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1 janvier 2019 2 01 /01 /janvier /2019 11:24
Seule dans le vaste monde

        « Promenades en solitude »

            Œuvre : Dongni Hou

 

***

 

   Vois-tu, Belle Inconnue, toi qui sors de l’ombre pareille à une chrysalide qu’effaroucherait la lame claire du jour, tu es déjà, avant toute parole, avant tout acte, en ma possession. Certes, tu demeureras libre et jamais nos lèvres ne se joindront sous le regard de la passion. Se fussent-elles trouvées, en aurions-nous été grandis l’un comme l’autre ? Un beau sentiment d’immédiate complétude en aurait-il été le résultat ? La pure joie se serait-elle immiscée en nos âmes, nous rendant, en quelque manière, immortels ? C’est bien ceci, l’âme, une éternelle révolution autour de nos astres originels, sans souci d’autre chose que le vol, puisque nos corps, on en aurait fait l’offrande à la morsure de la flamme, à l’enveloppement de l’eau, au monticule de terre que viendraient fleurir, une fois l’an, quelques éplorés parmi nos chers amis ? Mais que le calme les visite donc ces généreux, il est si heureux d’être de purs esprits, de simples nuées voguant sur les anneaux de Saturne, girant autour de la boule rouge de Jupiter.

   Mais, Belle Visiteuse de cette Année Nouvelle, ne nous égarons point dans des divagations astrales dont, peut-être, jamais nous ne reviendrions. D’ailleurs, le souhaiterions-nous ? Notre passage sur Terre est toujours une telle épreuve, un exténuant voyage qui nous précipite de Charybde en Scylla ! Auprès des autres, ces semblables qui nous tendent le miroir opaque de leurs yeux ; auprès du paysage avec sa plaine d’herbe couchée sous le vent ; auprès de boissons enivrantes et fortes ; auprès des volutes du haschich, ne cherchons-nous pas, seulement, à préciser le contour de notre être propre ? Nous sommes, tel Narcisse, en quête d’une image que l’onde ne troublerait nullement, nous souhaiterions ardemment nous connaître jusqu’à l’extrême limite de la lucidité. Seulement tout s’efface aussitôt paru. Seulement tout se tait sitôt prononcé. Seulement notre vue se trouble de ne point trouver de réponse aux questions qui nous assaillent et, parfois, nos larmes sont notre unique langage.

   Mais, sais-tu, toi l’Irrémédiable qui viens à moi depuis l’illisible Destin, la valeur à nulle autre pareille du sublime phénomène que tu me tends à la façon d’une héraldique donatrice de bonheur ? J’en conviens, ce mot de « bonheur » est galvaudé, usé jusqu’à la trame, mais que proférer d’autre lorsque le Simple surgit et emplit la fontaine de sa vision des eaux d’un inépuisable ressourcement ? Comprendras-tu ceci : je me suis levé ce matin dans l’aube grise et la Terre était déserte. Nul homme au hasard des rues. Des arbres décharnés plantés dans le sol anonyme. L’horizon égaillé parmi des spirales de vide. Et nul vent qui aurait manifesté sa présence à même son souffle. La magnitude étoilée d’une fugue des choses et rien que l’intime dévastation du monde. Que dire après ceci qui ne serait parole d’oubli et de silence tout au bord de l’abîme ? Que dire qui ne soit que profération de la bouche du Néant ? Toujours nous sommes écartelés entre notre désir de paraître et notre propre dissolution, cette liberté que nous appelons de nos vœux, à laquelle répond le chant trouble et ténébreux de l’Hadès.

   Mais il convient que je chante ta louange plutôt que de prononcer ton reniement à uniquement évoquer les mystères de la mythologie. D’où viens-tu si ce n’est de ce fond si sombre de la Nuit qui donne à ta présence la consistance d’un céladon précieux, d’une porcelaine si fragile ? A simplement te regarder, elle pourrait se briser ! Et la double pliure noire de tes cheveux ne raconte-t-elle pas ton énigmatique provenance ? De quelle planète éloignée, de quel astre d’obsidienne es-tu la Fille, toi la venue à moi dont, toujours, je douterai que tu existes vraiment. Ton visage à l’ovale parfait est signe de distinction. Rien ne peut s’y inscrire que le rayonnement de multiples vertus. Et ce teint si blanc, pareil à l’acteur grimé d’une tragédie antique, ne nous convoque-t-il à t’éprouver selon le silence dont tu parais habitée ? Seules tes pommettes légèrement rosies, tes lèvres doucement purpurines semblent témoigner d’une vie qui palpite comme le corail dans la bogue de l’oursin. Je serais tenté de te nommer « Oursine », juste pour l’idée d’une réserve native dont tu seras peuplée,  ne laissant paraître que ce bourgeonnement, cette flamme presque éteinte, cette braise qui, sous la cendre, se dissimule.

   Ton cou est si émouvant, la naissance de ton épaule une telle harmonie, une telle subtilité ! Tu passerais pour un marbre sculpté par le plus grand des artistes dont, peut-être, on ne connaîtrait même plus le nom, n’ayant retenu de lui que son ciseau et son habileté à faire naître des formes parfaites. Il y a harmonie dans les proportions, équilibre dans cette teinte presque uniforme. Un tel repos s’en dégage qu’on songerait avoir devant soi l’image fixe de l’éternité. Cependant, quelque chose comme un brusque ébruitement vient rompre cet ordre si exact. Est-ce un camée qui rutile, un rubis qui vient et déclame sa pourpre tout en haut de ta vêture ? Une fois aperçu, l’oeil ne peut s’en détourner, comme fasciné par cet éclat qui l’appelle et le persécute. Oui, on est atteint en plein du cœur. Oui, sous la fleur approximative qui se donnait au premier regard, voici que point l’inquiétude d’une tache de sang dont nul ne pourrait connaître la provenance. Sang, affliction, douleur, épreuve, voici à quelle constellation lexicale mon esprit est maintenant occupé.

   Mais il n’est nul besoin d’être Champollion lui-même pour déchiffrer la teneur de cet étrange hiéroglyphe. Il marque le fanal de ta solitude. Immense, jamais ne pouvant être comblée, seule à seule avec sa confondante esquisse. « Promenades en solitude », telle est la légende que j’ai attribuée à ton existence si légère qu’elle pourrait bien confiner à la volatilité d’une essence. Tu es si irréelle dans cette aube hivernale qui signe l’émergence d’un temps nouveau. Je dois t’avouer, ce matin, dans les rues vides de passants, je sentais ton ombre tout près de moi. C’était un genre de présence de chauve-souris, tu sais, ce battement d’ailes presque imperceptible  dans le diapason du crépuscule, si bien qu’on ne sait si on l’a hallucinée, si elle n’était que l’envol d’un rêve que la nuit reprendrait dans ses voiles. Et, le plus terrible, ce n’était ni l’impression d’un songe, ni le presque effacement des perceptions. C’était ma propre solitude jouant en écho avec la tienne. Sommes-nous vraiment au monde ? Sommes-nous incarnés ? Ne serions-nous pas des êtres de papier. Ecrivant ceci dans ma pièce si semblable à une île, seul le murmure de la plume sur la feuille blanche. Seul !

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3 décembre 2018 1 03 /12 /décembre /2018 20:17
« Jeanne au pain sec »

                     « Sortie de prison »

 

                   Œuvre : André Maynet

 

***

 

« Jeanne était au pain sec dans le cabinet noir,

Pour un crime quelconque, et, manquant au devoir,

J'allai voir la proscrite en pleine forfaiture,

Et lui glissai dans l'ombre un pot de confiture

Contraire aux lois. Tous ceux sur qui, dans ma cité,

Repose le salut de la société,

S'indignèrent, et Jeanne a dit d'une voix douce :

- Je ne toucherai plus mon nez avec mon pouce ;

Je ne me ferai plus griffer par le minet. »

 

« L’art d’être grand-père »

Victor Hugo

 

**

 

   Pour seul péché, Jeanne n’avait que sa nudité, sa naïveté et, pour tout dire, une franchise à toute épreuve.

 

Vraie, elle l’était bien au-delà d’une commune mesure

Vraie, elle l’était jusqu’à se dépouiller de toute vêture

Vraie, elle vivait sa vie auprès de la nature

  

   Mais c’est ainsi, les Fâcheux, les Thuriféraires et les Dévots ont tôt fait de vouer aux gémonies tous ceux qui, déviants, n’empruntent les mêmes sentiers qu’eux. Jeanne avait l’âme chevillée au corps, l’esprit arrimé à l’ouverture et sa conduite, en toute occasion, montrait la vertu d’une belle équanimité. Jugée par les Vilains, elle n’en poursuivait pas moins son entreprise, cueillir un frais myosotis ou bien un bouton de rose, dans le plus simple appareil qui se pût imaginer. Aux rues bruyantes des villes elle préférait volontiers l’ombrage d’un frais ruisseau, un chemin de campagne, le rebord d’une fontaine où se laissait entendre la chanson de l’eau. Il n’était nullement rare qu’un oiseau ami - geai des jardins ou bien pic-vert -, vînt se poser sur son épaule, pensant, peut-être, qu’elle était une statue destinée à servir de perchoir. Alors, combien de ses cruels Détracteurs se fussent attendris - du moins le supputât-on ! -, de voir un tableau si touchant.

 

L’oiseau en sa confiance

La jeune Vie en son innocence

 

   Mais, pour leur plus grand malheur, ou peut-être simplement leur confort douillet, les Trublions possédaient des yeux que la cataracte voilait, si bien que plutôt que de voir la beauté, ils n’en percevaient que l’envers. Ce faisant, leur libre-arbitre, entaché d’illucidité, les conduisait à ne considérer que leur propre personne, au titre de quoi l’enflure de leur ego n’avait d’égale que l’attitude des orgueilleux et des sots à se croire uniques, inclination dont on sait qu’elle est leur vice le plus commun. Cependant Jeanne n’avait cure de ces jugements qui, en réalité, n’étaient que le signe d’une insuffisance et d’une limitation de leur pensée. Elle se livrait à ses jeux favoris, cueillir une grappe d’air, suivre la course du ruisseau telle la libellule, saisir un rayon de soleil, enduire son corps d’un miel d’automne ou bien d’un vert printanier.

   Tout ceci, elle aurait pu en poursuivre la quête sans être inquiétée plus avant, si un Béotien, un jour, trouvant ses activités proches d’un acte de sorcellerie, ne s’était ingénié à attirer la Malheureuse dans un piège dont les mailles, inévitablement, conduisaient au sombre goulet d’une geôle. A dire vrai, la Belle Enfant ne s’étonna guère d’être ainsi traitée, le comportement de ses Commensaux, malgré sa candeur naturelle, lui était apparu souvent brodé des intentions les plus viles. Donc, des jours et des nuits durant, elle s’accommoda de ses privations, grignotant quelque croûte de pain sec, buvant à petites gorgées une eau saumâtre. Jamais elle ne voyait ses Cerbères, ses maigres provendes lui étaient livrées au travers d’un guichet, lequel se refermait avec un bruit sec dès la livraison effectuée. Seulement, ce que ne savaient nullement ses Oppresseurs, c’est qu’une âme droite, bien inspirée, a tôt fait de changer le plomb en or et, bientôt, ce qui était le plus sordide, les murs sales et étroits, la noirceur ambiante, l’aspect sinistre des lieux, tout  se métamorphosa en un lieu doué des plus beaux raffinements.

   Se moquant de ses Inquisiteurs épisodiques, les prenant pour ce qu’ils étaient, des Censeurs à la morale étroite, Jeanne au plus haut de sa poésie, se hissa sur le rebord d’une cloison en tout point semblable à une blanche falaise, dans la posture abandonnée mais nullement provocatrice d’une Jeune Fille aux mœurs pures, aux désirs apaisés, aux intentions les plus pacifiques.

 

Vis-à-vis de ses Contempteurs

Elle n’éprouvait ni rancune

Ni sentiment de vengeance

C’eût été leur faire trop d’honneur

De leur offrir telle lacune

Pareille à une intempérance

 

   On ne déteste jamais que ceux que l’on a trop aimés, ainsi ne pouvait-elle éprouver à leur égard nulle compassion. Son nouveau cadre de vie, tout à son image, se dévoilait sous la manière d’une teinte uniforme, telle celle que l’on aperçoit au travers des murs de papier huilé des maisons de thé. Sa tête était logée dans l’ovale d’un fichu blanc. On eût dit la figure d’une première communiante, sauf qu’elle ne partageait aucun dogme avec quelque religion ou secte que ce fût. En quelque sorte elle était, elle-même, sa propre source d’inspiration et les autres et le monde ne se donnaient que dans un genre de nébuleuse semblable aux anneaux de poussière et de glace qui entourent les planètes. Jeanne était une parenthèse de l’espace et du temps, un pur phénomène qui dépassait l’entendement, un génie issu de la cornue d’un savant fou. Cependant elle n’avait nullement l’esprit du Malin, pas plus que le sourire séraphique de l’ange. Elle était humaine plus qu’humaine au titre de ses multiples vertus. Elle était humaine moins qu’humaine en raison de son retrait du monde et de ses habituelles affèteries. Hors de la multitude des Curieux et des Vindicatifs, elle n’était occupée que de vivre en harmonie avec le cadre qu’elle avait créé à la seule hauteur de son imaginaire. Car, au rebours de ses Détracteurs, ses facultés étaient grandes qui faisaient du réel le plus ordinaire, l’espace d’une entière félicité.

 

N’avait nul besoin de se sustenter

Un nuage d’air suffisait à assurer sa satiété

N’avait nul besoin d’être regardée

 

   Le sentiment de sa conscience intime la comblait au plus haut point. L’effacement de ses aréoles, la modestie de son sexe, qu’une main chaste dissimulait, disaient son peu d’attrait pour la chose d’Eros. Ses jambes sagement croisées signaient le retrait, la modestie, l’accueil du simple et de l’à peine proféré. Elle était une sorte de Fée du silence et de l’accord, si bien que rien ne troublait l’harmonie dont elle était, tout à la fois, le centre et la périphérie. Cependant, que nul n’aille en déduire que Jeanne tutoyait quelque figure céleste de Sainte ou bien de Vierge annonciatrice des Temps Nouveaux. Elle n’avait nulle vocation de Prophète, nulle intention de faire bouger quoi que ce fût dans l’ordonnancement des choses.

   Ce qu’elle demandait, la faveur qu’elle attendait de l’existence, être selon elle et n’avoir à référer à personne de qui elle était en son fond. Sa nudité, que certains Quinteux tenaient pour pure perversité, n’était que la face de sincérité qu’elle tendait  aux autres sans affectation ou calcul, simplement une naturalité au sens strict, l’émanation de la Nature dont elle était l’exacte donation. Les deux colonnes de style dorique - le plus simple des trois ordres grecs -, qui soutenaient un invisible plafond se donnaient tel le symbole du dépouillement, de même que cette flûte de vin de Champagne s’annonçait tel le breuvage des dieux. Et cette échelle dont elle dominait le dernier barreau, fallait-il faire preuve d’une cécité intellectuelle pour ne pas l’entendre comme un sommet atteint, une hiérarchie accomplie qui ne pouvait déboucher que dans l’orbe du Souverain Bien ou de l’octroi d’une grâce. Ses Censeurs, plutôt que de l’avoir recluse dans un lieu de perdition, avaient créé les conditions mêmes de sa propre assomption. Libre des autres, du monde, elle rayonnait, ici, au centre du calme et du silence, telle la Reine des abeilles au sein de la ruche où coule une merveilleuse clarté. Elle n’entendait ni ne voyait les scènes de la « Comédie Humaine ». Elle méditait longuement sur les stances du temps que les Pressés parcouraient en tous sens sans bien en percevoir la « douceur de soie ». Peut-être, n’y avait-il que ceci à découvrir, là dans le recueil d’une existence : « la douceur de Soi » ! Le reste, plausiblement, n’était-il qu’illusion !

 

 

 

 

 

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10 novembre 2018 6 10 /11 /novembre /2018 21:25
 Mathilde (bis repetita).

Fragment de "Thérèse rêvant"

Balthus. 

 

   En cette fin d’été, ayant terminé mes articles les plus importants, je décidai de m’accorder une pause, n’emportant avec moi que quelques livres, ma machine à écrire et certains bibelots auxquels j’avais pris coutume de m’attacher, une pipe, un coupe-papier en laiton, un Ganesh en bronze que j’avais ramené d’un voyage en Inde. En quelque manière ils étaient les objets transitionnels qui me rattachaient à un vécu assez agité. La pipe me rappelait celle, en écume de mer, dont j’aimais à bourrer le fourneau de ce bon tabac blond si odorant, cet « Amsterdamer » qui m’accompagnait lors de mes longues lectures ou d’une écriture qui, parfois, devait s’arranger de ces volutes de fumée avant qu’elle n’attînt son terme. Le coupe- papier, lui, me servait à ouvrir les pages des livres non massicotés que j’achetais au hasard de mes promenades chez les bouquinistes, surtout des éditions rares d’ouvrages érotiques. C’était le XVIII° siècle libertin qui recueillait mes faveurs. Enfin Ganesh m’assurait, en toutes circonstances, d’une caution spirituelle me sauvant du désastre et des tentations que ces Dames ne négligeaient jamais de me tendre, connaissant mon inclination pour le péché de chair, mais un brin sublimé, il va de soi.

   Sur les conseils d’un ami naturaliste j’étais descendu dans le Sud, dans le ravissant petit village de M. perché sur une haute falaise qu’entouraient deux gorges profondes. Sa forme en amande, dont je pris conscience sur une photographie aérienne, simulait la vulve féminine, sa rue centrale, la divine raie, les remparts qui en ceinturaient le pourtour les grandes lèvres, quelques arbres figurant telle la toison d’une femme épanouie et libre qui aurait voulu délivrer aux yeux des curieux ses insondables charmes. En réalité, je ne sais d’où je tirais cette faculté de tout visionner sous les auspices du sexe, mais je ne m’inquiétai guère de ceci, mes aïeux avaient acquis, en leur temps, une solide réputation que j’aurais pu leur envier ma vie durant. Souvent, aurez-vous remarqué, l’on se réfère à votre généalogie afin d’expliquer votre boulimie, votre nature inquiète, votre goût pour les Beaux-arts et aussi bien vos vices que vos vertus s’inscrivent au fronton de vos géniteurs et arrière-géniteurs de manière à ce que votre faute parût plus légère. Mais, en toute confidence, mes ancêtres eussent-ils été chastes comme des Bénédictins, je n’en aurai pas moins brillé par cette sorte de vice lumineux fiché dans ma chair comme l’écharde dans le doigt du charron. A dire les choses, autant les dire vraies. On s’allège ainsi de l’excès du mentir.

   Mais voici que je m’égare, le bavardage n’étant pas le moindre de mes travers. J’étais donc arrivé dans ce havre de paix un soir de fin Août, alors que les dernières vagues de chaleur commençaient à lentement décroître. J’avais loué un petit gîte qui donnait sur la vallée de l’A. et la vue portait au loin sur la garrigue méditerranéenne avec ses bouquets d’oliviers, ses cyprès-chandelles plantés tel des cierges dans l’encre du ciel, ses amandiers, ses haies de buis sombre, ses touffes de thym et de romarin, ses genévriers hérissés de piquants. Si F., mon ami naturaliste, avait choisi ce coin paisible pour herboriser, je l’imitais à la lettre, sauf que mes cibles étaient plus féminines que végétales et qui donc peut me dire, en toute objectivité, laquelle des deux activités est la plus noble ? Pour ma part, la « noble activité » est celle dont je décrète la valeur et bien malin sera celui qui pourra trouver les arguments d’une réfutation logique. Donc j’étais dans cette disposition d’esprit d’un homme assuré du bien-fondé de ses penchants et nullement décidé à en changer fût-ce une once, peut-être même à en accroitre les sensations tellement la condition de prédateurs de Jeunes Oiselles est une sublime ambroisie.

   Tout juste arrivé chez ma Logeuse, une vieille femme qui habitait à deux pas de mon pied-à-terre, je m’enquis des loisirs du village et des alentours. Madame S. eut l’extrême bonté de me déniaiser. Ici, hormis les sentiers de chèvres, la vaste étendue du causse, le fait d’herboriser tel Rousseau, une fois les touristes partis, il n’y avait plus que Dame Nature, les rues désertes et, souvent, le souffle de la Tramontane qui consignait au logis. Au ton péremptoire de ma confidente je compris qu’il n’y avait nullement à biaiser, seulement à prendre mon parti de ce qui se présentait à la façon d’une retraite chez les Jésuites. Donc je lirai, écrirai, mettrai au point le plan de travail de la rentrée. Certes passer ainsi d’un espoir de conquête à l’étique condition de « Promeneur solitaire » ne me faisait guère sourire mais il s’avérait que je n’avais nul choix et que, par la force du destin, je me remettrais, un jour ou l’autre, de ce bivouac dans le désert.

   A tout hasard j’avais amené une paire de chaussures de marche dont les talons cependant étaient en piteux état. Auprès de mon hôtesse je m’enquis de la présence d’un cordonnier. « Allez donc voir le Père R, tout au bout du bourg, près de la poterne, il vous retapera ça en moins  de temps qu’il n’en faut pour le dire. Et si votre séjour vous chagrine, jetez donc un coup d’œil à sa benjamine, la Mathilde, elle réveillerait un mort ! ». Sur ce, la brave dame disparut me laissant en plan avec mes brodequins et cette image du mort en train de ressusciter. Je dois avouer que ma première nuit dans le petit village de M. fut une manière de chemin de croix où les stations se bousculaient, prises d’assaut par les chèvres aux pelages bis,  les bouquets de sorbiers, les semelles usées, le bon cordonnier, Mathilde enfin qui clignotait dans le genre d’une étoile brillante venue du fond obscur de la lointaine galaxie. Et, si une rémanence de l’image existait au réveil, vous vous doutez bien, avisés Lecteurs, qu’il ne s’agissait ni de celle des sorbes, ni des cailloux du sentier, pas plus que des épines des genévriers. Mathilde était une épine plantée au mitan de ma peau, forte comme un tatouage, envoûtante à la façon d’un philtre, urticante comme mille brins de panais s’ingéniant à raboter mon épiderme.

   Lorsque, le lendemain de ma conversation avec ma Logeuse, le matin fut suffisamment levé, un rapide petit-déjeuner pris, je fourrai dans une poche en plastique mes deux brodequins et, l’âme en alerte, me dirigeai vers la poterne que jouxtait la boutique du cordonnier et sa fille qui était censée « réveiller les morts ». Je dois avouer que ma curiosité était piquée au vif et que, progressant dans la rue vide d’habitants - Madame S. avait dit vrai -, mon inquiétude de ne point apercevoir Mathilde était à son comble. Elle pouvait être sortie ou bien se trouver dans sa chambre feuilletant un ouvrage léger, ou bien encore à la ville voisine en quête d’une bonne fortune. Il était à peine neuf heures que, déjà, je franchis le seuil de la boutique. Mon entrée fut suivie du carillon joyeux d’une cloche en laiton. J’attendis un moment derrière le comptoir que quelqu’un arrivât. Un vieux monsieur déboucha de l’arrière-boutique, l’air hirsute. Sans doute l’avais-je dérangé dans la réfection d’antiques godillots ? Suite à mon bonjour il s’enquit du but de ma visite.  Je lui présentai les talons éculés de mes compagnons de route. Il fit un petit signe d’assentiment de la tête et héla sa fille. J’entendais le bruit des ballerines qui glissaient sur les marches. « Tiens, Mathilde, occupe-toi de Monsieur, j’ai à faire. » Et il disparut aussi vite qu’il était apparu. Vous dire que mon cœur battait la chamade était simple euphémisme et, d’avance, je me réjouissais du spectacle dont j’allais être le seul et unique spectateur, comme si, depuis toujours, le destin avait cette offrande à me réserver, un pur joyau dans le jour qui naissait.

   Une jeune fille à l’allure si sage - s’agissait-il vraiment de Mathilde ? N’était-ce sa sœur aînée ? -, si sage donc que les morts pouvaient rester au repos dans leurs berceaux de nuages et moi m’en retourner au logis, dépité comme un chasseur qui revient bredouille après une dure journée de battue. Mathilde donc - son père l’avait bien nommée ainsi - était dans l’âge ambigu situé entre l’enfance innocente et l’adolescence bouillonnante, encore un pied, sinon les deux dans cette parenthèse enchantée qui abrite les jeunes années du souci d’exister et des préoccupations de l’amour, mais aussi bien des frivolités du sexe. Elle avait plutôt l’air d’une communiante, avec ses cheveux châtains relevés en chignon, son teint frais pareil au bouton de rose, son chemisier bleu identique à celui du matelot, sa jupe bleu-marine qui, certes, découvrait ses genoux, mais avec un tel air d’ingénuité que le Diable ne pouvait habiter une si sage demeure. Sans doute ma Logeuse avait-elle voulu rire de moi. Il fallait que je lui rende la pareille et que, par exemple, je simule un subit attrait en sa faveur, nos âges si éloignés rajouteraient une note épicée dans l’esprit de la récipiendaire dont les émotions, sûrement, allaient s’accroître du plaisir d’une heureuse surprise.

   Mathilde nota sur un carnet mon nom et mon adresse et m’assura que dans trois jours mes chaussures seraient prêtes. On était lundi. Donc mercredi serait le jour où, de nouveau, j’entrerai dans la boutique. Au comble de la déception, sur-le-champ, je souhaitai que cette Apparition, en soi bien trop modeste, fût absente lors de la livraison. Certes cette réaction de dépit était puérile, j’en étais conscient, mais que pouvais-je contre ? Un enfant soudain privé de son cadeau n’éprouve-t-il une furieuse déception et ne fomente-t-il, dans sa tête, quelque plan de vengeance ? « Après tout, pensais-je, je ne suis qu’un grand enfant et ceci, vraisemblablement jusqu’à ce que mort s’ensuive ». Les trois jours qui suivirent ma visite à la cordonnerie furent, on s’en doutera, laborieux. Mes sandales de cuir étaient bien trop légères pour affronter les sentiers rocailleux de la garrigue. Le temps trop maussade que le souffle de la Tramontane attisait de sa langue froide. La lecture trop exigeante qui demandait concentration et attention. Ce laps de temps, qui me paraissait une éternité, je le passai à écrire, tapant sur le clavier de ma vieille Remington avec une certaine impatience. Cependant je n’avais jamais été aussi inspiré et les chapitres de mon roman avançaient à grand pas, si bien que, bientôt, leur rythme m’échapperait et que je ne ferais que courir après une histoire dont je serais évincé. Evincé comme je l’avais été des précieuses attentions de Mathilde, fussent-elles hypothétiques en ce lundi dont j’avais naïvement pensé qu’il illuminerait le ciel de mon séjour méditerranéen.

   Mercredi est là, terne, horizon bas, des caravanes de nuages courent sur les herbes rases du causse, le vent siffle dans les touffes des genévriers. Ce matin j’ai encore écrit ce qui, sans doute, sera l’un des tout derniers chapitres de mon livre. J’ai renoncé à aller récupérer mes brodequins. Pour rencontrer l’antique cordonnier ? Pour voir à nouveau Mathilde-la-communiante ? A quoi tout cela servirait-il ? J’ai décidé de les leur offrir en guise de remerciement. Sans doute trouveront-ils à les revendre, en retirant un honnête bénéfice ? C’est décidé, j’écourterai mon séjour à M. Tout y est si désolé, si obscurément prosaïque, si orienté vers les rives d’un quotidien sans relief. Je remets ma Remington dans sa housse. Dans ma valise je dépose mes notes, range mes livres. En réalité ma Logeuse sera contente. Elle pourra à nouveau louer son gîte. Certes, son Bel Amant lui échappe, mais qu’importe, elle se satisfera de cette rentrée de devises inespérée. J’allume la radio sur une sonate de Bach. Je m’assois sur un fauteuil, saisis une cigarette. Je rêve, la tête dans les étoiles. Tiens, c’est bizarre, jamais je n’avais entendu, dans cette musique, ce tintement de cuivre, pareil au son d’une cymbale. J’en conviens, je suis toujours dans la distraction. Puis, à nouveau, le même son, une percussion de clavecin mais qui, ici, me paraît bien déplacée. Je me lève, gagne la fenêtre, pris d’un doute quant à la provenance de ce son étrange. Mathilde est là, en bas, un colis dans les mains. Elle lève les yeux vers l’étage. Elle paraît contente de me voir. « J’arrive, lui dis-je. Désolé mais je n’ai pu venir récupérer mes chaussures ce matin ». Je suis maintenant au rez-de-chaussée, me traitant de mufle. Si peu d’éducation et cette gentille enfant - elle va tout juste sur ses quinze ans et je pourrais facilement être son père -, qui prend sur son après-midi pour me ramener mes brodequins. Sans doute avait-elle des tâches plus urgentes à accomplir ! Ranger ses livres dans les étagères. Préparer ses affaires pour la rentrée. Consigner quelques notes sur son agenda scolaire.

   Elle est là, sur le seuil de ciment, visage rayonnant, vêtue des mêmes atours mais combien plus légers, plus frivoles. Son haut échancré laisse entrevoir les bretelles du sous-vêtement, la naissance d’une gorge ô combien duveteuse ! Sa mince taille est serrée dans un lacet de cuir rouge qui fait la transition entre son corsage et cette jupe bleu-marine si courte - quel traitement a-t-elle donc subi pour rétrécir ainsi depuis ce jour de lundi ?-, ses jambes s’y dévoilent dans une belle harmonie charnelle située entre cuisse de nymphe et Misty rose qu’atténue, parfois, une touche dragée. De basses socquettes blanches terminent le portrait alors que les ballerines noires glissent sur les premières marches qui conduisent à l’étage avec la délicatesse d’une danseuse effectuant les pointes. Je l’invite à entrer. Sublime invention que celle de ces escaliers pentus qui font penser aux échelles des meuniers. La vue s’y accroît d’une perception en contre-plongée qui révèle bien plus que des charmes, la pure joie d’être au monde. Mathilde - je n’ose encore dire « MA » Mathilde -, se livre à l’ascension dans une posture si lascive que les marches de bois font craquer éloquemment leurs vieux et inutiles nœuds. Feignant de ramasser un papier tombé de ma poche - intentionnellement, vous vous en doutez -, voici que je découvre le haut des cuisses, le triangle de toile qui enserre le sexe dont je présume qu’il est doucement bombé, que j’aperçois dans le clair-obscur de la jupe une toison châtain clair pareille à celle des queues des écureuils dans l’air serein du couchant. Quant aux hanches, dire qu’elles sont voluptueuses serait bien au-dessous de la réalité, elles sont les balancements célestes d’une Déesse tombée sur Terre.

   Mais voici le moment fatidique où je dois cesser d’être voyeur car la civilité m’intime l’ordre de précéder mon Hôtesse, de tourner le bouton de la porte, de m’effacer pour la laisser entrer dans ma garçonnière, les bras toujours chargés du colis de la cordonnerie dont je présume qu’il a été fait par ses soins, un ruban beige le ceinture et demande qu’on le défasse. Mathilde s’y emploie avec une étonnante dextérité. Elle défait le papier de soie qui entoure l’objet, lequel exhale une belle odeur de cire et de térébenthine. Cette précieuse enfant a pris soin de l’encaustiquer avant de me les remettre. Je la remercie vivement d’avoir eu de si belles attentions et lui demande le prix de la prestation. « Ce n’est rien, me dit-elle, tout le plaisir a été pour moi. A mes heures perdues, il m’arrive d’être cordonnière ». Alors, la questionnant sur la façon dont je pourrais la remercier, sa réponse fuse avec une si tendre ingénuité que je me demande si je ne vis un rêve éveillé. « Vous avez le choix des armes », me répond-elle sans se troubler autrement. Et, déjà, l’insouciance de son âge la porte bien au-delà de ses propres mots. Elle sort un papier plié en quatre qu’elle avait glissé sous sa ceinture et me le tend. « Pour l’instant, si vous pouviez m’aider, j’ai cru comprendre que vous étiez écrivain, m’aider au sujet de cette expression écrite. Je dois la remettre à la rentrée qui approche et je dois avouer qu’aucune idée ne m’est venue à ce propos ». Je prends donc le papier, le déplie. Sur un page quadrillée d’écolier, en lettres cursives : Sujet : Commentez cet aphorisme de  Friedrich Nietzsche : « On en vient à aimer son désir et non plus l'objet de ce désir ». Bien évidemment, mon sang ne faisant qu’un tour, je pensai immédiatement à un genre de provocation et pensai « Cette Mathilde est soit une perverse, soit une nymphomane ou bien une simple aguicheuse qui a juré de me rendre fou ! ». Je tends à nouveau le billet à ma Visiteuse lui exprimant mon regret de ne pouvoir traiter une question si ambiguë. « Tant pis, c’est un autre qui s’en chargera ! ». Mathilde se lève et commence à regagner la porte.

   Je dois dire que, dans l’instant qui vient, je n’ai plus la force de résister aux charmes de cette aventurière. Je la prie de s’asseoir à ma table de travail. Je lui confie une feuille de papier, un stylo et lui demande de bien vouloir prendre quelques notes qui pourront l’aider. Ma jeune Etudiante semble accepter le contrat sans arrière-pensée, ce qui m’apporte un réel soulagement. Je reste debout derrière elle, commençant à lui expliquer la philosophie de Nietzsche, à lui confier quelques thèses sur l’amour, à méditer sur la relation d’objet, à démonter le mécanisme du désir. Mathilde prend quelques notes. Quant à moi, j’essaie de demeurer stoïque mais j’avoue que la vue de sa gorge épanouie, le frémissement de ses jambes, la limite de la minijupe qui semble toujours vouloir découvrir de nouveaux  et mystérieux territoires, tout ceci me trouble au plus haut point et  mon Elève a dû sentir mon désarroi, le désir que j’ai d’elle.  Peut-être, aussi, dans un mouvement qu’elle a eu de sa main droite pour s’assujettir au dossier, a-t-elle perçu la tension qui me gagnait et menaçait de me laisser en rase campagne si une rapide conclusion n’intervenait.

    Brusquement, faisant volte-face, saisissant mes mains moites, se collant à mon corps telle la sangsue sur la paroi de la fontaine, affirmant d’une voix claire : « Tout compte fait, en matière de désir, je préfère les travaux pratiques ». Qu’auriez-vous fait à ma place, sinon succomber aux charmes de la Sirène ? Un instant elle se rassoit sur sa chaise, sollicitant ma bouche, guidant mes doigts vers les points cardinaux de ses voluptés. Sa gorge, souple et ferme en même temps se dissimule parfois derrière la tresse des cheveux qu’elle a défaits. Elle a dégrafé les bonnets de son soutien-gorge et mes mains peuvent aller librement sur ses collines onctueuses. Tandis que je poursuis mon exploration, la Jeune Curieuse a trouvé le chemin de ma propre volupté qui ne cesse de croître. Elle en explore toutes les sentes, tous les promontoires, passe parfois, se retournant, sa langue gourmande le long de mon supplice, affinant son approche de rapides palpations. Je vous le dis, c’est à devenir cinglé dans la minute qui suit. Jamais je n’ai vu une telle habileté dans une si jeune existence. « Cette Fille est une surdouée de l’amour, je pense, une sorte de Bach au clavier soutenu, une spécialiste des arpèges sans fin, des modulations imaginaires, enfin un prodige ».

   Sur la chaise elle a glissé insensiblement, a cambré ses reins afin que mon index et mon majeur, pris dans la glissière de son sexe, ne puissent s’en échapper. Sa culotte n’est plus qu’un vague drapeau de prière flottant quelque part du côté de l’aine. Elle s’agite en cadence, gémit parfois mais c’est pur bonheur de l’entendre, de guider son plaisir à la limite du vertige, au bord d’un possible évanouissement. Je n’ai plus rien en tête. Ni l’assertion de Nietzsche, ni le sujet de mon roman, ni ma paire de godillots - ils prennent peut-être leur pied à ce spectacle ? -, et ma Logeuse est loin qui, jamais, ne deviendra ma maîtresse. Une seule idée traverse le feu de ma tête, demeurer à M. le plus longtemps possible et faire de Mathilde la Muse qui inspirera ma suite romanesque. Le temps passe et l’espace du bonheur - cette bluette -, m’envahit totalement. Le fait d’user d’une mineure n’effleure même pas mon esprit. Et puis, l’esprit subsiste-t-il dans l’instant de la jouissance ? N’est-il réduit à la portion congrue, pareil à un colifichet dont on n’attend plus rien, qui nous lasse, dont on rêve de se débarrasser ? Lâcher la bride à la portion animale. S’enfoncer dans le délire hauturier de l’amour. Ce sont des drogues puissantes et dangereuses à la fois. Mais, pour autant, que nul ne vienne nous déloger du Paradis. Il y fait si bon ! Il y fait si doux !

   Mathilde a répudié la chaise pour se confier au confort du lit. Elle ne s’est pas dévêtue. C’est comme un jeu. Elle pense attiser le désir de l’amant que je suis à l’aune de sa nudité que voile encore un bout de culotte, le pan de la jupe, le haut froissé qui libère par en bas les deux globes des seins. Oui, elle a raison Mathilde. La nudité totale c’est trop conjugal, trop convenu, trop triste. A la rencontre passionnelle, il faut la brusquerie, le désordre, l’invention. Il faut être dentellière, tirer un fil ici, recouvrir la peau là, déchirer la toile plus loin afin que s’y inscrive l’étoilement d’une jouissance pure, absolue. Mathilde, cette Joie, a gardé ses ballerines. Elles font de belles taches noires sur le couvre-lit. Et les socquettes, ces babioles d’une jeunesse gracieuse, combien elles viennent renforcer l’idée d’une effraction de la morale, le sentiment d’une subversion en acte. Faisant tout ce qui est caché sous cape, ici, dans l’irréelle lumière du jour, nous recomposons à deux le monde selon nous. Ce qui, dans le quotidien est permis, souhaité même, éteindre pieusement la lampe, s’allonger dans de beaux draps blancs, ne nullement regarder son vis-à-vis, réprimer les sons de sa gorge, tout, ici, est jeté aux orties. Tout amour est beau qui accepte sa dimension érotique. Pour ceci il doit être vrai. Uniquement. Alors tout rayonne de soi sans qu’il soit besoin d’user d’un quelconque subterfuge.

  Afin que nul ennui ne survienne qui aurait divisé les corps, Mathilde a varié les positions, a fait subir d’infinies variations à sa voix, a été dominante, puis dominée. Afin de coïncider avec la belle idée de sa joute amoureuse, je me suis partiellement dévêtu, laissant ici une porte d’entrée, là un sas avant que la chair ne se donne en son entier. C’est comme une Bêtise de Cambrai, il faut la suçoter lentement, en sentir la veine sucrée tout contre le palais, en deviner le trajet le long de l’œsophage, puis le perdre dans les convulsions anisées de la chair. Tout amour est alchimie ou bien n’est que la vulgaire mimésis du comportement animal. Il y a une intelligence de l’acte d’amour, comme il y a une saisie intellective du concept. Aimer n’est guère différent de trouver une énigme, apprécier la beauté d’un aphorisme, être touché par un paysage sublime. Mathilde et moi, dans le temps qui nous alloue l’un à l’autre, ne sommes plus qu’une seule et même substance. Deux chairs qui n’en font qu’une. Deux existences qui fusionnent dans un identique flamboiement. Cette Fille sublime sait jouer de son corps comme d’autres jouent un morceau de violoncelle avec d’infinis vibratos qui remuent les piliers de l’âme.

   Imaginez ceci, cette Fille adorable, ce mets délicieux qui vous est offert. Existerait-il plus beau cadeau au monde ? Les Riches peuvent bien aller se rhabiller avec leurs palais de cristal. Ils sont, le plus souvent, des impécunieux dans ce domaine de l’érotisme qui leur est étranger au simple fait qu’il ne se monnaie pas. Oui, les seins de Mathilde sont beaux. Oui son nombril est ce grain si menu, si émouvant, un peu son centre, le pli ultime de son intimité. Et son sexe largement ouvert, des perles de rosée y sont en suspension comme à l’orée du bois. Et la framboise de son clitoris qui vibre et demande l’attouchement ou bien la langue avec le grain de ses papilles. Longtemps Mathilde et moi faisons l’amour. Le monde tourne. Les automobiles sillonnent les routes de leurs feux éteints. Dans les cours d’école les marmots glapissent en se poursuivant. Des gens meurent sous les obus. Des poivrots sirotent dans les bars des alcools frelatés. La scansion de nos corps est à l’image de celle du monde. Tout est mouvement. Aussi bien des étoiles. Aussi bien du jour et de la nuit. De la naissance et de la mort. De l’amour, évidemment, puisque toute conclusion véritable est redevable de cette syncope qui nous étreint, nous condamne, en une certaine façon à cet accouplement qui n’est ni monstrueux, ni répréhensible, mais beau en soi comme l’est la vie  en sa continuelle expansion. C’est parce que nous sommes mortels que Mathilde et moi sommes présentement soudés telles deux berniques. Nous savons combien les rencontres sont comptées, combien elles sont rares et précieuses. L’érotisme est la vie, nous en sommes les plus évidents représentants. Mais qu’est-ce donc qui présida à notre venue si ce n’est cette étincelle qui scella deux êtres l’espace d’un instant ? Nous reproduisons, dans l’étroite parenthèse du jour, ce sceau immémorial qui relie deux consciences, les donne l’une à l’autre comme la pluie se donne au limon, entièrement, sans retenue. Il y aurait tant à dire ! Ou bien faire silence et se laisser envahir par le flux imaginatif de la beauté, de la rencontre.

   L’après-midi, cependant, a fait tourner ses rouages. Le soleil a baissé qui enflamme les arbres de la garrigue. Bel incendie qui irradie sa lumière jusqu’au creux de nos corps fatigués. Oui, car toute soif étanchée laisse sur le bord du chemin dans une sorte d’exténuation. Apaisés et heureux d’une plénitude qui a eu lieu, qui recommencera, augmentée du crédit de la mémoire. Tous les jours qui ont suivi, Mathilde et moi nous sommes livrés aux mêmes rituels, avons reproduit une identique liturgie. Car, si la première effusion s’était déroulée sous le sceau du variable, de l’éternel ressourcement, il fallait, désormais, amplifier les sensations à l’aune de leur reconduite. Nul ennui toutefois, plutôt la satisfaction d’un approfondissement, d’une chair cachée à faire émerger dans le poudroiement d’un suc générateur de plaisir. Avant de se lever, Mathilde, un long moment, est demeurée dans l’attitude d’une fille ouverte à la vie. Sa main gauche maintenait la vague de ses cheveux, son bras droit glissait le long du lit. Elle s’était rhabillée partiellement, entretenant un savant désordre. Sa jupe haut retroussée faisait sa flaque bleu-marine, sa rumeur océanique. Ses cuisses où ruisselait la lumière étaient généreusement déployées. Tout au fond se laissait deviner le mince linge de la culotte qui avait retrouvé sa place. Sa jambe droite était posée sur le plancher alors que la gauche était relevée, sa ballerine noire semblait flotter sur le dessus de lit. Ainsi livrée à mon regard, elle était immensément belle. Elle était cette icône indépassable qui devait se fixer à jamais dans le réseau attentif de ma matière grise. Sans doute y occupera-t-elle, toujours, la place d’une Reine ? Avant qu’elle ne franchisse le seuil de mon refuge, nous nous sommes étreints une dernière fois comme si nous devions ne plus jamais nous revoir. Nous avions connu le Paradis, allions-nous connaître l’Enfer ? Ma porte s’est refermée sur un éclair bleu - son haut, sa jupe -, sur l’aurore rose de ses jambes que lustrait la clarté. Par la fenêtre j’ai regardé mon rêve s’évanouir lentement dans la rue étroite qui conduisait à la cordonnerie.

   Matin. Beau. De brume légère. Mes bagages sont dans la voiture. Une photographie de Mathilde posée sur le siège du passager comme si elle m’accompagnait jusqu’à Paris. Je longe le vieux village endormi. Dans la découpe sombre d’une fenêtre une main s’agite dont je reconnais le geste unique, cette volupté dont Mathilde est tressée jusque dans les fibres de sa chair. De l’espace entre nous maintenant, que la pensée de l’autre réduit au souffle de l’irréel. Nous nous sommes appartenus et nous appartiendrons toujours quelles que soient nos aventures intimes. Mathilde est là, collée à ma peau, incisant ma chair du plus délicieux supplice qui se puisse imaginer. Voici maintenant l’autoroute imbécile avec ses milliers de kilomètres de bitume sur lequel fonce la foule des Egarés. Seul, oui. Mais habité. Je ne savais quel titre donner à mon roman méditerranéen. Le voici qui surgit à la manière d’une évidence : « « MATHILDE » !

  

 

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9 novembre 2018 5 09 /11 /novembre /2018 14:59
 Mathilde

                   Photographie : Clare Shilland

                              Source : TEST

 

 

***

 

 

   En cette fin d’été, ayant terminé mes articles les plus importants, je décidai de m’accorder une pause, n’emportant avec moi que quelques livres, ma machine à écrire et certains bibelots auxquels j’avais pris coutume de m’attacher, une pipe, un coupe-papier en laiton, un Ganesh en bronze que j’avais ramené d’un voyage en Inde. En quelque manière ils étaient les objets transitionnels qui me rattachaient à un vécu assez agité. La pipe me rappelait celle, en écume de mer, dont j’aimais à bourrer le fourneau de ce bon tabac blond si odorant, cet « Amsterdamer » qui m’accompagnait lors de mes longues lectures ou d’une écriture qui, parfois, devait s’arranger de ces volutes de fumée avant qu’elle n’attînt son terme. Le coupe- papier, lui, me servait à ouvrir les pages des livres non massicotés que j’achetais au hasard de mes promenades chez les bouquinistes, surtout des éditions rares d’ouvrages érotiques. C’était le XVIII° siècle libertin qui recueillait mes faveurs. Enfin Ganesh m’assurait, en toutes circonstances, d’une caution spirituelle me sauvant du désastre et des tentations que ces Dames ne négligeaient jamais de me tendre, connaissant mon inclination pour le péché de chair, mais un brin sublimé, il va de soi.

   Sur les conseils d’un ami naturaliste j’étais descendu dans le Sud, dans le ravissant petit village de M. perché sur une haute falaise qu’entouraient deux gorges profondes. Sa forme en amande, dont je pris conscience sur une photographie aérienne, simulait la vulve féminine, sa rue centrale, la divine raie, les remparts qui en ceinturaient le pourtour les grandes lèvres, quelques arbres figurant telle la toison d’une femme épanouie et libre qui aurait voulu délivrer aux yeux des curieux ses insondables charmes. En réalité, je ne sais d’où je tirais cette faculté de tout visionner sous les auspices du sexe, mais je ne m’inquiétai guère de ceci, mes aïeux avaient acquis, en leur temps, une solide réputation que j’aurais pu leur envier ma vie durant. Souvent, aurez-vous remarqué, l’on se réfère à votre généalogie afin d’expliquer votre boulimie, votre nature inquiète, votre goût pour les Beaux-arts et aussi bien vos vices que vos vertus s’inscrivent au fronton de vos géniteurs et arrière-géniteurs de manière à ce que votre faute parût plus légère. Mais, en toute confidence, mes ancêtres eussent-ils été chastes comme des Bénédictins, je n’en aurai pas moins brillé par cette sorte de vice lumineux fiché dans ma chair comme l’écharde dans le doigt du charron. A dire les choses, autant les dire vraies. On s’allège ainsi de l’excès du mentir.

   Mais voici que je m’égare, le bavardage n’étant pas le moindre de mes travers. J’étais donc arrivé dans ce havre de paix un soir de fin Août, alors que les dernières vagues de chaleur commençaient à lentement décroître. J’avais loué un petit gîte qui donnait sur la vallée de l’A. et la vue portait au loin sur la garrigue méditerranéenne avec ses bouquets d’oliviers, ses cyprès-chandelles plantés tel des cierges dans l’encre du ciel, ses amandiers, ses haies de buis sombre, ses touffes de thym et de romarin, ses genévriers hérissés de piquants. Si F., mon ami naturaliste, avait choisi ce coin paisible pour herboriser, je l’imitais à la lettre, sauf que mes cibles étaient plus féminines que végétales et qui donc peut me dire, en toute objectivité, laquelle des deux activités est la plus noble ? Pour ma part, la « noble activité » est celle dont je décrète la valeur et bien malin sera celui qui pourra trouver les arguments d’une réfutation logique. Donc j’étais dans cette disposition d’esprit d’un homme assuré du bien-fondé de ses penchants et nullement décidé à en changer fût-ce une once, peut-être même à en accroitre les sensations tellement la condition de prédateurs de Jeunes Oiselles est une sublime ambroisie.

   Tout juste arrivé chez ma Logeuse, une vieille femme qui habitait à deux pas de mon pied-à-terre, je m’enquis des loisirs du village et des alentours. Madame S. eut l’extrême bonté de me déniaiser. Ici, hormis les sentiers de chèvres, la vaste étendue du causse, le fait d’herboriser tel Rousseau, une fois les touristes partis, il n’y avait plus que Dame Nature, les rues désertes et, souvent, le souffle de la Tramontane qui consignait au logis. Au ton péremptoire de ma confidente je compris qu’il n’y avait nullement à biaiser, seulement à prendre mon parti de ce qui se présentait à la façon d’une retraite chez les Jésuites. Donc je lirai, écrirai, mettrai au point le plan de travail de la rentrée. Certes passer ainsi d’un espoir de conquête à l’étique condition de « Promeneur solitaire » ne me faisait guère sourire mais il s’avérait que je n’avais nul choix et que, par la force du destin, je me remettrais, un jour ou l’autre, de ce bivouac dans le désert.

   A tout hasard j’avais amené une paire de chaussures de marche dont les talons cependant étaient en piteux état. Auprès de mon hôtesse je m’enquis de la présence d’un cordonnier. « Allez donc voir le Père R, tout au bout du bourg, près de la poterne, il vous retapera ça en moins  de temps qu’il n’en faut pour le dire. Et si votre séjour vous chagrine, jetez donc un coup d’œil à sa benjamine, la Mathilde, elle réveillerait un mort ! ». Sur ce, la brave dame disparut me laissant en plan avec mes brodequins et cette image du mort en train de ressusciter. Je dois avouer que ma première nuit dans le petit village de M. fut une manière de chemin de croix où les stations se bousculaient, prises d’assaut par les chèvres aux pelages bis,  les bouquets de sorbiers, les semelles usées, le bon cordonnier, Mathilde enfin qui clignotait dans le genre d’une étoile brillante venue du fond obscur de la lointaine galaxie. Et, si une rémanence de l’image existait au réveil, vous vous doutez bien, avisés Lecteurs, qu’il ne s’agissait ni de celle des sorbes, ni des cailloux du sentier, pas plus que des épines des genévriers. Mathilde était une épine plantée au mitan de ma peau, forte comme un tatouage, envoûtante à la façon d’un philtre, urticante comme mille brins de panais s’ingéniant à raboter mon épiderme.

   Lorsque, le lendemain de ma conversation avec ma Logeuse, le matin fut suffisamment levé, un rapide petit-déjeuner pris, je fourrai dans une poche en plastique mes deux brodequins et, l’âme en alerte, me dirigeai vers la poterne que jouxtait la boutique du cordonnier et sa fille qui était censée « réveiller les morts ». Je dois avouer que ma curiosité était piquée au vif et que, progressant dans la rue vide d’habitants - Madame S. avait dit vrai -, mon inquiétude de ne point apercevoir Mathilde était à son comble. Elle pouvait être sortie ou bien se trouver dans sa chambre feuilletant un ouvrage léger, ou bien encore à la ville voisine en quête d’une bonne fortune. Il était à peine neuf heures que, déjà, je franchis le seuil de la boutique. Mon entrée fut suivie du carillon joyeux d’une cloche en laiton. J’attendis un moment derrière le comptoir que quelqu’un arrivât. Un vieux monsieur déboucha de l’arrière-boutique, l’air hirsute. Sans doute l’avais-je dérangé dans la réfection d’antiques godillots ? Suite à mon bonjour il s’enquit du but de ma visite.  Je lui présentai les talons éculés de mes compagnons de route. Il fit un petit signe d’assentiment de la tête et héla sa fille. J’entendais le bruit des ballerines qui glissaient sur les marches. « Tiens, Mathilde, occupe-toi de Monsieur, j’ai à faire. » Et il disparut aussi vite qu’il était apparu. Vous dire que mon cœur battait la chamade était simple euphémisme et, d’avance, je me réjouissais du spectacle dont j’allais être le seul et unique spectateur, comme si, depuis toujours, le destin avait cette offrande à me réserver, un pur joyau dans le jour qui naissait.

   Une jeune fille à l’allure si sage - s’agissait-il vraiment de Mathilde ? N’était-ce sa sœur aînée ? -, si sage donc que les morts pouvaient rester au repos dans leurs berceaux de nuages et moi m’en retourner au logis, dépité comme un chasseur qui revient bredouille après une dure journée de battue. Mathilde donc - son père l’avait bien nommée ainsi - était dans l’âge ambigu situé entre l’enfance innocente et l’adolescence bouillonnante, encore un pied, sinon les deux dans cette parenthèse enchantée qui abrite les jeunes années du souci d’exister et des préoccupations de l’amour, mais aussi bien des frivolités du sexe. Elle avait plutôt l’air d’une communiante, avec ses cheveux châtains relevés en chignon, son teint frais pareil au bouton de rose, son chemisier bleu identique à celui du matelot, sa jupe bleu-marine qui, certes, découvrait ses genoux, mais avec un tel air d’ingénuité que le Diable ne pouvait habiter une si sage demeure. Sans doute ma Logeuse avait-elle voulu rire de moi. Il fallait que je lui rende la pareille et que, par exemple, je simule un subit attrait en sa faveur, nos âges si éloignés rajouteraient une note épicée dans l’esprit de la récipiendaire dont les émotions, sûrement, allaient s’accroître du plaisir d’une heureuse surprise.

   Mathilde nota sur un carnet mon nom et mon adresse et m’assura que dans trois jours mes chaussures seraient prêtes. On était lundi. Donc mercredi serait le jour où, de nouveau, j’entrerai dans la boutique. Au comble de la déception, sur-le-champ, je souhaitai que cette Apparition, en soi bien trop modeste, fût absente lors de la livraison. Certes cette réaction de dépit était puérile, j’en étais conscient, mais que pouvais-je contre ? Un enfant soudain privé de son cadeau n’éprouve-t-il une furieuse déception et ne fomente-t-il, dans sa tête, quelque plan de vengeance ? « Après tout, pensais-je, je ne suis qu’un grand enfant et ceci, vraisemblablement jusqu’à ce que mort s’ensuive ». Les trois jours qui suivirent ma visite à la cordonnerie furent, on s’en doutera, laborieux. Mes sandales de cuir étaient bien trop légères pour affronter les sentiers rocailleux de la garrigue. Le temps trop maussade que le souffle de la Tramontane attisait de sa langue froide. La lecture trop exigeante qui demandait concentration et attention. Ce laps de temps, qui me paraissait une éternité, je le passai à écrire, tapant sur le clavier de ma vieille Remington avec une certaine impatience. Cependant je n’avais jamais été aussi inspiré et les chapitres de mon roman avançaient à grand pas, si bien que, bientôt, leur rythme m’échapperait et que je ne ferais que courir après une histoire dont je serais évincé. Evincé comme je l’avais été des précieuses attentions de Mathilde, fussent-elles hypothétiques en ce lundi dont j’avais naïvement pensé qu’il illuminerait le ciel de mon séjour méditerranéen.

   Mercredi est là, terne, horizon bas, des caravanes de nuages courent sur les herbes rases du causse, le vent siffle dans les touffes des genévriers. Ce matin j’ai encore écrit ce qui, sans doute, sera l’un des tout derniers chapitres de mon livre. J’ai renoncé à aller récupérer mes brodequins. Pour rencontrer l’antique cordonnier ? Pour voir à nouveau Mathilde-la-communiante ? A quoi tout cela servirait-il ? J’ai décidé de les leur offrir en guise de remerciement. Sans doute trouveront-ils à les revendre, en retirant un honnête bénéfice ? C’est décidé, j’écourterai mon séjour à M. Tout y est si désolé, si obscurément prosaïque, si orienté vers les rives d’un quotidien sans relief. Je remets ma Remington dans sa housse. Dans ma valise je dépose mes notes, range mes livres. En réalité ma Logeuse sera contente. Elle pourra à nouveau louer son gîte. Certes, son Bel Amant lui échappe, mais qu’importe, elle se satisfera de cette rentrée de devises inespérée. J’allume la radio sur une sonate de Bach. Je m’assois sur un fauteuil, saisis une cigarette. Je rêve, la tête dans les étoiles. Tiens, c’est bizarre, jamais je n’avais entendu, dans cette musique, ce tintement de cuivre, pareil au son d’une cymbale. J’en conviens, je suis toujours dans la distraction. Puis, à nouveau, le même son, une percussion de clavecin mais qui, ici, me paraît bien déplacée. Je me lève, gagne la fenêtre, pris d’un doute quant à la provenance de ce son étrange. Mathilde est là, en bas, un colis dans les mains. Elle lève les yeux vers l’étage. Elle paraît contente de me voir. « J’arrive, lui dis-je. Désolé mais je n’ai pu venir récupérer mes chaussures ce matin ». Je suis maintenant au rez-de-chaussée, me traitant de mufle. Si peu d’éducation et cette gentille enfant - elle va tout juste sur ses quinze ans et je pourrais facilement être son père -, qui prend sur son après-midi pour me ramener mes brodequins. Sans doute avait-elle des tâches plus urgentes à accomplir ! Ranger ses livres dans les étagères. Préparer ses affaires pour la rentrée. Consigner quelques notes sur son agenda scolaire.

   Elle est là, sur le seuil de ciment, visage rayonnant, vêtue des mêmes atours mais combien plus légers, plus frivoles. Son haut échancré laisse entrevoir les bretelles du sous-vêtement, la naissance d’une gorge ô combien duveteuse ! Sa mince taille est serrée dans un lacet de cuir rouge qui fait la transition entre son corsage et cette jupe bleu-marine si courte - quel traitement a-t-elle donc subi pour rétrécir ainsi depuis ce jour de lundi ?-, ses jambes s’y dévoilent dans une belle harmonie charnelle située entre cuisse de nymphe et Misty rose qu’atténue, parfois, une touche dragée. De basses socquettes blanches terminent le portrait alors que les ballerines noires glissent sur les premières marches qui conduisent à l’étage avec la délicatesse d’une danseuse effectuant les pointes. Je l’invite à entrer. Sublime invention que celle de ces escaliers pentus qui font penser aux échelles des meuniers. La vue s’y accroît d’une perception en contre-plongée qui révèle bien plus que des charmes, la pure joie d’être au monde. Mathilde - je n’ose encore dire « MA » Mathilde -, se livre à l’ascension dans une posture si lascive que les marches de bois font craquer éloquemment leurs vieux et inutiles nœuds. Feignant de ramasser un papier tombé de ma poche - intentionnellement, vous vous en doutez -, voici que je découvre le haut des cuisses, le triangle de toile qui enserre le sexe dont je présume qu’il est doucement bombé, que j’aperçois dans le clair-obscur de la jupe une toison châtain clair pareille à celle des queues des écureuils dans l’air serein du couchant. Quant aux hanches, dire qu’elles sont voluptueuses serait bien au-dessous de la réalité, elles sont les balancements célestes d’une Déesse tombée sur Terre.

   Mais voici le moment fatidique où je dois cesser d’être voyeur car la civilité m’intime l’ordre de précéder mon Hôtesse, de tourner le bouton de la porte, de m’effacer pour la laisser entrer dans ma garçonnière, les bras toujours chargés du colis de la cordonnerie dont je présume qu’il a été fait par ses soins, un ruban beige le ceinture et demande qu’on le défasse. Mathilde s’y emploie avec une étonnante dextérité. Elle défait le papier de soie qui entoure l’objet, lequel exhale une belle odeur de cire et de térébenthine. Cette précieuse enfant a pris soin de l’encaustiquer avant de me les remettre. Je la remercie vivement d’avoir eu de si belles attentions et lui demande le prix de la prestation. « Ce n’est rien, me dit-elle, tout le plaisir a été pour moi. A mes heures perdues, il m’arrive d’être cordonnière ». Alors, la questionnant sur la façon dont je pourrais la remercier, sa réponse fuse avec une si tendre ingénuité que je me demande si je ne vis un rêve éveillé. « Vous avez le choix des armes », me répond-elle sans se troubler autrement. Et, déjà, l’insouciance de son âge la porte bien au-delà de ses propres mots. Elle sort un papier plié en quatre qu’elle avait glissé sous sa ceinture et me le tend. « Pour l’instant, si vous pouviez m’aider, j’ai cru comprendre que vous étiez écrivain, m’aider au sujet de cette expression écrite. Je dois la remettre à la rentrée qui approche et je dois avouer qu’aucune idée ne m’est venue à ce propos ». Je prends donc le papier, le déplie. Sur un page quadrillée d’écolier, en lettres cursives : Sujet : Commentez cet aphorisme de  Friedrich Nietzsche : « On en vient à aimer son désir et non plus l'objet de ce désir ». Bien évidemment, mon sang ne faisant qu’un tour, je pensai immédiatement à un genre de provocation et pensai « Cette Mathilde est soit une perverse, soit une nymphomane ou bien une simple aguicheuse qui a juré de me rendre fou ! ». Je tends à nouveau le billet à ma Visiteuse lui exprimant mon regret de ne pouvoir traiter une question si ambiguë. « Tant pis, c’est un autre qui s’en chargera ! ». Mathilde se lève et commence à regagner la porte.

   Je dois dire que, dans l’instant qui vient, je n’ai plus la force de résister aux charmes de cette aventurière. Je la prie de s’asseoir à ma table de travail. Je lui confie une feuille de papier, un stylo et lui demande de bien vouloir prendre quelques notes qui pourront l’aider. Ma jeune Etudiante semble accepter le contrat sans arrière-pensée, ce qui m’apporte un réel soulagement. Je reste debout derrière elle, commençant à lui expliquer la philosophie de Nietzsche, à lui confier quelques thèses sur l’amour, à méditer sur la relation d’objet, à démonter le mécanisme du désir. Mathilde prend quelques notes. Quant à moi, j’essaie de demeurer stoïque mais j’avoue que la vue de sa gorge épanouie, le frémissement de ses jambes, la limite de la minijupe qui semble toujours vouloir découvrir de nouveaux  et mystérieux territoires, tout ceci me trouble au plus haut point et  mon Elève a dû sentir mon désarroi, le désir que j’ai d’elle.  Peut-être, aussi, dans un mouvement qu’elle a eu de sa main droite pour s’assujettir au dossier, a-t-elle perçu la tension qui me gagnait et menaçait de me laisser en rase campagne si une rapide conclusion n’intervenait.

    Brusquement, faisant volte-face, saisissant mes mains moites, se collant à mon corps telle la sangsue sur la paroi de la fontaine, affirmant d’une voix claire : « Tout compte fait, en matière de désir, je préfère les travaux pratiques ». Qu’auriez-vous fait à ma place, sinon succomber aux charmes de la Sirène ? Un instant elle se rassoit sur sa chaise, sollicitant ma bouche, guidant mes doigts vers les points cardinaux de ses voluptés. Sa gorge, souple et ferme en même temps se dissimule parfois derrière la tresse des cheveux qu’elle a défaits. Elle a dégrafé les bonnets de son soutien-gorge et mes mains peuvent aller librement sur ses collines onctueuses. Tandis que je poursuis mon exploration, la Jeune Curieuse a trouvé le chemin de ma propre volupté qui ne cesse de croître. Elle en explore toutes les sentes, tous les promontoires, passe parfois, se retournant, sa langue gourmande le long de mon supplice, affinant son approche de rapides palpations. Je vous le dis, c’est à devenir cinglé dans la minute qui suit. Jamais je n’ai vu une telle habileté dans une si jeune existence. « Cette Fille est une surdouée de l’amour, je pense, une sorte de Bach au clavier soutenu, une spécialiste des arpèges sans fin, des modulations imaginaires, enfin un prodige ».

   Sur la chaise elle a glissé insensiblement, a cambré ses reins afin que mon index et mon majeur, pris dans la glissière de son sexe, ne puissent s’en échapper. Sa culotte n’est plus qu’un vague drapeau de prière flottant quelque part du côté de l’aine. Elle s’agite en cadence, gémit parfois mais c’est pur bonheur de l’entendre, de guider son plaisir à la limite du vertige, au bord d’un possible évanouissement. Je n’ai plus rien en tête. Ni l’assertion de Nietzsche, ni le sujet de mon roman, ni ma paire de godillots - ils prennent peut-être leur pied à ce spectacle ? -, et ma Logeuse est loin qui, jamais, ne deviendra ma maîtresse. Une seule idée traverse le feu de ma tête, demeurer à M. le plus longtemps possible et faire de Mathilde la Muse qui inspirera ma suite romanesque. Le temps passe et l’espace du bonheur - cette bluette -, m’envahit totalement. Le fait d’user d’une mineure n’effleure même pas mon esprit. Et puis, l’esprit subsiste-t-il dans l’instant de la jouissance ? N’est-il réduit à la portion congrue, pareil à un colifichet dont on n’attend plus rien, qui nous lasse, dont on rêve de se débarrasser ? Lâcher la bride à la portion animale. S’enfoncer dans le délire hauturier de l’amour. Ce sont des drogues puissantes et dangereuses à la fois. Mais, pour autant, que nul ne vienne nous déloger du Paradis. Il y fait si bon ! Il y fait si doux !

   Mathilde a répudié la chaise pour se confier au confort du lit. Elle ne s’est pas dévêtue. C’est comme un jeu. Elle pense attiser le désir de l’amant que je suis à l’aune de sa nudité que voile encore un bout de culotte, le pan de la jupe, le haut froissé qui libère par en bas les deux globes des seins. Oui, elle a raison Mathilde. La nudité totale c’est trop conjugal, trop convenu, trop triste. A la rencontre passionnelle, il faut la brusquerie, le désordre, l’invention. Il faut être dentellière, tirer un fil ici, recouvrir la peau là, déchirer la toile plus loin afin que s’y inscrive l’étoilement d’une jouissance pure, absolue. Mathilde, cette Joie, a gardé ses ballerines. Elles font de belles taches noires sur le couvre-lit. Et les socquettes, ces babioles d’une jeunesse gracieuse, combien elles viennent renforcer l’idée d’une effraction de la morale, le sentiment d’une subversion en acte. Faisant tout ce qui est caché sous cape, ici, dans l’irréelle lumière du jour, nous recomposons à deux le monde selon nous. Ce qui, dans le quotidien est permis, souhaité même, éteindre pieusement la lampe, s’allonger dans de beaux draps blancs, ne nullement regarder son vis-à-vis, réprimer les sons de sa gorge, tout, ici, est jeté aux orties. Tout amour est beau qui accepte sa dimension érotique. Pour ceci il doit être vrai. Uniquement. Alors tout rayonne de soi sans qu’il soit besoin d’user d’un quelconque subterfuge.

  Afin que nul ennui ne survienne qui aurait divisé les corps, Mathilde a varié les positions, a fait subir d’infinies variations à sa voix, a été dominante, puis dominée. Afin de coïncider avec la belle idée de sa joute amoureuse, je me suis partiellement dévêtu, laissant ici une porte d’entrée, là un sas avant que la chair ne se donne en son entier. C’est comme une Bêtise de Cambrai, il faut la suçoter lentement, en sentir la veine sucrée tout contre le palais, en deviner le trajet le long de l’œsophage, puis le perdre dans les convulsions anisées de la chair. Tout amour est alchimie ou bien n’est que la vulgaire mimésis du comportement animal. Il y a une intelligence de l’acte d’amour, comme il y a une saisie intellective du concept. Aimer n’est guère différent de trouver une énigme, apprécier la beauté d’un aphorisme, être touché par un paysage sublime. Mathilde et moi, dans le temps qui nous alloue l’un à l’autre, ne sommes plus qu’une seule et même substance. Deux chairs qui n’en font qu’une. Deux existences qui fusionnent dans un identique flamboiement. Cette Fille sublime sait jouer de son corps comme d’autres jouent un morceau de violoncelle avec d’infinis vibratos qui remuent les piliers de l’âme.

   Imaginez ceci, cette Fille adorable, ce mets délicieux qui vous est offert. Existerait-il plus beau cadeau au monde ? Les Riches peuvent bien aller se rhabiller avec leurs palais de cristal. Ils sont, le plus souvent, des impécunieux dans ce domaine de l’érotisme qui leur est étranger au simple fait qu’il ne se monnaie pas. Oui, les seins de Mathilde sont beaux. Oui son nombril est ce grain si menu, si émouvant, un peu son centre, le pli ultime de son intimité. Et son sexe largement ouvert, des perles de rosée y sont en suspension comme à l’orée du bois. Et la framboise de son clitoris qui vibre et demande l’attouchement ou bien la langue avec le grain de ses papilles. Longtemps Mathilde et moi faisons l’amour. Le monde tourne. Les automobiles sillonnent les routes de leurs feux éteints. Dans les cours d’école les marmots glapissent en se poursuivant. Des gens meurent sous les obus. Des poivrots sirotent dans les bars des alcools frelatés. La scansion de nos corps est à l’image de celle du monde. Tout est mouvement. Aussi bien des étoiles. Aussi bien du jour et de la nuit. De la naissance et de la mort. De l’amour, évidemment, puisque toute conclusion véritable est redevable de cette syncope qui nous étreint, nous condamne, en une certaine façon à cet accouplement qui n’est ni monstrueux, ni répréhensible, mais beau en soi comme l’est la vie  en sa continuelle expansion. C’est parce que nous sommes mortels que Mathilde et moi sommes présentement soudés telles deux berniques. Nous savons combien les rencontres sont comptées, combien elles sont rares et précieuses. L’érotisme est la vie, nous en sommes les plus évidents représentants. Mais qu’est-ce donc qui présida à notre venue si ce n’est cette étincelle qui scella deux êtres l’espace d’un instant ? Nous reproduisons, dans l’étroite parenthèse du jour, ce sceau immémorial qui relie deux consciences, les donne l’une à l’autre comme la pluie se donne au limon, entièrement, sans retenue. Il y aurait tant à dire ! Ou bien faire silence et se laisser envahir par le flux imaginatif de la beauté, de la rencontre.

   L’après-midi, cependant, a fait tourner ses rouages. Le soleil a baissé qui enflamme les arbres de la garrigue. Bel incendie qui irradie sa lumière jusqu’au creux de nos corps fatigués. Oui, car toute soif étanchée laisse sur le bord du chemin dans une sorte d’exténuation. Apaisés et heureux d’une plénitude qui a eu lieu, qui recommencera, augmentée du crédit de la mémoire. Tous les jours qui ont suivi, Mathilde et moi nous sommes livrés aux mêmes rituels, avons reproduit une identique liturgie. Car, si la première effusion s’était déroulée sous le sceau du variable, de l’éternel ressourcement, il fallait, désormais, amplifier les sensations à l’aune de leur reconduite. Nul ennui toutefois, plutôt la satisfaction d’un approfondissement, d’une chair cachée à faire émerger dans le poudroiement d’un suc générateur de plaisir. Avant de se lever, Mathilde, un long moment, est demeurée dans l’attitude d’une fille ouverte à la vie. Sa main gauche maintenait la vague de ses cheveux, son bras droit glissait le long du lit. Elle s’était rhabillée partiellement, entretenant un savant désordre. Sa jupe haut retroussée faisait sa flaque bleu-marine, sa rumeur océanique. Ses cuisses où ruisselait la lumière étaient généreusement déployées. Tout au fond se laissait deviner le mince linge de la culotte qui avait retrouvé sa place. Sa jambe droite était posée sur le plancher alors que la gauche était relevée, sa ballerine noire semblait flotter sur le dessus de lit. Ainsi livrée à mon regard, elle était immensément belle. Elle était cette icône indépassable qui devait se fixer à jamais dans le réseau attentif de ma matière grise. Sans doute y occupera-t-elle, toujours, la place d’une Reine ? Avant qu’elle ne franchisse le seuil de mon refuge, nous nous sommes étreints une dernière fois comme si nous devions ne plus jamais nous revoir. Nous avions connu le Paradis, allions-nous connaître l’Enfer ? Ma porte s’est refermée sur un éclair bleu - son haut, sa jupe -, sur l’aurore rose de ses jambes que lustrait la clarté. Par la fenêtre j’ai regardé mon rêve s’évanouir lentement dans la rue étroite qui conduisait à la cordonnerie.

   Matin. Beau. De brume légère. Mes bagages sont dans la voiture. Une photographie de Mathilde posée sur le siège du passager comme si elle m’accompagnait jusqu’à Paris. Je longe le vieux village endormi. Dans la découpe sombre d’une fenêtre une main s’agite dont je reconnais le geste unique, cette volupté dont Mathilde est tressée jusque dans les fibres de sa chair. De l’espace entre nous maintenant, que la pensée de l’autre réduit au souffle de l’irréel. Nous nous sommes appartenus et nous appartiendrons toujours quelles que soient nos aventures intimes. Mathilde est là, collée à ma peau, incisant ma chair du plus délicieux supplice qui se puisse imaginer. Voici maintenant l’autoroute imbécile avec ses milliers de kilomètres de bitume sur lequel fonce la foule des Egarés. Seul, oui. Mais habité. Je ne savais quel titre donner à mon roman méditerranéen. Le voici qui surgit à la manière d’une évidence : « « MATHILDE » !

  

 

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5 novembre 2018 1 05 /11 /novembre /2018 14:45
Veuve noire

  Photographie : Blanc-Seing

 

***

 

[ Cette nouvelle, dans le style des romans libertins du XVIII° siècle,

devra se lire d’un seul élan de la chair. Nul « coitus interruptus » n’en

pourra altérer le rythme, faute de tomber hors sujet. Alea jacta est ! ]

 

*

 

   Voyez-vous, parfois, une intuition dont on aurait pu penser qu’elle était pure fantaisie poétique se réalise bien au-delà de vos souhaits. En ce début de Novembre de l’année passée, conduit dans la belle ville de B. pour y mener une investigation au sujet de peintres qu’on avait affublés du nom de « post-cubistes », déambulant au hasard des rues dans le quartier où se situait mon hôtel, voici qu’apparaît, devant moi, dans une manière de nimbe brumeux, une silhouette sombre. A l’estime, et d’un premier coup d’œil, je jugeais qu’il pouvait s’agir d’une femme aux alentours de la quarantaine (on dit le plein de leur volupté dans ce qu’il est convenu d’appeler ce mystérieux  « âge mûr »), à l’allure un brin nonchalante, seule dans le profil clair de la rue, seule dans le silence qui l’entourait à la façon dont un cocon est tissé d’écume, bras gauche se balançant au rythme de cette marche chaloupée qui était la sienne, sac fauve en bandoulière, bottes de cuir qui martelaient le trottoir de ciment avec la régularité d’un métronome. Où donc allait cette Inconnue dont la présence m’intriguait ? Au loin, les frondaisons d’un parc. Peut-être quelqu’un l’y attendait-elle en faisant les cents pas, fumant nerveusement, des volutes de fumée se dissipant dans l’air ?

   Mais, vous en conviendrez avec moi, cette hypothèse, loin de me satisfaire, commençait à me plonger dans des abîmes d’angoisse. J’étais seul dans cette ville, immensément seul et la survenue de ce Personnage Ténébreux venait à point nommé pour me distraire de ma personne, pour dissoudre cette mélancolie naissante tellement familière des jours qui suivent la Toussaint. Le Jour des Morts venait à peine de s’évanouir que le Jour des Vivants lui succédait avec un genre d’épée de Damoclès suspendue au-dessus des têtes fragiles des Existants. « Nous sommes tous des morts en sursis », comme le confiait, il y a peu, un Académicien, et je souriais à demi à cette assertion tragi-comique. Il me fallait, dans l’instant qui venait, quelque chose qui me rapprochât d’une idée du deuil. C’était étrange, mais c’était ainsi. Il y a des moments où l’humain dérive dans des eaux si troubles qu’il n’arrive plus à saisir le motif de ses propres idées. Rien ne se fit soudain plus urgent et je décidai, sur-le-champ, de faire de Celle-qui-me-précédait dans cette aube grise, cette Veuve Noire facilement consolable (ses hanches le promettaient) qui hanterait de ses chairs vives et du taillis de ses cheveux noirs le dais monotone de mes jours. Donc elle avait perdu son Compagnon et errait comme une âme en peine au hasard des rues, attendant du destin qu’il lui fût favorable (je souhaitais une même chose), qui pouvait la conduire au seuil d’une aventure. Pensant tout ceci, je me remémorai brusquement un passage de « Paris est une fête » où Hemingway faisait dire à un personnage de fiction (qui, en réalité, n’était que son double)  écrivant, assis à la table d’un café, observant une jeune femme qui semblait présente à la seule raison d’un rendez-vous galant : « Je t’ai vue, mignonne, et tu m’appartiens désormais, quel que soit celui que tu attends et même si je ne dois plus jamais te revoir, pensais-je. Tu m’appartiens et tout Paris m’appartient, et j’appartiens à ce cahier et à ce crayon ».

   Ce singulier sentiment que quelque chose d’étranger surgissant dans mon champ de vision pouvait, d’un instant à l’autre, comme par magie, entrer en ma possession, je l’avais éprouvé des centaines de fois avec un trouble croissant lorsque la cible de mon rapt quittait le champ des objets pour se diriger vers celui de douces et consentantes créatures qui, d’ordinaire, se déplaçaient uniquement dans le district de mes plus inavoués fantasmes. Il y avait une inouïe jouissance au seul projet de m’emparer d’un fruit défendu et le Paradis n’était guère éloigné de la rue où, l’un et l’autre, nous jouions des cartes certes différentes mais qui, bientôt, conflueraient. Je me dis, avec une sorte de sentiment d’ébriété, que le pouvoir de ma volonté était infini, qu’il me suffisait  d’émettre le moindre de mes vœux pour qu’il fût comblé séance tenante.

   A peine avais-je émis cette surprenante hypothèse, me concentrant sur le trajet de Veuve Noire, lui intimant l’ordre de s’engager dans l’allée du Parc Huysmans, ce qu’elle fit, de s’asseoir sur un banc malgré la fraîcheur de l’atmosphère, elle s’y posa tel l’oiseau discret sur sa branche, de prendre, dans son sac fauve, « Paris est une fête », elle le prit (je ne m’étonnai point qu’elle en eût, elle aussi, un exemplaire), lui demandai de lire le passage relatif à la « possession », ses lèvres frangées de rouge sombre articulèrent bientôt les premiers mots : « Je t’ai vue, … mignonne, et … tu m’appartiens … » (elle détachait précautionneusement chaque mot comme s’il se fût agi de pures gemmes brillant dans la nuit de Novembre), Je l’imaginai croisant haut ses jambes, ce qu’elle fit dans délai, je projetai le souhait de la découvrir dans des sous-vêtements noirs, ils avaient le sombre de l’aile du corbeau et affichaient la véhémente impudeur de qui se sait regardée et s’offre, non en victime sacrificielle mais en offrande librement consentie. Je lui demandai silencieusement d’introduire dans la framboise gourmande de sa bouche une cigarette au long filtre de liège, de fumer longuement, de rejeter les nuages de fumée avec sensualité, d’imprimer sur le filtre les marques du désir, bientôt elles y furent visibles telle la cerise rougeoyante sur le vert des feuillages. Je souhaitai un petit signe amical de la main, il survint entouré des faveurs d’une merveilleuse complicité.

   Parvenu à ce point d’incandescence, je n’avais plus à formuler dans ma tête quelque motif  que ce soit relatif à mes convoitises, il s’informait de lui-même dans une sorte de mécanisme instinctuel me faisant songer à celui de l’arc réflexe chez les batraciens lorsqu’on dépose une goutte d’acide sur leurs faisceaux de muscles. Ceux-ci se contractent sans même que leur cerveau n’en ait donné l’ordre. Miracle de la sensation vive qui croît à l’aune de sa propre effectuation. Voici donc qu’elle se levait, marchait sur l’allée de graviers avec un déhanchement qui me faisait songer à l’allure élégante de l’alezan, juste ce qu’il fallait de noblesse pour que le geste ne devînt obscène, en tutoyait seulement les illisibles marges. Je décidais qu’il s’agissait là d’un comportement de femme du monde, laquelle sous des dehors pudiques dissimule une généreuse libido. N’en montrer qu’un fragment ne pouvait qu’attiser la fougue de ses séducteurs. Bientôt nous remontâmes la Rue de La Petite Truanderie (nom identique à cette rue de Paris, non loin des Halles qui, autrefois, portait la mention de « Rue du Puits-d'Amour »), elle devant, moi la suivant à la manière d’un serviteur zélé, satisfait d’emboîter le pas à cette fière amazone. A quelques encablures du Parc, dans le renfoncement d’une petite place, se dressait un immeuble de ciment ocre dont le rez-de-chaussée était occupé par un Hôtel nommé « Si près du ciel ». Nous en empruntâmes l’escalier minuscule qui s’enroulait autour d’un corps de bâtiment circulaire. A chaque étage une porte avec une petite ampoule rouge qui semblait brûler pour rien, elle ressemblait à ces feux qui, dans les églises, disent la présence du Saint-Esprit au-dessus de la tête des fidèles.

   Veuve noire (nous n’avions dit aucun mot jusqu’à présent et n’avions nullement à en prononcer, ce que confirma mon Hôtesse, émettant un discret « chut » dans le pertuis rougeoyant de ses lèvres), Veuve, donc, sortit de son sac une clé qu’elle introduisit dans le pêne. Le bruit consécutif à cette simple action me mit en joie car il était, pour moi, connoté des plus douces promesses qui se pouvaient imaginer.  A peine le seuil franchi dans l’intimité d’une douce lumière (des rideaux de coutil filtraient la clarté d’automne), elle entreprit de se débarrasser de sa manteline noire et me servit un délicat Darjeeling dont elle lapait quelques gouttes à même ma tasse. Sans façon, moi assis sur une bergère recouverte de cœurs armoriés que des angelots butinaient de leurs ailes diaphanes, elle assise sur mes genoux, dévoilait dans l’isthme de sa robe fendue les fruits les plus exotiques qui se pussent concevoir. En un éclair, le nom de Madame Sans-Gêne traversa le buisson incendié de mon cerveau, lequel parvenu au comble de l’excitation s’exonérerait désormais de bien des règles morales. « La vertu est un bien lorsqu’elle n’entrave nullement nos entreprises de conquête », telle était la petite ritournelle qui s’effeuillait dans le floconneux de mes pensées. J’avais d’autres préoccupations que morales et les peintres de tous poils, anté-cubistes ou post-cubistes étaient à cent lieues de me distraire de la jouissive tâche dont j’étais l’heureux élu. J’étais comme un enfant tout excité le jour de la Remise des Prix dans le luxueux amphithéâtre où se donnait le spectacle étonnant de la gent bourgeoise. Je ne m’attendais à rien de moins qu’à être le Récipiendaire du Prix d’Honneur. La suite des événements devait en confirmer l’heureux présage.

   Avant même que Veuve Noire (son Compagnon de route paraissait bien loin déjà), ne termine de boire le breuvage dont je supposais qu’il possédait des vertus aphrodisiaques (les battements de mon cœur, décidément situés bien bas, venaient en confirmer la précieuse intuition), donc tenant la tasse d’une main, alors que l’autre fourrageait parmi le désordre de ma chemise, je m’aperçus que la mince culotte qui ceignait son Mont de Vénus se mouillait de rosée étincelante comme au premier jour du monde. La fente de son sexe, brune et violacée à souhait (pensez donc à la chair rutilante et ambrée de l’oursin), se laissait deviner dans le clair-obscur de ses cuisses qui, lentement, se dépliaient. Bientôt ce fut au tour de ma ceinture de recevoir la curiosité de ses investigations et bientôt ma rosée rejoignit la sienne dans une sorte de dialogue anticipateur de bien d’autres jouissances. Elle ne disait rien mais ses pensées s’imprimaient à même l’arrondi de son front. « Quelle belle serpe est la vôtre que mon gazon désespère de connaître ! » Je ne m’étonnai ni de ses manières prosaïques, ni du style de son verbe qui paraissait vouloir reproduire celui des auteurs libertins du XVIII° siècle, Boyer d’Argens ou Vivant Denon. En réalité il ne me déplaisait nullement que Veuve, que j’avais guidée par la seule force de ma volonté, s’ingéniât maintenant à jouer le rôle d’initiatrice. Requin moi-même, je ne pouvais entrevoir meilleur poisson-pilote.

   La lumière déclinait en cette approche de l’hiver et bientôt il faudrait allumer une lampe mais il ne nous déplaisait, d’un commun accord (fût-il muet) de confier le luxe de nos anatomies en partie dévêtues au jour rare et avaricieux qui gagnait la pièce. Notre volupté commune ne s’y imprimait qu’avec un plus grand bonheur. Alors que l’heure passait (nous n’en sentions plus l’insidieux écoulement), alors que mes doigts furetaient le museau doucement pluvieux de son sexe, que ses doigts chaperonnaient le mien à la manière dont un faucon est coiffé pour la chasse, alors que les fruits de ses seins portés en encorbellement, dilatés par le plaisir, menaçaient à tout instant de surgir des bonnets de dentelle qui les retenaient captifs, alors que le monde vaquait à sa tache exténuante, toujours recommencée, nous balancions entre délices et délectations, entre caresses inventives et orgasmes retenus. Car il nous plaisait de retarder l’heure de l’accomplissement, évoquant, sans doute l’adage selon lequel « Omne animal triste post coïtum», or nous ne voulions nulle tristesse, nulle mélancolie, seulement le plein exercice de soi, de l’autre, en un commun flamboiement. Sans le dire nous savions qu’il nous fallait demeurer au bord des choses, à la manière d’une esquisse qui, encore, n’a rien décidé de ce que serait le dessin posé sur le papier. Nous savions, par exemple, qu’il fallait nous retenir de rejoindre ce lit qui n’était qu’un objet conjugal, le lieu d’un contrat marital, sinon social. Bien des vies amoureuses y succombaient sous le poids des habitudes conjugales. Nous lui préférions l’invention de tous les instants et les poses acrobatiques imposées par les caprices de la bergère plutôt que la sagesse bêtement linéaire de la couche bourgeoise.

   Ainsi, butinant ici une gorge, palpant là la doline d’une cuisse, longeant l’aplomb d’une falaise charnelle, entrant dans de sombres grottes humides, se retenant à quelque pieu placé là non seulement pour le plaisir mais dans l’intention de ne pas succomber à une mort violente, nous étions comme en sustentation, genres de colibris au vol stationnaire qui tentaient d’apprivoiser le temps, de le mettre au diapason d’une joie qui paraissait sans fin, immuable, alors que, sans doute, dans le jour qui languissait, en bas dans la rue oubliée, de pauvres hères traînaient leur condition à la façon de boulets de forçats. Vraiment B. était une belle ville. Vraiment Veuve était une belle et attirante ritournelle. Cependant il convenait de ne pas franchir le Rubicond, de se tenir en équilibre au bord de cela même qui aurait pu nous détruire, à savoir les faux bonheurs d’actes trop répétés qui s’épuisent à même leur reconduction. Nous avions une nuit devant nous. Peut-être une heure seulement. Peu importait la durée, nous lui préférions le tumulte de l’instant.

   Descendant de mes genoux la « belle enfant », prise dans l’étau de luxure qui l’anéantissait et la transcendait à la fois, se posta devant les miens genoux, en força légèrement le compas alors que sa bouche fervente cueillait ma hampe dans le brasier de sa bouche. Je l’entendais suçoter à petits coups de langue, comme on le fait du sucre rouge d’une pomme d’api, parfois elle déglutissait ou reprenait sa respiration, visage en feu, mains ardentes, sa croupe frémissant convulsivement du feu qui s’emparait d’elle. Sans doute comprit-elle que je ne voulais être en reste, m’invita à m’allonger sur les lames du parquet, se disposa au-dessus de moi de telle sorte que sa vulve dilatée, sa toison odorante, devenaient la savane et le troublant marigot où s’enfouissait le triangle fouisseur de ma langue. Elle continuait son labeur de joyeuse manducation et, parfois, je sentais de grandes vagues traverser la plaine de mon bassin, alors que le sien, bousculé de telluriques assauts, ondulait sous le flux du plaisir. Longtemps nous demeurâmes dans cette posture tête-bêche dont nous tirions de sublimes délectations.

   Puis, sans crier gare, ma Muse ondula sur le parquet (on eût cru une anguille dans les eaux d’un marais), se posta dans la pose de la levrette, bassin cambré, sexe largement ouvert, toison inondée de pluie. J’entendais le rythme court de sa respiration. Il augmentait mon désir de m’emparer d’elle en totalité. Ma verge gonflée battait son dépit de n’être point encore dans son logis. Veuve Noire étendit ses bras vers l’arrière, attrapa vigoureusement mon sexe, l’introduisit dans le sien, posa ses mains sur le globe de mes fesses et accompagna le mouvement dont elle voulait qu’il fût aussi ample et vigoureux que possible. Elle émettait tantôt de petits cris, tantôt de longues plaintes qui ressemblaient à des sanglots. Parfois elle redressait le buste puis le baissait aussitôt, tirant de cette variation les plus vives sensations d’une sensualité débordante qui ne trouvait son comble qu’à toujours inventer un nouveau subterfuge. Assurément elle devait être de nature passionnée puisque, à vrai dire, en dehors de sa gorge épanouie, de son sexe, de ses hanches jouisseuses je ne connaissais rien d’elle et, sans doute, ne connaîtrai rien  d’autre que cette cruelle volonté de possession. Moi qui avais cru maîtriser un être, voici que j’étais sous sa totale domination, autant dire sous sa vertigineuse fascination. Tous les deux nous voguions au rythme de nos félicités réunies mais, je devais le reconnaître, c’était bien elle qui dirigeait l’orchestre, faisait sonner les cuivres, cingler les cymbales, vibrer les cordes. Je n’étais qu’un instrument docile sous la violence de l’archet et, bientôt, je succomberai sous le faix d’une libido domptée jusqu’à la limite de la douleur. Veuve imprimait à son bassin de vertigineux mouvements de moulinets, à ses cuisses des oscillations de Montagnes Russes, à son ventre de furieuses décharges électriques. L’orgasme commun, violent, une tornade déferla sur nous comme l’aigle fond sur sa proie. Nos corps pris sous l’assaut exultaient et se débattaient, pris d’une fureur soudaine. Les secousses étaient si violentes qu’un éclair, soudain, inonda la pièce. La lumière que nous avions allumée au plus fort de nos ébats sans même que nous en prissions conscience s’éteignit. Au-dehors la nuit était massive, lourde, clouée au sol. Plus un seul bruit ne se faisait entendre. C’était une manière de fin du monde.

   J’étendis le bras en direction de la veilleuse, pressai la poire. Une clarté mauve se répandit dans la chambre. Instinctivement, je tendis le bras en direction de ma Compagne d’une nuit. Mais mes mains ne découvrirent que le bouillonnement des draps, une couverture pliée en boule, seuls témoins d’une nuit si mouvementée. Au travers de la fenêtre clignotait le néon rouge et vert de l’enseigne « Hôtel des songes heureux ». Oui, c’était bien ceci le réel, cette lame qui incisait le rêve et laissait sur le bord de l’abîme. D’ici que l’aube n’arrive, je ne dormirai plus. Je pris « Paris est une fête », continuai la lecture au point où je l’avais arrêtée. Décidemment cet Hemingway était un drôle de type : « Puis je me remis à écrire et m’enfonçai dans mon histoire et m’y perdis. C’était moi qui l’écrivais, maintenant, elle ne se faisait plus toute seule et je ne levai plus les yeux, j’oubliai l’heure et le lieu et ne commandai plus de rhum Saint-James. J’en avais assez du rhum Saint-James, à mon insu d’ailleurs. Puis le conte fut achevé et je me sentis très fatigué. Je relus le dernier paragraphe et levai les yeux et cherchai la fille, mais elle était partie. J’espère qu’elle est partie avec un type bien, pensai-je. Mais je me sentais triste. »

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17 octobre 2018 3 17 /10 /octobre /2018 15:34
Née de rien

                           « Märchenland »

                       Œuvre : Barbara Kroll

 

 

***

 

 

   Un marbre patiné

 

   C’est pareil à une flamme sortie d’un rêve. On l’aperçoit dans la brume nocturne, On en devine les contours. On demeure dans la grise partie de soi, dans l’incertitude, dans l’informulé qui fait sa sourde vibration. On voudrait être rassuré, toucher le réel de la pulpe de ses doigts, tracer la forme d’un être dont on n’aurait plus qu’à dessiner, sur la trame de sa conscience, l’inaltérable esquisse. Mais tout se donne dans la manière d’un sortilège. On en sent le trouble dans le vif de la chair. Voyez-vous, belle Inconnue, vous ne m’apparaissez qu’à vous ramener au jeu subtil des métaphores. Vous êtes tel un marbre patiné qu’on aurait oublié dans la remise en demi-teinte d’un monde antiquaire. Vous êtes un feu, un cerne de sanguine qui dit l’épreuve, peut-être, d’un événement qui vous dépasse et vous déporte de vous. Hors votre citadelle, quel destin s’offre-t-il donc à vous ? Je vous verrais volontiers sous les traits d’une Promise que son Amant a délaissée pour une autre aventure, une autre terre.

  

   Corps infini

 

   Votre corps est un infini, un long étirement, un cri lancé à cet autre qui vous déchire et vous remet au forceps, à la braise, à la rouge incantation au centre de laquelle brûle votre sacrifice. Peut-être êtes-vous une offrande faite aux dieux, à la nature, à l’étrangeté qui, s’emparant de vous, vous isole dans la camisole de force de la folie ? Mais comment devient-on fou ? Par la privation d’un don dont on se croyait l’unique possesseur ?  Par la détresse d’un amour à qui on a ôté l’exercice de sa passion ? Par la solitude qui vous étreint et vous confine à ne vivre que dans  un univers aux comètes vides, aux étoiles éteintes ?

 

   Qu’une onde de vent

 

    Mais bougez donc ! Mais parlez donc ! Que ce langage se lève de vos lèvres, qu’il fasse ses ramures dans l’air attentif. A défaut, qu’il surgisse de votre sexe, tel le jet d’eau qui murmure son rythme de cristal. Que votre poitrine menue, ces deux boutons de rose, crépitent du feu de la joie. Ce monde bleu qui tapisse votre pièce est tellement semblable à une plainte océane auprès de laquelle vous cherchiez refuge. Seriez-vous un genre d’Ophélie attendant des flots une réparation éternelle ? Ou bien êtes-vous « cette enfant de douze ans si seule qui passait en sabots d'un pas sûr dans la rue liquide, comme si elle marchait sur la terre ferme ? Comment se faisait-il... ? ». Cette enfant dont parle Jules Supervielle dans « L’enfant de la haute mer », cette perdition au large d’elle dont la silhouette même se dissout dans la brume du fantastique ? Un songe seulement ayant abrasé toute matérialité. Il ne demeure dans l’esprit qu’une onde de vent qui, longtemps, fait ses lointains tourbillons, si bien qu’on ne sait s’ils ne sont les fictions que nous avons inventées dans le dais de nos têtes perdues.

  

   A la pliure des choses

 

   Du secret où vous êtes, toutes ces pensées aussi étranges qu’immotivées dont je reçois la révélation, ne sonnent-elles à la façon d’un tocsin qui annoncerait sa propre mort ? Toujours, nous les vivants, lançons des grappins en direction d’un trépas qui vibrionne au loin, fait son feu falot, signe avant-coureur d’un futur qui nous échappe. Une lumière qui décroît, quelques crépitements et une braise éteinte au bord de quelque Léthé enchanteur. Oui, enchanteur, car, savez-vous, nous ne rêvons que de nous absenter définitivement de nous, la seule voie d’une liberté dont nous peinons à entrevoir la claire image. Mais qui nous effraie tant elle est de nature inconcevable, puisque jamais éprouvée. Plein et vide. Attrait et répulsion. Fini et infini. Nous sommes à la pliure des choses, sur ce fil si étroit qu’il requiert de nous une attention de tous les instants, qu’il exige une marche à l’estime sur la marge étroite de quelque précipice.

  

   Ce qui résiste et se tait

 

    Mais voici que je m’éloigne de vous, vous éclipse derrière les lieux communs de la généralité. Peut-être, d’ailleurs, n’êtes-vous qu’un être du Néant ? De l’Absolu ? Peut-on trouver notions plus abstraites qui se fondent dans le ciel éthéré des concepts ? A vous observer ainsi, moi tapi dans la pénombre, vous dans la pleine lumière, je ne prends aucun risque, sinon celui d’échafauder de fallacieuses hypothèses. Que penseriez-vous de moi si vous aperceviez les deux boules scrutatrices de mes yeux ? Voyeur ? Sondeur d’âmes ? Enquêteur ontologique voulant mettre à nu ce qui ne peut se dévoiler, l’être en sa polyphonique splendeur ? Penserez-vous que je déraisonne, que je ne fais que broder les fils mêmes de ma propre inconséquence ? Et puis, au juste, suis-je autorisé à entrer dans cette confidence qui est vôtre, à tenter de décrypter ce qui résiste et se tait ?

  

   Distanciation ? Dérision ?

 

   Je relis, en ce moment, « Le livre du rire et de l’oubli » de Milan Kundera. Un vrai régal intellectuel, une finesse d’analyse, une capacité d’introspection sans faille. Mais retenons le titre seulement. Vous ayant placée sur la planche de l’entomologiste, voici que je me suis livré à une sorte d’inventaire, disséquant ici une pièce, là une autre, avec la curiosité de celui qui aborde un secret. Mais croyez-vous que quelqu’un ne découvre jamais plus que ce qu’il porte en lui ? Nous cherchons des justifications, des confirmations. Nous posons une thèse sur les choses dont nous attendons qu’elle se révèle vraie, incontournable, comme s’il s’agissait de ratifier les bases de notre propre architecture. Mais revenons à Kundera. Oui, j’aurais dû prendre plus de recul, pratiquer l’art de la distanciation, celui, sans doute, de la dérision. J’aurais pu rire de vous, de cette attitude si profondément académique qu’elle aurait suggéré un Modèle posant pour des étudiants des Beaux-arts. Ou bien d’une courtisane s’essayant à livrer d’elle son esthétique la plus flatteuse. Ou bien encore d’une fille de joie se délassant après une étreinte. Ou bien j’aurais pu décider, sur-le-champ, de vous oublier, de vous congédier de la mansarde fantaisiste de ma tête. Mais ma torture sera grande de ne point être amnésique, de ne pouvoir effacer votre trace comme on le faisait autrefois des dessins sur les ardoises magiques. Rire, oubli, deux stratégies pour une peine identique : vous perdre et n’avoir plus d’horizon que celui de la tristesse. C’est déconcertant, malgré tout, cette infinité d’esquisses mentales à la seule vue d’un être, ces infinies projections dont nous habillons choses et circonstances, personnages connus ou bien quidams surgissant devant nos yeux !

  

   Partage des chairs

 

   L’essentiel m’apparaît, en définitive,  de vous laisser libre de vous. A vous seule appartient votre mode de donation. Et puis, que faisons-nous d’autre que de jouer une infinité de rôles successifs, d’endosser tous ces habits chamarrés qui nous trouvent un jour savant aux cheveux fous, un autre collectionneur d’estampes ou colporteur déambulant sous le poids de sa charge ? Le problème, le seul, c’est que nous manquons d’une unité qui nous définirait de telle ou de telle manière. Alors nous pourrions être connus, investis de prédicats qui cerneraient le domaine de notre essence, contribueraient, d’une manière décisive, à tracer notre indéfectible profil. Toujours nous sommes dans le principe indépassable d’une appartenance commune, d’une visibilité réciproque. « Je ne suis moi que parce que tu es toi ». C’est comme un partage des chairs, une habile synthèse qui ne me fait être qu’à la hauteur de la conscience que vous avez de moi. Belle Inconnue je vous laisse à la trace singulière de votre destin. Le mien m’appelle qui me convoque à être. Oui, à ÊTRE ! Que faire de plus qui ne ressemble qu’à une aimable parodie ? Je serai moi pour toute l’éternité qui me sera accordée. Vous serez vous pareillement. Au moins, à ceci, serons-nous en confluence. Peut-être la seule qui soit !

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16 octobre 2018 2 16 /10 /octobre /2018 15:26
L’Eveil de Lucilla

                                "Bodhi..."

                     Œuvre : André Maynet

 

 

***

 

 

  

   Je m’appelle « Lucilla »

 

   Je m’appelle « Lucilla », mais tel n’a pas été toujours mon nom. Autrefois je me nommais, indifféremment « La Ténébreuse », « L’Ombrée », « L’Obscure ». Je vivais dans la grotte d’une gorge étroite où la lumière du jour coulait pareille à du plomb. Les chauves-souris, les araignées, les cloportes, les mille-pattes étaient mes amis. De ma cachette j’observais le monde et, parfois, j’invitais l’un de ses Représentants à venir me rejoindre dans le confus et l’énigmatique, là où les relents de soufre de l’Enfer faisaient leurs volutes jaunes. En quelque sorte ils étaient des « Elus » et, les amenant dans ma Caverne, j’en faisais des Hôtes Distingués. De mes traitements ils n’avaient nullement à se plaindre, tout heureux qu’ils étaient de se soustraire à la curiosité du jour, de connaître les délices de la nuit. Une fois qu’ils y avaient goûté, j’avais toutes les peines à les convaincre de rejoindre leurs logis. Ils m’assuraient que le Paradis était ici, en ma divine compagnie, ce dont, jamais, je ne cherchais à les dissuader.

  

   Nos farces de carabins

 

   La carte de nos loisirs - de nos plaisirs -, était infiniment variée, allant de l’abandon total à l’innocence au supplice le plus raffiné qui se puisse concevoir. Je n’en donnerai que quelques exemples. Capturer quelque Vivant et, après lui avoir inoculé le poison de l’addiction souterraine, soit le dépouiller de tous ses biens, lui raconter les pires histoires que nous avions inventées pour le tromper, soit l’amener à la déraison et le conduire à la folie au motif que son existence ne serait plus possible parmi les siens, mais seulement dans le royaume des taupes aveugles, des ombilics annelés, des araignées-chameau et des scorpions au dard levé plein d’un poison mortel plus dangereux que la Mort elle-même. Souvent, dans les boyaux de glaise qui nous servaient de couloirs, nous entendions le Malin rire aux éclats de nos farces de carabins. Longtemps ses ondes rebondissaient et s’enroulaient autour des stalagmites de notre refuge. Ainsi le temps passait, ourlé de plaisanteries et tissé de surprises dons nous gratifiaient nos Pensionnaires si naïfs que le simple vol d’un papillon les eût émerveillés ou amenés au bord des larmes. Quelques années coulèrent hors de tout souci, sauf celui de porter nos multiples joies à l’incandescence. Mais il en est des satisfactions comme des plaisirs de l’amour, toujours la décroissance intervient, alors que nous pensions son destin immortel.

  

   Un sens caché des choses

 

   Je m’appelle « Lucilla ». Autrement dit « Clarté », « Lumière », « Illumination ». Sans doute vous étonnerez-vous du prodige de ma métamorphose ? Mais il y a des changements d’états qui tiennent du mystère ou d’une bien étrange alchimie que d’aucuns nomment « mystique ». Vous aurez remarqué l’identité de leur radical qui semble incliner en direction d’un sens caché des choses. Peut-être faut-il s’initier à leurs arcanes  par un séjour initiatique ? La grotte, par son côté hermétique, paraît en constituer le plus sûr sésame. Elire domicile quelque part n’est jamais le fruit du hasard, mais pur mimétisme au gré duquel « qui se ressemble s’assemble ». Mais, savez-vous, parfois, les mauvais penchants ne sont qu’une pellicule de surface qui cache une âme sensible.

  

   Allégorie de la Caverne

 

   Voici qu’un jour, sans doute lassée de m’ingénier à tendre ces traquenards de potaches, je remonte le boyau en pente qui conduit à la sortie. Partout, sur des gradins de terre, placées telles des potiches, mes Victimes qui ressemblent plus à d’antiques objets poncés par les siècles, qu’à des formes humaines. Et si je vous précise qu’ils étaient identiques à des Prisonniers enchaînés glacés d’obscurité, vous n’aurez aucun mal à décrypter l’allégorie platonicienne de la Caverne, sorte de clé de voûte de toute la philosophie. Oui, suivez-moi, dans peu de temps, au terme de notre cheminement de grabataire, la lumière du Soleil - la Vérité - se montrera à nous avec la gloire d’une certitude enfin acquise après des jours et des jours d’égarement. Parfois faut-il se perdre afin de mieux se retrouver !

  

   S’élever vers son possible

 

   Certains de mes nouveaux amis « Lumineux » ont attaché à mon nom celui de « Bodhi » qui n’est autre que l’expérience rare de l’éveil spirituel. Mais ceci ne s’acquiert qu’au terme d’une longue et éprouvante recherche. L’or n’est jamais là, d’emblée. Toujours il est précédé de l’argent qui, lui-même, est tributaire du plomb. S’élever en soi vers son possible est toujours accomplir ce chemin du métal vil au métal précieux qui en est la quintessence. Donc, au sortir de la Caverne, je n’ai eu de cesse de prêcher la bonne parole, tel Zarathoustra, de répandre le Bien autour de moi, de regarder la Beauté, de mettre en exergue la gemme infinie des Vertus. Je ne pensais même plus à mes anciens Compagnons d’infortune, sauf parfois, de manière à ce qu’ils me servent de contre-exemples, de miroirs inversés à partir desquels emplir mon coefficient d’humanité. Après avoir éprouvé le désert, l’insignifiant, le stérile, il me fallait devenir cette outre pleine d’un vent régénérateur, promesse de déploiement à l’encontre de tout sentiment d’absurde et d’inclinations ourlées de sophismes et de contre-sens en tous genres. C’était comme de partir d’une sinistre banlieue aux immeubles sordides et de se retrouver dans une cité radieuse avec de larges places dédiées aux fontaines et au chant de l’eau.

  

   Nirvāṇa 

 

   Voici qui je suis, maintenant, après que j’ai été délivrée des tourments qui m’assaillaient dans le monde souterrain, cette lourde chape chtonienne, si près des Enfers, tout contre le Royaume des Morts. Je suis dans une pièce sans nom, ni lieu, ni temps. Peut-être se nomme-t-elle « Nirvāṇa », ce si beau nom qui ne peut désigner qu’un espace abstrait, sans attaches d’aucune sorte avec ce que nous connaissons habituellement. En aurait-il qu’il perdrait aussitôt tout son sens. Le monde de l’Eveil ne peut-être celui des Egarés, celui qui s’attache aux biens matériels, aux éblouissements des ustensiles, aux certitudes de la richesse. « Nirvāṇa » est le domaine du frugal, du simple, de la blancheur à l’état natif, du peu, du dire silencieux des choses. L’être qui en connaît « les portes de corne et d’ivoire » est hissé de lui en direction d’une extase nervalienne où ne se donnent à voir que des « Filles du feu » et les ailes silencieuses du songe.

  

   Au centre d’une spirale

 

   Je suis debout au centre d’une sorte de spirale qui me change en cette cariatide éternelle qui soutient les chapiteaux invisibles de l’essence humaine. Touchant mon corps - mais pourrez-vous faire ceci ? -, frôlant les tiges de mes jambes, la pulpe de vos doigts effleurant la douce entaille de mon sexe, contournant mon ombilic - cet omphalos qui dit le centre de Qui-je-suis -, palpitant tout contre les deux boutons de ma poitrine, entourant l’ovale de mon visage de Mime, palpant la soie cuivrée de mes cheveux, vos doigts, donc, seront-ils au contact d’une Fille, d’une Nymphe, d’une Déesse ? Sachez en tout cas que je ne sais plus qui je suis moi-même. C’est un tel état de flottement, de lévitation, que d’être soudain libérée du saṃsāra, ce cycle temporel infernal où se ruent la plupart des existences mondaines. Toujours un plaisir qui en remplace un autre. Toujours un désir qui rallume sa flamme alors que la précédente vient tout juste de s’éteindre. Toujours une envie qui fait son urticante étincelle, ici dans la pliure de l’âme, là dans la rubescence du corps, encore plus loin dans l’antre sulfureux de la convoitise, si ce n’est dans les tourbillons vertigineux de la volupté.

  

   Le clair-obscur

 

   Oui, vous avez bien vu, c’est Bouddha en personne qui, depuis le lieu de sa grande sagesse, est tout sourire puisqu’il me voit débarrassée  des motifs qui me retenaient prisonnière dans l’étroit réduit de ma grotte. Mais il n’est là qu’en tant que Passeur, que Médiateur entre l’ombre et la Lumière. Je suis dans le seul lieu qui soit humainement supportable pour une encore Vivante, dans l’entre-deux, dans le clair-obscur (ceci est bien plus qu’une simple métaphore, un indice pour percer le secret de notre complexité), le clair-obscur donc qui partage le monde en deux parties également fascinantes : la nuit du vice, le jour de la vertu. Il faut un grand courage pour se tenir à égale distance de ces deux tentations. Peut-être l’ataraxie est-elle au prix de cette éternelle indécision qui nous exonèrerait de nombre de nos tourments ?

  L’équilibre, la juste voie,  résident-t-ils dans le choix ou bien dans le non-choix ? Et puis, suis-je suffisamment autonome pour assumer ma condition ? A l’heure d’infléchir le sens de mon existence, un doute m’assaille : de quel côté se situe cette Vérité dont on prétend qu’elle nous sauverait ? Dans « La Pesanteur ou la Grâce » ?,  selon le beau titre du livre de Simone Veil. Mais le « ou » est trompeur qui entretient le paradoxe tout juste soulevé. Il nous oriente selon un dualisme dont il s’agirait de tirer, ou bien la condition d’une élévation, ou bien de son contraire, d’une chute. Cette cruelle indétermination nous ôte toute possibilité d’envisager une métaphysique de la liberté au gré de laquelle, en termes chrétiens, il s’agirait de convertir notre être en amour, compassion et don de soi. Or le destin transcendant de tout être est d’atteindre la liberté. Mais, ceci, nous ne pouvons nullement le décréter. L’espérer seulement.

 

   Qu’une étincelle jaillisse

 

  Je suis sur cette lisière qui tremble de n’être pas connue avec certitude. Je m’en remets - abandon de ma liberté ? -, au soin de votre vision, vous qui regardez cette image tremblante pareille à la flamme dans la cage d’une lampe-tempête. Puisse-t-elle m’éclairer suffisamment. Le chemin est si long, si confus de la terre ombreuse au ciel lumineux. Si ardu ! « Bodhi », बोधि, chemin si complexe, telle la graphie du sanscrit qui sinue en nous pour nous appeler à  « l’intelligence », « la  connaissance parfaite », « la révélation ». Comment tout ceci pourrait-il s’obtenir sans qu’un sacrifice soit consenti, sans qu’une mise entre parenthèses du monde soit opérée ? Constamment nous tentons de flotter au-dessus de ce quotidien qui nous aliène, de cette mystique qui nous enjoint de la connaître. Toujours nous sommes en suspens. Libres. Non-libres. Hésitant à larguer les amarres pour un autre univers. Nous sommes des êtres de l’ambiguïté. Ce que nous avons, nous le renions. Ce qui nous échappe, toujours nous le voulons. Y a-t-il un lieu de résolution de ces tensions ? Combien l’on donnerait de ses avoirs afin que, rassurés, notre voyage s’illumine enfin d’un but ! Autre que d’être soi parmi la confusion, d’être un non-être dont l’essence en fuite est ce clignotement qui parvient aux Egarés de la Caverne à défaut de les rendre lucides.

   « Lucilla », mon nom second, débarrasse-toi de tes attributs anciens. « La Ténébreuse », « L’Ombrée », « L’Obscure » ne sont là qu’à te conduire à la cécité ! Au moins provisoirement. Qu’une étincelle jaillisse qui éclaire ma nuit !

 

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12 octobre 2018 5 12 /10 /octobre /2018 18:50
Alba couleur pastel

                          « Pour te faire rire »

                        Œuvre : André Maynet

 

 

***

 

 

   Ce n’est pas qu’Alba détestait les couleurs. Non, en réalité elle ne détestait rien, sauf  l’incurie des hommes qui, parfois, dépassaient la mesure. Sa vie durant, Alba avait été en souci de la pureté, de la blancheur qui en était le symbole, du silence qui en ornait le bel épanouissement. Toujours elle avait trouvé refuge dans quelque lieu monacal où son corps d’androgyne s’ajustait à la juste dimension  des choses. Alors, lovée en elles, disponible au moindre signal qui allumait les signes de la joie, elle flottait infiniment entre deux eaux, pareille à une feuille d’algue que lissait la souple ramure des gouttes. Elle était comme en sustentation et rien ne trahissait la vie sauf le lent et appliqué mouvement de sa respiration. Sur les murs du songe elle déposait des feuilles vierges que de fugitives  images venaient caresser de leur empreinte légère. On pouvait y voir des photographies cernées de flous hamiltoniens, jeunes filles en fleur, blondes, dans un ruissellement de linge blanc ; des paysages chinois de facture Shanshui avec des poudroiements d’arbres, une jonque aux voiles abattues, un pêcheur immobile à sa proue ; une reproduction de « Galatée » de Gustave Moreau, cette nymphe à la peau nacrée, soyeuse, reposant sur un fauteuil fleuri, mythologie païenne ourdie d’une esthétique de l’effleurement.

   Oui, « effleurement » était son mot, le sésame au gré duquel le monde lui apparaissait à la façon d’une corne d’abondance, tout en plénitude heureuse, en douceur infiniment, telle celle teintée de vermeil qu’Hadès tient de son bras gauche où lait, miel et fruits diffusent une lumière délicate, irréelle. Elle était une fille des falaises immaculées - d’où son nom -, des hauts glaciers de cristal, des nuages aux ventres gris, des herbes fouettées par le vent, des plages de galets, la clarté y rebondissait en mille étourdissements.  Mais nul vertige à ceci. Une impression de haut ciel où glissent les vents alizés, où planent les grands oiseaux aux rémiges solaires, où se perdent les rêves des hommes dans un idéal qu’on ne pourrait même pas nommer. L’effleurement comme une éthique. Ne nullement violer l’intimité du réel. Être en osmose avec lui. Le laisser proférer à bas bruit l’éternelle complainte de l’univers.

   Ce avec quoi Alba, sans être en délicatesse cependant, avait du mal à trouver des correspondances, tout ce qui appelait à l’exagération, à l’amplitude incontrôlée, à l’opulence sans fin. Ainsi les plumes vives, rouges et bleues des aras ; les ocres sanguines du Minas Gerais ; les muletas tachées de tragédie écarlate, les eaux lourdes et sombres des abysses ; le ciel d’encre avant que n’éclate la tempête ; le tumulte coloré du Carnaval ; la luxuriance chromatique des caméléons ; les barres bariolées des néons de fêtes foraines ; les vêtements chamarrés des camelots et des saltimbanques. Toutefois Alba n’était ni dépressive, ni mélancolique. Son humeur était plutôt joyeuse bien qu’en touches subtiles. Son bonheur tout intérieur qui, parfois, exsudait d’elle à la façon dont une résine s’écoule de l’arbre à bas bruit sans que nul ne s’en préoccupe.

   Ce matin d’automne le ciel est uniment gris pâle, couleur de perle, à peine une parole s’élevant du silence alentour. Rien ne fait signe en direction d’une humeur plénière et cependant Alba étincelle d’allégresse contenue. Une eau de fontaine prête à jaillir qu’elle retient à la façon d’une révélation sur le point de se dire. Dans les plis de son corps elle sent que tout se dilate et veut se manifester avant que la bise d’hiver ne sème sa désolation. Cela bourgeonne, cela stridule au plein du bouton du nombril, cela fait ses joyeux brandons sur la pointe des aréoles, cela s’allume dans le golfe des reins, cela rougit dans l’amande serrée du sexe. Soudain, sur la toile de fond où paraît Alba, en lettres de craie, à peine visibles, nous devinons le mot « CIRCUS », mais il semble si léger dans l’air qui crépite pareil à une soie. Sur sa peau d’albâtre naissent, tels des losanges dessinés par un enfant appliqué, des motifs qui évoquent l’habit d’Arlequin. Mais des motifs pastel dont on penserait qu’à tout instant ils pourraient s’évanouir et regagner le lieu de leur origine. La chair « d’Arlequine » ? Une scène de la commedia dell'arte ? Le bout du pinceau cubiste du génial Picasso ?

   Nous sommes tellement déroutés par cette furtive apparition. Serait-ce nous qui aurions rêvé, projetant la pudique Alba sur l’écran de nos fantasmes ? Déjà la couleur l’érotise, la place sous la lampe de notre désir. Elle nous semble plus incarnée, plus saisissable, presque une amante venant à nous sur la pointe des pieds. Ce bustier roulé autour des reins ne nous dit-il la venue d’un futur plaisir ? Et ces mains érigées en chandelier - pose caractéristique de son Modèle -, ne sont-elles les signes avant-coureurs d’une fête de la chair ? La pulpe est là qui se cabre et exulte. Les cheveux sont de cuivre fouettés par le feu des idées. Nul retrait qui nous interdirait de nous approcher de cette vitrine luxueuse, d’y deviner nos songes de grands enfants, d’y projeter nos souhaits les plus secrets.

   Mais voici que l’heure tourne, que la lumière vacille. Là-bas, sur la lagune, les masques du Carnaval ont été rangés. Arlequin a ôté sa rutilante vêture. L’acteur enlève son masque de noir de fumée. Il est en justaucorps blanc maintenant. Ses traits sont tirés. Ses yeux cernés. A présent seulement il est redevenu l’homme vrai, celui qui ne joue plus, celui que, bientôt, le quotidien reprendra dans ses mailles abrasives. Combien il est éprouvant de donner le change, d’offrir aux spectateurs curieux cette image brillante, gaie, colorée dont ils voudraient qu’elle soit leur constante effigie. L’homme est insatiable qui ne pense qu’à l’apparence qu’il destine aux autres, qu’il veut irréprochable, brodée d’or et enluminée de lettres chamarrées, complexes, telles des caractères gothiques. Autrement dit une pratique de l’excès.

   D’Arlequin l’on nous dit qu’il possède des origines diaboliques, qu’il ne s’attache qu’à satisfaire ses besoins primitifs : boire, manger, faire l’amour et dormir. Et c’est bien ceci que le Voyeur, s’identifiant à l’Acteur, cherche à rencontrer. Dans l’obscur et l’anonymat de la salle, il peut tour à tour endosser tous ces rôles, être un bouffon, briller par son peu d’intelligence, se donner comme crédule et paresseux, se livrer à mille facéties, en un mot être libre d’endosser bêtises et absurdités sans qu’une fâcheuse conséquence ne vienne ternir ce moment d’insouciance juvénile. Nul n’a-t-il un jour forgé, dans l’enclume oblong de sa tête, le souhait de n’en faire qu’à son caprice, être émir ou bien vizir, porte-faix, balayeur, tenancier de maison close, apothicaire, magicien, de se vautrer dans la soue tel le porc, de faire la roue comme l’orgueilleux paon ? Un genre de Cour des Miracles où devenir tantôt Jean Valjean, tantôt les Thénardier, tantôt Esméralda aux yeux de braise ? Condition si proche du caméléon aux facettes multiples qu’elle nous ôte nos chaînes et nous conduit sur les rives de la folie, celle peinte par Erasme dont l’éloge consiste à la métamorphoser, cette folie, en art de vivre, d’en faire un violon d’Ingres. En quelque manière se livrer à la critique de la toute puissante Raison dont les jugements souvent erronés conduisent à l’état d’inquiétude et aux approximations qui faussent toute vérité.

   « Pour te faire rire », déclare Alba, afin qu’avertis de son projet, nous ne nous méprenions sur la nature qui l’anime en profondeur. Peut-être, tel un jour radieux d’automne, dans l’espace heureux d’un dernier soleil, avant que les brumes hivernales ne posent sur nos yeux une taie contraignante, souhaite-t-elle nous inviter à la gaieté ?  Alba est-elle réellement sortie de son habituel quant-à-soi, se donnant à voir à la façon d’un personnage de cirque ? Mais, à l’évidence, d’un cirque métaphysique poinçonné à l’aune du tourment. Si elle adopte la posture d’Arlequin ce n’est qu’à titre provisoire avec, en arrière-plan, quelques questions fondamentales sur l’exister qui la ramènent à ses propres fondements. Alba n’est ni Cosette, ni Fantine, ni Eponine, ni qui que ce soit, pas plus qu’elle ne saurait endosser l’habit d’Arlecchino, ni de l’un des autres personnages de la commedia dell’arte. Alba est bien trop dans une posture de sincérité pour se livrer à une quelconque compromission au terme de laquelle son essence aurait à souffrir. Telle qu’en elle-même le temps la façonne pour nous la livrer nue. Oui, NUE. C'est-à-dire VRAIE. La voir autrement qu’en cette cariatide qui soutient l’Absolu serait la priver de son âme, substituer à la profondeur un bien pathétique flux de surface.

   Contrairement à Arlequin dont les empiècements sont vifs, clinquants, cousus d’hypocrisie et reprisés à la diable, la vêture symbolique d’Alba se pare des douceurs et langueurs d’une arrière-saison du corps, d’une climatique d’un esprit infiniment présent à lui-même. Des camaïeux d’alezan et d’ocre ; des bleus-dragée, horizon ; que jouxtent dans la paix des gris-étain, argile claire, dos de souris. Avec ceci l’on ne crée nullement une rhétorique dispendieuse qui éblouit et ressemble aux propos suffisants des sophistes. Il n’y a nulle fuite de soi, nulle attente d’un salut situé sur une scène, fût-elle adoubée par un large public. SOI EN SOI et les amers sont posés qui permettent la justesse de la navigation. Avec ceci, qui se dit dans la pudeur et la réserve, l’on brode l’exact lexique qui colle à soi et unifie dans les épreuves dont l’être a à souffrir, qui sont ses propres quadratures. Oui, Alba nous t’aimons telle qu’en ta simplicité. Demeure en toi. Ne t’égare pas dans la semblance. Les miroirs aux alouettes sont partout qui crépitent et rendent fous ! Mais d’une folie dont on ne revient pas.

 

 

 

 

 

 

 

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4 octobre 2018 4 04 /10 /octobre /2018 10:16
Retour à l’essentiel

       « Le matin se lève aux salins de La Palme »

                   Photographie : Hervé Baïs

 

 

***

 

 

   ETE - Le soleil est haut dans le ciel, immense goutte en fusion. Il crépite, lâche ses milliers d’étincelles. Il coule avec un bruit de crécelle. Sur Terre sont les hommes, caravanes de minuscules fourmis aux trajets incessants. Ils abritent leurs yeux derrière des vitres noires. En arrière de la paroi de verre leurs sclérotiques virent au sombre et leurs pupilles sont de minuscules et illisibles grains. Parfois leur vue scintille pareille aux névés inondés de lumière. Parfois ils titubent pris dans l’ivresse du jour, dans le tourbillon de clarté qui ponce la plaine de leur peau. Cependant ils sont heureux. Cependant ils reçoivent l’obole solaire avec la joie d’enfants découvrant quelque trésor dont ils avaient perdu la trace. Partout la vie s’éploie, étend ses ramures, libère son nectar. Pareille aux grappes mauves des glycines pendues aux grilles des pergolas, cascadant sur les bois des tonnelles. Tout est couleur jusqu’à la démesure. Le ciel est aigue-marine avec de longues franges blanches. La pellicule des lacs est gris-bleu, que décolorent par endroits les plaques de sel. Parfois l’eau est teintée de sanguine, de rose, de rouge-orangé.

   On veut la couleur. On veut la griserie. Au nord, vers La-Nouvelle, au sud vers Leucate sont les foules bariolées des plages. Les corps sont identiques à des terres cuites anciennes. Les maillots lancent leurs éclats, tels de bavardes verroteries. Aux terrasses coule la menthe dans des verres glacés poudrés de sucre, pétillent les bières dans leurs vêtures d’or, fusent les limonades dans leurs lueurs minérales. Partout est la forêt pluviale avec sa vie exubérante. Les jaguars et leurs ilots d’ocelles bruns. Le puma et ses yeux de verre. Le chevreuil à la robe claire. Partout la canopée et ses bruissements, ses vives tonalités. Les perroquets aux plumes corail, topaze, émeraude. Le toucan au bec orange. Le caméléon aux éclats verts Véronèse et jaune de chrome. Partout les arcs-en-ciel, les prismes où la lumière se diffracte. Partout les conciliabules, les colloques, les palabres. Il semblerait que jamais ceci ne puisse avoir un terme, que le mouvement serait perpétuel, les sons infinis ricochant à la face ouverte des choses. Les hommes regardent les femmes. Les femmes regardent les hommes. Leurs yeux sont des diamants qui disent tout la beauté présente, l’union possible, la fusion de chaque chose en son réceptacle, l’assurance d’une plénitude au long cours.

   AUTOMNE - Subitement le temps a fraîchi. Les terrasses des cafés sont vides que, parfois, balaie la Tramontane, rafales où nagent des nappes de feuilles. Les plages sont désertes qui portent encore l’empreinte de pas, de griffures, d’objets égarés que, bientôt, l’oubli recouvrira. Des voitures glissent au loin. Leurs pneus font un bruit humide quelque part sur une route sinueuse de la garrigue. C’est alors comme si un lampion de fête avait troqué son costume bariolé pour une simple tunique de papier, à peine quelques teintes se fondant dans l’humilité du jour. Le ciel est étendu au large dans un voile soutenu de gris que traverse, par endroits, la dérive plus claire d’un nuage, que visite un pâle soleil. On dirait un phare perdu dans l’immensité, venant dire aux navigateurs leur progression à vue parmi les obstacles et soubresauts du monde. Plus bas, vers le trait noir de l’horizon, une frange plus soutenue, une hésitation entre l’ardoise et le plomb. Déjà, en filigrane, l’hiver s’annonce. On devine les bourrasques, la chute lente du grésil, les herbes prises dans le givre, l’âtre où flambe un feu jetant ses braises contre la plaque de suie. Des salins on ne distingue plus les montagnes blanches, ces cônes qui éblouissaient dans l’insolente lumière estivale. Tout a regagné son abri. Tout s’est mis en réserve afin que la saison connaisse quelque répit, que les corps se reposent, les yeux s’éteignent, les mains se fassent poings où le temps condense son pli intime, cette mesure de l’instant en-deçà et au-delà de laquelle plus rien n’existe du passé, plus rien du futur. Seulement ce point inlisible qui se confond avec l’être des choses, en dit le prodigieux secret.

   SAISONS - Les hommes, les femmes, sont rentrés au foyer. Dans la période qui végète et attend l’heure de son ressourcement. Il faut cette coupure afin que les clameurs cessant, l’âme puisse retrouver une sérénité à défaut de laquelle elle ne serait que fétu de paille chahuté par les flots. Il faut la césure. Il faut l’arrêt. Il faut le recueillement. Que serait donc une vie si elle ne ménageait ces haltes ? Un jet continu ? Une exubérance sans fin ? Une opulence dépliant à l’infini ses frondaisons ? L’on sent combien ceci serait artificiel, entaché de fausseté. Tout désir appelle le calme. Tout plaisir le retrait. Tout bonheur l’approche d’un répit. Ayant compris cette nécessaire alternance, on se plaît à regarder le modeste, à découvrir le menu, à se réjouir de la vue de cette eau de lagune que traverse une barre de terre noire. On n’est plus immergé dans l’image, ce que l’été nous imposait avec sa puissance. On est au bord de l’événement imperceptible, toute attente, toute patience. C’est de cette façon que se révèle à nous ce qui prend figure d’essentiel : cette souple modulation de blancs, de noirs et de gris, ces nuages si fins - ils pourraient disparaître -, cet horizon si bas, cette eau immobile dont nous n’éprouverons le fluide qu’à l’aune de nos yeux. Les corps viendront plus tard, régénérés par un souverain repos, une accalmie réparatrice. Ainsi se déploie le mystère de la métamorphose dont les saisons sont les belles et inaltérables scansions. Tout est rythme dans l’existence. Nuit, jour. Eté, hiver. Abondance, disette. Comment pourrions-nous nous exonérer de ce flux-reflux qui est le tempo même de ceux, celles que nous sommes ? Que vienne l’hiver. Il porte, en sa doublure, la fontaine claire au printemps ; la colline où chantent les étoiles vertes et blanches des euphorbes en été ; la bogue où dort le marron automnal. Tout ceci que nous accueillons sans même nous en apercevoir. Nous-mêmes sommes cette oscillation. Guère autre chose. Le gain de cette vérité, outre qu’il nous place sur le droit chemin, nous met à l’abri de bien des déconvenues. Hors ce cycle, plus rien ne fait signe. Que l’oubli !

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11 septembre 2018 2 11 /09 /septembre /2018 15:50
Quel reflet de toi ?

      Œuvre : Assunta Genovesio

 

 

***

 

 

   Quelle était donc ta posture dans la venue du jour ? Dehors, déjà, l’air était chaud, promesse de brûlure et personne ne se hasarderait dans les rues avant qu’un peu de fraîcheur n’arrive aux abords de la nuit. La nuit aussi était une douleur, un passage à gué entre deux rives que la fureur habitait. Ces lames blanches dans le ciel, cette foudre qui habitait les nuages, ces nuages au teint de plomb, que ne se précipitaient-ils sur la terre afin de lui apporter ce repos auquel elle aspirait ? Cela durait depuis des jours, cela menaçait mais rien ne se produisait que cette étuve où chacun étouffait, cherchant un peu d’air auprès d’un ventilateur, d’une fenêtre ouverte sur un espoir vite déçu. Vraiment il n’y avait rien à espérer. Il suffisait de se calfeutrer, de faire de son corps le territoire le plus étroit, de se réfugier dans la pièce la plus obscure, peut-être une salle de bains et y demeurer jusqu’à l’infini du temps. Les choses, parfois, semblent n’avoir nulle autre fin que leur entêtement à persister dans l’absurde, à vaincre quiconque s’opposerait à leur soudaine splendeur, à leur rutilance, à leur toute puissance.

   De la maison que j’ai louée, à Port-Blanc, la vue est immense qui semble n’avoir nul horizon. Au premier plan, la masse claire des rochers, une arche de pierre qui plonge dans l’eau d’opale et d’écume. Au sommet d’une falaise, la ruine d’une bâtisse de granit découpe son étique silhouette. Quelques ilots au large qu’enveloppe une brume de chaleur. J’y viens dès l’aube, carnet de croquis à la main, traçant ici et là quelques lignes qu’ensuite j’emplis d’aquarelle légère, comme si ces touches à peine appuyées pouvaient atténuer cette impression de lassitude que procure l’ardeur solaire dès qu’elle déchaîne son envahissante houle. Invariablement, vers les dix heures, je range crayons et pinceaux et me hâte de regagner mon abri. Le jour durant, derrière les volets croisés, je tape à la machine les textes qui seront mes articles de rentrée au Journal. Parfois, à la limite de l’endormissement, je cède à un rapide somme, espérant un réveil plus lucide à sa suite. La nuit, à la faveur d’une mince fraîcheur, fenêtres grand ouvertes, sous l’œil complice de la Lune,  je termine  ce que le jour m’avait refusé. Il n’est pas rare que je gagne mon lit vers deux ou trois heures du matin. L’aube point qui me surprend au milieu de mes rêves.

   Le réveil, ce matin, est semblable à ce fin brouillard fiévreux - marque de cette haute saison -,  qui se voit renforcé par la présence de l’Océan. De fines gouttelettes en suspension qui talquent aussitôt le visage et y dessinent les minces ruisselets qui courent jusqu’à l’éperon du menton et font leurs gouttes étincelantes sur le sol de tomettes. Aujourd’hui je n’irai pas dessiner sur la falaise. Mon travail est en retard et la remise des textes à l’imprimerie est proche. Un petit déjeuner sur le bout du pouce. Juste une halte avant de me replonger dans l’écriture. Je prends mes jumelles et parcours la grande plaine liquide. Quelques voiles blanches au loin. Des promeneurs près de la ruine de granit. Ils édifient des manières de cairns qui regardent le ciel. De grands oiseaux gris décrivent des cercles au-dessus des falaises puis, soudain, obliquent vers l’intérieur des terres. Je les suis et en distingue les becs noirs, les rémiges tendues, le vol incisif, pareil à un coup de canif. Maintenant ils sont hors de portée et les deux cercles des jumelles sont vides de présence jusqu’à ce qu’ils se posent sur cette basse maison blanche que surmonte un toit d’ardoises. Les volets sont fermés à l’exception d’une pièce plus claire - une lumière y brille d’un vif éclat -, dont la fenêtre ouverte semble vouloir livrer quelque secret.

   Il me faut accommoder un instant, attendre que ma vision se règle, s’habitue à ce clair-obscur au sein duquel je te vois, Toi l’Etrangère, debout, appuyée au marbre d’une coiffeuse, entièrement dénudée, dans la pose alanguie d’une femme à sa toilette qui, sans doute, applique sur son visage les premières touches de maquillage. Vois-tu, cette image me fait étrangement penser au « Nu provençal » de Willy Ronis, cette ambiance si intime, cet abandon de la courbe du dos à tout regard inquisiteur, cette attitude si doucement disponible à être l’icône inoubliable dont je peuplerai le ciel de mes rêves. Sans doute ne te sais-tu pas observée, détaillée par une vue qui pénètre loin dans la meute ouverte de ta féminité. Du reste tu n’en sauras rien. Demain, j’aurai bouclé mes bagages, en route vers le ciel de schiste de Paris, occupé déjà à peaufiner mes articles que mes lecteurs liront bientôt.

   Alors, Toi la Survenue d’une longue nuit - celle de l’inconnaissance -, tu ne seras plus que cette vague couleur sur l’arête d’un prisme, peut-être un simple indigo, une améthyste dormant dans le feutre de son écrin. C’est pourquoi aujourd’hui, dans cet instant que je fais mien, je veux rassasier mes yeux, leur donner  à satiété cette nourriture rare que tu es. Ils sauront bien me dire la limite à ne pas dépasser, au-delà de laquelle je ne serais que le contemplateur d’une âme se livrant dans son plus total dénuement. Oui, laisse-moi encore ce genre de « permission de minuit, de midi ? » afin que, rendu à mon âme d’adolescent, je puisse rêver de ta féminité au-delà de la féminité, c'est-à-dire t’installer dans ce palais de cristal sur lequel tu règneras sans partage. Non, tu n’auras nulle concurrente. Pas même une Survenue de quelque gynécée d’Orient sur lequel quelque Prince exercerait son souverain désir.

   M’apercevrais-tu, dissimulé derrière le double foyer de mes jumelles, tu penserais avoir affaire à un Voyeur sans scrupule voulant dérober jusqu’à la plus infime parcelle de ta vie intime. Mais, je te l’assure, ma contemplation n’a rien à voir avec la pure curiosité ou bien l’intention licencieuse. Tu aurais été vêtue, je n’en aurais pas moins assuré mon tour de veille, en sauvegardant jalousement l’éternelle durée. Ceci, tu ne peux le savoir, je suis un incorrigible romantique qui lit sans discontinuer cette littérature d’un autre temps. Je m’évade dans les replis  de « Gaspard de la nuit » d’Aloysius Bertrand, je rêve avec Musset aux « Contes d’Espagne et d’Italie », je vole au rythme des songes de Gérard de Nerval, je vibre avec « Myrtho », « divine enchanteresse ». Alors le risque que tu cours n’est pas grand. Te retrouver dans l’un de ces poèmes que j’écris le soir, près de  l’Île Saint-Louis, face la Seine avec ses remous d’étain, ses longs trains de péniches, quelques promeneurs isolés à la pointe du Quai de Bourbon. Il me faut ma moisson d’images, ma collection de sensations. Sinon, comment pourrais-je sortir de moi, de cette geôle de l’ego qui, toujours, m’assigne à demeure ?, et je ne suis plus que Narcisse devant le désespoir de son propre reflet.

   Voilà le terme de mon intrusion. J’ai plié mes jumelles, prenant soin d’y loger cette saisie visuelle dont, peut-être, je bâtirai ma prochaine fiction. La plupart de mes lecteurs pensent que mes personnages sortent tout droit de ma tête. Mais il faudrait que cette dernière soit bien grande, bien fertile ! Le peuple de mes fantasmagories, dont maintenant tu fais partie, voici comment j’en assure l’existence. Voir sans être vu. Jeu de chat et de la souris. Mais, imagine, je ne sais plus, le plus souvent, du chat ou de la souris, qui je suis réellement. C’est le piège de l’imaginaire que de tout diluer dans un même creuset. De tout confondre et de ne rien rendre à soi qui dirait l’identité. Heureusement je dispose de quelques garde-corps ! La lecture, le songe éveillé, l’errance sans appui dans quelque toile découverte, au hasard d’une promenade, Rue de Seine, à la vitrine d’une galerie. Sinon la folie serait au bout avec ses habits multicolores et le bruit fascinant de ses grelots.

   Ma nuit a été illuminée des éclairs de ta chair. Des bistres se mêlant à l’acajou soutenu de tes cheveux, à l’ambre léger de tes épaules, à la terre d’ombre de ton sexe que j’imagine à la manière d’une feuille lancéolée dans la demi-nuit d’un sous-bois. Que demeurera-t-il de tout ceci qui refleurira au hasard des mots ? Je serais bien en peine de le dire tellement la confusion m’habite. Comme si j’avais bu à la fontaine de Léthé, comme si j’avais fumé du chanvre indien qui me laisserait dans l’indécision de moi-même.

   Me voici sur la route. L’air est frais encore qui coule sur la dalle de mon visage. Passant devant chez toi, j’ai pris soin de noter ton adresse. Ce poème que je ne manquerai d’écrire lorsque les jours chuteront, que les berges du temps ne seront plus que frimas, que les passants dans la rue mimeront des glaçons pendus aux branches, oui, ce poème, souvenir d’une toilette en train de s’accomplir - cette naissance -, je te l’enverrai. Tu ne sauras qui te l’a adressé. Un Voyeur est toujours un voyageur de l’ombre. Que l’ombre s’allonge donc, l’hiver est si long à venir où brasille l’impatience d’écrire. Le feu !

 

 

 

 

 

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