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3 juillet 2019 3 03 /07 /juillet /2019 10:13
LUNELLA

    Photographie : Alain Beauvois

 

***

 

 

   Ici, l’on disait, elle s’appelle Lunelle. D’autres disaient, non, Lunella. D’ailleurs les noms féminins se terminent par « A », soutenait-on. Et l’on disait Eva, Amanda, Gloria et l’on rajoutait Laura, Clara. Mais la liste était infinie qui, jamais, n’aurait trouvé son épilogue. Ici, dans la Ville, on disait aussi qu’il s’agissait de Lucile, à cause du début qui appelait « lux » et disait le nom de la lumière. De tout ceci l’on n’était guère sûr et, pourtant, l’on défendait son idée avec une belle ardeur. On ne cherchait nullement à étayer ses jugements, à les argumenter, on se fiait à son flair comme d’autres font confiance à leur infaillible goût vestimentaire. Certes il est plus facile d’avoir des opinions que des idées et puis cela n’empêche pas le monde de tourner.

   Voyez-vous, dans cette Ville du bord de mer, l’humeur n’était pas chagrine et les croyances alternaient au rythme des marées. Si l’on ne faisait dans la nuance, cependant l’on s’accordait tous sur un point : il y avait quelque chose de mystérieux qui se produisait, chaque nuit, sur le sable déserté de la Plage. Imaginez ceci : la Lune fait son disque blanc très haut, au-delà des corps, au-delà des yeux. Quelques nuages légers - on dirait la brume dans les pupilles de l’Aimée -, la rendent si attirante, la Lune,  en raison même de sa presque dissimulation. C’est étrange, tout de même, cette fascination de cela même qui se retire et nous convoque dans l’immédiat d’un désir dont nous  ne saurions différer la présence.  La Belle que l’on aperçoit tous les jours, juchée sur son vélo, cheveux au vent, large robe faseyant à sa suite, nous finissons par ne même plus la remarquer. Elle fait partie de nos habitudes, elle tisse notre quotidien si bien qu’elle devient invisible. Un événement soudain surviendrait-il, qui la soustrairait à notre vue, et nous serions dans l’esseulement de nous, au bord de quelque vertige.

   Mais voici que la toile du ciel est immense, amarrée à l’horizon, juste une ligne grise, une ligne de flottaison, un souple tremplin pour nos songes les plus fous. Nous nous y perdons volontiers comme si cette lumière assourdie était un baume dont nous tirerions une félicité sans pareille. La mer est noire. Les vagues sont noires. Elles se posent sur la clarté de nos yeux et les éteignent le temps d’un rapide voyage. En-deçà de l’aire où l’eau finit sa course, il y a des zébrures d’argent, des zigzags de platine, des fissures pareilles à l’étain. C’est un reste de conscience du gonflement liquide, c’est encore un peu de raison dans la longue ténèbre de l’inconscient, c’est l’espoir qui se fait jour, parfois, lorsque les nuées s’amassent à l’horizon de l’être et menacent d’en biffer l’étrange silhouette.

   De temps à autre,  dans la dérive nocturne, entend-on des bruits étouffés. Ils viennent de la Ville. Ils viennent des chambres où les corps exténués de chaleur cherchent un peu de fraîcheur sur la plaine de neige des draps. C’est Lunelle, vous dis-je. Non, Lunella, c’est mieux, cela sonne mieux aux oreilles. Tous avez tort, c’est Lucille, c’est Lumière et c’est pourquoi la nuit se rend visible, autrement elle ne serait qu’un immense cauchemar dont, jamais, nous ne sortirions.

   Oui, dans leur divagation sur les lits de fortune ou bien d’infortune - flux et reflux de l’exister -, ils ont tous raison ceux qui, naviguant loin d’eux-mêmes, jouent à la Grande Loterie de la nomination. Oui, c’est Lunelle, conjonction de Lune et de Elle, celle que jamais on ne peut approcher, seulement voir qui badigeonne l’astre des nuits, le saupoudre de talc ou bien d’albâtre. Puis c’est aussi Lunella pour le simple plaisir de l’oreille. Lunelle se clôt trop tôt sur sa finale alors que Lunella ouvre en grand la demeure de l’espoir. C’est comme si ce beau nom ne pouvait trouver sa fin, croire seulement en son destin d’immortelle.

   Puis Lu-ci-le, ces trois consonnes si bien détachées, si envoûtantes, fermeture, ouverture, fermeture, clignotement du jour en son inépuisable ressource. C’est à nommer les choses, les êtres, que nous les connaissons. C’est à les confier à notre imaginaire ensuite que nous nous affairons afin que, prononcés, ils puissent gagner de l’épaisseur et, qui sait, peut être surgir dans notre réel. Alors peu importe qui sonnera à notre porte de Lunelle, Lunella, Lucile. Ce sera toujours un intense moment de bonheur car rien ne serait plus terrible que l’effacement des noms. Plus rien n’aurait de présence. Tout sombrerait dans une étrange confusion.

   Parfois, tard, aux terrasses des cafés de la Ville, l’on entend des éclats de voix, suivis de rires soudains que quelque chuchotement vient clouer de son aile de suie. Les yeux sont dilatés. Ils boivent la lumière. Ils goûtent l’ivresse jusqu’au tréfonds de leur âme. Oui, les yeux ont une âme, ils n’en sont pas uniquement la porte. Dans la nuit qui plane et s’alanguit vers le jour, c’est un étrange ballet qui se donne à voir. De ses doigts de fée, Lunelle peint les vagues, y dépose le brillant d’une glaçure pareille aux flancs luisants des céladons. Lunella, de son pinceau de cendre, lisse l’infinie beauté du paysage. Cendre sur cendre telle l’idée de la perfection. Lucile sort à peine de l’eau. Son corps est celui d’une Sirène et sa queue fouette l’écume, la teintant de blanc, faisant ainsi l’épreuve de la virginité, de la vérité lorsque, encore, rien ne s’est décidé dans le monde, que les choses restent vacantes, que l’avenir est immensément ouvert aux hommes attentifs et justes.

   C’est ainsi, il n’y a pas d’autre mystère que celui d’une Plage que les visiteurs ont désertée, d’une Ville où pèse la lourde chape de l’inconscient. Ces deux univers ne sont nullement conciliables sauf à être reliés par la belle et infinie passerelle des mots. Parlez, Lunelle, Lunella, Lucille. Rêvez, vous les tisseurs de songes. C’est la texture même de cet inconnu où dérivent les étoiles. Alcyone, la plus brillante des Pléiades. Sélène qui se laisse voir dans la constellation du Taureau. Gemma, la Perle de la Couronne. Lunelle, Lunella, Lucile, ne serait-ce pas le nom des étoiles, vous les rêveurs d’impossible, vous les tireurs de plans sur la comète ?

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2 juillet 2019 2 02 /07 /juillet /2019 16:12
GISANT

Le grand gisant - 1996-97

 

Bronze

 

Marcel Dupertuis

 

***

 

Avec la sculpture de Marcel Dupertuis nous avons affaire à l’urgente présence de la matière.          

  

   * « Matière », tout simplement parce que « Die Welt ist material » (le monde est matériel) pour reprendre le titre de l’ouvrage en langue allemande consacré à l’œuvre de Per Kirkeby, ce peintre-géologue (ou ce géologue-peintre) si doué pour traduire sur la face de la toile cette « conscience nerveuse » de la terre, les convulsions du sol, la beauté tectonique du vivant.

   * « Présence » pour la raison simple que le monde physique est celui par lequel comprendre ce réel qui nous environne et fait sens immédiatement. Si « le  réel, c'est ce qui nous résiste et nargue nos plans sur la comète », d’après la belle expression de Régis Debray, alors il se rend perceptible, donc « présent », dans la texture même des choses. Nul besoin d’une métaphysique, d’un arrière-monde pour nous dire la manifestation, d’une manière détournée. L’arbre, la rivière, la montagne se donnent à nous dans la pure évidence. Ils « résistent », s’opposent en quelque manière et c’est pour cela qu’ils se rendent infiniment visibles. Ne le feraient-ils qu’ils s’évanouiraient à même notre vision pour la raison d’un simple inintérêt. Ainsi en est-il de même pour l’amante. Elle résiste et affirme ainsi sa souveraine présence.

   * « Urgente », pour ce qui est la tâche de l’artiste qui consiste, au travers de ses œuvres, à faire surgir sans délai ce qui l’assigne constamment à résidence, à savoir ce corps matériel , le sien dont il dépend qu’une peinture advienne, qu’une sculpture s’élève, qu’une gravure incise, dans le derme du papier, les stigmates d’une conscience pour laquelle il y va de son être même que les choses soient dites.

   Car, avant d’être esprit, le peintre et, a fortiori le sculpteur, sont corps. Anatomies, empilements d’organes. Or que veut dire « être corps » en art, sinon se confronter, matière contre matière, la sienne chair à cette radicale altérité (ça résiste !), faisant site dans la toile, le plâtre, le fer ou bien le bronze ?

 

L’art est combat.

L’art est lutte.

L’art est pugilat.

 

  S’exonérerait-il de ceci qu’il ne serait qu’un genre d’occupation sans enjeu ni finalité, une simple broderie qui jouerait avec le réel sans le transformer vraiment.

 

Or l’art

est

métamorphose.

 

   Prenez la motte d’argile façonnée par le potier. Matière informe que l’esprit humain « informe », précisément, autrement dit porte à la forme, insufflant dans sa gratuité la nécessité d’une signification. La motte de terre  qui n’était que divers parmi le divers, voici, au fur à mesure que l’artisan la modèle, qu’elle acquiert ses essentielles déterminités, se pare des prédicats qui la hisseront hors de sa confusion mondaine pour la situer en tant que ce vase-ci, cette amphore-là. « Merveille des merveilles, que l’étant soit », nous dit le penseur. Or le « miracle » est que cet étant tiré du néant l’ait été par la main de l’homme, immersion de l’esprit dans la matière, geste essentiel qui se nomme « culture », par opposition à la donation profuse de la nature. Ce qui était voilé - car l’être existe toujours en puissance -, voici qu’une conscience artisanale en a assuré la sublime émergence. Il y a pure fascination à constater ceci. Il y a prétexte à s’étonner, ce qui est l’ancestrale tâche de la philosophie.

  

Et s’étonner de ce corps à corps,

de cette violente dialectique,

de cet affrontement

 

   qui reproduisent le mythologique pugilat des Titans, ces primitives et archaïques puissances issues de la Terre-Mère  primordiale (Gaïa)) et du Ciel-Père (Ouranos). On ne saurait trouver de plus grand écart, d’abîme plus profond que celui qui sépare ces entités opposées :

 

la glaise dense

confrontée à la légèreté,

la mobilité de l’éther.

 

   Forgeant, soudant, assemblant, malaxant, peignant, c’est à ceci que fait écho le geste de celui qui veut maîtriser la matière et lui imposer sa volonté. Il y a de nécessaires forces de mort à l’œuvre dans tout matériau qui ne serait maîtrisé. C’est inscrit dans l’ordre même des choses. C’est dans la mémoire génétique du vivant.

 

La cruche se souvient de la terre qui peut toujours trembler.

Le métal forgé possède la mémoire des forces inouïes de Vulcain.

L’eau qui traverse la peinture est la même que celle du Déluge.

L’air qui tisse l’horizon de la toile

a une identique consistance à la force d’Eole

quand il déchaîne son aquilon.

  

   Rien n’est vraiment séparé, tout est lié. Aussi le corps de l’artiste s’inscrit-il dans la continuité de son œuvre. C’est une préoccupation constante dans le trajet de Marcel Dupertuis, comme si, depuis toujours, son propre corps avait à jouer en duo avec le corps du monde, celui de l’art.  Toute création est bien évidemment activité projective, et la représentation d’un bras en sculpture, d’une jambe ou bien d’un torse ne sont jamais que des parties de l’anatomie du créateur qui trouvent à s’illustrer dans ce fer, dans ce bronze. Bien évidemment il y a simplement correspondance terme à terme d’une façon purement symbolique, encore que l’on retrouverait de la sueur, des empreintes de doigts, des griffures ou lacérations qui porteraient témoignage d’une participation organique, dynamique, fusionnelle à l’événement en train de naître.

   A partir d’ici, nous allons méditer sur ce grand GISANT (294/48/32), qui n’est, identification bien comprise, que l’image de l’artiste arc-bouté sur l’acte de créer.

   « C’est de moi dont il est question dans cette matière figée pour l’éternité qui dit le lieu, le temps de mon vécu, qui dit la correspondance de mon être avec cet être-là du monde surgissant à l’horizon de ma conscience ».

   Tel pourrait être le dialogue intime de l’artiste, la singulière dialectique animant son bras, armant sa volonté afin que quelque chose soit proféré du moment d’une histoire qui, plus jamais, ne se réactualisera. Certes rien qu’une particularité, le sentiment diffus d’exister de telle manière et non d’une autre, la soudaine césure qui fixe une identité à jamais et, peut-être, la rencontre, au terme du bronze, de cet universel qui est la marque insigne de l’art en sa plus belle expression.

   Matière, rien que matière maîtrisée, torturée jusqu’à la douleur. Il ne saurait y avoir d’œuvre réelle sans souffrance. S’il en était ainsi, que l’œuvre connaisse son heure dans la facilité, dans la limpidité, le jeu serait de pure gratuité et rien ne s’affirmerait dans cette vérité de la création qui est la nécessaire prémisse d’un acte posé en toute intelligence.

 

De soi, d’abord.

De l’autre ensuite qui sera convoqué

dans la lourde tâche de regarder.

Du monde enfin qui est intelligence première

par laquelle il y a de l’être.

De toi.

De moi.

Des choses qui gravitent

sous l’éternelle pesanteur

de la beauté.

 

   Oui, la beauté est de tout temps. Oui, la beauté est lourde, infiniment lourde. Grosse de sens, emplie jusqu’à son propre horizon de cette plénitude qui n’est jamais que notre vision adéquatement accordée au spectacle unique posé au centre de notre contemplation.

   Regardez. Ecoutez. La matière vibre, elle sonne tel le bourdon de la cathédrale. Elle dit le sacré que vient percuter le profane sourd à toute imprécation. Si cet airain a quelque tâche consciente d’elle-même, - que pense donc la matière ? -, c’est bien de secouer notre constante léthargie, d’insérer un coin dans le derme lent de notre propre indifférence.

 

L’art est ceci, une dague forant

au profond de l’âme

afin d’y instiller le doute.

 

   Il nous faut arrêter d’être des bourgeois bien-pensants qui ne voient que par leur propre complexion. Elle est limitée notre chair, elle est muette, elle s’enfonce dans la contingence pour n’en jamais ressortir. A ne pas résonner, à ne pas entendre le son impérieux de la matière, c’est notre propre matière, notre propre corps que nous précipitons dans la tombe.

   Car, oui, l’œuvre est ouverture, et tout autant abîme, profondeur abyssale, faille au gré desquels notre esprit, enfin mobilisé, pourra s’enquérir au-delà de sa forme et gagner celui de ce bien qui nous est octroyé, à savoir voir les choses en leur note essentielle. Des harmoniques montent de GISANT,

 

le cuivre lutte avec l’étain,

l’immobile avec le mobile,

le lourd avec le léger,

le rugueux avec le lisse,

le sombre avec le clair.

 

   Et ceci ne consiste nullement en des allégations de l’intellect qui en déciderait ainsi. Comment ce bronze pourrait-il seulement nous apparaître lesté de ses essentiels prédicats si nous n’avions, nous-mêmes,  une connaissance préalable de ces différences qui animent notre corps, de ces joutes atomiques qui sont l’architecture de toute forme déployée dans l’espace ? Nous aussi, nous d’abord, sommes le champ de multiples contradictions, d’aveugles pugilats, de combats qui sont nos mouvements internes, la force de nos pulsions, l’énergie de nos amours, la puissance parfois épuisée qui meurt au pli du jour, telle la vague au bord du rivage.

   Si, connaître la physique, les lois de la pesanteur sont les préalables à notre position sur terre, combien sont précieuses les sensations que nous éprouvons à seulement deviner les turbulences du monde soi-disant inanimé. Bachelard a employé toute une vie à débusquer la précieuse et dissimulée géomorphogenèse du vivant.  Il a patiemment décrypté ces arabesques imaginaires et poétiques qui s’alimentaient à la force turbulente des éléments.  Il nous entraîne, à sa suite, dans ces délicieuses et non moins terrifiantes « rêveries de la volonté » qui sourdent en profondeur dans la veine des minéraux, singulièrement dans celle du métal qui est la matrice dont Vulcain façonne les armes des dieux et, partant, l’âme du monde. C’est tout ceci qui est logé au creux de la matière qui, toujours vient à notre rencontre, chemine dans notre inconscient, résonne dans la moindre coupe antique, se lève du cœur même de la statue. 

   Regarder GISANT, c’est en partager cette chute tout contre le sol, endosser cette mortelle condition qui accable et, en même temps, est rayonnement de la joie. Notre finitude - toujours elle, évidemment -, signe le terme d’une aventure mais ouvre, par sa soudaine présence, l’aire immense de la liberté.

 

Plus de jour ni de nuit.

Plus de jouissance ni de douleur.

Plus de lourdeur ou de légèreté.

 

   Seule une ligne continue qui glisse à l’infini et profère le non-être, néantisant l’être qui nous fut cher mais toujours en dette de sa propre reconnaissance. Toujours un manque essaimant à l’horizon de l’exister, se donnant selon de fuligineuses traînées. Regarder GISANT, c’est y trouver quelques significations immédiates, à la fois dans leur caractère de généralité, en même temps relatives au corps de l’artiste qui en est l’écho.

   C’est d’abord l’attitude particulière de cette sculpture qui nous questionne. Habituellement un gisant est couché à plat-dos, sa vision nécessairement orientée vers le ciel. Ici la relation s’inverse pour nous livrer un visage - ou bien plutôt son absence -, donc un rien (l’épiphanie est toujours présence), qui ne saurait trouver aucune justification, aucun bonheur à s’élever en direction de l’image du père. Annulant le rayonnement d’Ouranos, c’est cette mythologique, mais pour autant efficace figure identificatoire qui, ici, trouve le lieu de son effacement. Comment donc, pour un corps, affirmer sa possible identité si même le nom du père ne peut être prononcé ? Et, conséquemment, le sien propre ? Ce déni est à proprement parler le lieu de surgissement d’une castration. D’une scotomisation de l’anatomie qui devient partielle, ne conservant de la physionomie humaine qu’une vague forme en voie de dissolution. En un certain sens la surpuissance du père céleste a eu raison des prétentions à être de celui qui, en toute hypothèse, ne saurait avoir de vocation que terrestre, tellurique, racinaire.

   Oui, c’est une étrange racine et l’on songe à Roquentin dans « La nausée », à la pesante contingence qui le place au pied du marronnier, l’immole en quelque sorte dans une existence absurde. Un genre de retour à la matrice primitive, d’immersion dans la grotte amniotique qui fut sa première nasse existentielle dont il gardera, sa vie durant, l’empreinte fichée au plein du corps. Si GISANT ne peut faire sien le royaume du père, il ne peut davantage se satisfaire de ce retour vers la mort symbolique que constitue sa posture anténatale.

   Et, maintenant, c’est vers Giono que nous nous tournons  afin  de saisir cette expérience du « regressus ad uterum », non seulement rite initiatique de « re-naissance » mais, surtout, image de la mort en son effrayante réalité puisque renaître suppose d’abord de mourir.

   « La cabane, le ventre d’un monstre, la matrice tellurique, les ténèbres elles-mêmes dont nous rencontrerions tant d’occurrences dans l’œuvre de Giono, « symbole de l’Autre Monde, aussi bien de la mort que de l’état fœtal », sont donc autant de symboles d’une régression utérine que d’une descente aux enfers, intentées toutes les deux dans une perspective initiatique » - « La Lampe et la plaie : Le mythe du guérisseur dans Jean le Bleu de Giono » -              Christian Morzewski. 

   GISANT est donc situé dans cette intenable position qui l’écartèle, sous l’orage paternel d’Ouranos, dans la niche menaçante de la « Grande Mère Chtonienne », Gaïa née mystérieusement du Chaos, l’impitoyable, cette déesse de la mort à l’imago créatrice de pur néant. C’est donc une entreprise de double néantisation qui surgit à l’horizon de ce bronze dont le corps parcellisé annonce rien de moins qu’une impossibilité ontologique. Parution se biffant elle-même. Et pourquoi ceci ? Parce qu’il ne peut y avoir d’existence que par défaut, sous la catégorie du manque. En certain sens dans la catégorie du vide.

   Le corps est là, donné de lui-même au geste insensé de sa propre destruction. Le corps est arc-bouté, les pieds infiniment tendus, comme expulsés du sol alors que les jambes sont roides et que le bassin achève l’anatomie en une posture désespérée qui est appel de soi en même temps que rejet de soi. L’image d’une aporie radicale ne saurait trouver plus exacte figuration de la désespérance humaine, de l’intime tragédie, laquelle annonce en un seul et même effort

 

le surgissement et le retrait,

la donation et le contre-don,

la croissance et le déclin.

 

   Comme si une mystérieuse et cruelle Moïra tissait le destin des hommes, leur accordant cette toile unie qu’à la cribler de trous par lesquels, comme au travers d’une bonde d’évier, s’écoulerait le liquide de l’exister. Zénithale dialectique qui n’accorderait à l’être ni la possession de la nuit, ni celle du jour mais cette inconsistance logée au cœur des choses dont, jamais, l’on ne pourrait embrasser l’énigmatique et labyrinthique domaine.

   GISANT aux pieds d’argile dont, toujours, la pluie amère du doute vient saper les fondements en profondeur. Or ne plus avoir de fondements (ou de fondations) revient à s’immiscer dans cet antonyme du désir en quoi consiste toute perte.

 

Perte du père,

perte de la mère,

perte de soi.

 

Plus aucune généalogie ne devient possible.

Le germe se referme sur sa propre occlusion.

 

Le devenir est aboli.

Le futur est inatteignable.

Le présent impalpable.

 

Ce qui veut dire qu’aucun corps

n’est jamais accessible.

 

Seulement de l’ordre

de l’hallucination,

du fantasme,

de l’imaginaire.

 

   C’est ceci, sans doute, que nous dit ce beau bronze terrassé à même son airain dont le dictionnaire des symboles précise : « Ce métal dur était symbole d’incorruptibilité et d’immortalité, ainsi que d’inflexible justice ; si la voûte du ciel est d’airain , c’est quelle est impénétrable comme ce métal, et c’est aussi que ce métal est lié aux puissances ouraniennes les plus transcendantes, celles dont la voix résonne comme le tonnerre, inspirant aux hommes un sentiment fait de respect et d’épouvante ».

 

Ce même sentiment d’un manque infini,

d’une incomplétude mortifère.

 

Eux qui font du saint un éternel malade de Dieu,

du myste un laissé pour compte de la fuyante spiritualité,

de l’alchimiste un endeuillé de cette inconnaissable pierre philosophale,

du chercheur d’or un éploré en quête du métal précieux enfoui au sein même de la terre,

de l’astronome cet homme aux yeux perdus dans ce cosmos qu’il sonde en vain,

l’étoile ne brille que dans sa tête,

de l’artiste qui ne s’éprend jamais que de lui,

cette inatteignable altérité après laquelle il brûle

à défaut d’en pouvoir jamais préciser

les fuyants contours.

 

   Tout semble se résumer dans les deux figures de l’amant et de l’amante qui, se cherchant à travers l’autre, ne parviennent qu’à l’épreuve de la solitude. Dante poursuit Béatrice comme son ombre. Plus exactement, Béatrice est une ombre qui projette sa flamme noire sur le poète qui n’écrit que pour en fixer sur le papier l’illisible trace. Tout fuit toujours que l’on croyait à portée de la main, à portée de l’âme. Que GISANT soit ce genre de création procédant à son abolition, qui donc pourrait le dire ? Nullement l’artiste lui-même qui, lorsqu’il s’agit de parler de son désir, devient nécessairement transparent à lui-même. L’écart de soi est une impossibilité quasi-physique, aussi bien que métaphysique. On demeure fixé au sol même de son être. On n’en peut différer que dans les coulisses de ténèbre de la mort.

 

Tout art n’est peut -être que ceci,

habiller la transparence,

vêtir la diaphanéité

de la seule chose

dont elle s’enquière,

d’une brume,

d’une pluie,

d’un songe qui naît

dans le soir qui tombe.

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1 juillet 2019 1 01 /07 /juillet /2019 16:51
Se levant au jour de l’être

                    Photographie : Blanc-Seing

 

***

 

Cette lumière, me disais-tu,

cette lumière à peine venue,

ce mince liseré qui habille les choses.

Jamais, affirmais-tu,

l’on ne connaît l’autre,

juste ce contour

qui grésille à l’horizon,

meurt de n’être point arrivé

à ce degré d’ouverture

qui nous l’eût livré

tel celui que l’on attendait,

dont on n’osait espérer

qu’une rapide parution,

peut-être un simple mot,

puis la gueuse de silence

se refermant sur l’impénétrable

mystère des choses.

 

Longtemps nous errions

en nous-mêmes,

tels des navigateurs

au sextant pris de folie.

Nous ne voulions

nous enquérir de l’heure

qu’à ne nullement

y succomber.

Nous étions au bord du vivre

et souhaitions y demeurer

le plus longtemps possible.

Non pour briller.

Non pour nous donner en spectacle

sur l’illisible scène du monde.

Non, un destin d’éphémère

tout contre la vitre muette

de la lampe,

voici ce à quoi nous aspirions,

que nos présences si discrètes autorisaient.

Il nous fallait être, simplement,

l’un à l’autre face au doute

qui suintait du ciel.

Ne se savoir, chacun,

qu’en son anonyme contrée,

s’y abîmer dans la closure des yeux

 et voir, de l’intérieur,

la réverbération de ceci qui se refermait

à mesure que nous en demandions

l’impossible désocclusion.

  

Dans la courbe que faisait la lagune,

dans le bleu qui nappait tout

de son infinie et douce glaçure,

nos mains s’étaient rejointes

en une muette supplication.

Eût-il fallu que nous fussions

fous ou bien inconscients

pour ne pas happer

cet instant de bonheur,

l’enclore dans l’écrin

de ce qui se donnait

dans l’immédiateté,

en faire le sujet, plus tard,

d’une heureuse réminiscence.

Jamais l’on ne cerne

avec suffisamment d’exactitude

la plénitude d’un moment,

 le rare d’un lieu avec lequel

nous devrions jouer en écho

et que, pourtant, nous ignorons

pour la simple raison

que nous n’en apercevons

même pas la tremblante clarté.

  

La nuit venait tout juste

de quitter le socle de la terre.

Encore quelques haillons d’ombre

accrochés aux ramures des arbres,

ici et là.

Nulle autre présence

que la nôtre

et le langage de l’eau

dans son minuscule clapotis.

Ce flux, ce reflux de l’onde,

tu en sentais en toi

l’intime pulsation,

tu en devinais

 le vénéneux trajet

 dans l’étoilement carmin

de tes veines.

Tu me disais,

ce mouvement lent de l’exister,

cette si belle oscillation,

ce battement imperceptible,

ils sont la muse du poète,

le prétexte au rêve des aquarellistes,

ils sont aussi ce poison instillé

au plein de notre chair,

celui qui ruine notre devenir,

 tache l’espoir que nous avions

de pouvoir prospérer,

de connaître, peut-être,

un bref instant d’éternité.

 

Mais qu’était donc

ton corps auroral

se levant au jour de l’être ?

Une hallucination que tu m’offrais ?

Un sabbat de sorcière

dont je ne pouvais traduire le chiffre ?

Le rêve de l’inatteignable compagne

 dont je traçais la fuyante image

sur la toile perfide de mes nuits ?

Mais qu’était donc toute

cette immobile agitation

sinon le régime le plus contradictoire

qui se fût imaginé ?

Il y avait là,

à portée de mes doigts,

cette glaise souple,

tes bras dociles que l’air butinait,

tes longues jambes,

ces filaments soyeux

qui te reliaient à la sombre rumeur

de la terre.

Mais, ô combien tout ceci,

 cette lecture d’une vivante éphéméride

 qui s’effeuillait

dans la pellicule du temps

 était le spectacle le plus beau,

le plus inouï qui se fût jamais présenté

aux yeux des passants

et des chercheurs de sens !

 

Tout était donné

dans le pli attentif de l’heure

mais l’on n’en était toujours alerté

 qu’après que les choses

étaient passées,

que les événements

étaient retournés

au lieu de leur origine.

Alors que restait-il à faire,

sinon vivre à l’aplomb de soi,

ne faire qu’une ombre étroite,

coïncider un instant seulement

avec sa propre vérité

 - celle de l’autre était si loin ! -,

la déguster comme on le fait

d’un mets précieux ?

 

Mais, oserais-je l’avouer,

dans la verticale du jour,

alors que la lumière

bourgeonnait au zénith  

l’heure était passée

hors notre propre tumulte

- toute cette blancheur ! -,

nous nous sommes aimés

sur la rive soudain clouée

de chaleur.

Un instant,

un instant seulement,

 j’ai cru te connaître,

être allé au-delà de moi,

avoir franchi ma barrière de peau

pour enfin connaître

le revers de la tienne.

Mille illusions que ceci,

c’était la réflexion

de ma propre image

que je cherchais à saisir

dans le miroir profus

de ton corps.

Des étincelles s’y allumèrent

 qui, encore,

brûlent ma pensée

 aux moments de détresse.

Sais-tu,

toi la passante d’un jour,

combien de fois,

jusqu’à la cruelle obsession,

 j’ai rejoué cette scène

qui, aujourd’hui,

est si irréelle

qu’elle prend l’allure de brume

de la lagune qui nous accueillit

ce jour du passé

et ne parvient à mourir,

brasille au loin,

pareille à l’étoile perdue

au fond du firmament ?

Se levant au jour de l’être,

toi, l’inconnue,

m’avais crucifié

et je ne le savais point.

Seuls les stigmates

en forme d’éternelle brûlure.

 Le miroir m’en dit,

chaque jour,

 la tragique et ineffaçable

épiphanie.

 D’être ainsi cloué,

manière de chimère sacrificielle,

au mitan de mon destin

ne me désole nullement.

Ce que je voudrais, surtout,

mais ceci est hors de ma portée,

presser une fois encore

la pulpe de ton corps glorieux

dans celle, immensément vacante,

de mes doigts

et mourir.

Oui, mourir.

La seule liberté.

La seule délivrance !

M’y rejoindrais-tu ?,

mon unique

et éternelle consolation !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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12 juin 2019 3 12 /06 /juin /2019 15:16
Etendard de la joie

« Linge séchant 

Tiruvannamalaï, Inde

 

Photographie : Thierry Cardon

 

***

 

 

   « Etendard de la joie ». Y aurait-il autre chose à énoncer au sujet de cette photographie que de la placer sous l’insigne de la joie, cet état si difficile à atteindre ? Oui, car parler de la joie ne s’envisage guère que sous les auspices de la rencontre amoureuse, de la communion du sādhu se libérant des voiles de la māyā, se fondant dans le flux de la grande mer cosmique, de l’artiste connaissant la cimaise de son œuvre, du soufi dans l’ivresse infinie de sa giration. C’est une commune pensée de croire que la félicité ne peut jamais se donner que dans les perspectives d’états extrêmes de la conscience, à la limite d’une dissolution du réel. Ceci est pécher par omission de tout ce que le Simple recèle de beauté vacante dont, le plus souvent, nous nous exonérons, pour la simple raison que nous visons plus volontiers le macrocosme que le microcosme. C’est vrai, Saturne dans sa belle sphère ocre entourée de ses anneaux de poussière se rend bien davantage visible que la fragile diatomée, cette architecture de verre qui se dissoudrait à être simplement regardée.

   « Regarder », cette fonction éminemment humaine, voici la seule voie possible d’accéder à ce qui se montre dans l’évidence : le vol stationnaire du colibri, la belle métamorphose du caméléon, la pierre de lave couchée dans la cendre du volcan. « Linge séchant », le titre donné par le photographe à cette scène d’une limpide exactitude. Il va droit au but et se dote ainsi d’une valeur quasiment « performative » où l’action est entièrement contenue dans l’énonciation qui la fait surgir dans la présence. Dès lors l’œil est guidé, dès lors la pensée se focalise sur cet acte simple du séchage qui s’inscrit dans le mode même de son être. L’emploi du participe présent « séchant », lui confère la forme d’une durée. Immensément présent, ce linge se hisse tout au sommet de sa positivité, ce fait négativant tout ce qui n’est pas lui. A l’arrière-plan, la rivière et son ilot de boue ne se vêtent que de teintes plombées, sourdes, se détachant à peine d’une illisible matière. Le mur qui court derrière le sujet qui nous occupe ne livre de son apparence que le mince liseré de sa partie haute. Un vase, peut-être d’étain ou de métal ordinaire disparaît derrière son écran de pierres. Un autre linge est à terre dans l’abandon de soi. Quelques cailloux épars occupent le premier plan, sur lequel vient ricocher la lumière. Description simplement « clinique » d’une réalité qui se donne tel l’adjuvant entourant le nutriment essentiel dont notre esprit s’abreuvera comme de la chose essentielle à connaître.

   Beauté irradiante de ce tissu plissé que supporte le faisceau rayonnant d’une palme. On pourrait y lire le jeu de formes multiples : les traits d’un visage, les lignes de force d’une terre ridée, peut-être le masque de plâtre d’une tragédie antique attendant de rejoindre l’âme de son acteur. Mais, ici, rien ne nous avancerait de doter cette simple apparence de prédicats qui en justifieraient l’émergence. Le plus souvent, face à un phénomène qui paraît telle une énigme, nous sommes comme des enfants décryptant à force d’imaginaire toute une scène vivante dont nous voudrions peupler notre vision naïve, primaire, en quelque sorte. Alors nous inventerions tout un bestiaire fantastique qui, bientôt, alimenterait les rives brumeuses de nos songes. Mais il y a mieux à faire : soit demeurer dans une approche abstraite du lexique formel, n’y deviner qu’une simple factualité, le résultat d’un geste domestique. Un linge a servi à ôter l’eau d’une ablution corporelle. Ou bien il s’agit d’une toile commise à des usages variés comme on en trouve de nombreux dans le cycle des activités humaines.

   Quoi qu’il en soit, peu importe la destination de cela qui nous est montré. C’est surtout la force de persuasion de ce champ spatial qui nous émeut, son fort coefficient d’empreinte esthétique qui nous importe. Sa mise en lumière, son écriture de photons puisque, aussi bien, la photographie n’est que cela : harmonisation de la clarté, dégagement de lignes de force, jeu du noir et du blanc, dialectique des ombres et des zones claires, sémantique des avancées et des retraits, négations et présences, effacements et surgissements. A la limite, et c’est la grande beauté des images jouant sur la seule bichromie que vient médiatiser la valeur intermédiaire du gris, c’est ce simple jeu de contrastes, cette essentialité du réel réduite à ses plus fondamentales valeurs qu’il nous importe de repérer, de porter en nous comme des motifs de révélation intime car rien, jamais, ne se révèle mieux que dans la conciliation du clair-obscur, cette entité unifiante, révélatrice de ce qui fait écho avec l’être (lumière), de ce qui fait écho avec le néant (ombre).  C’est sur cette ligne de crête existentielle identique à celle qui partage la montagne en deux versants, l’adret solaire, l’ubac nocturne que se trouve toute signification dont notre capacité réflexive peut se doter afin que quelque chose de sensible puisse découler de cet intelligible qui toujours nous questionne mais dont, rarement, nous possédons la clé interprétative.

   Bien évidemment, tout le jeu rhétorique d’approche de l’image se déroule à bas bruit et ce n’est qu’à la mesure d’une distanciation spatiale et temporelle que ces schèmes signifiants se dévoilent en tant que les armatures qui en soutiennent la belle architecture. Tout un travail souterrain s’accomplit qui, de la pure sensation, de la relation primaire émotive se hisse insensiblement en une perception qui, déjà, substantialise le réel, puis c’est au tour du concept de tracer ses axiomes, de bâtir ses théorèmes, d’élaborer dans le secret les thèmes de son processus, puis c’est l’entendement qui, accomplissant la synthèse finale, livrera le sens dont il aura éprouvé une manière de vérité. Une « manière », certes, car chacun des regardants ne pourra expérimenter sa propre liberté qu’à ressentir de telle ou de telle façon les phénomènes qui se présentent à sa conscience. La vérité est multiple, polymorphe, chamarrée, chatoyante et c’est en ceci qu’elle est précieuse. Tel verra dans cette image la simple constatation du quotidien, tel autre une formalisation esthétique, tel autre encore un document relatif à une civilisation autre que la sienne. Toute œuvre, par définition, est polysémique. C’est à chacun de l’approprier à sa propre sensibilité. L’image est toujours en chemin, toujours dynamique, affectée d’un inévitable coefficient de temporalité. Que nous dira-t-elle demain qu’aujourd’hui nous  n’avons su y voir ? Il reste la totalité du visible à saisir. De telles photographies nous convient à la fête de la vision. Regardons, chantons, dansons puisqu’il est encore temps ! Tant de choses sont à voir qui reposent ici ou là !

 

 

 

 

 

 

 

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11 juin 2019 2 11 /06 /juin /2019 10:02
Cette goutte d’eau

     Photographie : Blanc-Seing

 

***

 

 

Cette goutte d’eau,

vois-tu, ce gonflement

du rien

sur le lisse de la feuille,

j’en éprouve la grise griffure

au sein même

de qui je suis.

Pourquoi, parfois,

les choses sont-elles muettes ?

Soudain le silence est grand,

l’espace infini et l’on a du mal

à cerner ses propres limites.

Car, alors, l’on ne s’appartient plus

et tout devient indistinct

et tout flotte dans un vide sidéral.

La saison est triste

qui vire du noir au blanc

et se fige dans le gris.

 

Tu sais, pourtant, mon amour

de cette teinte médiatrice,

de ce moyen terme

entre joie et douleur,

du merveilleux intervalle

entre deux mots,

de la douce tension

qui tient les amants

sur deux versants si proches,

leurs lèvres butinent l’effroi

de se perdre mais disent

l’instant béni

de leur rapprochement.

 

Comment te dire le jour

qui vient dans son floconneux,

son ténébreux couloir,

à peine un souffle

dans la gorge étroite du jour ?

 La lumière est une tremblante

goutte de suif

qui hésite

entre le retrait dans l’ombre

et le surgissement au-dessus

de la lourde fatigue

des hommes.

 

Hommes éreintés

qui ne savent plus le chemin

de leur futur,

hommes dont le destin

 les crucifie, ici,

en ce lieu de la terre

qui est comme

leur dernier reposoir.

Non, ne ris pas à mon lyrisme

teinté de mélancolie,

il est le seul amer

dont je dispose de manière

à ne point sombrer.

Chaque jour qui passe, ici,

sur cette illisible lande,

je lis, ou plutôt je feuillette

ces penseurs tragiques

qui m’ont toujours inspiré

la plus heureuse des félicités.

 

Je tutoie la métaphysique plénière

d’un Cioran,

je rêve et je doute de moi-même

en compagnie

du Senancour d’Oberman,

je médite sombrement

sur les rives enchantées

du lac de Bienne

avec Rousseau.

C’est ceci l’inclination des affinités,

la reconnaissance de l’état d’âme ami,

 la recherche de soi dans une dimension

qui ne l’effraie point,

la reconnaissance de l’altérité

 dans le miroir qui, en réalité,

ne reflète qu’une image,

la mienne,

puisque le monde n’est monde

qu’à reconnaître l’unicité

de ma présence.

 

Toi, à qui j’écris

ces lignes insensées,

ton existence n’a lieu

qu’à me servir

d’accusé de réception,

mais imaginaire,

mais si éloigné

que tu te confonds

avec le lointain cosmos,

tu n’en es qu’une vibration,

une sourde effervescence qui,

bientôt, s’éteindra.

Auras-tu vécu

en dehors de ma conscience ?

Tu ne me réponds pas.

Comment, du reste,

le pourrais-tu ?

Comment les autres hommes

le pourraient-ils,

ces buées,

ces rêves de brume

dans l’heure qui fuit ?

 

Jamais un mystère

n’a prononcé

le moindre mot.

Jamais un secret

ne s’est révélé

sauf à perdre l’essence même

de son être.

 

Je regarde cette image

en noir et blanc

punaisée aux solives

de ma soupente.

Derrière elle,

nul photographe

qui eût voulu immortaliser

une scène.

Devant elle, nul spectateur

soucieux d’en percer l’énigme

en clair-obscur.

Car, sais-tu,

toi l’invisible,

je n’existe qu’à même

ma parole.

A peine un mot s’évanouissant

et je n’ai plus

d’attache terrestre,

plus de corps où river

une probable amante

et mes nutriments ne sont

que des mirages

qui me traversent

et ressortent indemnes

de leur voyage

car ils n’ont rencontré

qu’une pensée

vide de sens.

 

La missive que je te destine

est pareille à une tresse

de gouttes claires

où rien ne s’imprimerait

que l’envers des choses,

leur coefficient

de nulle réalité,

leur brillance

sur l’arche vibratile

du temps.

Comme moi, vois-tu

les feuilles noires

où courent les questions

circulaires

de la rosée,

cette suspension,

ce passage entre la nuit du néant

et le jour de la présence ?

 

Ou bien suis-je le SEUL

à en éprouver la stridulation

dans ce gris qui meurt

et se désespère

de jamais connaître

l’ouverture, la clairière

par où initier le début

d’un événement,

 fût-il mince,

discret telle l’écume

à la crête de la vague ?

Pourquoi donc

cette sotte persistance

 à être ?

 Comprends-tu,

je devrais être doté

du seul courage

qui soit humainement possible,

m’abreuver à la ciguë socratique,

échapper ainsi à la vindicte

des sophistes

et connaître la seule chose

qui vaille :

LA VERITE.

 

Non, ne me réponds pas

puisque tu n’es

que la réverbération

de ma propre parole.

Si un pouvoir t’est accordé,

qu’il soit celui de saisir

cette coupe d’airain,

d’y verser quelques feuilles

létales,

d’en broyer la chair

nourricière,

de la mêler d’eau pure,

virginale, lustrale, 

de maintenir ma nuque

le temps d’un doux breuvage.

Après ceci,

après ce geste fondateur

de ma propre mortalité,

de ton soudain effacement,

nous pourrons dormir en paix

car ces feuilles

emplies de rosée

seront notre infini repos.

Oui,

INFINI !

 

 

 

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9 juin 2019 7 09 /06 /juin /2019 10:13
Voyage en Zyntarie

 

   4° de couverture de l’éditeur

 

   « À l'été 2016, Emmanuel Ruben entreprend avec un ami une traversée de l'Europe à vélo. En quarante-huit jours, ils remonteront le cours du Danube depuis le delta jusqu'aux sources et parcourront 4 000 km, entre Odessa et Strasbourg. Ce livre-fleuve est né de cette odyssée à travers les steppes ukrainiennes, les vestiges de la Roumanie de Ceausescu, les nuits de bivouac sur les rives bulgares, les défilés serbes des Portes de Fer, les frontières hongroises hérissées de barbelés...

   En choisissant de suivre le fleuve à contre-courant, dans le sens des migrations, c'est l'histoire complexe d'une Europe qui se referme que les deux amis traversent. Mais, dans les entrelacs des civilisations déchues et des peuples des confins, affleurent les portraits poignants des hommes et des femmes croisés en route, le tableau vivant d'une Europe contemporaine.

   Dans ce récit d'arpentage, Emmanuel Ruben poursuit sa "suite européenne" initiée avec « La Ligne des glaces » (Rivages, 2014) et explore la géographie du Vieux Continent pour mieux révéler toutes les fictions qui nous constituent.

    Emmanuel Ruben est l'auteur de plusieurs livres - romans, récits, essais. Il dirige actuellement la Maison Julien-Gracq et vit sur les bords de Loire. »

 

***

 

Un impossible résumé

 

   Ce livre dense, foisonnant, polyphonique, comment l’aborder autrement qu’en le lisant ? Ici se croisent Histoire, Géographie, Art, Littérature, Philosophie, le tout ordonné dans un bel esprit de synthèse. Si, à première vue, cet ouvrage pouvait se lire comme un simple document de voyage, l’on s’apercevra vite que, bien plutôt que de flâner à vélo le long des rives du Danube, carnet de croquis à la main, autre carnet sur lequel jeter quelques notes hâtives, il s’agit de raconter l’Europe, certes d’une manière vagabonde, parfois ludique, le plus souvent éprouvante physiquement car la « petite reine », loin d’être un simple loisir peut se révéler à la façon d’un « instrument de torture ».

   « Je m’étais juré de ne jamais commettre de récit de voyage, c’est un récit d’arpentage », ainsi est vue, par l’auteur, sa belle entreprise qui, en de nombreux points, fait inévitablement penser à la geste odysséenne, tant les motifs qui y figurent dessinent l’esquisse d’un voyageur parti pour une longue conquête, Ithaque comme port d’attache étant le but ultime. Mais en quoi consiste donc ce récit ? « Arpentage », nous dit le dictionnaire est « Action de mesurer la superficie des terres par arpent ; p. ext. par toute autre mesure agraire ». Mais il est nécessaire de déborder cette activité d’inventaire des sols et de la relier à l’homme de l’art, le géomètre, celui qui se soucie non seulement de métrique de la terre, mais aussi, mais surtout, des hommes qui en peuplent la surface. « Arpenter » reviendrait donc ainsi à explorer l’espace, à le relier à l’inestimable et singulière valeur de tout lieu, à trouver en son sein les processus temporels qui y croissent, dont seule l’essence humaine peut percevoir le sens, décrypter les motifs sous-jacents à toute réalité. L’Europe, cette entité souvent difficile à cerner, à définir, la voilà dotée du mythique Danube, symbole le plus visible que lui affecte le narrateur, artère qui s’éprouve sous la forme vivante, organique, semblable à la pulsation diastolique-systolique qui traverse le vivant et l’assure d’une présence.

   Oui un fleuve est vivant dans le cadre de la nature, oui le fleuve est vivant en nous. Qui ne possède en son intime, qui le Rhône (« je suis resté en mon for intérieur un gone - c'est-à-dire un enfant du Rhône »), nous confie Emmanuel Ruben, qui sa rive de Seine (« Sous le Pont Mirabeau coule la Seine », chante nostalgiquement Apollinaire, faisant l’amer constat du temps qui passe, des amours qui, jamais ne reviennent), qui son mince affluent, tel Julien Gracq dans une sorte de rêverie mystique (« le vallon dormant de l’Èvre, petit affluent inconnu de la Loire qui débouche dans le fleuve à quinze cents mètres de Saint-Florent, enclot dans le paysage de mes années lointaines un canton privilégié. ») Peut-être, en définitive, tout voyage est-il animé par la fascination d’un lieu, ce « canton privilégié » dont  parle Gracq dans « Les Eaux étroites », dont toute enfance garde le secret au plus profond de son être ? Nécessairement nous remontons aux sources, tel Lanza del Vasto pour qui le  « Pèlerinage », est un récit spirituel d’arpentage, porteur d’un message de non-violence et de paix. Mais nous savons que l’auteur se destine à de plus immanentes recherches, lui qui n’a pour Dieu que celui de Spinoza, autrement dit  le « Deus sive natura ». Pour cette raison quelques très beaux morceaux d’anthologie parsèmeront  le livre, alternant avec de très nombreuses références historiques, un riche glossaire géographique, de très nombreuses considérations sur les points positifs de l’Europe (ils sont nombreux) aussi bien que sur les négatifs (ils sont également nombreux).

   Ce que cet article voudrait essentiellement pointer, isolant une thèse particulière,  c’est le beau concept « d’extase géographique », lequel peut, selon nous, se décliner sous la triple forme d’une « Terre aquatique », d’une « Terre utopique », enfin d’une « Terre poétique ».    

   Mais, d’abord, il convient de définir cet étrange sentiment de l’extase :

   « État particulier dans lequel une personne, se trouvant comme transportée hors d'elle-même, est soustraite aux modalités du monde sensible en découvrant par une sorte d'illumination certaines révélations du monde intelligible, ou en participant à l'expérience d'une identification, d'une union avec une réalité transcendante, essentielle. » - CNRTL -

   Quant aux situations et aux hommes qui en font l’épreuve, qu’il soit simplement permis de citer quelques figures charismatiques qui en abritent l’unique joie : l’artiste en sa géniale création, l’écrivain commettant la somme dont il rêvait, le saint en contact avec son dieu, le yogi illuminé par son satori et, sans doute, le général sortant victorieux d’une bataille épique. Dans ces quelques exemples l’on voit bien le sens de cet accroissement de la conscience qui se trouve soudain comme en lévitation par rapport à son habituelle condition. De la conscience ordinaire à l’extase il y a la même distance que celle qui sépare le néant de l’être : toujours un mouvement d’extraction, d’arrachement et de surgissement dans un lieu de pure félicité.

 

   Terre aquatique

 

   Nous  parlions à l’instant de l’enfance. De celle de l’auteur du merveilleux « Rivage des Syrtes », mais aussi de celle d’Emmanuel Ruben qui s’inscrit en creux dans cette longue et superbe investigation fluviale. Une quête minutieuse de l’autre (les rencontres des peuples qui bordent le Danube y sont légion), laquelle quête l’est aussi de soi puisque il y va de son être dans tout regard jeté sur le monde. Et ce qu’il nous faut considérer maintenant c’st que nous, les hommes, sommes de la race des saumons. C’est du moins l’assertion de  Jean-François Duval, extraite de « Bref aperçu des âges de la vie »,  que Marie Céhère relate dans un article paru dans CAUSEUR.fr : « Nous sommes les semblables des saumons, tout en nous ignorant les uns les autres : nous évoluons par mutations, par ruptures successives, suivant un trajet étrange, incroyablement ardu, pour revenir au point de départ ». (C’est moi qui souligne.) Et si nous revenons au lieu de la ponte, du frayage, c’est d’abord pour y faire l’expérience de notre origine qui coïncide, étrangement, avec celle de notre finitude. Comme s’il y avait une manière de cercle herméneutique inexorable, une sorte de ruban de Möbius sur lequel nous serions installés à notre corps défendant, à la fois fascinés et cloués de stupeur au rapprochement de ces termes existentiels, vie, mort comme les deux faces d’une même pièce que ne sépare que la minceur de la carnèle.

   Mais d’abord l’origine. Si, indubitablement, nous sommes terrestres, terriens, telluriques, au contact de la glaise et du limon, le nom même de notre planète en atteste la généalogie, tout autant sommes-nous des collecteurs de cette eau qui compose la plus grande partie de notre corps, dont nous faisons nos ablutions, lavons notre linge, confectionnons nos repas. Mais ceci est une telle évidence ! Cependant il existe une eau bien plus originelle, essentielle, lustrale pout tout dire puisqu’elle préside à notre baptême, à savoir le grand bain dans lequel nous flottons au sein de cette conque amniotique maternelle qui est le premier abri dont nous disposons avant même de surgir sur la scène mondaine et d’y accomplir notre tâche d’hommes. C’est une manière de Paradis puisqu’il est le lieu d’une insécable unité. Avec la mère nous sommes en dyade, nous nous berçons lors de ses moindres déplacements, nous nous nourrissons de son suc, nous vivons au rythme de ses émotions, ses douleurs sont les nôtres, mais combien atténuées par ce mur d’eau qui nous tient à distance de notre futur-être-jeté, des trappes de notre inévitable déréliction. La musique de l’extérieur nous en apprécions le rythme pareil à celui d’une cantilène, les paroles de notre hôtesse sont des tresses de mots qui nous préparent à notre futur langage, cette essence sans réelle concurrence.

   Le ventre maternel est donc le lieu de notre première extase spatiale, nous y discernons des collines alanguies, des dômes translucides et surtout nous y éprouvons cette belle continuité fluviale qui sera la matrice de nos futurs étonnements lors de la rencontre du ruisseau faisant ses trilles de gouttes claires sous le dais touffu  des frondaisons, nous y apprendrons les rives du lac sombre que nos années romantiques longeront dans le ravissements du cœur, nous y devinerons nos escapades le long des fontaines, des puits à la bouche sombre, des canaux où court l’eau verte chargée des mousses étoilées et des yeux minuscules des lentilles. Et ce qui nous sera délivré, surtout, cette troublante disposition à frémir sous le ciel chargé de pluie, à attendre les bienfaits de l’orage, à naviguer sur les hautes et basses eaux chaque fois que l’occasion se présentera, futurs navigateurs infatigables, Ulysses en herbe, explorateurs d’océans irrévélés.

Terre utopique ou le Pays de Zyntarie

  

   A partir d’ici, il nous faut procéder à un saut, passer de l’extase amniotique à l’extase utopique, entrer dans la peau de l’auteur à la période préadolescente, et faire l’inventaire des impressions et sensations qui se donnaient telle la future vocation d’un géographe :

   «… car il y a des jours comme celui-ci où je me souviens que de neuf à quinze ans, j’ai été zyntarien, citoyen chimérique allongé nuit et jour sur un empire de cartes imaginaires. Un jour, peut-être, le nom de Zyntarie sera gravé dans la pierre. »

   Est-ce cela, être géographe, imaginer un pays fabuleux, y loger tous ses rêves de paix et d’harmonie, inventer un peuple heureux, sans frontières, sans haine, assemblage bigarré de diversités,  une nation « arc-en-ciel » où se retrouveraient, dans un même creuset, les belles et infinies langues babéliennes, où le métissage serait la conséquence de pures affinités, de rencontres, d’acceptation de l’autre en sa singularité, de fêtes simples qui diraient la justesse d’exister, ici et là, sur tous les coins de la terre et vivre serait alors une évidence et le don de soi, de l’inconnu, un acte de reconnaissance. Autrement dit la générosité naturelle d’une inclination des citoyens ayant volontairement écarté tous les germes de discorde et les occasions de polémiques. Car tout géographe se doit d’être humaniste sauf à vouloir échapper aux règles qui, nécessairement, doivent définir son comportement éthique.

   Les terres imaginaires, les lieux utopiques nous aimantent, nous fascinent pour la simple raison que « non-lieux », étymologiquement, ils contiennent tous les lieux, les projettent en puissance. Espaces originaires, ils appellent tous les espaces. Peuplés d’hommes-légendes ils contiennent en abyme toutes les mythologies dont notre imaginaire est habité. Ils sont extatiquement appareillés pour nous emmener aussi bien vers l’Ithaque devenue songe pour Ulysse parti au loin, que pour visiter l’île d’Ééa où habite Circé la Magicienne ou bien encore pour demeurer auprès de la nymphe Calypso, « celle qui cèle, enveloppe » (écho de la conque amniotique), retient les héros auxquels elle promet l’immortalité. Et imaginer une utopie, n’est-ce pas, tout simplement, s’abreuver aux sources du Léthé, non seulement dans le but d’oublier notre supposée vie antérieure, mais la présente et donner au réel les couleurs selon lesquelles il nous plairait de le concevoir, ce réel qui toujours fuit et glisse entre nos mains comme l’anguille dans son tapis de vase ? Autrement dit réaliser les conditions d’accès à un hypothétique idéal ?

   Ainsi ce « beau Danube bleu » qui cingle vers l’orient de son estuaire, embarquant avec lui tous les symboles au gré desquels constituer non seulement une Europe physique et humaine telle que celle visible sur les cartes anciennes de Vidal de Lablache mais une carte imprimée au feu vivant d’une « ethnogenèse », formant ainsi « le grand fleuve insurgé de l’émancipation mondiale ». Car la tâche n’est nullement et uniquement celle circonscrite à un continent fût-il paré des vertus antiques dont l’affublèrent un Hérodote ou bien un Hippocrate « qui (le) font s’étendre entre l’Adriatique et la Mer Noire, soit, approximativement, le périmètre de l’Europe balkanique, conception qui perdurera jusqu’à la période hellénistique » (Source :Textes Fondateurs ScérEn), mais lui confier une destinée universelle le faisant s’étendre aux frontières mêmes du monde et peut-être au-delà car l’imaginaire n’appelle nulle limite.

   Une entité géographique n’est jamais uniquement reliée à un socle matériel qui « l’assignerait à résidence » mais s’abreuve aux nombreux mythologèmes qui fertilisent et irriguent la pensée et la psyché humaine selon des invariants intemporels. Ainsi le mythe d’Europe doit lui confier une destinée plurielle ouverte à l’ensemble du monde et peut-être au-delà car l’imaginaire est toujours libre de soi. Tout continent est consubstantiellement,  nécessairement, de nature  planétaire, extatique,  pour la seule raison qu’il est peuplé des mêmes hommes, indifféremment, selon toutes les longitudes et latitudes qui délimitent artificiellement les territoires  dont ils occupent la surface. Les hommes sont les hommes et toute autre considération périphérique est toujours adventice, qu’il s’agisse de leurs mœurs, de leurs langues, de la couleur de leur peau, de leurs religions, de leurs fétiches et talismans aussi divers que précieux. C’est par eux, ces signes intimes, secrets, qu’ils s’identifient essentiellement à ce qu’ils sont, ces empreintes qui  leur permettent de durer tant qu’un sens émanera du plus mince colifichet auquel ils auront remis leur sort. Les Adultes ne sont jamais que de grands enfants qui, leur vie durant, se référent au comportement magique de la petite enfance.

   Le « processus incessant de balkanisation » dont Emmanuel Ruben évoque la réalité n’est que l’envers d’une unité primitive qui fonctionne selon le procédé des catégories et des divisions,  tout ensemble, toute totalité excédant les possibilités humaines de préhension de « l’infiniment grand », alors la tentation est grande de subsumer le particulier sous l’universel et de faire de son lopin de terre la banlieue de quelque vastitude dont on ne percevrait plus que la silhouette derrière les brumes d’un mystérieux Farghestan. C’est l’oubli du monde qui crée les dissensions et les partitions de toutes sortes. C’est parce que nous n’apercevons plus nos frères dans la brume de l’inconscient que nous les désignons en potentiels ennemis. La dialectique hégélienne du Maître et de l’Esclave n’a guère d’autre origine que la perte de la vue fraternelle et égalitaire de ceux qui, comme nous, devraient avoir le souci du bien commun. La perception des processus sociaux résulte le plus souvent d’une addition de pures négativités plutôt que de la sommation d’une positivité toujours à l’œuvre dans le vivant.

   Ce qui est à comprendre, ici, c’est la richesse de cette corne d’abondance qui essaime à profusion l’ensemble de son contenu à qui veut bien le prendre. La Zyntarie mythologique de l’auteur n’est nullement une terre isolée, un monde à part, une monade enclose dans sa pure opacité. Elle vit, rayonne et projette ses spores à la totalité de ce qui est, ainsi, « si c’était à refaire, la Zyntarie descendrait le fleuve avec ses quatorze cantons ; bateau ivre, péninsule démarrée ou archipel sidéral, à la dérive, elle irait tenir compagnie à l’île des Serpents, qui doit se sentir seule dans la mer Noire, ou bien elle naviguerait un peu plus loin vers le sud, franchirait le Bosphore et les Dardanelles , voguerait dans l’Archipelagos chanté par Homère et Hölderlin, slalomerait parmi les Cyclades, doublerait Cythère et le Péloponnèse, et trouverait sa place dans le puzzle des îles Ioniennes, quelque part entre Ithaque et Corfou …»

   Toutes ces évocations ont une résonance quasi-symphonique, laquelle se distancie de toute tentation de « suissisation », de parcellisation  de l’espace habité des hommes. La poésie y est convoquée au travers du « bateau ivre » rimbaldien ; le Bosphore symbolise l’union des continents, le passage de l’ombre à la lumière, du déclin à l’origine ; Homère y déclame les textes fondateurs de la Grèce antique, ces sublimes poèmes épiques qui façonnent encore de nos jours l’histoire de la littérature et des arts ; Aphrodite y paraît dans l’île de Cythère, cette déesse « née de l’écume » qui dispensera à tous vents les spores de l’amour ; Ulysse, encore lui, laisse apercevoir la trame de son destin dans ces îles Ioniennes qui sont, grâce à l’Odyssée et à son interminable voyage, les correspondances des errances humaines universelles. Enfin nous devons accorder une place tout à fait particulière au « chant hölderlinien » tellement il entre en résonance avec les propos de l’écrivain de « La ligne des glaces ». Lisons la quatrième de couverture de « Poèmes fluviaux » : « En 1781, Hölderlin a seize ans, il se remémore des jeux d'enfant sur les bords du Neckar. Il joue, brusquement il lève les yeux et aperçoit le fleuve : "Un sentiment sacré frémit dans tout mon coeur [...] je murmurai : il faut prier !" Tout au long de sa vie, Hölderlin aura longé, traversé et contemplé les grands fleuves : le Rhin d'abord, puis le Main, la Garonne et le Neckar enfin, transporté par leur beauté et leur noblesse. Ils lui ont inspiré parmi ses plus beaux vers, quelques-unes des plus grandes oeuvres de la maturité leur sont consacrées, et on ne peut qu'être frappé de voir combien la figure du fleuve - fleuve réel et fleuve rêvé - irrigue l'ensemble de la poésie Hölderlinienne. Véritable source d'énergie créatrice, elle en croise tous les grands thèmes, tour à tour empreinte de douceur et de violence, d'ordre et de chaos, d'amour de l'Allemagne et de nostalgie de la Grèce, de profonde humanité et de majesté divine ». Comment pourrait-on mieux dire la puissance des archétypes qui baignent toute conscience humaine, aussi bien l’européenne que la mondiale dont une synthèse soucieuse d’unité devrait constituer l’heureuse résultante d’une marche apaisée de l’Histoire ?

 

   Terre poétique

 

   Hölderlin nous servira de fil rouge pour tisser la suite de ce récit fluvial, lui qui écrivait  dans le poème « Bleu adorable » :

« Riche en mérites, mais poétiquement toujours,

Sur terre habite l’homme. »

   Certes cette parole, en nos temps de disette poétique, ne revêt aucune forme qui pourrait être oraculaire. Le monde désenchanté vit en prose et se contente de ceci à défaut de trouver de plus hautes raisons d’espérer. Lui qui écrivait encore dans le poème « Le Rhin » :

« C’était la voix du Rhin libre de naissance,

Le plus noble des fleuves… »

   Mais qui, aujourd’hui, à part des géographes-arpenteurs, des chercheurs de comètes, des alchimistes en quête de pierre philosophale, d’obscurs versificateurs, qui donc se soucie de ces longs rubans d’eau qui sont l’âme des paysages qu’ils traversent, qui sont de vivantes allégories de tout ce qui s’enquiert du trajet de la temporalité, autrement dit de tout ce qui croît et gravite sous le dôme immense du ciel ? Sans être des penseurs tragiques ou bien des déclinologues, le simple et incontournable principe de réalité nous oblige à déciller nos yeux, à ne trouver, dans l’âme humaine, que de lointaines rumeurs de ce que furent pour les anciens Grecs les échos des dieux qui provenaient de l’Olympe. Que le support initial en soit théologique n’a ici que peu de sens. C’est de symbole dont il s’agit. De sacré si l’on veut, d’élévation de la conscience à des états qui la quintessencient. Indifféremment, l’on parlera d’extase (le sujet de notre recherche), de fascination, d’éblouissement, d’illumination, d’enthousiasme, de ravissement, de félicité et peu nous chaut que le lexique utilisé se donne de telle ou de telle manière, ce qui compte, au contact de ceci qui nous fait face - ce fleuve, cette plaine, ce haut plateau, cet estuaire -, c’est bien d’éprouver cette terre, les paysages qui la composent « comme autant de voyages intérieurs, transformant la perception et la présence du monde » selon la belle expression de Roula Matar-Perret, dans « Habiter poétiquement »,  Critique d’art.

    Tout est question de regard, donc de conscience, donc de lucidité. Ecoutons aussi Rainer Maria Rilke, ce subtil sondeur des paysages et des états d’âmes qui leur sont coalescents :

   « Le plus beau serait pourtant que chacun s'efforçât de rester toujours, à cet égard, comme un enfant attentif et bon, candide et pieux de coeur, et ne perdît jamais le don de tirer autant de joie d'une feuille de bouleau, d'une plume de paon ou d'une aile de corneille mantelée que d'une haute montagne ou d'un magnifique palais ».

   Combien ces dernières remarques rejoignent en esprit le concept heureux « d’extase géographique » que nous offre l’auteur de « Sur la route du Danube » dans une manière de lyrisme discret, d’élégance sensorielle, d’hyperesthésie qui est la beauté des âmes simples et sensibles. Eprouver un tel état de communion, sinon de fusion avec la Nature (avec une Majuscule à l’initiale, hommage rendu à Spinoza), n’est ni l’effet d’une vertu, ni d’un don particulier, simplement l’inclination à se doter d’une éthique qui portera le beau nom « d’humanisme » dont le cœur sera le centre de radiance le plus effectif. L’épilogue du livre nous en délivre un saisissant et direct aveu : « Après quatre mille bornes à travers l’Europe, je ne suis peut-être pas un autre homme, mais je suis certain d’avoir un plus grand cœur ». Ce périple a-t-il constitué, au su ou bien à l’insu de ce coureur d’espace, une manière de « croisade humaniste », assurant en ceci un pont avec  Montaigne qui, déjà en son temps, se questionnait à propos du continent. Ici un court extrait de présentation du Colloque de Bordeaux intitulé « Montaigne et l’Europe » : « Montaigne, en ses pérégrinations intellectuelles ou physiques, rencontre le corps meurtri de l’Europe de son temps, ses dissensions, ses divisions, ses champs de bataille et de ruines, semblables à ceux d’aujourd’hui. Il rencontre également son « âme », rayonnante et survivant à toutes les maladies de son corps, et entame une conversation cosmopolite avec les bons esprits de tous les temps et de toutes les nations, qui ont participé à la défense de l’humanité et à l’illustration de l’humanisme. »

   Oui, car l’Europe ne peut qu’être en question au travers de toutes les mutations de l’Histoire et une réflexion devient urgente (nécessairement suivie d’effets) si l’on souhaite que l’image de l’homme au sein de son habitation se dote de valeurs universelles dont, jamais, l’objectif ne devrait être oublié. Mais nous n’avons nullement à faire œuvre de « moraliste », simplement à tracer quelques résurgences et affleurements de cette propension à s’immiscer au cœur des choses et à éprouver cet état particulier au gré duquel la chair intime d’un lieu de vie sera atteint. D’une extase l’autre. Je pense immanquablement à cette belle « extase matérielle », sujet d’un essai de jeunesse de Le Clézio, dont l’éditeur nous dit qu’il est « discursif, à l’opposé de tout système, composé de méditations écrites en toute tranquillité, destinées à remuer plutôt qu’à rassurer, oui, à faire bouger les idées reçues, les choses acquises ou apprises. C’est un traité des émotions appliquées ». Sans doute une telle attitude de liberté, d’insurrection contre les dogmes et les idées toutes faites devrait-elle constituer les prémisses à partir desquelles envisager la question européenne. Substituer aux lourds traités technocratiques ce « traité des émotions appliquées » permettrait de bousculer bien des idées reçues entraînant quelques lignes directrices, novatrices, dont notre « vieux continent » a besoin afin de ne chuter dans la reproduction, à l’infini, de stéréotypes usés.

   Si « l’extase géographique » et « l’extase matérielle » paraissent avoir un point commun, c’est bien dans la nécessité, pour ceux qui en éprouvent la lame de fond, de se fondre avec ce monde qui les accueille et les appelle comme ses enfants les plus précieux. Soyons attentifs  à l’idée de Le Clézio qui annonce sa propre mort comme cet instant de fusion où toute différence se résoudra en une unité : « Ce que j'avais cru être la différence fondamentale entre moi et le monde, cette séparation qui avait été mon drame, tout cela fondra, se dissoudra facilement sans laisser de trace.»

   Si le récit d’arpentage d’Emmanuel Ruben est bien un propos de fond sur l’Europe, il est tout autant une aventure géopoétique, donc littéraire, donc esthétique. Evoquant le beau nom de « géopoétique », nous ne ferons nullement l’impasse quant aux travaux de Kenneth White, cet infatigable nomade des hautes erres et des territoires habités par des oiseaux à la blanche voilure. Voici la manière dont il définit ce que l’on pourrait désigner à l’aide d’un néologisme « géosynthèse », à savoir le respect et la dette de tout humain vis-à-vis de la totalité dont il fait partie, ce macrocosme dont il est l’un des microcosmes, dont il dépend, tout comme la nature infinie dépend de ses actes et de ses pensées :

   « Un monde, c’est ce qui émerge du rapport entre l’homme et la terre. Quand ce rapport est sensible, intelligent, complexe, le monde est monde au sens profond du mot : un bel espace où vivre pleinement. L’ambition des Cahiers de Géopoétique est de dresser, d’un point de vue qui ne soit pas seulement celui de l’Homme, une magna mundi carta : une grande carte, une grande charte du monde ».

   Oui, sans cette « grande charte » doublée d’un souci éthique, aussi bien notre sol originaire que les peuples qui y croissent courent au plus mortel des dangers.

   Si la belle écriture de l’écrivain peut connaître quelques liaisons conceptuelles avec cet autre écrivain de « La Figure du dehors », d’autres génies tutélaires se laissent deviner dans un genre de clair-obscur. Nous pensons aux pages admirables de Rousseau méditant dans son embarcation sur l’eau apaisée du lac de Bienne. Nous pensons aux évocations lyriques et romantiques d’un Chateaubriand en proie à la passion du Niagara, lors d’une nuit dans les déserts du Nouveau Monde. Nous pensons aux sublimes descriptions de Senancour traversant les Alpes. Nous pensons enfin à cette toile souvent citée telle l’icône du sublime qui nous subjugue et nous saisit au vif de l’âme : « Le Voyageurs contemplant une mer de nuages » de Carl David Friedrich. L’architecture de « Sur la route du Danube » est constamment entrelacée d’une écriture savante se mêlant à un registre familier de langage que côtoie un lexique élevé, focalisé sur le jeu pluriel des états d’âmes successifs et des métamorphoses des niveaux de conscience. L’axe paradigmatique y est constamment sollicité dans une manière de feu de Bengale qui se décline sous les lumières de la joie et les éclats de la surprise. Les prédicats qui apparaissent au titre de l’extase oscillent de la nostalgie à la fascination en passant par toutes les phases de l’allégresse.

  

   Quelques figures de l’extase et ses commentaires 

  

   « Ici, dans cette lumière aquatique, je ressens ce que j’appelle l’extase géographique, qui est ma petite éternité matérielle, éphémère, mon épiphanie des jours ordinaires : oui, l’extase géographique, c’est le bonheur soudain de sortir de soi, de s’ouvrir de tous ses pores, de se sentir traversé par la lumière, d’échapper quelques instants à la dialectique infernale du dehors et du dedans ».

   Et encore, ici, une référence s’impose, à savoir celle qui convoque cet étonnant « sentiment océanique » décrit par Romain Rolland, qu’analyse avec une belle lucidité André Comte-Sponville dans « L'Esprit de l'athéisme, Introduction à une spiritualité sans Dieu » :

   « Au fond, c'est ce que Freud décrit comme « un sentiment d'union indissoluble avec le grand Tout, et d'appartenance à l'universel ». Ainsi la vague ou la goutte d'eau, dans l'océan... Le plus souvent, ce n'est qu'un sentiment, en effet. Mais il arrive que ce soit une expérience, et bouleversante, ce que les psychologues américains appellent aujourd'hui un altered state of consciousness, un état modifié de conscience. Expérience de quoi ? Expérience de l'unité, comme dit Swami Prajnanpad : c'est s'éprouver un avec tout. Ce « sentiment océanique » n'a rien, en lui-même, de proprement religieux. J'ai même, pour ce que j'en ai vécu, l'impression inverse : celui qui se sent « un avec le Tout » n'a pas besoin d'autre chose. Un Dieu ? Pour quoi faire ? L'univers suffit. Une Église ? Inutile. Le monde suffit. Une foi ? À quoi bon ? L'expérience suffit. »

   Et encore, dans la geste danubienne : « Si notre voyage est une odyssée, nous voici en Hypérie, sur le grand plateau des hommes heureux (…) Je sens grimper en moi la sève de l’extase géographique, l’extase géographique est une extase matérielle, la mirabelle c’est du paysage que l’on mange, le vin du terroir que l’on boit ; un vrai traité de géographie devrait retransmettre ce sentiment de se gorger de nourritures terrestres et de retrouver la saveur de l’enfance et le mystère de la provenance dans une giclure de mirabelle ».

   Ouvertures : Donc la « lumière aquatique », donc la lumière matricielle qui fixe le lieu de notre provenance car, au-delà de notre propre cordon ombilical, nous nous rattachons à toute la cohorte ancestrale qui va se perdre jusqu’aux confins du cosmos. C’est cette recherche fiévreuse qu’accomplissent, le plus souvent sans s’en douter, les collectionneurs d’arbres généalogiques. Ils sentent bien que les blanches racines qui fouissent le sol d’une possible appartenance ne suffisent pas, que la totalité du sens leur échappe, qu’elle se réfugie dans les hautes ramures de l’origine, là où les mots et les hommes se perdent dans le poudroiement de la lumière. Alors ils n’ont de cesse d’empiler les générations, d’aller de plus en plus haut car l’éther doit bien posséder des pouvoirs de révélation, des failles inaperçues d’où un immémorial secret pourrait être percé. Question hautement ontologique de l’être-voilé, donc d’une entité toujours se soustrayant au regard, sauf à celui de l’esprit, le concept, sauf à celui de l’âme, la spiritualité.

   « L’épiphanie des jours ordinaires ». Ces jours qui sonnent le glas de la finitude, ces jours qui croupissent dans l’illisible marigot de la mondéité, il leur faut la déchirure, il leur faut l’éclair, le foudre de Zeus, le feu du logos héraclitéen, autrement dit l’extase qui réalise la désocclusion du monde et le révèle selon sa structure interne, milliers de grains de grenade qui ne connaissent leur propre vérité qu’à surgir au plein de la clarté. « Sortir de soi », c’est toujours aller vers ce qui n’est pas soi, cette altérité qui est l’indispensable fragment dont notre puzzle anthropologique a besoin afin de réaliser sa propre assomption et emplir son voyage essentiellement humain. Si, comme le prétend Hegel, la vérité est totalité, alors nous ne serons jamais mieux assurés de notre propre essence qu’à transgresser nos propres frontières. Les autres font partie de nous comme nous faisons partie d’eux.

    C’est aussi, au gré d’une hardie métonymie, le sort qui doit échoir à l’Europe si, du moins, elle veut dépasser les égoïsmes nationaux, s’ouvrir aux migrations, pratiquer le partage, édifier l’accueil qui est l’une des ressources les plus profondément humaines. Telle la déesse Hestia qui préside au destin du foyer, c’est à une ouverture du seuil qu’il faut procéder et faire du passage de la limite la condition d’une juste oblativité. Gratuité du don, lequel est la seule manière d’accueillir l’étranger. Sens de l’hospitalité qui ne saurait se révéler qu’à renoncer « à la dialectique infernale du dehors et du dedans ». Car c’est bien de ceci dont il s’agit, le plus souvent. Le proche, le connu, ce qui se donne comme notre dedans, le voisin, l’ami, tous ceux-là nous leur ouvrons grandes les portes de la bienvenue, nous leur destinons une généreuse hospitalité. Mais le dehors, l’inconnu, nous en faisons de ténébreuses présences, tout comme devaient l’éprouver nos ancêtres de la préhistoire que le feu du ciel terrifiait.

   Quant à la métaphore de la mirabelle, elle dit la profondeur de ce sentiment, son insertion dans le corps même, sa nature aussi essentiellement organique que l’est un métabolisme. Il s’agit, non seulement, de la manducation d’un nutriment, d’un simple processus physiologique mais d’une réelle introjection, c'est-à-dire du geste à valeur psychanalytique symbolique au terme duquel ce qui était différent devient le même, tropisme interne qui incorpore le réel et le dépose dans le moi qui s’agrandit de cette présence et s’en trouve transcendé, dépassé, transporté comme à la suite d’un bouleversement de la totalité de l’être. Certes, c’est à n’en pas douter le « mystère de la provenance » qu’il conviendrait de décrypter afin que, portés sur nos propres fonts baptismaux, fussent-ils marqués au coin du profane, un geste s’emparât de nous qui nous conduisît à l’essentialité d’une expérience, celle de notre enfance, cette dissimulée « Petite Madeleine » proustienne qui ne peut s’actualiser à nouveau dans le présent de notre existence qu’à titre de vérité, non de fausseté ou bien d’un acte fallacieux. Créer l’Europe ou bien la refonder ne peut résulter, comme pour toute grande cause, que d’une visée qui soit juste, affranchie de toute intention calculatrice. Les résurgences de cette belle « extase géographique » sont légion, contentons-nous d’en citer quelques exemples remarquables :

   « Je me rends sur l’embarcadère du Pélican, et là, c’est l’émerveillement : je suis envoûté par la belle ivresse de ces rives ; la surface est saturée de soleil, les kyrielles de moustiques se sont évanouies, remplacées par des myriades d’écailles de lumière qui chatoient sur la crête des vagues comme autant de lucioles… »

   « Rien ne me charme autant que le reflet changeant de l’eau sur un ponton de bois, sur la coque d’une barque. C’est une Venise enchanteresse … »

   « …soulagé, l’œil peut alors se régaler une dernière fois de ce paysage qui est d’une grande beauté si l’on consent à s’abandonner, comme le petit Iégorouchka de Tchékov, au charme de la contemplation… »

   « De là, le panorama sur les boucles du Danube et sur les hauteurs de Dobroujda est envoûtant… »

   « Au bord du lac Trajan, nous faisons une pause. Je regarde derrière moi ce paysage sidérant que nous allons quitter, qui me hante déjà, qui me hantera longtemps ».

   « …assis sur un banc de sable en forme de demi-lune, j’admire ce paysage vu des milliers de fois mais qui n’en finit pas de me fasciner… »

   « …bientôt le sang du ciel se répand partout, nous aveugle, ce sont des diaprures féeriques, on dirait qu’il y a des diamants dans le ciel… »

   « …un paysage si doux, si voluptueux, que nous voudrions le boire, le lamper de grandes gorgées de juillet, c’est un paysage d’ambre et de miel, délicieusement ondulé, ébloui de soleil, parcouru de frissons de lumière liquide… »

   Tous ces passages sont admirables. Ils ne sont pas seulement les transitions d’un paragraphe à un autre, ils sont passages d’une soudaine intuition à une autre, la suivante s’agrandissant toujours de la richesse de la précédente. De ces mots, gonflés comme des outres, exsude une sensualité rayonnante, à fleur de peau, une blanche écume qui saupoudre le ciel des consciences d’une lumière illimitée, fécondante, hauturière. On pourrait lire des heures et, encore, la satiété ne serait atteinte. C’est là la force de toute beauté : jamais elle n’épuise son être, le renouvelle toujours.

   Afin de clore ces évocations de nature panthéiste - elles font penser à la belle doctrine de Spinoza -, qu’il nous soit permis de livrer cette manière « d’hymne cosmologique », cette parole s’alimentant à quelque « musique des sphères », ceci est assez remarquable et nous ne saurions faire l’économie de l’essence du nomadisme telle que décrite par l’auteur :

   « La vie nomade est un enchantement de tous les instants, car c’est une vie réglée sur la rotation terrestre. Se coucher avec le soleil, se réveiller avec lui : les voyages au long cours ont ce pouvoir de nous accorder aux grandes orgues du cosmos et de nous rappeler que nous ne sommes que de la poussière d’étoiles s’agitant dans le vent ; tout le charme du bivouac est dans l’allégresse de ces retrouvailles avec les éléments bruts composant le chant premier du monde ; rien d’autre ici que le feu du soleil, l’argile de la terre, l’eau du fleuve et le bleu du ciel ». Ici, cette levée sublime des affects, nous pourrions la nommer sans peine « extase bachelardienne », tellement la sphère des éléments y est présente, manière de quadrature sur laquelle reposerait la totalité du monde.

   Nous voudrions conclure sur cette parole qui, pour le moins, pourrait sembler, au travers de l’appel aux symboles qui la traversent, douée d’une portée  prophétique : que la poussière d’étoiles qui parsème la bannière européenne puise donc à la source infinie et pure de ces éléments qui, depuis l’Antiquité, gouvernent la sagesse qui préside aux grandes destinées. Peut-être est-ce là la mission de tout géographe, de tout homme soucieux de mener « une vie bonne » ? Respecter et faire fructifier eau, air, terre, feu, quel plus noble dessein que celui-ci ? Le problème est de trouver les moyens grâce auxquels instituer les lois d’un tel équilibre. Dans une tribune du journal « Le Monde » en date du 29 Septembre 2012, Judith Butler, philosophe américaine, s’interroge sur les prémisses de cette « vie bonne » et cherche à poser les fondements « d’une morale pour temps précaires ». Elle fait référence à un texte d’Adorno tiré des dernières lignes des « Problèmes de philosophie morale » : "Bref, à peu près tout ce qui peut encore être appelé morale aujourd'hui intègre la question de l'organisation du monde – nous pourrions même dire : la quête de la vraie vie est quête de la vraie politique, si tant est qu'elle relève aujourd'hui du domaine de l'atteignable".

   Une interrogation qui engendre une nouvelle question et, ainsi, à l’infini. Jamais un grand projet, tel la construction européenne, ne peut trouver la solution ex cathedra qui en réalisera l’accomplissement. C’est pourquoi nous sommes toujours en chemin. En chemin de cet « atteignable » sur lequel s’interroge le philosophe de l’Ecole de Francfort. Le Danube est l’une des voies princeps à emprunter. Attribuons-lui, provisoirement, le privilège d’être la « voie royale » qui, un jour, délivrera ses secret et montrera aux « hommes de bonne volonté » quelle direction emprunter. Peut-être le bestiaire enchanté de la Zyntarie, mêlé à celui de la Danubie, fera-t-il se lever ce héron, génie des eaux, faisant dire au géographe « voici qu’il s’envole de nouveau, disparaît sous une nappe de brume, réapparaît dans une percée de soleil, remonte le fleuve enfant, on dirait qu’il nous précède vers les sources et nous indique le terminus sous ses ailes fléchées d’argent ».  On dirait ! Suivons-le.

 

 

 

 

 

 

 

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4 juin 2019 2 04 /06 /juin /2019 15:00
Désir-de-soi

          Œuvre : André Maynet

 

***

« Le désir des autres, posé sur elle, la souille,

et leur inattention la blesse. »

 

« Deux angoisses » - Jean Rostand

 

*

 

   Pouvait-on la voir, dans la lumière levante, autrement qu’elle était dans son intime nature ? Une fleur délicate que le jour effarouchait, une luciole luisant faiblement sur le bord de la nuit, une étoile qui faisait sa cendre dans le bleuissement du ciel. On n’avait guère à faire d’effort. Il suffisait de disposer ses paupières en meurtrières et de regarder au travers de ses illisibles fentes la venue à soi de la beauté, l’éclosion de la grâce en sa délicate fraîcheur, le grésillement de la présence lorsqu’elle se donne comme essentielle. Il y avait une évidence face à une autre évidence. C’est toujours ainsi, il faut déplier sa conscience avec confiance à cela même qui se dit à la manière du pur poème. Elle, Désir-de-soi, n’était là, dans l’accomplissement de son existence, qu’à paraître en tant que distraction de l’heure, palpitement de la seconde, brasillement de l’instant qui intime l’ordre d’un ici et maintenant exact, non reconductible, effusion d’une joie qui est le privilège du rare.

   Mais regardons, contemplons cette silhouette si pure, on dirait la clarté glissant, effleurant la bogue de cuir du scarabée, rebondissant en une pluie de claires gouttelettes. La lumière est de neige qui floconne tout autour, essaime ses milliers de gemmes irisées, ses perles de suif suspendues dans le miracle de l’air. Les cheveux sont une vague couleur de feuille morte que lissent le calme et la remise à soi du temps en son éternel suspens. Oui, le temps s’est ralenti et l’on entend encore, venant à nous, sa lointaine vibration, son écoulement dans la cannelure de verre d’une clepsydre. Si bien qu’il pourrait ne plus exister qu’au titre d’une curieuse éternité. Les yeux, ces grains qui ouvrent le monde, se sont dissimulés derrière un voile teinté de corail, il ressemble à la teinte aurorale, à ce devenir qui hésite, ne sait le lieu de sa venue, nuit, jour, jour, nuit, comme le jeu d’une balle enfantine frappant le mur du néant, ressortant victorieux dans l’arabesque étoilée d’une clairière.

   Et ce corps, cette argile claire que viennent poinçonner notre insatiable, notre irréductible impatience de connaître, notre doute le plus pulvérulent, notre désir qui fait la roue, notre solitude qui veut se parer des étincelles de la rencontre, ce corps, qui est-il, lui qui se dresse au-dessus de la savane de nos yeux et demeure en son fortin de chair sans qu’en aucune manière nous puissions en dire le premier mot, en dresser la plus orinigaire cartographie ? Ce corps qui fait sa voile blanche et ne cingle que vers son propre horizon, qui est-il pour agiter son inaccessible sémaphore ? Et ces bras, ce tissage si fin à contre-jour de l’âme, et les boutons des seins, cette friandise, cette menue collation dont nous voudrions qu’elle nous métamorphosât en enfants éblouis, que ne sont-ils le simple prolongement de nos doigts infertiles ? Que ne le sont-ils ?

   Et cette étrange vêture, ce genre de marbre avec ses plis si exacts, ce bouillonnement figé, cette stalagmite à l’assaut d’une chrysalide, que ne pouvons-nous en disposer, l’ôter et la remettre dans une sorte de flux et de reflux qui ne serait que le jeu que nous installerions tout au bord de notre volupté captive ? C’est si beau le ballet stupéfiant de l’apparition-disparition. L’effet de réel qui appelle le néant, puis le néant qui appelle l’effet de réel. Eternelle et inépuisable dialectique qui se situe à la jointure existentielle dont notre être est l’unique et singulière palpitation. Nous observons une icône dans son globe translucide et c’est l’image d’un cruel dessaisissement qui vient biffer la moindre de nos certitudes et nous reconduire en cette étrange contrée  où le désir vidé de son sens n’est qu’un drapeau de prière flottant au carrefour perdu des ciels.

   « Le désir des autres, posé sur elle, la souille », nous dit le savant en sa connaissance plurielle du monde. Combien il a raison. Désir-de-soi, nous ne pourrions ni l’effleurer, ni la déflorer qu’au risque de la perdre et de nous perdre nous-mêmes. On ne touche nullement à l’élégance lorsque, sûre de soi, elle avance telle une reine dans un palais des glaces, mille images s’irradiant de sa subtile présence.  « …et leur inattention la blesse », poursuit avec sagacité l’homme de science. Car, pour être étrangère, Désir-de-soi n’en attend pas moins qu’un regard la touche dont elle fera le site d’une intime reconnaissance. Nous, les regardeurs, elle la regardée, ne trouvons l’aire où habiter qu’à l’aune d’un éternel jeu de miroirs.

   Elle, notre reflet, nous qui la reflétons, ne sommes au plein de nos propres histoires qu’à demeurer sur cette illisible frontière qui partage et unit à la fois deux possibles égarements aux confins de l’univers. Elle l’indistincte, elle l’intouchable, elle le mirage vibrant dans les dunes du désert ne s’abreuve qu’à son propre désir car, toujours, c’est le soi qui demande son emplissement avant même que l’autre n’apparaisse et ne dise le nom qui le porte au-devant de lui. Toujours nous sommes incomplets, à la recherche de ce fragment qui nous éblouit au loin, pareil au diamant dans son écrin. Qu’il nous fascine, cependant, suffit à notre bonheur. C’est parce qu’il y a « loin de la coupe aux lèvres » que les lèvres articulent le son de l’amour. La distance est toujours la condition de son effectuation. N’existerait-elle que nous ne saurions ni l’amour, ni le désir qui en arcboute l’architecture ! Et nous serions remis au pire nomadisme qui soit, une errance sans fin ni commencement. Une solitude faisant écho avec sa propre solitude.

 

 

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1 juin 2019 6 01 /06 /juin /2019 08:50
AUJOURD’HUI

                   Photographie : Blanc-Seing

 

 

***

 

« Il n’y a pas d’avenir,

il n’y a jamais eu d’avenir.

Le véritable avenir,

c’est aujourd’hui.»

 

*

« Almanach des Lettres

françaises et étrangères »

 

Miguel de Unamuno

 

*

 

   Comment saisir adéquatement le temps autrement qu’à l’aune d’une « libre méditation » ? Car rien ne peut en rendre compte et la logique s’essouffle à en suivre les sinueux méandres. Alors c’est la pente intuitive qui se donne comme la seule « effectivité » possible. Alors c’est l’ouverture de l’imaginaire, sa longue fuite, selon les coursives inaperçues, qui rougeoient dans le silence. Alors c’est la seule vibration du songe en son éphéméride bleu. C’est comme vouloir happer un fragment du vol de la libellule, en regarder le trajet de verre, cette transparence qui dit son nom dans l’espace illisible du vol. C’est comme de voir le frémissement du colibri faisant son point fixe devant le calice empli de pollen, image de soufre, poudroiement à l’infini du somptueux mystère des choses.

   Mais Unamuno, venons-en à son assertion qui, d’emblée, nous confond et nous remet au « vierge, vivace et bel aujourd’hui » mallarméen. Ce que le poète dit en subtils attouchements, le philosophe l’assène dans l’implacable exiguïté d’un énoncé métaphysique, donc d’un tissage serré de l’impalpable, du bruit contrarié de l’inaudible, du bourgeonnement urticant de l’invisible. Unamuno, il faut le concevoir tels ces penseurs inquiets qui, en réalité, ne sont que les transpositions, à peine voilées, des thèmes existentiels de la tragédie antique.  Pensons prioritairement au « Phèdre » du génial Racine. Quel est donc « l’aujourd’hui » de l’épouse de Thésée, si ce n’est précisément que cet « aujourd’hui » est condamné par la volonté de la Moïra ? Cet implacable « Destin » dont on dit qu’il est « aveugle » et frappe au hasard ceux qui ont l’infortune de croiser sa route.

   Le drame de Phèdre est entièrement contenu dans sa propre fresque temporelle qui a connu la terrible césure de la passion. Lorsque l’Athénienne prend conscience de son désir incestueux  pour son beau-fils, c’est un écroulement de la temporalité qui l’affecte en son pli le plus intime. Dès lors elle n’a plus de passé : sans amour pour Hippolyte elle n’est plus. Sans projet pour un lendemain humainement envisageable, elle n’est pas davantage. Quant à la présence du présent dont est tissé le maintenant, l’immédiat représentable, l’instant faisant briller son étincelle, il a perdu tout sens possible, il brasille au loin derrière de ténébreux et fuligineux voiles. A la raison productrice de significations multiples et apaisantes succèdent la déraison, la folie hauturière, lesquelles ne peuvent que se solder par la mort.

   Chez Phèdre, le sentiment du temps a subitement disparu. Ce temps qui, habituellement, se bâtit d’instant en instant au gré d’une positivité, se décline par un assemblage des secondes, voici qu’il devient une simple entité nébuleuse sans un avant ni un après. Il est devenu ce bouton végétal replié sur sa propre confusion, n’attendant ni un retour dans les limbes, ni le surgissement que constituerait sa propre éclosion. Il est devenu une simple absence d’être, tout comme Phèdre est devenue une occlusion de sa propre histoire, une manière d’absence à elle-même puisqu’elle ne peut s’appartenir en totalité qu’à la hauteur d’un amour qui, par essence, est non seulement coupable, mais ne peut s’évoquer que dans la perspective de l’incontournable finitude. Autrement dit la figure de l’aporétique en sa plus insoutenable provocation.

   Si Phèdre peut encore « vivre » une certaine approche de l’espace : sa chambre, la chambre dans le palais, le palais dans Athènes, Athènes dans le monde, tout ceci à la manière d’une série d’emboîtements gigognes, par contre elle ne peut plus « vivre » les phases de la temporalité que d’une manière abstraite, désincarnée, autrement dit l’absence d’une absence. C’est bien là le drame de la durée lorsqu’un cruel événement vient en rompre l’habituel écoulement. Pour la reine, le  « vierge, vivace et bel aujourd’hui » s’est métamorphosé en son inverse, à savoir en cette dépouille, en cet abîme, en ce rien qui néantisent tout jusqu’à la forme même d’une existence. Le « vierge » a été offensé. Le « vivace » s’est enlisé, sédimenté dans un temps sans mémoire. Le « bel » a retourné sa peau et ne laisse plus paraître que les scarifications d’un derme meurtri.

   Mais reprenons la thèse du dramaturge de Salamanque d’une façon plus essentielle en la détachant d’une existence pour tâcher d’en percevoir l’essence. « Il n’y a pas d’avenir, il n’y a jamais eu d’avenir. Le véritable avenir, c’est aujourd’hui».  Mais « aujourd’hui » existe-t-il davantage qu’hier ou bien demain ? Quelle est donc la « certitude » dont nous pourrions assurer notre soucieuse condition afin que, libérée du poids trop lourd des contingences, elle pût enfin se percevoir comme cette « nécessité », sans doute finie, mais dont, un instant au moins, nous pourrions connaître une  liberté à nous provisoirement octroyée ? Le problème vient en droite ligne du fait que cette entité temporelle demeure à jamais intuitionnée et qu’y réfléchir est déjà en pervertir l’essence, y introduire les prédicats au terme desquels, chutant de l’intelligible, elle revêtira ses oripeaux sensibles qui n’en seront que les lointains reflets. Un genre de pantomime n’ayant même plus le souvenir de sa lointaine puissance.

   Toujours nous avons la certitude de « posséder » le réel au seul motif que sa matérialité (« le réel est ce que l’on touche », ai-je l’habitude d’énoncer), se laisse déceler au travers d’une positivité de son être. Cet arbre-ci, cette maison-là, en une certaine manière, « s’ajoutent » à la neutralité de ma perception, s’y impriment en tant qu’image, s’y donnent tel un ballet qui fait mouvoir ses ballerines et flotter ses tutus de mousseline, ses robes blanches de derviches tourneurs. Plutôt que la « circularité » (cette abstraction, ce concept), notre esprit n’en retient que ce mouvement, qu’aussi bien nous pourrions rejoindre de façon à « entrer dans la danse ». Et ce qui nous exclut de la « danse » à titre définitif, irrévocable, c’est bien le temps qui en ourle la présence, dont nous ne pouvons rien dire, dont nous n’avons nulle possibilité de tracer quelque figure pour la simple raison qu’il « n’apparaît » jamais , ce temps,  qu’à la mesure d’une négation, donc d’un retrait.

   Demain n’aura lieu qu’à effacer aujourd’hui, aujourd’hui ne brillera qu’à éteindre hier. C’est bien ceci, cette négativité en acte (pas seulement hypothétique, hallucinée), qui nous désarçonne et nous remet dans les mains d’un démiurge qui ne bâtit d’éternels châteaux de sable que dans le même moment qu’il les détruit, en supprime l’être. Telle est la nature des phénomènes, (la partie visible de l’être) ils sont un flux continuel de signaux que vient reprendre un constant reflux, synonyme de disparition, d’extinction, de perte à jamais de ce que nous pensions indestructible. Inexpugnable forteresse qui se lézarde et ne laisse percevoir que ses barbacanes écroulées, ses mâchicoulis de carton, ses échauguettes de comédie. Tout un burlesque qui se dissimulait sous les traits de la quotidienneté mais portait, en son sein, les germes qui en détruiraient la fragile architecture.

   La sublime mise en musique proustienne du « Temps perdu » (heureux titre s’il en est !), trouve son point d’orgue dans le fragment d’anthologie de la « Petite Madeleine ». Il semble bien que la sensibilité exacerbée de Marcel soit, en quelque sorte indépassable, comme si, en cette réminiscence d’un jour du passé se tenait la totalité de l’essence temporelle liée à la « possibilité » pour l’homme d’effacer définitivement sa propre esquisse du champ mondain. Finitude de l’homme jouant en écho avec la finitude du temps. La « Petite Madeleine » n’existe plus, pas plus que le Petit Marcel irrévocablement remis aux oubliettes du passé, pas plus que le temps qui leur donna visibilité l’espace d’une limpide joie. Ce morceau de « bravoure » littéraire est aussi la compréhension ultime de la chair existentielle lorsque celle-ci, partant d’une sensation ancienne, devient le lieu d’une perception réactualisée dans le présent de l’entendement.

   Ici, dans l’espace de ces mots quintessenciés, se donne à saisir le germe initial de la présence en tant que lieu intime de l’être, dans un registre à la fois mémoriel et expérientiel qui ne demanderait qu’à se réactualiser mais ne trouverait le site d’un court bonheur, la mesure  d’un ineffable don, qu’à la manière d’une fuite éternelle de ce qui est. Dans cet « aujourd’hui »  du temps proustien de la remémoration se joue l’entièreté du « drame humain » : je suis irrévocablement dans cet hic et nunc qui me ravit et me désespère, me libère et m’aliène en même temps. Temps tragique de la conscience, dague  mutilante de la lucidité quand elle frappe en plein cœur la cible du sentiment criblée de toutes parts de trous, de manques-à-être qui sont les failles par lesquelles s’infiltre le doute et, en définitive, la fragilité constitutionnelle des êtres-que-nous-sommes.

   Notre cogito le plus immédiat n’est nullement l’assertion cartésienne qui postule le « Je pense donc je suis ». Ceci est déjà trop conceptuel, trop « philosophique ». « Je souffre donc je suis », tel pourrait être le cogito proustien, lequel révèlerait la grande affliction qu’est nécessairement tout « temps perdu » en son inconcevable renouvellement. Le temps n’est « circulaire » que considéré du point de vue de la Nature, non en tant que réalité pour l’Homme. En ce dernier, rien ne se régénère que la corruption vient atteindre au plein de l’âme. De là, sans doute, naît la grandeur de la condition humaine. Nous sommes « l’espèce » la seule entre toutes qui sait qu’elle va mourir. Là est toute la différence. Là est la dimension qui nous sépare définitivement de la vie végétative de la plante, de la locomotion animale qui ne marche que pour marcher sans jamais en connaître le but. Une destinée eschatologique (de l’Homme), contre une destinée assommée de lourde et obtuse matérialité (l’animal).

   Mais reprenons avec Marcel : « […] peut-être parce que, de ces souvenirs abandonnés si longtemps hors de la mémoire, rien ne survivait, tout s’était désagrégé ; les formes — et celle aussi du petit coquillage de pâtisserie, si grassement sensuel sous son plissage sévère et dévot — s’étaient abolies, ou, ensommeillées, avaient perdu la force d’expansion qui leur eût permis de rejoindre la conscience ».

   Tout est dit, ici, dans le style d’une pure élégance, au travers du scalpel de la lucidité de ce qui fait tache sur l’humaine condition : les défaillances de la mémoire (voyez « Oublieuse mémoire » de Jules Supervielle), la survivance du rien qu’est toute désagrégation de formes, l’usure de la sensualité en tant qu’accomplissement mortifère de l’âge, le long sommeil de ce qui nous fut cher, l’inévitable torpeur qui engourdit aussi bien le corps que l’esprit, enfin ce douloureux constat d’une désertion de la conscience qu’effectuent les choses vécues, autrement dit cette irrémédiable fuite du temps qui est son empreinte essentielle. Tout ce qui fait sens dans l’horizon de notre regard (un visage aimé, la rutilance d’une fleur, la beauté d’une roche trouée), nous le consignons aisément et l’archivons dans notre récit personnel sans difficulté particulière.

   Il y a même une certaine jouissance passive à en être les acteurs émerveillés. Il en va tout autrement des concepts (or, qu’est-ce donc que le temps sinon le concept diastolique-systolique de notre présence au monde, cette illisible résille, cette trame impalpable qui nous traverse sans que nous puissions en déterminer ni le flux, ni en savoir la forme car tout est toujours en apparition-disparition de soi et il n’y a nul suspens qui nous autoriserait à en prendre acte ?), donc ces concepts qui sont les abstractions à partir desquelles notre entendement bâtit ses hypothèses et met en fonctionnement toute activité sémantique qui préside à définir notre position dans l’univers, nous ne les cernons que dans une manière de brume éthérée, préférant renoncer à les élucider car nous pressentons que le prix de leur désocclusion serait lourd à payer, peut-être même serait-il mortel ? Pourtant, sans la multiplicité des sèmes, leur inévitable redondance, leur pullulation, nous ne sommes que des égarés, des êtres privés de boussole, des navigateurs sans sextants.

   Comme le prétend Hegel, sans doute à raison,  la « vérité est totalité », alors nous n’avons d’autre lieu où exister authentiquement qu’à faire se conjoindre toutes nos intuitions eu égard au temps, ce tremblement inaperçu, ce murmure sous les eaux, ce chuchotement qui s’élève à peine du réel dont, pourtant, et avec force, il sculpte les innombrables facettes à mesure de son imperceptible chemin. Une « phénoménologie de l’inapparent », selon la belle expression du « dernier » Heidegger, reprise par Françoise Dastur qui pense repérer chez l’auteur de « Sein und Zeit » (« Être et Temps »), la poursuite d’une science du paraître, initiée par Husserl, laquelle devient, dans une manière d’étonnant oxymore, la « monstration de l’invisible » puisque la thèse soutenue par le philosophe est bien que le seul sujet de la philosophie est la quête de l’Être qui n’est elle-même que la quête du Temps puisque Être, Temps = le Même. Et sans doute a-t-il raison dans le cadre de cette ontologie fondamentale dont, toute son existence durant, il s’est fait l’ardent défenseur.

    Mais je disais « Vérité et Totalité », leur nécessaire coalescence au vu de l’argumentation hégélienne. Percevant le temps, pour nous, modestes chercheurs d’un absolu « à portée de la main », nous ne le trouverons jamais d’une manière plus subtile que dans la somme de nos vécus empiriques, dans l’éventail de nos différents percepts, affects, concepts. Ce sont eux qui travaillent à l’édification de notre propre architectonique. A ces derniers nous joindrons les propos éclairants d’un saint Augustin : « Or, ces deux temps, le passé et l’avenir, comment sont-ils, puisque le passé n’est plus, et que l’avenir n’est pas encore ? Pour le présent, s’il était toujours présent sans voler au passé, il ne serait plus temps ; il serait l’éternité ». Et que veut donc dire la logique augustinienne si nous la reportons aux propos de Miguel de Unamuno ? Comment, en effet, relier cette ponctualité présentielle, à savoir la présence du présent sans, de facto, en faire un infini, une éternité, donc une « chose » située hors du champ de l’humaine condition ? Certes, les concepts sont trop souvent arides ou bien trop éthérés pour qu’ils nous parlent « en situation » pour employer la terminologie sartrienne. Car c’est toujours de ceci dont il s’agit : de rapporter nos expériences quelles qu’elles soient à la factualité de notre être. En dehors du champ de notre conscience, en dehors de notre possibilité de connaître, les arguments intellectuels fussent-ils de « haute volée », ne nous apprennent rien sinon que nous avons toujours tout à apprendre.

    Le temps est une telle démesure, pour la simple raison de son intrication avec chacun de nos mouvements, le moindre de nos actes et le fait qu’il constitue, pour nous, ce terrible et merveilleux sans-distance  avec lequel nous n’avons jamais fini de nous interroger. Dès que nous pensons en saisir un fragment, le voici au loin, tel un enfant espiègle qui nous provoquerait à distance et ne nous destinerait que ses malicieuses et risibles grimaces. Le temps n’est jamais séparé des faits dont il soutient la venue, aussi, de nature strictement indissociable du phénomène apparitionnel, il nous est impossible de l’isoler sur la table de dissection de l’entomologiste au gré de laquelle nous pourrions débuter son inventaire. Par rapport au temps, lorsque nous voulons en dresser l’intime cartographie, c’est comme aux échecs, toujours nous avons un coup d’avance ou bien un coup de retard et c’est bien normal puisqu’il est déjà parti ou bien non encore arrivé alors qu’en suspens, nous éprouvons nous-mêmes, dans le creux le plus efficient de notre propre subjectivité, une brève éternité sans contenu effectif.

   Aussi nous sera-t-il demandé d’apporter, à « la totalité » que j’évoquais, en plus de ces ténébreuses perceptions, quelques sources littéraires ou poétiques dont je soutiens que, sans nul doute, elles nous éclaireront bien davantage que les finesses rhétoriques qui, en définitive, ne sont que prouesses de langage, non le réel tel que nous souhaiterions qu’il s’emparât de nous , si du moins, une telle chose est jamais possible. Si donc nous affectons une valeur temporelle au poème de Mallarmé, que pouvons-nous y trouver qui nous dise l’être de l’heure, la fulgurance de l’instant ?

 

« Le vierge, le vivace et le bel aujourd'hui

Va-t-il nous déchirer avec un coup d'aile ivre

Ce lac dur oublié que hante sous le givre

Le transparent glacier des vols qui n'ont pas fui ! »

 

   « Le vierge » est ce qui n’a nullement encore expérimenté les stances temporelles selon leur habituel dépliement. Ici est donc imaginé ce temps originaire, ce temps des commencements, peut-être une parenthèse adamique, célestielle, paradisiaque, avant même que la faute n’entraîne la chute de l’homme dans les ornières de la quotidienneté. « Le vivace » dit l’éclair, la foudre de l’instant telle qu’éprouvée par l’artiste dans l’éclatement de son génie, la fusion du saint avec son idole, la dyade des amants au plus haut de l’accomplissement du désir. Temps fusionnel si proche de l’extase qu’il semble en être l’aliment essentiel. « Le bel aujourd’hui » se donne en tant que la synthèse d’un temps donateur de joie (temps adamique et temps extatique) et d’un temps tragique qui ne fait que « déchirer avec un coup d'aile ivre » la cuirasse à peine venue de l’homme en quête de son propre être. Car l’être-de-l’homme n’est révélé qu’au terme de son existence, lorsque sa « totalité » enfin réalisée il connaît cette Vérité qui le transperce et le condamne à trépas. Toute Vérité au sens strict est tragique. Voyez le cas de Phèdre crucifiée par son « déraisonnable » amour. Seule la mort l’en délivrera. « Ce lac dur oublié que hante sous le givre », n’est rien d’autre que la « Petite Madeleine » proustienne glacée dans les congères étroites du souvenir, les fontanelles de l’enfance y sont soudées comme avant toute naissance et la mémoire n’y est qu’un embryon sans devenir car jamais le phénomène originel ne refleurira, même au terme d’une ressouvenance. Le dernier vers du quatrain fait signe vers ce « transparent glacier », la nécessaire lucidité de la conscience qui n’a pu saisir que les « vols qui n'ont pas fui », cette guise d’éternité que nous tend tout « aujourd’hui » à défaut de pouvoir nous assurer de son être. Toujours avec le temps nous serons en délicatesse. Raison pour laquelle existent les arts de toutes sortes, la poésie, la brume de la métaphysique, le déploiement de la géniale phénoménologie. Ils ne sont là qu’à combler les vides laissés vacants entre les secondes, à néantiser les intervalles qui existent entre les parutions épisodiques du coucou dans la fenêtre d’ou il lance son cri à nul autre pareil.

   « Tout à coup, le coucou (le temps) dans mon cœur se met à sonner, très fort, bien plus fort que lorsque je fais mes crises. Je sens mes engrenages (le temps) tourner à toute vitesse, comme si j'avais avalé un hélicoptère. Le carillon (le temps) me brise les tympans, je me bouche les oreilles et, bien sûr, c'est encore pire. Les aiguilles (le temps) vont me trancher la gorge ». (C’est moi qui souligne).           

  « La Mécanique du cœur » - Mathias Malzieu.                                                 

 

 

 

 

 

 

  

 

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20 mai 2019 1 20 /05 /mai /2019 14:00
D’où venais-tu, toi l’Eternelle ?

                     Œuvre : André Maynet

 

***

 

 

   On m’avait dit la beauté de ce lieu, les montagnes violettes à l’horizon, ces étranges collines tachées de rouge que de larges canyons traversaient. On m’avait dit ces villages de pierre, leurs maisons serrées en grappes, les passages sous de sombres voûtes ou de mystérieux indigènes glissaient au pli même de leur secret. On m’avait dit le bleu vernissé du lac, ses golfes de roches claires, la cité fantôme qui bordait ses rives, c’était le refuge des chauves-souris, leurs ailes de carton bruissaient à contre-jour du ciel. On m’avait dit le jaune éclatant des massifs de genêts, milliers de minuscules soleils qui regardaient le monde depuis l’abri de leurs tiges vertes. On m’avait dit le souffle froid du vent Mistral, celui saccadé du vent Tramontane, puis celui encore du vent Marin, ses doigts poisseux qui s’enlaçaient au buisson des cheveux, on ne pouvait le fuir qu’à être dans le plus minuscule de soi, dans l’intime vastitude de son être.

 

On m’avait dit tout ceci,

mais on ne m’avait nullement entretenu de Toi,

Toi qui fuyais au long de l’exister

avec le simple grésillement de l’insecte

cloué dans son bloc de résine.

  

   Le jour, ce matin, est une simple nébulosité, un genre de voile qui flotte au large du temps et semble ne devoir jamais retomber. C’est tout juste si l’on parvient à la conscience de soi. Vois-tu, Toi, Toi qui te soustrais à mes yeux cernés de désir, sais-tu au moins combien la vision de ton corps fluet pourrait me rasséréner, constituer un môle auquel je pourrais fixer mon errance éternelle ? Je sais, la pensée des autres demeure toujours une énigme et, du reste, comment la mienne pourrait-elle te rejoindre, l’effet de réel que tu me destines est si ténu dans la faille qui s’ouvre et palpite - je veux bien entendu parler de mon âme, cette « chose » volatile qui toujours fuit et pourtant est le lieu même de notre destinée -, je dois dire, je suis si désemparé de ne pouvoir dresser ton portrait que dans la façon d’une estompe et c’est du gris qui demeure, de la cendre qui fait, dans la brume, son trajet hésitant.

   Le jour, ce matin, est une simple hypothèse et mon cheminement une suite de pas hasardeux qui me portent ici et là, encore ailleurs et plus loin, si bien qu’il m’est bien difficile de coïncider avec mon être. Connais-tu, Toi aussi, ce sentiment de flottaison entre deux eaux, entre deux airs et la terre n’est alors qu’une vague poussière qui file sous le corps et ne retient rien de ce qui passe sauf cette infinie tristesse qui, jamais, ne paraît avoir de fin, si ce n’est l’illisible présence des choses muettes ? Je regarde ces hautes bâtisses que le vent traverse, ces murs de pierres brunes, ces linteaux de fenêtre suspendus dans le vide, ces portes qui battent sous la poussée du vent, ces mares anciennes à la teinte d’infini et je t’imagine telle que tu es, un genre de feu-follet qui palpite tout en haut de sa nasse de chair. Mais laisse-moi te dire les contours de ta présence, laisse-moi t’évoquer, selon les traits de blancheur qui t’habitent, selon les harmoniques de silence dont tu es le sublime écho.

   Le linge plié sur le haut de ta tête est pareil au nuage printanier, il cherche sa destination sans encore pouvoir la trouver, seulement l’indice d’une voie puis le carrefour des songes et les falaises de cristal qui s’y dressent au hasard des vertiges. Et ton visage, oui, ton visage, cette figure de proue qui scrute l’horizon, en déplie longuement les strates, donne au monde sa raison d’exister. Oui, ton regard s’en absenterait que tout s’écroulerait et il ne resterait que les vestiges d’un château de cartes. Et tes épaules, cet à peine balbutiement, cette fragile sustentation qui te fait planer au-dessus du vide, et ta poitrine si menue, en encorbellement, on dirait une vigie inquiète d’être, et la presque évidence de tes bras, et cette jambe impudiquement levée - mais peut-être est-ce moi qui m’abuse ? -, et cette mince toile qui enserre l’amande de ton sexe - cet ineffable bonheur qui semble n’avoir nulle limite -, et cette autre jambe qui tutoie le sol avec une indiscernable discrétion, à peine un effleurement, tu aurais pu avoir la consistance d’une chrysalide demeurant dans  le cercle de sa propre métamorphose.

  

On m’avait dit tout ceci,

mais on ne m’avait nullement entretenu de Toi,

alors que me restait-il à faire

sinon à te créer, là,

au plein de l’air nimbé de rosée

et à attendre l’instant de ton éclosion ?

 

  Car, tu le sais, ton existence eût-elle la consistance d’un frimas, nous sommes SEUL dans le bruyant et multiple univers, c’est la raison pour laquelle il nous faut halluciner une myriade de présences et feindre de croire qu’elles sont là, à portée de main, tout comme un Amour est à portée de bouche, à caresse de lèvres, mais jamais ne prend corps, sauf dans une brève étreinte qui connaît sa nuit avant même que le jour ne s’éteigne. Oui, malgré les apparences, c’est un immense bonheur qui s’empare de nous à nous percevoir comme des êtres affectés d’une incertaine temporalité. La seconde qui précède s’est déjà effacée alors que se dessine le futur et que le présent, que nous pensions solide tel un roc, n’est plus, déjà, qu’une chute silencieuse dans l’isthme d’un sablier. Oui, je comprends combien ce romantisme désuet doit paraître étrange aux hommes pris de vitesse que notre époque fait s’agiter sur tous les coins du globe. Mais, pour autant, ils ne sont guère plus avancés puisque, pour eux, comme pour nous, une heure est toujours une heure qui s’efface à mesure qu’elle déplie son être.

   Peux-tu au moins savoir, Toi l’Eternelle - les entités du rêve ne sont-elles, toujours, un infini ressourcement ? -, savoir ce qui m’habite, là sur les rives de ce lac où battent les eaux noires du doute, combien, pour moi, tu es incarnée, aussi réelle que l’oiseau dans la feuillure de vent, que les grains de mica pourpre de cette colline ici présente, aussi précieuse que le galet poli par le temps qui glace la paume éblouie de mes mains ? Car, sais-tu, c’est notre conscience et uniquement elle qui bâtit le monde, lui donne ses couleurs, trace le contour de ses mouvements, édifie cette belle cimaise vers laquelle nous dressons notre stature d’hommes afin que, une fois seulement, nous puissions dire « Je SUIS », « Tu ES », « Nous SOMMES », et alors nous pouvons voir le lever du Soleil, en éprouver la lumière au centre même de nos corps, voir aussi le lever de la Lune et nous préparer à la belle fête nocturne. En tout cas, Toi l’Eternelle, ne prononce aucun mot qui risquerait d’être définitif, qui pourrait dresser les rives d’une possible histoire, de tracer les confins d’un événement.

   Le seul événement qui se puisse jamais concevoir, l’être en tant qu’être. Tout prolongement au-delà ne serait que pur bavardage, affairement mondain ou métaphysique de bateleur. Nous avons déjà perdu trop de temps à d’inutiles justifications, à bâtir des raisonnements fondés sur des riens, à chercher des significations dans de simples hasards qui nous effleuraient dont nous ne questionnions la factualité qu’à ne nous égarer au sein de leur singulier tumulte. Chacun, Toi en ton sublime empyrée - Tu es bien une Déesse, n’est-ce pas ? , moi en ma mortelle condition, ne traçons-nous pas les seuls chemins qu’il nous soit possible d’emprunter, celui d’un SENS à donner aux choses, fussent-elles tissées d’illusion ?

   On m’avait dit la beauté de ce lieu. Tu en occupais le centre. Oui, le centre !

  

 

 

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7 mai 2019 2 07 /05 /mai /2019 09:58
Eloge du Simple

                                            Le Tibet

                                 Source : Caravaniers

 

***

 

 

   « Il est des lieux où souffle l’esprit », nous dit Maurice Barrès dans « La Colline inspirée ».  Souvent ces derniers sont investis de cette « grâce » pour des motifs religieux ou, à tout le moins, sont touchés par une manière de mystique, de légèreté qui les soustrait à la pesanteur terrestre. Ces lieux sont magnétiques, ces lieux nous enchantent et nous transportent dans l’aire libre du songe. Aussi ne les quittons-nous qu’à regret avec la lame de la nostalgie glissée au plein de la conscience. Décalons la formule barrésienne et attribuons-lui une valeur équivalente dans le domaine de l’esthétique : « Il est des lieux où brille la beauté ». Oui, tous nous avons fait l’épreuve de la beauté, du saisissement dont nous sommes l’objet lorsque, au hasard des chemins, elle surgit avec la belle amplitude d’une vérité. Car toute beauté est vraie, n’est-ce pas ? C’est même ce qui constitue son essence, la raison pour laquelle elle nous fascine. La beauté serait-elle fausse, grimée, travestie, nous n’aurions de cesse de la fuir et de l’oublier sitôt entrevue.

   Beauté que celle, immense, lisse, ouverte, du Plateau Tibétain couché au pied du majestueux Himalaya. Les noms qui résonnent ici sont déjà de purs enchantements : « Népal », « Bhutan », « Mont Kailash » et cette sublime nomination de « Toit du Monde ». Comment ne pas être atteint par un sentiment de plénitude identique à celui qui se fait entendre en écho aux émerveillements des « Routes de la soie », voyage imaginaire en compagnie de Marco Polo dont les péripéties illuminent son étonnant « Devisement du monde » ? Mais demeurons au Tibet, ce plateau le plus élevé de la planète qui tutoie en permanence les cinq mille mètres. L’altitude, déjà, est prodigieuse qui dit l’exception de vivre en ces hauts lieux désolés, arides, souvent austères. Voyons les hommes et les femmes qui habitent ce site si près des nuages, si près du ciel où planent les grands rapaces, ces seigneurs des hauteurs, ces voltigeurs d’infini, ces libertés absolues qui, jamais, ne connaissent de limites.

   Les populations autochtones semblent en avoir tiré la quintessence qui tisse leur être et les dispose à un agrandissement de leur horizon, démultiplie leur vision. Rien ne trouble, ici, qui serait de l’ordre d’une occupation mondaine ou bien consumériste. On vit au plus près de la Nature, au plus près de Soi avec cet étrange sentiment d’être comme en sustentation, de planer entre les strates d’air, de voguer dans le limpide et l’accompli. Mais, ici, il n’est nullement question d’effacer la rigueur de l’existence de ces nomades courageux sous les atours d’une poétique qui en atténuerait les effets. Rude est la vie sous ces latitudes où l’oxygène se fait rare, la nourriture chère à acquérir, le climat âpre qui lacère les visages, y creuse de profonds sillons. Mais rien ne servirait de s’attrister sur des destins qui, de toute façon, ne pourraient se dérouler ailleurs que sous la vastitude de ces ciels, sur l’aire déployée de ces terres parcourues d’herbes sauvages avec, en toile de fond, ces pics majestueux coiffés d’une couronne de neige éternelle.

   Aujourd’hui, sur le plateau, l’herbe se fait rare, les moutons ont faim qui tremblent sous leur meute de laine. Il faut trouver une nouvelle pâture, assurer la nourriture du troupeau, faute de quoi il y aura des pertes et les mères n’ont pas suffisamment de lait pour subvenir aux besoins de leurs agneaux. Yonten, le berger, est debout devant le lac Namtso, à côté du rocher du Tashido où des drapeaux de prière flottent sous la poussée du vent. Le berger met sa main en visière afin que, ses yeux protégés, puissent apercevoir l’essaim des îles où pousse une herbe neuve, drue, celle-là même que les animaux attendent afin de combler le vide qui les étreint et menace de les terrasser. Il fait froid au bord de l’eau et un premier gel atteint les rives qui s’ourlent de blanc. Dawa, la femme de Yonten, vient le rejoindre. Tous les deux ils savent qu’il faut attendre les premières vagues de la nuit, patienter le temps que la glace se forme et durcisse sur la surface liquide.

   Dès que le jour a basculé, que la ligne d’horizon n’est plus qu’une vague lueur violette, que la neige est phosphorescente sur les montagnes, eux et les autres nomades, une dizaine de personnes en tout, transporteront dans des seaux de métal la précieuse cendre qu’ils répandront sur la glace de manière à assurer leur propre progression et celle du troupeau, demain dès l’aube, avant que le soleil ne radoucisse l’atmosphère, que les cristaux serrés ne se transforment en eau. Beaux sont leurs yeux qui brillent à la façon de braises. Belles leurs mains tannées par l’astre du jour. Belle leur peau pareille aux vases antiques, basanée, tirant sur le bois dans ses teintes les plus foncées. Belle leur témérité, leur confiance en un avenir proche qui portera la palme d’une satisfaction immédiate. Combien sont éloignés les soucis des égarés sur terre, ceux qui ne jurent que conquêtes, biens matériels, jouissances faciles, avoirs succédant aux avoirs ! C’est la grande félicité de ce peuple que de se contenter de peu, de respecter le rythme de la Nature, d’éprouver une joie à la seule vue d’un sourire ami. C’est ainsi, le dénuement est leur bien le plus précieux, eux qui ne connaissent que l’herbe couchée devant eux, la plaque immobile de l’eau, l’ardeur du soleil dans son éblouissante couronne blanche.

   Voici, l’île nourricière a été atteinte. Non sans danger toutefois. Les glissades sont fréquentes, celles des hommes, mais aussi des animaux qu’il faut aider dans leur hésitante progression. Le troupeau a tôt fait de s’égailler parmi la courte savane, de brouter avec délice cette herbe qui les nourrit et les maintient en vie. A l’aide d’une pierre, Dawa brise une aire de glace afin que les moutons puissent s’y abreuver. Aujourd’hui le temps est calme, le vent dissimulé derrière la paroi de la montagne. Un soleil pâle est levé, il éclaire les hommes et plaque leur image sombre au sol. Yonten a cueilli quelques branches mortes, quelques brindilles qu’il assemble en fagot. Il fait tourner la molette de son briquet, une flamme en jaillit qui, bientôt, allume un mince brasier. Hommes, femmes, ils sont une dizaine en tout à se presser autour du feu, à tendre leurs mains roides vers la chaleur qui régénère, réconforte et leur dit la joie immobile qui les étreint et parfois les déborde sans qu’ils n’en laissent rien paraître d’autre qu’une mimique intérieure de satisfaction. Car, ici, sous le ciel immense dont on est les témoins quotidiens, rien ne compte plus que cette naturelle pudeur qui est leur empreinte légère sur le monde. La félicité qu’ils éprouvent au sein de leurs corps est communicative et les autres membres du groupe en perçoivent les battements subtils, la parole silencieuse qui fait son poème tout contre la toile libre du jour.

   C’est l’heure de midi et le soleil au zénith fait son étrangement gonflement. Les nomades s’assoient en cercle autour des braises qui crépitent. De leurs besaces ils sortent des boules de tsampa, cette sorte de porridge à base de farine d’orge grillée. Ils en mastiquent lentement la pâte consistante. Parfois ils intercalent quelques morceaux de fromage de brebis. Tout ceci ils en savourent la simplicité tout comme ils apprécient les gorgées de thé au beurre de yack qui les désaltère bien mieux que ne le ferait un alcool ou bien un vin. A la fin du repas, quelques hommes jouent à lancer des pierres plates qui ricochent sur la glace du lac en faisant des gerbes d’éclaboussures blanches. Les femmes, elles, parlent entre elles. De leurs enfants qui grandissent et deviendront bergers. Du tissage qu’elles pratiqueront à la saison froide. Des menus travaux qu’il faudra effectuer dans les maisons, chauler les murs, tendre une pièce de tissu dans l’unique pièce, repriser des vêtements.

   Le jour tombe vite, la lumière baisse. Le troupeau est rassasié, il faut le reconduire sur la rive. On marche sur la glace avec précaution, prenant soin d’inscrire ses pas dans la cendre qui trace son chemin gris. Le ciel vire au sombre, la montagne, derrière soi, s’ourle de teintes violettes que la couronne d’écume claire souligne avec force. On sait toute cette beauté : celle du froid, celle des fins nuages qui flottent pareils à de grands oiseaux, celle du plateau couché dans ses couleurs de cuir, les collines avec leurs croupes pareilles aux dunes du désert. On ne s’habitue pas à la beauté du simple, à la force de l’essentiel. Toute beauté est toujours surprise, étonnement, ouverture au plus profond de soi d’abysses où flottent les bannières d’un secret intime constamment  à déflorer, à conquérir, à abriter au plus sûr d’une justesse d’exister qui, jamais, ne pourra avoir d’équivalent. La beauté du simple est ce bien singulier qui habite chacun au plein de son être pour peu qu’il décille ses yeux et prenne le soin de regarder le monde en son inégalable unicité.

   On a regagné le lieu qui est accueil et certitude d’occuper une place exacte sur la terre. Les moutons, en file indienne, regagnent leur enclos tissé de branches. Bientôt ils ne seront plus qu’un peuple laineux en attente de son repos. On referme la porte faite de planches de bois. Les chiens dormiront devant, tâchant de flairer les traces des prédateurs : les loups, les panthères des neiges qui, parfois, rôdent aux alentours. La nuit recouvrira de son étole noire les dormeurs, la montagne au loin, le lac étincelant sous sa couverture de givre. Ici, se seront accomplis dans la simplicité, autrement dit dans la vérité, une partie de la vie des nomades, un fragment de la longue marche de l’humanité en direction de son destin. Ce jour, cette heure n’auront plus lieu que dans l’imaginaire des hommes. Puissent-t-ils admirer la vertu de ce qui vient à la présence avec modestie et beauté ! Sans doute n’existe-t-il plus belle possession.

 

 

 

 

 

 

 

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