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9 avril 2021 5 09 /04 /avril /2021 17:08

[Pour résonner avec le bel article de Paul Poule dans

« terre à ciel » - Poésie d’aujourd’hui.]

Un pied de nez au réel.

Œuvre Paul Poule

(dessiné avec Clémentine, 2012)

***

   En réalité, jamais personne ne renonce à son âme d’enfant. C’est l’adulte en nous, ses conditionnements sociaux, sans doute la peur de retomber dans une naïveté foncière, de s’exposer au regard de l’autre qui conduisent à une manière de dessiccation de l’esprit créatif. Dès lors nous nous réfugions dans des comportements stéréotypés, occultés par une règle infrangible qui nous intime l’ordre quasiment biblique d’un « Tu ne dessineras point », ce commandement pouvant, du reste, être assorti d’injonctions identiques « Tu ne poétiseras point » ; « Tu n’écriras point ». Car notre société ne tolère pas les subversifs, les déviants, les marginaux. Qu’est-on d’autre, dessinant, créant un poème, écrivant un texte que cette étrangeté qui tente de s’évader, de se soustraire aux fourches caudines du pouvoir, d’enfreindre les lois médiatiques, enfin de sortir du rang ? Elever sa frêle esquisse à l’aune de quelque art, fût-il modeste, discret, un tantinet « régressif » et voilà que le bon peuple se met à crier, à vitupérer, à proférer des interdits. Et, pourtant, le bon peuple, plutôt que de pousser des cris d’orfraie se devrait d’emboîter le pas du dessinateur, du « poétiseur », de « l’écriveur ». Oui, ces néologismes sont voulus, ils ne sont pas fortuits. De la même façon qu’ils s’exonèrent d’un langage normatif et policé, de même ils indiquent le chemin à emprunter : toute forme d’expression, pour peu qu’elle soit authentique, est nécessairement « révolutionnaire ». Voyez les slogans de Mai 68, les murs recouverts de graffiti, de couleurs au pochoir, d’empreintes de mains à l’instar des premières manifestations pariétales.

   Parlant de ceci, la « pariétalité », il nous faut consentir à retrouver en nous, cette trace de l’homo habilis par laquelle la main devint inventive, commença à dresser le premier lexique de la culture. Oui, les fameuses mains négatives de la grotte du Pech Merle sont la préfiguration des cimaises humaines sur lesquelles le travail de l’esprit allait commencer à déposer ses empreintes. Il nous faut donc revenir à cette sorte de primitivité, gommer les aspects policés de notre moderne néocortex, forer dans les profondeurs, faire resurgir les turgescences du limbique, les érections du reptilien. Ce qui veut dire qu’il est indispensable d’ôter le masque du consentement à être un anonyme parmi un troupeau anonyme, qu’il devient urgent de devenir mouton noir parmi la déferlante de laine blanche lessivée par la grande machine, qu’il s’impose de ne pas bêler à l’unisson des brebis républicaines formatées pour le maintien des classes bourgeoises dans leur écrin de pourpre. Nécessité de dresser, sur les places des villes, cet énorme phallus vert qui défraie tant la chronique, nécessaire fonction chlorophyllienne venant oxygéner les cerveaux anémiés des décideurs urbains et le confort doucereux des soi disant bien-pensants, cet hymne à la liberté, cet exhaussement matériel, formel, du génie humain.       Oui, du génie humain. Seul l’art est capable de réaliser de telles prouesses qui ne sont jugées qu’à l’aune d’une morale castratrice censée sauver les régimes conservateurs et donner du grain à moudre aux extrêmes de tout bord. Tous, nous avons à redevenir ces enfants insouciants, une fleur dans une main, un crayon dans l’autre. Ceci est la meilleure arme anti-consumériste qui soit, ceci est la meilleure façon de ne pas vieillir trop vite, de demeurer dans une forme de vérité dont l’enfant est porteur, que, trop souvent, pour le « bonheur des nations », nous nous hâtons de remiser dans le premier coffre venu. Prenons nos crayons, dressons nos stylos comme des arbres de la liberté et dansons la carmagnole. Il n’y a guère d’autre façon d’être heureux !

Un pied de nez au réel.

Gribouillis : Blanc-Seing

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8 avril 2021 4 08 /04 /avril /2021 17:02

La beauté en partage

 

lbep1.JPG 

Aout 2013© Nadège Costa.

Tous droits réservés

***

"Si fragile est l'équilibre de la beauté,

si impalpable et inexplicable,

 elle doutait d'elle bien sûr! "
 

Alice Ferney

"La conversation amoureuse"

*

 De quelle manière pouvait-elle s'apercevoir du cheminement de la beauté en elle ? Quelle était donc la voie qui y donnait accès ? Existait-il un chiffre dans le monde qui en dévoilait le sens caché ? Car l'on avait beau chercher et, toujours, la fuite était là qui disait l'insaisissable. L'événement de la beauté était pareil à un long fil d'Ariane dont on ne voyait aucune des extrémités, seulement le trajet dans l'ombre complexe du labyrinthe. Une question seulement, une inquiétude, une angoisse.

  Le matin, lorsqu'elle se levait dans le doute du jour gris, dans la salle de bains où rôdait le clair-obscur des incertitudes, l'Existante à peine éveillée se dévisageait avec une parcimonie toujours égale à elle-même.  Dans le miroir qui lui faisait face elle cherchait à saisir ce qui, d'elle, voudrait bien se dire : une lueur dans le regard, l'esquisse d'un sourire, la persistance du songe. Parfois cela apparaissait, mais dans la lame de l'instant et, déjà ne restait plus que le silence et ses remous discrets. Comme une cendre qui aurait envahi l'aube de la pièce, fait son voile de perdition. C'était si inexplicable ce retrait de soi en-deçà de ce qui était apparu et regagnait sa mutité. Alors les gestes de la toilette n'étaient plus qu'un rituel sans aspérité, les pensées un écheveau sans fin, les projets une fumée se dissipant dans l'espace. Le souci du temps était en elle, lové dans quelque repli de chair sans doute inatteignable. Un simple battement qui disait l'esquisse de la beauté pareille à un flux que, déjà, un reflux reprenait dans la densité d'une eau lourde, en marche vers l'abîme.

  Pourtant, l'Oublieuse la savait cette force du Beau partout répandue, partout présente. Aussi bien dans le vol rapide de la sterne que dans l'œil aux mille facettes de la mouche; aussi bien dans la lumière courbe du galet que dans la pliure grise du nuage. Partout ruisselait la grâce du jour, partout s'écrivaient les signes qui frôlaient l'âme de leurs minces ébruitements. Une mélodie si aérienne que même la chauve-souris n'en aurait pas été atteinte. C'est pour cela, pour cette subtile mesure d'intemporalité que les nuances faisaient leurs draperies à la manière de ces aurores boréales que toujours l'on croit saisir alors que, sans cesse, elles reculent. Une pure vibration seulement assurée d'elle-même et aux rives de laquelle les yeux parviennent dans la seule réalité qui leur soit échue : celle de l'éblouissement. La beauté est tissée de fils si ténus qu'ils glissent entre les doigts comme les gouttes de rosée se dissipent en brume légère le long des tiges des graminées.

  Alors que le jour se levait, dissipant avec lui les ombres de la toilette, l'Existante prenait pied dans le réel, mais dans l'hésitation, la conscience encore attachée par quelques filaments à l'encre de la nuit. C'était cette heure indécise qui lui paraissait le plus à même de révéler quelque chose de l'ordre de l'indicible. Ce qui, par-dessus tout l'étonnait, c'était cette parution de la beauté si fugace, si circonstanciée. Ici bien réelle, puis si vite disparue. Comme un enchantement s'efface à l'aurore avec le rêve qui l'a amené à paraître. La matière du songe, le fin drapé des réminiscences. Telle Jeune Femme qui était belle, à cet instant-là, dans ce rayon de lumière perdait de son éclat selon l'inclinaison du jour, l'esquisse particulière qu'elle présentait au monde. Telle fleur, une rose en bouton par exemple, demeurait dans son éclat juste avant que ne se déploie la corolle. Le déploiement terminé, ne restait plus que le souvenir d'avant l'efflorescence où l'événement était pure joie du regard. C'est cela qui faisait de la contemplation une œuvre achevée aussitôt que commencée. Ainsi du soleil s'élevant lentement au-dessus de la nappe de brumes. Ainsi du vol de l'aigrette sur la ligne cendrée du marais : le temps que l'aile élève dans l'éther sa voilure d'écume.

  Intangible. Ce mot seulement aurait suffi à dire l'état d'âme dans lequel l'Absente se trouvait face à son miroir, installée dans le doute dont elle espérait qu'il serait, un jour, fondateur d'une manière d'éternité. Le vol stationnaire du colibri devant la corolle aux mille pollen, blanche de lumière : voici ce qu'elle espérait, qui s'imprimait en arrière de son front où se figeaient les idées. Une halte du temps avec, au centre de l'incandescence, la pure beauté. Mais, au moins, s'était-elle regardée une seule fois ? Mais regardé vraiment, avec la dilatation pupillaire adéquate, c'est-à-dire avec la conscience portée à son extrême. Le visible est toujours affecté d'une tel voile de pudeur que, le plus souvent, il ne se donne qu'avec parcimonie, souhaitant sans doute être perçu dans le recueillement. Mais pourquoi donc cette Abandonnée serait-elle contrainte à demeurer dans l'ombre des coulisses, alors que le praticable l'appelle, que la scène s'ouvre sur le jour à paraître ? Mais disons plutôt ce qu'est sa beauté, cette abstraction qu'il nous faut assurer d'une réalité. Arrimons-là à ce qui se donne à voir dans ces teintes de sépia tellement accordées à l'essence de la nostalgie, à ce qui fait signe vers une époque où les choses paraissaient se résoudre à faire le pas, à marquer une pause afin que les hommes pussent se retrouver autrement qu'à vivre l'éclipse insaisissable des jours. 

  Elle, la Fragile qui semble fuir le cadre même de l'image, qui s'inscrit sur le bord d'un possible évanouissement de la scène qui nous fait face, est la beauté qu'alimente l'aiguillon du doute. C'est bien parce qu'elle est dans l'incertitude qu'elle donne essor à la grâce de paraître. Ainsi libérée des pièges des identifications multiples, se soustrayant à l'affairement mondain, elle est tout entière occupée à chercher les fondements qui sont les siens. Et y parvient nécessairement. Ceci est affaire de solitude. Ceci est affaire de quête de l'origine. Seules les certitudes de tous ordres conduisent à une inévitable errance, donc à sombrer dans l'erreur. Mais un discours inévitablement abstrait trouvera sens à laisser place à une métaphore.

  L'Oublieuse est comme la rivière qui cherche sa propre vérité, laquelle s'origine non dans le delta aux eaux mêlées, mais dans la pureté de la source. Or toute source est belle par nature puisque riche de ses principes premiers, assurée de sa vertu. Là, à l'ombre des feuillages, s'écoulant dans la limpidité du jour, la source rayonne de mille feux intérieurs disant son essence singulière, nullement comparable à une autre, vierge de toute main qui l'aurait souillée. Une pure beauté dans l'espace ouvert des significations.

  Ainsi se dit l'aventure esthétique : les eaux fluides des cheveux naissent d'une grotte où se recueille encore la nuit première; un ruissellement vient parcourir la pierre lisse du front; s'étend en deux arcs symétriques où se réfugie l'écorce sombre des yeux, une lunule plus claire pareille à un clapotis y fait son ajour discret; les eaux vives font leur tumulte le long de l'éperon du nez alors que le lac des joues reflète la courbure infinie du ciel, son dôme de lumière; quelques remous autour de l'antre ouvert de la bouche où luit le silex des dents; puis le bouillonnement des flots vers l'aval, dans une cascade infinie de reflets et de bulles dans lesquelles se lit encore le surgissement de la source, son subtil langage portant aux hommes le chant infini de l'eau.

  C'est ainsi que la beauté s'affiche en partage, pareille au cheminement du ruisseau sous les frais ombrages. En nous tous, toutes, le rythme est né un jour qui ne s'effacera pas. Il suffit de se pencher, de mettre ses mains en coupe et de s'abreuver à la source multiple. Les chatoiements sont là qui n'attendent que d'être révélés, portés au plein jour afin de témoigner de la seule  offrande qui nous ait été faite du plus loin de la mémoire, celle du prodige d'exister. Ceci est un tel présent  que les beautés accessoires du monde, ses fastes de carton-pâte s'effacent sous les nuées étoilées qui envahissent notre singulier horizon. Cette Inconnue de l'image porte en elle, dans les mailles serrées de sa chair, dans la texture subtile de sa peau, dans le sombre crépitement de ses yeux la juste mesure de la condition humaine. Il ne saurait y avoir d'autre mystère que celui-ci. A portée de main, comme l'on cueille la pomme suspendue dans la rosée de l'aube. Le festin ne fait que commencer !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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6 avril 2021 2 06 /04 /avril /2021 17:06
Tout au bout du monde.

Œuvre : Sophie Rousseau

 

   Dans l’étroite chambre aux murs enduits de chaux, Jeanloup s’éveille bien avant que le jour ne paraisse. En lui, déjà, dans le plissement intime de son corps, il sent les battements de la mer, son halètement pareil au songe d’une bête qui serait de l’autre côté des choses, dans un pays d’outre-vie. Un mystère ne se disant que du bout des lèvres. Dans la haute bâtisse qui donne sur la place il n’y a guère que le soulèvement lent des poitrines. Par la pensée, Jeanloup s’essaie à deviner le souffle long de Jo, son arrivée, bientôt, sur la grève où pâlissent les rêves dans la montée du jour. Sur les allées, en contrebas, seul le bruit de quelques meutes de poussière et le pépiement étouffé d’un oiseau. Le sol de tomettes s’éclaire d’un léger clair-obscur, de quelques lignes tombant des persiennes. Que le jour vienne, que l’espoir de voir l’inaperçu surgisse enfin, il est si long d’attendre lorsque la joie est toute proche, dans les heures bleues qui s’annoncent. De l’autre côté de la cloison, il y a eu comme un grincement, un imperceptible mouvement. Puis des coups frappés à la porte et la voix chaude, rassurante de Jo qui ouvre la conque de l’imaginaire : « C’est l’heure du bout du monde, Jeanloup. Le trésor, on ne le découvre jamais dans la blancheur des draps, seulement à la proue de la barque ! ».

   Bien mystérieuses paroles pour cette jeune vie - douze ans tout juste -, qui incline davantage vers la naïveté de l’enfance que vers l’ombre sérieuse de l’âge adulte. Jeanloup s’habille à la hâte alors que Jo est déjà installé dans la cuisine, disposant quelques tranches de pain et des anchois tout juste sortis de la saumure. C’est cela, être pêcheur, se lever à l’aube, dans le doute du jour, se sustenter de peu et se dépêcher de rejoindre le port avant que ne s’y illustrent les allées et venues des badauds. L’eau est si fraîche qui calme les aspérités du sel, sa saveur fortement iodée. Un avant-goût de la mer, de son large plateau où le soleil laisse tomber sa lumière aveuglante. Alors surgissent les odeurs du varech, du goémon, du poisson qu’on pêche à la ligne. Les rues de la ville sont vides et les pas résonnent sur les murs de lave, aux angles des trottoirs. L’escalier de pierres usées qui descend vers le quai. L’alignement des barques de pêche, leurs oscillations sur les clapotis de l’eau. La rivière a une étrange couleur, comme si elle était un long ruban de zinc qu’une machine aurait déroulé sous l’étrave des embarcations. Jo soulève le capot du moteur, donne quelques tours de manivelles. Soudain, quelques explosions lâchent leurs ondes, comme des coups de gongs frappant les quais, rebondissant sur les façades aveugles des maisons. De chaque côté de la coque, deux haubans de bois sont tendus, au bout desquels sont les lignes et les appâts. Bientôt, dans la caisse habillée d’algues, les ventres argentés de quelques poissons. La barque glisse sur l’eau pareille à un miroir. A la proue, un sillage part en triangle, fouette le rivage semé de roselières, fait ses minces vagues sur les rides de sable. Le cri d’un héron, parfois, puis le silence que percent seulement les battements du moteur, les paroles de l’enfant, rares, les répliques de Jo, claires dans le jour qui vient.

   Maintenant on est arrivés au bout de la rivière, on longe les digues de pierre, on aperçoit les feux qui signalent la passe vers l’embouchure, le port, la ville surplombée de sa cathédrale, vaisseau noir qu’encadre le moutonnement des maisons aux toits de tuiles sombres. Le soleil qui monte, trace son sillage de feu, resplendit jusqu’au dôme du ciel et la lumière est une longue fête venant dire aux hommes la plénitude de vivre, là, tout au bord de l’eau, si près de la liberté ouverte de la mer. Il n’y a pas de plus grand bonheur que celui de voguer un jour d’été, dans le dépliement lent des heures, tout contre l’immensité de l’eau, l’immensité du ciel. Tout se rejoint autour de soi à la manière d’une outre fécondant les yeux, d’une palme caressant le corps, d’une musique infiltrant chaque pore de la peau. Alors, dans cette pure sensation d’être, on est parvenu à l’extrême pointe de soi, genre d’archipel ne se distinguant plus de la brume qui l’enveloppe. On cherche à s’extraire des pesanteurs du monde pour pénétrer dans une nouvelle dimension. On dilate à l’extrême le mince canal de ses pupilles et on laisse entrer tout ce qui veut bien se présenter, aussi bien le vol courbe de la mouette, son criaillement perçant, les gerbes d’étincelles, le brouillard des gouttes d’eau, les écharpes de vapeur qui montent au loin, là où le regard se perd dans la confusion du monde.

   Oui, c’est cela que fait Jeanloup dans l’innocence de l’âge, dans la demande d’exister qui tend sa peau comme une voile, dans le vertige qui creuse sa jeune conscience et cherche à s’éployer, bien en dehors de lui, en direction de tout ce qui vibre et signifie sous le ciel et les étoiles. Jo ne dit rien, conscient du genre de raz-de-marée qui envahit cette jeune vie et la marquera au fer rouge de la signification. Plus tard, lorsque l’âge adulte sera venu, puis la vieillesse étendant ses ramures, c’est cette image qui s’imprimera sur l’écran tendu de la mémoire, sur la corde de la sensibilité. Jeanloup devenu vieux, ce seront ces brusques illuminations qui l’habiteront l’espace d’un souvenir, l’éclair d’une réminiscence. Il reviendra là, au lieu où les choses lui sont apparues avec clarté, évidence.

Tout au bout du monde.

Ce qu’il verra : Les sombres ondulations de la mer encore chargée d’algues et de nuit, leur enroulement comme des signes, des lettres, des hiéroglyphes venant annoncer ce qui sera, plus tard, et qui aura pris naissance, ici, dans l’éclatement du jour à venir. Ce qu’il verra : une nappe de cendre, pareille à celle des nuées des volcans, une écharpe grise montant de l’obscur pour gagner la lumière. Des projections encore, des scories, des lignes fuligineuses. L’obscurité n’abandonne pas si facilement le combat, la polémique violente qui l’affronte aux paroles des hommes, aux rumeurs, aux ardeurs solaires. Ce qu’il verra : un voile d’or resplendissant, un riche tapis d’orient que traverseront les éclats argentés des reflets, les minces explosions des mots qui surgissent des abysses, veulent porter au grand jour ce qui, d’ordinaire, demeure secret, occulté aux yeux des hommes. Ce qu’il verra : un genre de rivière bleue flottant tout en haut de la mer comme pour dire la persistance de l’eau, sa permanence à la face de la Terre, la vie qu’elle a déployée en des temps anciens afin que nous paraissions et puissions témoigner. Ce qu’il verra : une ligne blanche comme l’écume tenant lieu d’horizon - il faut bien une limite, quelque part, une naturelle césure entre les éléments -, une lueur si vive que le regard en sera comme fasciné, attiré par cette infime meurtrière, où, d’aventure, pourrait s’apercevoir ce qu’il y a au-delà de la vision, que jamais les hommes ne pourront nommer. Il n’y a pas de mots pour le silence, le mystère, le chant intemporel de la poésie, le murmure inaperçu de l’art, le vol de l’âme dans les contrées de l’univers. Rien qu’une mutité et la dilatation de soi jusqu’à cette perte, cette chute qui en sont, toujours, l’étonnant épilogue. Ce qu’il verra : ces nuages à l’horizon, pareils à des taches d’encre, à de la neige maculée du souci et de l’angoisse des hommes et alors il n’y a plus ni langage, ni rêve, ni imaginaire qui puisse porter témoignage de cela qui se produit et s’estompe alors même que nous tâchons de demeurer.

Ce qu’il verra, enfin, parvenu à son propre crépuscule, ce sera Jo relevant les filets rutilants de poissons, maquereaux aux ventres bleus, sardines d’argent, mulets aux reflets verts. Ce qu’il verra, le saucisson, la tranche de pain souple à la croûte odorante, la bouteille de vin rosé que traversent les rayons de soleil. Il verra cette collation, sur la barque bleue, parmi le silence, le clapot des vagues, le sourire ouvert de Jo, ce passeur d’âmes qui l’a conduit, un matin d’été, avec naturel et insouciance, tout près du bord du monde, à cet endroit de soi où couve, sous la cendre, le feu de connaître, la passion de se fondre avec tout ce qui brille, éclaire et porte les yeux au merveilleux discernement, à l’agrandissement qui métamorphose l’instant en éternité. C’est cela, que l’enfant devenu vieux, verra. Comme une promesse de futur après la mort. Pourquoi, après tout, après que le dernier souffle aura été rendu, que le corps se sera volatilisé, que l’âme flottera et gagnera avec facilité les lieux inouïs, pourquoi donc Jeanloup, comme tout homme sur Terre -, ne verrait-il pas ce qui se trouve derrière la courbe de l’horizon, et, plus loin encore, derrière les nébuleuses, la Voie Lactée, les étoiles ? Pourquoi ? C’est, en tout cas, ce que croit le vieil homme, tout juste derrière son front chenu et il y a beaucoup à apprendre de ses yeux tristes et gris, du tremblement de ses mains, de la sagesse de ses rides qui disent l’aventure d’être, ici, parmi la multitude. Il y a une chose dont l’enfant devenu vieux est sûr, c’est que la flamme allumée, il y a longtemps, sur une barque, dans le silence du jour, sous la semence infinie de la lumière, cette flamme, jamais ne s’éteindra. Jamais !

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4 avril 2021 7 04 /04 /avril /2021 16:45
L'homme atlantique - Duras.

La revue de presse

(Bulletin critique livre français, 1982)

   

 « Ce texte très bref est la transcription de la bande-son du dernier film de Marguerite Duras, réalisé à partir de rushes du film Agatha ou les lectures illimitées. Ce texte est dit d’une façon fascinante par l’auteur sur des images d’Yann Andréa marchant dans les pièces désertes de la villa d’Agatha, sur de longues séquences de noir aussi. Ce texte peut être lu comme écrit, même si sa priorité comme bande-son est claire. On y retrouve un “ vous ” qui est peut-être le même que celui des trois Aurélia Steiner : tout le texte est adressé à l’Autre, I’homme de l’image sans doute, celui que le texte fait passer devant la caméra, regarder la caméra, disparaître du champ de la caméra. Cet homme, I’acteur, est l’objet d’un amour, d’un amour finissant, fini. Le jeu du texte, la cinéaste, raconte comment, dans le sentiment de cette fin d’amour, prête pour la mort, elle a voulu écrire : pour se laver de cette émotion, mais qu’elle n’a pu que faire un film, avec les images de l’être aimé, les images de sa présence et de son absence à la fois. Il y a dans L’Homme atlantique le cri, I’appel à l’Autre au moment de la mort et de la mort de l’amour ; I’Autre étant regardé par la caméra, il y a aussi une réflexion sur le cinéma, le pouvoir du cinéaste, I’être de l’acteur ; enfin une voix sur la mort du cinéma et le refus de la représentation. État bouleversant d’une recherche extrême. »

   L'extrait des Éditions de Minuit :

   « Je l’ai pris et je l’ai mis dans le temps gris, près de la mer, je l’ai perdu, je l’ai abandonné dans l’étendue du film atlantique. Et puis je lui ai dit de regarder, et puis d’oublier, et puis d’avancer, et puis d’oublier encore davantage, et l’oiseau sous le vent, et la mer dans les vitres et les vitres dans les murs. Pendant tout un moment il ne savait pas, il ne savait plus, il ne savait plus marcher, il ne savait plus regarder. Alors je l’ai supplié d’oublier encore et encore davantage, je lui ai dit que c’était possible, qu’il pouvait y arriver. Il y est arrivé. Il a avancé. Il a regardé la mer, le chien perdu, l’oiseau sous le vent, les vitres, les murs. Et puis il est sorti du champ atlantique. La pellicule s’est vidée. Elle est devenue noire. Et puis il a été sept heures du soir le 14 juin 1981. Je me suis dit avoir aimé. »

                                                                       Marguerite Duras

***

  "L'homme atlantique". Déjà le titre est une manière d'interrogation, comme toujours chez Marguerite Duras. "L'homme atlantique" comme l'on dirait "L'homme de la steppe" ou bien "L'homme insulaire". Autrement dit "l'homme de nulle part". Toujours cette part d'insaisissable qui se décline tout au long de l'œuvre de l'auteur de "L'amant". Mais, ici, "L'Amant " n'est pas cité comme une réalité ultime et indépassable, un genre de fin en soi. Il ne figure qu'à mieux s'effacer, se dissoudre dans les arcanes de la littérature. Car "L'amant", pas plus que "L'homme atlantique" ne sont des objets dont il serait possible d'assurer une quelconque préhension. Tout dans la fuite, tout dans l'irrésolution, tout dans le perpétuel évanouissement. L'homme atlantique, pas plus que l'amant n'ont d'existence réelle. Vous ne les rencontrerez pas au hasard de votre cheminement, fût-ce dans le cadre romantique de Trouville, se découpant sur le moutonnement blanc de l'océan.

   L'homme atlantique est une dérive, un hôte de passage à la consistance de brume, une pure décision de l'imaginaire. Lire "L'homme atlantique" ou bien "Les yeux bleus cheveux noirs" ou bien d'autres ouvrages encore, ne doit nullement se faire sous le régime étroit du réel, comme s'il s'agissait d'une simple chronique de la vie quotidienne. Loin d'être la relation d'une aventure, fût-elle des plus singulières, loin d'être une chronique événementielle, l'écriture de Duras est un absolu en quête de lui-même. Du reste, en direction de quoi pourrait se mouvoir une telle exigence, sinon dans l'orbe de son propre maintien aux limites de l'inaccessible ? Car, par essence, l'écriture, l'art, sont des inatteignables dont on essaie de cerner les contours, d'approcher les lignes se dérobant constamment à notre regard. Oui, c'est de regard dont il s'agit, d'où la tentation pour Marguerite de transcender les limites de l'écriture en offrant son projet au cinéma, - donc à l'illusion -, mais à un cinéma exigeant, à la limite de l'abstraction : une image noire avec, en voix off, la silhouette inapparente de celle qui dit la présence de la littérature - ou du cinéma - en sa confondante parution. La survenue de l'art est son effacement même, sa propre dilution dans les mailles de l'inconnaissance. Jamais l'art, l'écriture, la peinture ne se donnent comme des faits acquis dont on pourrait faire l'inventaire. La recherche constante est l'événement essentiel par lequel l'œuvre se présente à nous.

   Il devient nécessaire, lisant un texte aussi elliptique que celui de "L'homme atlantique", de se défaire de l'urgence à posséder, dans la première contingence, dans la matérialité immédiate, ce qui se présente à nous. Cet homme qui traverse l'espace atlantique - la littérature -, jamais nous ne pourrons y accéder, pas même par le truchement de la métaphore. C'est pour cette raison qu'il se constitue dans l'espace d'invisibilité de l'écran noir. Il n'est que leurre, transparence à soi, transitivité vers autre chose que lui-même, à savoir cette forme constamment changeante qui hante toujours les œuvres vraies. Nous avons à faire surgir, en nous, ce territoire du vide, de l'abolition de l'image, de la perdition des catégories habituelles de l'entendement - à savoir la mesure rationnelle - de manière à ce qu'apparaisse, en toile de fond de l'ombre fondatrice, cela même qui se nomme art et qui, toujours, est hors de portée. Mais qu'on s'imagine, un seul instant, plongé dans la salle remplie de rien, avec les ténèbres pour assise et la voix anonyme, impersonnelle, désincarnée, déréalisée qui nous intime l'ordre de faire déployer en nous le simplement inconcevable : cette figure qui, jamais n'apparaît que sous la forme approchée d'un négatif photographique. Nous sommes confrontés à la densité de l'ombre, nous butons contre la paroi noire - celle supposée nous fournir des images - et, alors un sentiment nous envahit, le même que celui éprouvé devant les grands polyptiques noirs de Soulages. Une immédiate perdition à laquelle nous n'échapperons que par le recours à une intellection, genre d'échappatoire face au néant. Ici s'impose la référence à ce célèbre "outre-noir" inventé par l'artiste confronté à cette matière dense, mystérieuse, impénétrable. Mais à quoi donc fait allusion Pierre Soulages, si ce n'est à cette vibration située juste en arrière de la toile - l'art - qui, précisément ne devient perceptible qu'à l'aune de l'interrogation qu'il suscite ? On en conviendra, l'art, pas plus que la littérature, le poème, la musique ne sont des objets de la nature de ceux que la réalité place sous nos yeux avec la plus pure évidence qui soit. Jamais nous ne doutons de la pomme lustrée et carminée, juteuse à souhait, acidulée, dont nos papilles font l'expérience dans le fait concret de la mastication. Il en est bien autrement avec la pomme de Cézanne que nous n'approchons que "par défaut", de biais, avec une manière de vision diagonale, tant elle a besoin de la médiation de notre intellect, de la puissance de notre intuition pour qu'elle fasse phénomène en nous avec la justesse qui correspond à son essence et s'installe comme vérité en art.

   Spectateur inondé d'ombre devant le film de "L'homme atlantique" ou bien lecteur en perdition parmi l'écume étrange des mots durassiens dans le petit livre éponyme, nous sommes toujours à la recherche d'un possible sémaphore qui nous permettrait de nous y retrouver avec cela même que l'auteur nous propose et qui n'est rien de moins qu'un néant, une illusion, une hallucination dont notre esprit ne parvient nullement à faire une synthèse correcte. Mais de synthèse il ne saurait y avoir pour la simple raison qu'aucune thèse préalable n'étant posée il nous devient quasiment impossible d'en bâtir une probable architecture. Tout au plus de hasardeuses conjectures. Mais il faut abandonner les justifications d'ordre logique et se tourner, une fois de plus, vers la lumière éclairante de l'analogie et la forme imagée de la métaphore. Cette abstraction qui nous fait face, - pour ce qui nous concerne l'écriture, ou de façon plus essentielle la littérature -, il devient urgent de la doter d'une figure, de la cerner de contours.

 Par définition, l'art, pas plus que l'amour, ne sont concevables. Par "concevables", il s'agit d'entendre l'étymologie de "saisir par la pensée" un objet de connaissance. Or, jamais un sentiment, une esthétique ne se laissent approcher par le biais d'une démarche déductivo-logique. C'est même d'un cheminement opposé dont il s'agit, d'une approche que l'on pourrait qualifier de "métaphysique", si ce terme était moins péjorativement connoté. Ce que nous voulons exprimer, c'est la chose suivante : par rapport à l'art, à l'amour, il s'agit d'adopter la posture que l'on a devant un signifiant dont on cherche à percevoir le signifié, par nature invisible. Donc, plus que du recours à un percept, reportons-nous à un affect, à une sensibilité au travers de laquelle nous dépasserons l'aspect simplement formel de la réalité.

S'installer dans la contrée de l'art pourrait se concevoir, par homologie de situation, à la façon de la posture enfantine de préhension de "l'objet transitionnel (dont Winnicott a été le génial inventeur), l'enfant introjectant l'objet de son désir - la mère -, par le truchement d'une forme ludique à laquelle il a attribué la valeur insigne de substitution de celle par qui il existe. Et, afin que ce propos ne demeure pas pure abstraction, il faut imaginer le lecteur, le spectateur, placés face à l'énigme de "L'homme atlantique" comme de naïfs enfants attendant des sons de la voix et des mots projetés sur la papier qu'ils se comportent avec une charge de magie suffisante afin que, délaissant le support matériel - l'écran de cinéma, le livre-, ils puissent s'assurer du saut les conduisant à cela même qu'ils cherchent, l'amour de la mère, la divine surprise du fait littéraire. Disant cela, nous n'avons parlé que d'émerveillement, de survenue dans le territoire extra-spatial, extra-temporel dont l'art est pur acte de donation, que, toujours, nous devons chercher par-delà les figures mouvantes et stables de ce réel, lequel, nous épinglant sur la planche de liège des événements quotidiens nous ôte toute possibilité d'effraction vers autre que nous. L'art est toujours cette différence essentielle par laquelle il se manifeste à notre faculté de penser. "L'homme atlantique " est cette œuvre radicale, exigeante, hors du commun qui, l'espace d'une création, nous projette dans ce site que nous croyons inaccessible alors qu'il ne dépend que de nous que nous nous y installions. Simple question de vision !

   Morceau choisi :

(Nous rappelons notre interprétation de "L'homme atlantique" comme métaphore de la littérature, à qui l'auteur (Duras en l'occurrence) adresse sa voix, comme supplique au terme de laquelle une apparition pourrait avoir lieu : celle de l'art).

"Vous et la mer, vous ne faites qu'un pour moi, qu'un seul objet, celui de mon rôle dans cette aventure. Je la regarde moi aussi. Vous devez la regarder comme moi, comme moi je la regarde, de toutes mes forces, à votre place.

Vous êtes sorti du champ de la caméra.

Vous êtes absent.

Avec votre départ votre absence est survenue, elle a été photographiée comme tout à l'heure votre présence.

Votre vie s'est éloignée.

Votre seule absence reste, elle est sans épaisseur aucune désormais, sans possibilité aucune de s'y frayer une voie, d'y succomber de désir.

Vous n'êtes plus nulle part précisément.

Vous n'êtes plus préféré.

Plus rien de vous n'est là que cette absence flottante, ambulante, qui remplit l'écran, qui peuple à elle seule, pourquoi pas, une plaine du Far West, ou cet hôtel désaffecté, ou ces sables.

Rien n'arrive plus que cette absence noyée dans le regret et qui sera à ce point sans descendance qu'on pourra en pleurer.

Ne vous laissez pas envahir par ces pleurs, par cette peine.

Continuez à oublier, à ignorer et le devenir de tout ceci et celui de vous-même."

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2 avril 2021 5 02 /04 /avril /2021 10:39
L’imaginaire, amplification et doublure du réel

Source : Lionel Cruzille

 

***

 

    ‘Imaginaire’, ‘Réel’. A seulement évoquer ces deux mots, et déjà nous sommes pris au piège de leur paradoxe pour la simple raison que nous ne percevons pas aisément leur différence, que nous ne savons pas où se situe la ligne de partage qui place ici telle réalité, là telle imagination. Mais si nous poussons davantage notre réflexion à leur sujet, nous apercevons deux entités apparemment non miscibles, deux domaines éloignés l’un de l’autre, comme peuvent l’être deux montagnes, deux vallées que sépare un relief. Du réel, de son mode d’être, nous pouvons prendre conscience à l’évoquer au gré d’une métaphore. Nous dirons que le Mont Cervin est réel en sa belle assise géologique, que ses quatre faces se rejoignant en sa remarquable pyramide sommitale, que les schistes qui le constituent le posent devant nos yeux telle l’évidence qu’il est. Or le réel ne peut qu’avoir ce caractère de forme concrète, cette présence indubitable à laquelle aucun doute d’existence ne saurait être appliqué. Il y a une fatalité du réel, une dimension incontournable que nous illustrerons par les trois citations suivantes :

 

« Le réel, c’est ce qui nous résiste » - Régis Debray

« Le réel, c’est quand on se cogne. » - Jacques Lacan

« Le réel est toujours à sa place. » - Jacques Lacan

 

   Or le Cervin résiste, on peut facilement s’y cogner, sa place est déterminée pour l’éternité. C’est ce caractère têtu, obstiné, indocile qui frappe en premier lieu l’esprit. Il y a, face à nous, s’opposant à nous en quelque façon, cette masse imposante qui emplit l’horizon et lui dicte sa loi. Face au Cervin, rien d’autre n’existe que cette réalité-là qui envahit la conscience et ne lui laisse aucune possibilité de fuite. On est sous le regard de ce Géant, il nous toise et nous consigne à demeure. C’est pour cette raison que nous ressentons à son contact un genre de privation de notre liberté comme si le Massif, par sa nature même, s’imposait à nous et nous plaçait en son étrange pouvoir. Il y a, à le contempler, de l’irrémédiable qui se dégage de sa présence, du nécessaire qui se dit, de l’incontournable qui se montre. Métaphoriquement, si nous voulions illustrer cette puissance existentielle, nous pourrions imaginer une vaste plaine au sol de sable mouvant, il serait le domaine des songes, de la rêverie, toutes choses fluctuantes, mobiles, nullement nécessaires, sorte de paysage lunaire que rythmeraient de hauts cratères, des pics géants qui affirmeraient leur constante, inéluctable et indéfectible factualité, à savoir d’être des réalités indépassables. Au Cervin, tout comme au Mont Kailash nous pouvons attribuer la définition canonique du réel telle que fournie par le Dictionnaire : « Qui existe d'une manière autonome, qui n'est pas un produit de la pensée. » Or, de ceci nous pouvons être assurés, le Cervin n’a nul besoin de nous pour dresser sa haute stature sous la bannière lisse du ciel, pas plus que notre pensée n’en a façonné l’altière figure.

  Mais il nous faut trouver d’autres représentations, dans le domaine pictural, dans les textes de la littérature ensuite. En peinture, nous choisirons le tableau ‘Les Glaneuses’ de Millet, peintre réputé pour son réalisme. Quelques commentaires suivront afin de préciser l’essence du réel inscrit dans cette composition

L’imaginaire, amplification et doublure du réel

‘Les Glaneuses’

Millet – Musée d’Orsay

Source : «’Comprendre la peinture »

 

   Tout, ici, converge en l’endroit singulier de la quotidienneté paysanne. Où trouver, en effet, milieu plus immuable que cette communauté des agriculteurs rivés à leur sol ? Image de la fatalité, du destin avançant dans les rets de son étroit sillon, comme si les gens d’ici étaient de simples émanations de la terre d’où ils semblent provenir. Peut-être la Genèse n’a-t-elle jamais trouvé illustration plus parfaite pour dire l’homme issu de la glaise, façonné par la main de Dieu ? Personnages consignés au réel le plus strict, existences sans épaisseur ni liberté, cloués tels des insectes sur la plaque de liège de l’entomologiste. Ces formes inclinées vers le sol se donnent telles des physionomies immémoriales, des genres de concrétions surgies de la glèbe, en instance d’y retourner prochainement. Etrange impression d’aliénation à la vue de ces gens modestes, de leur peu de liberté. Ils paraissent n’exister qu’à être de simples prolongements du sol, des élévations de poussière dans l’air figé de chaleur. Rien, ici, qui pourrait différer de soi. Tout est inclus dans une pesante immanence. Nulle dérobade hors de sa propre condition.

   On est livré à soi, uniquement à soi sur ce coin de terre, en ce temps, en ce lieu. On ne s’arrachera de son lopin d’argile, ni par son corps, ni par la pensée car le dur labeur n’autorise quelque distraction que ce soit. Il y a même une dette morale à demeurer au plus près de ce chaume, d’en cueillir les épis épars, ce sont de réelles conditions d’existence, non la poursuite de quelque loisir coupable. On est arrimé à son sort. On ne s’exonère nullement du réel. Les vêtures sont des prolongements du corps, non des habits d’apparat. Le paysage est une toile de fond dont ne sort aucune scène idyllique, dont ne montent ni métaphore ni chant poétique. Tout dans le ton uniment serré, sans modulation, teinte d’argile et de terre de Sienne, identique à un symbole chtonien, à une mélopée silencieuse enfouie au sein de l’âme. Lorsque le réel devient trop vertical, pareil au flanc abrupt du Cervin, l’ascension ressemble au geste absurde exécuté mille fois par le malheureux Sisyphe. Il n’y a plus rien à espérer, sinon le fait d’accomplir aveuglément une tâche sans signification ni but.

 

    Le réel dans l’espace de la littérature - ‘La Terre’ - Emile Zola

 

   Sans doute le naturalisme de Zola est-il le lieu où trouver la plus forte empreinte du réel. Mais laissons la parole à ce texte éclairant :

   « La parcelle de terre, d'une cinquantaine d'ares à peine, au lieu-dit des Cornailles, était si peu importante, que M. Hourdequin, le maître de la Borderie, n'avait pas voulu y envoyer le semoir mécanique, occupé ailleurs. Jean, qui remontait la pièce du midi au nord, avait justement devant lui, à deux kilomètres, les bâtiments de la ferme. Arrivé au bout du sillon, il leva les yeux, regarda sans voir, en soufflant une minute.

   C'était des murs bas, une tache brune de vieilles ardoises, perdue au seuil de la Beauce, dont la plaine, vers Chartres, s'étendait. Sous le ciel vaste, un ciel couvert de la fin d'octobre, dix lieues de cultures étalaient en cette saison les terres nues, jaunes et fortes, des grands carrés de labour, qui alternaient avec les nappes vertes des luzernes et des trèfles ; et cela sans un coteau, sans un arbre, à perte de vue, se confondant, s'abaissant derrière la ligne d'horizon, nette et ronde comme sur une mer. Du côté de l'Ouest, un petit bois bordait seul le ciel d'une bande roussie. Au milieu, une route, la route de Châteaudun à Orléans, d'une blancheur de craie, s'en allait toute droite pendant quatre lieues, déroulant le défilé géométrique des poteaux de télégraphe. Et rien d'autre, que trois ou quatre moulins de bois, sur leur pied de charpente, les ailes immobiles. Des villages faisaient des flots de pierre, un clocher au loin émergeait d'un pli de terrain, sans qu'on vît l'église, dans les molles ondulations de cette terre du blé. »

  

   Quelques brefs commentaires  

  

   A cette terre l’on ne peut se soustraire et ceci d’autant plus qu’elle est située dans l’espace avec précision, on ne peut la confondre avec une autre qui lui ressemblerait en quelque autre endroit du globe. Nous sommes près de Chartres, sur la route de Châteaudun à Orléans et, luxe d’horloger, au lieu-dit des Cornailles. Le lecteur, pris dans les mailles de ce réseau serré, ne saurait être ailleurs que là où la fiction veut le mener. Puis c’est le patronyme du maître de la Borderie qui est nommé, ce Monsieur Hourdequin dont nous pourrions presque toucher la silhouette, tellement elle est vraisemblable. Quant à la pléthore de détails, les « murs bas », les « vieilles ardoises », elle n’est présente qu’à nous ‘faire toucher du doigt’ cette réalité rurale, champêtre qui irrigue l’ensemble du roman. Les métaphores, signature habituelle de l’imaginaire, sont peu nombreuses et circonscrites à une brève description, « la ligne d'horizon, nette et ronde comme sur une mer », « des flots de pierre ». Ici, il faut être entièrement remis à cette pastorale, ne nullement diverger en direction d’inutiles commentaires, de digressions qui dilueraient l’empreinte sociale forte dont l’Auteur veut teinter son histoire.

 

   Quelques variations sur l’imaginaire

 

    Imaginaire, sens étymologique : « qui n'a de réalité qu'en apparence, fictif »

   Tous les jours nous rencontrons nos commensaux. Ils sont bien réels, campés dans leur anatomie, épaisseurs de chair dont s’échappe le flot continu des paroles. Leur chair est provisoirement immuable, leur parole est fluente qui s’échappe d’eux à la manière de filets d’eau s’écoulant en direction de l’estuaire. Ces Hommes, ces Femmes sont bien réels, ils nous font face avec toute la densité de leur belle assurance. Cependant, leur présence manifeste, leur apparente figure de barbacane comporte en ses murs de larges meurtrières au gré desquelles nous nous décalons de ce réel afin que, surgissant en quelque manière en leur intérieur, nous puissions lire en eux, ou à travers eux, autre chose que cette lourde chape de plomb qu’ils nous tendent comme leur vérité la plus accessible qui soit. Vous croisez une connaissance au hasard des rues. Vous bavardez un moment. Parmi la foule des événements, vous retenez cette information délivrée par votre vis-à-vis : « Tiens, l’autre jour j’ai rencontré Dubourg, tu sais le Journaliste de ‘Latitudes’, il partait pour le Grand Nord ».

   Alors voici, vous êtes avec votre Connaissance, cette indéniable existence posée là devant vous et vous êtes ailleurs, bien plus loin que son profil humain, bien plus loin que la rue qui vous sert à l’instant d’écrin. Les mots de votre Ami ne sont pas identiques à des blocs lexicaux qui, à eux seuls, constitueraient une barrière infranchissable. Dans les blancs situés entre les mots se dévoile un pur espace de liberté dont votre imaginaire s’empare comme votre corps s’énivrerait de la boisson d’une douce ambroisie. Car il vous est impossible de rester accroché à ce roc biologique, l’Autre en son effectivité, à cette scène étroite, l’environnement immédiat en sa clôture, il vous faut traverser le réel, l’orner de guirlandes de fleurs, le poudrer de fins nuages, le grimer à l’aune de votre propre sensibilité, de vos goûts d’esthète.

   A peine votre interlocuteur a-t-il prononcé le nom de ‘Dubourg’ que, déjà, votre mémoire collecte une infinité de souvenirs concernant ledit ‘Dubourg’ et se lève, sans délai, un personnage fabuleux, doté d’autant d’esquisses plurielles que vous avez d’événements mémoriels le concernant. Un genre de kaléidoscope mouvant qui n’a plus guère à voir avec l’évocation présente. Identiquement du ‘Grand Nord’ qui n’est plus, pour vous, uniquement une indication topologique, un lieu bien défini en quelque Laponie suédoise ou finnoise, peut-être simplement un voyage à dos d’oie au sein même de la mythologie scandinave si brillamment mise en musique par Selma Lagerlöf dans son merveilleux conte aérien qui vous invite à connaître le monde éthéré des elfes et autres trolls.

    Vous êtes là, dans la nasse étroite de votre corps et vous êtes devenu soudain illimité, au-delà de l’espace et du temps, une sorte de pensée libre aux confins du monde. Belle remise aux êtres humains que nous sommes d’une faculté prodigieuse qui est faculté d’enchantement, multiplication et fécondation de soi, libre disposition en des moments de ‘grâce’ de s’envisager sous les auspices d’extases dont, parfois, l’on revient fourbus, l’ombre est si dense après que la lumière a été visitée au cœur même de son être.

    Maintenant il nous faut rejoindre de grandes pensées (ces inouïes libertés) et les interroger sur la valeur intrinsèque de l’imagination :

 

« L’imagination est la folle du logis. » - Nicolas Malebranche

« Il n’est de plaisir qu’en imagination. » - Paul Léautaud

« L’imagination porte bien plus loin que la vue. » - Gracian y Morales

  

   Tout est dit, ou à peu près de l’essence de l’imaginaire dans ces trois méditations.

   D’abord il est conseillé à l’Existant de ne point demeurer dans un logis qui ne ferait que la part belle au rangement, à l’ordre. Bien plutôt il est indiqué d’introduire du désordre dans le strict ordonnancement des choses, de se départir d’une attitude apollinienne, d’opter pour une conduite dionysiaque, de troubler le divin cosmos en y faisant surgir les agitations du chaos. Et puis, ce fond de folie qui habite tout humain, que chacun rêve de solliciter mais dont chacun se défend d’en posséder quelque parcelle dissimulée dans un sombre cachot, pourquoi le retenir, pourquoi ne pas lui donner cours ? A l’évidence certains états de conscience ne peuvent s’atteindre qu’au gré de cette transgression du réel, tous nous le savons mais n’osons que très rarement franchir le pas, devenir des funambules progressant sur cette limite que les anglo-saxons nomment ‘border line’, qui n’est en définitive, que le désir de sortir de soi, de s’adonner à ces bacchanales antiques où tout était permis jusqu’à l’ivresse absolue. Savoir s’arrêter à temps, avant que l’irréparable ne soit commis, voilà la seule règle qui vaille.

   Quant à la volupté suscitée par l’imaginaire, il est aisé d’en comprendre le sens si l’on met en regard, en concurrence, ces deux principes opposés et fondamentaux que sont ceux de Réalité et de Plaisir. D’une manière entièrement naturelle, au tout début de la vie, le jeune enfant est totalement voué à ses multiples et inassouvissables jouissances réitérées. Apercevoir le visage maternel, se souder au sein nourricier, s’amuser des contentements itératifs du balancement de son corps, sourire aux anges du sein même de sa propre béatitude. Rien de pervers ici, rien qu’un épicurisme au premier degré, le « souverain bien, la recherche des plaisirs », selon la définition canonique. Mais bientôt l’éducation survient afin de limiter les ‘caprices’ enfantins et une nouvelle vie s’instaure, plus rigoureuse, davantage soucieuse des autres, mais, en son fond la nostalgie demeure des émois et satisfactions primitives. Ce que l’éducation lui refusera, l’imaginaire le restituera lorsque l’enfant devenu adulte se conformera aux codes de la morale. Rêver, former en soi des pensées douces, se projeter dans une aire édénique, voici ce qui demeurera du paradis originel.

    Enfin, la portée imaginaire qui outrepasse la fonction exploratrice de la vue, il nous faut la comprendre à la façon d’une métaphore douée de sens. Si vivre c’est, au premier chef, ouvrir les yeux sur le monde afin de nous le rendre disponible, il ne suffit nullement de le constituer en tant que préhensible, de le loger dans le cadre d’une praxis étroite, mais d’en amplifier la puissance dans l’optique ouverte d’une contemplation intellectuelle, spirituelle. Or, à cette fin, nous possédons ce pouvoir fabuleux de créer en notre intériorité même, une foule d’images infiniment plus libres que tout langage formalisé, que tout code social nous plaçant, le plus souvent ‘aux fers’. Peut être est-ce là le seul domaine d’une autonomie dont nul ne saurait nous déposséder. Nos idées, nos pensées, nos sensations intimes n’appartiennent qu’à nous. Liées à nos secrets les plus profonds, nulle loi n’en pourrait restreindre la belle fécondité, le ressourcement infini.

 

   L’imaginaire en peinture : ‘La Persistance de la Mémoire’ - Salvador Dali

 

 

L’imaginaire, amplification et doublure du réel

La Persistance de la Mémoire

Salvador Dali

Source : Kazoart

     

    

   Avant d’aborder, de manière plus précise les significations latentes de cette peinture, il convient d’examiner les conditions de son apparition, telles que décrites par Salvador Dali :

   « Lorsque je fus seul, je restai un moment accoudé à la table, réfléchissant aux problèmes posés par le « super mou » de ce fromage coulant. Je me levai et me rendis dans mon atelier pour donner, selon mon habitude un dernier coup d’œil à mon travail. (…) Il me fallait une image surprenante et je ne la trouvais pas. J’allais éteindre la lumière et sortir, lorsque je « vis » littéralement la solution : deux montres molles dont l’une pendrait lamentablement à la branche de l’olivier. »

   Superbe confidence qui nous dévoile un peu du mystère de la création d’une œuvre. Ici, le réel le plus contingent qui soit, un camembert en voie de perdition, donne vie à une scène imaginaire de la plus haute valeur, ce surréel qui transcende les objets du quotidien et les projette dans le domaine ouvert du rêve. Il nous faut regarder ce tableau et le décrire afin de faire apparaître ses lignes imaginaires les plus apparentes. La scène est l’image certes ‘réelle’ de la Plage de Portlligat, lieu de résidence de l’Artiste, mais idéalisée, genre de terre édénique flottant dans l’espace indéterminé de ces teintes fondues qui ne sont plus terrestres, pas encore célestes mais bâties à la manière d’un intermonde reliant le sensible à l’intelligible. Si le haut de la composition, malgré son aspect éthéré, de mirage, conserve quelques attaches avec l’univers des choses ordinaires, le bas de la toile, elle, a accompli un saut ontologique si décisif que plus rien ne se donne vraiment de ce que nous rencontrons habituellement. Bien évidemment, cette toile n’étant nullement abstraite, un certain de nombres de traits formels se rattachent à nos visions habituelles, l’arbre dépouillé, les quatre montres et une vague apparence d’un fragment d’humanité, un œil fermé nous orientant vers un individu étrange qui aurait trouvé le lieu de son accueil sur un sol totalement inattendu.

   Cependant c’est bien l’imaginaire de l’Artiste qui a imposé la loi de sa ‘voyance’, son don de percevoir du paranormal au travers des phénomènes singuliers que son génie métamorphose. Nous sommes alors en territoire de magie et les figures qui se présentent à nous le font dans le cadre d’une totale liberté. Les objets transfigurés le sont au titre d’une distorsion, d’une pliure imposée au tangible, au manifeste, mutation qui fait de la physique, une métaphysique. Ce qui, ordinairement, se serait donné à notre conscience telle une montre au poignet indiquant l’heure, celle-ci devient le support immédiat et incontournable d’une métaphore du temps en son empreinte irréversible, de l’angoisse qu’il génère en nous, et pour finir de l’allégorie de la finitude en son insoutenable contresens essentiel.

   Le travail de l’imagination a consisté à se saisir du réel le plus prosaïque, le plus immédiat, à lui imposer la puissance d’une volonté quasiment démiurgique, transformant les habituelles sensations humaines en leur contradiction, en leur envers puisque, aussi bien, le néant dont le filigrane apparaît ici est bien l’opposé de l’être en son devenir. L’imaginaire donc, en tant qu’appel de la lucidité la plus vive, en tant que révélation de ce vers quoi tout humain sur terre devrait faire porter son regard dans une manière d’attitude stoïcienne à la Montaigne, car « Philosopher, c’est apprendre à mourir », et vivre c’est philosopher, pouvons-nous rajouter à l’exemplaire sentence.  

 

   L’imaginaire en littérature

 

   Sans doute le Romantisme allemand est-il, parmi les mouvements littéraires, celui qui a donné à l’humanité ses plus belles heures imaginatives. Les créations sont prodigieuses depuis les évocations du jour « baigné du rêve de l’enfance » de Hölderlin, aux éblouissements de la conscience « lorsque la lumière et l’ombre à nouveau se marient en une clarté nouvelle » chez Novalis, jusqu’aux extases de Jean-Paul pour qui le rêve « donne à la fois le ciel, l’enfer et la terre. » Certes, chez ces Poètes, l’inspiration est de nature religieuse et leur chemin semble suivre, la plupart du temps, un orient mystique. Mais peu importe le chemin, c’est la profonde poésie qui en résulte qui est le but. C’est peut-être chez Johann Paul Friedrich Richter (dit Jean-Paul) que l’expression lyrique (cette extase de l’imaginaire) est allée le plus loin dans un lexique hyperbolique et une profusion d’images inouïe. Ci-dessous un extrait de ‘La Loge Invisible’, intitulé : ‘Rêve de Gustave’ :

   « Il se sentait tomber sur une prairie infinie qui couvrait plusieurs belles planètes contiguës. Un arc-en-ciel fait de soleils juxtaposés comme les perles d’un collier embrassait toutes ces terres et tournait autour d’elles. Le soleil couchant baissait à l’horizon et son grand disque rond était environné d’une ceinture de brillants faite de mille soleils rouges, et le ciel amoureux avait ouvert un millier d’yeux pleins de tendresse. Des bosquets et des allées de fleurs gigantesques, hautes comme des arbres, traversaient la plaine en zig-zags transparents ; la rose haute sur sa tige y jetait une ombre rouge et dorée, la jacinthe une ombre bleue et toutes les ombres mêlées givraient le sol d’une teinte argentée. La magie d’une lueur crépusculaire ondulait comme une rougeur de joie parmi les rives ombreuses et les troncs fleuris sur la plaine, et Gustave sentait que c’était là le soir de l’éternité et les délices de l’éternité… »

 

   Quelques commentaires

 

   Un évident paradoxe se pose à l’écrivain lorsqu’il veut faire œuvre imaginaire. Bien évidemment, il doit partir de ce réel têtu, de ce réel qui résiste (comme précisé précédemment), car il ne saurait partir de rien et créer ex nihilo cette fiction qu’il souhaite offrir à ses lecteurs avec quelque aune de ‘vraisemblance’. Dans une œuvre, il y a nécessairement présomption de réalité, cette dernière fût-elle ténue, aussi mince qu’un fil de la Vierge. Car, à défaut de ceci, rien ne serait compréhensible et l’Auteur ne ferait que s’enfermer dans une forteresse autistique. Voyez les essais de mise sur pied d’un langage inusité, telles les glossolalies d’Antonin Artaud dans son essai de traduction de quelques lignes écrites par Lewis Carroll.

 

« NEANT OMO NOTAR NEMO

« Jurigastri – Solargultri

Gabar Uli – Barangoumti

Oltar Ufi – Sarangmumpti

Sofar Ami – Zantar Upti

Momar Uni – Septfar Esti

Gonpar Arak – Alak Eli. »

 

   « On est ici dans le délire au sens étymologique : on a quitté le droit sillon de la langue pour entrer dans le langage privé de la folie. » Ce commentaire de Jean-Jacques Lecercle dans l’article « Qu’est-ce qu’une langue mineure ? », nous éclaire sur les rapports qui existent entre l’imagination et la folie. Bien évidemment il s’agit du cas extrême d’Antonin qui se bat avec ses fantômes dans l’enceinte de l’Hôpital de Rodez. Certes, écrivant, on peut côtoyer le chimérique, le fabuleux mais la marche est étroite qui conciliera l’invention et ce qui, dans l’existence, s’adresse à nous avec son exact coefficient de concevable, d’envisageable. Alors, au sens strict, la soi-disant ‘science-fiction’ n’a nul réel fondement pour la simple raison qu’elle n’est nullement science par manque de rigueur et que la fiction ‘pour tenir debout’ a constamment besoin des béquilles du réel. Ne les aurait-elle, ce serait simplement ouvrir les portes de l’absurdité. Pour nous, humains vivant sur terre, existe une loi infrangible qui s’énonce ainsi : ‘Si le réel veut l’image, l’image veut le réel’ à l’aune d’une simple considération : nous ne pouvons nous affranchir de notre condition qu’à y retourner. ‘Les Paradis artificiels’ évoqués par Baudelaire nous disent notre dette éternelle vis-à-vis de ceci qui nous est le plus familier, cet homme, cette femme, ce bout de terre, ce paysage, cet objet auquel nous sommes ‘naturellement’ attachés, ils sont les amers au gré desquels pouvoir poursuive notre route.

   Mais, après cette longue et utile digression, du moins le croyons-nous, regardons le poème de Jean-Paul. Nul ne pourrait dire qu’il s’agit d’une évocation du réel ordinaire, nul ne pourrait s’inscrire en faux contre la perspective amplement imaginaire qui, ici, irradie tout, envahit tout, à la manière d’un raz-de-marée bousculant notre horizon familier. D’emblée nous sommes de plain-pied avec un univers étrange, irréel, à la limite du fantastique à bien des égards. L’Ecrivain romantique a contourné le paradoxe initialement mentionné, de la coexistence réel/imaginaire par le recours systématique à la métaphore, donc à la puissance d’évocation poétique des images. Le lexique est partout usuel, évitant le piège facile de la sophistication. Ce n’est nullement de l’intérieur des mots que se lève le pouvoir de symbolisation, d’iconicité. C’est bien plutôt de leur relation réciproque, de leur fécondation au titre de leur rapprochement spatio-sémantique. C’est bien parce que les « soleils juxtaposés » jouent en miroir avec « les perles d’un collier » que se montre avec éclat, aussi bien l’osmose des astres que la dimension proprement humaine de leur effusion, car le cou et le sein d’une Belle sont convoqués à la fête de cette pure joie.

   C’est ceci, l’exception de la métaphore, de réunir le possible et l’impossible dans une même unité signifiante. De cette jonction des différences, des disparités, des écarts, sinon des abîmes, résulte la fascination qui nous étreints dans cette représentation du sublime que réalise ce que l’on pourrait nommer, dans ce texte de Jean-paul, la naissance d’une ‘cosmopoétique’. Ces rapprochements, ces correspondances souvent déconcertants, ces annexions d’un mot par un autre qui en est sémantiquement éloigné, ceci trame les fils d’une toile luxueuse, polyphonique, infiniment colorée. Cette représentation ne s’adresse pas uniquement à notre raison mais décuple la chrysalide de nos sentiments, les métamorphosant en ces papillons insoucieux qui butinent, de fleur en fleur, le nectar d’un subtil langage qui, en même temps, est illustration pour notre âme de ce qui peut la troubler et l’enchanter, cette immense liberté qui ouvre l’espace et le temps de nos destinées humaines.

   Le recours pluriel au ‘pathos positif’, la récurrence des mots du vocabulaire amoureux, psycho-affectif « embrassait », « le ciel amoureux », la « tendresse », la « joie », tout conflue en un identique lieu de félicité qui, du point de vue de Jean-Paul, est l’unique chemin en vue de la Divinité. Et cette idée du parcours en direction d’une transcendance est rendu amplement visible par l’usage des mots d’ascension cosmique, « un arc-en-ciel », « planètes contiguës », « mille soleils ». Ceci s’énoncerait, en lexique platonicien, par le truchement de ce fameux ‘Souverain Bien’ qui surplombe toutes les autres essences à la mesure de sa gloire et de son rayonnement. Quant à l’ivresse florale, à la volupté de la rose, de la jacinthe, quant à la qualité de leurs ombres gigantesques quasiment surnaturelles, elles ne font que refléter les beautés d’un ‘autre Monde’ dont tout Romantique digne de ce nom est en quête afin de s’exiler de son étroit statut terrestre. Et l’usage d’un style lyrique, soutenu, vient amplifier toutes ces sensations éthérées dont le Poète est atteint, dont le Lecteur véritable s’emparera comme du bien le plus raffiné.

    Les commentaires sur les œuvres des grands Romantiques pourraient constituer des sortes d’exégèses à l’infini, tellement leurs œuvres sont riches, à la fois sur le plan lexical, mais aussi grâce aux événements sémantiques pluriels qui traversent leurs ouvrages. Si le réel souffre d’une blessure endémique qui est celle de son étroitesse, parfois de son dénuement, dans tous les cas celle de la limitation de son horizon, l’appel à l’imagination est toujours amplification, déploiement de ce qui aurait pu demeurer strictement contingent et qui reçoit, avec le rêve, la pure fiction, la poésie lyrique, ses empreintes les plus décisives. Cet article se terminera sur cet extrait de la présentation par Albert Béguin de son livre ‘Jean-Paul - Choix de rêves’ :

   « L’imagination, à ses yeux (de Jean-Paul), n’est pas, comme on le voulait depuis Helvétius, « le simple écho affaibli des sens ». Elle est en nous l’expression de ce sens de l’infini qui nous habite tous, et sa magie consiste à répondre à notre désir par des évocations (rêve, souvenir, poésie) qui contentent ce besoin de l’illimité, qui nous consolent de ce que la réalité a d’insatisfaisant. « Les bras de l’homme se tendent vers l’Infini ; tous nos désirs ne sont que partie d’un grand vœu illimité. » A cet appel, l’imagination seule peut donner un écho. »

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1 avril 2021 4 01 /04 /avril /2021 16:50
Sur la natte d’amour

     Œuvre : Barbara Kroll

 

***

 

 

Comment venir à soi

Comment s’approprier son être

Celui de l’autre

Dans le jour qui point

La plaie est si grande

Qui dit le réveil

L’entrée sans délai

Dans l’entaille de l’heure

La dispersion du songe

Sa fragmentation

En mille figures

En mille visages

Aux facettes de cristal

Javelots  fichés

Dans la mare du corps

 

***

 

Corps doublement proférés

Corps doublement séparés

Corps saisis du mortel ennui

De l’amour épuisé exténué

La chape d’air est si dense

Si abrasive

Et nul ne sait ce qui pourra advenir

Du destin de deux existences

En leur plus sombre avenance

Sourde a été la nuit

Funestes les desseins des anatomies

Livrées au gouffre de la volupté

Jamais nul n’en ressort indemne

La charge est trop lourde à porter

La liberté trop arrimée

A qui n’est pas soi

Chair aliénée de ne point savoir

Parvenir au point ultime

De sa propre jouissance

 

***

 

Equarrissage du corps

Démembrement de l’esprit

La conscience est un brasier

Qui ne perçoit

Au-delà d’elle-même

Que la multitude confusionnelle

La dérive du temps

Nulle amarre à lancer

Qui en retiendrait le cours

En orienterait le sens

 

***

De longs fleuves de gouttes

Tutoient le golfe des hanches

Des faisceaux de flammes brûlent

Dedans les membres

Des pluies de phosphènes

 Percutent le diaphragme

Des bouquets d’étincelles

Allument la hampe du sexe

Cernent la faille de ténèbre

Tout est noir alentour

Qui fait signe

Vers l’accomplissement

D’un deuil

 

***

 

Sur la natte d’amour

 

Les corps sont livrés

À leurs propres contours

La solitude est grande

Le désarroi profond

Y aura-t-il à l’horizon des jours

Un lien qui les attachera

De nouveau

Les portera à ce qui

Un instant

Se donna à la façon

D’une incandescence

D’une pure joie

A l’éternelle lumière

Jamais on n’en connaît

La saveur achevée

Seulement le puits

Qui se creuse au sein de l’âme

Irréversible faille qui lézarde

Le sentiment d’exister

 

***

 

Sur la natte d’amour

 

Sont les gestes d’abandon

A quoi bon renouveler

La scène tragique

Dont le désarroi

Est le prix douloureux

Il y a comme un emmêlement disloqué

Simple souvenir d’une étreinte qui fut

L’espace d’un éclair

Flamboiement au plus haut du ciel

Puis la terre s’ouvrit

A laquelle nul bras ne pouvait s’arrimer

Ceci est hors les pouvoirs de l’humain

Seuls les dieux pourraient y prétendre

Mais ils sont si loin

Leurs décisions si mystérieuses

 

***

 

Sur la natte d’amour

 

La combustion des corps a eu lieu

Il n’en demeure que les traces

Feux éteints

Futur si bitumeux

Qu’il en devient illisible

Image de la finitude

En un seul lieu assemblée

Mort est là qui déjà moissonne les corps

Manduque les reliefs de noces consommées

Il n’y aura nulle renaissance

Car il n’y a nul remède

À la maladie d’amour

Du dedans elle ronge

Ce que nous pensions être

Le plus précieux

 

***

 

Mortels sont les hommes

Mortelles sont les femmes

Dans un geste de désespoir

Ils saisissent l’Autre

Afin de s’assembler

Éprouver leur complétude

Mais ne trouvent jamais

Qu’eux-mêmes

Sur le bord de l’abîme

Grand est l’attrait du vide

Infiniment ouvert

Il n’y a plus que la chute

La chute infinie hors de soi

 

*

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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31 mars 2021 3 31 /03 /mars /2021 17:08
Rayons de lumière.

« Tout à l'heure...en Malepère. »

Photographie : Hervé Baïs

 

 

***

 

 

  

   Sanguines et ors.

 

   On est là, au bord du paysage. On est là et on a oublié les couleurs, les gens, le vol libre des oiseaux dans le ciel maculé de bleu. Pourtant, à l’horizon de la vision, demeurent quelques flamboiements, quelques éclats comme si une persistance rétinienne allumait encore dans l’antre du corps ses sanguines et ses ors, ses topazes et ses affleurements céruléens. C’est du fond de la peau, dans les rivières du sang, dans le jaune de la bile, dans la blancheur ossuaire, dans la nuit noire des humeurs que nagent les teintes, que se mêlent comme à la fête les déclinaisons d’un arc-en-ciel qui nous habite à voix basse. Cela se dit dans le mouvement, cela ondoie et l’on ne perçoit nullement cette belle agitation polychrome. Les couleurs nous creusent de l’intérieur, c’est pourquoi, la plupart du temps, on ne les voit pas, on les sent seulement faire leur trajet dans l’ombre, on les devine tapies en quelque niche étroite, entre deux failles sismiques, deux tellurismes. A la surface de notre épiderme, juste une irisation, le rose aux joues, la nuit qui vibre au fond du puits des pupilles, le mauve qui serpente le long d’une veine.

 

   Feuillaison d’une palette.

 

   Parfois, dans l’arborescence d’un rêve, on  perçoit l’intime feuillaison d’une palette qu’on avait oubliée. Avec elle se livre un paysage. Tout en haut du ciel c’est un outremer foncé qui se donne au-dessus d’une rumeur plus claire. Puis du blanc. Du blanc immaculé qui suit la crête des montagnes, ses dents de scie, ses gueules de requin que viennent adoucir les céladons des collines, ces nuances oscillant entre le bleu et le vert, ces irrésolutions pareilles aux manquements subtils de la volonté quand elle renonce à son être. Puis le plateau de rouille, de terre, d’herbes jaunes, la dalle parcourue des lignes d’arbres que l’automne illumine de sa radieuse présence. C’est une pure ivresse qui court à la surface de la chair. C’est du dionysiaque qui bondit en nous avant que la nuit d’hiver ne vienne tout éteindre. C’est l’ultime tension d’un mouvement qui nous prend du dedans et nous conduit tout au bord de la sublime parure du monde. Abandonner ceci et la nostalgie fait notre siège et les yeux, déjà, s’embrument des entailles de la rigueur, de la sombritude de l’hiver.

 

   Diapason de la finitude.

 

   Voilà, notre rêve connaît ses derniers feux, ses derniers enchantements. On le sent couler le long de notre corps à la manière d’une lave qui s’éteint, seuls quelques filaments incandescents témoignent d’une contemplation dont notre être est assoiffé, toujours en quête, demandeur d’une ambroisie sonnant comme les rimes d’un poème.  Il est si difficile d’aborder au rivage de la nuit, de se draper dans ses plis de ténèbres, de se fondre dans son anonymat. De mourir à soi en quelque sorte. Ça y est, le songe s’est retiré nous abandonnant au seul flux du temps, le nôtre, limité, scandé par l’étrange diapason de la finitude. Pourtant rien n’est triste qui annoncerait le voyage le long d’un corridor tragique.

  

   En noirs profonds.

 

   Rien n’est fermé qui conduirait à la lourde mutité. Oui, les couleurs se sont évanouies. Oui les meutes d’arbres, le ciel, les collines, les feuilles parlent en noirs profonds, en gris somptueux, en blancs poncés, usés qui semblent témoigner du labeur toujours associé au cours sinueux de toute existence. Ce qui résonnait dans le rouge, montait du vert, surgissait du bleu, tout ceci s’est métamorphosé, s’est accompli sous le signe ternaire des variations de l’ombre et de la lumière : Blanc - Noir - Gris pour dire le monde en son essentialité, son insondable, la limite au-delà de laquelle il pourrait bien sombrer dans une manière de sourde aphasie. Le paysage devant nous ne s’en éclaire que mieux, porté par ce dialogue à trois. On se croirait face au théâtre antique sur la scène duquel se déroule la tragédie qui n’est jamais qu’une communication avec les dieux. Les héros qui jouent mythes et fables sont les projections des spectateurs, donc les nôtres dans notre confrontation à ceci même qui nous dépasse. Comment dire la toute beauté d’un paysage, son espace théâtral dans lequel, en tant qu’hommes, nous sommes nécessairement inclus, confrontés à la démesure de la Nature, à sa puissance, en même temps qu’à son confondant mystère ?

  

   Pot coloré du réel.

 

   Comment dire l’indicible, puisque ce qui nous fait face est toujours en fuite, énigmatique, fermé sur sa prodigieuse apparition-disparition ? On convoque un langage polyphonique, on lui confie les prédicats de la plus haute valeur qui soit, on trempe sa plume, son pinceau dans le pot immensément coloré du réel, on demande aux teintes plus que la simple nuance, on sollicite l’exultation, le cri, le geste radical au terme duquel on pense obtenir la réponse aux interrogations. Mais l’expressionnisme ne révèle rien de plus que le tableau minimal, économe, se donnant comme la simple variation autour d’une forme dépouillée, ramenée à une sorte d’alphabet originaire. NOIR - BLANC et leur jeu réciproque, leur constante dialectique, leur affrontement et alors les distances sont grandes, mais aussi leur fusion et c’est la médiation d’un tiers-inclus (tout est déjà présent dans la racine du Noir, dans la vacance du Blanc), c’est l’ouverture du signe qui jouera sur ces trois notes fondamentales pour dire, dans un empan d’une unique profération, la beauté, la pure dimension des choses, le tragique, le sublime. Tout est déjà en tout, c’est pourquoi la tripartition abstraite Noir-Blanc-Gris suffit à parcourir tout l’ensemble du réel, à en dévoiler la profondeur en même  temps que l’extrême fugacité, la difficulté qu’il y a, toujours, de se saisir des manifestations, d’en estimer la nature de prodigieux événement.

   Outre que la couleur nous visite en son irréductible présence, souvent, elle ne fait que nous noyer dans ce chant polyphonique qui nous égare et nous laisse démunis au regard du fourmillement des choses, de la complexité de l’apparaître, de la confusion inextricable des phénomènes qui viennent à l’encontre. A fixer le poudroiement du réel, à chercher à en débusquer la profusion nous courons le risque de n’y plus rien voir qu’une démesure, un constant chaos se réaménageant lui-même à sa propre source.

 

   De la subtilité d’une vue principielle du monde.

 

   Décrire d’abord pour tenter une approche qui ne soit nullement hasardeuse, fondée sur de simples hypothèses.

   * Le ciel est une lave noire qui, par endroits, s’éclaire du regard plus clair de quelque chose qui paraît chercher notre assentiment, demander notre attention. Aucun phénomène n’est unitaire qui se montrerait à la façon d’un absolu. Toujours des nuances, toujours des vérités qui se montrent de telle ou telle manière selon le jour, l’heure, l’inclination intime de l’observateur.

   * Des barres de nuages, des flottements, des dérives dans l’air chargé d’humeurs et de projets infinis, équivoques, changeants.

   * Puis l’inflexion grise et blanche des nuages, la percée de la lumière, sa herse, sa dispersion, son effusion, son étonnante luminescence qui semblerait si proche des dieux olympiens, de leur regard d’airain, cette conscience qui, divine, sacrée, parle une autre langue que celle des Mortels. C’est pour cette seule et unique raison que l’on emploie l’expression de lumière « spirituelle » et, d’ailleurs, comment pourrait-il en être autrement ? Mais qui donc sur Terre pourrait dire l’essence de la lumière, l’abyssal de sa nature, le glissement en nous des phosphènes avec cette unique grâce, laquelle frappe en plein cœur le saint en sa prière, en sa création l’artiste, en sa stupeur agnostique l’athée ?

  

   Ici l’ombre, là la clarté.

 

    Chacun a « raison » selon soi car rien de sûr ne pourrait s’énoncer dans l’ordre d’une vérité partant d’un phénomène. Celui-ci est contingent, il se précipite sur nous à la manière dont le rapace fond sur sa proie. On est happés, convoqués devant une apparition suressentielle et seul le silence peut répondre à cette mystérieuse parole. Ou bien la donation multiple de la couleur. Ou bien la modalité unique du Jour et de la Nuit, du Blanc et du Noir qui en sont les variations dans l’aire  du chromatisme. Toujours on est soumis à un choix qui est distorsion, écartèlement, décision d’enfoncer dans le réel le coin de notre lucidité qui, pour chaque être, s’actualise ici dans l’ombre, là dans la clarté.

   * Au loin les collines sont ce fourmillent de cendre, ces traits de suie, ces pliures de lignes des arbres, ces points distants, ces dentelles des habitats où demeurent les hommes pris dans leurs rêves d’étoupe.

   Comment approcher d’un iota la survenue de la présence humaine dans le paysage autrement qu’à l’aune de cette rare monstration qui délivre en si peu de notes l’exactitude d’une palette, d’une vision au plus près de ce qu’il y a à voir : la Vie, la Mort, l’Existence, fil d’Ariane qui en est l’invisible tressage ? Car tout langage est de cette nature qu’il institue un clignotement, une pulsation entre les termes extrêmes qu’il nous est donné de connaître. Trois signes suffisent à en dresser l’admirable complexité. Ou bien le regard s’ouvre sur la chose à voir. Ou bien il se ferme. Ou bien encore il est flottement dans cet entre-deux, ce passage, cette transition dont nous témoignons à seulement dresser notre propre effigie sur la scène du théâtre existentiel.

   Noir, Blanc, Gris, trois modalités de la présence. Au-delà est bavardage. En-deçà est silence. Dans l’intervalle est le sens par lequel une durée se donne et témoigne de son être.

   * Au plus proche la guipure de quelques feuilles, leur bourgeonnement de métal, leur interrogation inquiète. Proche le frimas qui va les attaquer, le gel qui va les réduire en d’étiques nervures. Une essentialité hivernale en appelant une autre, esthétique, exacte, seulement disponible aux yeux attentifs, aux chercheurs de pépites sur le sol semé de gravats et d’illisibles brindilles.

   De tout ceci, bientôt, de ce tableau ne demeureront que quelques signes épars se dissolvant dans l’air pris d’une mesure étroite. Alors il ne restera presque plus rien de l’amplitude estivale, du mot igné des feux de l’automne. Toute chose aura repris son site dans une inapparence, une modestie qui sont toujours l’empreinte des choses rares, précieuses. Une sorte de fugue n’osant dire son nom dans la fuite courte des jours. Un à peine balbutiement et, pourtant, combien digne d’intérêt, d’écoute, de regard jusqu’à l’épuisement de ce qui est dans le pli dernier d’une vérité. Vérité est secret ou bien n’est qu’illusion, poudre aux yeux, fantaisie s’abîmant à même sa propre insuffisance.

 

    Dire le Noir, la Lumière,  à partir de Pierre Soulages.

 

Rayons de lumière.

 

Source : Le Blog de peinture abstraite informelle.

 

 

   Ici s’impose d’évoquer l’œuvre de Pierre Soulages tellement cette dernière est belle et riche d’enseignements. On y retrouve ces trois tonalités fondamentales selon lesquelles les choses se donnent à voir dès l’instant où elles sont ramenées à la simplicité de leur être. Citant sa peinture, l’Artiste fait souvent allusion à « l’Outre-noir », le « noir-lumière » pour en synthétiser la valeur en une formule aussi lapidaire qu’éclairante (cela va de soi !). Lire dans « Outre-noir » autre chose qu’une indication à valeur plastique serait pure affabulation. « Outre-noir » ne fait nullement signe en direction d’un éventuel Outre-monde où figureraient l’image de l’ange, le visage de Dieu ou bien la mystique d’un chemineau de quelque Absolu.

   « Outre-noir » veut nommer cette étrange lumière venue du Noir, surgissant à partir d’elle, illuminant la plaine de la toile, ouvrant en elle les sillons de la signification. Tout ce qui, jusqu’à cette sublime découverte, demeurait en retrait, voilé par la densité du réel, voici soudain, que tout se déclot, se déploie, livre son être dans une forme si évidente, lumineuse que la conscience a du mal à en soutenir l’étincelante épreuve.

   Oui, « l’étincelante épreuve » à laquelle tout art porté à son acmé nous convie est ce décillement de nos yeux, cette ouverture, cette meurtrière allumant dans les complexités grises de nos têtes l’avenue de la pure beauté. Or l’erreur, ici, serait de vouloir nommer cette beauté, la parer de qualités, en définir les contours. Toute beauté vraie ne se donne qu’en tant que beauté et il n’y a rien à chercher, ni devant, ni derrière, ni nulle part ailleurs puisque Beauté est Vérité et que cette position unitaire est indépassable. Vouloir y apercevoir autre chose serait pure curiosité, attitude de Béotien, suffisance humaine voulant se mesurer aux dieux, ces soi-disant disparus qui ne le sont jamais qu’aux yeux de ceux qui les ont toujours ignorés.

 

    Pierre Soulages, Hervé Baïs, même humilité combattante.

 

   Oui, le parallèle est frappant qui, partant des rayons lumineux de la photographie, cette percée des  ténèbres par ces nervures de clarté, cette équivalence donc  s’affilie à la même sémantique du clair et de l’obscur qui sous-tend la belle recherche de « l’Outre-noir ». Que les lignes directrices  des deux oeuvres se donnent selon la dimension verticale ou horizontale ne change en rien les communes intentions, à savoir tirer de ce qui se voile, se dissimule dans le retrait, se réfugie dans l’abnégation formelle, la ressource de la lumière qui en est le sublime et le seul opérateur possible.

   En dernière analyse, lorsque toute forme superflue a été dépassée, que toute couleur a été bannie du pinceau (voir la genèse de l’oeuvre de Soulages) ou bien toute polychromie éloignée de l’objectif photographique, il ne demeure que cette griffures de l’obscur qu’est tout langage portant haut l’incomparable de son signe. Signe langagier, donc signe humain. Sans doute n’y a-t-il guère autre chose à porter dans le champ de l’expérience que ce beau clignotement qui, prenant au jour et remettant à la nuit, qui prenant à la nuit et donnant au jour s’annonce comme le mot ultime de l’être des choses dans leur donation mondaine. Oui, donation.  BLANC - NOIR - GRIS et le Poème est dit qui naît de sa propre mort. Vit de sa propre vie. Surgit dans l’entre-deux.

 

 

 

  

 

 

 

 

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30 mars 2021 2 30 /03 /mars /2021 16:44
En-deçà de la rumeur.

La dernière causerie.

Œuvre : Dongni Hou.

 

Les inattendus du regard.

   

   On avait beau frotter ses yeux, accommoder, aiguiser le diamant de ses pupilles, on ne savait pas vraiment ce qu’était ce qui se montrait, où cela était, quel était l’étonnant destin promis à ces figures venues d’une étrange contrée. Le fond couleur marine que l’on apercevait, était-il la tonalité des eaux des abysses ? Mais si tel était le cas, comment se faisait-il que ces coquilles de surface y fassent leur apparition ? Dans l’éclat d’une porcelaine, qui plus est ? Et puis, plus sidérant encore, de quelle espèce provenaient ces êtres singulièrement hybrides, moitié humains, moitié coquilles ? Ceci était-il le résultat d’une troublante mutation génétique ? De la découverte d’individus que la paléontologie avait ignorés jusqu’alors ? Ou bien étions-nous victimes d’une hallucination ? Notre imaginaire nous déportait-il hors ce monde de réalité dont, chaque jour, nous foulions le sol dense de certitudes ? Le chemin que nous suivions, était-il pavé de bonnes intentions ou alors s’agissait-il d’une chausse-trappe que l’existence nous avait tendue afin que, ne se posant plus de questions, notre âme pût enfin reposer en paix ? C’était une telle aberration d’être là, sur le bord d’une ellipse interrogative et de n’en pouvoir refermer le cercle. Il y a tant de choses du monde qui demeurent énigmes et nous avançons les mains hagardes de n’en avoir pu saisir le sens. Nous sommes toujours des êtres parcellaires, des édifices en voie de constitution auxquels il manque toujours une colonne, un chapiteau, une cimaise refermant le projet et l’accomplissant à la mesure d’un point final. Livrés à cette quête infinie de l’univers qui n’est en définitive que le désir intense de nous mieux connaître, nous progressons de guingois, un œil devant en direction du futur, un œil derrière scrutant le passé, notre ombilic, (cet œil abdominal) labourant les terres du présent, présent dont nous espérons qu’il nous délivrera des rets dont nous sentons qu’ils constituent notre propre temporalité nouée à notre irrésolution native.

   Irrésolution native car nous naissons à nous-mêmes chaque instant qui passe, comme si nous étions ces êtres univalves soudés à la roche-mère sans réel pouvoir d’échapper à sa force d’attraction, de nous soustraire à la fascination qui en émane de la même manière que la brume monte de l’eau sans qu’on en perçoive le point de rupture, le lieu d’une déchirante division. Cruelle prise de conscience, en même temps que chaude nostalgie, début de liberté mais aussi renoncement à en user que cette manière de pas de deux qui nous soude, pour l’éternité, au roc biologique maternel, appartenance primitive ne s’exilant jamais de sa propre décision de nous retenir en son sein.

 

 Du trauma au retrait.

 

   Ce cheminement métaphysique sur le lieu de notre naissance, cette enveloppe amniotique qui, notre vie durant, illumine notre fontanelle, éclaire notre front, en quoi nous permettent-ils de sonder la profondeur de l’œuvre de Dongni Hou ? Mais en ceci, tout simplement que cette Artiste, consciemment ou non, peu importe, a tracé du bout de son pinceau la métaphore dont l’esquisse vient d’être proposée plus haut. A savoir, pour l’homme, l’impossibilité d’être à part entière l’homme qu’il est ou qu’il voudrait être, mais toujours cette esquisse parcellaire reliée à l’invisible continent maternel avec ses flux et ses reflux, ses marées, ses vagues hauturières, ses équinoxes, ses longs repos que frôlent de leurs voilures blanches les grands albatros ou les sternes au vol aigu. Comment interpréter différemment ces formes anthropologiques encore entrelacées au rythme de l’archaïque dont le marais amniotique est la représentation la plus pertinente qui soit ? Comment en effet percevoir adéquatement cet Être-Saint-Jacques, cet Être-Natice pourvus d’attributs humains autrement qu’à l’aune d’une allégorie venant nous dire, en termes picturaux, notre éternelle coappartenance au passé fondateur de qui nous étions, au présent que nous sommes dans cette hésitation même qui nous tient en suspens. Comme si, toujours, nous avions du mal à nous extirper de ces formes enveloppantes, de ces matrices constituantes de notre futur être-au-monde. Parturition longuement retardée, infini processus par lequel réaliser notre propre métamorphose.

   Seulement la position dans laquelle nous installe Dongni est celle d’une chrysalide hésitant à l’étape décisive de la délivrance, sur le seuil de l’imago. La rhétorique en est si abrupte qu’apparaissent, simultanément, le lieu matriciel, à savoir notre enveloppe et notre essai de surgissement dans la condition des hommes. Dans cette perspective, ce qu’il faut comprendre, ceci : Être-Saint-Jacques, Être-Natice, sur le point de surgir dans la clarté existentielle, encore abrités par le dôme liquide, perçoivent par l’ouverture qui attend leur éclosion, l’intense rumeur du monde. Le glissement des plaques tectoniques, l’abrasion des glaciers sur leur socle de moraines, le souffle du vent dans les cannes des bambous, le chuintement des fleuves entre leurs rives, le crépitement des incendies, le crissement de l’air tout contre les arêtes des roches millénaires. Mais ce qu’ils entendent, surtout, la polyphonie des langages humains, les sabirs qui courent d’un bout de l’univers à l’autre. Les incantations, les prières, les cris de joie, ceux de la douleur, les objurgations, les dénégations, les souffles rauques au fond des geôles, les plaintes des peuples humiliés, les rafales d’armes automatiques, les lourds silences des enfants que l’on exploite, les claquements de bottes de la barbarie, les déflagrations partout où règne la puissance et la rage de vaincre, d’imposer son despotisme, de parvenir à l’absolue définition de l’aporie. Tout ceci est la mise en scène sonore de la déréliction qui nous visite dès notre premier souffle. Tout ceci est l’icône douloureuse du nihilisme parvenu à établir son règne dans la moindre cellule de la Terre où vivent les Existants dans l’effroi de paraître. La grotte antique est si accueillante, si éloignée du malheur des Egarés, si disponible à une saisie immédiate de la sensibilité, à l’accueil d’un confort que les candidats nouvellement élus à devenir des silhouettes sur les chemins de poussière de l’exister se prennent au jeu de l’involution. Demeurer là, sur le bord de quelque chose, sans vraiment en cerner le contenu, fût-il heureux, fût-il tragique. Le renoncement à poursuivre le périple, fût-il gage de liberté. Demeurer en son germe, dans la tiédeur du sol, en attente d’une possible floraison. D’une possible, seulement.

 

Du retrait au retrait.

   

   Ainsi s’éprouve La dernière causerie, telle la fin d’un langage à peine esquissé. Un mot mourant au bord des lèvres. Un aveu dans le pli secret de la conscience. Une révélation faisant de sa retenue l’oriflamme d’une joie. Oui, sentiment bien étrange que celui d’une renonciation à être, à confronter l’existence, posture antinomique de celle, sartrienne, de l’engagement. Certes, toute cette mise en scène n’est qu’une fiction et nul humain sur Terre ne saurait renoncer facilement au luxe de vivre. Sauf les exilés, les déshérités, les laissés pour compte d’une marche en avant qui n’aime guère ceux qui piétinent et font mine de vouloir rester en dehors de la représentation. Et encore faudrait-il sonder les âmes de ceux qui souffrent pour en connaître la couleur exacte. Qu’y verrait-on alors ? Le renoncement à la coquille fondatrice, la sortie au plein jour dans la gloire du devenir ? Les choses sont si embrouillées dès qu’il s’agit de pointer l’ordre des sentiments et de tâcher d’y déceler l’ombre d’une hypothétique vérité. Dans le fond, nous sommes tous et toutes des Êtres-Saint-Jacques, des Êtres-Natice sur le bord de quelque errance. Tantôt dissimulés dans la réassurance de leur nacre, tantôt poussant au-dehors ces membres qui veulent fouler le sol à la mesure de leur humanité. Oui, de leur humanité car le venimeux oursin est là qui nous veille avec ses piquants et toujours nous sommes prêtes à rebrousser chemin pour un être du passé que nous reconnaissons, alors que l’être du futur en voie de constitution est cet infini clignotement, blanc-noir, noir-blanc qui nous dit en mode alterné bonheur et douleur de vivre. Jamais nous ne sortons de cette confondante contradiction. Jamais !

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29 mars 2021 1 29 /03 /mars /2021 17:13
« La Tendresse N° 2 »

« La Tendresse N° 2 » 

Œuvre : Sandrine Blaisot

 

   « Tendresse » était son nom d’arbre-fille - car les arbres, eux aussi, ont un sexe -, un nom qui lui allait si bien qu’il eût même été inutile de la nommer. C’était une évidence cette qualité si rare et elle n’en était que plus visible. Car Tendresse ne savait à peu près rien de son aptitude à attirer sur elle les regards les plus doux, les pensées les plus généreuses. Cependant, si les hommes, les femmes, les enfants qui passaient dans son voisinage en ressentaient les doux effluves, elle, Tendresse en était la dernière informée. Elle n’avait pas l’épaisseur suffisante, le recul nécessaire à une juste appréciation de ses propres inclinations. Mais, est-on seulement alerté de la couleur de ses yeux, de la forme de son arc de Cupidon autrement qu’en observant son image - une illusion - dans le miroir qui nous renvoie en écho celui, celle que nous sommes ?

Donc Tendresse ne savait guère que par la seule grâce de sa nomination, elle faisait référence aussi bien à la « tendreté », ce terme aussi désuet que plaisant, au « jeune âge et à l’enfance », mais aussi à « la faiblesse et à la fragilité » des premières années de la vie. Mais, pour Tendresse, nul besoin de savoir de quoi son nom était constitué, de connaître la justesse des prédicats qui l’installaient dans le monde. C’est avec une félicité toute naturelle que s’épanchaient d’elle, aussi bien de son tronc que de ses branches et réseaux de nœuds complexes, les rameaux de l’affection mais aussi les bourgeons de la relation et de l’amitié, les vrilles de l’attachement et de la délicatesse. Elle éprouvait une véritable dilection pour tout ce qui bougeait et vivait sous l’horizon, les arbres ses amis, la cohorte grise des nuages, le balancement régulier de la mer, les crêtes des montagnes ciselant la rumeur du ciel, le rougeoiement du soleil dès que s’annonce le crépuscule. C’était comme de respirer, il suffisait de se laisser aller au rythme immémorial du monde, au grand balancement du nycthémère, aux oscillations des cœurs tout entiers livrés à la passion. Elle, Tendresse, ne le sachant pas mais l’expérimentant du-dedans d’elle, était une nature ce qu’il y a de plus passionné - n’en filtraient au-dehors que les images floues et amoindries -, que nul n’aurait pu soupçonner, tant son visage était l’épiphanie d’une sensibilité aussi fine que complexe à déchiffrer. C’est ainsi, parfois, nous croisons au hasard des rues une jeune fille au sourire si doux, si angélique que, jamais, nous ne soupçonnerions sous ses atours charmants le bouillonnement d’une Lolita. Jamais le plein jour n’autorise l’ombre dionysiaque, seulement le lisse apollinien et le marbre que la clarté habille d’un blanc virginal.

Allez donc savoir le tumulte qui couve sous l’aspect soyeux d’un arbre-fille, dans le clair-obscur d’une clairière, lorsque, sous la coulée laiteuse d’une Lune gibbeuse, surgit le bel arbre-charmant, celui qui, habituellement, allume dans l’âme de la plus chaste des jeunes filles les flammes d’un coruscant désir. Il en est de nos spéculations comme de la vision de la face cachée de l’astre, seulement le reflet de nos fantasmes et les simagrées de l’imaginaire. Alors il vaut mieux renoncer à tirer des plans sur la comète, ils ne sont révélateurs que de nos propres insuffisances à viser le réel avec justesse. Tendresse, si belle dans sa présence d’arbre où la bifurcation de son tronc bifide dessinait l’image d’un cœur était la simplicité même. Elle pensait et c’était de la tendresse qui coulait comme un miel. Elle dormait et s’effeuillaient dans l’air parfumé de subtiles fragrances les paroles les plus douces, un baume pour ceux qui en étaient atteints. Elle rêvait et c’était comme une pluie, une écume, un fin brouillard qui en émanaient avec la persistance qu’à la chute d’eau à ne jamais finir son voyage vers l’aval du temps, vers la vallée qui en recueille la semence.

La tendresse, c’était le vol de l’oiseau qui s’inscrivait dans la fable ouverte de ses ramures. La tendresse, c’était le fin rideau de gouttes qui la traversaient et paraissaient sortir d’elle, telle une source dans le silence de la roche. La tendresse, c’était le murmure du vent, ses lentes oscillations dans les plis de l’écorce, la touffeur des racines et l’on demeurait longtemps à écouter cette simple et rassurante comptine musarder sous le regard des étoiles. La tendresse, c’était vous, dont le simple trajet dans la clairière faisait naître « Tendresse » à l’aune de votre attention car ne se dévoilent au monde que les choses qui sont confiées à la générosité d’une vision ouverte. Tendresse contre tendresse. Sans doute n’y a-t-il pas de plus grand bonheur de la rencontre de ceci même qui résulte d’une fusion. L’arbre nous visite comme nous le visitons. Il y a de l’arbre en nous. Il y a de nous dans l’arbre. Ainsi se perçoit le simple qui résulte de la contemplation. Laissons aux choses le temps de se déployer et tout alors s’ordonnera dans une heureuse perception de ce qui est vraiment ! Oui, la tendresse est pour maintenant. Sachons en saisir l’unique instant !

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Published by Blanc Seing - dans Microcosmos
27 mars 2021 6 27 /03 /mars /2021 10:06
Légèreté de l’être

 

Plage de La Vieille Nouvelle

Photographie : Hervé Baïs

 

***

 

   On avance sur la haute marche du jour. On écarte les lames d’air, on se fore un passage d’un effort des épaules, d’une rotation du bassin. Mais tout résiste, mais tout s’englue et alors que nous pensions être un Danseur Etoile, nous ne nous éprouvons qu’à la manière d’un risible Culbuto, à la façon de la plus petite des Poupées Gigognes incluse dans ses sœurs, celée dans sa coque de bois. Notre anatomie, que nous eussions souhaitée aérienne, déliée, pareille au vol souple, mutin du colibri, se révèle n’être qu’une marche gauche, engourdie, qui ne fait que nous laisser sur place. C’est comme si, lecteur de ‘La Pesanteur et la Grâce’, bel ouvrage de Simone Veil, nous n’en retenions que le premier terme, au premier degré, le second nous demeurant foncièrement inaccessible.  Nous nous éprouvons lestés d’une charge qui nous condamne à ne ressentir la vie que selon ses ombres, selon les ornières qu’elle sème sous nos pas.

   Alors nous essayons de questionner les divers ordres de l’existence, d’éprouver le réel en sa plus exacte dimension, de tirer du symbolique quelque faveur, de solliciter notre imaginaire dont nous pensons que quelque belle image pourrait nous rendre à une plus heureuse vision des choses. Mais, malheureusement, le réel résiste (c’est bien là sa plus juste définition), le symbolique dresse devant nous la barrière infranchissable de ses mots complexes tels de mystérieux hiéroglyphes, l’imaginaire ne nous délivre que provisoirement des gouffres hugoliens et nous croyons même entendre la voix prophétique du Poète : « O croisements obscurs des gouffres et des songes », Poète qui nous prévient de notre destin éminemment mortel. Vraiment, nous ne pouvons rien faire de toute cette matière dense, de ce limon qui tapisse nos membres, de ces lianes qui ligaturent notre corps. Nous voulons nous libérer de ce boulet que nous traînons derrière nous dans le genre des bagnards. Nous souhaitons quitter la glaise, nous hisser parmi les colonnes éthérées, nous connaître selon la figure d’Icare, mais avant la chute et nous imaginons que son ascension eût pu être éternelle si l’Olympe lui avait été favorable.

   Nous nous essayons à inverser le mouvement de la fiction, nous réinventons les coulisses de la mythologie, nous supprimons tous les dédales, abattons les cloisons du labyrinthe, créons des ailes aux plumes d’acier, elles autorisent un haut vol et font du Soleil un abri accueillant, un Père généreux, la donation du Bien en son effigie la plus élevée. Alors, oui, la ‘grâce’ nous visite, certes une grâce bien ordinaire, rien de religieux ni de mystique ici, seulement l’aura de ce sublime ‘amor fati’ tel qu’éprouvé par Nietzsche, proposé par Spinoza, mis en musique par la pensée antique des Stoïciens. Aimer son destin, non à la manière d’une lourde fatalité, mais au contraire se projeter positivement en direction de qui on est, profiter du temps présent, et ne nullement écarter le chaos qui plane alentour, il est constitutif de notre condition même. La rose n’est jamais sans les épines et humer son parfum est au risque de se piquer. Acceptation de ce qui vient comme la part qui nous est échue de toute éternité, mais qui ne veut nullement dire soumission. Tout ceci il faut l’aborder de toute la hauteur de la conscience humaine afin que les choses que nous rencontrons, plutôt que de nous dominer, prennent sens. Ceci est fondamental, le problème de la signification de nos actes, de nos pensées, de nos sentiments.

   Maintenant, de façon à donner à notre destin de plus lumineuses figures, à l’inscrire dans la banlieue d’une possible joie, adoptons l’assertion kundérienne au prix d’une paraphrase et tâchons d’en inverser le sens. Faisons de la nécessaire légèreté de l’être’, le lieu même d’une positivité, le mode singulier d’une vie favorable, avec ses effleurements de gaieté, ses paysages diaprés, ses mousselines et ses écumes inscrites au rivage d’un présent doté d’une vision ouverte du monde. Ne le ferions-nous, nous nous en remettrions à une éternelle pesanteur et conséquemment nous nous livrerions à un exercice périlleux en soi, sujet aux brusques ruptures, aux césures les plus inattendues, aux chutes icariennes non reproductibles. Le phénomène de la gravité est toujours image d’écroulement et de perte.  En un mot, de nécessités ‘mortelles’.

   Si nous revenons aux termes originels énoncés par Kundera, ‘Insoutenable’ signifie dès lors ‘inconcevable’, c'est-à-dire que nous avons du mal à envisager (donner visage) à cette légèreté (traduisons ‘caprice’), car tout ce qui flotte, poudroie, voltige, faseye dans les libres horizons de l’espace existentiel, apparaît telle une prodigieuse faveur, une cible hors d’atteinte, un fruit à ne pouvoir saisir, tellement il se situe hors de portée, dans une manière de terre édénique aux contours si flous, elle nous échappe toujours. Comme si ‘être légers’ consistait à occuper la position diaphane de quelque buée archangélique, à peine le discret tintement d’une étincelle au pli d’azur du ciel. Mais, pour les hommes que nous sommes, ‘être légers’, plus qu’une qualité anatomo-physiologique est une vertu morale, une éthique qui doit nous disposer favorablement vis-à-vis de cette Nature par laquelle nous sommes au monde et devons y demeurer, si près, si unis à l’arbre, à la motte de terre, au lisse luxueux du lac, à l’aire immense du ciel qui est reposoir pour nos yeux, espace alenti où l’âme peut trouver la cadence immémoriale qui lui convient.

   Ce qui veut simplement dire que la légèreté n’est ‘insoutenable’ qu’en raison même des exigences que nous devons mobiliser afin d’en réaliser les conditions d’apparition. Parvenir à la légèreté c’est avoir ‘soutenu’ l’effort, l’avoir dépassé et être parvenu là où cela vibre et chante, là où toujours nous devrions être si, du moins, nous voulons déboucher dans l’aire lumineuse d’une conscience accomplie. Le ‘léger’ est synonyme d’emplissement, d’atteinte des vertus les plus heureuses qui soient, et, de facto, impression de flottement infini au large de soi, en sa propre réalité, en celle de ce qui est autre et nous requiert en tant que son complément, que réponse à la question qui nous est posée quant à notre essence. Ce principe ne peut qu’être aérien, sinon il n’est jamais qu’une lourdeur, un fardeau qui ne s’autorisent guère à figurer parmi les belles broderies de l’intellect et les mesures les plus effectives des sentiments justes, éprouvés en leur plus haute valeur.

    Mais ici, le propos devient si vaporeux, si philosophique, qu’il convient plutôt de s’en remettre à la lumière d’une belle pensée concrète, celle de Maupassant en l’occurrence dans ses ‘Contes et Nouvelles’ :

   « Il nous vient des envies de danser, des envies de courir, des envies de chanter, une légèreté heureuse de la pensée, une sorte de tendresse élargie, on voudrait embrasser le soleil. »

   Et dès lors, l’on rejoint le souci d’Icare de connaître l’ivresse solaire. Mais, à quelqu’un qui vous questionnerait sur la qualité de votre humeur, répondriez-vous que vous vous éprouvez « dans la légèreté » ? Sans doute pas, l’on se ressent rarement léger, bien plutôt parfois les épaules chargées de neige, progressant à pas lents dans de lourdes congères. Et ceci n’est nullement l’apanage des Tristes et des Inquiets, seulement la climatique moyenne de tout homme vivant sous le ciel de cristal transparent, mais aussi « sous les orages des dieux » pour reprendre l’élégante formule hölderlinienne. Car l’existence porte en elle, gravée dans le cœur, au fer rouge, l’ineffaçable stigmate du désarroi humain consécutif à la désertion des dieux. Ainsi s’énonce le cruel visage du nihilisme dont Jean-François Mattéi précise que « Le monde présent est le pays de l'obscur où la lumière est abolie depuis le retrait des dieux anciens ».    

   Bien évidemment cette perception est plus nette chez le Philosophe que chez le commun des mortels, mais ceci habite l’inconscient à bas bruit, si bien que nous n’en percevons rien, éprouvons juste un vague malaise dont nous ne connaissons la source originelle.

   S’il est bien difficile, la plupart du temps, d’éprouver en soi cette impression de légèreté, il est sans doute plus aisé d’en ressentir le délié, le ténu au contact d’un paysage dans lequel l’eau se donne en tant que ce miroir apaisant que nous pouvons contempler tout à loisir sur le bord de quelque rivage tranquille. Qu’y voyons-nous qui, soudain, nous distrait de notre chair terrestre pour nous porter dans l’immatérielle présence des horizons célestes ?

 

Le ciel est très haut, bien au-dessus

de la bannière des yeux.

Le ciel est lisse, immense parole silencieuse

qui nous appelle au lieu infini du poème.

Le ciel est une caresse infinie,

la peau d’une pêche,

la transparence bleue d’une aile de libellule.

Le ciel c’est nous dans la pureté de notre être.

C’est nous lavés de tout souci.

Infiniment nous voguons

dans cet espace libre

dont le temps s’est absenté.

  

   Rien ici qui troublerait, déporterait de soi. On est uni au sein même de cela seul qui peut se rassembler, notre esprit dans sa plus évidente lucidité, notre imaginaire en sa création originelle. Le ciel fait vibrer sa toile depuis l’anthracite jusqu’au plomb et à l’argent. Mais ici l’idée de métal est délestée de sa charge. Le plomb est aérien, l’argent tissé de rien. Le ciel est un juste dégradé, une claire espérance qui repose sur la ligne plus soutenue de l’horizon. Ici, tout est uniment réuni. Rien qui entaillerait et ferait surgir des abysses de la mer quelque monstre redoutable. Laissons l’inconscient à lui-même et sollicitons simplement la douceur d’une vision qui ne s’enquiert que de son geste, nullement de ce qui pourrait sourdre de fâcheux, de limité, de fermé à notre compréhension.

   Rien ne bouge en cet éternel présent, tout est à soi et à l’autre dans l’immédiateté même d’une reconnaissance réciproque. Tout est inscrit dans la coalescence sublime des phénomènes, cet incroyable déploiement de l’être-des-choses. En langage poétique claudélien, il y a « co-naissance », c'est-à-dire naissance simultanée en miroir, en écho de tout ce qui se montre et se nourrit de la plus exacte harmonie qui soit, nous y compris au centre de la fête, de la réjouissance. Nulle frontière, nulle suture, nul raphé médian naturel qui montrerait la ligne de son antique cicatrice.

 

Osmose plurielle des apparences,

mélange inapparent des manifestations,

communauté des efflorescences,

pliure l’un en l’autre des épanouissements,

ils sont si discrets,

comment pourrait-on y deviner

divisions, fragmentations ?

 

   Non, tout parle une seule et même langue et la polyphonie babélienne est une lointaine illusion, une invention des peuples anciens en quête de légendes. La mer, au loin, bat si doucement dans sa belle parure d’immobilité. A peine quelque léger gonflement ici ou là, un genre de comptine pour enfant murmurée en quelque idyllique nature. C’est ceci la félicité, être au présent, immergé au plein de sa confiance. On ne fait plus de différence avec l’eau, la courbe de la vague, la limpidité qui, partout, s’élève du monde et le pare des plus beaux reflets. On est là, sur le rivage. On est là et on est ailleurs, dans ce Tout qui exulte en silence et nous livre le secret de ce ton fondamental qui est son caractère unique, irremplaçable, insondable aussi bien à des yeux humains qu’à quelque divinité qui se mettrait en quête de son être. Grande beauté que la chose en tant que chose, cette exception qui fait de chaque entité un monde unique, naissant en permanence de sa propre contrée et y retournant avec la conscience emplie d’un savoir de soi qui confine à une sorte d’absolu.

   Dans sa partie médiane, la large plaine d’eau est brillante, un vif argent, un acier poli, une pellicule de chrome qui réverbère la totalité du ciel. Ciel-Eau réunis, Eau-Ciel fêtant leurs noces éternelles. Celui qui a la faveur de contempler cet ineffable luxe en est marqué pour la vie. Jamais la Beauté ne peut s’oublier. La laideur, les copeaux disgracieux, grossiers d’un réel purement immanent à ses formes étiques, oui, tout ceci est enfoui dans les ténèbres d’un sol et ne mérite que de s’y ensevelir pour tous les temps à venir. Combien est précieuse cette vision d’une native apparition ! Il y a une longueur de l’être qui semble infinie. Si bien que le jour pourrait demeurer ainsi, cette belle clarté suspendue dans l’espace sans que, jamais, rien ne retombât, rien ne se chargeât de contrariété que pousserait un vent oblique. C’est bien le miracle d’une allégresse que de nous retenir au cœur même du phénomène dans le sans-distance, dans l’immédiate saisie de ce qui est. Ce ciel, cette eau, ces plantes aquatiques qui essaiment la surface polie du paysage, nous en connaissons l’exception du cœur même de qui nous sommes, du plein de notre chair, de cette intériorité habitée qui nous détermine et nous pose en tant qu’individus singuliers.

   S’il existe un privilège attaché à la sensation de légèreté, c’est bien ici, dans ce lieu hors du monde qui trouve sa justification en soi, à simplement être disposé sur le plancher de la terre, face à l’immense clairière du ciel. Être Voyeur, dans cette aube à peine levée, c’est assister à l’éclosion d’un monde, c’est s’ouvrir à soi dans ce même instant où se donne à voir l’intime signification des choses dans leur originelle simplicité.

 

Les immenses et sablonneux déserts sont ainsi.

Le miroir des rizières à l’infini est ainsi.

Les hauts plateaux couchés sous le vent sont ainsi.

La lumière verte des aurores boréales est ainsi.

 Les rubans étincelants des larges fleuves sont ainsi.

La plaine duveteuse de la peau de l’Aimée est ainsi.

Le chant magique de la huppe au creux de la haie est ainsi.

La larme de joie qui brille sur la joue de l’enfant est ainsi.

La plainte d’un adagio dans la clameur automnale est ainsi.

 Le lumineux village blanc couché devant la mer est ainsi.

La toile abstraite d’un Rothko

dans le clair-obscur de sa Chapelle est ainsi.

La vie est son étonnant déploiement est ainsi.

 

   Merveille que d’être, chose parmi les choses, chair de « la chair du monde » (Merleau-Ponty), peau immatérielle tout contre la peau de l’Univers qui est le miroir qui nous fait face, nous interroge et nous accueille tel cet étrange Voyageur en partance pour tous les horizons, tous les temps, tous les espaces. Ainsi s’énonce parfois le curieux sentiment d’une fastueuse éternité.

 

‘La légèreté de l’être’

est un don du Monde

en notre faveur,

un don de soi

en direction du Monde.

 

Être, Monde, le Même.

 

 

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