"Sans titre", bronze, Milan 1986
Coll. privée.
Œuvre : Marcel Dupertuis
***
D’abord il y a le rien.
D’abord il y a le vide.
D’abord il y a le néant.
Mais le rien n’est rien, qui voudrait quelque chose.
Mais le vide est vide, qui voudrait le plein.
Mais le néant est néant, qui voudrait l’exister.
Rien ne néantise mieux que le vide.
Mais le vide n’est pas somme nulle.
Mais le vide n’est pas l’égal de zéro.
Mais le vide est déjà une présence silencieuse.
Si je dis « présence »,
j’amène l’être dans sa forme la plus essentielle.
Car « présence » n’est nullement le multiple et le bruit.
« Présence » veut dire l’être en sa première venue.
« Présence » veut dire silence, mais silence capable de parole.
Seul le silence en est pourvu, en sa réserve inépuisable.
Pour amener les premières nervures
du sens,
il faut partir
du Rien
Du Vide.
Du Néant.
Partirait-on de quelque chose et,
déjà, nous priverions l’être de sa liberté.
L’être-chose de la chose ne se donne
que dans la dissimulation
de sa propre essence.
C’est pourquoi il faut être
dans le retrait,
dans le voilement,
dans l’esquive de soi de la chose.
La chose serait-elle proférée d’emblée
et nous n’y prêterions plus attention.
Toute chose entourée d’une kyrielle de prédicats
disparaît sous cette profusion.
Seul le Simple agrée le regard
et le porte à la question.
C’est pourquoi il ne faut nullement
les lumières de la scène.
Il faut le retirement dans l’ombre.
Il faut la boîte du Souffleur
où le souffle amène le mot.
Dans la douceur.
Il faut une survivance de l’originarité
de la chose.
Il faut la Source.
Il faut le cours sous les frais ombrages.
Il faut l’étoffement de l’eau.
Il faut l’affluence du sens.
Il faut l’estuaire où brule la lumière
de la Vérité.
Ici, j’ai parlé de tout et de rien.
Ici, j’ai parlé de l’œuvre en sa venue à l’être.
J’ai parlé à partir du vide.
Le vide a appelé le plein.
Jamais il n’y a de vide absolu.
Vide toujours relatif.
Le vide ne fait trace sur du vide.
Le plein ne fait empreinte sur du plein.
C’est le passage
de l’être-du-vide
à l’être-du-plein qui crée
toute signifiance.
Le vide seul ne signifie que le vide.
Le plein seul ne signifie que le plein.
Vide - plein - vide - plein,
voici la belle litanie
qui nous donne accès à la chose,
à sa réserve illimitée de puissance.
Car les choses sont sans limites.
Car leur langage est infini.
Toujours l’on peut rajouter
un mot à un autre,
une chose à une autre.
Ainsi est la procession de cet Universel
qui nous a été donné
à nous les hommes
afin de témoigner de notre être
et, conséquemment, de tous les autres
puisque le Da-sein est la seule instance
douée de ce mystérieux pouvoir
de reconnaître l’être-des-choses
et de leur donner site
ici et là où tout converge
afin que quelque chose soit possible
qui ne soit
ni le Rien,
ni le Vide,
ni le Néant.
Regardons « Sans titre » le bien nommé.
Sans-titre afin que demeure
l’infinie liberté de nommer.
Eût-il été désigné de telle ou de telle manière
et, déjà, il eût pris une direction,
et, déjà, il eût renoncé à la liberté
qui est le signe d’une œuvre en sa Vérité.
« Sant titre » est libre d’aller ici et là,
où bon lui semble,
à sa guise, et uniquement à celle-ci,
sans que quelque conscience particulière
ou quelque volonté
n’en ait déterminé la direction.
Au début il n’y a rien
que le vide habité
de néant,
mais le vide ne peut rien sans le plein.
Le vide appelle la forme
qui lui donne son être.
Le vide s’emplit et fait connaître
sa première rumeur,
le premier mot grâce auquel la chose
ne sera plus anonyme
mais rayonnera dans toutes les directions de l’espace.
Être c’est rayonner
et faire de ce rayonnement
une constellation
appelant d’autres constellations,
et ainsi de suite, jusqu’à l’infini.
Alors le sens, qui était vacant,
s’étoile et diffuse
jusqu’au plein des consciences.
Le seul plein qui soit
un vide
mais habité,
immensément habité.
En quelque sorte une fusion
de deux principes antagonistes
qui, depuis toujours,
depuis l’origine,
attendaient le lieu
de leur rencontre
C’est ce que nous dit cette belle œuvre
de Marcel Dupertuis.
Regardez donc comment
la matière-bronze joue
avec la matière-air,
avec la texture-vide.
Une maille à l’endroit,
Une maille à l’envers.
L’Artiste est cet habille tisserand
Qui croise fils de trame
et fils de chaîne,
jusqu’au moment où le tissage dit son nom,
son nom de Vérité,
car il ne saurait y en avoir d’autre,
sauf à chuter dans l’errance,
dans l’illusion,
ce que ne saurait être
l’oeuvre d’art portée
à son incandescence.
Ici se laisse voir la trame
du Da-sein
de l’être-le-là,
l’ici-présent,
autrement dit de celui qui témoigne
de sa propre venue,
cette apparence
de la présence voilée de l’être
qui souffle et fait se gonfler
la voilure de l’étant.
Que serait donc une œuvre
si elle était dépourvue « d’âme » ?
Une baudruche flottant entre
deux absences identiques,
un excès de profusion,
une surabondance de vide,
mais sans tension,
mais sans ce combat
de Monde et de Terre
qui donne l’étant
tout en justifiant l’être.
La Terre est ici la matière
qui se refuse,
et qui, se refusant
en sa profondeur retirée,
crée les conditions
de l’ouverture,
de l’éclosion de tous les étants.
Ce Monde dévoilant les choses,
dont l’art manifeste l’effectivité
en sa plus exacte mission.
Art est ouverture à l’être
ou bien n’est pas
Ici, dans cette œuvre,
au plus haut point de sa parution,
la déchirure est patente
qui arrime la dimension
du tragique
à l’encorbellement de l’essence humaine,
écarte la faille par laquelle
un sens devient perceptible.
N’y aurait-il
cette béance,
cet abîme,
cette ouverture par laquelle
nous traversons l’étant,
le dépouillons de sa naturelle opacité,
le pressons de parler,
alors la matière demeurerait muette
et nous serions privés de langage,
non seulement à son sujet,
mais au nôtre
et errerions telles des âmes
en peine de leur être.
Les ouvertures, chez Marcel Dupertuis,
trouvent leur équivalence dans les blancs
de la Montagne Sainte-Victoire
chez Cézanne,
ces palpitations qui déploient les formes
jusqu’à la beauté intrinsèque
de leur « inachèvement ».
Mais « l’inachèvement » est précisément
ce qui les libère, ces formes,
d’une dette au réel et les place
dans une inatteignable réserve
qui est le lieu
de leur plus haute réverbération :
un éblouissement !
Au sommet de la peinture,
c’est bien la Montagne
qui surgit de ces vides,
une Hauteur Essentielle
pareille à l’Esprit
et s’affirme telle la singularité qu’elle est.
Les ouvertures font signe vers
ces autres oculus
que sont, chez André du Bouchet,
les blancs de la typographie qui,
plus que de représenter fissures et brisures,
sont la pure venue au jour
des significations plurielles,
lesquelles se situent à l’origine des choses
et disent leur fondement
qui n’est que le nôtre.
Si nous sommes des hommes Vrais,
nous sommes Langage,
nous sommes Poésie,
nous sommes l’Être
en son sillage silencieux.
« Sans titre » nous invite à penser le Monde,
celui de l’art,
celui de ceci qui nous fait face
tel le réel qui nous interroge,
celui de ce qui toujours fuit
afin que nous cherchions
à en déclore l’énigme.
Oui, l’énigme est un beau mot,
cette parole obscure et équivoque
qui nous met en demeure d’être
des chercheurs de sens.
Seulement ceci.