réalité. Métabolisme muet. Stases pesantes de l’exister en sa primarité. ‘Objets inanimés’ non encore pourvus d’âme. Silex avant la taille.
Vie végétative où le futur Homo sapiens sapiens, le prototype des Hommes que nous sommes aujourd’hui, tâche de prendre son essor. Et en effet il le prend, se relève, sa posture devient humaine, son intelligence commence à brasiller, le feu de sa conscience illumine l’iris de ses yeux, sa beauté s’affine, ses mains ne sont plus de grossiers battoirs mais des outils qui savent modeler la terre, rougir le fer, tailler le bois, creuser des sillons dans la terre. L’Homme est devenu ce qu’il avait à être, une conscience éclairant le monde. Mais l’Homme, toujours, sait d’où il vient. Il sait la part d’ombre qui l’habite, la toujours possible régression vers des conduites archaïques, des instincts primaires, des irruptions de sauvagerie. L’humanité, parfois, souvent, tombe dans ses ‘inévitables’ (?) apories. Elle cultive l’art de la guerre, de la trahison, elle se précipite dans l’ostracisme, elle invente de nouveaux génocides, elle bâtit de sanglants holocaustes, elle met au point des ‘solutions finales’, elle cultive avec génie l’esthétique de la barbarie.
Nous avons mis des millénaires à sortir de notre ombre, à polir le cuir de notre peau, à épiler nos épidermes, à policer nos comportements, à apprendre les mots de l’amour, de l’amitié, du partage. Malheureusement de gros nuages noirs obscurcissent le ciel des Idées et les Idées, alors, se transforment en frondes, en arbalètes, en arquebuses et les coups volent bas sous lesquels les hommes savent ce que veulent dire les expressions ‘passer sous les fourches caudines’, ‘tomber de Charybde en Scylla’. Souvent, les métaphores ont cette vertu de dire avec exactitude la figure du réel, ce contre quoi, parfois, échouent les plus belles démonstrations, se heurtent les phrases les plus sensées. C’est notre condition d’hommes que d’être situés à la pliure exacte du Bien et du Mal, sur la ligne de clivage qui place d’un côté la Lumière, de l’autre l’Ombre et ses funestes desseins. Pour autant peut-on condamner cette part d’ombre en la ‘vouant aux gémonies’ ? Certes il serait tentant de le faire mais nous ne serions quittes de rien pour autant. L’essence humaine est ainsi faite qu’elle est visage de Janus à deux faces. Le précieux corail de l’oursin ne se donne nullement sans sa bogue de piquants. Le jour ne naît que de la nuit. Toute silhouette est précédée ou suivie de son ombre. Toute vertu est auréolée de son revers, ce vice que nous condamnons mais dont nous souhaitons, parfois, qu’il fouette notre libido ou attise notre curiosité. Nous sommes essentiellement des êtres de l’entre-deux, de la jointure, de l’interstice qui séparent joie et malheur, piété et incroyance, générosité et mesquinerie, amour et haine, vérité et mensonge.
Encore en nos corps, enfoui dans notre système limbique-reptilien, cette attitude du saurien qui veille sa proie, son œil jaune dissimulé derrière la fente étroite de sa meurtrière. Nous ne sommes jamais tant comblés que lorsque, depuis nos fauteuils de moleskine, nous voyons se dérouler sous nos yeux cette tragédie où l’on s’aime souvent, où l’on se déteste parfois, où l’on meurt beaucoup, toujours. Encore en nous la trace de Néron fasciné par l’incendie de Rome, l’empreinte de sang des gladiateurs dans l’œil sans pitié des arènes ; en nous, au plus profond de qui nous sommes, le trébuchet qui une fois penche dans le sens de la justice, une autre fois dans celui de l’iniquité. S’insurger sert-il à quelque chose ? Cette question serait naïve si elle ne supposait, en filigrane, la dimension de juste humanisme dont tout un chacun doit être atteint parmi le monde des Vivants.
Mais, afin que ce tableau ne demeure dans la fosse obscure du néant, il nous faut concéder à l’ombre quelques avantages. Portons donc, au crédit de la nuit, qui est son symbole le plus effectif, quelques valeurs qui nous la font apprécier en tant que telle. Elle est le creuset de nos rêves, la Muse qui accueille la création du Poète, (« Ô nuits ! ni la clarté déserte de ma lampe / Sur le vide papier que la blancheur défend… » - Mallarmé), la conque habituelle de l’amour, le recueil fabuleux des étoiles, la chambre des mystères à laquelle s’abreuve notre imaginaire. Nuit, demeure des grands songes bibliques, matrice des amours interdites (sans doute les plus fastueuses, les plus désirées), magistralement mise en musique par Victor Hugo, ce chantre nocturne par vocation :
« L’ombre était nuptiale, auguste et solennelle ;
Les anges y volaient sans doute obscurément,
Car on voyait passer dans la nuit, par moment,
Quelque chose de bleu qui paraissait une aile. »
Somptueuses paroles de lumière qui disent si bien l’ombre. Que nous reste-t-il d’autre à faire qu’à méditer, à penser, autrement dit à chercher cette lumière qu’un célèbre Siècle sut faire jaillir dans la pure beauté de la Raison ? Loin sont ces temps qui surent voir. Voir est pur prodige ! Ne pas voir est refuser la beauté du Monde.