[DEFI - Je suis passionnée par le cerveau humain. Les rêves que nous pouvons avoir sont tout simplement incroyables. C'est pour ça que je vous propose le défi suivant : racontez-moi un de vos rêves. Cela peut être un rêve totalement banal, un rêve à moitié oublié...]
*
Juin vient d’arriver et avec lui la chaleur. Vous savez combien ces premiers assauts de l’été, ce ruissellement de la lumière, peuvent être éprouvants pour l’organisme, aussi bien pour le psychisme qui, soudain, est envahi de sensations qu’il avait depuis longtemps oubliées. Ce matin, comme à l’accoutumée, je me suis levé assez tôt, sur le coup de sept heures. Je dois dire, j’ai eu un peu de mal à sortir de mon lit. Un étrange sentiment de torpeur, un poids dans les jambes, une vue floue comme si j’avais abusé de quelque narcotique. Certes ce n’était pas la première fois que de tels phénomènes se produisaient, cependant aucun n’avait atteint une telle ampleur. Maintenant je suis assis sur mon tabouret dans la cuisine, occupé à beurrer mes tartines devant un bol de thé qui fume et répand dans l’air une subtile odeur de bergamote. Puis voici que tout s’éclaire et c’est comme si un voile de brume se déchirait, laissant paraître le paysage qu’il dissimulait. Ça y est, je viens de réaliser, c’est mon rêve de la nuit passée qui a altéré ma vision, créé des distorsions dans ma saisie des choses, aboli mes perceptions si bien que je n’arrivais même plus à définir ma propre identité. Voyez-vous, de croquer mes tartines, de boire ce thé chaud me revigore et je crois que dans quelques minutes mes idées seront à nouveau claires, que mon visage, dans le miroir, me sourira. Alors je pourrai aller faire ma promenade favorite et aller griller ma première cigarette dans le Square guère éloigné de chez moi. Mais que je vous conte par le menu ce satané rêve qui m’avait envahi au point de me porter dans un véritable état de sidération.
MON RÊVE
Ce matin, arrivant à la rédaction de mon Journal, mon collègue et néanmoins ami Charles Delmont me dit à brûle pourpoint, avant même que je n’ai pu prendre mon petit noir : « Mon cher Angel, je t’ai dégotté un sujet de reportage à la hauteur de tes ambitions, tu vas aller enquêter sur les Canuts de Lyon, tu sais ces artisans qui fabriquent de la soie à l’ancienne, il paraît que leur boulot est étonnant ! »
Bien sûr, il me restait en mémoire quelques vagues notions concernant leurs révoltes successives et j’avais même en tête l’un de leurs slogans aux alentours de 1830, lors de leur occupation de Lyon : « Vivre libre en travaillant ou mourir en combattant ! » Bien sûr mon bagage les concernant était plus que léger mais je décidais de faire avec et d’aller sur-le-champ rendre visite aux descendants de ces Canuts qui, paraissait-il, faisaient survivre la tradition du tissage de la soie.
Me voici donc arrivé dans la Capitale des Gaules, logé dans un hôtel du quartier des Traboules, ce lacis d’habitations où les maisons communiquent entre elles par des ruelles étroites, c’est à peine si le jour y pénètre. Je m’apprête à lire le Journal du coin pour me mettre dans l’ambiance lorsque quelqu’un frappe à ma porte. J’ouvre. Devant moi un homme de taille moyenne, il peut avoir dans les cinquante ans, vêtu d’un pourpoint de couleur rouille, d’une culotte s’arrêtant à mi-jambes, des guêtres blanches entourent ses mollets, il arbore, sur la tête, un bonnet de laine au bout duquel pend un pompon en forme de gland. Il s’adresse à moi sur un ton impérieux qui ne laisse nulle place à la négociation : « Suivez-moi, les Canuts vous attendent ! »
J’obtempère et, du reste, je ne vois guère la raison qui me ferait me soustraire à la tâche qui m’est confiée. Nous nous engageons tous les deux dans l’étroite cabine grillagée de l’antique ascenseur dont les poulies grincent. Nous descendons les étages sans parler. Mon interlocuteur ne paraît guère loquace. Arrivés au rez-de-chaussée, m’apprêtant à descendre, mon accompagnateur me fait signe que nous ne sommes pas encore parvenus au lieu de notre destination. Je dois avouer que je ne comprends guère cette logique qui entraîne notre cabine en des profondeurs insoupçonnées. Irions-nous, en ligne directe vers le Tartare ? Je m’attends à voir, à chaque instant, des flammes surgir de l’Enfer, nous environner, rencontrer Satan en personne. Cela fait bien cinq bonnes minutes que les poulies se plaignent. La cabine s’arrête soudain brusquement. « Nous voici arrivés », articule mon guide qui, d’un doigt décidé, me pousse dans le dos. Nous débouchons dans une étrange bâtisse aux dimensions impressionnantes. Jamais de ma vie je n’en ai vu de pareilles. On pourrait y loger au moins deux théâtres antiques avec scènes et gradins compris. Il règne là un bizarre clair-obscur qui fait plutôt froid dans le dos. Tout est gris, ici, pareil au pelage lustré d’un rat. L’air est humide qui poisse les cheveux, fait coller mes vêtements à mon corps. Je dois avouer, moi qui suis d’un tempérament affranchi, me voici un peu inquiet et un brin de sueur commence à perler à mon front, faisant deux rigoles symétriques de part et d’autre de mon visage. Un courant d’air balaie par instants l’immense salle, entraînant avec lui un ballet de chauves-souris qui couinent et me frôlent en zigzagant. Je me demande bien ce que je suis venu foutre dans cette galère. Juste au-dessus du bruit de fond des pierres qui se délitent doucement, la voix de Delmont rugit à la manière d’un lion : « Mon pauvre Angel, te voilà foutu. Tu te croyais bien inspiré, l’an dernier, soufflant à ma barbe ma dernière Conquête. Tu t’es trompé mon vieux. Je ne rigole pas avec les Femmes. Celles qui sont à moi ne sont pas en partage. Le Socialisme a des limites vois-tu ! Parmi mes bons amis j’ai quelques descendants de Canuts qui n’hésitent jamais à croiser le fer ou bien même à trucider quelqu’un qui leur déplaît quelle qu’en soit la cause. Entre nous il y a comme un code d’honneur et de ce code, vieille Fripouille, tu ne sortiras pas vivant. Quand je t’ai confié ta mission, naïf comme tu es, tu n’as pas senti le vent de la vengeance, tu n’es guère perspicace. Depuis le rapt de Véronique, j’ai juré sur la tête du plus admirable des hommes que j’aurais ta peau un jour. Voici ton heure venue. Bon voyage, Angel. Avec le nom que tu portes, je te souhaite bon Paradis ! »
Sur ces derniers mots, accompagnés d’un rire qui en dit long, la voix de Delmont se retire comme aspirée par une maléfique bonde d’évier. « Me voilà mal barré, je pense, et tout ça à cause d’une Fille. Faut qu’il soit un peu taré l’Ancien. Enfin, il va me falloir retrouver mes réflexes de Samouraï, sinon je crois bien que je vais me résoudre à fumer ma dernière cigarette ! » J’ai à peine fini de mouliner ceci dans ma tête que j’aperçois, ici et là, fichés sur des poutres, dissimulés derrière d’étranges machines, accroupis sur les volées d’escaliers, des dizaines de Sbires vêtus du même uniforme que mon ci-devant Accompagnateur. Je ne peux pas dire qu’ils me menacent vraiment mais c’est cette bizarre lumière au fond de leurs yeux, une lumière de félin en chasse qui m’inquiète. J’ai parfois l’impression que leurs rayons lumineux me transpercent et il ne serait pas impossible que ma personne se résume bientôt à une silhouette se découpant sur une frise de pierre. « Mais je crois bien que mon imaginaire me joue des tours et puis, Delmont, malgré ses menaces, c’est plutôt un bon collègue, alors je crois qu’il a voulu me faire une blague, plaisantin comme il est ! » A peine ai-je fini d’esquisser cette pensée que Delmont se manifeste à nouveau, mais vraiment sur le ton sérieux du type qui ne s’en laisse nullement conter. « Tu vois, il me dit, tu es transparent mon pauvre Angel, si bien que je peux lire dans tes pensées comme une cartomancienne dans le marc de café. Ah, tu veux donc faire le malin ? En bien mes Sbires vont s’occuper de toi de la manière la plus douce qu’il se puisse imaginer ! A bientôt, cher Collègue et néanmoins Ami, pour reprendre l’une de tes expressions favorites. »
Il vient à peine de terminer sa péroraison que je vois surgir du plafond, à la manière de noires corneilles, surgir du sol, à la manière de noires racines, des machines pour le moins étranges dont je pense, je ne sais pourquoi, qu’elles ne me veulent pas que du bien. Alors, comme sorties des murs et du sol, des générations spontanées de Canuts bottés et casqués, masque sur le visage, déboulent tout autour de moi, pareilles à des nuées de moustiques faisant leurs grises escadrilles près des marécages. Je présume, rien qu’à leur mine patibulaire, du moins à ce que je peux en voir, qu’ils veulent en découdre et en un éclair je récapitule les gestes essentiels du Samouraï, à savoir le Seigan no gamae, le Hassō-no-kamae, le Jōdan no gamae, le Gedan no gamae, leWaki-no-kamae, « avec toutes ces gardes, je pense, ce serait bien le Diable si je n’arrivais pas à me défaire de cette bande d’importuns ! » Et, en effet, au début, au tout début, ça marche plutôt bien et bon nombre de mes agresseurs, en pièces détachées, gisent minablement sur les marches de pierre, les frontons armoriés, les échauguettes qui se teintent joliment de carmin, on dirait de la gelée de groseilles.
Mais c’était sans compter sur la ténacité de Delmont. Pourtant, je lui ai plutôt rendu service. Oh, quoi, je lui ai raflé quelques unes de ses dernières Dulcinées. De fort jolies Filles, il faut le reconnaître. Mais il aurait dû me remercier au centuple lui qui trouvait toujours, grâce à moi, une Fille plus jolie que la précédente. Moi, plutôt cossard en termes de conquête, je préférais lui laisser le boulot, me contentant des reliefs du repas, ils étaient plus qu’appréciables, mais pour autant il n’y avait pas de quoi fouetter un chat ! Donc la ténacité de Delmont. Voici de nouveau sa grosse voix qui tonne : « Sortez la grosse cavalerie et soyez pas tendres ! » « Pour ça, Maître, vous pouvez compter sur nous, il n’y aura pas de restes ! » « Ben alors, le voici Maître des Canuts, je me dis, je ne lui connaissais pas ce titre. Il faut dire, il a toujours le mot pour rire !» J’ai encore le « toujours » sur le bout de la langue que j’entends de nouveau la voix anciennement amie donner un ordre : « Chaise de Judas ». La chaise arrive. C’est un bâti dans le genre d’un haut tabouret avec le sommet en forme de pyramide pointue dont je devine l’usage, avant même d’en avoir éprouvé la « douceur de soie ». La « soie », c’est normal pour des Canuts, non ? Second ordre : « Fourche de l’Hérétique » dont les deux extrémités acérées et rouillées, comme il se doit, me font craindre le pire. Troisième ordre : « Araignée espagnole », vilaine pince à crochets de naja, j’en frémis juste à l’idée. Quatrième ordre : « Supplice du chevalet », l’engin muni de gros rouleaux de bois que relient de fortes cordes me fait l’effet d’une douche glacée au cœur de l’hiver. Cinquième ordre : « Supplice du Métier à tisser », « l’on ne pouvait s’attendre à moins en territoire de Canuts », pensais-je. Je vous fais grâce de tous les raffinements de la torture, des rivières d’hémoglobine qui coulent de mes bras et de mes jambes, grâce des giclures de cartilages, grâce de ma peau bleuie, tuméfiée, semblable à un antique parchemin.
Juste un mot du « Métier à tisser ». D’abord c’est la navette qui fait ses allers et retours en sifflant comme une fronde. Elle entre par mon oreille droite, touille un peu la matière grise, ressort par l’oreille gauche et recommence son cirque si bien que mes hémisphères cérébraux sont emmaillottés à la façon d’un nouveau-né. « Flûte, je me dis, comment je vais penser, maintenant que mes hémisphères sont ligotés, on dirait des andouillettes ? » Et, pensant ceci, voici que je m’aperçois que je pense encore. Ça alors ! Puis ce sont les fils de trame et de chaîne qui font leur va-et-vient incessant, commençant par le bas du corps en remontant. Petit à petit, il faut que le supplice dure pour produire son effet, je me sens me métamorphoser en momie, un genre de Toutankhamon, mais au lieu de fils d’or, c’est du simple fil de chanvre qui serre au possible, et je suis soudé à moi-même dans une bien étrange embrassade dont, sans doute, je ne ressortirai pas vivant. Enfin j’entends à nouveau la voix du Maître qui semble s’être étrangement renforcée. « Suffit pour la mise en bouche, passez à la vitesse supérieure, ça calmera les ardeurs de Monsieur à faire le siège de mes Belles. Supplice de la goutte et que mort s’ensuive. Mais, avant le baiser final, il connaîtra la folie, mon Pote, personne n’y résiste. Porte-toi bien Angel, je vais aller sur la Côte d’Azur faire un tour avec ma Dernière. Tu la verrais, tu serais mort de jalousie. Remarque, pour la Mort, t’as pas bien longtemps à attendre. Ciao Bambino ! »
« Le Salaud, je pense, il a osé. La goutte sur le front. Plutôt mourir de suite ! » Alors je tente une manœuvre désespérée de Samouraï, sauf que j’ai les bras pris dans le corset de chanvre et que ça ne me facilite guère la tâche. Soudain, alors que les premières gouttes font leur ploc-ploc mortel sur mon front, je vois une vive lumière, telle celle d’un arc électrique, des fusées dans un ciel nocturne, de brillantes queues de comètes, des gerbes d’étincelles, des feux de Bengale, des arcs-en-ciel, des corolles de fleurs, des roues de tournesols, des éclats blancs d’arums, des grappes mauves de bougainvillées, des crêtes écarlates pareilles à des coquelicots, des pétales de marguerites, des pétales de rose qui tombent de l’azur comme pour une jonchée de mariée. « J’ai dû tomber dans les pommes, je pense, d’ailleurs j’ai un étonnant goût de cidre dans la bouche ou bien c’est du Champagne, mais en tout cas ça fait un bien fou ! »
Juste au-dessus de ma tête, comme des vierges Marie penchées sur le berceau de l’Enfant Jésus, parmi des boucles blondes, rousses, brunes, châtain, parmi les lacs de leurs grands yeux pervenche, myosotis, glaïeul, souriantes telles des Anges du Ciel, Véronique, Anaïs, Vanessa, Sophie, Alexandra, tout sourire au milieu de leurs dents éclatantes comme des névés en plein soleil, mes Dulcinées donc, qui étaient celles de Delmont avant moi, mes Très Chères oignent mon front de baumes apaisants, me frictionnent de chrêmes odorants comme le miel. Elles sont radieuses, leurs décolletés sont pigeonnants, leurs jupes de simples confettis, leurs escarpins des promesses de bonheur. Alors, toutes en chœur, sans doute pour me tirer de mon cauchemar parmi ces vilains Canuts : « Tu sais, Minou (c’est mon petit sobriquet, il paraît que je ronronne après l’amour), la Geneviève, la dernière Grande Bringue de Delmont, c’est pas une vraie en chair et en os, c’est tout juste un mannequin bourré de TNT qu’on lui a offert. Quand l’Autre Empressé va lui faire des mamours à sa dernière trouvaille, ça sera comme au bal du Quatorze Juillet, ça va péter, mais alors ça va péter et on sablera le Champagne, parce que celui-là comme empêcheur de tourner en rond ! Il ne nous a séduites que pour sa plus grande gloire. Gloire au plus haut des cieux, Delmont ! »
Lecteurs, Lectrices, vous voyez, j’en sors tout juste de mon rêve loufoque. Rêver de choses pareilles, je crois bien qu’il faut être dingue ! D’autant plus que Delmont et toute sa clique, ses Poupées blondes et brunes, tout ceci ne semble avoir existé que dans ma tête bien chamboulée. Dutirieux, mon médecin de toujours, un Ami en réalité, m’avait dit lors d’une dernière consultation « Minou, oh pardon, Philippe, vous devriez prendre un peu de repos. Allez donc faire un tour du côté des traboules à Lyon, on y déguste de merveilleux grattons, des tartes à la praline, des coussins de Lyon, des bugnes et l’excellente cervelle de Canut. Et, à propos de Canuts, allez donc voir les anciens métiers à tisser, je vous assure ça vaut le détour ! » Oui, il raison Dutirieux. D’ailleurs, il faudra que j’aille le voir un de ces jours, ce somnifère qu’il m’a prescrit dernièrement, je sais pas pourquoi, je me réveille toujours tout bizarre. Oui, tout bizarre !