Photographie : Clare Shilland
Source : TEST
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En cette fin d’été, ayant terminé mes articles les plus importants, je décidai de m’accorder une pause, n’emportant avec moi que quelques livres, ma machine à écrire et certains bibelots auxquels j’avais pris coutume de m’attacher, une pipe, un coupe-papier en laiton, un Ganesh en bronze que j’avais ramené d’un voyage en Inde. En quelque manière ils étaient les objets transitionnels qui me rattachaient à un vécu assez agité. La pipe me rappelait celle, en écume de mer, dont j’aimais à bourrer le fourneau de ce bon tabac blond si odorant, cet « Amsterdamer » qui m’accompagnait lors de mes longues lectures ou d’une écriture qui, parfois, devait s’arranger de ces volutes de fumée avant qu’elle n’attînt son terme. Le coupe- papier, lui, me servait à ouvrir les pages des livres non massicotés que j’achetais au hasard de mes promenades chez les bouquinistes, surtout des éditions rares d’ouvrages érotiques. C’était le XVIII° siècle libertin qui recueillait mes faveurs. Enfin Ganesh m’assurait, en toutes circonstances, d’une caution spirituelle me sauvant du désastre et des tentations que ces Dames ne négligeaient jamais de me tendre, connaissant mon inclination pour le péché de chair, mais un brin sublimé, il va de soi.
Sur les conseils d’un ami naturaliste j’étais descendu dans le Sud, dans le ravissant petit village de M. perché sur une haute falaise qu’entouraient deux gorges profondes. Sa forme en amande, dont je pris conscience sur une photographie aérienne, simulait la vulve féminine, sa rue centrale, la divine raie, les remparts qui en ceinturaient le pourtour les grandes lèvres, quelques arbres figurant telle la toison d’une femme épanouie et libre qui aurait voulu délivrer aux yeux des curieux ses insondables charmes. En réalité, je ne sais d’où je tirais cette faculté de tout visionner sous les auspices du sexe, mais je ne m’inquiétai guère de ceci, mes aïeux avaient acquis, en leur temps, une solide réputation que j’aurais pu leur envier ma vie durant. Souvent, aurez-vous remarqué, l’on se réfère à votre généalogie afin d’expliquer votre boulimie, votre nature inquiète, votre goût pour les Beaux-arts et aussi bien vos vices que vos vertus s’inscrivent au fronton de vos géniteurs et arrière-géniteurs de manière à ce que votre faute parût plus légère. Mais, en toute confidence, mes ancêtres eussent-ils été chastes comme des Bénédictins, je n’en aurai pas moins brillé par cette sorte de vice lumineux fiché dans ma chair comme l’écharde dans le doigt du charron. A dire les choses, autant les dire vraies. On s’allège ainsi de l’excès du mentir.
Mais voici que je m’égare, le bavardage n’étant pas le moindre de mes travers. J’étais donc arrivé dans ce havre de paix un soir de fin Août, alors que les dernières vagues de chaleur commençaient à lentement décroître. J’avais loué un petit gîte qui donnait sur la vallée de l’A. et la vue portait au loin sur la garrigue méditerranéenne avec ses bouquets d’oliviers, ses cyprès-chandelles plantés tel des cierges dans l’encre du ciel, ses amandiers, ses haies de buis sombre, ses touffes de thym et de romarin, ses genévriers hérissés de piquants. Si F., mon ami naturaliste, avait choisi ce coin paisible pour herboriser, je l’imitais à la lettre, sauf que mes cibles étaient plus féminines que végétales et qui donc peut me dire, en toute objectivité, laquelle des deux activités est la plus noble ? Pour ma part, la « noble activité » est celle dont je décrète la valeur et bien malin sera celui qui pourra trouver les arguments d’une réfutation logique. Donc j’étais dans cette disposition d’esprit d’un homme assuré du bien-fondé de ses penchants et nullement décidé à en changer fût-ce une once, peut-être même à en accroitre les sensations tellement la condition de prédateurs de Jeunes Oiselles est une sublime ambroisie.
Tout juste arrivé chez ma Logeuse, une vieille femme qui habitait à deux pas de mon pied-à-terre, je m’enquis des loisirs du village et des alentours. Madame S. eut l’extrême bonté de me déniaiser. Ici, hormis les sentiers de chèvres, la vaste étendue du causse, le fait d’herboriser tel Rousseau, une fois les touristes partis, il n’y avait plus que Dame Nature, les rues désertes et, souvent, le souffle de la Tramontane qui consignait au logis. Au ton péremptoire de ma confidente je compris qu’il n’y avait nullement à biaiser, seulement à prendre mon parti de ce qui se présentait à la façon d’une retraite chez les Jésuites. Donc je lirai, écrirai, mettrai au point le plan de travail de la rentrée. Certes passer ainsi d’un espoir de conquête à l’étique condition de « Promeneur solitaire » ne me faisait guère sourire mais il s’avérait que je n’avais nul choix et que, par la force du destin, je me remettrais, un jour ou l’autre, de ce bivouac dans le désert.
A tout hasard j’avais amené une paire de chaussures de marche dont les talons cependant étaient en piteux état. Auprès de mon hôtesse je m’enquis de la présence d’un cordonnier. « Allez donc voir le Père R, tout au bout du bourg, près de la poterne, il vous retapera ça en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire. Et si votre séjour vous chagrine, jetez donc un coup d’œil à sa benjamine, la Mathilde, elle réveillerait un mort ! ». Sur ce, la brave dame disparut me laissant en plan avec mes brodequins et cette image du mort en train de ressusciter. Je dois avouer que ma première nuit dans le petit village de M. fut une manière de chemin de croix où les stations se bousculaient, prises d’assaut par les chèvres aux pelages bis, les bouquets de sorbiers, les semelles usées, le bon cordonnier, Mathilde enfin qui clignotait dans le genre d’une étoile brillante venue du fond obscur de la lointaine galaxie. Et, si une rémanence de l’image existait au réveil, vous vous doutez bien, avisés Lecteurs, qu’il ne s’agissait ni de celle des sorbes, ni des cailloux du sentier, pas plus que des épines des genévriers. Mathilde était une épine plantée au mitan de ma peau, forte comme un tatouage, envoûtante à la façon d’un philtre, urticante comme mille brins de panais s’ingéniant à raboter mon épiderme.
Lorsque, le lendemain de ma conversation avec ma Logeuse, le matin fut suffisamment levé, un rapide petit-déjeuner pris, je fourrai dans une poche en plastique mes deux brodequins et, l’âme en alerte, me dirigeai vers la poterne que jouxtait la boutique du cordonnier et sa fille qui était censée « réveiller les morts ». Je dois avouer que ma curiosité était piquée au vif et que, progressant dans la rue vide d’habitants - Madame S. avait dit vrai -, mon inquiétude de ne point apercevoir Mathilde était à son comble. Elle pouvait être sortie ou bien se trouver dans sa chambre feuilletant un ouvrage léger, ou bien encore à la ville voisine en quête d’une bonne fortune. Il était à peine neuf heures que, déjà, je franchis le seuil de la boutique. Mon entrée fut suivie du carillon joyeux d’une cloche en laiton. J’attendis un moment derrière le comptoir que quelqu’un arrivât. Un vieux monsieur déboucha de l’arrière-boutique, l’air hirsute. Sans doute l’avais-je dérangé dans la réfection d’antiques godillots ? Suite à mon bonjour il s’enquit du but de ma visite. Je lui présentai les talons éculés de mes compagnons de route. Il fit un petit signe d’assentiment de la tête et héla sa fille. J’entendais le bruit des ballerines qui glissaient sur les marches. « Tiens, Mathilde, occupe-toi de Monsieur, j’ai à faire. » Et il disparut aussi vite qu’il était apparu. Vous dire que mon cœur battait la chamade était simple euphémisme et, d’avance, je me réjouissais du spectacle dont j’allais être le seul et unique spectateur, comme si, depuis toujours, le destin avait cette offrande à me réserver, un pur joyau dans le jour qui naissait.
Une jeune fille à l’allure si sage - s’agissait-il vraiment de Mathilde ? N’était-ce sa sœur aînée ? -, si sage donc que les morts pouvaient rester au repos dans leurs berceaux de nuages et moi m’en retourner au logis, dépité comme un chasseur qui revient bredouille après une dure journée de battue. Mathilde donc - son père l’avait bien nommée ainsi - était dans l’âge ambigu situé entre l’enfance innocente et l’adolescence bouillonnante, encore un pied, sinon les deux dans cette parenthèse enchantée qui abrite les jeunes années du souci d’exister et des préoccupations de l’amour, mais aussi bien des frivolités du sexe. Elle avait plutôt l’air d’une communiante, avec ses cheveux châtains relevés en chignon, son teint frais pareil au bouton de rose, son chemisier bleu identique à celui du matelot, sa jupe bleu-marine qui, certes, découvrait ses genoux, mais avec un tel air d’ingénuité que le Diable ne pouvait habiter une si sage demeure. Sans doute ma Logeuse avait-elle voulu rire de moi. Il fallait que je lui rende la pareille et que, par exemple, je simule un subit attrait en sa faveur, nos âges si éloignés rajouteraient une note épicée dans l’esprit de la récipiendaire dont les émotions, sûrement, allaient s’accroître du plaisir d’une heureuse surprise.
Mathilde nota sur un carnet mon nom et mon adresse et m’assura que dans trois jours mes chaussures seraient prêtes. On était lundi. Donc mercredi serait le jour où, de nouveau, j’entrerai dans la boutique. Au comble de la déception, sur-le-champ, je souhaitai que cette Apparition, en soi bien trop modeste, fût absente lors de la livraison. Certes cette réaction de dépit était puérile, j’en étais conscient, mais que pouvais-je contre ? Un enfant soudain privé de son cadeau n’éprouve-t-il une furieuse déception et ne fomente-t-il, dans sa tête, quelque plan de vengeance ? « Après tout, pensais-je, je ne suis qu’un grand enfant et ceci, vraisemblablement jusqu’à ce que mort s’ensuive ». Les trois jours qui suivirent ma visite à la cordonnerie furent, on s’en doutera, laborieux. Mes sandales de cuir étaient bien trop légères pour affronter les sentiers rocailleux de la garrigue. Le temps trop maussade que le souffle de la Tramontane attisait de sa langue froide. La lecture trop exigeante qui demandait concentration et attention. Ce laps de temps, qui me paraissait une éternité, je le passai à écrire, tapant sur le clavier de ma vieille Remington avec une certaine impatience. Cependant je n’avais jamais été aussi inspiré et les chapitres de mon roman avançaient à grand pas, si bien que, bientôt, leur rythme m’échapperait et que je ne ferais que courir après une histoire dont je serais évincé. Evincé comme je l’avais été des précieuses attentions de Mathilde, fussent-elles hypothétiques en ce lundi dont j’avais naïvement pensé qu’il illuminerait le ciel de mon séjour méditerranéen.
Mercredi est là, terne, horizon bas, des caravanes de nuages courent sur les herbes rases du causse, le vent siffle dans les touffes des genévriers. Ce matin j’ai encore écrit ce qui, sans doute, sera l’un des tout derniers chapitres de mon livre. J’ai renoncé à aller récupérer mes brodequins. Pour rencontrer l’antique cordonnier ? Pour voir à nouveau Mathilde-la-communiante ? A quoi tout cela servirait-il ? J’ai décidé de les leur offrir en guise de remerciement. Sans doute trouveront-ils à les revendre, en retirant un honnête bénéfice ? C’est décidé, j’écourterai mon séjour à M. Tout y est si désolé, si obscurément prosaïque, si orienté vers les rives d’un quotidien sans relief. Je remets ma Remington dans sa housse. Dans ma valise je dépose mes notes, range mes livres. En réalité ma Logeuse sera contente. Elle pourra à nouveau louer son gîte. Certes, son Bel Amant lui échappe, mais qu’importe, elle se satisfera de cette rentrée de devises inespérée. J’allume la radio sur une sonate de Bach. Je m’assois sur un fauteuil, saisis une cigarette. Je rêve, la tête dans les étoiles. Tiens, c’est bizarre, jamais je n’avais entendu, dans cette musique, ce tintement de cuivre, pareil au son d’une cymbale. J’en conviens, je suis toujours dans la distraction. Puis, à nouveau, le même son, une percussion de clavecin mais qui, ici, me paraît bien déplacée. Je me lève, gagne la fenêtre, pris d’un doute quant à la provenance de ce son étrange. Mathilde est là, en bas, un colis dans les mains. Elle lève les yeux vers l’étage. Elle paraît contente de me voir. « J’arrive, lui dis-je. Désolé mais je n’ai pu venir récupérer mes chaussures ce matin ». Je suis maintenant au rez-de-chaussée, me traitant de mufle. Si peu d’éducation et cette gentille enfant - elle va tout juste sur ses quinze ans et je pourrais facilement être son père -, qui prend sur son après-midi pour me ramener mes brodequins. Sans doute avait-elle des tâches plus urgentes à accomplir ! Ranger ses livres dans les étagères. Préparer ses affaires pour la rentrée. Consigner quelques notes sur son agenda scolaire.
Elle est là, sur le seuil de ciment, visage rayonnant, vêtue des mêmes atours mais combien plus légers, plus frivoles. Son haut échancré laisse entrevoir les bretelles du sous-vêtement, la naissance d’une gorge ô combien duveteuse ! Sa mince taille est serrée dans un lacet de cuir rouge qui fait la transition entre son corsage et cette jupe bleu-marine si courte - quel traitement a-t-elle donc subi pour rétrécir ainsi depuis ce jour de lundi ?-, ses jambes s’y dévoilent dans une belle harmonie charnelle située entre cuisse de nymphe et Misty rose qu’atténue, parfois, une touche dragée. De basses socquettes blanches terminent le portrait alors que les ballerines noires glissent sur les premières marches qui conduisent à l’étage avec la délicatesse d’une danseuse effectuant les pointes. Je l’invite à entrer. Sublime invention que celle de ces escaliers pentus qui font penser aux échelles des meuniers. La vue s’y accroît d’une perception en contre-plongée qui révèle bien plus que des charmes, la pure joie d’être au monde. Mathilde - je n’ose encore dire « MA » Mathilde -, se livre à l’ascension dans une posture si lascive que les marches de bois font craquer éloquemment leurs vieux et inutiles nœuds. Feignant de ramasser un papier tombé de ma poche - intentionnellement, vous vous en doutez -, voici que je découvre le haut des cuisses, le triangle de toile qui enserre le sexe dont je présume qu’il est doucement bombé, que j’aperçois dans le clair-obscur de la jupe une toison châtain clair pareille à celle des queues des écureuils dans l’air serein du couchant. Quant aux hanches, dire qu’elles sont voluptueuses serait bien au-dessous de la réalité, elles sont les balancements célestes d’une Déesse tombée sur Terre.
Mais voici le moment fatidique où je dois cesser d’être voyeur car la civilité m’intime l’ordre de précéder mon Hôtesse, de tourner le bouton de la porte, de m’effacer pour la laisser entrer dans ma garçonnière, les bras toujours chargés du colis de la cordonnerie dont je présume qu’il a été fait par ses soins, un ruban beige le ceinture et demande qu’on le défasse. Mathilde s’y emploie avec une étonnante dextérité. Elle défait le papier de soie qui entoure l’objet, lequel exhale une belle odeur de cire et de térébenthine. Cette précieuse enfant a pris soin de l’encaustiquer avant de me les remettre. Je la remercie vivement d’avoir eu de si belles attentions et lui demande le prix de la prestation. « Ce n’est rien, me dit-elle, tout le plaisir a été pour moi. A mes heures perdues, il m’arrive d’être cordonnière ». Alors, la questionnant sur la façon dont je pourrais la remercier, sa réponse fuse avec une si tendre ingénuité que je me demande si je ne vis un rêve éveillé. « Vous avez le choix des armes », me répond-elle sans se troubler autrement. Et, déjà, l’insouciance de son âge la porte bien au-delà de ses propres mots. Elle sort un papier plié en quatre qu’elle avait glissé sous sa ceinture et me le tend. « Pour l’instant, si vous pouviez m’aider, j’ai cru comprendre que vous étiez écrivain, m’aider au sujet de cette expression écrite. Je dois la remettre à la rentrée qui approche et je dois avouer qu’aucune idée ne m’est venue à ce propos ». Je prends donc le papier, le déplie. Sur un page quadrillée d’écolier, en lettres cursives : Sujet : Commentez cet aphorisme de Friedrich Nietzsche : « On en vient à aimer son désir et non plus l'objet de ce désir ». Bien évidemment, mon sang ne faisant qu’un tour, je pensai immédiatement à un genre de provocation et pensai « Cette Mathilde est soit une perverse, soit une nymphomane ou bien une simple aguicheuse qui a juré de me rendre fou ! ». Je tends à nouveau le billet à ma Visiteuse lui exprimant mon regret de ne pouvoir traiter une question si ambiguë. « Tant pis, c’est un autre qui s’en chargera ! ». Mathilde se lève et commence à regagner la porte.
Je dois dire que, dans l’instant qui vient, je n’ai plus la force de résister aux charmes de cette aventurière. Je la prie de s’asseoir à ma table de travail. Je lui confie une feuille de papier, un stylo et lui demande de bien vouloir prendre quelques notes qui pourront l’aider. Ma jeune Etudiante semble accepter le contrat sans arrière-pensée, ce qui m’apporte un réel soulagement. Je reste debout derrière elle, commençant à lui expliquer la philosophie de Nietzsche, à lui confier quelques thèses sur l’amour, à méditer sur la relation d’objet, à démonter le mécanisme du désir. Mathilde prend quelques notes. Quant à moi, j’essaie de demeurer stoïque mais j’avoue que la vue de sa gorge épanouie, le frémissement de ses jambes, la limite de la minijupe qui semble toujours vouloir découvrir de nouveaux et mystérieux territoires, tout ceci me trouble au plus haut point et mon Elève a dû sentir mon désarroi, le désir que j’ai d’elle. Peut-être, aussi, dans un mouvement qu’elle a eu de sa main droite pour s’assujettir au dossier, a-t-elle perçu la tension qui me gagnait et menaçait de me laisser en rase campagne si une rapide conclusion n’intervenait.
Brusquement, faisant volte-face, saisissant mes mains moites, se collant à mon corps telle la sangsue sur la paroi de la fontaine, affirmant d’une voix claire : « Tout compte fait, en matière de désir, je préfère les travaux pratiques ». Qu’auriez-vous fait à ma place, sinon succomber aux charmes de la Sirène ? Un instant elle se rassoit sur sa chaise, sollicitant ma bouche, guidant mes doigts vers les points cardinaux de ses voluptés. Sa gorge, souple et ferme en même temps se dissimule parfois derrière la tresse des cheveux qu’elle a défaits. Elle a dégrafé les bonnets de son soutien-gorge et mes mains peuvent aller librement sur ses collines onctueuses. Tandis que je poursuis mon exploration, la Jeune Curieuse a trouvé le chemin de ma propre volupté qui ne cesse de croître. Elle en explore toutes les sentes, tous les promontoires, passe parfois, se retournant, sa langue gourmande le long de mon supplice, affinant son approche de rapides palpations. Je vous le dis, c’est à devenir cinglé dans la minute qui suit. Jamais je n’ai vu une telle habileté dans une si jeune existence. « Cette Fille est une surdouée de l’amour, je pense, une sorte de Bach au clavier soutenu, une spécialiste des arpèges sans fin, des modulations imaginaires, enfin un prodige ».
Sur la chaise elle a glissé insensiblement, a cambré ses reins afin que mon index et mon majeur, pris dans la glissière de son sexe, ne puissent s’en échapper. Sa culotte n’est plus qu’un vague drapeau de prière flottant quelque part du côté de l’aine. Elle s’agite en cadence, gémit parfois mais c’est pur bonheur de l’entendre, de guider son plaisir à la limite du vertige, au bord d’un possible évanouissement. Je n’ai plus rien en tête. Ni l’assertion de Nietzsche, ni le sujet de mon roman, ni ma paire de godillots - ils prennent peut-être leur pied à ce spectacle ? -, et ma Logeuse est loin qui, jamais, ne deviendra ma maîtresse. Une seule idée traverse le feu de ma tête, demeurer à M. le plus longtemps possible et faire de Mathilde la Muse qui inspirera ma suite romanesque. Le temps passe et l’espace du bonheur - cette bluette -, m’envahit totalement. Le fait d’user d’une mineure n’effleure même pas mon esprit. Et puis, l’esprit subsiste-t-il dans l’instant de la jouissance ? N’est-il réduit à la portion congrue, pareil à un colifichet dont on n’attend plus rien, qui nous lasse, dont on rêve de se débarrasser ? Lâcher la bride à la portion animale. S’enfoncer dans le délire hauturier de l’amour. Ce sont des drogues puissantes et dangereuses à la fois. Mais, pour autant, que nul ne vienne nous déloger du Paradis. Il y fait si bon ! Il y fait si doux !
Mathilde a répudié la chaise pour se confier au confort du lit. Elle ne s’est pas dévêtue. C’est comme un jeu. Elle pense attiser le désir de l’amant que je suis à l’aune de sa nudité que voile encore un bout de culotte, le pan de la jupe, le haut froissé qui libère par en bas les deux globes des seins. Oui, elle a raison Mathilde. La nudité totale c’est trop conjugal, trop convenu, trop triste. A la rencontre passionnelle, il faut la brusquerie, le désordre, l’invention. Il faut être dentellière, tirer un fil ici, recouvrir la peau là, déchirer la toile plus loin afin que s’y inscrive l’étoilement d’une jouissance pure, absolue. Mathilde, cette Joie, a gardé ses ballerines. Elles font de belles taches noires sur le couvre-lit. Et les socquettes, ces babioles d’une jeunesse gracieuse, combien elles viennent renforcer l’idée d’une effraction de la morale, le sentiment d’une subversion en acte. Faisant tout ce qui est caché sous cape, ici, dans l’irréelle lumière du jour, nous recomposons à deux le monde selon nous. Ce qui, dans le quotidien est permis, souhaité même, éteindre pieusement la lampe, s’allonger dans de beaux draps blancs, ne nullement regarder son vis-à-vis, réprimer les sons de sa gorge, tout, ici, est jeté aux orties. Tout amour est beau qui accepte sa dimension érotique. Pour ceci il doit être vrai. Uniquement. Alors tout rayonne de soi sans qu’il soit besoin d’user d’un quelconque subterfuge.
Afin que nul ennui ne survienne qui aurait divisé les corps, Mathilde a varié les positions, a fait subir d’infinies variations à sa voix, a été dominante, puis dominée. Afin de coïncider avec la belle idée de sa joute amoureuse, je me suis partiellement dévêtu, laissant ici une porte d’entrée, là un sas avant que la chair ne se donne en son entier. C’est comme une Bêtise de Cambrai, il faut la suçoter lentement, en sentir la veine sucrée tout contre le palais, en deviner le trajet le long de l’œsophage, puis le perdre dans les convulsions anisées de la chair. Tout amour est alchimie ou bien n’est que la vulgaire mimésis du comportement animal. Il y a une intelligence de l’acte d’amour, comme il y a une saisie intellective du concept. Aimer n’est guère différent de trouver une énigme, apprécier la beauté d’un aphorisme, être touché par un paysage sublime. Mathilde et moi, dans le temps qui nous alloue l’un à l’autre, ne sommes plus qu’une seule et même substance. Deux chairs qui n’en font qu’une. Deux existences qui fusionnent dans un identique flamboiement. Cette Fille sublime sait jouer de son corps comme d’autres jouent un morceau de violoncelle avec d’infinis vibratos qui remuent les piliers de l’âme.
Imaginez ceci, cette Fille adorable, ce mets délicieux qui vous est offert. Existerait-il plus beau cadeau au monde ? Les Riches peuvent bien aller se rhabiller avec leurs palais de cristal. Ils sont, le plus souvent, des impécunieux dans ce domaine de l’érotisme qui leur est étranger au simple fait qu’il ne se monnaie pas. Oui, les seins de Mathilde sont beaux. Oui son nombril est ce grain si menu, si émouvant, un peu son centre, le pli ultime de son intimité. Et son sexe largement ouvert, des perles de rosée y sont en suspension comme à l’orée du bois. Et la framboise de son clitoris qui vibre et demande l’attouchement ou bien la langue avec le grain de ses papilles. Longtemps Mathilde et moi faisons l’amour. Le monde tourne. Les automobiles sillonnent les routes de leurs feux éteints. Dans les cours d’école les marmots glapissent en se poursuivant. Des gens meurent sous les obus. Des poivrots sirotent dans les bars des alcools frelatés. La scansion de nos corps est à l’image de celle du monde. Tout est mouvement. Aussi bien des étoiles. Aussi bien du jour et de la nuit. De la naissance et de la mort. De l’amour, évidemment, puisque toute conclusion véritable est redevable de cette syncope qui nous étreint, nous condamne, en une certaine façon à cet accouplement qui n’est ni monstrueux, ni répréhensible, mais beau en soi comme l’est la vie en sa continuelle expansion. C’est parce que nous sommes mortels que Mathilde et moi sommes présentement soudés telles deux berniques. Nous savons combien les rencontres sont comptées, combien elles sont rares et précieuses. L’érotisme est la vie, nous en sommes les plus évidents représentants. Mais qu’est-ce donc qui présida à notre venue si ce n’est cette étincelle qui scella deux êtres l’espace d’un instant ? Nous reproduisons, dans l’étroite parenthèse du jour, ce sceau immémorial qui relie deux consciences, les donne l’une à l’autre comme la pluie se donne au limon, entièrement, sans retenue. Il y aurait tant à dire ! Ou bien faire silence et se laisser envahir par le flux imaginatif de la beauté, de la rencontre.
L’après-midi, cependant, a fait tourner ses rouages. Le soleil a baissé qui enflamme les arbres de la garrigue. Bel incendie qui irradie sa lumière jusqu’au creux de nos corps fatigués. Oui, car toute soif étanchée laisse sur le bord du chemin dans une sorte d’exténuation. Apaisés et heureux d’une plénitude qui a eu lieu, qui recommencera, augmentée du crédit de la mémoire. Tous les jours qui ont suivi, Mathilde et moi nous sommes livrés aux mêmes rituels, avons reproduit une identique liturgie. Car, si la première effusion s’était déroulée sous le sceau du variable, de l’éternel ressourcement, il fallait, désormais, amplifier les sensations à l’aune de leur reconduite. Nul ennui toutefois, plutôt la satisfaction d’un approfondissement, d’une chair cachée à faire émerger dans le poudroiement d’un suc générateur de plaisir. Avant de se lever, Mathilde, un long moment, est demeurée dans l’attitude d’une fille ouverte à la vie. Sa main gauche maintenait la vague de ses cheveux, son bras droit glissait le long du lit. Elle s’était rhabillée partiellement, entretenant un savant désordre. Sa jupe haut retroussée faisait sa flaque bleu-marine, sa rumeur océanique. Ses cuisses où ruisselait la lumière étaient généreusement déployées. Tout au fond se laissait deviner le mince linge de la culotte qui avait retrouvé sa place. Sa jambe droite était posée sur le plancher alors que la gauche était relevée, sa ballerine noire semblait flotter sur le dessus de lit. Ainsi livrée à mon regard, elle était immensément belle. Elle était cette icône indépassable qui devait se fixer à jamais dans le réseau attentif de ma matière grise. Sans doute y occupera-t-elle, toujours, la place d’une Reine ? Avant qu’elle ne franchisse le seuil de mon refuge, nous nous sommes étreints une dernière fois comme si nous devions ne plus jamais nous revoir. Nous avions connu le Paradis, allions-nous connaître l’Enfer ? Ma porte s’est refermée sur un éclair bleu - son haut, sa jupe -, sur l’aurore rose de ses jambes que lustrait la clarté. Par la fenêtre j’ai regardé mon rêve s’évanouir lentement dans la rue étroite qui conduisait à la cordonnerie.
Matin. Beau. De brume légère. Mes bagages sont dans la voiture. Une photographie de Mathilde posée sur le siège du passager comme si elle m’accompagnait jusqu’à Paris. Je longe le vieux village endormi. Dans la découpe sombre d’une fenêtre une main s’agite dont je reconnais le geste unique, cette volupté dont Mathilde est tressée jusque dans les fibres de sa chair. De l’espace entre nous maintenant, que la pensée de l’autre réduit au souffle de l’irréel. Nous nous sommes appartenus et nous appartiendrons toujours quelles que soient nos aventures intimes. Mathilde est là, collée à ma peau, incisant ma chair du plus délicieux supplice qui se puisse imaginer. Voici maintenant l’autoroute imbécile avec ses milliers de kilomètres de bitume sur lequel fonce la foule des Egarés. Seul, oui. Mais habité. Je ne savais quel titre donner à mon roman méditerranéen. Le voici qui surgit à la manière d’une évidence : « « MATHILDE » !