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17 août 2019 6 17 /08 /août /2019 08:18
Cette lame venue du noir

                    Photographie : Blanc-Seing

 

***

 

 

   En cette venue précoce de l’automne, rien ne m’aurait plus étonné que de te trouver, gaie, épanouie, ouverte aux bruits multiples du monde. Mais non, tu étais bien conforme à l’image que j’avais gravée de toi dans le silence de ma conscience. T’avais-je vue rire parfois, ou bien même sourire ? A la vérité je n’en savais rien. Pourtant tu n’étais nullement dépourvue d’humour et, souvent, tes traits d’esprit fusaient, pareils à l’éclat d’une lame. Il faut dire, tu étais une enthousiaste, mais au-dedans de toi, dans une manière d’étonnante intériorité. Jamais tu ne te découvrais en entier mais te protégeais derrière une simple mimique, l’esquisse d’une moue ou bien à l’abri d’un retrait qui te trouvait seule, insulaire parmi les mouvements désordonnés d’une foule dont tu ne semblais percevoir les remous, les avancées, les fuites soudaines.  

    L’idée ne m’était nullement venue de t’interroger plus avant sur tes états d’âme. Tes états existentiels qui avaient la consistance de la brume, à savoir la mesure d’un impénétrable, d’un touffu pareil à la profusion végétale d’une canopée. Ce que j’aurais dû faire, monter au plein de ton ciel, là-haut où se perdent les étoiles et consentir à n’être qu’un observateur d’une forme non révélée à elle-même. Ainsi, peut-être, me serais-je approché de qui tu étais dont le voilement, parfois, me causait quelque souci ? Etais-tu, au moins, accessible à ta propre essence, en devinais-tu la sourde imprécation ou bien dérivais-tu à l’impossible sur un mystérieux océan sans limite, sans côte proche, sans la giration d’un phare qui eût donné sens à ton étrange navigation ? 

   Etais-tu l’unique passagère d’un « Radeau de la Méduse », tu sais, ce tableau si sombre de Géricault, avec ses teintes crépusculaires, la contorsion de ces corps voués au naufrage et la Frégate La Méduse, quelque part an fond de quelque impénétrable abysse ? La métaphore de l’humaine condition lorsqu’elle est confrontée à sa dimension tragique, à sa perspective aporétique. N’avions-nous, ensemble, en un pareil automne, visité cette scène dans une des immenses salles du Louvre ? Nous nous étions sentis si petits, si dénués de quelque attache  par rapport à la taille de l’œuvre, si démunis devant la tempête qui grondait et menaçait de tout engloutir : nous mais aussi bien la terre entière. Tu m’avais dit, alors, le sentiment sublime dans lequel te plongeait l’épopée humaine face à ses drames les plus inconcevables : ce naufrage-ci, ce Déluge-là, l’écroulement de la Tour de Babel, et tu semblais fascinée par cette image de la disparition, happée par son étrange magnétisme, comme si la finitude était le sol que tu attendais pour parvenir à ton accomplissement dernier. Etais-tu donc si lasse de vivre ? Mon amour, certes métamorphosé en amitié, ne te suffisait-il pas ? Ne serais-tu jamais comblée ? Etais-tu semblable à cette outre vide où ne souffle que le vent initié par Eole ? Décidemment, il me serait fait obligation de renoncer à résoudre ton énigme. Mais n’étais-tu pas réduite au même constat ? Se connaît-on jamais soi-même ? Ou bien alors, seul un modeste archipel dans la vastitude des eaux.

    Mais, voici, après maintes réflexions, je crois que c’est mieux ainsi. Si, d’emblée tu m’avais été offerte en ta pure transparence, quel aurait donc été le sens de notre commun cheminement ? Toute promenade doit avoir un but. Tout chemin déboucher sur la croupe de quelque colline d’où se laisse découvrir un vaste horizon, avec ses projets, ses desseins dont nous devinons les intentions à mesure que nous nous en approchons. Un jour, je me souviens, notre amour longeant le bord d’une lisière en forêt, apercevant un rameau d’épines, quelques feuilles teintées d’argent qui émergeaient de l’obscur, tu t’étais écriée :

 

« Cette lame venue du noir ! »,

 

   et je sentais, dans le vibrato soutenu  de ta voix - toujours voilée, était-ce un signe ? -, l’empreinte paradoxale d’une crainte mêlée de jouissance, d’une trémulation inquiète redoublée de la certitude, enfin, de t’approcher de ce dont tu semblais en quête, la résolution de ton être face à l’abîme constant de la question. C’était la justification même de ta présence qui forait en ton centre ce curieux et inépuisable vortex, le hululement d’un vertige qui t’habitait comme la source le frais vallon.

   J’avais eu beau te dire la mesure de ton illusion, tu en restais à ton image primitive, persuadée que ton imaginaire valait bien plus que ce réel avec ses éternels soubresauts, ses sauts de carpe, ses surgissements là où l’on ne l’attendait pas. Etais-tu sur le bord d’une folie ? Tu semblais t’enliser dans ton propre marécage, attentive, surtout, à n’en pas sortir. Le plus souvent, je te voyais heureuse comme un mystique en prière tout en haut de son météore.    Depuis longtemps je n’ai plus de tes nouvelles. Les automnes se succèdent dans leur belle couleur d’argile sans que jamais ton visage ne s’y imprime. Te dire combien tu es précieuse dans mon souvenir ne ferait qu’aviver une plaie mal refermée. Souvent, faisant le tour d’une clairière, - tu sais mon attrait pour les forêts -, apercevant un rameau ou une tige argentée, je pense à ta remarque de jadis

 

« Cette lame venue du noir ! »,

 

   avec un long frisson qui parcourt mon échine. Aujourd’hui, je jette cette bouteille à la mer où s’écrit mon message. La trouveras-tu ? Tu es si loin désormais ! Peut-être « une lame venue du noir » qui entaillera mon âme du poison du doute ? Ou le contraire : cette lame, peut-être ne l’avions-nous  inventée tous les deux afin que notre séparation puisse se doter d’un vivant symbole ? Comment savoir ?

 

Les choses sont si confuses dans l’hiver qui vient !

 

 

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15 août 2019 4 15 /08 /août /2019 16:00
LUMIERE

                          Photographie : Catherine Courbot

 

 

***

 

 

   Vois-tu, Toi-la-Maritime, combien l’heure est belle qui fait ses sombres attouchements. Le crépuscule, je l’imagine à la manière d’une belle fille qui serait couchée par-delà les flots, une sorte de Sirène des temps anciens, peut-être venue du lointain Péloponnèse, là ou naviguait l’habile et rusé Ulysse. Je l’imagine parfois sous les traits de Circé la Magicienne, celle qui compose des breuvages puissants, narcotiques, qui donnent le sommeil aux hommes, les métamorphosent en de simples tubercules que la conscience n’atteint même plus. Sais-tu, au moins, combien il est doux, pour l’imaginaire, de s’envisager sous une forme étrange, là où ne parviendrait plus ni douleur, ni souffrance, seulement une immense et heureuse léthargie pareille à un songe infini ? Et peu importe que l’épiphanie humaine ait été désertée, c’est seulement la vibration d’une troublante sensation que nous voudrions éprouver, genre d’anémone de mer aux mauves tentacules que battrait l’eau multiple et soyeuse des songes.

 

Alors l’on ne serait plus que ceci,

un flottement inaperçu du temps,

un clignotement de l’instant

perdu au large de soi.

 

   Oui, Toi-la-Maritime, dis-moi donc quel breuvage tu as préparé à mon intention qui, déjà, me conduit bien au-delà de mes habituels soucis ? Breuvage de lumière qui inonde ma peau, en fait un bronze lisse que rien, désormais, ne pourrait atteindre, que l’onde d’un éternel bonheur. Rien de plus facile que d’éprouver, en soi, dans le plein de sa chair, cette félicité après laquelle les hommes courent, s’épuisent à happer la moindre parcelle, ici dans de multiples voyages, là dans une consommation effrénée qui ne fait que davantage les aliéner, les remettre à la geôle de leur propre esprit. Souvent de leur naturelle insuffisance. Car, vois-tu, il y a un effort à produire, une volonté à bander tel un arc, un projet à porter plus haut que soi afin que, situés dans l’exigence d’une éthique, nous parvenions à nous connaître mieux que dans l’approximation. L’atteinte de soi est à ce prix dont nous devons payer l’écot, nous en coûtât-il de déserter l’ouate de notre ordinaire vacuité. 

   Sais-tu, comme moi, la beauté de la mer avant que les premières vagues de la nuit ne déferlent sur le plateau de la terre ? C’est alors un infini silence qui plane sur les choses comme si une fin heureuse du monde s’annonçait à l’horizon des êtres. Les grands oiseaux blancs, dans le ciel, seraient ivres de leur vol si gracieux, si singulier. Le phare, sur la pointe du rocher, lancerait sa lanière de clarté aux quatre horizons du monde. Des bandes de dauphins enjoués caracoleraient tout juste sous le miroir de l’eau, ressortant parfois à l’air libre dans une gerbe d’étincelles. De lumière, évidemment.

   Y aurait-il plus belle et réelle manifestation que celle-ci ? Imagine, un instant, la nuit venue recouvrant de son étole noire la totalité des choses. Comment pourrais-tu apercevoir quoi que ce fût, quand bien même les piquants des étoiles feraient leur bruit de luciole ? Tu serais laissée dans le doute de toi-même et errerais telle une âme en peine. Mais de quoi donc serais-tu en affliction ? Mais de toi, évidemment. La lumière est ta conscience, cette brillante comète qui te fait être en avant de toi et t’ouvrir à ce paysage de beauté, à cet homme aux yeux sombres dont parfois tu traces la silhouette sur l’écran de tes yeux, à cet enfant - il pourrait être le tien - qui gambade sur la plage et fait voler, haut dans l’azur, la toile de son cerf-volant, une longue traîne le suit, identique à l’exister en son sublime déploiement.

 

Il n’y a que ceci de vraiment réel, la lumière.

Elle nous féconde,

elle ruisselle et nous appelle

à la fête inouïe de l’être.

  

   Bien des rêveurs ont cherché, au terme de longues et ennuyeuses réflexions, à donner un visage à l’être, précisément. Mais le voici devant eux, largement prodigué, répandu à l’envi parmi tous les carrefours des destinées humaines.

 

L’être, la lumière,

 une seule et unique chose.

 

    Il ne saurait y avoir d’autre mystère, de chiffre secret à dévoiler, de pyramide à creuser, de cristal à décrypter. Tout est là immensément venu au prodige de la parution sans qu’aucun effort n’ait été déployé, sans qu’aucune puissance n’ait été convoquée. Tu sais ce que veut dire « apodicticité » en termes savants, cette vérité qui coule de source, ne demande nulle démonstration, se développe telle la chrysalide devenant ce bel Argus bleu fendant l’air de ses ailes de papier. Il ne fait nul bruit. Mais est-il moins présent pour autant ? Est-il moins doué de ces mouvements primesautiers qui sont les gestes mêmes de la facilité, les ornements de la sagesse ?

  

Alors comprends-tu

L’urgence à vivre

De la lumière ?

Dans la lumière ?

Pour la lumière ?

 

   Elle seule est le don multiple qu’un dieu a remis aux hommes afin qu’illuminés, ils ne puissent en oublier le prodige, le douloureux dépliement parfois car elle, La Très Estimable, doit se battre contre les mauvais instincts, les pensées creuses, les agonies ténébreuses du doute. Est-ce pour cela que ce paysage maritime, dont tu me fais l’offrande, vient à moi avec une telle harmonie ? Mais regardons donc ensemble le rare et le précieux. Tout est gris, je veux dire la lumière est grise qui parcourt la totalité de la scène. Ce gris a, à certains endroits, la valeur d’un argent sombre, une manière de chant en clair-obscur qui vient à nous au travers d’un air tissé d’à peu près rien. Tout est en attente, vois-tu, de proférer. Seule une parole silencieuse, inarticulée, lovée dans le pli de quelque vague est en mesure d’énoncer cette paix, ce calme qui se lèvent de l’image et se tiennent en sustentation, ce sont de célestes présences qui naissent d’elles-mêmes et installent un genre de Cercle de l’Eternel Retour.

   Comme si l’intervalle d’une éternité nous était remis pour la suite et la suite infinie des jours.

Là, dans la faille ouverte

de la belle lumière,

là sur les écailles qui dansent

au fil de l’eau,

là sur cette mer moirée semblable

aux saltos de l’amour,

tout enjoint au recueil,

tout fait signe en direction

d’une contemplation.

 

   La plus belle qui soit : celle qui n’a nul autre objet à viser que la vision elle-même. Les vagues courtes, hérissées, viennent de loin, là où les hommes se lèvent à peine, leurs cheveux ébouriffés d’avoir trop rêvé, peut-être trop espéré. On entend leurs bâillements, on devine leurs yeux bouffis, on croit percevoir l’étirement de leurs membres gourds de sommeil, les premiers claquements de leurs ligaments qui disent l’attente de plonger dans le lac brillant du jour. Et la retenue sur le bord du temps, car l’inconnu est manifeste qui, parfois, gèle leurs mouvements, soude leurs doigts et les met en demeure de paraître, pareils à des spectres nocturnes.

   Regarde donc ces pieux plantés dans la vase, ils sont des fragments de la lourde inconscience de la terre, ils viennent de ses racines, là où l’au est limoneuse, là où vivent les crabes aux pinces lourdes, les limaçons qui, jamais, ne connaîtront la houle blanche du soleil au zénith, ce luxe absolu qui ne peut être visé qu’au risque de la cécité, c’est à dire d’un renoncement à voir la ligne d’horizon qui se confond avec la brume, cette silhouette noire qui cherche on ne sait quoi - peut-être en ignore-t-elle elle-même le sens ? -, ces rebonds de lumière, ces cristallisations bientôt dressées contre l’écran illisible de la nuit. Sais-tu combien il serait tentant de deviser, des heures durant, sur cet étonnant sens des choses dont la lumière est l’unique révélateur ?

   Mais, bientôt, il faudra dormir, prendre la forme d’un gisant de pierre sur la dalle de notre couche, ne plus bouger. Longtemps, très longtemps,  quelques dernières clartés viendront nous visiter avant que nous ne rejoignions le royaume de Morphée. Certes, il y aura des ombres qui glisseront, des ténèbres qui poliront l’arc de notre front, du noir et du gris planant au-dessus de notre tête tels de voluptueux  milans en quête de l’objet de leur désir, cette proie qui brille dans l’obscur et appelle au sacrifice ultime.

 

Un coup de bec lacèrera le réel,

dira la mort, l’ombre,

tout contre la vie, la lumière.

 

   Il n’y a nulle autre alternative à ce tragique clignotement. Est-ce pour ceci que, en une certaine façon, nous vénérons les feux, aimons la tache claire de la bougie, sommes fascinés par la giration sans fin des phares ?  Tout ceci nous le verrons avec une précision diamantaire, avec les yeux taillés en saphir, avec les pupilles aiguisées tel d’efficaces trépans. La grande houle maritime du rêve nous enveloppera telle une taie brodée de fils d’or, de fils d’argent, de fils de platine. Ce seront les derniers éclats de la lumière, des sourires d’écume, des coursives de cristal, des corridors de verre. Au milieu d’eux nous serons pris dans le tourbillon d’étincelles  de nos premiers songes.

 

En attente du jour.

Oui, en attente du jour !

Cette LUMIERE !

 

 

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9 août 2019 5 09 /08 /août /2019 17:20
Arbre venu au jour

                       Route d'Aubrac -05-

                  Photographie : Hervé Baïs

 

***

 

   Tout est alangui. Rien ne bouge. Il y a là comme une immense vacuité qui chercherait le lieu d’un éternel repos. Tout pourrait demeurer ainsi jusqu’à la perte infinie du temps. Nul ne passerait ici que le vent, la pluie parfois, les giboulées au printemps, les feuilles d’automne dans leur parure de feu, l’empreinte du gel au carrefour de l’hiver, les ondes de chaleur au pic de l’été. Nul animal en maraude qui dérangerait le silence pareil à un plomb, à un couvercle de fonte qui aurait posé son immobile venue sur ce paysage d’au-delà des âges. Mais depuis quand donc est-il allongé dans cette manière d’irrépressible léthargie ? D’où vient-il, de quel pays de brume et de songe pour avoir ce calme absolu, cette longue sérénité que rien ne paraîtrait devoir entamer ? Comme une scène de théâtre sans acteurs, seulement un décor en gris et blanc qui dirait la perdurance de son être. Avouez, il y a de quoi rester silencieux, ne nullement se déplacer, prendre la place, là-bas, à l’horizon, de ce bosquet et ne vivre que du lourd sommeil des pierres, du mystère de l’onde couchée sous l’étain poli du ciel.  

   C’est heureux que de tels espaces libres  existent, on dirait presque aux confins du monde. On imagine. Il faudrait une longue marche, des jours durant, avoir franchi les boules des collines, avoir traversé des combes ombreuses, être passé au milieu d’épaisses frondaisons, s’être perdu à la croisée des chemins, avoir connu la crainte de l’égarement, s’être rasséréné au franchissement d’une clairière, avoir débouché, enfin, sur ce vaste plateau couru de rien, semé du bruit récurrent de nulle parole, haut lieu d’une immatérielle présence. Alors voici que tout s’éclaire, que tout s’illumine, que les choses s’ouvrent et invitent au secret de la parution. On est là, un peu surpris, un peu lunaire, tel un Pierrot blafard dans sa vêture flottante, vaporeuse, en attente de sa Colombine. On sait que quelque chose va venir, oh, tout doucement, sur la pointe des pieds, à la manière d’enfants insoucieux s’apprêtant à surprendre un compagnon de jeu au gré d’un simple saut, peut-être d’un cri. Mais tout juste proféré, dans l’amabilité, la complicité. C’est toujours étonnant la rencontre avec le rare et l’inconnu. Cela parle un nouveau langage, cela dit des mots de laine et de velours, parfois quelques piquants y sont logés, qui font sursauter. C’est la grâce de la découverte que de nous montrer ce à quoi nous n’étions nullement préparé, que nous n’attendions pas, dont peut-être nous pensions l’impossible venue.

    Alors, que reste-t-il à faire sinon regarder, combler sa vue du prodige qui s’annonce dans son inaltérable modestie ? Alors on dit le ciel taché d’un voile d’ombre, le bourgeonnement des nuages, leur effet de filé, parfois, à la limite d’une extinction. Alors on dit le surgissement de clarté, au-delà de la ligne des arbres, une manière de doux embrasement qui convoquerait, sinon à la lucidité, du moins à l’attention soutenue aux phénomènes qui, ici, tiennent leur exception de leur empreinte d’un prodigieux idéal. Comme si, du plein de notre activité fantasmatique, avait soudain surgi l’image que l’on bâtissait à l’intérieur de sa propre citadelle en tant qu’une réalité indépassable, qu’un songe lumineux trouvant soudain le lieu de sa propre éclosion. Alors on dit les plis et les bosses de la colline, leur infini et plaisant moutonnement, leur naturelle déclivité en direction de cette eau qui appelle et aimante, cette eau fascinante comme le seraient mille soleils éclairant de leurs rayons aigus le fond  ténébreux de la galaxie.

   Alors on dit la moirure de l’onde, sa teinte de métal poncé, la réverbération du ciel, ce miroir si haut que l’on ne parvient même pas à dire son nom, seulement une fuite infinie au-delà des communes passions humaines. Le ciel, nul ne peut le toiser. Il est trop loin, trop vaste, habité de l’illimitée puissance des dieux. Il faut demeurer humain, consentir à plier l’échine, à avancer dans son étroite rainure - elle s’appelle « destin » -, à renoncer à sa part de liberté, à cesser de rêver au vol d’Icare, de toute façon il n’est que le prologue d’une chute. La chute, cette faille de toute existence dont la borne est fixée par avance, une ambroisie nous est soustraire que nous pensions éternelle. Mais, ici, sous la bannière déployée du ciel, près de l’eau fascinante, de l’avancée de la colline, de la poudre des nuages, convient-il d’émettre ces pensées si tragiques ? Et si nous le faisons, quelles en sont les motivations souterraines dont notre conscience ne pourrait prendre acte, prise qu’elle est dans le filet des immédiates représentations ?

   En réalité, c’est un manque de sens qui se fait jour, qui plaque notre être tout contre l’écran de la manifestation. Nous n’avons nul recul pour jauger les choses, leur attribuer quelque prédicat qui viendrait en qualifier la subtile présence. Donner du sens à une chose, c’est se détacher d’elle, percevoir, dans sa matérialité têtue, les lignes de force qui en sous-tendent la vitalité, en libèrent l’énergie. Alors nous regardons à nouveau, sans effort, sans volonté de faire se distendre le réel, de le désoperculer afin qu’il ne nous laisse démuni par rapport à son silencieux face à face. Nous regardons dans le genre d’une sérénité, d’un abandon confiant au paysage, à son essence qui, nécessairement, va s’annoncer au terme de notre infinie exploration. Jusqu’ici nous étions livré au hasard de notre vue limitée, imparfaite, soucieuse de débusquer l’irreprésentable sans y parvenir jamais. C’est simplement notre curiosité, notre impatience qui obturaient l’accès à cette signification dont nous étions en quête, pareil à un prédateur dans l’inquiétude de ne nullement s’emparer de sa proie.

   A lire ce paysage dans une certaine adéquation quant à son fond, nous avions omis de considérer cet arbre émergeant des flots tel un cierge se levant dans le crépuscule d’une crypte. Soudain, il s’est mis à parler, à prononcer les mots qui le rendaient visible :

   « Arbre, je suis, dont les racines plongent dans les profondeurs illisibles de l’inconscient. J’y lis tes actes manqués, Etonnant Voyageur, mais aussi tes désirs de gloire, j’y décèle tes fantasmes les plus cachés, ils sont des flammes qui brûlent en toi, te donnent la force d’avancer. Oui, d’avancer, car sans ces valeurs hautement cathartiques, tu t’effondrerais ou prononcerais ton propre autodafé en moins de temps qu’il ne faut pour craquer une allumette et faire resplendir sa tête de phosphore.

   Arbre je suis, qui émerge de l’onde comme tu le fis en un temps lointain, quittant l’abri amniotique qui t’hébergea avant même que tu ne paraisses au monde. Tu en conserves une vivante nostalgie, preuve ta quête inassouvie de ces compagnes auxquelles tu demandes rien de moins que de recréer ce milieu anténatal qui était la marque d’une imprescriptible félicité.    

   Arbre je suis, au tronc qui s’élève dans l’azur, tout comme tu te projettes vers ton singulier avenir. Sur ma peau se lisent, comme en toi, des scarifications, des blessures, des larmes de sève, des dépliements et des retraits, parfois des excroissances que l’on nomme « loupes », qui concentrent en un endroit déterminé les sucs rassemblés de la vie : des joies, des peines, des émotions, des haines, des amours multiples, des réussites et des échecs.

   Arbre je suis qui s’élève au ciel, pensant tirer de ce tutoiement quelque allégresse inépuisable. Mais ceci est souvent pure perte de soi en des hauteurs nullement accessibles. Tu aurais voulu atteindre des sommets, toi aussi,  être ce grand artiste au goût infaillible, ce savant jonglant avec les concepts les plus avancés, cet amant pareil à un Casanova qu’auraient entouré des pléiades de jeunes vierges commises à n’assurer rien d’autre que ton possible bonheur. Combien je comprends ta déception, toi qui t’es toujours situé dans cet « infiniment moyen » qui est le lot de tout homme sur terre, dans cette étroite contingence dont le goulot resserré n’autorise guère la moindre fantaisie. Tu as assumé la part de destin qui t’était octroyée et eus espéré bien plus mais la réalité est là qui tient, au-dessus de ta tête, sa tranchante et cruelle épée de Damoclès.

 

Je suis arbre et ne peux t’offrir

que le déploiement triste

de mes branches dénudées.

Tu es homme et ne peux m’offrir

que la prodigalité de ta contemplation.

 

Nous sommes arbre-homme,

 homme-arbre,

deux destins réversibles,

 

chacun s’accroissant de la proximité de l’autre,

du don à accomplir pour être total,

ne nullement demeurer

dans le fragmentaire,

l’inaccompli.

 

Le SENS n’est rien d’autre

que cet éternel voyage,

 

cette passée

de toi à moi,

de moi à toi.

 

Demeure en silence,

toi mon compagnon de solitude.

Peut-être n’y a-t-il

rien de mieux à espérer

de nos cheminements de hasard !

Demeure !

 

 

 

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6 août 2019 2 06 /08 /août /2019 10:04
Bois levés ou la visitation de la Muse

                "Bois Levé en Varennes de Loire"

                  Photographie : Thierry Cardon

 

***

 

 

Tu m’avais dit, les choses nous interrogent du fond de leur inapparence.

 

   Je t’avais écoutée dans la distraction car je te savais vouée aux spéculations ombreuses, aux longues et sinueuses réflexions qui, nuitamment, traversaient ta tête sillonnée d’éclairs. En réalité, ne te l’avouant, pas plus que je n’en confessais la terrible révélation à ma propre conscience, j’enviais la prose effrénée qui parcourait ton cerveau à la vitesse des météores. Mais où donc allais-tu t’enquérir de toutes ces pensées profuses qui cherchaient à décrypter le réel, à radiographier le glissement du nuage, à interpréter le chant de la source dans le pli à peine levé de l’aube ? Où donc ? Rarement on ne s’inquiète du tarissement de la fontaine, plutôt de son étonnante profusion. Fallait-il que quelque mystérieuse Muse t’inspirât, te soufflant ces idées en forme de vrilles, de dentelles qui ornaient ton front des pampres les plus beaux qui se pussent imaginer !

   Nul ne te posait plus de question, redoutant que ton imaginaire n’envahît le champ dévasté de leur attention. Il y avait trop de confluences, trop de densité, trop d’infimes ruisselets qui s’échappaient de toi et inondaient de leur flux incessant l’épiderme de ceux, de celles qui se confiaient à accueillir quelque savoir. Certes, ils se faisaient rares et étaient d’autant plus précieux. Certains, parfois, des plus intrépides, tels de jeunes louveteaux,  s’accrochaient à tes mamelles et s’abreuvaient de cette ambroisie, y trouvant mille prétextes à s’émerveiller.

Un lait se répandait,

un miel gonflait,

un nectar poudrait

   leurs lèvres dont tu ne faisais nul cas. S’est-on jamais étonnés du fait que quelqu’un respirât, s’alimentât, s’ouvrît à la fontaine d’amour afin que sa vie, illuminée de l’intérieur, s’offrît comme cette belle corne d’abondance qui habite les voyageurs éblouis et les chercheurs d’inconnu ? Bien plus que de manifester quelque étonnement, il convenait, face à toi, à ton inépuisable faconde, de la recevoir comme un don naturel, un oiseau échappé du ciel, une loutre glissant dans l’eau soyeuse de l’étang, un bourgeon se déployant du cœur même de son luxueux silence.

 

Tu m’avais dit, les choses nous interrogent du fond de leur inapparence.

  

   C’était déjà hier, dans l’extinction du jour, dans la venue du noir, et bien que m’essayant à retenir la nuit, de m’agripper à ses ailes d’organdi et de mousseline mêlés - il n’en restait que quelques rares déchirures -, ne demeuraient, dans l’escarcelle de mes mains, que quelques gouttes de rosée et une pluie de brume. En quelque manière, j’étais au désespoir de rien connaître. Pourtant tu m’avais dit :

  

   Cette étrange contrée semée de tout et de rien, cette à peine clairière où, dans l’heure grise, tels d’ésotériques sémaphores, des présences de bois se lèvent au cœur même du monde que, sans doute, nul ne verra jamais. Cette étrange contrée, quel esprit l’habite donc, quelle âme en anime l’immobile parole ? 

  

   Oui, c’est ceci que tu m’avais dit, qui avait métamorphosé les rives de ma nuit en voiles blancs qui battaient tout contre la paroi de mon corps.

    

Les choses existent-elles lorsqu’aucun regard n’est là pour en confirmer l’apparition ?,

 

   avais-tu rajouté, avec le ton glacé de l’énigme. Un instant, je me serais pris pour Œdipe interrogé par le Sphinx. Voici le motif que tu avais livré à mes interrogations, qui travaillait sourdement depuis la grotte plombée de mon crâne, alors que des nuées de pensées contradictoires fusaient du sol de mousse et de lichen sans qu’il fût en mon pouvoir, en aucune manière, d’en démêler l’incompréhensible écheveau.

   Ce que je vis en rêve, était-il un lointain écho du réel ou bien, de mon cerveau malmené, quelque monstre surgissait-il dont je redoutais la venue ? Du sol illisible, des troncs s’étaient dressés. Ils parlaient, mais dans le genre d’un galimatias, d’une parole confuse qui ne pouvait qu’être une émanation de mon propre inconscient, à moins qu’il ne s’agît d’un esprit venu du sol se voulant réincarner ? Et ce genre de boiserie semblable à un linge plié, ceci était-il prodigieuse production d’un imaginaire atterré ou bien y avait-il, quelque part sur terre, cette chose innommable qui guettait dans l’ombre et n’attendait que de fondre sur sa proie, peut-être moi, en l’occurrence ? Et cette branche à l’aspect de reptile se contorsionnant au gré de son essence, quel sombre projet fomentait-elle ? Etait-elle venue là par hasard ? M’attendait-elle de toute éternité ? Parfois, entre deux sommeils, entre deux feuillées du rêve, je t’apercevais, toi la Magicienne de mes nuits, perchée sur le haut de notre commune couche, agitant, tels de bruyants grelots, les pierres vives de ta pensée, faisant s’entrechoquer les galets de tes lumineuses idées. Je ne savais alors quel était ton coefficient de réalité, si ce n’était cette sirupeuse folie dont, depuis toujours, je redoutais et souhaitais la survenue, qui t’avait installée là, au point rougeoyant de mes soucis, genre d’athanor au centre duquel une vive combustion menaçait, à chaque instant, de nous réduire en cendres ?

 

Les choses existent-elles lorsqu’aucun regard n’est là pour en confirmer l’apparition ?

Les choses existent-elles lorsqu’aucun regard n’est là ?

 Les choses existent-elles ?

  

     Ta voix, décroissante, menue de plus en plus, se perd dans quelque remous du temps. J’essaie de te rejoindre, de te saisir, mais mes mains ne crochètent que le vide et il ne m’étonnerait point que tu ne t’effaçasses ainsi qu’une fumée dans le ciel qui l’aspire. Voici donc ce que j’entends, trois fois proféré dans la faille de lumière qui traverse les premières rumeurs de l’aube. Est-ce ton rire, cette manière de crépitement qui fuse encore de toutes les parties de la chambre comme si, subitement devenue une simple matière, tu souhaitais me voir questionner à ton sujet ? Que, peut-être, à ton image, ne fais-je que m’immerger dans la matière pour ne plus jamais en ressortir ? Vois-tu, Ombre à moi dédiée - il ne peut s’agir que de ceci, n’est-ce pas ? - ne serais-tu, par hasard, une vibration du Néant m’enjoignant de rejoindre le lieu de ma propre illusion ? Je sais, les gens me disent atteint de démence, situé sur les marges de l’exister. Mais tous ces insensés ne savent rien du monde et des choses.  Ils ne croient volontiers qu’à ce qu’ils touchent : l’autre qui leur fait face, ce rocher-ci, cette femme-là, cette écorce rugueuse sur le tronc, cette monnaie qui résonne dans leur main.

Mais moi, je sais que tu n’es pas seulement une parole en l’air.

   Car, oui, je crois que j’ai trouvé la solution de l’énigme : tu es la Muse qui souffles à mon oreille des vers si souples qu’ils s’enroulent dans le limaçon de ma cochlée, y installent une infinie vibration dont, jamais, je ne me lasse de sentir les ondes.  La Muse qui peint mes yeux des couleurs qui saturent les choses. Tout m’est alors arc-en-ciel, tout se colore comme la gracieuse parure du caméléon. La Muse qui dicte les mots, ces indivisibles et hautes présences qui tissent la toile du bonheur.  Comment ne t’avais-je reconnue plus tôt, toi qui le jour durant, guides mes pas, toi qui illumines mes nuits des délices du songe ?

   Je te prenais pour une Etrangère, pour l’une de ces mauvaises femmes qui tressent dans l’ombre les crochets venimeux de la malédiction. Faut-il que mon âme soit torturée, que ma vigilance faiblisse, que mon intérêt vacille pour que cette distraction me fasse différer de moi au point de ne nullement te deviner ? Je te pensais une épouse vindicative juchée en haut de ma couche, débitant ses chapelets de sornettes à seulement me conduire en Enfer. Dans la gueule de soufre du Néant.

    Comment pourrais-je donc me racheter à tes yeux, si ce n’est en t’adressant une supplique, en te priant de demeurer si près de moi que, confondue avec mon propre corps, mon propre esprit, je n’aurai nullement à m’inquiéter de mes créations futures. Elles couleront de source, elles vivront de nos haleines mêlées, elles s’enlaceront au creux intime de nos bouches jointes et, alors, je connaîtrai la grâce la plus étonnante :

 

devenir ce langage, être ces mots

  

   qui me prennent de l’intérieur et menaceraient de me métamorphoser en un corps subtil dont je n’aurais plus la possession, car les nuages seraient mes frères et les anges mes compagnons de vol. Vois-tu comme tu m’es nécessaire ? Comme ta présence m’enivre et me fait divaguer. Un instant je me serais cru dans le berceau d’azur des présences chérubiniques avec des nuées de plumes et des flocons d’écume. Tu vois, ma Muse, les gens me disent fous. Ils ont raison mais l’idée qu’ils se font de moi est bien inférieure à la réalité. Et moi de rire sous cape !

   Mais ma supplique ?  Je te l’avais promise. Et je sais combien il est urgent que je te l’adresse. N’étais-tu, déjà, en train de te disposer à partir, me laissant en plein désert, tel Simon au faîte de son désespoir ?

 

Muse, ô ma Muse,

  

   n’interromps point ton activité arboricole. Tu es semblable à ces troncs, tu en possèdes l’inestimable force ; à ces branches, tu en as la vigueur ; à ces sublimes racines qui plongent dans l’encre noire de l’inconscient, cette merveilleuse nuit semée du chant des étoiles et parcourue du dire infini des poètes ; semblable à ces ramures levées dans le ciel, elles s’abreuvent au mystère du monde.

 

Sème donc ton fabuleux langage,

fais donc rayonner le pistil du vivant,

déplie les étamines de la beauté.

 

   Il n’y a que ceci de vrai, la beauté ! D’un mot, d’une image, d’un symbole, d’une œuvre. D’une femme. Oui, Muse, tu es la plus belle des femmes et il faudrait être un tubercule mort, une pierre sourde et muette pour ne pas entendre ta voix et succomber à ton charme.

   Tu te hisses, telle l’oriflamme, dans la perdurance du jour et croîs au milieu des destins abîmés qui habitent la lourde mangrove humaine. Comment vivre sans toi ? Comment ne pas reconnaître, dans ces formes torturées, troncs, branches, racines, ceux, celles qui végètent dans la sombre forêt des habitudes et, jamais, ne connaissent le pur calice de la lumière ? Ta présence seule les fait tenir debout et les sauve d’eux-mêmes, ce qu’ils ne pourraient faire seuls car ils n’ont de connaissance que de la terre, basse à leurs yeux et ignorent le vaste horizon où court l’immaculé poème de l’univers.

   Oui, je sais, ma Muse, je pêche par excès d’amour et mes mots sont ceux de l’emphase et du lyrisme. Mais toute cette ivresse, tout ce vertige, toute cette manifestation hors d’elle, comme lors de l’extase du mystique, ne sont  fichés au plein de mon âme qu’à sentir ta présence, oui, ta présence. L’on pourrait m’arracher les yeux, brûler mes oreilles, percer ma peau de mille trous que j’entendrais encore le son mélodieux de ta parole, que coulerait, en l’intime de ma chair, le suc à nulle autre pareil qu’un jour de pure grâce je connus pour ne jamais l’oublier.

 

Muse, ô ma Muse

 

sois qui je suis,

je serai qui tu es.

Pour le monde présent,

pour le monde à venir,

 

ô ma Muse !

 

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4 août 2019 7 04 /08 /août /2019 10:36
Signe seulement

                                                         "Tête", fil de fer peint, Bieuzy 2019

                                                               Œuvre : Marcel Dupertuis

 

***

 

[Ce texte sur l’une des dernières œuvres de Marcel Dupertuis part d’un présupposé, à savoir qu’il s’agit dans son art (mais ceci est le lot de toute modernité), d’un affrontement du mot et du signe. Le mot serait l’équivalent linguistique du corps. Le signe serait, en quelque sorte, l’effacement ou le silence, la toujours possible disparition. En réalité, l’art, au cours des âges, serait passé d’une rhétorique du mot à celle du signe. Ainsi la Renaissance témoignait-elle, par sa peinture généreuse, ses personnages idéalisés, le plein de ses figurations, de la richesse du mot, de son rayonnement, de cette manière de chose indivisible, entière, non sécable, si ce n’est à l’aune de l’imaginaire. Pourrait-on jamais croire à l’existence d’un mot dont on pourrait atteindre l’intégrité depuis l’extérieur ? Le mot, ce genre de monade fermée sur elle-même, enclose en sa citadelle, comment sa liberté pourrait-elle être atteinte ? Nous, les hommes, qui utilisons les mots avec l’aisance qui sied aux choses bien acquises, naturelles en un certain sens, jamais nous ne voudrions croire à leur possible érosion, à leur hypothétique disparition. Et, pourtant, parfois, les événements historiques tragiques fracturent les mots, les scindent et introduisent en leur sein une irréparable césure.

   Parlant de césure, nous voulons signifier celle, bouleversante entre toutes, qui a pour nom « Auschwitz », l’innommable précisément, qui initie toute idée de modernité et son nécessaire dépassement dont seule une éthique exigeante est à même de réaliser l’avènement. Ce qui, symboliquement, paraît avoir atteint en son fond le Mot de l’Histoire, c’est une faille qui s’est ouverte, libérant des signes que nul n’avait aperçus, qui ne sont que les fragments des mots, qui les attaquent, les dissolvent de l’intérieur. Ce qu’aurait pour mission l’art contemporain, lui qui survit après les Camps de la Mort, ce serait de travailler sur ces cendres fumantes de l’Histoire, d’en exhumer les possibilités artistiques.

   Ainsi un art du signe succèderait-il à un art du mot, tout comme le moderne succède au renaissant. La mission de l’art serait donc de travailler de l’intérieur du signe afin de reconstituer le Mot scindé de l’Histoire. Or, cet art du signe serait celui de la fragmentation, de l’obsolescence, de la perte, de la dégradation, souvenir fiché au cœur de la conscience du plus grand drame qu’ait eu connaître la condition humaine. Ainsi émergent des créations telles celle de Marcel Dupertuis dont le travail sur la matière du corps le déconstruit peu à peu pour aboutir à cette résille, à cette fragilité qui n’est plus que la mémoire de son ancienne présence, lorsque le corps était corps de beauté et de jouissance. Qu’en demeure-t-il aujourd’hui ?  

    Il se montre seulement tel cet espace vacant, cette solitude, cet intervalle blanc, ce silence qui n’attendent que de retrouver la totalité dont il était pourvu autrefois, qui le maintenait debout. L’Homme-menhir, devenu Homme-dolmen cherche à se reconstruire patiemment. L’artiste agissant en démiurge le prend par la main et lui dit en une manière de parabole christique : « Lève-toi et marche ». Une telle injonction puisse-t-elle être suivie d’effet ! Sans doute la voie de l’art en ce III° millénaire, perclus de doute et naviguant à l’estime !]

 

***

 

   « Tête », le titre de cette œuvre. « Tête », comme l’on dirait « chut », du bout des lèvres, dans la retenue de soi. « Tête », ce mot si simple qui ne s’ouvre que pour se refermer. Articulez donc ce mot devant un miroir et vous comprendrez, instantanément, cette désocclusion-occlusion qui ne saurait simplement être une fonction physiologique, mais l’aube d’un SENS à déchiffrer. Car tout signifie dans l’univers, depuis le lointain grésillement de l’étoile jusqu’au souffle inaperçu des choses, ce ver luisant dans l’herbe, cette « tête » d’épingle qui brille au soleil, ce baiser que quelqu’un vous adresse, que vous recevez tel le don qu’il est. Le plus souvent, occupés que nous sommes aux tâches harassantes du quotidien, frotter un parquet, conduire la voiture au garage, laver ses vitres, le temps glisse au-dessus de nos têtes sans que nous n’ayons jamais le loisir d’en extraire le rare et d’en saisir la sémantique. L’heure est déjà loin de vous que la métaphore habituelle de « l’eau qui court » traduit bien mieux que ne le ferait un habile concept. L’heure est déjà effacée que le passé a reprise, dont il ne restera rien qu’une vague impression, qu’un sentiment diffus.

   « Tête » donc, nomination de la chose si économique, si ramassée, que ses deux syllabes s’effacent à mesure de leur émission. Mais, bien évidemment, voulant donner lieu au site du visage, comment nommer autrement que par ce simple vocable qui en cerne le contour et en définit l’assise ? Mais, ici, il ne s’agit nullement de linguistique, il s’agit d’art en son expression. Aussi convient-il de prendre un peu de recul et d’analyser ce qui s’énonce comme une vérité puisque nous savons bien que toute œuvre est vérité, précisément, sinon chute dans l’aporie d’une chose qui serait innommée, donc vouée au néant. Mais, de façon à ne demeurer dans l’abstraction, il nous faut donner quelque réalité à cette tête et la placer dans une perspective qui en éclairera les infinies facettes.

 

Signe seulement

« Trois enfants avec une voiture tirée par un bouc ».

Franz Hals (vers 1620)

Source : La Quotidienne.fr

  

   Regardons cette belle œuvre de la peinture renaissante « Trois enfants » de Franz Hals. Combien les têtes de ces bambins sont généreuses, ouvertes, comblées d’épanouissement, portées par une étonnante plénitude. Ici la beauté se dit dans une manière d’extase, de saut en avant de soi, de profusion à même le monde. Les têtes sont comme dilatées de l’intérieur, projetées en direction du regard de l’autre, c’est la couleur même d’une joie de vivre communicative qui vient jusqu’à nous et nous rassure, comme s’il s’agissait de notre propre portrait.

 

Peinture de l’excédent.

Peinture de l’extériorité.

Peinture du surgissement.

 

   Tout est tourné vers le dehors et il s’en faudrait de peu que ces visages ne se donnent sous la forme d’une sculpture, tellement la poussée du dedans se manifeste en tant que dépliement et gain de l’espace. Tout ceci se lit comme la réaction et l’antinomie des sombres et ascétiques visages médiévaux, anges, figures christiques et autres saints dont la représentation se dissolvait à même les ors et les sépias d’une lumière mystique.  Le visage n’avait nullement à s’affirmer, il n’était accordé qu’à la divine clarté dont il était un reflet à tout jamais, autrement dit une manière d’absence, d’effacement face au mystérieux Transcendant.

   Ce rapide détour par le paradigme expansif de la peinture renaissante a seulement pour but, dans une visée dialectique, de faire se montrer les différences, sinon les verticales oppositions entre une figuration de l’excès et une figuration du retrait. On aura bien compris, en une première visée, combien cette œuvre de Marcel Dupertuis s’inscrit aux antipodes du concept  initié par les maîtres de la Renaissance, dont on peut voir une résurgence au beau milieu de l’impressionnisme, dans « Portrait d’enfant », par exemple, d’un Renoir. Identique effusion de la chair, luxe lumineux de la couleur, exaltation de la forme qui se propose aux yeux des spectateurs telle la manifestation d’un irrépressible bonheur.

 

La vie est bourgeonnement.

La vie est fulguration dionysiaque.

La vie est effervescence.

  

   L’on se rendra aisément compte du saut immense accompli par ce que, faute de mieux, il convient de nommer « représentation ». Si les œuvres antiques, notamment la statuaire grecque, les figurations de l’art romain, se nourrissaient de la notion de mimêsis, à savoir le souci de la ressemblance de l’œuvre avec son modèle - le beau corps, le beau visage -, ce qui se traduisait par une imitation ; avec l’œuvre ici considérée, nous assistons à un renversement copernicien dont l’art contemporain use comme de l’un de ses motifs majeurs. Du réalisme à l’abstraction, de la figuration fidèle à l’interprétation « outrancière » du corps, l’écart est plutôt cet abîme qui creuse jusqu’à la folie, parfois. Voyez les œuvres hallucinées de Francis Bacon, l’effigie humaine ramenée à une essentielle monstruosité, comme si, en l’homme, les ressources chtoniennes résonnaient avec bien plus de force que les fragiles dentelles ouraniennes, abîme donc qui n’est que le statut du Da-sein penché au-dessus de sa propre déréliction. La chute est inévitable qui grimace à l’horizon et enjoint les Existants à se recourber sur leur destin en forme de finitude.

   S’il fallait donner, à l’art actuel, un mot par lequel en définir l’essence, alors l’un des premiers vocables se présentant à l’esprit serait bien celui d’« absurde » que redouble la notion de nihilisme.  La fuite irrémissible du SENS est confirmée chaque jour qui passe, dans la tragédie humaine dont Auschwitz ne constitue nullement l’épilogue mais se présente comme l’une des flétrissures les plus insupportables qui se puisse concevoir, l’Histoire reproduisant à l’identique, au fur et à mesure de l’égrènement de ses civilisations, les mêmes funestes erreurs. On se plaint constamment des misères qui frappent le cours des choses mais aucune véritable éthique ne vient en endiguer l’inquiétante parution. Le constat est atterrant et les pratiques invisibles qui viendraient en  atténuer les plus néfastes accomplissements. Chaque seconde est le théâtre d’un drame que l’homme regarde médusé sans qu’il n’intervienne en quoi que ce soit pour que la texture du monde soit sauve. Si le concept de « modernité » peut trouver un répondant à la mesure de ses attentes, c’est bien dans les productions de l’art, tout d’abord, qu’il cherchera le lieu de sa possible effectuation.

 

Or que veut dire « Tête »

en son étrange dépouillement ?

En  cette architecture de lignes monochromes ?

En cet entrelacs dressé contre le silence du monde ?

En la muette supplication de sa résille questionnante ?

 

   Mais il faudrait être atteint de cécité pour ne nullement voir que cette sculpture de fil de fer est UN CRI. Oui, UN CRI, une exhortation à s’éveiller du songe creux dans lequel l’humanité se complet, ne levant cependant le moindre petit doigt pour enrayer le désastre. Et ceci n’est nullement l’injonction de quelque penseur tragique qui aurait décrété la mort de l’homme. L’homme était mortel bien avant que cette œuvre n’ait vu le jour. Et c’est non seulement l’homme qui est mort mais Dieu lui-même, depuis que le décret nietzschéen en a promulgué l’obscure vérité.

 

Ce que la TÊTE dit,

dans le vrillement de son être,

dans la douleur patente qui la traverse,

dans ces lignes révulsées

qui attendent le couperet de leur propre destin,

ce qu’elles disent, ces lignes,

le désespoir auquel se confronte

tout cheminement terrestre,

toute avancée qui ne procède jamais

qu’à sa propre extinction.

  

   L’art a à être ceci : un trépan qui fore jusqu’à l’âme et la requiert comme ce diamant qui incise le réel, le désopercule, le saigne à blanc puisque, aussi bien, nulle chair ne parle mieux que depuis le lieu de sa scarification : là s’ouvre le SENS - unique mission de la belle et irremplaçable phénoménologie, tremplin de la sublime herméneutique -, là seulement la Parole peut se lever qui dira à l’homme le lieu unique de son être, cette Poésie qui appelle la Pensée, qui appelle la Conscience. Alors l’art nous fera entonner ceci face à la splendeur de la Lumière, ceci comme dans le poème « Mnémosyne » de Hölderlin.

 

« Un signe, tels nous sommes, et de sens nul »

 

   Oui, un « signe ». Oui « de sens nul ». Ce qui veut dire que nous tutoyons constamment le néant, que nous l’appelons à la manière de cette voix vide qui est l’écho même de l’infinitude. Toujours nous avançons dans notre connaissance du monde et, toujours, le monde recule, nous reléguant dans cet infiniment petit, cette taille du ciron perdu dans l’indéchiffrable univers. Et c’est bien pour cette essentielle raison d’une présence microscopique, effacée, qu’il nous est intimé l’ordre, depuis l’écrin de notre conscience, de débusquer la moindre faille où pourrait s’inscrire un SENS :

 

Dans cette rencontre fortuite de l’Autre,

dans ce minuscule incident du paysage,

dans ce grain de sable qui s’allume

sur la crête de la dune,

dans ce mêlement d’une chose

 infiniment simple,

en apparence du moins,

qu’est cette œuvre disant

une réalité qui nous interroge.

 

   Car, à l’observer, à la prendre en compte, à l’inclure en notre expérience tout devient possible, sauf à la laisser dans son coefficient de mutité originelle. Car les choses nous parlent. Et pas seulement un langage réifié, métallique, abstrus dont nous ne pourrions rien faire. Les choses nous parlent, certes en langage crypté, non immédiat, non évident, mais c’est bien cette surdi-mutité qui vient à nous, que nous avons l’obligation, l’urgence, de déchiffrer. Faute de ceci, tout n’apparaîtrait qu’à l’aune d’une abstraction, d’une confusion native qui ne ferait qu’accroître la nôtre et nous désespérer davantage.

 

Cette sculpture  en son efficience la plus réelle est :

 

Art de l’apparition-disparition,

art du voilement-dévoilement,

de l’affrontement de l’être et du non-être,

clignotement d’une présence-absence,

lieu de polémique du vide et du plein,

art de la trace, de l’empreinte, du signe

et non seulement du mot clairement énoncé.

 

   Ce qui, sans doute, est le plus patent en elle, qui la porte au-devant de nous en sa singularité, c’est son rôle de signe dont la face inversée serait celle du mot dans son naturel rayonnement, dans sa signification immédiate. Si je dis « tête », tout le monde comprend instantanément ce que je dis, chacun imagine sans peine telle ou telle tête à l’horizon de son propre être. Si je dis la même chose, mais en langage plastique, mais en une vrille verte posée là-devant en son apparaître, il ne s’agit plus d’un mot ordinaire, il s’agit d’un signe qui, précisément, « fait signe » depuis l’ambivalence, l’ambiguïté de son statut. Quiconque observe « Tête » de Marcel Dupertuis, demeure sur son quant-à-soi,  se questionne du-dedans, cherche une issue au gré de laquelle quelque chose pourrait s’éclairer, « faire SENS ».

   Mais, du signe, il faut parler plus avant, entrer de plain-pied dans ce qu’il a à nous dire, puis le confronter au mot, à sa configuration plénière, à l’emblème qu’il nous tend, chaque fois que nous émettons une parole signifiante. Abordé de façon étymologique (le vrai est toujours la source, non l’estuaire grossi de mille ruissellements inconnus), « signe » se donne tel un « miracle ». Etonnant, tout de même. Et puisque l’interprétation se déroule toujours sous la figure d’un cercle infiniment réitéré, venons-en à « miracle », dont la valeur native est la suivante : « fait ne s'expliquant pas par des causes naturelles et qu'on attribue à une intervention divine ». Donc si nous ramassons, en une formule succincte, la valeur de « signe », voici que nous apercevons la main divine, donc « l’invisibilité manifeste » si nous osons ce subversif oxymore. Le signe, en soi, serait le lieu d’une invisibilité. Mais comment donc tout ceci est-il possible ?

   Prenons le mot « tête ». Il s’agit bien d’un mot, avec sa propre morphologie, sa naturelle polysémie. Il s’agit d’un corps. L’on dit bien « le corps des mots ». Il s’agit d’une matière totale, indivisible, insécable. Insécable ? En principe, oui. En fait, non. Une totalité peut toujours être divisée en ses éléments constitutifs. Ainsi notre mot pourra-t-il se décomposer en signes typographiques que sépareront les blancs. Eh bien, nous y voici, le mot recèle en lui du visible, ses lettres, de l’invisible, ses espacements. Or, afin que ce démontage du mot en ses signes ne soit pure gratuité,  il nous est demandé d’en reporter les conclusions à cette œuvre-ci, « Tête » donc, qui est en attente de son propre savoir.

 

Signe seulement

   Posons l’image telle l’énigme dont, par essence, elle s’investit, pour la simple raison que ses significations s’abreuvent à deux sources différentes : l’une qui délivre son apparence, donc son immédiate signification, alors que d’autres sèmes circulent ici et là, à bas bruit, sans que rien de distinct, de visible, ne nous alerte. La structure métallique de « Tête », ses enroulements de fil de fer constituent la typographie au gré de laquelle l’œuvre (le mot) se rend observable. A rebours de ceci, de cette manifesteté objective, le vide qui se creuse en son sein, l’espace vacant entre ses mailles, la libre circulation de ses énergies, toute cette activité présentielle muette se donne tels les signes mystérieux, à proprement parler « divins », telles que le suggèrent les valeurs étymologiques repérées plus haut. Donc la totalité du sens de « Tête » est assurée par une morphologie réelle que sous-tendent des tensions invisibles mais non moins actives, des espacements, des distances, des remous d’un invisible qui, tous ensemble, concourent à l’édification de l’œuvre, à sa tenue, à l’espérance qu’elle nourrit d’être comprise en ses fondements mêmes.

   Alors, maintenant, s’il s’agit de rapporter ces notions de « mot » et de « signe » aux exemples convoqués récemment, « Trois enfants » de Franz Hals, « Portrait d’enfant » de Renoir, nous pouvons soutenir la thèse suivante :

   « Trois enfants », « Portrait », fonctionnent uniquement tels des mots et, pourrait-on dire, comme des mots pleins et entiers qui occultent l’espace surgissant entre leurs signes. Une manière de plénitude sans faille, un gonflement de leur être n’autorisant quelque regard indiscret qui s’immiscerait dans leur propre intériorité.

   « Tête », bien au contraire, même si cette œuvre peut bien évidemment s’affirmer comme mot, « Tête » donc, s’efface presque totalement pour ne laisser paraître que les filigranes de ses signes, qu’effacent presque en son entièreté, la présence  rayonnante des blancs, diffusive, dispersive ; le silence oblitérant, biffant autant que se peut  la matière pour ne laisser vacante que la fulguration inaudible de l’être. Ici, l’on assiste à une étonnante et moderne (au sens de « modernité ») avancée d’une néantisation en acte qui ne serait jamais que la survenue de l’essence des choses en leur incomparable multitude. L’art qui pointe en ce minimalisme apparitionnel, nous pourrions le nommer :

 

Art de la touche et du retrait

Art du stigmate et de l’effleurement

Art du cri et de la douce persuasion

Art de la fugue et de l’omission

Art de la ligne et du pointillé

Art de la cible et de la flèche

Art du diapason et de la vibration

Art de l’anche et du souffle

Art de l’inspir-expir

Art du Tout et Rien

Art de la Présence et de la Finitude

 

   Car c’est bien de ceci dont il est question. De passage. De dialogue. Mais d’un dialogue feutré, inaudible, tapi à même la touffeur du signe. Art diastolique-systolique qui dit une fois la vie en son expansion, une fois en sa récession, qui dit le flamboiement de l’Amour, le froid baiser de la Mort. Ici, comme à Auschwitz, comme partout sur la Terre où sévit la tragédie humaine, il ne s’agit vraiment que de cela , de Vivre ou de Mourir et d’en signifier l’absoluité en entaillant l’écorce des arbres, en déposant sa propre trace sur les chemins de poussière, en faisant l’amour, en rencontrant l’autre au creux même de son désarroi, ces mots troués de signes qui parfois palpitent, qui parfois s’éteignent sous les feux des jours, sous les coups de la sourde contingence. Ce que l’art nous dit, c’est que nous ne sommes nés du hasard qu’à apprendre à en déchiffrer les sinueux dessins.

 

L’œuvre de Marcel Dupertuis est :

une œuvre du corps et de l’âme.

Corps comme mot.

Âme comme signe.

 

   Pour cette raison, ses propositions plastiques sont constamment traversées de zones d’ombre et de lumière. Si, dans le parcours de cet artiste situé au plein d’une vérité, le corps est toujours le lieu d’effectuation d’une peinture, d’une sculpture, apparaît la nécessité, de plus en plus affirmée, d’un dépouillement, au fur et à mesure de l’inscription des toiles et des matières dans le temps. 

 

Le corps, ce mot qui se délite peu à peu

au gré de sa destinale corruption, apparaissait :

 

évincé en son centre dans « Figura Javelot » ;

plié sur un sol de bronze consécutivement

aux ébats de l’amour dans « Amor à tardé » ;

branches de fer ossuaires ayant rejoint

le sol de leur propre perdition

dans « Olocausto ».

 

(Pourrait-on mieux évoquer

les sinistres figurations d’Auschwitz ?).

 

   Donc une conscience torturée par l’Histoire et la production de ses monstres, donc une  conscience affligée d’amours évanouies, une conscience lucide d’une impossibilité ontologique de séquences à venir, cependant la vacuité, l’exténuation de la présence humaine ne s’y sont jamais faites autant sentir que dans « Tête » qui semble signer, à la fois, les limites de la matière à signifier l’esprit, les limites de l’art à dire ce qui, par nature, est humainement inconcevable, énoncer l’indicible, dire le mot à l’inaltérable essence, appeler le signe depuis son invisible horizon à témoigner pour l’homme d’une possible éternité. Ainsi se disent les choses essentielles :

 

« Ce sont les mots les plus silencieux

qui amènent la tempête.

Des pensées qui viennent

sur des pattes de colombes

mènent le monde ».

 

Nietzsche - « Ainsi parlait Zarathoustra ».

 

   Nietzcshe, le grand prophète du nihilisme, donc du non-sens, nous dit que l’essentiel est toujours cerné de silence, tel le signe qui ne fait guère plus de bruit que le blé qui pousse au creux de son sillon. Tel le mot unique qui abrite le signe et en connaît les subtils arcanes.

  

« Tête », viens donc

« sur des pattes de colombe »,

le monde n’attend que toi.

Mais, peut-être ne le sait-il pas !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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2 août 2019 5 02 /08 /août /2019 09:57
Toi, dans levée de l’aube

                   Photographie : André Maynet

 

***

 

  

   Parfois, vois-tu, il faut se lever à l’aveugle, tendre sa vie vers l’avant comme si l’on portait un précieux ciboire ciselé d’or. Ô, nullement quelque geste eucharistique au gré duquel connaître son Dieu ou bien un Être Eternel dont l’image serait si éloignée de soi qu’elle se confondrait avec l’essence même du doute. Non, vois-tu, quelque chose de plus simple, de plus discret, un genre de messe dont l’on serait l’unique officiant, tout à la fois le Prieur et cela même qui serait prié, peut-être ton étrange silhouette se détachant sur cette marge d’invisibilité, cette parution à la limite de figurer, cette fuite à jamais d’un signe plaqué sur le tremblement inquiet du monde.

   Toi, là-bas, surgissant de la brume teintée d’ivoire, toi la Seule qui foule le sol de sable, toi l’Eloignée qui te confonds avec la nuée à peine levée de la mer. Que portes-tu en toi que nul ne saurait connaître ? Le contentement immédiat d’une infinie solitude ? Le rougeoiement d’un désir qui brûlerait à peine dans le jais sombre de tes yeux ? Une parole de silence ourlant tes lèvres d’un ineffable corail ? Le silex d’une volonté que seul ton ombilic connaîtrait, plié sur sa sourde rumeur ? L’incision d’une vérité qui glacerait la faille muette de ton sexe ? L’impatience d’avancer dans le temps dont tes talons sentiraient les aiguilles de métal au plus profond de ta chair ?

   Sais-tu, tu me mets au supplice d’exister. Tu me cloues à même mon innommable destin. Tu me figes dans cette gangue qui lacère mon corps, le métamorphose en cette transparente glu qui n’a de prédicat que celui du Néant. Ô, Néant, que ne m’arraches-tu aux affres de la vision ? Cette flamme claire qui n’a nul horizon, dont le visage est gommé par ma soif jamais étanchée, cette Levée dans l’aube qui se confond avec la dentelle usée de ma mémoire, quel est donc le motif de sa visitation ? Quel message entretient-elle dont l’inertie est infinie, dont le contenu, jamais, ne sera dévoilé ? Connaît-on, un jour, l’alfa et l’oméga de sa propre énigme, le tissu serré de son obscurité se relâche-t-il, afin qu’un instant éclairé, l’on pût dire qui l’on est, quel est le but de son chemin, au bout de quelle dérive son visage s’illustre-t-il ?       Comprends-tu, Néant, combien ton souffle clair taraude mon esprit, combien je souhaiterais qu’en une heure bien disposée, tu consentisses enfin à ôter ton voile, à proférer un seul mot, ou bien deux, du genre :

TU ES,

 

   ainsi, clairement énoncés, détachés comme seule peut l’être une Vérité, un coup de gong qui percute l’âme et y dépose le bleu d’une irrémissible souffrance. Car, mieux souffrir que de ne nullement savoir le motif qui en alimente l’ineffable cours. Car, OUI, je souffre de ne point me posséder, de ne jamais happer que quelques fragments qui dérivent au loin, manières de glaces entre deux eaux ourlées d’un sinistre quotient d’infinitude.

 

INFINITUDE,

 

   peux-tu, au moins, Néant, entrevoir ce qu’il y a de terrible à entendre claquer ces cinq syllabes, elles sont le coup de fouet qui lacère les Vivants et entaille leur chair, mors angoissants dont nous n’excipons pas, dont nulle sortie ne saurait être envisagée.

  

C’est bien ceci, nous sommes

 

IN-FINIS,

 

   c'est-à-dire que nous n’atteindrons nullement  cette hypothétique complétude après laquelle nous courons depuis que nous sommes au monde. Comment ne pas être affectés par une telle irréparable perte ? Mais, NEANT, viens donc près de moi, donne-moi l’invisibilité de ton étreinte et méditons ensemble le Vide qui nous visite et nous tient en haleine.

 

ELLE, LÀ-BAS,

 

   dans la brume de mer, est-elle au moins réelle ou bien est-ce la conjugaison de nos troubles esprits qui en a dessiné l’esquisse de coton, en a créé le toucher d’ouate, a procédé à cette forme en dissolution d’elle-même ? D’elle nous ne sommes guère qu’en dette. Une fois vue, une seule, et sa persistance s’installera au creux même de notre conscience. D’elle nous ne pourrons nous séparer, notre insatiable et paradoxale curiosité nous y attache. D’elle, nous ne pouvons rien énoncer de positif. Par exemple la nommer de telle ou de telle façon, lui affecter un lieu, l’ordonner selon un temps. À la rigueur la doter d’un passé déjà évanoui, d’un futur vertigineux qui s’ouvre bien au-delà du globe ulcéré de nos yeux.

 

Mais le PRÈSENT,

 

   le seul temps dont nous puissions avoir quelque confirmation, voici qu’il se défait à mesure que nous tâchons de l’appréhender. Nous ne pouvons que questionner et n’attendre nulle réponse. L’une d’entr’elle se manifesterait-elle à l’horizon de notre angoisse et alors, subitement réjouis, nous perdrions ce souci fondateur de nos êtres, nous serions dépossédés de notre essence. Or, Néant, tu le sais bien, l’humaine condition n’est possible qu’à connaître la trappe que tu ouvres sous ses pieds, que le Vide redouble, que le Rien confirme comme l’unique destin qui nous est, de tout temps, alloué. C’est pourquoi je ne fais qu’interroger l’Inconnue et ainsi la préserver en son être. Je lui demande :

 

Quelle est donc la nature de ce fond

qui t’offre à mes yeux

tout en te reprenant en son sein ?

Ce mystérieux fil d’Ariane

dont tu tiens la fragile texture,

vers quel événement t’appelle-t-il ?

Est-ce un cerf-volant

que tes mains tiennent captif ?

Pour quelle raison ?

En partance pour quel site ?

 Quelle idée vibrionne donc

sous le casque obscur de tes cheveux ?

Pour quelle raison tes yeux

sont-ils obturés par un bandeau ?

Que redoutes-tu donc de voir ?

Des faux-semblants,

des mirages,

des cohortes d’illusions,

 la perte d’une eau pure

dans une faille acérée du sol ?

Ton corps si fluet

est-il la métaphore

de la fragilité

de tes semblables ?

 La tienne aussi,

mais que j’envisagerais

sous le signe de l’hébétude ?

Cette monochromie

qui glace l’image est-elle destinée

à ta propre dissimulation ?

 Es-tu libre de tes mouvements

ou bien sont-ils guidés

par quelque divinité

dont nous pouvons supputer

 l’invisible entité ?

Ou bien n’es-tu

qu’une allégorie

du Temps qui nous presse

de cueillir aujourd’hui

les roses qui, demain, seront fanées ?

Es-tu la simple et évidente

épiphanie de l’art ?

Ou bien l’inique faille contingente

par où se donnent les minces aventures

du quotidien ?

Quelle langue parles-tu

que nous n’entendons pas ?

Es-tu SEULE sur Terre ?

Es-tu la messagère

de quelque peuple secret

qui t’enverrait pour nous sauver ?

 Es-tu née du silence alentour ?

Ta nudité reflète-t-elle ta volonté

de t’en remettre au Simple ?

Rêves-tu parfois,

ou bien es-tu la matérialisation

de quelque songe venu de l’au-delà

de nos étroites visions ?

Existes-tu vraiment ?

Serais-tu mon double ?

Mon aura ?

L’énergie au gré de laquelle entretenir

le lumignon de ma pensée ?

Vois-tu, Néant,

je crois qu’il est temps

de nous retirer sur la pointe des pieds.

Nous serions fautifs d’avoir réveillé

celle qui, peut-être,

n’est que l’empreinte de l’aube

sur les paupières lourdes des dormeurs ?

 

Dormons, Néant.

Pour l’Eternité ?

Dormons !

Nous verrons bien !

 

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12 juillet 2019 5 12 /07 /juillet /2019 09:45
Douce empreinte de la lumière

                    Photographie : Blanc-Seing

 

***

 

 

Ô, toi, l’Eloignée de mes yeux,

as-tu, en ta boréale contrée

déjà rencontré

la douce empreinte

de la lumière ?

Je veux dire ce baume

qui n’en finit de couler

et donne à la peau

la sourde clarté

d’un matin d’été

tôt levé.

 

Ici, sur mon causse,

dans mon pays de pierre

 et de vent,

jamais la clarté

ne s’arrête.

Toujours elle vient du Nord,

du côté de chez toi,

et file en direction du Sud

en faisant ses étranges

clignotements,

ses sauts de carpe,

ses capricieux saltos.

 

Pensant la voir ici,

sur le front arrondi

d’une gariotte

ou bien sur les murs

de pierres sèches

qui bordent les enclos,

et déjà elle est là-bas,

plus loin que l’horizon

et je pense à

ces étranges populations

d’au-delà les montagnes,

à ces peuples de pêcheurs

et de rudes cultivateurs

qui doivent en recevoir

 la verticale offrande.

 

Car, vois-tu,

toujours nous sommes

en dette,

ou devrions l’être,

de ce sublime accroissement

de l’être

qu’est toute venue à nous

de cette splendeur

qui nous remet

le don de voir.

 

Que serions-nous si,

soudain,

la lumière s’absentant

de notre habituel paysage,

nous ne pussions,

désormais,

qu’avancer à tâtons

dans la nuit lourde,

que serions-nous

à défaut d’être,

par elle, fécondés ?

 

Oui, tout vient d’elle,

tout part d’elle

et tout y retourne.

Mais quels seraient donc

ces hommes inconscients

qui pourraient

se soustraire d’elle,

oublier de lui vouer

quelque culte ?

Tu connais mon radical athéisme.

Mais pourquoi donc l’homme

éprouva-t-il, un jour,

le besoin d’inventer Dieu ?

La femme, sa compagne,

ne lui suffisait-elle donc pas ?

 

Et, comprends-tu,

si j’éprouvais,

par impossible,

 le besoin

d’avoir une religion,

ce serait celle,

solaire,

des anciens Incas

ou bien celle

d’un Zarathoustra

s’adressant ainsi

à l’immensité

de l’éther où ruisselle

la lumière blanche

de l’astre du jour :

 

« Je préfère me cacher

dans le tonneau

sans voir le ciel

ou m’enfouir

dans l’abîme,

que de te voir toi,

 ciel de lumière,

terni par les nuages

qui passent ! »

 

Certes, belles 

sont les dentelles des nuages,

ces respirations stellaires,

les flocons légers des cumulus,

les fines nappes des cirrus.

Mais combien le ciel

est plus souverain,

plus exact lorsque,

en son centre,

roule la boule

qui lui indique son cap

et lui fixe sa destination.

Et quelle est donc celle-ci,

sinon les améthystes profondes

des yeux, les tiens,

ceux de tes compagnes,

 si ce n’est la blanche porcelaine

des sclérotiques des hommes,

leur regard d’amour  

qui te tire hors de toi

et t’emporte

 en une aventure

dont tu ne connais

nullement le motif,

seulement l’émotion

qui l’anime ?

 

Ecrivant ceci,

c’est juste au retour

de ma tâche quotidienne

qui consiste,

dès le matin,

dans la réserve bleue

de l’aube,

 à herboriser.

Mais tu sais toute

ma gratitude

pour Jean-Jacques

et pour les herbiers

qu’il confectionnait

afin de peupler

son éternelle solitude.

 

Donc, ce matin,

j’ai cueilli ce rameau

d’un simple

dont je ne connais le nom

mais peu m’importe

de pouvoir le nommer

de telle ou de telle manière.

De lui, ce que j’attends,

c’est qu’il m’indique le trajet

de la belle lumière.

 

D’elle, la lumière,

 j’attends qu’elle me révèle

à moi-même

puisque, tu le sais,

 nous ne sommes jamais

qu’à la recherche

de ce continent invisible

que nous sommes tous,

que nous rêvons de connaître

 afin que notre avancée dans l’heure

soit diurne et non remisée

aux ombres nocturnes,

à ce coefficient d’effroi

qui se loge toujours

dans la faille ouverte

qui boit le sens des choses,

dont nous ressortons,

le plus souvent, épuisés,

sans plus aucune ressource

qui nous dirait le lieu exact

de notre marche.

 

Donc ce simple est beau,

lui qui est sculpté

par la lumière.

D’elle il tient toute son énergie.

D’elle il tient sa forme.

D’elle résulte son langage,

son élan,

les courbes qu’il nous offre,

 l’esthétique qu’il nous remet

comme son pouvoir

le plus secret.

 

Ce rameau se dit

en lumière

que féconde la lumière

de nos yeux.

Mais voici que,

 cette nuit dernière,

je t’ai créée en songe

(c’est bien nous qui fabriquons

ces images,

c’est de nous

que vient la clarté,

de notre conscience

qui a archivé dans ses arcanes

les milliers de photons

qui s’assemblent

afin qu’un paysage onirique

se puisse constituer ?),

donc tu étais sur une grève

 inondée

d’un miroitement gris,

tu te levais à peine

de ce ruissellement discret,

 tu étais, tout à la fois,

ce sable qui courait

au ras de l’eau,

cette plaque brillante

d’une onde qui se jetait,

là-bas, vers l’horizon,

dans la mer infinie.

 

De courtes vagues

venaient s’échouer

à tes pieds

avec lesquelles tu jouais,

comme tu l’aurais fait,

éprouvant de la paume

de la main

 la peau lustrée

et glissante d’un dauphin.

Au large de la vue,

deux barres noires

de rochers

fermaient presque totalement

 la baie.

En bas,

toute une joyeuse cohorte

de nuages blancs.

Plus haut,

le tissage plus serré

de cirrus

qui viraient

dans des teintes d’ombre.

 

Depuis ce lointain

où ma mémoire t’a reléguée,

peux-tu au moins voir

ce superbe chatoiement

pareil à la lueur

d’une pierre ponce

ou bien au reflet

 que le galet renvoie au ciel

depuis sa courbe

à peine venue au monde ?

 

Vois-tu, dans l’immédiate

avancée du temps

 - cet impalpable, cette écume -, 

ces algues noires

qui dessinent sur la toile

de la plage

le chiffre de qui tu es,

celui-là même

que je ne perçois

qu’au travers d’un rideau

de brume ?

 

Serais-tu l’incarnation

de Diane,

dont le nom te désigne

comme celle qui correspond

au ciel diurne,

celle qui soutient

la lumière du jour ?

 La sœur d’Apollon-le-lumineux,

le plus bel éphèbe

qui jamais se donna

aux yeux émerveillés

des voyageurs sur terre.  

 

Demeure ainsi

en ta puissance originelle

 et fais de ta réputation

de chasseresse

celle qui chasse les ombres,

écarte les ténèbres,

envoie la lumière

et, surtout, jamais

ne deviens Hécate,

cette déesse vouée

aux  maléfices,

celle qui hante les nuits

où la Lune renonce

à paraître au ciel.

 

Mais que serait donc l’existence

 sur une terre seulement parcourue

de sillons nocturnes,

une terre qui ne parviendrait

même plus

à dire son nom

puisque personne,

sur ses lèvres de nuit,

ne pourrait en reconnaître

le lumineux prestige.

Ô, toi, la loin venue

des aurores boréales,

des ciels où se déplient

ces belles écharpes d’émeraude,

fais-nous la faveur

de nous visiter

de tes doigts

où étincellent les étoiles.

Où repose notre

possible bonheur.

Lumière est en nous

Qui faseye et attend.

 

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7 juillet 2019 7 07 /07 /juillet /2019 13:45
De quel secret es-tu le nom ?

               Photographie : André Maynet

 

***

 

 

Qui es-tu donc,

toi l’invisible présence ?

 

   Je m’abîme à te connaître mais, jamais, n’y parviens. Tu es semblable aux rêves, ces menus oiseaux qui y figurent, que j’essaie de saisir mais déjà ils sont loin de moi, seule leur étrange vibration parle à mon corps de solitude. Cela fait si longtemps que je suis

 

un chercheur d’or

aux mains vides

 

  et le soleil ruisselle sur ma peau comme le seul don qui, jamais, pourrait m’échoir. Depuis toujours, sans doute, j’ai essayé de biffer ta silhouette, de l’amenuiser à la taille du minuscule, d’en faire un genre de feuille qui tremblerait sous la passée du jour. T’annulant, en quelque manière, je ne songeais qu’à me rendre libre mais ne me situais que dans une étroite geôle privée de clarté. Mais rien n’arrive qui se présente à mes yeux tel le refuge dont j’hallucine la réalité. Seules quelques gouttes pareilles à la rosée matinale demeurent suspendues à la cimaise d’un espoir qui, chaque jour, devient ce qu’il a été de tout temps,

 

une fuite longue

qu’éteint le crépuscule.

  

   J’ai joué, alors, au jeu infini des nominations car nommer aurait été t’amener dans la présence mais rien ne s’y fixait que de vagues patronymes qui fondaient comme neige au soleil. Je t’en cite quelques uns, juste pour le plaisir de rouler tes hypothétiques syllabes au creux de mon palais. La seule friandise que, sans doute, tu m’offriras puisque je ne suis guère sûr que tu puisses exister ailleurs que sur le papier glacé d’une photographie. Comme ta condition semblait t’allouer à ne vivre que dans le secret, c’est sur ce même secret que j’ai réalisé quelques variations. Une sorte de fugue langagière qui hésitait à se donner tant la lumière du jour aurait pu en atténuer la charge de mystère. Comment donc se disait « secret » en d’autres langues ? Ce que ma langue maternelle me refusait, peut-être d’autres me l’accorderaient telle une faveur dont je devrais tirer un plaisir si longtemps différé.

 

« Geheimnis » me disait l’allemand.

 

   Certes j’aimais cette clarté toute germanique, ses trois syllabes détachées, le juste et généreux élan que donnait la seconde, ce « heim » qui sonnait tel un appel.

 

   J’appréciais tout autant

le « Tajemstvi » tchèque,

 

   ses suites consonantiques complexes, sa finale qui faisait penser à un coup de fouet.

 

   L’italien m’offrait

 

« Segreto »,

 

   ce mot si proche du français que l’espéranto

 

« Sekreta »

 

   reprenait en quelque sorte en écho.

 

   Mais il n’y avait pas assez de distance avec le réel, mais ces vocables, s’ils étaient beaux, ne portaient nullement en eux cette charge d’obscur, de ténébreux, de sibyllin que j’en attendais. Je voulais un mot qui fût égal à ta réserve, qui s’ourlât de ta discrétion, qui parlât sur le mode du chuchotement et du retrait, de la disposition dans la faille d’ombre, le revers illisible des choses, la partie cachée du monde.

   Vois-tu, alors que ma fiévreuse quête était sur le point de toucher sa fin, venu du plus loin de la nuit, un nom brillait à la façon d’une étrange source sourdant des lèvres de la terre. Un nom-talisman, en quelque sorte, un nom-magie tels ceux qui figurent dans le domaine silencieux des « Mille et Une Nuits ». Un nom-miroir qui portait en lui les destins énigmatiques de l’Orient. Et voici que surgissait, venu de l’ancestral tamoul, l’une des plus anciennes langues, cette sorte d’enchaînement de syllabes courtes, glissant les unes dans les autres, tel un fluide coulant dans des veines cachées, un air léger se frayant un chemin parmi les belles et hautes frondaisons des palmiers, leurs têtes échevelées.

 

« Irakaciya »,

 

   tel était cet enchantement qui me visitait et ne parlait que de toi. Il y avait réel plaisir à prononcer, entre les lèvres, ce vocable si simple, si menu qu’il semblait tissé de fils aériens. Sans doute seule une voix dans la fraîcheur de l’âge pouvait en tracer le bel horizon. Et puis la complexité de son graphisme

 

ces lettres entrelacées,

ces spirales,

ces boucles

 

   devaient témoigner d’une fragilité en même temps que d’une discrète élégance. Ce dessin, ces hiéroglyphes, j’en traçais l’envoûtante forme au sein même de ma chair qui n’était qu’attente, pure vacance :

 

இரகசிய

 

   Une inscription pareille à ces formules lapidaires qui ornaient les frontons des temples et disait le rare de leur essence. Avant tout, bien entendu, je pensais à la devise d’Epicure :

 

« Cache ta vie ».

 

   Il me semblait que tu avais faite tienne cette sentence, qu’elle était même le lieu de ta propre vérité. Je ne sais si, comme les épicuriens, tu t’entourais d’une pléiade d’amis te protégeant des atteintes du monde extérieur ou si ton propre corps te suffisait en tant qu’enceinte érigée contre les vents mauvais. Mais voici telle que tu m’es apparue en rêve, peu de temps avant que l’aube ne commence à annoncer le jour.

   Tu es juchée sur une manière de meuble bas dont l’on ne perçoit que le plateau teinté de gris. Derrière toi, un fond d’ombre et de lumière sur lequel tu te détaches à peine, comme si, faisant partie de ton être, il pouvait à tout instant  te reprendre en lui et t’ôter du visage du monde. Tes jambes sont claires, lisses, à peine voilées de bas de soie dont le haut se termine par un genre d’écume blanche. Le haut de ton corps est dans sa nuit, un bustier noir en dissimule la troublante présence. Sans doute faut-il que ton apparence demande au voile le retrait, l’intime discrétion dont tu entoures ta furtive venue parmi les mouvements et les remous qui essaiment, ici et là, les spores du « bruit et de la fureur ». Oui, je pense à Faulkner subitement, à cette catégorie du « monologue intérieur » dont ses romans font l’apologie, comme si l’existence ne se résumait qu’à ceci, ne destiner ses confidences qu’à sa propre conscience, le dehors serait trop dangereux qui dissoudrait tout dans les mailles d’un incontrôlable maelstrom.

   Le bandeau derrière lequel tes yeux se dissimulent n’est-il la mise en image de cette sensation de vide, de vertige du monde auquel tu veux te soustraire, conservant en toi ces secrets qui sont la source vive à laquelle tu étanches ta soif de vivre en toute liberté ? Oui, la société est aliénation, la société est rapt de ceci même que tu as de plus précieux, à savoir cette geste poétique qui t’habite dont tu veux entendre les mots résonner à l’intérieur même de ta belle et unique sensibilité. Comment les prononces-tu ? En allemand ? En italien ? En tchèque ? En espéranto ?

 

« Geheimnis » ?

« Segreto » ?

« Tajemstvi » ?

« Sekreta » ?,

 

   les langues sont si belles qui nomment les choses en leur être ! Ou bien n’es-tu que cette pure germination, cette avancée qui se nommerait

 

« Irakaciya »,

 

   ces cinq syllabes qui semblent la « quinte essence » d’un être toujours en quête de soi ? Non, je sais, tu ne me donneras nulle réponse. Comment le pourrais-tu,

 

Toi l’Imaginaire ?

Toi l’Onirique

 

en ton retrait essentiel ? Il me suffira de voir ton corps de lettres, ainsi : 

 

இரகசிய

 

   Oui, tu es une arabesque au confluent des choses. Seulement ceci : une fuite à jamais. Demeure cette volute, cette spirale dans la pénombre du jour. Demeure, tu n’as d’autre voie à poursuivre que celle-ci !

 

 

 

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6 juillet 2019 6 06 /07 /juillet /2019 12:21
NOUVELLES

(Laetitia, détail, huile sur toile)

Œuvre : Assunta Genovesio

(Sujet d’une « nouvelle »)

 

***

 

 

   Puisque la catégorie ici abordée concerne les « Nouvelles », il faut aller voir du côté des nouvelles littéraires afin d’approcher correctement le sujet traité. Et d’abord en donner une définition telle que celle précisée dans Wikipédia :

   « Une nouvelle est un récit habituellement court. Apparu à la fin du Moyen Âge, ce genre littéraire était alors proche du roman et d'inspiration réaliste, se distinguant peu du conte. À partir du XIX° siècle, les auteurs ont progressivement développé d'autres possibilités du genre, en s'appuyant sur la concentration de l'histoire pour renforcer l'effet de celle-ci sur le lecteur, par exemple par une chute surprenante. Les thèmes se sont également élargis : la nouvelle est devenue une forme privilégiée de la littérature fantastique, policière, et de science-fiction. »

   Si je tiens compte des caractères qui inscrivent à la cimaise d’une écriture le terme de « nouvelle », alors mes écrits recevant un nom identique constitueraient, en quelque sorte, une manière « d’anti-nouvelle », tant mes textes s’éloignent des multiples codes qui semblent en régir les conditions d’effectuation. Rien n’est plus contraignant que de s’inspirer d’une « grille d’écriture » dans le simple souci de correspondre à l’architecture de tel ou tel genre imposé par des normes qui seraient devenues de pures conventions. Ainsi de nombreux concours d’écriture, le plus souvent du reste de « nouvelles », demandent-ils à l’auteur de s’inscrire dans une structure fixée à l’avance, ce qui, bien évidemment, ne peut que mettre à mal l’autonomie de l’écriture et l’activité imaginaire qui lui est le plus souvent associée.

   Les textes que je propose au lecteur, à la lectrice, sous la rubrique de « nouvelles », méritent donc cette dénomination au seul prétexte de leur brièveté. Quant à « l’inspiration réaliste », si mes histoires semblent presque toujours partir d’un thème réel, elles n’en sont pas moins des créations imaginaires, sinon singulièrement fantasmées. En quelque sorte un genre « d’idéal » qui trouverait, en un certain temps privilégié, en un lieu utopique, les conditions de sa réalisation. Pour ce qui est de « la chute surprenante », elles invalident le plus souvent cet aspect de couperet final qui semblerait constituer la spécificité de ce type de narration. Non seulement mes « contes » ne chutent pas mais ils demeurent dans une manière de flottaison, demandant au lecteur de prolonger la lecture au seul gré de son imaginaire.

   Et mes textes ne s’inscrivent nullement dans le droit fil de la littérature fantastique (il faut aller voir, dans « La chair du milieu », du côté de « néo-fantastique » pour en trouver quelques exemples), pas plus qu’ils ne sont intrigue policière ou œuvre de science-fiction. Il me paraît toujours très dommageable d’enfermer une écriture (dont le critère majeur semble être celui d’une pure disposition de soi à soi) dans les rets d’un formalisme qui n’apporte rien, sinon la répétition conventionnelle de stéréotypes sociaux ou culturels qui en restreignent singulièrement la portée. Rien de plus agréable, pour le lecteur, la lectrice, du moins j’en fais l’hypothèse, que la rencontre d’un récit où souffle la libre parole de l’invention. C’est du moins le choix que j’ai fait dans l’écriture de ces « instantanés ».

  

    Brève incise sur la nouvelle « classique ».

  

   Ce que je dis de mes « nouvelles », peut-être n’en méritent-elles le nom, n’infirme en rien la valeur de ce genre dont Guy de Maupassant fut l’un des maîtres les plus avisés. Je prendrai seulement l’exemple de « Boule de suif », que Gustave Flaubert qualifia de « chef-d’œuvre », de manière à faire ressortir, par simple effet de contraste, les différences essentielles entre cette écriture que l’on pourrait qualifier « d’historique » (située dans le courant historique littéraire) et celle qui a cours dans ces « brèves » (sans doute ce prédicat eût-il été préférable ?), que je publie à intervalles réguliers. L’avantage d’une telle nomination se trouve essentiellement dans la valeur générique qu’elle propose dans sa connotation même. Tout peut y trouver le lieu de son expression à la simple exigence d’un exposé limité dans le temps et l’espace.

    Développant la thématique de « Boule de suif », voici ce qui apparaît dans la conception exposée dans Wikipédia :

      « […] l'histoire, inspirée d'un fait divers, se déroule pendant la guerre de 1870 : dix personnes fuyant Rouen envahie par les Prussiens ont pris place dans une diligence. Parmi elles, Élisabeth Rousset, prostituée surnommée jadis « Boule de Suif » à cause de son embonpoint, se donnera à un officier prussien pour sauver les autres voyageurs qui pourtant la méprisent. L'espace clos de la diligence fait ressortir les faiblesses de ces personnages de différents milieux sociaux (nobles, bourgeois, commerçants, religieux, populaires) confrontés au malheur des vaincus : fausseté et bassesse se révèlent alors. Les thèmes évoqués dans ce cadre de la guerre sont l'obsession alimentaire, le sentiment de la liberté perdue, la crainte de l'occupant et surtout l'hypocrisie de la société de l'époque ».

   Décrire le réalisme de cette scène revient, tout simplement, à en explorer les facettes éminemment concrètes (un document en quelque sorte), lesquelles facettes plongent leurs racines dans le labyrinthe souvent étroit des convenances mondaines de la quotidienneté. Ainsi, du réel, rien ne nous est épargné. La période est datée, 1870 : on est en pleine guerre franco-prussienne, bientôt la Commune de Paris et sa « Semaine sanglante ». Dans le domaine des arts plastiques, Paul Cézanne peint « L’Estaque » ; Claude Monet « L’Hôtel des Roches Noires » à Trouville ; Edouard Manet « Effet de neige à Petit-Montrouge ». Le réel est donc exalté, la nature radiographiée, l’histoire de la nouvelle n’est pas seulement vraisemblable, elle est vivante, incarnée en des existants dont, chaque jour, on peut croiser la route. La prostituée a un nom, Elisabeth Rousset, elle n’échappe nullement à sa condition puisque c’est son corps qui constituera la monnaie d’échange, le Prussien épargnant ainsi la vie de ses compagnons de voyage. Les sentiments ne sont rien moins que communs, sinon plongeant parfois dans la ténèbre et la fange humaine,  les préoccupations se situent dans la sphère de l’immédiateté et d’une survie à assurer coûte que coûte.

   C’est donc en prenant, en quelque manière, le contrepied de cette entreprise littéraire que mes courts récits pourront trouver à se situer. Si, chez Maupassant, les personnages sont liés les uns aux autres, enchaînés par leur logique sociale, aliénés par la loi d’airain de leur destin, dans «La Chair du milieu», ils sont infiniment libres d’eux-mêmes, entièrement indéterminés car ils n’ont guère plus de consistance que la fantaisie de leur imaginaire. C’est pour cette raison que leur « quête amoureuse » ne trouve jamais la logique qui ferait que leur désir se solde par un acte, mais au contraire, celui-ci demeure en puissance, seule empreinte théorique, image contemplée sur l’écran d’un cinéma symbolique. Pour ainsi dire ils n’ont nul destin, se confient aux étranges et bienfaisants hasards qui les portent ici où là (ils n’ont pas de lieu, d’espace qui les riverait à un sol, les contraindrait à la possession d’une terre), ils sont libres chacun de soi et ceci ne peut avoir lieu que parce qu’ils ne sont que les reflets l’un de l’autre, de pures existences narcissiques.

   Sans doute ce caractère volontiers « fantasque » résulte-t-il des effets de la modernité. Si le classicisme, tel celui de la tragédie antique, situait ses acteurs dans l’irrémissible d’une situation sans issue (Ils DEVAIENT FAIRE ceci ou bien cela), les protagonistes de la « brève », au contraire, flottent dans une perpétuelle indécision qui est leur faculté la plus immédiate. Se dégageant de la sentence sartrienne « l’enfer c’est les autres » (le regard de l’autre, toujours, m’aliène), ils dérivent vers un infini qui les accueille et s’ouvre au fur et à mesure qu’ils en parcourent les coursives de cristal. L’on pourrait dire, à seulement observer leur longue dérive, souvent leur irrésolution à exister : « l’enfer c’est moi ». Or les personnages, le narrateur-homme, la rencontre-de-hasard-femme, sont des êtres qui, sans doute, ne se justifient qu’à susciter une brève réunion, pensant peut-être, à leur insu, que deux enfers peuvent faire un paradis.

   En réalité ce n’est nullement le regard de l’autre qui les aliène, c’est leur propre regard qui les condamne à une éternelle errance dont ils semblent tirer, paradoxalement, un genre de profit. Ainsi, demeurer dans la marge, se situer dans une zone de clair-obscur, s’adonner au jeu d’une séduction qui pratique le surplace, autorise tous les futurs, toutes les audaces et plonge les protagonistes dans une vibration d’un désir infini qui, plutôt que d’être fermeture et condamnation, alimente une condition fantasmatique qui pourrait correspondre avec le plus de précision à leur singulière essence. C’est comme si, en fait, ils oscillaient sur quelque câble tendu au-dessus du vide (la liberté) redoutant de tomber dans l’abîme (l’aliénation). Ils sont d’incroyables funambules, des êtres métamorphiques, des nymphes attachées encore à leur état larvaire antérieur alors qu’ils croissent lentement vers le stade final de l’imago que, vraisemblablement, ils n’atteindront jamais pour la simple raison qu’accepter ceci serait l’équivalent d’une chute dans l’exister.

   Or ce qu’ils veulent depuis le fondement même de ce qu’ils sont : demeurer dans leur être, se situer au seuil d’une possibilité qui pourrait toujours avoir lieu mais dont ils redoutent qu’elle ne devienne l’équivalent de la geôle d’un choix définitif. Ils se définissent « comme libres » (l’est-on jamais ?),  à demeurer sur cette fragile ligne de crête qui les maintient à égale distance de cet adret qu’ils perçoivent trop lumineux, de cet ubac dont ils s’effraient, par avance, de rejoindre l’ombre. Or le lien accompli, l’alliance consommée, les désirs actualisés, voici que se donnent, dans leur plus cruelle envergure, les coups bas et les chausse-trappes, les amours maléfiques dès que consommées, les désirs usés à la pointe du jour dans la lumière aurorale qui dissout la douceur de fruit des étreintes. Maintenant les étreintes sont bardées de contingence, maintenant elles se donnent tel un constant pugilat dont jamais nul ne ressort victorieux. Seulement harassé, dans l’attente que ceci qui a été possédé (rien en vérité qu’un songe devenu chair), redevienne le lieu d’une hypothétique félicité.

    Autrement dit, ils ne sont que des images, des miroirs se réverbérant l’un dans l’autre, des axiomes qui se posent sans jamais connaître la fin qui les accomplirait. Ils sont cette essence de la liberté qui, pour être insaisissable, ne peut se loger que dans les rêves éveillés, les songes creux ou bien les manifestations éthérées de la sphère poétique. A ce flou de l’être correspond, la plupart du temps, un érotisme discret, pareil au vol de la libellule. La « possession » de l’autre n’est que possession de soi. Exaltation de la subjectivité, mise en exergue de la solitude qui est le caractère princeps de l’existence postmoderne. Culture et passion d’un style de vie qui pourraient être ceux du stoïcisme (légitimation d’une beauté  et d’un bonheur intérieurs qui ne s’accomplissent qu’à l’aune d’une acceptation de ce monde qui est là et se donne tel qu’il est), comportement mâtiné d’une touche d’esthétisme décadent  qui se traduit essentiellement par un lyrisme qui, jamais, ne semblerait trouver ses limites, par une manière un peu surannée de pratiquer l’art de l’approche. Une avancée à fleurets mouchetés, un désir qui ne se dit pas, une volonté qui demeure en retrait comme si, la laisser se manifester, compromettrait pour toujours le début d’une mince histoire.

   Parfois même, ce jeu de l’immobilité, du sans-parole, du bourgeonnement à fleur de peau induit une façon de sentiment océanique bien proche d’une extase et d’une fusion avec cette nature qui accueille. En une certaine manière un « naturalisme «  est rejeté, celui qui résulte du sentiment naïf d’une présence quasiment « physiologique » du paysage, d’une terre-cheville-ouvrière du paysan, d’un ciel traversé d’hommes-machines-volantes, d’une eau que n’habiterait qu’un « Pêcheur d’Islande », document ethnologique à la Pierre Loti trouvant, dans les mailles serrées d’un filet réaliste, les raisons mêmes de son écriture.

   Cette nature que l’on recherche, avec laquelle on fait corps, comme on fait corps-symbolique avec la probable amante, est objet de fusion immédiate, de chair comblée dans l’attente qu’une autre, celle hallucinée, entrevue dans l’éclair d’une porte sur le point de se refermer ou aperçue entre deux trains sur un quai de gare vienne se loger, sinon dans cette chambre-ci, dans ce boudoir-là, mais dans l’aire infiniment ouverte d’un espoir qui se confond vite avec son contraire, cette désillusion qui est la flamme négative que toujours les amants veulent rallumer afin que la mort de leur union ne se révèle en tant que seul objet clôturant la scène. Alors se crée cette étrange lumière qui crépite, cette clarté ubiquitaire qui se donne selon le rythme alterné d’une illusion précédant une désillusion, ce cycle ne semblant jamais pouvoir refermer son cercle que dans le néant de la mort.

      Mais « à rebours » des décadents qui rejettent la nature, cette dernière doit être esthétisée, poétisée et le Solitaire des « brèves » l’identifie, en fin de compte,  à la puissance féminine qu’il cherche et redoute à la fois. Ne pas la connaître, en quelque sorte, consiste à mourir, mais la connaître parvient au même résultat car tout fantasme réalisé métamorphose l’amour qui était censé s’y abriter en redoutable arme de destruction : le rêve qui le tissait devient soudain le réel qui en déchire la toile et en montre les hideuses coutures. C’est comme la promesse d’une offrande qui vire au cauchemar lorsqu’elle ne se révèle qu’en tant que piège. Mais, afin de ne nullement disserter dans le vide, quelques extraits de textes commentés tâcheront de cerner de plus près la « réalité » de cette écriture.

 

   Extrait de « Silenzia »

 

   « Jamais personne ne s’immisçait dans la solitude de Silenzia. Jamais personne ne la distrayait dans l’écoute des sons qui la traversaient et la portaient au plein de son être. Il y avait une telle concordance, une telle effusion, un jeu si subtil de vases communicants. Silenzia ne s’éloignait de son corps que dans la proximité car les bruits l’habitaient de l’intérieur et ceux du dehors étaient des voix blanches, des vols de phalènes, des pliures de soie dans l’air exténué de beauté. Sa beauté à elle était tout intérieure, pareille à la chair couleur de corail qui dormait dans la conque d’une nacre et ne souhaitait que ceci, être disponible au flottement infini des choses ».

 

   Commentaires - Ce qui me paraît l’essentiel, ici, c’est bien que l’écriture se livre, dès l’abord, à un exercice de style. Poético-décadent pour dire vrai. Un style qui avance pour ne rien dire puisque, en tout état de cause, la situation qu’il est chargé de décrire est simplement l’irréel en son constant étonnement, en son illisible fluence.  Ce qui, d’emblée, est évincé, c’est le cadre spatio-temporel qui permettrait de situer, d’identifier ce mystérieux personnage. Son nom est déjà une gageure, Silenzia, celle d’une nomination atypique qui le renvoie, ce nom,  dans l’instant, au songe dont il semble provenir. Car ces « personnages » n’ont de sûre effectivité qu’à disparaître aux yeux des lecteurs. Le thème orphique de l’insaisissable rôde toujours tel un voleur à l’horizon de la brève. Toujours il s’agit de l’errance d’Orphée cherchant jusqu’à la folie son Eurydice. Toujours il s’agit, pour le narrateur (ces histoires, dans leur quasi-totalité, se disent à la première personne), d’évoluer au sein même de son propre état d’âme que lui renvoie, brillant et fascinant miroir, cette femme-ci ou bien cette femme-là qui ne sont en réalité que de rapides et éphémères incarnations d’une quête onirique permanente. A l’évidence, ce qu’apportent le rêve (fût-il nocturne ou bien diurne, éveillé), la fluctuation imaginative, c’est cet incroyable espace de liberté qui, cependant, connaît son inévitable revers d’ombre parce que le protagoniste qui s’y illustre ne revêt jamais que la figure d’une éternelle absence. La narration est constamment sur le mode de la fuite, sur celui de l’enchâssement, l’un en l’autre, de moments qui n’ont guère d’épaisseur, semblables à ces murs de papier qui habillent les parois des maisons de thé.

   Chaque personnage mis en scène est un solitaire qui fait face à une autre solitude. L’association des deux ne fait jamais place au lieu d’une fusion, d’une complétude, mais s’accroît de la désespérance tranquille de l’essence des choses dans leur plus troublante fugacité. Histoires où les sujets se croisent plus qu’ils ne se rencontrent, histoires du rapide clin d’œil, de la connivence soudain entrevue mais qui ne possède nulle durée, histoire sans histoire puisque c’est bien la climatique du sentiment autour de laquelle tout gravite sans que, jamais, le centre, le foyer, en puisse être atteint. Les êtres sont des êtres de papier, des insectes tout juste parvenus à leur imago, oui, ceci il faut le dire à nouveau, le répéter telle une monotone antienne, mais des êtres qui conservent leurs plus profondes attaches à ce stade de la nymphe qui les attire et les livre nus à leur propre métamorphose inaccomplie.

   Car cette dernière, toujours en voie de devenir, ne semble guère connaître qu’une temporalité indécise, sans réel fondement. Le passé se fond à même les réminiscences qu’il convoque, le présent vibrionne tel le vol fixe du colibri sans que jamais l’instant qui l’habite ne puisse être révélé. Quant au futur il s’annonce telle l’énigme qui se pose, laquelle ne peut trouver appui que sur « des voix blanches, des vols de phalènes, des pliures de soie », autant dire sur des incertitudes, des sols à la consistance de sable, des vortex qui en travaillent la fragile texture. La plupart du temps, ces fictions mettent en présence un  scrutateur de beauté privilégié, écrivain ou journaliste (quelqu’un qui ne vit donc que pour les mots, par les mots, donc se nourrit essentiellement de symboles), lequel observateur porte un regard fasciné sur la femme, le paysage, la femme à l’intérieur du paysage, le paysage à l’intérieur de la femme, le ruissellement d’une grâce infinie que la présence féminine, désirée, porte à son acmé.

   Sans doute cette écriture est-elle celle d’une mélancolie, d’une tristesse vacantes mais que féconde l’expérience, à proprement parler extatique, du possible amour qui se trame comme en filigrane, se donne comme l’ultime possibilité de l’homme de se connaître, de réaliser sa propre assomption au travers de cette altérité qu’il perçoit en tant que son propre fragment, exilé de lui. La singularité qui apparaît est bien celle d’une pure subjectivité qui ne demande que le comblement de son propre ego. Seulement ceci n’est qu’un vague ressenti du sujet, à peine conscient de cette entreprise hautement narcissique. Cependant une éthique est convoquée qui laisse dans l’entière liberté le vis-à-vis qui, d’une manière fugitive, aura été perçu comme le comblement d’un bonheur sur le point de se réaliser. Cet autre, aperçu au travers d’un rideau de tulle, fera de sa vie ce que bon lui semble, peut-être demeurer en soi et en goûter la vénéneuse présence. Oui, « vénéneuse » pour la simple raison qu’aucune solitude ne saurait trouver en soi les germes d’une satisfaction. Mais l’attente en tant qu’attente est ce doux frémissement de l’aube qui tarde à devenir jour et tire, de ce suspens, une intime joie.

   S’il y a « conquête », de la part de celui qui vit sur le mode de l’affût, elle n’est jamais qu’une théorie, une contemplation, un sentiment se levant à l’horizon de deux consciences qui, bientôt, seront, à nouveau, deux solitudes en quête d’un hypothétique amer auquel confier son erratique forme. Peut-être ne s’agit-il, en définitive, que de deux images se réverbérant l’une en l’autre le temps d’une brève illusion. Peut-être ?  Ce procédé de l’anaphore - utilisé à l’instant -,  qui conclut sans les refermer mes « nouvelles », constitue-t-il, sans doute, une invitation à poursuivre soi-même la fiction, à tâcher de résoudre un problème demeuré en suspens.  Lecteur, « fais ce que voudras ! ». Telle est la devise de l’abbaye de Thélème du bon Rabelais : seulement une utopie. Le lieu d’une libre aventure.

 

 

 

 

 

 

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4 juillet 2019 4 04 /07 /juillet /2019 07:57
Dans l’insu du jour

                    Photographie : Blanc-Seing

 

***

 

 

   Comprends-tu combien il est heureux que tu sois absente de mes jours ? Je veux dire ton image réfractée sur le fil tendu de ma conscience. Serais-tu là, à mes côtés, œuvre de chair finie, troublante présence, que j’existerais à peine. Comment peut-on résister à tant de beauté ? Comment ne pas être tenté de cueillir, dans l’odorant calice, la fleur immense du plaisir ? Souvent je te disais le doux contentement de l’heure. Je te disais l’infini qui parfois nous visitait et nous laissait sur le bord de la couche avec des étoiles dans les yeux. Voici dix ans que je ne te vois plus, sinon dans la margelle étroite de mes songes. As-tu changé ? Tes yeux sont-ils toujours aussi profonds ? Une mer à eux seuls, une turquoise posée sur le bord de l’heure et les passants qui chavirent à simplement les regarder. Sais-tu combien il est délicieux, pour moi, de rouler entre mes doigts la soie pure de ton image ? C’est une grâce qui jamais ne se termine et demande qu’elle soit toujours reconduite.

   Parfois le matin, au bord du jour, mes yeux s’embrument et ne s’allument plus guère que dans le flou. T’ai-je déjà dit la baisse de ma vision, les altérations, les étoiles qui filent au ras des yeux, y traçant de rapides et illusoires comètes ? Parmi celles-ci, c’est bien toi la plus brillante. Tes longs cheveux d’argent n’en finissent de mourir dans l’aube qui crépite et me trouvent seul abandonné au rivage de mon lit. Mon lit qui, chaque jour davantage, devient refuge et recueil d’une sourde mélancolie. T’en souvient-il de nos longues promenades au bord du lac baigné de blancheur ? Nos vies étaient alors diaphanes, s’alimentaient à cette claire eau de source dont je ne connais même plus le goût salvateur. Seulement une vague sapidité qui voile mon palais et me dit, parfois, ce plaisir commun que nous avions éprouvé à croquer une baie ou bien à échanger un rapide baiser. Tu seras sous doute alertée de cet insaisissable vague à l’âme qui me définit mieux que jamais. Tu t’amusais, taquine que tu étais, à en faire le contour, à en tracer les ailes de soie sur ces feuilles de papier qui, toujours, t’accompagnaient, sur lesquelles tu écrivais les destins du jour.

   Je ne cherche nullement à t’émouvoir. A quoi tout ceci servirait-il puisque nos existences ont divergé au point de ne plus jamais pouvoir se rejoindre ? Cependant combien ce trouble du non-revoir est délicieux. Il fait son tintement cristallin quelque part au creux du corps, il rejoue indéfiniment ces journées solaires qui furent le cadre d’amours consommées avant que d’être découvertes. Ou peu s’en faut. Mais qu’est-ce donc que l’espace de quelques nuits brûlantes dans le cours des événements ? Un point qui brille, là-bas, loin dans le temps qui fut et fait signe depuis son illisible forme. Que reste-t-il donc d’une eau de source lorsqu’elle visite la faille qui l’attire et, peut-être, jamais n’en ressort ? Quel est l’avenir pour une telle résurgence ? Espérée tout au moins, mais la lucidité est grande qui détruit ce qu’elle construit dans le surgissement de l’instant.

   Souvent nous nous promenions sur ces collines nimbées d’un frais soleil de la garrigue méditerranéenne. Tu en aimais la sombre rigueur. Tu en appréciais la belle et entêtante senteur florale. Parfois tu piquais ton corsage d’un rameau trouvé au hasard et ta peau tressaillait au contact du végétal. J’ai conservé une photographie de l’un de « ces minces riens », comme tu aimais à les nommer. Je t’écris aujourd’hui avec cette manière de vrille aux tons sépia, parfois apparente, parfois floue, qui illumine ma table de travail. Elle te ressemblait en quelque sorte, toi-la-fuyante, toi-la-captatrice. Car tu jouais sur ces deux modes de l’approche et du retrait. En réalité une manière féline d’être, de jouer avec sa proie, de lui accorder une brève liberté reprise l’instant d’après.

   Je crois bien t’avoir affublée du sobriquet qui ressemblait à ta fantaisie mais aujourd’hui il m’échappe et c’est tant mieux. Je voudrais tout sauf emprisonner l’image que j’ai de toi dans un stupide bloc de résine. Tu mérites mieux que cette immobilité à jamais, cet éternel présent dont tu te méfiais, ce passé qui t’accablait, ce futur qui traînait dans de fuligineuses promesses. Tu étais cette fille d’un temps inavoué qui te comblait, un temps d’incertitude en quelque sorte. Un temps de surprise et d’improvisation. Alors, en effet, pourquoi aurais-tu revendiqué une poussiéreuse mémoire ? Pourquoi te serais-tu projetée en ces jours du lointain, ils seraient toujours à temps d’arriver. Le temps, cet autre soi, t’affectait comme il venait et tu ne lui demandais guère de te rendre des comptes, seulement de distiller ses moments selon l’heureuse pente de la surprise.

   Sans doute n’ai-je été que ton « jouet » l’espace d’un été. Une seconde dans le massif dense des heures. Et quand bien même ! C’était ta manière singulière d’imprimer à ta féminité le sceau d’une incroyable liberté. Celui que tu aimais un jour, t’était sinon indifférent le lendemain, du moins sa présence ne s’annonçait-elle que de surcroît, à la manière d’un inutile colifichet. Pour autant tu n’étais nullement une séductrice. Il fallait que les hommes te « fassent la cour » (stupide expression),  et te conquièrent par la délicatesse de leur esprit. C’est du moins l’impression que tes « conquêtes » avaient imprimé en moi mais il est possible que ma mémoire ne me trompe et que le cours des choses n’ait été différent. Mais quelle importance en ce jour que voici ? Je ne conserve plus que cette adresse à laquelle j’envoie ma lettre. Peut-être as-tu déménagé ? Peut-être es-tu dans un lointain pays ? Comment pourrais-je savoir ?  

   L’image dont je te parlais, je te la fais parvenir. Puisse-t-elle te rappeler des jours heureux ! Pour moi ils le furent. Que sont-ils devenus ? Le temps est un curieux alchimiste. Il est celui de la métamorphose, celui d’un cycle solaire qui résume le Grand Œuvre : Soleil Noir qui sort de l’ombre où il demeurait occulté, puis vient le Blanc de la naissance, le Jaune de la puissance, enfin le Rouge de la passion. Où sommes-nous arrivés, nous les voyageurs d’une saison ? L’amour est un bizarre arc-en-ciel. Jamais l’on ne peut deviner la teinte qu’il nous destine. Peut-être n’en a-t-il pas ! Serait-ce  seulement le prisme de notre esprit qui ferait naître ces sublimes couleurs ? Ai-je au moins existé le temps de cette transfiguration ? Ou bien n’ai-je été seulement l’automate qui a projeté sur l’écran de sa conscience les désirs qui étaient les siens ? Si tu as jamais existé un jour, je sais que tu me répondras. Oui, tu me répondras. Ne le ferais-tu, ce serait au risque de ma propre folie ! Je t’attends, sais-tu, je t’attends !

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