Plage de La Vieille Nouvelle
Photographie : Hervé Baïs
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On avance sur la haute marche du jour. On écarte les lames d’air, on se fore un passage d’un effort des épaules, d’une rotation du bassin. Mais tout résiste, mais tout s’englue et alors que nous pensions être un Danseur Etoile, nous ne nous éprouvons qu’à la manière d’un risible Culbuto, à la façon de la plus petite des Poupées Gigognes incluse dans ses sœurs, celée dans sa coque de bois. Notre anatomie, que nous eussions souhaitée aérienne, déliée, pareille au vol souple, mutin du colibri, se révèle n’être qu’une marche gauche, engourdie, qui ne fait que nous laisser sur place. C’est comme si, lecteur de ‘La Pesanteur et la Grâce’, bel ouvrage de Simone Veil, nous n’en retenions que le premier terme, au premier degré, le second nous demeurant foncièrement inaccessible. Nous nous éprouvons lestés d’une charge qui nous condamne à ne ressentir la vie que selon ses ombres, selon les ornières qu’elle sème sous nos pas.
Alors nous essayons de questionner les divers ordres de l’existence, d’éprouver le réel en sa plus exacte dimension, de tirer du symbolique quelque faveur, de solliciter notre imaginaire dont nous pensons que quelque belle image pourrait nous rendre à une plus heureuse vision des choses. Mais, malheureusement, le réel résiste (c’est bien là sa plus juste définition), le symbolique dresse devant nous la barrière infranchissable de ses mots complexes tels de mystérieux hiéroglyphes, l’imaginaire ne nous délivre que provisoirement des gouffres hugoliens et nous croyons même entendre la voix prophétique du Poète : « O croisements obscurs des gouffres et des songes », Poète qui nous prévient de notre destin éminemment mortel. Vraiment, nous ne pouvons rien faire de toute cette matière dense, de ce limon qui tapisse nos membres, de ces lianes qui ligaturent notre corps. Nous voulons nous libérer de ce boulet que nous traînons derrière nous dans le genre des bagnards. Nous souhaitons quitter la glaise, nous hisser parmi les colonnes éthérées, nous connaître selon la figure d’Icare, mais avant la chute et nous imaginons que son ascension eût pu être éternelle si l’Olympe lui avait été favorable.
Nous nous essayons à inverser le mouvement de la fiction, nous réinventons les coulisses de la mythologie, nous supprimons tous les dédales, abattons les cloisons du labyrinthe, créons des ailes aux plumes d’acier, elles autorisent un haut vol et font du Soleil un abri accueillant, un Père généreux, la donation du Bien en son effigie la plus élevée. Alors, oui, la ‘grâce’ nous visite, certes une grâce bien ordinaire, rien de religieux ni de mystique ici, seulement l’aura de ce sublime ‘amor fati’ tel qu’éprouvé par Nietzsche, proposé par Spinoza, mis en musique par la pensée antique des Stoïciens. Aimer son destin, non à la manière d’une lourde fatalité, mais au contraire se projeter positivement en direction de qui on est, profiter du temps présent, et ne nullement écarter le chaos qui plane alentour, il est constitutif de notre condition même. La rose n’est jamais sans les épines et humer son parfum est au risque de se piquer. Acceptation de ce qui vient comme la part qui nous est échue de toute éternité, mais qui ne veut nullement dire soumission. Tout ceci il faut l’aborder de toute la hauteur de la conscience humaine afin que les choses que nous rencontrons, plutôt que de nous dominer, prennent sens. Ceci est fondamental, le problème de la signification de nos actes, de nos pensées, de nos sentiments.
Maintenant, de façon à donner à notre destin de plus lumineuses figures, à l’inscrire dans la banlieue d’une possible joie, adoptons l’assertion kundérienne au prix d’une paraphrase et tâchons d’en inverser le sens. Faisons de ‘la nécessaire légèreté de l’être’, le lieu même d’une positivité, le mode singulier d’une vie favorable, avec ses effleurements de gaieté, ses paysages diaprés, ses mousselines et ses écumes inscrites au rivage d’un présent doté d’une vision ouverte du monde. Ne le ferions-nous, nous nous en remettrions à une éternelle pesanteur et conséquemment nous nous livrerions à un exercice périlleux en soi, sujet aux brusques ruptures, aux césures les plus inattendues, aux chutes icariennes non reproductibles. Le phénomène de la gravité est toujours image d’écroulement et de perte. En un mot, de nécessités ‘mortelles’.
Si nous revenons aux termes originels énoncés par Kundera, ‘Insoutenable’ signifie dès lors ‘inconcevable’, c'est-à-dire que nous avons du mal à envisager (donner visage) à cette légèreté (traduisons ‘caprice’), car tout ce qui flotte, poudroie, voltige, faseye dans les libres horizons de l’espace existentiel, apparaît telle une prodigieuse faveur, une cible hors d’atteinte, un fruit à ne pouvoir saisir, tellement il se situe hors de portée, dans une manière de terre édénique aux contours si flous, elle nous échappe toujours. Comme si ‘être légers’ consistait à occuper la position diaphane de quelque buée archangélique, à peine le discret tintement d’une étincelle au pli d’azur du ciel. Mais, pour les hommes que nous sommes, ‘être légers’, plus qu’une qualité anatomo-physiologique est une vertu morale, une éthique qui doit nous disposer favorablement vis-à-vis de cette Nature par laquelle nous sommes au monde et devons y demeurer, si près, si unis à l’arbre, à la motte de terre, au lisse luxueux du lac, à l’aire immense du ciel qui est reposoir pour nos yeux, espace alenti où l’âme peut trouver la cadence immémoriale qui lui convient.
Ce qui veut simplement dire que la légèreté n’est ‘insoutenable’ qu’en raison même des exigences que nous devons mobiliser afin d’en réaliser les conditions d’apparition. Parvenir à la légèreté c’est avoir ‘soutenu’ l’effort, l’avoir dépassé et être parvenu là où cela vibre et chante, là où toujours nous devrions être si, du moins, nous voulons déboucher dans l’aire lumineuse d’une conscience accomplie. Le ‘léger’ est synonyme d’emplissement, d’atteinte des vertus les plus heureuses qui soient, et, de facto, impression de flottement infini au large de soi, en sa propre réalité, en celle de ce qui est autre et nous requiert en tant que son complément, que réponse à la question qui nous est posée quant à notre essence. Ce principe ne peut qu’être aérien, sinon il n’est jamais qu’une lourdeur, un fardeau qui ne s’autorisent guère à figurer parmi les belles broderies de l’intellect et les mesures les plus effectives des sentiments justes, éprouvés en leur plus haute valeur.
Mais ici, le propos devient si vaporeux, si philosophique, qu’il convient plutôt de s’en remettre à la lumière d’une belle pensée concrète, celle de Maupassant en l’occurrence dans ses ‘Contes et Nouvelles’ :
« Il nous vient des envies de danser, des envies de courir, des envies de chanter, une légèreté heureuse de la pensée, une sorte de tendresse élargie, on voudrait embrasser le soleil. »
Et dès lors, l’on rejoint le souci d’Icare de connaître l’ivresse solaire. Mais, à quelqu’un qui vous questionnerait sur la qualité de votre humeur, répondriez-vous que vous vous éprouvez « dans la légèreté » ? Sans doute pas, l’on se ressent rarement léger, bien plutôt parfois les épaules chargées de neige, progressant à pas lents dans de lourdes congères. Et ceci n’est nullement l’apanage des Tristes et des Inquiets, seulement la climatique moyenne de tout homme vivant sous le ciel de cristal transparent, mais aussi « sous les orages des dieux » pour reprendre l’élégante formule hölderlinienne. Car l’existence porte en elle, gravée dans le cœur, au fer rouge, l’ineffaçable stigmate du désarroi humain consécutif à la désertion des dieux. Ainsi s’énonce le cruel visage du nihilisme dont Jean-François Mattéi précise que « Le monde présent est le pays de l'obscur où la lumière est abolie depuis le retrait des dieux anciens ».
Bien évidemment cette perception est plus nette chez le Philosophe que chez le commun des mortels, mais ceci habite l’inconscient à bas bruit, si bien que nous n’en percevons rien, éprouvons juste un vague malaise dont nous ne connaissons la source originelle.
S’il est bien difficile, la plupart du temps, d’éprouver en soi cette impression de légèreté, il est sans doute plus aisé d’en ressentir le délié, le ténu au contact d’un paysage dans lequel l’eau se donne en tant que ce miroir apaisant que nous pouvons contempler tout à loisir sur le bord de quelque rivage tranquille. Qu’y voyons-nous qui, soudain, nous distrait de notre chair terrestre pour nous porter dans l’immatérielle présence des horizons célestes ?
Le ciel est très haut, bien au-dessus
de la bannière des yeux.
Le ciel est lisse, immense parole silencieuse
qui nous appelle au lieu infini du poème.
Le ciel est une caresse infinie,
la peau d’une pêche,
la transparence bleue d’une aile de libellule.
Le ciel c’est nous dans la pureté de notre être.
C’est nous lavés de tout souci.
Infiniment nous voguons
dans cet espace libre
dont le temps s’est absenté.
Rien ici qui troublerait, déporterait de soi. On est uni au sein même de cela seul qui peut se rassembler, notre esprit dans sa plus évidente lucidité, notre imaginaire en sa création originelle. Le ciel fait vibrer sa toile depuis l’anthracite jusqu’au plomb et à l’argent. Mais ici l’idée de métal est délestée de sa charge. Le plomb est aérien, l’argent tissé de rien. Le ciel est un juste dégradé, une claire espérance qui repose sur la ligne plus soutenue de l’horizon. Ici, tout est uniment réuni. Rien qui entaillerait et ferait surgir des abysses de la mer quelque monstre redoutable. Laissons l’inconscient à lui-même et sollicitons simplement la douceur d’une vision qui ne s’enquiert que de son geste, nullement de ce qui pourrait sourdre de fâcheux, de limité, de fermé à notre compréhension.
Rien ne bouge en cet éternel présent, tout est à soi et à l’autre dans l’immédiateté même d’une reconnaissance réciproque. Tout est inscrit dans la coalescence sublime des phénomènes, cet incroyable déploiement de l’être-des-choses. En langage poétique claudélien, il y a « co-naissance », c'est-à-dire naissance simultanée en miroir, en écho de tout ce qui se montre et se nourrit de la plus exacte harmonie qui soit, nous y compris au centre de la fête, de la réjouissance. Nulle frontière, nulle suture, nul raphé médian naturel qui montrerait la ligne de son antique cicatrice.
Osmose plurielle des apparences,
mélange inapparent des manifestations,
communauté des efflorescences,
pliure l’un en l’autre des épanouissements,
ils sont si discrets,
comment pourrait-on y deviner
divisions, fragmentations ?
Non, tout parle une seule et même langue et la polyphonie babélienne est une lointaine illusion, une invention des peuples anciens en quête de légendes. La mer, au loin, bat si doucement dans sa belle parure d’immobilité. A peine quelque léger gonflement ici ou là, un genre de comptine pour enfant murmurée en quelque idyllique nature. C’est ceci la félicité, être au présent, immergé au plein de sa confiance. On ne fait plus de différence avec l’eau, la courbe de la vague, la limpidité qui, partout, s’élève du monde et le pare des plus beaux reflets. On est là, sur le rivage. On est là et on est ailleurs, dans ce Tout qui exulte en silence et nous livre le secret de ce ton fondamental qui est son caractère unique, irremplaçable, insondable aussi bien à des yeux humains qu’à quelque divinité qui se mettrait en quête de son être. Grande beauté que la chose en tant que chose, cette exception qui fait de chaque entité un monde unique, naissant en permanence de sa propre contrée et y retournant avec la conscience emplie d’un savoir de soi qui confine à une sorte d’absolu.
Dans sa partie médiane, la large plaine d’eau est brillante, un vif argent, un acier poli, une pellicule de chrome qui réverbère la totalité du ciel. Ciel-Eau réunis, Eau-Ciel fêtant leurs noces éternelles. Celui qui a la faveur de contempler cet ineffable luxe en est marqué pour la vie. Jamais la Beauté ne peut s’oublier. La laideur, les copeaux disgracieux, grossiers d’un réel purement immanent à ses formes étiques, oui, tout ceci est enfoui dans les ténèbres d’un sol et ne mérite que de s’y ensevelir pour tous les temps à venir. Combien est précieuse cette vision d’une native apparition ! Il y a une longueur de l’être qui semble infinie. Si bien que le jour pourrait demeurer ainsi, cette belle clarté suspendue dans l’espace sans que, jamais, rien ne retombât, rien ne se chargeât de contrariété que pousserait un vent oblique. C’est bien le miracle d’une allégresse que de nous retenir au cœur même du phénomène dans le sans-distance, dans l’immédiate saisie de ce qui est. Ce ciel, cette eau, ces plantes aquatiques qui essaiment la surface polie du paysage, nous en connaissons l’exception du cœur même de qui nous sommes, du plein de notre chair, de cette intériorité habitée qui nous détermine et nous pose en tant qu’individus singuliers.
S’il existe un privilège attaché à la sensation de légèreté, c’est bien ici, dans ce lieu hors du monde qui trouve sa justification en soi, à simplement être disposé sur le plancher de la terre, face à l’immense clairière du ciel. Être Voyeur, dans cette aube à peine levée, c’est assister à l’éclosion d’un monde, c’est s’ouvrir à soi dans ce même instant où se donne à voir l’intime signification des choses dans leur originelle simplicité.
Les immenses et sablonneux déserts sont ainsi.
Le miroir des rizières à l’infini est ainsi.
Les hauts plateaux couchés sous le vent sont ainsi.
La lumière verte des aurores boréales est ainsi.
Les rubans étincelants des larges fleuves sont ainsi.
La plaine duveteuse de la peau de l’Aimée est ainsi.
Le chant magique de la huppe au creux de la haie est ainsi.
La larme de joie qui brille sur la joue de l’enfant est ainsi.
La plainte d’un adagio dans la clameur automnale est ainsi.
Le lumineux village blanc couché devant la mer est ainsi.
La toile abstraite d’un Rothko
dans le clair-obscur de sa Chapelle est ainsi.
La vie est son étonnant déploiement est ainsi.
Merveille que d’être, chose parmi les choses, chair de « la chair du monde » (Merleau-Ponty), peau immatérielle tout contre la peau de l’Univers qui est le miroir qui nous fait face, nous interroge et nous accueille tel cet étrange Voyageur en partance pour tous les horizons, tous les temps, tous les espaces. Ainsi s’énonce parfois le curieux sentiment d’une fastueuse éternité.
‘La légèreté de l’être’
est un don du Monde
en notre faveur,
un don de soi
en direction du Monde.
Être, Monde, le Même.