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Yeux, vous êtes sans doute la partie la plus précieuse du corps. Yeux de beauté qui recevez et donnez. La lumière est haut placée dans le ciel qui fait son halo blanc. Vous la buvez et, soudain, tout fait sens jusqu’à la limite du monde visible. Vos en êtes sublimés car vous êtes de la matière des phosphènes, immense convertisseur qui traduit en éclairs et luminescence tout ce qui, de l’univers, vient à vous. Tantôt la clarté ricoche, rebondit sur l’arc blanc de votre sclérotique et vous êtes deux diamants aux éblouissantes facettes. Tantôt elle s’insinue dans le lacis de votre humeur vitreuse et gagne le plus profond de qui vous êtes, deux globes radieux qui témoignent de l’exception des choses. Voici, la lumière a franchi vos pupilles, ce point aigu, attentif, scrutateur et vous vous êtes retournés, allumant des feux dans chaque partie du corps. La matière grise est parcourue de mille ruisseaux, de mille éclats dont on pense que, jamais, ils ne s’éteindront. Les poumons se dilatent selon de belles et rutilantes arborescences. Le cœur trouve son expansion et projette des gouttes de rubis qui n’en finissent de s’éployer. Le plexus s’épanouit et vibre tel l’arc tendu, si près de se rompre et si accompli au risque même de sa rupture.
Yeux, vous êtes cette matière à la fois dense, compacte et translucide. Vos iris sont parcourus de taches claires ou sombres, traversés de failles, ourlés de broderies. Il y a des fulgurations, de longs feux de Bengale, des étincelles qui fusent et n’en finissent de s’épandre dans le mystère que vous êtes. Le jour vous vous abreuvez de l’éclat du soleil, la nuit de la brillance des étoiles, du trajet lumineux des comètes, des filaments qu’elles déroulent sur la toile noire du ciel. Rien, en vous, n’est jamais au repos. Il vous faut du mouvement, des sauts de cascades, des sourires au loin, d’autres yeux par lesquels vous connaissez la gloire d’être et de regarder toute chose dans le pur émerveillement. Vous êtes la lampe d’Aladin d’où sort le génie aux pouvoirs infinis. Vous êtes le phare qui balaie la côte de son faisceau et sauve les marins du naufrage. Vous êtes la gemme qui éclaire le ventre de la terre et lui donne ses plus belles émotions.
Yeux multiples, fascinants au regard de votre étonnante multiplicité. Yeux du caméléon s’orientant dans tous les sens. Yeux des mouches aux millions de facettes. Yeux des félins pareils à un ambre, la pupille est un point noir qui guette sa proie. Yeux des chats et la mince meurtrière noire en traverse la matière claire. Yeux des sauriens, simple fente attentive au sein d’une mare verte. Yeux des insectes, ronds, protubérants, curieux de tout ce qui vit et se déplace. Yeux des huskys de Sibérie, deux lacs transparents où se reflète le ciel. Yeux pluriels, cercles parfaits, globes rayés aux teintes si vives mais parfois, aussi, couleur gris ardoise ou cendre ou plomb. Ou éteints mais toujours prêts à s’éveiller, à sourdre dans la texture serrée du jour, dans le suspens des secondes, dans l’échancrure accueillante de l’espace.
Yeux des hommes. Parfois ils disent la noblesse, le pouvoir, l’élégance. Parfois ils condamnent et ouvrent les portes cernées de fer des geôles. Yeux d’autorité. Mais aussi yeux de misère et de dénuement. Ils portent sur le bord des paupières de gros bubons qui signent la misère du monde. Yeux des femmes. Yeux qui consolent et appellent. Yeux qui désirent et basculent dans la fosse ouverte de la volupté. Yeux qui rassurent et pansent les plaies. Yeux-baume. Yeux-ambroisie auxquels s’abreuvent les amants. Yeux-confidence qui recueillent les secrets. Yeux-étoiles, beaucoup y succombent qui ne sauraient résister à leur flamboiement. Yeux-diamants on ne peut en connaître l’envers, ils sont trop durs, trop aiguisés. Yeux-lacs, ils tremblent d’une infinité de reflets. Yeux-cibles, ils nous fascinent et nous demeurons sur le bord, inquiets de ne pas être les élus qui en connaîtront le royaume, soucieux de ne devenir l’unique flèche qui en gagnera la pulpe. Repos infini après la quête finie. Yeux des enfants, ils sont des signes infiniment vacants. Ils veulent savoir. Ils veulent découvrir. Ils veulent archiver dans la fraîcheur de la mémoire la moindre chose, le plus mince objet, le sourire dont ils sont en attente. Yeux qui interrogent et n’ont de cesse d’engranger les myriades de fourmillements de l’existence. Yeux qui, parfois, fixent le sol, ils n’ont d’autre endroit où s’arrimer lorsque la misère les assaille et les soumet à une vie végétative, arbustive, aux racines si étroites, emmêlées. Yeux d’espoir qui questionnent. Ils demandent juste un peu de bienveillance, de considération. Ils veulent qu’on voie leur beauté. Ils veulent être regardés selon la vérité dont ils témoignent. Dont ils sont le centre de rayonnement. Bien peu les voient qui vaquent à leur vie d’homme dans la plus évidente distraction. A peine s’ils s’aperçoivent eux-mêmes dans la brume qui macule et soude leurs paupières. Elles sont pareilles à des cocons dans leurs tuniques de carton.
Yeux au prisme de l’art. Yeux à peine visibles du rhinocéros pariétal, un grain de café dans le dessin serré, impérieux de la roche. Il faut survive à tout prix, dresser dans la nuit de la caverne ces dessins qui amènent la présence tout en la domptant. Œil Oudjat ou œil d’Horus, manière de hiéroglyphe bleu, symbole de la vision. Œil de verre et d’émail du scribe accroupi, celui du Louvre, la lumière en franchit la claire paroi sans qu’elle ne s’y arrête. Yeux immensément agrandis des mosaïques byzantines, ils appellent l’au-delà et témoignent de l’élan religieux. A eux seuls ils sont le signe que grave la spiritualité en ceux qui cherchent à voir l’invisible. Yeux de La Joconde, si mystérieux dans la brume de leur sfumato. Personne, à ce jour, n’est encore parvenu à dire le chiffre de leur être, à dévoiler l’âme à laquelle ils correspondent, l’esprit auquel ils donnent son éclaircie. Essentialité du génie lorsque, de ses yeux de braise, il voit ce que d’autres tutoient sans même percevoir l’exception de ce qui jaillit et s’impatiente de trouver un site qui l’accueille. Mais les consciences sont pressées qui archivent des foules de perceptions, sitôt évanouies qu’apparues. Conflagration des yeux pluriels dans « Vanité au portrait » de David Bailly où tous les regards rejaillissent, se réverbèrent, se répondent les uns les autres, comme pour signifier l’indépassable de leur présence. Yeux exorbités, sur le bord d’un possible jaillissement chez « Le Désespéré », tableau de Gustave Courbet, réalisme si troublant que le regard de l’artiste, dans son autoportrait, semble sur le point de nous transpercer, nous les voyeurs atterrés. Œil traité à la manière surréaliste, il sort d’une porte en plein cintre, entouré de deux doigts qui paraissent le prendre en tenaille. Pareil à un individu qui aurait renoncé à sa liberté, serait captif à jamais. Yeux immenses d’une peinture murale, dans une rue anonyme, déserte, un jeune enfant regarde la scène comme fasciné. Il pourrait s’y engloutir en totalité sans même que le moindre signe de ce rapt ne se soit jamais manifesté. Procession d’yeux fragmentés sur les cimaises d’un centre d’art contemporain ; ils semblent vouloir signifier l’émiettement de l’homme, sa désespérance dans les coursives de la société postmoderne. Photographie conceptuelle de Giuseppe Mastromatteo qui nous invite à faire l’étrange expérience d’une déréalisation de la perception commune, un modèle féminin arborant un œil sur son bras gauche, comme si ce dernier, transparent, laissait voir l’œil véritable, celui de chair qui hésite à trouver le lieu de son effectuation. En quelque sorte un genre de métamorphose qui pourrait bien affecter le genre humain tenté par le libidineux Satan des manipulations génétiques. Toutes ces œuvres vues dans la même perspective, dans un temps condensé, donnent un évident vertige. Le vertige d’être lorsque les repères s’habillent de brume, que les aberrations visuelles égarent, que les astigmatismes vous placent ici et là sans que vous ne puissiez rien à la conduite de votre étrange destin.
Yeux. Les yeux sont beaux. Sans cesse il faut le proférer afin que les falaises humaines en soient atteintes et qu’elles renvoient l’écho de ceci qui ne saurait s’effacer, se perdre dans le labyrinthe des occupations, se diluer le long des galeries où les hommes mènent leur vie de fourmis, brindille après brindille sans même redresser la tête et parler aux étoiles. Les yeux sont multiples. Ils nous convoquent au jeu du monde. A notre propre jeu et au miroir de l’altérité. Ce qu’il faudrait : une attention soutenue, un exercice de la conscience qui leur accorde l’infinité à laquelle ils peuvent prétendre. Car, jamais, un œil ne saurait s’éteindre. C’est trop précieux, un œil. Trop saisi de précellence. Trop transi de juste transcendance. Cela n’a rien à voir, ni avec un sentiment de religiosité, ni avec un tour de passe-passe de quelque chaman. C’est tellement au centre de l’événement humain pour la simple raison que le regard, en sa stance méditative-contemplative, nous conduit immédiatement là ou l’être flamboie et demande son obole. Nul ne saurait en refuser la lumineuse présence. Œdipe le savait lui, ce bonheur du regard, son prix que rien ne pouvait égaler, lui condamné à se crever les yeux pour avoir commis l’irréparable, l’inceste avec sa propre mère. Certes involontaire, mais inceste tout de même dont l’idée devient insupportable.
Dès lors, toute perte de la vue se vivra tel le châtiment suprême. Ceci hante les consciences et jamais nul archétype ne renonce à sa puissance, jamais ne s’éteint son infini pouvoir. La nuit, lorsque nous dormons, que nos yeux sont clos, que revivons-nous en sourdine que nos rêves réaménagent à leur façon ? Que rêvons-nous dont le symbole à nous révélé serait trop lourde charge à porter, intolérable fardeau ? Nous, les hommes, sommes hantés par d’insondables images qui nous terrassent, ce dont notre inconscient nous abrite. Le matin, lorsque l’aube enfin levée, l’aurore s’éclaire des premières lueurs du jour, grande est notre joie d’ouvrir nos yeux sur le miracle renouvelé du monde. Alors, tout comme de jeunes enfants émerveillés par le spectacle qui vient à notre rencontre, nous distillons mille perspectives différentes, toujours réactualisées. Jamais nous ne pouvons épuiser l’immense carrousel des possibles. Nous applaudissons au prodige d’exister. Sans réserve. Toujours nos yeux témoignent de ceci. Toujours !