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26 septembre 2020 6 26 /09 /septembre /2020 10:19

 

   D’abord il y a la lumière. La belle lumière. On ne voit qu’elle. Elle éclaire du plus haut du ciel. Elle coule, pareille à l’eau de la fontaine. Elle fait ses mille ruisselets, ses cheveux d’or et de platine. Elle inonde les yeux, imprime au corps de longues ablutions. Sans elle, la lumière, l’on n’est rien et notre être se dissout dans les mailles épileptiques du temps. Nous la cherchons tellement, que plus rien ne paraît au monde que sa pure présence. Elle efface tout et le moindre abîme visité par son unique gloire est fécondé de l’intérieur, il devient une manière de photophore qui nous requiert, nous fascine. Nos yeux sont de diamant, nos mains de cristal, notre visage irradie et traverse l’air comme le ferait la blanche colombe, le léger nuage, la poudre d’une neige au plus haut de sa venue.

   Certes la lumière. Le soleil et sa couronne de flammes. Le phare qui lance ses gerbes claires au-dessus du vaste Océan. Les yeux des Filles sur lesquels ricoche la pluie du jour. Certes. Mais l’Ombre. A-t-on jamais parlé d’elle, dit son être de rien qui, pourtant, est notre double, la part qui nous fait défaut, la réverbération même de notre être ? Mais qui est-elle vraiment, l’ombre, dont nous ne pouvons presque rien dire, si ce n’est que l’heure qui vient l’efface et la reconduit dans de profonds abysses ? Il faut dire, elle a des affinités avec ce qui se dissimule, se soustrait à notre vue et rejoint la fosse illisible du Néant.

   L’ombre est-elle le Néant lui-même ? Son efflorescence ? Est-elle la réserve nocturne d’où nous provenons comme si, originairement, êtres de la nuit, nous n’étions que des ombres devenues blanches, infiniment visibles, acteurs grimés, genres de Pierrot et de Colombine portant en leur revers la griffe intime de l’obscur, du ténébreux, du toujours ôté à notre vue ? L’ombre donne-t-elle la lumière ? Est-elle la matrice d’où tout provient ? Ou bien faut-il inverser la proposition, dire que c’est la Lumière qui a voulu l’Ombre, qui l’a prise comme doublure, étrange union de ce qui est apparent et de ce qui est inapparent ? Mais, alors, quel besoin de se doter de cet étrange contour d’anthracite et de suie ? Y aurait-il là une exigence purement morale qui placerait la Lumière du côté du Bien, l’Ombre du côté du Mal ? Inévitable dialectique qui clive le monde tantôt selon son ubac inintelligible, tantôt selon son adret ouvert au dialogue pluriel du monde ?

   Voyez-vous, jusqu’ici nous n’avons fait que poser des questions, nous mettre en quête d’une piste au cas bien improbable où elle voudrait bien se constituer en chiffre sûr, immédiatement compréhensible. Rien n’est jamais facile avec l’ombre. Rien n’est facile avec le défaut, le vice, le cruel manque, la perte, l’inconnu qui oblitèrent nos yeux. Voir est du côté de la vie, ne pas voir du côté de la mort. Aussi, notre réflexion se fondant sur le voir de la lumière, sur le non-voir de l’ombre, et déjà, le dé est pipé. La Lumière est sublime, l’Ombre, triviale. Cette empreinte détermine nos pensées et nos actes, si bien que, toujours, nous nous dirigeons vers le scintillement de la lampe, reléguant à son maléfique sort le coin de la pièce noyé dans la pénombre.

   Bien évidemment les esprits logiques diront qu’il existe un moyen terme entre ces deux extrêmes, que le clair-obscur à la manière du Caravage, ou de Rembrandt réalisent l’équilibre des valeurs opposées. Mais en fait il n’en est rien, ces deux Peintres de génie appellent dans leurs toiles un ténébrisme vibrant où la lumière ne paraît qu’à la façon d’une dissolution de l’ombre, mais c’est elle qui gagne, l’ombre, si bien que l’on pourrait définir ces œuvres comme des manifestations mêmes de la Métaphysique, cette science qui s’ourle de mystère, mais cette formulation n’est qu’un oxymore opposant la Raison à son contraire, la chimère. Il convient donc de laisser à la ténèbre sa part d’incommunicable, de secret, sa part ourdie des fils du labyrinthe.

   Considérons maintenant ceci. Les Hominidés viennent tout juste de sortir du Néant. Leurs attitudes sont encore celles de curieux animaux, leurs bourrelets sus-orbitaux sont proéminents, leurs corps recouverts d’une toison abondante. Ils progressent lourdement, avec des cris de bête. Ils se nourrissent à même le sol d’hémiplégiques tubercules. Ils copulent avec des grognements indistincts, avec des gutturales qui cinglent l’air. Ils sont de la pierre en devenir. Ils sont des cavernicoles, de noires esquisses, des sortes d’objets qui ne connaissent que la nuit opaque de la grotte, ils sont des moraines qui dorment au contact d’une eau lourde qui, jamais, ne verra le jour. Ces Brumeux sont encore dans leur part d’ombre. Le jour ne les visite guère. Ils sont des demi-consciences, des Homo-faber-erectus en voie de devenir, c'est-à-dire sur le chemin de leur future conscience.

   Oui, l’ombre est l’analogon de l’inconscient, sa porte soudée, sa herse dressée devant le pont-levis, sa barbacane que n’éclairent que d’étroites meurtrières. Il fait sombre à l’intérieur des corps et la clarté a bien du mal à se frayer un chemin. Le cortex est flou, inaccompli, indifférencié, il n’est qu’une mécanique sans rouage, une chambre d’enregistrement de la peur, une cellule pour l’angoisse, une geôle pour l’instinct de survie. L’ombre c’est essentiellement ceci : l’antichambre, le cabinet noir, le filet de limon où la vie se replie dans un métabolisme si étroit qu’il n’a aucune conscience de sa propre réalité. Métabolisme muet. Stases pesantes de l’exister en sa primarité. ‘Objets inanimés’ non encore pourvus d’âme. Silex avant la taille.

   Vie végétative où le futur Homo sapiens sapiens, le prototype des Hommes que nous sommes aujourd’hui, tâche de prendre son essor. Et en effet il le prend, se relève, sa posture devient humaine, son intelligence commence à brasiller, le feu de sa conscience illumine l’iris de ses yeux, sa beauté s’affine, ses mains ne sont plus de grossiers battoirs mais des outils qui savent modeler la terre, rougir le fer, tailler le bois, creuser des sillons dans la terre. L’Homme est devenu ce qu’il avait à être, une conscience éclairant le monde. Mais l’Homme, toujours, sait d’où il vient. Il sait la part d’ombre qui l’habite, la toujours possible régression vers des conduites archaïques, des instincts primaires, des irruptions de sauvagerie. L’humanité, parfois, souvent, tombe dans ses ‘inévitables’ (?) apories. Elle cultive l’art de la guerre, de la trahison, elle se précipite dans l’ostracisme, elle invente de nouveaux génocides, elle bâtit de sanglants holocaustes, elle met au point des ‘solutions finales’, elle cultive avec génie l’esthétique de la barbarie.

   Nous avons mis des millénaires à sortir de notre ombre, à polir le cuir de notre peau, à épiler nos épidermes, à policer nos comportements, à apprendre les mots de l’amour, de l’amitié, du partage. Malheureusement de gros nuages noirs obscurcissent le ciel des Idées et les Idées, alors, se transforment en frondes, en arbalètes, en arquebuses et les coups volent bas sous lesquels les hommes savent ce que veulent dire les expressions ‘passer sous les fourches caudines’, ‘tomber de Charybde en Scylla’. Souvent, les métaphores ont cette vertu de dire avec exactitude la figure du réel, ce contre quoi, parfois, échouent les plus belles démonstrations, se heurtent les phrases les plus sensées. C’est notre condition d’hommes que d’être situés à la pliure exacte du Bien et du Mal, sur la ligne de clivage qui place d’un côté la Lumière, de l’autre l’Ombre et ses funestes desseins. Pour autant peut-on condamner cette part d’ombre en la ‘vouant aux gémonies’ ? Certes il serait tentant de le faire mais nous ne serions quittes de rien pour autant. L’essence humaine est ainsi faite qu’elle est visage de Janus à deux faces. Le précieux corail de l’oursin ne se donne nullement sans sa bogue de piquants. Le jour ne naît que de la nuit. Toute silhouette est précédée ou suivie de son ombre. Toute vertu est auréolée de son revers, ce vice que nous condamnons mais dont nous souhaitons, parfois, qu’il fouette notre libido ou attise notre curiosité. Nous sommes essentiellement des êtres de l’entre-deux, de la jointure, de l’interstice qui séparent joie et malheur, piété et incroyance, générosité et mesquinerie, amour et haine, vérité et mensonge.

   Encore en nos corps, enfoui dans notre système limbique-reptilien, cette attitude du saurien qui veille sa proie, son œil jaune dissimulé derrière la fente étroite de sa meurtrière. Nous ne sommes jamais tant comblés que lorsque, depuis nos fauteuils de moleskine, nous voyons se dérouler sous nos yeux cette tragédie où l’on s’aime souvent, où l’on se déteste parfois, où l’on meurt beaucoup, toujours. Encore en nous la trace de Néron fasciné par l’incendie de Rome, l’empreinte de sang des gladiateurs dans l’œil sans pitié des arènes ; en nous, au plus profond de qui nous sommes, le trébuchet qui une fois penche dans le sens de la justice, une autre fois dans celui de l’iniquité. S’insurger sert-il à quelque chose ? Cette question serait naïve si elle ne supposait, en filigrane, la dimension de juste humanisme dont tout un chacun doit être atteint parmi le monde des Vivants.

   Mais, afin que ce tableau ne demeure dans la fosse obscure du néant, il nous faut concéder à l’ombre quelques avantages. Portons donc, au crédit de la nuit, qui est son symbole le plus effectif, quelques valeurs qui nous la font apprécier en tant que telle. Elle est le creuset de nos rêves, la Muse qui accueille la création du Poète, (« Ô nuits ! ni la clarté déserte de ma lampe / Sur le vide papier que la blancheur défend… » - Mallarmé), la conque habituelle de l’amour, le recueil fabuleux des étoiles, la chambre des mystères à laquelle s’abreuve notre imaginaire. Nuit, demeure des grands songes bibliques, matrice des amours interdites (sans doute les plus fastueuses, les plus désirées), magistralement mise en musique par Victor Hugo, ce chantre nocturne par vocation :

 

« L’ombre était nuptiale, auguste et solennelle ;

Les anges y volaient sans doute obscurément,

Car on voyait passer dans la nuit, par moment,

Quelque chose de bleu qui paraissait une aile. »

 

   Somptueuses paroles de lumière qui disent si bien l’ombre. Que nous reste-t-il d’autre à faire qu’à méditer, à penser, autrement dit à chercher cette lumière qu’un célèbre Siècle sut faire jaillir dans la pure beauté de la Raison ? Loin sont ces temps qui surent voir. Voir est pur prodige ! Ne pas voir est refuser la beauté du Monde.

 

 

 

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25 septembre 2020 5 25 /09 /septembre /2020 08:30
Dans la cité des hommes

                       Photographie : Blanc-Seing.

 

***

 

Je me suis levé ce matin

Ai tendu vers l’avant les mains

Elles ne saisirent que du vertige

Et l’abîme grondait

Que je devinais

En moi

Hors de moi

Pareil à une traînée de soufre

Au large d’un volcan

 

Etait-ce ma vue qui m’égarait

Etait-ce la Terre qui avait changé

L’habituel je ne le reconnaissais

Le livre sur ma table souffrait

Le dessin commencé gisait

Dans une mare de buée

 

Je me suis levé automate

Aux gestes désordonnés

Boussole à l’aiguille perdue

Sextant aux rouages grippés

Mes pas ne me portaient plus

Ni dans le passé révolu

Ni dans l’avenir sans projet

Pas plus que dans ce présent

Tout juste arborescent

Qui s’absentait

À mesure qu’il paraissait

 

Pourtant je criais

À gorge déployée

Présent où es-tu

Et le présent répondait

De sa voix trouée de silence

De quelle pénitence

Est donc tissé ton destin

De quelle affliction traversé

Ton infini chagrin

N’es-tu pas trop préoccupé

De Toi

De ce qui adviendra

Afin que tu deviennes Roi

 

Etais-je le seul homme sur Terre

Qui souffrît de ne plus trouver

Les contours de son être

J’ouvrais grand

Les battants

De ma fenêtre

Des cris montaient de la rue

Se perdaient dans les nues

 

En bas tout en bas les trottoirs

Se noyaient dans le noir

Que frappaient des semelles usées

On entendait leur rythme inquiet

Les clous sous les souliers

Lâchaient leurs milliers

De signes muets

Les yeux exorbités en happaient

Quelques rapides reflets

Puis se refermaient

En signe d’adversité

 

Les hommes

Battaient le pavé

Au rythme d’un métronome

Leurs poitrines soufflaient

Identiques à la forge

Leurs échines brumaient

Comme au sortir d’une gorge

Etroite et vouée aux nuées

Ils étaient une colonne

Sans début ni fin

Ils étaient des genres de Gorgones

Des Sthéno des Euryale

Perdus au fond de leurs dédales

Ils étaient l’humain en sa convulsion

L’humain en sa confusion

Nul ne les entendait

Perdus qu’ils étaient

Dans la vaste contrée

Des infinies supplications

Dans l’immense marais

Des incompréhensions

 

Ils ne vivaient que du feu

Qui de l’intérieur les brûlait

Ils ne vivaient que de l’aveu

De leurs éprouvantes destinées

Ils mouraient là

Comme jadis en Place de Grève

De n’être pas reconnus

Pour ce qu’ils étaient

Des consciences brimées

Des sommes sans rêves

Des voies sans issue

 

D’ordinaire ils vivent

A l’abri des ponts

Ou bien dans un étui en carton

A l’abri des regards

A l’abri des loubards

Mais ils sont sortis

Encore meurtris

De leurs vies en sursis

Ils sont sortis

Sous la Lune blanche

Dire au monde

Non leur soif de revanche

Leur droit simplement

A se dire hommes

Dans la cité des hommes

 

Je me suis levé ce matin

Ai tendu vers l’avant

Les mains

Elles ne saisirent que du vertige

Et quelques vestiges

D’êtres que la vie néglige

Pourtant

Ils n’attendent que

D’ÊTRE

Ce prodige

Oui ce prodige

 

 

 

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24 septembre 2020 4 24 /09 /septembre /2020 09:00

     Pierre Anzieux est géographe. Son métier en a fait un incessant globe-trotter, un citoyen du monde en sa vastitude. Pierre sillonne les mers comme il survole le globe, traverse les terres dans des trains, parcourt les rubans de bitume qui quadrillent l’espace. Pierre est fasciné par les multiples formes qui tissent ici les villes, dessinent là le miroir des rizières, plus loin cernent les plaques étincelantes des salins. Quand on est géographe, on aime les lignes, les méridiens et les équateurs, on aime la vaste surface colorée de la Terre, on aime le ruissellement optique des cartes, on aime ces portulans de la Renaissance qui ne sont rien moins que des œuvres d’art. Et, en toute bonne logique, le Géographe aime l’Art selon toutes ses déclinaisons. Il ne manque jamais d’aller voir des œuvres dans les musées, d’emplir ses yeux d’images sublimes, d’offrir à sa peau d’intimes frissons, à son esprit un combustible qui brûle longuement, jamais ne s’épuise. L’art se donne comme une seconde peau, un genre de parchemin sur lequel il pose les multiples étoilements de son désir.

   Aujourd’hui, en mission au Texas à des fins de relevés topographiques, Anzieux est descendu dans un hôtel de Houston. Il visite la ville, admire sa floraison de hautes tours, les rubans de ses autoroutes, les taches vert-bleu de sa végétation qui flottent à l’horizon, dans une brume incertaine. Maintenant, il vient de franchir le seuil de la Chapelle Rothko. Le bâtiment est de béton lourd, de forme octogonale, une lumière zénithale provient d’une mince meurtrière et les yeux doivent s’accommoder à cette demi-nuit, à cette clarté diffuse qui flotte à la manière d’une cendre, d’un grésil gris, d’une eau captive au sein d’une roche. Sur de larges parois blanches sont posées des toiles de grand format à la teinte sombre, presque indéfinissable, entre indigo soutenu aux extrémités et violine, améthyste, prune pour le motif central. Pierre s’assoit sur une banquette de bois lustré, face aux œuvres. Il est seul dans la chapelle à cette heure native. Il se recueille devant ces genres d’icône contemporaines, il éprouve le silence, il écoute naître en lui le chant intérieur de la volupté.

   C’est une grande joie que d’être là, face à la beauté rayonnante, d’en éprouver les flux et les reflux, tous ces mouvements lents d’une lumière tamisée, irisée comme si elle provenait d’un paysage de brouillard, peut-être d’une lagune couchée sous la lumière bleue de l’aube. En une intuition immédiate, en un éclair, le Géographe sait qu’il est en présence de quelque chose d’important qui s’inscrira en lui comme le font de mystérieux hiéroglyphes dans la chair disponible de la pierre. Cela entre en lui, cela fait ses douces onctions, ses paisibles confluences. C’est comme une musique très ancienne qui viendrait des savanes du Plateau Andin, parcourrait d’immenses espaces, viendrait lui dire le rare d’une toile, sa réservé d’énergie, son potentiel de régénération. C’est comme une source venue des profondeurs de la terre, une eau qui porterait en elle sa fable originaire, sa neuve venue ouverte aux yeux des hommes, son cri silencieux d’espérance, son infinie réserve de liberté. Un genre d’hymne à la joie tellement cette expérience de la rencontre est ineffable, sensitive, logée au sein même de ce qui ne parle qu’en mode de réserve, de retrait, une onde à fleur de peau, un chromatisme pour l’âme, un puits d’effectuation pour le libre jeu de l’esprit.

   Pierre demeure en lui, de longues minutes. Il prie afin que sa solitude puisse continuer. Il sait, en son for intérieur, que le nombre détruirait l’harmonie, fausserait le rapport institué de lui à l’œuvre, de l’œuvre à lui. A sa méditation il faut la mesure étroite d’une connivence, le plaisir sans partage d’une confidence, il faut la dimension réduite du mystère. Toute parole détruirait ce fragile équilibre, toute lumière trop vive dissiperait le tissu du songe, le métamorphoserait en une touche du réel bien trop rugueuse, trop soucieuse de calcul, d’intrigue, de spéculation. Pierre veut être au sein d’une épreuve qui le multiplie, le féconde, le remette au plus haut de lui-même. Seul l’art le peut dont il a maintes fois éprouvé les secrets pouvoirs. Comme en filigrane de sa contemplation, les mots de Rothko lus dans ‘Conversations avec des artistes’, font leur doux bruissement :

   « Je ne suis intéressé que par l’expression des sentiments humains de base - la tragédie, l’extase, la malédiction, et ainsi de suite - et le fait que beaucoup de gens craquent et pleurent devant mes tableaux, montre qu’ils communiquent avec ces sentiments-là (…). Ceux qui pleurent devant mes tableaux ont la même expérience religieuse que moi, lorsque je les peins. »

   Oui, dans le cœur vibrant de cette Chapelle, Pierre expérimente la voie d’une ‘religiosité’ au sens large, de ce qu’il est convenu d’appeler, parfois abusivement, une ‘spiritualité’. Mais, ici, le terme de ‘religion’ doit être reporté à ses deux sources étymologiques, à savoir : ‘relegere’ (cueillir, rassembler) et ‘religare’ (lier, relier). Ceci, à l’origine, ne fait nullement signe en direction des dieux d’une religion polythéiste, pas plus qu’en direction du Dieu des religions monothéistes. ‘Rassembler’, ‘relier’ doit d’abord s’interpréter par rapport au Soi du Sujet conscient qui est en voie de réaliser son unité, de connaître le sentier unique autour duquel sa conscience s’assemble et découvre un sentiment de plénitude.

    Être dans la Chapelle Rothko en ce jour, en cette heure, c’est tisser autour de son propre être les fils de soie d’une parure unique, singulière, irremplaçable, c’est se connaître Soi en tant que Soi, sans débordement ni effusion en dehors, vers le monde, c’est demeurer en son essence la plus exacte et n’en nullement différer. L’œuvre d’art, regardée en son principe le plus réel, en sa nature foncière, n’ouvre rien de moins que la voie d’une liturgie athée, genre de processus cérémoniel pour accéder à Soi dans ce qui se donne comme le plus essentiel trait signifiant de notre présence sur Terre. De l’observation de ces toiles emplies d’ombre, finement sculptées par une clarté farouche, il est nécessaire de ressortir neuf, comme après un rite d’initiation de l’âge adolescent : on était encore dans le bain de jouvence de l’enfance, immergé dans ses eaux lustrales, soudain l’on surgit à soi dans sa condition d’homme, l’on sent la brûlure de la maturité, l’on progresse sur un chemin radieux. Changement brusque de paradigme, découverte de la face cachée d’un astre, c’est tout ceci qu’apporte l’œuvre quand elle est visée en tant que l’exception qu’elle est, événement qui n’a nulle correspondance, si ce n’est la survenue de l’Amour dans une âme qui l’attend et se déploie ainsi au plein de sa quadrature existentielle.

   Pierre a longtemps regardé ce qui lui faisait face. Il n’y avait plus nulle distance. Il était la Toile, comme la Toile était Lui. Ils étaient ourdis du même coutil, attentifs à ce qui se donnait là : la pulsation d’un SENS infini, le rythme binaire faisant son doux aller-retour de navette. ‘Je suis Toi, plus que Toi dans l’heure qui s’éternise’. Voici la formule qui aurait pu trouver sa forme lapidaire dans le fronton de ciment de la Chapelle.  Sans doute une énigme pour beaucoup, une révélation pour les peu nombreux qui étaient familiers des belles coursives de l’art. Peu à peu le jour s’est agrandi dans le périmètre de la salle octogonale. Des bruits se sont fait entendre. Des visiteurs rares mais qui, malgré leur relative discrétion, rompent un lien.       

   Pierre Anzieux sait que le charme prend fin. Que, bientôt, la salle propice à la contemplation sera redevenue un lieu de visite parmi d’autres, une simple péripétie au milieu des contingences mondaines. En quelque sorte un lieu profané, rendu à son statut de chose muette, peut-être même d’objet banal, dont on archive rapidement quelques images pour, plus tard, se souvenir, témoigner que l’on est passé dans cette ville, tel jour, à telle heure d’automne déjà teintée de lueurs crépusculaires. Tout près de la sortie, sur un cube de bois presque inapparent, quelques prospectus. Une exposition temporaire, rétrospective des œuvres de Mark Rothko au ‘MFAH’, le Musée des beaux-Arts de Houston. Pierre ne peut que remercier le ciel de lui être si favorable. Il prend un taxi qui le dépose bientôt devant la façade très contemporaine du Musée : grandes plaques de travertin clair que rythment d’immenses baies vitrées. Il est tôt encore dans la matinée et rares sont les Visiteurs. Sans doute quelques amateurs de l’œuvre du natif de Lettonie. De grandes salles livrées à une savante pénombre, un bel art de la muséographie. Les œuvres, comme suspendues dans l’espace, reçoivent la douce lumière des spots. Elles seulement sont visibles, sol et plafond se perdant dans un clair-obscur que Rembrandt lui-même n’eût pas renié. Autrement dit, l’atmosphère est magique, un rien nébuleuse, sustentée à l’aune de la présence des toiles.

   Chaque salle est dédiée à une période du Peintre, selon un ordre chronologique. Pierre s’attarde aux œuvres les plus anciennes datant de 1938. Celles, réalistes, à la façon d’Edward Hopper, puis celles consacrées à mettre en scène des motifs mythologiques, puis celles de facture surréaliste. Vite, le Géographe comprend que toutes ces toiles ne sont que des essais, des balbutiements de quelqu’un qui cherche fiévreusement sa voie mais sans y parvenir vraiment. Certes, dans quelques œuvres de la première manière, se laisse deviner le futur Rothko, le ‘classique’, un Maître de l’abstraction à l’égal de Barnett Newman ou de Clyfford Still. Il faudra attendre 1950 et les deux décades suivantes pour que la première discrète floraison ne s’épanouisse en cette fragrance inouïe, en ce « champ coloré » selon les termes du Critique Clément Greenberg, ce flamboiement qui signe la présence d’un génie, comme toujours tourmenté, inquiet, dont la peinture est le seul et réel exutoire, jusqu’à la signature finale du suicide.

   En cet instant de la ‘révélation’, Pierre Anzieux se souvient-il des notations de la Philosophe Geneviève Vidal à propos de cette période, mots qu’il avait lus et soigneusement encadrés d’un trait de crayon :

   « Pendant vingt ans, Rothko s’en tient à la structuration suivante : quelques rectangles de tailles et de couleurs différentes, l’un au-dessus de l’autre (quelquefois l’un à côté de l’autre), angles adoucis, bords flous, voisinant par un étroit vide intermédiaire, qui, en réalité, émerge d’un fond monochrome. Asymétrie horizontale donc, et symétrie verticale. Le format est souvent monumental. Chaque tableau joue sur un nombre réduit de couleurs, de six à deux, par modulations, plus que par contrastes. Quant aux moyens, ils se répartissent ainsi : un peu d’aquarelle, surtout de l’huile, de l’acrylique, de la détrempe, de l’encre, sur papier et toile. »

   Certes cette description est plus topologique, technique, qu’elle ne met en perspective la climatique singulière des œuvres du Peintre. Elle est utile cependant en ce sens qu’elle précise cette éternelle réitération d’un geste initial qui devient, au fil des ans, la nature seconde du Peintre, un genre de décalque de son âme, une vibration de sa chair au contact de la matière colorée, fluide, intemporelle, tant elle semble flotter à mille lieues du réel, en sustentation dans un espace sans topométrie, un temps privé de ses repères habituels. Une sorte de brouillage spatio-temporel qui n’est pas sans rappeler le célèbre sfumato du Maître de Vinci. C’est ceci, en tout cas, que pense le Géographe au contact de ces toiles à hauteur d’homme qui interrogent la psyché, instillent en elle un genre de doute, une qualité de vision de myope, une atmosphère à la Turner, avec ses lointains flous, ses eaux irréelles, son ciel teinté de pluie. Pierre est totalement fasciné par ces œuvres dont aucun équivalent n’existe vraiment dans l’histoire de la peinture. Devant ces infinis glacis qui se révèlent en même temps qu’ils s’annulent, on ne peut qu’être saisi de vertige. Rien à quoi se raccrocher, ni une ligne, ni l’ébauche d’une figure, pas plus que l’amorce d’une composition. Ici on est dans l’abstraction la plus vigoureuse qui soit, la couleur pour la couleur, le jeu coloré pour le jeu coloré. Anzieux s’étonne de ce prodige, de cette absence de concession à quoi que ce soit, de cette volonté de gommer toutes les références antérieures. Ni symbolisme, ni impressionnisme, ni expressionnisme. Seulement la Peinture en tant que Peinture, autrement dit la Peinture en son Essence. Rothko ne voulait nullement encadrer ses toiles afin que les Regardeurs de l’œuvre surgissent à même la manifestation, sans distance, sans mouvement de recul qui en eût atténué l’effet. Un flux direct de la chair de l’œuvre à celle de qui contemple et se recueille. Rothko ne donnait plus de titre au motif qu’il voulait que ses créations fussent intemporelles, universelles. On sait à quelle tragédie a conduit sa quête d’un Absolu total, impartageable, inaliénable.

   Des Visiteurs dans les grandes salles, mais discrets, visiblement touchés par la profondeur du travail de l’Artiste, sa persistance à être jusque dans la touche colorée du subjectile. Ce que Pierre pense, c’est que le sublime ne s’atteint pas, comme chez les Romantiques, par la contemplation du paysage grandiose, qu’un des traits de la modernité c’est bien d’essentialiser l’art, de faire d’une couleur, d’une forme, le sujet indépassable d’une esthétique. Ces toiles sont admirables de justesse, de sensibilité, elles disent l’âme du monde, elles sont le miroir sans tain où se brise notre volonté de paraître, où se dissout notre ego, où flamboient les premiers mots d’un poème. Ce que pense Pierre, à propos de cette syntaxe minimaliste, c’est que le geste du Peintre est sans doute encore plus décisif que ses connaissances de la perspective, de l’harmonie des tons, des rapports des formes entre elles.

   Il s’agit, tout d’abord et de manière définitive, dans ces vingt dernières années, du déploiement inouï d’un sensualisme dont peu d’œuvres antérieures ont témoigné avec autant de bonheur. En une certaine manière, Pierre pense qu’il n’est nullement abusif de dire que Rothko est le Maître incontesté de l’exploration des sens, vision au premier chef, bien entendu, mais tous les autres sens sont convoqués, toucher soyeux des toiles, goût délicat de fruit exotique, fragrance de peau discrète, tons musicaux aux subtils harmoniques. C’est la totalité de l’homme qui est touchée au travers de ces pulsations qui font penser au rythme diastolique/systolique, au rayonnement solaire d’un couchant, à la levée d’une brume sur l’éclat monochrome d’une lagune.

   Je crois que j’aurais l’assentiment de Pierre si je lui disais, dans un souci de visée synthétique, que ces toiles signent une entrée en présence et un retrait, comme s’il s’agissait de l’être même des choses qui se donnerait, puis se réserverait, demeurant sur le bord de l’étant, à la lisière, à la limite de ce réel qui faseye telle une voile prise en plein vent. Je crois qu’il aimerait penser ces œuvres tels des « phénomènes saturés » pour reprendre la belle expression de Jean-Luc Marion, autrement dit ceux en lesquels s’accomplit pleinement l’essence même du phénomène. Or ici, le phénomène coloré qui se confond avec celui même de l’art, se donne dans sa plénitude même, dans sa forme la plus accomplie. Que reste-t-il donc à dire de la puissance de la couleur après Rothko qui ne soit qu’un appendice dépourvu d’intérêt ? Peut-on aller plus loin dans l’exigence chromatique de dire la pure beauté ?

   Ce que Pierre ajouterait sans doute, que le sens de l’œuvre du Maître survit à la vision qu’on en réalise car il existe une curieuse persistance rétinienne, dans la mémoire, de ces taches colorées comme si, en nous, elles atteignaient aux rives même de notre conscience la plus profonde, là où brasille l’archétype d’un feu, la fusion d’une lumière, l’effervescence d’une chair. Oui, l’œuvre de Rothko est infiniment charnelle, elle est identique à la pulpe des doigts qui effleure le réel et en garde les traces fugitives, à la façon d’une première efflorescence du langage, du dépliement d’un poème dans la conque libre du jour.

Avant de quitter le Musée, Pierre Anzieux s’est longuement abîmé dans la contemplation d’une des rares œuvres de cette période portant titre et date :

« Rouge, orange, orange sur rouge » - 1962

   Cette œuvre est belle de pureté, d’exactitude, elle est l’Art porté à son acmé. Prenant le contrepied du réalisme et de tous les ‘…ismes’ qui ont jalonné l’histoire de la peinture, cette toile nous dit, dans un lexique apparemment étroit, le lieu même où culmine une méditation. Nul besoin d’une figure, d’une forme, d’une ligne de fuite, d’une perspective, d’un sujet, d’un motif. Non, la couleur seule en quelques unes de ses modulations les plus insaisissables. Comme un art de la fugue. « Une voix fuit ou en poursuit une autre », nous précise le Dictionnaire à propos de la fugue musicale. Ici, aussi, dans cette toile, une couleur fuit ou en poursuit une autre. Rouge/orange/rouge comme pour dire, à la fois l’impossibilité de l’art (quand arrêter le recouvrement, quand interrompre la métamorphose que le glacis impose à l’équilibre du tout ?) Et l’épineux problème de la Vérité, où le situer, dans le rouge sombre andrinople, dans l’amarante si proche d’une nuit, le baume d’un nacarat ? Ou bien la Vérité est-elle tout ceci à la fois, ou bien seulement la forme de passage d’une réalité colorée à l’autre ? Sans doute faut-il croire que cette incandescence de la toile brûle de la question qui la traverse, cette étrange fulguration qui, toujours, procède à son exaltation, Rouge, qu’atténue une douceur, Orange.

Rouge, Orange, Rouge, étonnant clignotement du monde, des êtres, des choses !

 

 

 

 

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23 septembre 2020 3 23 /09 /septembre /2020 10:09

 

Toi que je ne connais pas

Visage de brume

 Et d’impalpables secrets

Tu viens à moi

Sur des risées de vent

L’air façonne ton corps

D’étrange manière

Il ne sait plus le lieu

De sa venue

 

Que sont les ans

Qui suivent les ans

Que sont les jours

Que perdent les jours

Un passé s’écroule

Qu’immole un présent

Un futur arrive

 Que fuit un présent

Immatérielle joie

De l’heure qui vibre

Elle fait en toi

Ce délicieux abîme

Qui t’attire et t’effraie

Tout à la fois

 

Est-il donc si difficile

De vieillir

De confier sa main

Au prochain tremblement

De circonscrire

Le cercle de sa vue

De courber l’échine

Sous la meute des jours

 

Vois-tu toi Marcheur

De l’Invisible

Nous sommes pétris

De la même pâte

Nous la souhaiterions éternelle

Mais voici que tout brasille au loin

Dans un étrange marigot

Semé de vénéneuses fleurs

Oui je sais c’est tristesse

Que d’évoquer le Rien

De demander au Néant

 De nous servir de fondement

Et pourtant

Toi le Lointain

As-tu une fois dans ta vie

Retenu autre chose

Que la feuille d’air

Que le sanglot d’une pluie

Que la perte d’un amour

Que la chute de la seconde

 

Nous sommes des êtres

D’inconséquentes figures

Nous sommes

Des visages émaciés

Qu’efface l’encre sympathique

Du Temps

Bien des Philosophes

Nous en ont tracé

L’esquisse fuyante

Héraclite l’Obscur disait

Que rien ne demeure

Que tout passe

A la manière du fleuve

Qui s’enfuit vers l’aval

Où l’estuaire l’attend

Puis l’Océan

Aux multiples faveurs

Cerné de léthifères abysses

 

Faudrait-il rester sur la rive

Regarder ses flots d’écume

Faire halte et les minutes

S’écouleraient hors de nous

Et nous connaîtrions l’Éternité

Et la félicité serait notre foyer

Nos yeux seraient de diamant

Notre esprit de cristal

Notre amour une onde pure

Que nulle rumeur

Ne pourrait altérer

 

Toi, l’Au-delà de mes yeux

Je ne peux savoir

Le contenu de ta pensée

La mesure exacte

De tes affinités

Le pli selon lequel

Tu orientes ta vie

Cependant ce que je sais

Ta silhouette aux mains vides

Lorsque le jour décroît

Lorsque l’amour s’enfuit

Lorsque la nuit d’ébène

Fait son lac sombre

Autour de toi

 

Quelques uns

De nos contemporains

 De hautes destinées

A l’abri dans leurs palais

Aux hautes croisées

Tout comme toi

Tout comme moi

Ils redoutent qu’un jour

Ne tarisse l’onde

Que leurs yeux

Ne s’ouvrent plus

Que sur un paysage aveugle

 

Toi qui vis parmi

Les tourments du monde

En cet an neuf

Qui trace ton futur

Pratique chaque jour

Qui passe

Le très fameux

carpe diem

du poète Horace

‘Cueille le jour,

Et ne crois pas

Au lendemain’

Sache seulement

Que le présent

N’est nullement

 Un don du ciel

Qu’il t’appartient en propre

Et ne sera jamais

Que ce que tu en auras fait

Chaque heure se gagne

Dans la pleine conscience de soi

Chaque heure se mérite

Ainsi le temps gagnera-t-il sa Vérité

Qui est d’être l’événement armorié

Le plus décisif

De nos existences

 

Les Flots intimes du Temps

Sont toujours les nôtres

Un fruit à cueillir

Dans des mains

Qui savent et remercient

Le Temps est l’Être

Le plus mystérieux qui soit

L’Être est du Temps

Le plus fascinant qui soit

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23 septembre 2020 3 23 /09 /septembre /2020 08:26
Terre, eau, air : chemin de la poésie.

« Petit homme devant un soleil rouge II – 1950. »

Joan Miró

Source : Ladilettantelle

***

Quitter le pays des Grandes Eaux

« Ovipare est la nuit

Je l'habite au cristal de ton front.

Qu'importe la boue dans l'oeil

Et ces ailes de sel

J'attends-je crois

Comme l'oiseau

Qui lit demain

Que tu sautes à mots-silence

Sur le vieux plancher du coeur.

Nous sommes

De si lointains enfants

Allant toujours

Plus loin que les mots.

Que vienne ton ombre

Accrochée aux bras des lumières,

Celle de tes lèvres sans paroles

Dont le ciel fait bouquet

Et ainsi

Je sais

Je quitterai

Le Pays des Grandes Eaux. »

Nathalie BARDOU.

29 juillet 2015

***

 A-t-on jamais fait un commentaire de la poésie qui parte de son centre pour y demeurer ? Et, du reste, est-il seulement possible de parler au sujet du poème sans en atteindre l’essence, sans en altérer l’intime signification ? Poser la question est déjà inquiétude, déjà renoncement à se frayer une voie satisfaisante dans l’orbe de l’écriture. Le poète lui-même serait bien incapable de proférer sur ses propres mots, d’en circonscrire la substance, de porter au jour ce qui s’abrite au sein de la nuit, lieu originel de la création. Le créé excède toujours le créateur. Le langage transcende toujours l’objet sur lequel il exerce sa puissance, déploie sa souveraineté. Il y aurait orgueil à ne pas vouloir regarder ceci comme une pure évidence. Alors, parler du poème, certes, mais à condition de passer du logos en tant que raison discursive au logos en tant que parole du fondement, parole annonciatrice de ce qui va surgir et s’annonce sous les traits d’une transcendance. Le poème jouant sa partition dialectique par rapport à la prose mondaine, le poème comme essence de soi, la prose comme manifeste de l’exister dans sa contingence. Qui n’a pas compris cette distinction essentielle ne peut entrer dans le domaine de la poésie, mais en fréquenter seulement les marges, en percevoir les harmoniques à défaut d’en saisir le ton fondamental.

 Bien évidemment, c’est une constante de l’esprit humain que de vouloir creuser le sol immédiatement disponible afin d’assurer une suffisante quadrature à la pensée. Ainsi naissent les brillantes exégèses, les subtiles herméneutiques, lesquelles mettent la poésie à nu, creusant jusqu’à l’os, négligeant sa chair, sa vibration. Le résultat : des variations langagières qui, pour brillantes qu’elles sont, n’en évacuent pas moins le contenu qu’elles se chargent d’explorer. Le sonnet des « Voyelles » de Rimbaud a vu quantité d’exercices de haut vol, chaque essai prétendant à la seule validité interprétative qui soit. Mais que tirer de ces intellections si ce n’est un trouble, une insatisfaction ? Impression d’être placés en orbite autour du poème sans en avoir perçu la source vive, les « illuminations ». Oui, le terme rimbaldien dit en subtile métaphore ce que de longs discours échoueraient à démontrer : le poème est lumière, pur jaillissement, coulée de phosphènes, épanchement de lave. Or, comment décrire le déploiement, sinon en cherchant à se déployer soi-même ? Comment décrire la profusion, l’éclatement, la dispersion des spores de fougère dans la brume mystérieuse du devenir ? Comment comprendre le poème sans être poème soi-même ? C’est du cœur même de l’intuition, de la turgescence de l’émotion, de l’épreuve de la sensation que le phénomène apparaît avec le plus de clarté, le maximum de pertinence. Se laisser être au poème : le seul chemin. Se confier aux mots : la seule voie.

 Certes le poème dit toujours en mode crypté, une douleur, une souffrance, un amour blessé, une désillusion. Tout poème est parturition, perte des eaux, sang et, pour finir, délivrance. Jamais un être ne vient au jour par la grâce d’une vertu céleste, il y a toujours déchirure, abandon d’un lieu initial dont l’accueil était joie. Alors, en possession de ceci, combien la pente serait facile qui se livrerait au jeu des supputations : relier la création à son créateur. Décrypter les motifs de sa souffrance ou de son désarroi. Dire, par exemple, « le pays des Grandes Eaux » comme vallée des larmes, dire « la boue de l’œil » en tant que cécité dont un événement particulier pourrait constituer le tremplin, parler de « ces ailes de sel » à la manière d’une symbolique voulant approcher l’impossibilité de voler, d’échapper à son destin. Mais se livrer à cet inventaire serait pure entreprise interprétative, investigation psychologique, essai de lecture d’une parole relativement à sa valeur cathartique. Et, ici, nous serions tombés en dehors du langage, à l’extérieur de la poésie. C’est du-dedans du langage en direction du langage dont notre quête doit être saisie. Jamais on ne s’assurera du contenu d’une œuvre en la jugeant à l’aune de ce qu’elle n’est pas, à savoir une péripétie existentielle. Si le poème est abouti, et en l’espèce il l’est, c’est en raison même de sa dimension ontologique : il révèle l’essence du langage, la nature profonde de son être, s’éloignant, toujours, de ses possibles hypostases existentielles.

 Parfois on se laisse prendre au jeu facile des associations libres. On procède par ajustements proximaux, on étalonne l’œuvre du poète en fonction de son vécu, on tire de sa biographie les facteurs explicatifs de sa création. Ainsi les fameux poètes maudits : Tristan Corbière, Arthur Rimbaud et Stéphane Mallarmé. Que dire, par exemple, du rapport de la poésie à ce dernier poète, Mallarmé, qui ne soit anecdote ou pure fantaisie ? Du reste, ce grand initiateur d’une nouvelle écriture accordait à la voix poétique un statut d’impersonnalité, lequel excluait le recours à une quelconque biographie. Ne disait-il pas, dans « Crise de vers » : « l’œuvre pure implique la disparition élocutoire du poëte, qui cède l’initiative aux mots. » C’est dire combien le poète s’efface derrière l’œuvre. Car, si la poésie est bien entreprise singulière, elle doit néanmoins puiser dans le grand réservoir des significations universelles afin de prétendre au statut de littérature, d’accéder à la prééminence de forme d’art. Pour le cas d’autres poètes célèbres, combien nous indiffère que Verlaine ait consommé de l’absinthe, Michaux de la mescaline, Artaud du peyotl. Comme si l’usage de drogues pouvait être à même d’expliquer le processus par lequel une écriture vient à elle et se manifeste comme la seule possible. La mescaline, le peyotl n’étaient pas des fins en soi, seulement des moyens d’approcher ces « illuminations », de provoquer ces incandescences, de libérer ces gerbes d’étincelles par lesquelles se laissait apercevoir la prodigieuse alchimie du langage. Et comment mieux dire la magie de la création qu’en citant le génial Antonin Artaud dans « Le Pèse-nerfs » : « Certainement l’inspiration existe. Et il y a un point phosphoreux où toute réalité se retrouve, mais changée, métamorphosée, - et par quoi ?? -, un point de magique utilisation des choses. Et je crois aux aérolithes mentaux, à des cosmogonies individuelles. » Comme s’il s’agissait de provoquer ces étonnantes « données immédiates de la conscience » (en termes bergsoniens) afin que le foyer s’allume et que la métamorphose commence. Procédé éminemment alchimique au terme duquel s’annonce la pierre philosophale comme dernière étape d’une matière vile parvenue à sa quintessence. Les mots du poème ne sont pas autre chose que cet or, cette gemme, ce saphir brillant de son pur éclat dans les plis obscurs de la terre. Gemme poétique s’opposant à la gangue lourde de la prose, à l’indigence du langage ordinaire, véhiculaire, considéré comme outil.

 Et maintenant, il faut évoquer le corps du poète comme corps de l’écriture. Tout part en effet du corps, tout y revient, comme réalité la plus directement saisissable. Les mots partent du corps, les mots sont des corpuscules de matière, des vibrations sonores qui font leurs vagues, disséminent leurs percussions dans l’espace. Puis s’effacent de la perception mais pour autant ne disparaissent pas. Une essence ne se dissout pas, elle perdure et fait ses scintillements inaperçus, elle devient une méta-réalité seulement accessible par le biais d’une intellection. Le poème est éternel. Ainsi pourrait-on commettre un crime d’autodafé contre le livre que « l’Albatros » ou bien « Le Dormeur du val » continueraient à être poèmes pour l’éternité. Il y aurait toujours quelque conscience pour les porter à leur dignité de poème, à leur essentialité de langue humaine. Corps-terre du poète dans la glaise duquel s’inscrivent les stigmates de la douleur. Corps-chaos dont il extrait les pierres brutes, polissant ses faces, les taillant au stylet de l’art afin que la gemme sculptée par l’esprit devienne éclat, devienne diamant. Non celui de la richesse qui aliène et pervertit, mais celui de l’intelligence qui est lumière, réflexion de l’esprit, transport de l’âme en direction de l’empyrée dont elle provient et où elle retourne afin de connaître dans l’exactitude de la joie. « Exactitude de la joie », vérité en forme d’oxymore pour dire la tension interne de toute vérité qui ne procède à son dévoilement qu’après qu’elle a été voilée. Absence de voilement, absence de vérité. Celle-ci est recherche, effort et enfin découverte. Corps-humus d’où se lève l’efflorescence du dire avant que n’apparaisse le corps-cosmos, celui qui reflète toute la beauté ouverte de l’univers. Ce que fait le poète : il se saisit de notre corps, le soumet au feu de ses mots et notre corps devient principe subtil, pure évanescence, simple brise pareille au vol de l’oiseau, à sa trace d’écume dans la transparence du ciel. Le voyage que nous accomplissons en compagnie de la poésie est bien celui qui mène de la matière-terre au principe-ciel, que parfois l’eau médiatise comme pluie nous reliant aux deux sphères du réel. Ainsi s’accomplit en une seule et même extase spatio-temporelle l’œuvre en tant qu’elle nous métamorphose en autre chose que ce que nous étions, des êtres à la recherche d’eux-mêmes, que seul le langage pouvait porter à leur accomplissement. Comment, en effet, pourrions-nous éprouver quoi que ce soit de l’exister, de l’être-sur-Terre si nous étions privés de parole ? Ceci se produirait-il et nous serions simple pierre aux yeux vides que le ciel ne regarderait même pas. Et nous serions avant même que le mot ne s’énonce, c'est-à-dire vacuité perpétuelle, nullité sans périphérie ni centre.

 Pour être dans le poème, pour entendre sa langue sans pareille, il faut consentir à renoncer au sol sur lequel nous progressons et, bien plus, il faut faire le deuil de son corps et en remettre la dépouille temporaire (tant que dure la fascination du poème) aux complexités terriennes, à leur entêtement labyrinthique, à leur cécité native. Car être sur Terre et uniquement ici, n’apprend rien, sinon à fouir le sol de son museau de phacochère et en extirper les racines en vue de la besogneuse nourriture. Pour être dans le poème il faut procéder à un bond, celui qui sépare le bonheur de la joie. Le bonheur est soumis à l’impératif matériel d’un cadeau, d’une gratification, de la remise d’un don en échange de quoi nos lèvres désirantes remercieront le généreux donateur. Lien étroit du recevant et du prescripteur qui oblige et, par avance, se délecte de cette dette. Car recevoir est toujours dépendre d’une altérité et en accepter, par avance, l’obligation d’aliénation. De la joie, il n’est jamais question ici et là au milieu des avenues incessantes des hommes. De gratifications, oui. De contentements, oui. La joie est d’une autre nature que celle d’un rapport entre deux êtres avec, en fond, la nécessité d’une reconnaissance, d’un retour, d’un cadeau à prodiguer à l’autre afin qu’il y ait lien réciproque et pansement de plaies affectant aussi bien l’actant que celui qui est acté.

 Mais il faut cesser de raisonner en termes de logique des échanges, de morale bien-pensante, de conventions sociales. Se confier au poème est d’une autre nature qu’avoir rapport avec son semblable, la Nature, une chose de la vie quotidienne. Se confier au poème est réaliser la fusion, l’osmose entre deux êtres de langage, à savoir celui que je suis en tant qu’essence humaine capable de la langue et celui que constitue le poème en sa dignité de poème. D’essence à essence. De parole à parole. Comme si notre geste de lire un poème restituait la charge de sens originelle liant indéfectiblement l’homme que je suis avec la nervure qui en constitue le fondement, ce langage sans lequel je serai animal ou bien végétal à l’ombre de l’oubli. Parlant, proférant, écrivant, déclamant, je recrée sans cesse les conditions d’apparition du sens, je tisse de mots l’espace ouvert, le temps disponible. Parlant ou lisant le poème à haute voix, je mets en situation l’émergence de la première signifiance humaine, je crie comme mon lointain ancêtre de la Préhistoire, je grave dans la pierre de la destinée les premiers signes pariétaux de la présence anthropologique, j’assois la royauté du dire, je consacre la fable, j’initie l’aventure du conte. Je porte à son acmé ce dont parler est affecté en son sein, ouvrir un monde où habiter et faire rayonner l’être-homme dans sa dimension la plus éminente. Or, quand le poème atteint les sommets du sublime, non seulement il s’y maintient pour le temps à venir, mais il nous entraîne avec lui dans son ascension, il nous assure de notre propre liberté, il nous remet à ce que nous avons de plus cher, l’écoute du monde et notre propre écoute en retour. De l’ego ordinaire, préoccupé, en souci de lui et de ses propres nébuleuses, le poème nous fait passer à l’ouverture du Soi, cette haute perspective dont les rives ne s’atteignent qu’à fréquenter l’art, à en éprouver l’extraordinaire tremplin ontologique, la capacité de fécondation, le ressourcement pareil à un perpétuel mouvement métamorphique. Si le poème nous transforme et ceci est une évidence pour ceux qui l’ont rencontré, c’est tout simplement parce qu’il possède la vertu de nous porter là où toujours nous avons rêvé d’être, dans le pli intime de soi et l’ouverture au monde, d’un seul et même mouvement, ce qui en termes elliptiques s’annonce sous le mot « d’unité ». Réalisation de la fusion des opposés, réactualisation du mythe de l’androgyne, puissance des sexes réconciliés dans un seul et même corps, résolution des conflits, reconduction de la dialectique à une seule et même énonciation harmonisée qui n’éprouve plus le besoin du logos discursif. Voilà où, selon nous, nous dépose le poème dans sa vertu de dire essentiel.

 Mais, au terme de cet échange, avons-nous au moins parlé du poème de Nathalie Bardou cité en exergue ? Eh bien, oui, nous n’avons fait que cela, les quelques considérations suivantes tâchant d’en proposer une rapide démonstration.

 « Ovipare est la nuit », c’est dire combien la création est logée dans les lointains de l’origine, là où la lumière n’est pas encore apparue, ou si faiblement, lueur tremblante de la grotte où l’homo sapiens découvre qu’il a un langage. Le bison tracé sur les parois, les pointes de flèche, les Vénus, les vulves épousant le tracé de la roche sont les esquisses originelles qui le détachent progressivement de la lourde et encombrante matérialité. Bientôt seront les cris gutturaux, les onomatopées, les premiers mots balbutiés. Bientôt le langage. Bientôt la poésie.

 « Je l’habite au cristal de  front. » - « Que tu sautes à mots-silence. » - « Que vienne ton ombre. » - « Celle de tes lèvres sans paroles. » : mais de qui nous parle donc la poétesse, quel est cet étrange personnage se dissimulant sous le tutoiement itératif, qui donc sinon le langage lui-même, sinon le poème en son incomparable pouvoir d’attraction, d’aimantation ?

 Pour le poète, « l’habiter » est ceci qui illumine le front comme un cristal, cette source vive, cette lumière des mots qui retire « la boue dans l’œil » et défroisse « ces ailes de sel », cette ambroisie des dieux, ce pouvoir céleste de divination, cette disposition à devenir aruspice tel « l’oiseau qui lit demain » et fait que son « silence » glisse « sur le vieux plancher du cœur », pareil à un baume régénérateur qui répare les maux dont l’écriture a parfois à souffrir. Alors, aux enfants-poètes « allant toujours plus loin que les mots », « dont le ciel fait bouquet » en les assemblant dans une harmonie retrouvée, s’offre le ravissement, s’accomplit le retour au Pays de la Langue. Alors, poète, l’on sait la vérité et la joie de ceci « Je sais – Je quitterai le pays des Grandes Eaux », celui d’où s’absente le langage, d’où disparaît le poème et la possibilité de dire. Ainsi naissent les résurgences !

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Published by Blanc Seing - dans LITTERATURE
22 septembre 2020 2 22 /09 /septembre /2020 08:35

 

Sous quelles formes le temps nous affecte-t-il ?

 

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                                                       Photographie : Blanc-Seing

 

 

     Le temps qu'il faitle temps qui passe jouent-ils une identique partition ou bien sont-ils de nature si différente que leur rencontre soit toujours fortuite, simplement livrée au pur hasard ? Ce jour d'hiver, par exemple, où tout vire au blanc, où les choses, se métamorphosant selon une autre esquisse qu'à l'ordinaire, nous apparaissent sous la figure de l'étrange, ne fait-il phénomène, pour nous, qu'à signifier le froid, ses manifestations physiques, sa simple géométrie ? Sans plus et il n'y aurait, associée à cette brusque survenue, que l'inclination de l'âme à errer sans raison particulière à l'entour des cristaux, à figurer de telle ou telle manière, autrement dit à afficher ses états d'être,  pareillement au spleen baudelairien ou à la désespérance kierkegaardienne ?

  Le temps qu'il fait, chaleur accablante, touffeur de l'air, coupure de la bise, fuite diagonale du vent; le temps des éléments, donc, ne serait-il que ce genre d'inconséquence dont le souvenir, la prégnance, ne dureraient qu'à l'aune de l'instant vécu; l'accueil d'un foyer rassurant reprenant vite en son sein pacificateur les contrariétés dont, un moment, nous aurions été affectés ?

  La pluie, le gel, la nuée de sable rouge venue du désert parlent-ils seulement le langage d'autres peuples dont les signaux nous parviendraient par-delà l'immensité de l'espace ? L'eau diluvienne coulant du ciel en larges nappes, parle-t-elle l'arawak des Indiens de l'Orénoque ? La poussière portée par l'harmattan, celle du dialecte tamacheq des populations Touaregs ? La bise incrustée de givre, celle de la langue inupiaq des peuplades Inuits ? Et si, déjà, au travers de ses diverses apparitions, le temps nous initiait à cette manière de géopoétique nous unissant esthétiquement à des contrées, à leurs populations indigènes, à leurs si belles et étonnantes langues, nous aurions fait un saut vers un possible accroissement de notre horizon, vers une expansion de notre conscience.

Mais, le plus souvent, le blizzard, la tempête, la canicule réduisent nos silhouettes à n'être que de bien piètres effigies en quête d'un abri où nous mettre en sécurité. Pourtant celle-ci n'est jamais mieux assurée que lorsque notre vue porte au loin et que nos oreilles s'ouvrent à l'infini bruissement du monde.

   Mais revenons à l'image, à sa simplicité, à ses bulles d'air que la glace emprisonne alors que l'eau est noire, mutique, presque inapparente et l'herbe sidérée de froid. Partout sont les signes du règne polaire, de la dérive boréale, et la banquise est une simple question de dimensions, non de nature. Marchant le long du ruisseau paralysé, engourdi, il s'en faudrait de peu que nous ne devenions des Aléoutes en quête de quelque phoque à chasser. Sans doute l'imaginaire est-il là hyperbolique, saisi de fantasmagorie. Et quand bien même ! C'est là son rôle que de nous ôter toute vision quotidienne, étroite, cernée de doute et de nous conduire vers des régions libres de contraintes, où les choses se déploient à leur guise, tellement les dimensions spatio-temporelles ont volé en éclats !

 

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  Mais portons-nous, maintenant, vers une autre représentation nous livrant une bien étrange énigme. Cette  fantaisie des cristaux de glace est sans doute l'effet d'un pur hasard, la conséquence d'une physique des fluides opérant en sourdine, dont nous ne percevons guère que la forme achevée. Mais, là, posé devant nous, c'est bien d'un point d'interrogation dont il s'agit ??? -  Mais qui donc pourrait le nier. Même un tout jeune enfant en conviendrait. Il y a des évidences incontournables. Mais, pour autant, ces manières de certitudes disent-elles plus que ne le fait leur simple présence ? N'y a-t-il pas lieu de se livrer, à leur sujet, à une brève remarque de l'ordre de l'esthétique et puis vaquer à nos occupations sans autre forme d'intrigue pouvant lui être associée ? Nous inquiétons-nous, outre mesure, de la perfection de la toile d'araignée, de sa superbe géométrie, de son étoilement à nul autre pareil ? Certes pas. Mais, s'il y a toile, il y a aussi, surtout, araignée. Il y a aussi "volonté". Il y a explication, il y a chaîne de causalité.

  Mais le signe du questionnement sur la face gelée du ruisseau, quelle signification lui donner qui soit extérieure à l'événement physique ou au trop facile recours à un supposé Démiurge ? Nous nous exonèrerons de ces deux types de causalité pour la simple raison qu'à les convoquer, nous refermons aussitôt la boucle de l'interrogation. Il nous faut emprunter d'autres sentiers. Et, sans se fourvoyer dans les arcanes d'un panthéisme béat autant que naïvement puéril, nous dirons simplement qu'un tel phénomène résulte d'une action créatrice (poïétique, disaient les anciens Grecs), de la Nature. Bien évidemment avec une Majuscule parce qu'ici nous entrons dans le domaine des concepts fondamentaux de la philosophie, au même titre que lorsque nous nommons l'Histoire, l'Art, le Langage. 

Donc la Nature ordonnatrice, modelant, sculptant, faisant surgir de ce qui était en attente, en réserve, une matière nouvelle, une "œuvre" pour utiliser le langage de l'artisan. Et ce surgissement, quand bien même il n'affecterait pas la forme du point d'interrogation, vient à notre encontre avec sa charge de mystère, de secret. Mais que veut donc nous transmettre la Nature à ainsi métamorphoser continuellement le réel ?  Tout croît et se transforme sous nos yeux, sans que nous y prêtions attention.

   Regardons le bris de glace, ses bulles prisonnières, les brins d'herbe pareils à des aiguilles, regardons les cristaux faire leurs boucles interrogatives. Car tout questionne bien au-delà des apparences et c'est sans doute pour cette raison que, pris dans les mailles denses des questions-réponses, nous n'apercevons plus ce qui s'y dissimule et, finalement, s'y abîme. Mais nous avons beau nous appliquer, les significations jamais ne s'exhaussent d'elles-mêmes, nous livrant la chair dont elles sont tissées. C'est à nous qu'incombe la tâche. Il nous faut donc nous déciller. Il nous faut donc remonter à la source. Mais nous ne savons comment procéder, le réel est si compact, si serré, à proprement parler, impénétrable. Certes il l'est. Mais il faut biaiser, en quelque sorte et trouver l'outil qui nous permettra de désoperculer la coquille, de toucher la nacre, d'atteindre le corail. Car toute chose, y compris la plus modeste, est capable de cette donation.

  Alors, ces fragments de glace, il ne faut pas les laisser dans leur état horizontal, il  faut les dresser métaphoriquement dans l'espace afin qu'ils consentent  à libérer leur charge de sens. Verticaux, ils n'auront plus d'abri symbolique auquel se rattacher pour dissimuler leur essence. Verticaux, ils se mettront à parler. A cette fin, il suffira d'avoir recours à la très ancienne dialectique, c'est-à-dire provoquer l'art de la discussion à partir d'une idée que nous qualifierons de "paradoxale", laquelle dégagera l'empan suffisant à partir duquel les prémisses du sens pourront apparaître. Nous dirons simplement que l'apparition de la glace procède d'une négation de la chaleur. Cette assertion, contrairement à ce que l'on croît habituellement, ne résultant aucunement de la mise en œuvre d'une déduction logique, mais d'une simple constatation empirique. C'est seulement parce que nos sens ont pu faire l'expérience du gel lors des périodes froides que nous le connaissons et non en raison d'une opération discursive. Le zéro du thermomètre n'est aucunement une abstraction mathématique, simplement la représentation graduée du point à partir duquel l'eau commence à se solidifier avant de se transformer en glace. Il nous faut donc consentir à sortir du cercle étroit d'une rationalité qui, souvent, nous abuse, afin de retourner "aux choses même", ce mouvement constituant le thème fondamental de la phénoménologie.

  La survenue, dans notre horizon simplement optique, un jour d'hiver, de ces cristaux de givre nous mettait seulement en situation d'en prendre acte. Sans plus. On conviendra que les congères et autres frimas ne disposent guère à la méditation. Donc, cernés par l'événement, nous nous employons à en circonscrire la silhouette immédiate, l'apparence première. C'est seulement plus tard que les choses se déploient et arrivent à maturité. Or, convoquant soudainement la chaleur et tout ce qui y est attaché de bien-être, de confort, de plénitude, d'insouciance, de liberté, d'aisance, de puérilité, de facilité, de "luxe, calme et volupté", nous aidons soudain cette image, ce souvenir et, de proche en proche, cette situation ancienne à s'actualiser sous son vrai jour, avec toute sa charge d'austérité, de sérieux, de resserrement, de condensation de l'espace, avec sa rigueur, sa précision, sans doute son hostilité, sa capacité à ne percevoir que l'essentiel, à ne délivrer qu'avec parcimonie ses angles, ses perspectives, ses reliefs atones, sa monochromie, (le noir et blanc en photographie est le médium privilégié pour traduire la neige, le froid, la désolation) - son exigence d'une vision dépouillée de fioriture, sa révélation en forme de scalpel.

  Car la glace, le froid, n'autorisent jamais la distraction, l'approximation, l'estimation fantaisiste. La vie est constamment menacée par leur agression, aussi bien la végétale que l'animale ou l'humaine. S'aventurer parmi les glaces, comme le faisaient de grands explorateurs, exigeait non seulement un courage exceptionnel, de l'audace, mais un sens de la décision, une juste appréciation du risque, une saisie du réel sans faille. Sans doute le désert présente-t-il une exigence de même nature, et ici, les excès, la démesure sont en tous points comparables. Cependant demeurons sous des latitudes plus clémentes, les différences n'en seront pas moins grandes, la nature des oppositions contrastée. Si la rapide relation à l'art plus haut évoquée concernant l'œuvre de Matisse"Luxe, calme et volupté" peut donner toute sa mesure d'ambiance sereine et quasiment paradisiaque, elle prend d'autant plus de valeur si on lui oppose, par exemple, les glaciations hivernales de Brueghel l'Ancien.

  Ici, l'abrupte dialectique qui s'inscrit entre des œuvres diamétralement opposées donne bien la mesure de ce que le temps qu'il fait joue bien, et non seulement en mode mineur, avec le temps qui passe. Être, par l'imaginaire,  l'un des personnages du tableau de Matisse nous reconduit à un radieux hédonisme, à un épicurisme facile, à une causerie entretenue sur quelque agora lumineuse, pleine de chants et de rires, alors, qu'autour de nous la fête dionysiaque déroulera ses anneaux.

  Et, d'une manière antithétique, se plonger dans les rigueurs bruegheliennes, nous projette immédiatement dans de sombres fosses métaphysiques. Ici, nulle latitude pour une pensée sans attache, déliée, primesautière, mais simplement une relation austère aux choses de l'intellect, une attitude cernée de teintes froides, bleues, aux arêtes nettes, aux fragments géométriquement imbriqués, une élévation dans l'éther identique au surgissement de l'iceberg parmi la froide solitude. Nous serons livrés à nous-mêmes, déchiffrés  à l'aune d'une métrique apollinienne, reconduits  à notre condition première, en quête d'une possible vérité.

  Mais tout ceci, toutes ces hypothèses que nous bâtissons constamment depuis le domaine de notre réflexion, tous ces affects qui nous submergent selon des tonalités chaudes ou bien froides, toutes ces perceptions qui toujours nous assaillent à la vitesse des comètes, tout ceci, donc, se déroule le plus souvent à notre insu, s'illustrant uniquement au-dessous d'une ligne de flottaison longuement existentielle. Constamment préoccupés de nous-mêmes, nous fondant dans les choses qui font, autour de nous,  leur constant bourdonnement, notre horizon ne se pare plus que d'étranges feux crépusculaires dont il nous est bien difficile de démêler  les fils d'un écheveau complexe. Et pourtant nous vivons, nous aimons, nous vibrons sous la rumeur du monde. Et pourtant nous avançons parmi les écueils sans bien comprendre la réalité de notre cheminement. Tout est si imbriqué, réel, symbolique, imaginaire et nous sommes comme un toton fou ivre de sa propre giration. Le mouvement, jamais nous ne pouvons l'arrêter, à moins de consentir à notre propre finitude. Alors nous vivons à continuellement girer, à nous inscrire dans le pullulement infini de ce qui fait phénomène alors que le temps nous visite longuement, aussi bien le temps qu'il fait, que le temps qui passe.

  Tour à tour, nous sommes pluie et tristesse; mistral et vivacité; ciel bas au-dessus des tourbières et mélancoliques; tantôt nous visite l'harmattan et la joie; le froid polaire et la raison; les giboulées et l'inconstance; la chaleur blanche et l'enthousiasme; le givre et la délicatesse; les courants alizés et les élans du cœur; le blizzard et le sentiment du tragique; la tempête et l'humeur colérique; le frimas et le trouble de l'âme; l'ouragan et la passion; la bise étroite et la sensiblerie; la douceur automnale et la délicatesse des sens.

  Le temps qui passele temps qu'il fait, ne s'illustrent jamais mieux qu'à refléter nos états d'âme. De toutes ces choses nous faisons la synthèse . Nous ne sommes que du temps immergés dans un temps qui nous dépasse de sa dimension d'éternité. Depuis toujours nous consentons à cela par le simple fait d'exister, ou bien notre condition y consent sans que nous en soyons alertés.

 

 

 

 

                                                                                                 

 

  

 

 

 

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21 septembre 2020 1 21 /09 /septembre /2020 10:10
Chercheur d’or.

« L’or des sables »

Photographie : Sophie Rousseau

En incipit de cet article un résumé du magnifique « Chercheur d’or » de Le Clézio. Rarement un auteur a su écrire avec autant de bonheur l’itinéraire d’une quête. Moins celle de l’or que celle d’une trace, d’une empreinte que laisse dans l’imaginaire le passage d’un aïeul, ce mystérieux et aventureux grand-père inscrit dans une légende dont il est tentant de retracer le parcours. Dans « Voyage à Rodrigues » l’écrivain revenant sur les lieux où se sont déroulés les événements du « Chercheur », c’est un état d’âme qui resurgit, une inclination à retrouver, par delà le temps, cette ombre fugitive qui rôde à la manière d’une obsession :

«Ai-je vraiment cherché quelque chose ? J'ai bien sûr soulevé quelques pierres, sondé la base de la falaise ouest, à l'aplomb des cavernes que j'ai repérées à mon arrivée dans l'Anse aux Anglais. Dans la tourelle ruinée de la Vigie du Commandeur (peut-être une ancienne balise construite par le Corsaire), dans les étranges balcons de pierres sèches, vestiges des anciens boucaniers, j'ai cherché plutôt des symboles, les signes qui établiraient le commencement d'un langage. Quand je suis entré pour la première fois dans le ravin, j'ai compris que ce n'était pas l'or que je cherchais, mais une ombre, quelque chose comme un souvenir, comme un désir (4° de couverture. « Voyage à Rodrigues ». JMG Le Clézio.)

Puis le résumé du « Chercheur d’or » - 4° page de couverture :

« Le narrateur Alexis a huit ans quand il assiste avec sa sœur Laure à la faillite de son père et à la folle édification d'un rêve : retrouver l'or du Corsaire, caché à Rodrigues. Adolescent, il quitte l'île Maurice à bord du schooner Zeta et part à la recherche du trésor. Quête chimérique, désespérée. Seul l'amour silencieux de la jeune «manaf» Ouma arrache Alexis à la solitude. Puis c'est la guerre, qu'il passe en France (dans l'armée anglaise). De retour en 1922 à l'île Maurice, il rejoint Laure et assiste à la mort de Mam. Il se replie à Mananava. Mais Ouma lui échappe, disparaît. Alexis aura mis trente ans à comprendre qu'il n'y a de trésor qu'au fond de soi, dans l'amour et l'amour de la vie, dans la beauté du monde. » (4° de couverture - Le chercheur d’or- JMG Le Clézio.)

Enfin la liaison entre les deux œuvres (dans JMG Le Clézio, « Le chercheur d’or » - Diane Barbier) :

« Du réel à sa transposition fictionnelle – Le passage de Voyage à Rodrigues, œuvre de l’identité généalogique, à la fiction du Chercheur d’or où s’exprime le personnage Alexis L’Etang, manifeste une fascination pour le miroitement identitaire. En effet, bien que s’établissent des correspondances claires entre le réel biographique et la fiction, une savante stratégie de brouillage vient compliquer les catégories et estomper les frontières.

La première correspondance concerne le lieu. Au domaine de l’Enfoncement du Boucan correspond le domaine réel d’Euréka. Ensuite dans Voyage à Rodrigues, le grand-père Léon Le Clézio, chercheur d’or, consacre une trentaine d’années de son existence à cette recherche dans l’île de Rodrigues, tandis que sa famille réside à Maurice. Parallèlement dans Le Chercheur d’or, ce statut de prospecteur échoit au narrateur Alexis L’Etang. Ainsi, ce lien entre l’aïeul et le personnage fictif est conforté par la dédicace du roman : « pour mon grand-père Léon ».

Ecriture en forme de parabole qui, du réel à la fiction et de la fiction au réel, (le vrai lieu de l’écrivain) s’essaie à dire le trésor « au fond de soi », pour évoquer aussi la voie conduisant aux « symboles », aux « signes », au « souvenir », au « désir ». Tout un itinéraire qui, partant d’une esthétique (beauté et pureté de l’écriture, limpidité originelle des paysages), s’achemine lentement vers une éthique(c’est à la rencontre d’un personnage aimé que le narrateur destine sa recherche) avec le constat que le seul or à considérer se trouve « dans l'amour et l'amour de la vie, dans la beauté du monde ».

Le bref article qui suit voudrait témoigner, à sa manière, de ce voyage en direction de valeurs existentielles, les seules par lesquelles connaître son être singulier, celui des autres aussi, avec un coefficient de vérité suffisant pour que la tentative en vaille la peine et s’affirme comme la poursuite d’une entreprise éthique, la seule qui soit douée d’un sens. La belle photographie de Sophie Rousseau en constituera le tremplin esthétique.

Matin - La plage est immense qui court d’un bord à l’autre de l’horizon. On est seul sur la grande dalle de ciment avec la seule présence de la rumeur de l’aube. A peine la levée d’une parole dans l’air tissé de silence. L’heure est propice au recueillement dans le bleu qui lave le ciel, le dissout dans la pureté. L’âme est assagie qui ne demande rien que ceci : la contemplation de ce qui va venir et apporter aux hommes la paix d’un jour nouveau. Il y a beaucoup d’espoir dans la venue de l’heure. Les humeurs, poncées par la nuit encore proche, sont au repos. Les grands oiseaux sont à peine éveillés. Les rues sont calmes. Les places sont libres, seulement habitées par le rythme ajouré des bancs. C’est comme la parution sur une terre originelle, un genre de paradis encore accessible aux hommes. On pourrait imaginer, sans peine, au travers d’une brume diaphane, la présence de bouquets de palmiers agités par un vent léger, un lac impalpable qu’entoure une verte oasis. Ou bien l’on pourrait se trouver au centre du « Jardin des délices » d’un Jérôme Bosch avec ses montagnes bleues au loin, ses animaux pareils aux sages figurines d’une naïve arche de Noé, sa fontaine aérienne où se perchent des oiseaux, ses eaux aux reflets oniriques, Adam et Eve aux corps si proches d’un albâtre qu’on les croirait sur le seuil d’une existence, êtres de lumière si peu habités de chair, si peu enclins au péché. La réserve en soi avant que ne s’allume la folie des hommes. L’or est loin qui fait ses clignotements, ses feux délétères, lance ses étincelles d’envie.

Midi - L’étoile blanche est au zénith qui bouillonne, fait ses cataractes de feu. Le ciel est zébré d’éclairs verts, les montagnes sont décolorées et c’est tout juste si l’on aperçoit les habitations des hommes, vague lueur rouge et blanche dissimulée derrière l’épaule d’une colline. Devant est le champ de blé qui ondule dans un crépitement d’or. Le moissonneur est là avec sa faucille qui coupe les tiges, lie des gerbes. Ce qui est décrit ici est le tableau de Van Gogh, « Le moissonneur », cette ode à la lumière, à son ruissellement, l’exaltation qu’il y a à être vivant, là, au milieu de la fournaise. Certes l’or est là, immensément disponible. Il rutile. Il dit sa majesté. Il assoit son royaume. Mais le moissonneur (le grand-père Léon Le Clézio-Alexis L’Etang) ne saurait le saisir, l’or, par le simple fait d’en être débordé, submergé telle une luxueuse marée qui pourrait l’engloutir à tout moment. Puis l’intensité est trop forte, la clameur trop intense qui inonde les yeux de sueur et invite à la sieste, au repos. Il y a trop de lumière, trop d’énergie. Chercher de l’or suppose la cachette, le message crypté qui y conduit, la veine de limon noir où reposent les pépites dans une gangue d’obscurité. L’heure zénithale n’est qu’incidemment l’heure de l’or. Seulement une apparence. Seulement une illusion, le reflet de l’immense orgueil qui s’empare de l’homme lorsque son désir devient rubescent et s’écoule dans la manière d’une flamme. Cécité qui clôt les yeux avant même qu’ils ne se mettent en quête d’une richesse, se disposent à la gloire. Dans l’heure de midi la plage est déserte que les hommes délaissent. Ils sont au creux de leurs tanières pareils à des chiots pliés sur leurs corps douloureux, anesthésiés par une fureur de vivre qui les annihile, les terrasse, a raison d’eux, de leurs envies de possession, de leur volonté de domination. Être en quête de la richesse suppose le recul, la longue méditation qui conduit dans l’antre flamboyant des fantasmes, fouette les reins, stimule l’esprit qui n’a, dès lors, nul repos, nulle halte où faire silence et songer à la nature de ses actes. L’heure de midi est préparatoire. Il faut avoir longuement été privé de son désir pour qu’il réclame à nouveau, jette dans le sang ses scories, fasse ses lacs de plomb et de mercure, ses rutilances de lave. Or, le jour, le fleuve de feu qui s’écoule sur les flancs du volcan n’est pas visible. Il faut la nuit. Il faut l’encre. Il faut la suie dans laquelle l’or tracera son sillage de comète, inscrira son hiéroglyphe, poinçonnera l’âme de son ineffaçable empreinte. Un sceau pour l’homme assoiffé de richesse.

Soir - « Le ravin : le soir, lieu sombre, hostile. Le matin, encore froid, et sur les roches usées, schistes pourris par le temps comme à Pachacamac, l’humidité de la nuit perle goutte à goutte, fait un nuage invisible, une haleine. A midi, quand toute la vallée brille au soleil, le fond du ravin reste frais, mais d’une fraîcheur moite qui sourd de la terre et ne calme pas la brûlure du ciel. C’est surtout vers la fin de l’après-midi que le ravin est difficile. Alors je m’assois à l’ombre du grand tamarinier qui a poussé sur le côté droit du ravin, près de l’entrée, en attendant que le soleil se cache derrière les collines. La chaleur et la lumière entrent à ce moment jusqu’au fond du ravin, éclairent chaque pouce de terrain, chaque coin, saturent la roche noire. J’ai l’impression que par cette plaie le tourbillon de lumière pénètre à l’intérieur de la terre, se mêle au magma. Je reste immobile, la peau de mon visage et de mon corps brûle, malgré l’ombre du tamarinier.

Alors je ressens bien la présence de mon grand-père, comme s’il était assis là, près de moi. Je suis sûr qu’il est assis ici, sur cette roche plate entre les racines du tamarinier ». (Voyage à Rodrigues).

C’est le soir, lorsque les ombres sont proches, que l’ardeur solaire retombe, que la terre repose dans son linceul de ténèbres que l’or se laisse apercevoir tel qu’en lui-même l’écrivain le recherche inconsciemment. Mais, on l’aura compris, il ne s’agit pas du trésor du Corsaire, du rêve de l’enfant qui court après les pépites d’or et construit par anticipation le fastueux palais dans lequel il assurera sa puissance et étendra la splendeur de son règne. Tout homme porte en lui cet étincelant archétype qui le nimbe de gloire et le fait resplendir bien plus haut que son essence ne l’y autorise. Amplitude de l’ego artisanal, matériel, orfèvre dont tirer l’assurance d’exister jusqu’à l’acmé de soi dans une manière d’éternel flamboiement. A vivre il y a toujours une ivresse qui fait feu de tout bois : la plongée dans l’extase du peyotl, la passion du jeu, les aventures de l’amour, les fascinations du pouvoir. Seulement tout ceci est si factice que la source tarit souvent dès les premières gouttes. Alors quelle autre ressource que celle du rêve, son espace de surréalité, sa dimension cathartique au travers de laquelle panser les plaies du jour, les insuffisances à être ou, à tout le moins, jugées telles.

C’est le soir et la lumière baisse. Le soleil est une grosse boule à l’horizon, un œil cyclopéen fatigué de prodiguer sa flamme, de semer ses rayons pareils à des filaments de safran incandescent. Quelques passants errent sur la grève, les mains en visière au-dessus de leurs fronts tachés de vermeil. Le regard a du mal à confronter cette débauche dorée qui court à ras du sol comme un miel trop riche, un nectar venu possiblement de quelque Olympe. C’est si intimidant de se trouver face à tant de beauté et d’être démuni comme un enfant surpris par un cadeau trop grand pour lui. La beauté a ceci de particulier qu’elle initie un bouleversement, produit un genre de renversement des choses. Le soleil venant à l’encontre, sublime donation de la Nature dont nous ne mesurons qu’imparfaitement combien ce phénomène est rare, précieux, quand bien même il se renouvellerait tous les soirs dans cette unique splendeur. Soudain il y a basculement qui n’est autre que celui de l’esthétique se métamorphosant en éthique. Le beau comme mesure de toutes choses qui nous reconduit à une juste observation de ce qui nous fait face avec sa charge de sens irremplaçable, son immense déclamation d’un bien dont, toujours, nous pouvons être porteurs : il s’agit d’une simple décision de l’âme de se confronter à sa propre essence. Les sirènes de l’envie, les tumultes d’une grandiloquence mondaine passent sous le seuil de l’horizon, rejoignant la densité illisible des ombres. Tout comme l’écrivain assis sur le bord du ravin qui ne perçoit plus les aventures de ses personnages comme de simples diversions mais à la façon d’une vérité à connaître dans l’instant, cette relation intime aux êtres, cette allégeance aux choses qui chantent et font naître la poésie. Le réel palpable a remplacé le lointain et superficiel picaresque, celui en quête d’un pouvoir sur le monde. Ici on est au cœur du sujet. Ou plutôt au cœur des Sujets. Du Regardant. Du Regardé. Du Regardant qui aperçoit, au loin, dans la dorure du jour, ce que depuis toujours il cherchait : sa façon d’apparaître en lui-même, sa perception de ceux qui lui sont chers dont il ne peut plus appréhender que l’impalpable souvenir, la silhouette ornée de légende, l’existence ourlée d’une si belle fiction qu’elle se substitue à toute autre réalité. Du Regardé. Alors à défaut de posséder Celui qui fut, on l’écrit, on le pose comme une précieuse pépite sur le bord du livre et l’on attend d’être soi, enfin rassemblé, jusqu’à la limite extrême de la lumière là où s’allument les clartés de l’art, là où meurent les feux parmi une infinité de ruisselets, de méandres qui nous disent le filon à explorer, en nous-mêmes, nulle part ailleurs.

Ce que la belle photographie de Sophie Rousseau nous dit en glacis dorés, en rutilances crépusculaires, en reflets couchés sous la lumière, Le Clézio nous le conte à sa manière dans cette si belle langue poético-évocatrice qui n’est jamais que la mise en mots de présences qui furent et demeurent au ciel de l’être, telles de lointaines comètes émettant depuis leur réserve stellaire cette lumière venue de l’infini.

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20 septembre 2020 7 20 /09 /septembre /2020 14:31

   Afaw, il s’appelle Afaw. Son nom veut dire ‘Le Lumineux’. C’est bien de se nommer ainsi. On a le soleil sur la peau, les étoiles dans les yeux, la clarté de l’amitié inscrite au plein du cœur. On se nomme Afaw et l’on est bien, logé au creux de son âge. Quel âge a-t-on, ici, sous le ciel libre du Haut-Atlas, sous la meute des vents chauds d’été, de ceux glacés d’hiver ? On ne sait plus très bien. La vie ne se compte nullement en années mais plutôt au nombre de ses transhumances avec le troupeau de moutons et de brebis de race sardi, ces ovins à la laine épaisse, blanche et beige, aux cornes torsadées. Transhumances ?  Une bonne quarantaine, depuis l’âge de dix ans lorsqu’Afaw était capable de tenir un bâton, de siffler avec ses doigts glissés contre sa langue, de commander aux chiens, de connaître les pâtures où amener les bêtes.    

   Ce qui est sûr, en tout cas, c’est que le Berger est dans la maturité de l’âge, au zénith, là où il peut se pencher sur son enfance, la voir briller telle une émouvante et fragile braise, là où il peut se projeter en direction de sa vieillesse, un long repos après une existence totalement consacrée au labeur. Ce qu’il pense, secrètement, en lui, c’est qu’il possède la force calme du crépuscule, celle qui flamboie une dernière fois avant qu’elle ne s’éteigne. Il a de nombreuses années encore devant lui, mais les transhumances se feront plus rares et il devra désigner celui qui poursuivra sa tâche, celui qui deviendra le Guide du troupeau.

   Il est tôt le matin en ce début de printemps. Le soleil est encore un gros disque rouge qui émerge à peine des collines à l’horizon. Il ne chauffe pas encore, il se repose de la nuit et se prépare à lancer ses rayons dans l’air qui, bientôt, sera tendu telle la corde d’un arc. Afaw aime bien cette heure immobile, cette heure qui ne semble avoir pris aucune décision. Le Berger est dans sa maison de pisé et de graviers rouges. Il se restaure de peu, quelques dattes au goût de miel, une galette de pain cuite au feu de bois, un thé à la menthe qu’il verse dans un verre cerclé de métal ajouré. Il boit par petites lapées, comme le fait un chat, évitant que le liquide bouillant ne lui brûle la langue. Une mousse abondante s’irise de la couleur des murs, elle ferait penser à la teinte de la groseille. C’est une onde bienfaisante qui parcourt son corps, le fait frissonner, le dispose à la venue du jour. Ce sentiment qu’il éprouve de menu bonheur, il ne le ressent que depuis son âge adulte, enfant ou même adolescent, il était trop pressé de vivre, d’expérimenter tout ce qui se présentait à lui dans l’immédiateté, il ne faisait nullement attention à ses propres sensations, en une certaine manière elles glissaient sous la toile de la peau sans que rien ne paraisse de ce flux à la fois si lénifiant, si tonique, un éveil joyeux au monde, une inaltérable présence à soi.

   Dans la bergerie le troupeau s’impatiente. Il a senti le dépliement des strates d’air sous la poussée du soleil, il a senti l’odeur de la menthe, il a entendu résonner les grosses chaussures du Berger sur les carrelages de terre qui courent sous l’auvent, juste devant les trois fenêtres en ogive ouvertes sur l’infinie beauté de l’Atlas. Ouvrir ses yeux, fixer de toute son âme le paysage ami, voilà bien un sentiment qu’Afaw éprouve, qui a mûri au fil des ans. Jadis, il ne prenait même pas la peine d’apercevoir le moutonnement des montagnes violettes, le lac dans son écrin bleu, les rangées de peupliers telles des flammes vertes montant dans l’azur, les taches d’herbe ponctuant le sol de cailloux de leur empreinte légère.

   Maintenant, Afaw a ôté la barrière de planches, a libéré les moutons et les brebis qui font entendre leurs voix chevrotantes, le martèlement de leurs sabots sur le sol de terre battue et de cailloux. Cela fait un rythme pareil au murmure d’une fête. Les bêtes sont impatientes d’entamer leur prochaine transhumance, leur cœur porte l’empreinte nomade, non celle de la fixité, de la sédentarité. C’est inscrit au centre même de leurs gènes, cela sinue dans l’épaisseur de leur laine, cela s’enroule autour des volutes arborescentes de leurs cornes. C’est ceci, l’instinct animal, une onde qui glisse à bas bruit dans le réseau de nerfs, s’étoile dans les fibres de chair, pulse dans les cavités ombreuses, gronde dans la corne des sabots, fuse dans l’air des naseaux. Il faut être un Berger accompli pour percevoir ces signaux subliminaux, un Apprenti Berger ne saurait en décrypter la force, en deviner, parfois, le brusque débordement. Cela s’apprend, la fougue animale, cela se canalise, cela s’éduque mais il faut des années de longue patience pour en maîtriser le flot souvent impétueux.

   Il y a, ici, mille sentiers qui sillonnent l’Atlas, mille choix dont un seul est le bon car, même en cette terre de souveraine liberté, existe une logique du parcours. Il faut connaître le chemin qui serpente au milieu des épines des genévriers, des bouquets d’aubépines, des massifs de lauriers-roses. Il faut connaître les éboulis de pierres, les chaos de rochers, les éviter afin que le troupeau ne se blesse pas, que sa progression soit harmonieuse, sûre. Il faut connaître les puits où faire s’abreuver les bêtes, choisir l’endroit de leur repos nocturne, une aire accueillante protégée du vent, propice à la halte, où installer le campement du Berger. Tout ceci est affaire d’une longue habitude, le Novice, le plus souvent, n’en perçoit que les indices les plus visibles, laissant dans l’ombre ce qui, peut-être, aurait affirmé la qualité d’une transhumance imaginée, chaque détail participant à l’équilibre du tout. 

  Le repas de midi est pris à l’ombre d’une haute dalle de roches, ces étendues ombreuses, poncées par la lumière, usées par le soleil, lissées de vent, sont la seule ressource pour faire halte. La végétation est rare et il serait impossible de se réfugier sous les raquettes hérissées de piquants des figuiers de Barbarie, ce serait comme demeurer en plein soleil. Il ne faut pas traîner car il s’agira, bientôt, de reprendre la marche en direction du puits où les bêtes pourront étancher leur soif. Ce rythme à trouver ne se décrète ni dans un mode d’emploi, ni sur une carte sur laquelle seraient inscrites les bornes d’un rafraîchissement. C’est en soi que tout ceci infuse depuis de longues années, c’est un atavisme logé au centre du corps, une lente alchimie qui doit traverser des épreuves, connaître le noir, sa recherche à tâtons ; le blanc et ses illuminations ; le jaune avec ses ors fascinants, ses promesses d’avenir ; enfin le rouge où la passion flamboie sous le signe ascendant du Soleil.

    Longue maturation, patiente métamorphose, laborieux métabolisme au terme desquels se livrent les secrets de la vie pastorale. Dans chaque ride de son front, dans les cals de ses mains, dans les ligaments de ses articulations, tout ceci est gravé, cette quête incessante de ce qui doit advenir afin de posséder la pratique, de savoir lire la moindre éminence de terrain, la plus mince faille où trouver un filet d’eau bordé d’une herbe maigre, mais d’une herbe tout de même. Savoir donner des ordres à ses chiens, savoir pousser ces gris de gorge, ces ‘arrgh’, ‘ouirggh’, d’un son guttural qui touche les animaux au plus près de leur état primitif, de leur nature qui est encore si proche de la touffe d’épineux, de la lézarde du sol, de la pluie lorsqu’elle fouette les museaux et mouille les manteaux de laine. Pour conduire des moutons, il faut être un peu mouton soi-même, être fait de la même chair, pouvoir dormir en boule au pied d’une roche, sur un lit couleur de sanguine. Mais ceci ne saurait s’improviser, il faut une attention de quelques décades pour que le métier se colle à vous, pénètre votre peau comme le ferait un tatouage. S’y incruste à demeure, en tapisse jusqu’à la plus étroite cellule.

   Arrivé au puits, le troupeau se précipite pour boire. Leur mufle écarte la feuille d’eau, y projette un essaim de bulles, certains se fraient un chemin en poussant la laine de leurs compagnons de route. Les flancs des moutons se gonflent tels des ballons de baudruche. Ils quittent l’aire du puits en titubant, comme s’ils étaient ivres d’avoir trop bu. Au bout d’un moment, Afaw sait qu’ils ont eu leur ration, que la nuit sera fraîche, qu’ils auront fait provision jusqu’à la prochaine halte, demain, aux environs du crépuscule. C’est le soir, le soleil décline lentement, il est un gros disque vermeil qui glisse derrière les montagnes soudain gagnées d’étranges brumes. On ne sait plus si ce sont les dernières vagues de chaleur ou bien les premiers remous de fraîcheur nocturne.

   Afaw a conduit son troupeau sur un large plateau semé d’une herbe rare mais riche en vertus apéritives. Les ovins en broutent consciencieusement le tapis, on les entend ruminer et cela fait penser à un bruit de râpe. Le Berger allume un feu de brindilles, fait cuire sur une grille, quelques légumes, qu’il mangera sans assaisonnement, puis un bout de fromage, une galette de pain cuite la veille, des fruits, un thé bouillant qui fume dans la première fraîcheur. Le Berbère a choisi la place de son repos, une anfractuosité dans un bloc de rocher. Il sera à l’abri du vent, protégé du froid par une épaisse couverture en laine de mouton. Quelques animaux mangent encore au loin, puis se rapprochent, leur instinct grégaire les rassemblant à l’orée de la nuit. Des brebis viennent se blottir contre les pieds du Berger. Les chiens montent la garde pour éloigner ls rôdeurs. Afaw, parfois, les guide de la voix. Ils y répondent par de courts aboiements et l’Homme comprend ce langage, l’interprète et sait alors la position de ses gardiens et, au ton de leurs cris, apprécie un éventuel danger, la présence de quelque chose de caché qui pourrait être inquiétant.

   Au-dessus du peuple de la transhumance, les constellations piquent le ciel de leurs pointes de métal. Ce qu’Afaw voit depuis la science qui est la sienne, depuis son âge crépusculaire, ceci : le losange tracé par Vierge, le long lacet d’Hydre, le chariot de Grande Ourse, le point brillant de Régulus, mais ce qu’il voit surtout, c’est l’immense fourmillement du monde parmi lequel il a choisi la route singulière, unique de son destin. Qui se poursuivra encore quelques années puis il passera sans doute le témoin à son fils le plus âgé, Mouloud. Souvent ce dernier l’a accompagné lors de précédentes transhumances. Ce qu’Afaw a appris à Mouloud : à tailler un bâton de marche, à façonner son pain, à le faire cuire, à faire chauffer le thé dans la théière cabossée qui a parcouru tous les chemins ; ce qu’il lui a appris, à panser la blessure d’un mouton, à reconnaître son cri de détresse, à s’orienter vers la bouche d’ombre d’un puits, à trouver l’aire d’une pâture, à débusquer le refuge pour un sommeil qui atténuera les plaies trop vives de la lumière.

   Ce qu’il lui a communiqué, surtout, l’amour de l’Atlas, ce pays de haute stature, ce pays de soleil et de vent, ce pays de roches brûlées, de lacs bleus où se reflètent les écus jaunes des peupliers en automne. Ce qu’il lui a appris, à devenir homme parmi les hommes, à devenir jeune Berger succédant à celui âgé qui, bientôt, se retirera dans sa maison de boue rouge. Ce qu’il lui a appris, à connaître un destin de l’Aube qui se substituera à celui du Crépuscule, ainsi va la vie qui institue le cycle immémorial des âges, remplace le savoir par une autre quête de savoir. Ainsi il n’y a nulle rupture, ainsi transhume le temps dans ses vêtures multiples. Ainsi se donne le sens des choses, pareil à la chute du sable dans la gorge étroite du sablier.

 

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20 septembre 2020 7 20 /09 /septembre /2020 07:36
La dernière femme.

"Guerre et paix".

Photographie : Katia Chausheva.

[Brève incise servant de prologue. Le texte qui vous est proposé aujourd'hui, doit être considéré selon la perspective d'une fable eschatologique indiquant la fin dernière de l'homme en raison de sa propre surdité quant aux propos de philosophe-prophète. Dans "La dernière femme, on reconnaîtra aisément l'allusion au "Zarathoustra" de Nietzsche. Cependant, que l'on n'aille pas imaginer que l'humaine condition soit jugée à l'aune de ses inconcevables irrésolutions, ces dernières fussent-elles une réalité quotidienne. Ce texte, il faut en prendre acte comme on le ferait d'une antiphrase, le contenu apparent faisant appel à un autre contenu sédimenté, rendu inapparent à force d'habitudes et de schémas de pensée séréotypés. C'est bien la grande variété de l'homme qui le porte à son éminente singularité parmi les confluences de l'exister. Miroir à double face, l'une de lumière, l'autre d'ombre. Faces ne jouant jamais qu'en mode dialectique, ce qui, déjà est amorce de vérité.]

« Il est temps que l’homme se fixe à lui-même son but. Il est temps que l’homme plante le germe de sa plus haute espérance.

Maintenant son sol est encore assez riche. Mais ce sol un jour sera pauvre et stérile et aucun grand arbre ne pourra plus y croître.

Malheur ! Les temps sont proches où l’homme ne jettera plus par-dessus les hommes la flèche de son désir, où les cordes de son arc ne sauront plus vibrer !

Je vous le dis : il faut porter encore en soi un chaos, pour pouvoir mettre au monde une étoile dansante. Je vous le dis : vous portez en vous un chaos.

Malheur ! Les temps sont proches où l’homme ne mettra plus d’étoile au monde. Malheur ! Les temps sont proches du plus méprisable des hommes, qui ne sait plus se mépriser lui-même.

Voici ! Je vous montre le dernier homme. »

Nietzsche - "Ainsi parlait Zarathoustra."

C'est ainsi que cela avait commencé. De grandes fissures blanches avaient lézardé le ciel que des vols d'oiseaux funèbres avaient recouvert de leur intempestive agitation. Pliures d'ébène des freux cisaillant l'air, giclures noires des choucas, perdition glacée des corneilles et leurs cris déchirant l'espace. Il n'y avait plus d'horizon, sauf cette vague lueur de barre de néon faisant ses clignotements au ras de la poussière. Sur les rivages dévastés, les boules des rochers avaient frappé et les giclures d'eau faisaient leurs grises litanies. Une seule longue plainte glissant sous de rares copeaux d'azur. Car le bleu avait déserté l'eau et c'était, partout, couleur de limon et flaques pareilles à la densité du plomb, à la rugosité de l'écorce. Les océans, à perte de vue, étaient cette flasque agitation de masses informes, chaotiques, prises de nausées et d'étranges oscillations. Cela raclait longuement le socle de la terre, cela arrachait le moindre copeau d'argile, cela voulait dépecer et manduquer l'inconséquence du monde. Cela usait jusqu'à l'os et les collines moussues, les longues mesas de latérite, les vagues des forêts pluviales, les cimaises des canopées, tout ceci était devenu un genre d'os de seiche que des oiseaux de mer auraient ravagé de leur bec acéré comme la peste. Les claquements, on les entendait, semblables à de lourdes prémonitions. Cela faisait des millénaires que s'agitaient en tous sens ces manières de sourdes paraboles, cela faisait une éternité que les choses de la nature disaient l'urgence du jour, la clôture de la nuit, la vastitude des océans à parcourir le monde, la nécessité du vent à essaimer sur la face de la terre les paroles du doute, mais aussi de l'apaisement, du repos, de la nécessaire pause. Du suspens.

C'était cela qu'il aurait fallu faire, démonter la grande mécanique stellaire, bloquer les rouages, y jeter une poigné de mica blanc, faire s'enrayer les cliquetis, arrêter la marche des pignons, souder les balanciers et regarder, au loin, là où les yeux auraient vu un semblant de vérité, où se serait allumé le sémaphore de la raison. Mais non, seule l'obstination avait prévalu, seul le comblement du désir immédiat, seule la bouche grande ouverte, la suceuse de nutriments de volupté. L'abîme toujours disposé à remplir l'outre de l'envie jusqu'à combler la faille de l'exister. La cécité était partout qui projetait son ombre sur le désastre levé des arbres, sur la face cachée des montagnes, sur les fleuves qui ne jetaient plus d'étincelles sous le soleil. L'étoile blanche porteuse de sens, on ne la voyait plus qu'au travers d'une bouillie couleur d'étain, comme si elle avait été prise dans un bloc de résine dense, immense insecte aux pattes repliées sur la croûte informe de l'abdomen. La lune ne faisait plus son gonflement blême qui illuminait les faisceaux étoilés des villes, elle ne pénétrait plus les artères peuplées du déplacement de milliers d'insectes aux pattes pressées, aux mandibules fornicatrices et sombrement rédhibitoires. Plus rien, désormais ne s'illustrait à titre de sustentation. On en était réduit à se phagocyter soi-même sous le regard éteint d'un astre gibbeux perdu dans les rets de sa propre incompréhension. Tout se repliait dans une conque d'ennui, tout marchait à rebours vers une manière de non-sens originel. La terre avait retourné sa peau. Écorce d'orange ne montrant plus que sa chair blanche, révulsée, compacte, sourde. Dans son ventre ombreux, dans la densité de ses replis dermiques, dans la convulsion de ses membres de pierre, la rétroversion avait eu lieu, la vulve avait éclaté libérant ses milliers de rejetons mortifères. Longues souillures de soufre, germinations de calcite, bourgeonnements de lave, éruptions de magma, girations de cendre noyant tout dans une même indistinction. Plus rien de visible, sinon cette dispersion morainique faisant ses infinies catapultes dans toutes les directions de l'espace. Dans les termitières humaines, on s'agitait, on déplaçait son corps annelé aussi vite qu'on le pouvait, on mastiquait patiemment la terre de latérite, on scellait à la hâte toute cette sale vomissure issue des entrailles de la mère nourricière, mais le navire prenait l'eau de toutes parts, mais les minces occlusions d'argile cédaient sous la fureur. On se réfugiait tout en haut du cône de poussière et de salive mêlées, on faisait longuement vibrer ses antennes en signe de protestation, on faisait onduler son corps de gomme, on repliait ses pattes en forme de prie-Dieu, semblables à la position hiératique de la mante religieuse, mais tout était vain alors que la perdition irrémédiable s'annonçait comme l'hypothèse la plus probable. Il n'y avait plus d'issue. Décidément, nul homme ne mettrait plus au "monde une étoile dansante". D'ailleurs, d'hommes l'on ne voyait plus de trace, sinon quelques giclures de-ci, de-là, éparpillées au quatre vents de l'ennui. Pour solde de tous comptes. L'on avait beau chercher, rien ne se dévoilait plus selon le rythme de quelque arborescence anthropologique. Partout du refermé, du lourd, du plomb en fusion. Partout de l'irrespirable, de l'inconcevable, de l'aporétique, en gelée, en grappes arbustives, en amas incoercibles, irréductibles, chaînes infinies d'œufs de batraciens réduits à leur propre hémiplégie. L'on avait voulu ignorer jusqu'à l'imbécilité native les paroles du philosophe à la moustache ombrageuse. L'on était demeurés sourd aux imprécations de Zarathoustra, l'on avait voulu suivre sa propre loi autodestructrice bien au-delà de toute raison. Et voilà ce qu'il était advenu de l'homme : cette espèce de méduse flottant dans les eaux glauques de la folie. Mais la folie-d'en-bas, celle qui ne laisse voir d'elle que ses membres atrophiés, ses pieds gourds, ses varicosités incestueuses - chair se nourrissant de sa propre chair -, ses mollets adipeux atteints de sombre déliquescence. La folie-d'en-haut, celle du penseur inquiet, on n'avait voulu en faire qu'une déraison bilieuse, une simple excroissance de chair, une protubérance prête à rendre son pus, à inonder la sérénité des bien-pensants de son acide formique. Mais combien l'on s'était trompés, mais combien on avait été réduits par une vision basse, entachée d'hémianopsie, laquelle ne voyait que la moitié du monde, cette face spectaculaire et grimaçante, ce miroir aux alouettes faisant ses mille éblouissements alors que les consciences abusées finissaient leur ignition sous les auspices d'un piètre feu-follet, pas même l'éclat du lampyre dans les complexités de la savane. Longtemps, en soi, dans le plus intime de son intériorité, l'on avait porté un chaos, mais un chaos que l'on n'avait pas eu la force ou bien le courage, ou bien la lucidité de disposer en cosmos afin qu'une étoile, un jour, pût naître au ciel du monde. Le chaos, cette furie dionysiaque rivée au profond du corps, si près des pulsions primitives, si près de la brûlure définitive des archétypes, de la puissance tutélaire des énergies fondatrices, jamais on n'avait pris soin de l'endiguer en aucune manière. Les passions, les furies de posséder, les envies urticantes, les démangeaisons rhizomatiques de l'orgueil, les prurits de la gloire, les eczémas de la cupidité, les impétigos éruptifs de l'ego, on les avait laissés croître, à son insu, à bas bruit, comme une sale fièvre et voici que, maintenant, l'éruption avait eu lieu qui avait terrassé les bousiers roulant au-devant d'eux leur boule étroite et confusionnelle, leur piètre existence en forme de boomerang, leur yatagan vengeur qui les rattrapait et les frappait dans le mitan du dos ouvrant toutes sortes de ruisseaux sanguinolents, élevant des cairns obséquieux de chairs tuméfiées.

"Je vous le dis : vous portez en vous un chaos."

Cette exhortation du philosophe à réveiller l'humanité endormie, une seule femme l'avait entendue, "La dernière femme" qui vivait sur les hauteurs d'une caverne à la manière de Zarathoustra, cet éveilleur de conscience "pareil au semeur qui, après avoir répandu sa graine dans les sillons, attend que la semence lève. " Et cela, "que la semence lève", la Solitaire en avait eu, toute son existence, une conscience aiguë, proche d'une maladie, une fièvre interne, des vertiges, de longs frissonnements qui soulevaient sur sa peau une théorie de picots. Des graines en attente d'éclosion, des graines levantes disposées au métabolisme universel, des graines gonflées de sève qui tendaient leur fragile coque aux faveurs de l'héliotropisme, qui se hissaient sur leur partie la plus érectile afin qu'à leur contact le sens s'inscrivît à même la promesse dont elles étaient porteuses. Partout, sur la terre, au creux des frais vallons, sur l'épaule souple des collines, dans les cannelures des villes, dans les demeures de ciment aux fenêtres étroites, des milliers de graines contiguës faisaient leur chant de levain, leur comptine de mie odorante, leur fable de croûte disposée à l'accueil de ce qui croissait et se multipliait parmi les sutures et les entrelacs du chaos. Seulement les graines n'étaient pas sorties de leur pénombre originelle qu'elles se dispersaient en une multitude d'affairements multicolores, en une myriade d'éblouissements polyphoniques, en un étoilement de gerbes luxuriantes. C'est de là, de cette occupation constante, de cet aveuglement à suivre le sillon tracé par le destin que naissait la surdité primordiale, celle qui ne pouvait se terminer que dans les affres des fosses carolines, un pieu traversant l'anatomie suffoquée. C'était toujours pareil : la finitude sur laquelle on venait s'empaler comme de frêles insectes sur l'aiguille illisible de l'entomologiste. Et, au-dessous de soi, la mutité compacte de la plaque de liège et, au-dessus de soi la vitre glauque du ciel au goût de formol. Tétanisés avant même d'avoir terminé leur métamorphose, ainsi étaient "les hommes de bonne volonté", une aile clouée au pur désir de commencer, une autre rivée à la hâte d'en finir. Entre les deux, la simple histoire d'une vacuité redoublée de la symphonie achevée d'une vanité constitutionnelle.

Mais, déjà, il a été assez dit de ces piétinements dans les contingences mondaines, de ces nages de carpes koï au ventre gonflé s'échouant sur les sables de leur incomplétude, de leur impuissance à être. A paraître seulement, comme les marionnettes que l'on range dans le corridor obscur des coffres une fois le spectacle terminé, le castelet replié sur son mutisme éternel. Il y avait mieux à faire que de renoncer et de confier le vestibule étroit de ses lèvres au baiser gluant et fade de la mort. Infiniment mieux à faire que de confier son corps à la première irrésolution venue. Voici ce qu'il fallait faire, que la Solitaire avait placé en exergue de sa fragile traversée parmi les hommes. Un matin de claire lumière, avant que ne survienne l'irréparable chute, elle avait gagné le sombre des garrigues, là où la végétation cédait la place au silence des pierres. L'air était doux, parfumé de romarin et gonflé d'iode. Quelques senteurs de lavande se détachaient des touffes mauves, posant ci et là leurs touches étoilées. Solitaire avait emprunté le vallon qui sinuait en de profondes gorges, des bouquets de pins torturés par le vent s'accrochant aux plaques de gravier blanc. Le silence était partout, seulement troublé, parfois, par le grésillement d'un insecte, la dilatation d'une pierre sous les premières butées de lumière.

Solitaire n'avait emporté rien d'autre que son corps plié dans un linge sombre, son esprit ouvert aux quatre vents, son âme déployée en une infinie compréhension du monde. C'était cela qui suffisait : le déploiement et de s'y confier comme l'arbre s'incline sous la risée du vent. A mesure qu'elle montait, l'air se dilatait, touffeur paraissant vouloir précéder l'orage. Solitaire en était alertée de l'intérieur, à la manière d'une flamme qui aurait fait son étincelle attisée par la seule conscience d'être et le bonheur d'y résider avec simplicité. Tout dans l'immédiate donation des choses. Tout dans l'évidence claire de cela qui surgit et ne demande qu'à paraître. La plénitude était là où l'on voulait bien la laisser éclore, se développer, coloniser l'air libre, étaler ses rémiges comme celles des oiseaux maritimes, ces forteresses de plumes qui toisaient les hommes du haut de leur dérive hauturière. Cela à faire, dans l'urgence du jour, sous les coulées de clarté, dans les nappes ouvertes du calme souverain. Car, pour parvenir simplement à soi, il y avait cette exigence de retirement, cette exclusion de tout ce qui entaille et brûle les yeux, obture la bouche, scelle les dents en une barrière blanche infranchissable. C'est de l'intérieur même de son corps de chair et de sang que tout partait, faisait sens et ricochait sur les fondations du monde. On était ivre et l'on sentait cette manière d'étourdissement gagner lentement l'eau de ses cellules, imprégner l'éponge poisseuse de son ventre, faire sa longue déglutition sur le massif des cuisses, cascader vers l'aval du temps jusqu'à ce lieu qui s'appelait naissance, qui se nommait origine. Un seul long et voluptueux mouvement, une seule longue irisation des choses jusqu'en leur ultime épreuve, jusqu'à la première respiration gonflant les alvéoles, identiquement au gain métaphorique de la conscience. Alors tout pouvait arriver puisque l'on était parvenu de l'autre côté de ce qui nous attachait au môle étroit des contingences et l'on flottait infiniment dans sa carlingue de peau, immense nacelle suspendue au-dessus du vide, altitude insubmersible - jamais personne ne pourrait nous y rejoindre -, incommensurable dimension par laquelle toutes choses signifiaient intensément, avec l'éclat de la lampe à arc. C'était cela, ce sentiment d'exclusion hors de ses propres frontières que Solitaire était venue chercher, dans ce lieu d'indifférence au monde, de pure sensation girant autour d'un genre d'absolu. Soi et rien d'autre qui attache, contraint, amenuise, réduit, amène au bord d'une possible réalité. Soi contre soi sans épaisseur qui dénature, altère, ment, pousse à la fuite et au recel. Pure transcendance de son être dans sa forme achevée, autrement dit remise immédiate dans la finitude, extinction de la voix, voilement des yeux, abolition de l'ouïe, glaçure des membres jusqu'en leur banquise ultime. Puis, rien.

Soudain, il y eut une immense craquelure, une faille s'ouvrant d'un abîme à l'autre, un basculement de la terre, des cataractes de nuages, des flots s'écoulant sur les dalles des villes, dans les goulets étroits des tunnels, genre de déluge reprenant en son sein ce qui, un jour, fut confié aux hommes. Là-bas, au fond des vallées, se laissaient entendre une longue plainte, un sinistre hurlement portés par des hordes de vent, une impétueuse imprécation semblant venir du ventre même des agonisants, à moins que ce ne fût la terre elle-même qui proférât quelque condamnation définitive : Malheur ! … Puis un suspens, une hésitation, une respiration ample comme celle d'un prophète … Les temps sont proches … les précautions oratoires dissimulant une supplique … où l’homme ne mettra plus … les sombres résonances d'une incantation … d’étoile au monde. … Malheur ! … comme la répétition en écho d'une malédiction définitive … Les temps sont proches du plus méprisable des hommes, … les tremblements d'une imprécation … qui ne sait plus se mépriser lui-même. … la monstration de ceci qui résiste et trace la voie du destin, la seule possible, la dernière à choisir afin qu'un accomplissement ait lieu : Voici ! Je vous montre la dernière femme. »

Dans l'éclat de fin du jour, du dernier jour, voici que, parmi les nuées s'élevant comme des trombes de poussière, alors que les derniers hommes s'abîmaient dans un unique maelstrom les effaçant aux yeux du monde, voici donc que paraissait la dernière femme, hiératique sculpture suspendue dans l'espace étroit d'une rare lumière, déesse sublimée par le destin, possible rédemptrice de "l'insoutenable légèreté de l'être", figure emblématique de ce qu'aurait pu être l'aventure humaine si elle avait été saisie de la plus élémentaire des sagesses qui fût. En elle, encore, quelques traits de ce qu'avait été une ineffable beauté, une grâce au-delà de toute nomination, une poésie terriblement vacante qui attendait qu'un verbe surgisse à nouveau, un visage à l'épiphanie lunaire, la trace du feu et de la cendre, une découverture de l'épaule si semblable à la douce apparition de la dune sous les cendres du volcan, le début d'une gorge laiteuse, tellement friable, inclinant à disparaître dans les complexités de la vêture, puis, vers l'aval, une perte dans le fusain et le tracé flou de la pierre noire. Tout ceci était si troublant, si teinté de réalité fauchée en plein vol. C'est ainsi, il en est de la beauté comme de toute mélancolie, elle ne révèle jamais mieux son essence qu'à l'aune de sa propre disparition. Dernière femme nous t'aimons. Non seulement parce que tu es la dernière, mais parce que tu es femme. De ceci, jamais nous ne nous consolerons ! Les paroles du philosophe, nous les ferons nôtres. Zarathoustra, nous t'attendons sur le seuil de ta caverne afin que nous cessions, un jour, de cligner de l'œil. Nous endurerons la lumière de l'être, nous l'endurerons jusqu'à ce que notre langue tombe au rivage des morts, la seule issue qui soit !

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Published by Blanc Seing - dans Mydriase
18 septembre 2020 5 18 /09 /septembre /2020 08:21
La ligne de tes yeux.

                   Photographie : Blanc-Seing.

 

 

 

 

     Absente aux choses.

 

   C’était ainsi que tu m’étais apparue, vêtue d’un sobre tailleur gris, à la limite de toi tellement tu paraissais absente aux choses. Y avait-il au moins, au monde, quelque chose qui retînt ton attention, la chute lente d’une feuille, le bruit du vent glissant sur le sable, la trace de l’hirondelle sur la vitre immuable du ciel ? C’est un tel bonheur, vois-tu, que de se disposer au simple, à l’immédiat, le plus souvent de n’en rien savoir et d’aller par les chemins de fortune, ici sur le versant ombreux de la colline, là sous le couvert des grands eucalyptus, là-bas encore près des étangs qui brillent à la manière d’une savante illusion. Ceci, tu le sais, cette impermanence de ce qui ne se montre qu’à mieux nous échapper, à fuir le long de la première perspective, à vibrer dans le mystérieux cristal du silence. Tu le sais mais jamais, au grand jamais, tu ne voudrais en fournir le début d’une présence en toi, en dévoiler le frisson originel, désigner la peau qui se hérisse des picots d’une urgence à être.

   

   Être et tout est dit.

 

   ÊTRE, le Grand Mot que tout le monde prononce sans même en sentir la noble provenance, la dignité à nulle autre pareille, le réseau dense des significations qu’il porte avec lui dans les replis de son sens manifeste. ÊTRE et tout est dit de soi, de l’autre, du monde et l’on pourrait regagner le site de sa première venue sur la scène de l’exister en ayant fait l’expérience de l’essentiel. Mais voici que je m’égare et rien ne se dit à l’aune de ces généralités qui nous bernent. Seul le langage de l’en-soi, seule la mince ritournelle qui fait sa braise au centre du corps, qui demande et exulte à bas bruit. Une faible complainte, une étrange sourdine nous rappelant à elle comme si, enfants indociles, nous nous étions soustraits à l’accueil d’une niche, au ressourcement d’une grotte, au pli ombreux d’une faille, à la matrice qui ne s’éployait qu’à recevoir cet ÊTRE précisément, cet impalpable don dont jamais on ne voit la pupille aiguë puisque l’œil qui le reçoit est clignotement continuel, myopie congénitale qui semblerait tout enfouir dans l’immémoriale nasse du Néant.

 

  Le droit de te penser.

  

 Mais voici que je tiens, tout haut, une méditation dont tu aurais pu être l’Initiatrice, que s’insurge en moi cet inaccessible dont tu aurais pu faire ton emblème. Car tu es bien en fuite perpétuelle et nul ne pourrait s’arroger le droit de te penser - je suis dans la transgression, cela va de soi et quelle jubilation de me poster à l’angle de ton habiter sur Terre, d’essayer d’apercevoir quelques desseins, quelques esquisses, la vibration d’un sentiment suspendu à la manière d’une goute de pluie dans le ciel qui s’attriste de ne point te posséder ! -, oui, j’en conviens, la tirade est lyrique à telle enseigne qu’on croirait avoir affaire au héros cornélien en personne déclamant face au vide l’écheveau complexe de son lyrisme, de son héroïsme, de son goût pour une rhétorique baroque. Je disais à l’instant « le droit de te penser ». Combien cette formule paraît étrange sinon alambiquée mais comment pourrait-il en être autrement ? Jamais on ne saisit mieux une énigme qu’à feindre de l’ignorer, à la frôler de l’extrémité de sa pensée, précisément, à l’inventer depuis la brume de son imaginaire.

  

   Tracer l’intraçable.

 

   Ici, il me faut prendre à témoin le lecteur. Comment cerner ce qui ne saurait l’être ? Comment faire s’élever un chant lorsque les notes sont fluides et s’égouttent entre les doigts ? Comment rendre compte d’un lieu, en dresser une carte vraisemblable dès l’instant où les lignes qui sont censées en délimiter le territoire sont en constant réaménagement, éphémères, fugaces, fluctuantes ? Et tous les prédicats du monde échoueraient à nommer l’innommable, à tracer l’intraçable, à dire l’indicible. Parfois vaut-il mieux renoncer à ses songes, à ses caprices d’enfant ! Et vaquer à ses occupations, fût-ce au prix d’une irrémissible mort en l’âme.

 

     Ce chemin du rien.

 

    Le lieu de notre rencontre fut cette immatérielle lagune, cet événement de nulle part, ce passage du temps dans sa propre irrésolution, cet emboîtement de visions doubles, cette irisation de gestes, tous commencés, aucun ne finissant jamais. Tu avançais sur ce que, plus tard, tu devais nommer ce « chemin du rien », cette apparition entre deux eaux - des mouettes, souvent, s’y inscrivaient le temps d’un vol rapide pareil à une chute -, cette empreinte si légère d’une parole aérienne - aucun bruit ne s’y déposait, seul le vent à l’infinie droiture, seule la brume en sa mémoire floue -, tu y figurais à la façon d’une invisible actrice évoluant sur un praticable d’ombre. Mais que faisais-tu donc, ici, dans cette tenue de ville, ce tailleur qui dévoilait mieux tes hanches qui si elles avaient été dénudées, ces hauts escarpins noirs qui, parfois, te forçaient à une marche hésitante - voulais-tu imiter l’avancée élégante des grues cendrées ? -, tes jambes fuselées, si longues qu’elles semblaient ne jamais vouloir finir, poursuivre leur étonnante chorégraphie dont le gris ambiant semblait vouloir signer le cheminement dans cette contrée du vide.

 

   Ciel poncé à blanc.

 

   Le paysage était partout semé à l’identique de touffes de joncs qui pliaient sous le vent du large, la lumière des flaques, parfois leur éblouissement lorsque le ciel s’ouvrait, large plaine parcourue de piquets de bois érodés, étranges excroissances noires, seul lexique qui montait du sol comme pour dire l’histoire ancienne, l’entaille de l’érosion, l’usure des heures dans ce décor de perdition et de non-retour. La présence des hommes y paraissait si ancienne que, tous deux, devions penser en être les uniques hôtes. Deux solitudes n’en faisant qu’une seule. Deux solitudes se sont-elles jamais associées pour dire, d’une seule voix, la polyphonie du monde, l’aire de la rencontre, le battement du diapason en tant qu’harmonie, le chant surgi du plus secret de soi, de l’autre ? Une fusion, alors, était-elle prévisible, nous qui errions aux limites du possible sans en transgresser l’impitoyable loi ? Chacun en soi, lové au foyer de sa propre intimité dans un univers si forclos que rien n’y paraissait pénétrer que le doute et le vol hauturier des grands oiseaux mélancoliques. Une bannière flottant au plus haut de l’éther dans cette irrémédiable perte du ciel poncé à blanc, immense dissolution des êtres et des choses.

 

   Des vols de colombe.

 

  Cette photographie que tu m’as donnée de toi, je l’ai épinglée au mur de ma chambre, cette cellule monastique, ce refuge pour anachorète, cette moisson d’intellectuel triste, il ne demeure que les tiges d’un chaume et quelques épis épars qui disent la persistance de ce qui est alors que les secondes crépitent contre la vitre anonyme du sablier. Seuls quelques livres de poésie, des manuels semés de cartes marines, ces si beaux portulans qui m’emportent partout où la beauté se manifeste en son unique. Oui, il y a encore, sur Terre, quelques havres de paix, des glissements de colombes dans un ciel d’azur, des éclairs de colibris aux vols si stationnaires qu’on n’en perçoit même plus la subtile vibration.

 

   Ruissellement infini de clarté. 

 

  Dans le mince filet noir qui encadre le moment de ton surgissement, voici ce qui a lieu : tes cheveux sont ce ressourcement infini, ce clair cycle de l’eau dont ils semblent être le poème, cette résurgence de toi dans l’ombre de ton visage. Cette lumière ! Et tes yeux, ces deux mystères gris-bleu qui se perdent dans l’ovale qui les accueille, cette joie intime de soi, cette pliure qui ne se lit que sur l’envers des paupières. Tout secret est cela, le dedans que le dehors ne saurait pénétrer. Sinon il y aurait effraction. Sinon il y aurait viol. Et ton front, ce ruissellement infini de clarté qui n’en finit de s’écouler, de faire sa colline translucide, les idées s’y abritent de tout regard, les pensées s’y dissimulent dans une oblativité qui joue en écho avec ta propre intériorité, ta propre ferveur. Seuls ceux dont la conscience s’orne de cécité pourraient y voir la dilatation de l’ego, le seul souci de soi. Mais combien ces remarques seraient erronées, ces visées fausses, ces hypothèses empreintes du laborieux galimatias des parures, ces apparences qui se donnent pour la vérité alors qu’elles ne sont qu’une amusante commedia dell’arte. Non, tes pensées sont trop précieuses pour les dilapider à tout vent. Seulement les garder dans le creuset de la conscience et veiller à ce que les braises ne s’éteignent.

  

   Céladons. 

 

   Et les deux traits de cendre de tes sourcils, si mouvants, si expressifs, à ton insu, il me faut bien le reconnaître. Toi, la si secrète qui pourrais traverser une foule et personne ne s’en serait aperçu. Pas même un remous, une scintillation, le creusement de quelque stupeur. Une fluidité, un long écoulement, le trajet inaperçu d’un layon de sable parmi les grands arbres qui vivent dans l’empyrée. Et ce nez si droit, ce fanal du sentir juste, cet à peine effleurement des choses  et des êtres, mais dans la touche subtile, mais dans l’évanescence, le contact avec un encens qui n’aurait ni lieu ni temps. Et ces joues immobiles, ces clartés de céladon que frôlent la coulure des jours. Et cette bouche ornée de lèvres si discrètes, le baiser d’un zéphyr, la caresse d’une plume, l’insistance d’un flocon teinté de parme dans l’air qui frémit. Et cet ovale si exact du menton, inscrit dans la justesse du dire, dans la profération à nulle autre pareille de ton inimitable géométrie.

  

   Douceur de l’oubli.

 

  Mais voici que tout s’estompe, se dilue et que les murs de mon refuge se teintent de la douceur de l’oubli. Sans doute demeurera-t-il une empreinte quelque part dans la densité de la chair. Toujours les sentiments les plus forts finissent dans ce tombeau de l’être, cette crypte sourde, ce palimpseste raturé et saturé de tous les bruits du monde. Reste ton esquif qui flotte sur les eaux agitées du songe, dans l’inextricable labyrinthe de la mémoire. Quel temps fait-il maintenant en Finlande, ce pays de lacs et de forêts ? L’équinoxe d’automne est passé. Je présume que chez toi, du côté de Jyväskylä, sur cette terre parsemée d’eau et de plantes aquatiques, de forêts de bouleaux et d’épicéas, de rochers semés de mousse et de lichen - te rappellent-ils cette lagune qui fut la nôtre l’espace d’un rêve commun ? -, je présume donc les journées courtes, les nuits longues dans lesquelles plongent les racines du souvenir. Qu’y trouves-tu que nous avons éprouvé ensemble ? Y reste-t-il au moins le vestige d’une rencontre, le sillage d’une émotion ?

 

   Juste le trait d’un refrain.

 

 Mais voici que surgit en moi, comme venu du plus loin du temps, ce refrain que chantait Charles Aznavour - as-tu entendu parler de lui ?, je t’en dédie les paroles. Puissent-elles raviver, dans la nuit polaire, ces gerbes d’étincelles par lesquelles nous sommes au monde. Seulement méditer et le ciel s’éclaire et le firmament est une voûte accueillante pour tous les solitaires du monde :

 

« Tous les bonheurs sont à ta porte

Comme des roses à cueillir

Le vent du passé les rapporte

Sur les ailes du souvenir

Ferme les yeux, ouvre ton âme

Tu trouveras au fond de toi

Sous la cendre chaude des flammes

Le goût perdu d’anciens émois… »

 

 

   Quelque part, loin là-bas, sous le ciel que, bientôt, la neige atteindra, tu fredonneras cette romance. J’en ferai de même et nous vivrons à l’unisson. Aurions-nous quelque chose de mieux à faire ?

 

   En vertu de ce qui fut.

 

   Mais voici que l’heure a tourné, que le crépuscule s’annonce à l’ouest, au-dessus de la lagune qui commence à scintiller sous son manteau de givre. Ici l’hiver est précoce, un genre de Petite Finlande. Quelques minutes avant d’arriver à cette anonyme boîte aux lettres, seul lien désormais qui puisse faire signe en vertu de ce qui fut. Prends soin de toi. Longues seront les heures dans l’interminable poème hivernal !

 

  


  

 

 

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