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2 février 2020 7 02 /02 /février /2020 10:26
Cette longue pliure de sang

Barbara Kroll

 

***

 

 

                                                                                            Samedi 1° Février 2020

 

                      

                                Très chère Sol.

  

 

   Vois-tu, il est parfois des heures où tout, à l’horizon, fait signe vers des promesses d’ennui. Le ciel a beau être immensément tendu, le soleil briller au zénith, les oiseaux chanter, le cœur est vide et désert qui ne bat qu’une sourde complainte. Aujourd’hui le ciel est gris, uniment, pareil à une toile de soie qui déplierait son voile au-dessus de la tête des hommes. Tout est calme et ici, sur mon Causse, le vent n’a pas encore parcouru le plateau de pierres blanches. Je t’écris, maintenant, face au paysage qui se dissimule derrière une brume de pluie. Ce matin, comme d’habitude, j’ai fait ma première promenade. Un rituel sans doute oui, mais combien générateur de douces sensations.

   Toujours j’accomplis le même périple, ce chemin qui monte vers le ciel, bordé de chênes rabougris, ils sont tortueux à souhait et ceci me fait penser à la gloire des hommes des hauts plateaux ou des steppes dont le corps noueux est identique à ces arbres de haute lutte. Curieux destins disant, à même la souffrance, la vérité immense du temps.  Ne crois-tu pas, toi aussi, depuis ton pays austère semé de vent et de frimas, que toute douleur a un sens, que du moins nous devons lui en trouver un, faute de quoi nous serons tels des ballons lâchés au milieu des rafales d’air et nous errerons pareils à des âmes en peine. Longtemps j’ai regardé, assis sur une lèvre de rochers, la vallée plantée de hauts peupliers, le moutonnement des blanches collines, le surgissement, parfois, d’une terre rouge, couleur de sanguine, qui joue en écho avec tout ce silence, cette paix qui sembleraient n’avoir nulle fin.

   A l’instant je parle de « sanguine », cette teinte si belle que de nombreux peintres l’ont utilisée, sans doute en raison même de ce passé qui semble s’y inscrire à la façon d’anciens parchemins usés et criblés de taches de son, à la manière de ces visages d’adolescentes Irlandaises courant les landes au gré de leur intime sauvagerie. Je pense à cette sanguine autour des années 1515, cet autoportrait de Léonard, on y voit percer l’incisive inquiétude du génie. Ne le crois-tu aussi ? Combien ces traits tracés avec autant d’exactitude que d’évocation poétique sont l’empreinte d’une haute conscience qui se regarde, pourrait-on dire, et nous livre quelque chose de son être, mais dans l’approche seulement, dans cet impalpable « sfumato » dont l’Artiste avait le secret, qui fait aussi toute la grâce de « La Joconde ».

    Mais, avant que je ne m’égare loin de mon sujet, tu sais mon amour des digressions, je reviens à ce mystérieux pigment si proche du sang qui coule dans nos veines. Je ne saurais t’inquiéter, mais voici l’un des rêves qui m’a occupé cette nuit. Tu y figurais sans aucune ambiguïté et, de toute manière, je t’aurais reconnue parmi la foule de tes semblables, tout comme le jeune animal rejoint sa mère au gré de son infaillible instinct. Ta forme ? Une ébauche, simplement, quelques rapides traits de graphite posés sur le Vélin. Une plage beige en haut de la feuille que jouxte, en bas, une couleur vert amande, d’eau calme, comme si tu flottais sur cette onde illisible.

   Ton corps ? Mais peut-on encore parler de corps, ou déjà l’évoquer alors même qu’il semble en voie de constitution, émergeant à peine du néant dont il semble provenir ? Ton corps donc, tête chauve, inclinée vers la gauche, comme si ton regard était occupé à apercevoir une chose curieusement couchée sous l’horizon. Ton corps, cette longue coulure de blanc de titane dont la chute se confond avec le sol qui l’accueille dans son étrange anonymat. Et cette longue pliure de sang, dont je n’arrive nullement à décider si elle symbolise ton bras avec, tout à l’extrémité, ta main en éventail, ou bien s’il s’agit d’une plaie vive, d’une blessure qui t’aurait été infligée pour quelque motif dont je n’aperçois nullement le fondement.

   Faut-il donc que mon âme soit sujette à convoquer des abîmes, à ouvrir des failles dans la texture serrée du réel ! Mais tu me connais assez bien pour penser que mon imaginaire s’est emparé du premier symbole venu pour bâtir une sorte de roman autour de cette « tragédie », en faire le lieu d’une écriture. Sans doute y a-t-il de ceci. Tu sais, noircir, chaque jour qui passe, des dizaines de feuillets ne saurait se faire sans quelque plaie muette, sans quelque appel à cela qui veut se présenter et interroge, pose d’incessantes questions.

   L’écriture est d’inclination métaphysique, tu le sais bien, Sol, l’écriture est une sourde écharde plantée dans la chair dont il faut endurer la constante et minutieuse présence. S’absenterait-elle et je serais en peine de moi-même, livré aux affres d’une méditation sans but ni fin. Mais ceci est-il particulier à l’écriture ? Ceci n’est-il le lot de tout Artiste qui voit décroître son inspiration, s’épuiser le champ des possibles à mesure des toiles qui s’entassent dans l’atelier et deviennent les strates d’un âge qui s’évanouit ? Sommes-nous, tous, logés à la même enseigne ? Sommes-nous égaux devant le désarroi ?

   Mais, vois-tu, Sol, je ne voudrais singulariser mon expérience, mais je ne souhaiterais sombrer dans une insoutenable impudeur qui dirait ma douleur comme unique lorsque la plume, sur la feuille blanche, écrit les stigmates d’une difficulté d’exister. Chacun, ici, sur terre, porte sa croix et nulle croix n’est plus lourde qu’une autre. C’est toujours la tyrannie de notre ego qui nous désigne, aux yeux des autres, tel Ulysse loin de chez lui, menacé par des flots agités, que poursuit la vindicte du Cyclope, que Circé veut ensorceler et soumettre à sa magie. Oui, je suis une manière d’Ulysse heureux cependant de connaître son Ithaque, d’y vivre somme toute des jours paisibles.

   Sais-tu, la complainte de l’écrivain que sa Muse trahit s’explique en raison. Un Artiste, un sculpteur par exemple, n’est jamais seul. Il a sa matière, terre, bronze, pierre, bois avec lui et cette matière vient, en quelque sorte, lui ôter tout sentiment de solitude. Avec la matière, il peut ruser, l’attaquer ici ou là, la contourner, la modeler selon telle ou telle forme. Il sera toujours à temps de réviser ses plans, de creuser une entaille ici, de rajouter un colombin d’argile là, de remodeler entièrement son œuvre si tel est son bon plaisir. Autour du sculpteur, du peintre, du graveur, il y a toujours de la présence, du matériau sensible dans lequel poser sa propre empreinte.

    En ce domaine, l’écrivain est bien démuni, lui qui ne dispose que de sa feuille vierge, de sa lampe et rien d’autre ne vient jamais à son secours, si ce n’est cette substance qu’il doit puiser à même son esprit, cette abstraction dont il ne peut rien modeler, tout juste attendre qu’une porte s’ouvre, qu’un oculus laisse passer la lumière au terme de laquelle les mots se poseront sur cette énigmatique « feuille ». C’est ce même mot qui, en automne, est évoqué pour dire la chute sur le sol semé de cuivre et d’étain. Oui, Sol, la métaphore de la feuille, sa longue hésitation dans l’air qui vibre, sa métamorphose du vert lumineux aux roux éteint, pour finir son ensevelissement dans la matière lourde et anonyme de l’humus, cette métaphore donc est bien la plus pertinente qui soit : l’écriture, un long effeuillement dans le temps qui passe, oui, qui passe !

   Ma chère Solveig, je ne sais si tu porteras au jour, à la clarté de l’être, ce songe étrange où tu parus à la façon de ce curieux hiéroglyphe maculé d’incarnat. Peut-être, aussi bien, ne trouveras-tu nulle explication. Les arabesques du rêve sont si impénétrables ! Toujours nous demeurons sur sa périphérie, le centre nous est interdit, sa brûlure nous serait une trop vive épreuve.

 

Tous mes souhaits de bonheur t’accompagnent en ce Février naissant.

 

Ton faiseur de prose.

 

 

 

 

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23 janvier 2020 4 23 /01 /janvier /2020 09:30
Visitations

« Cahiers »

André Maynet

 

***

 

 

   « Cahiers », c’est juste un mot lâché en l’air qu’on oublie sitôt qu’il a été prononcé. « Cahiers », ce pourrait aussi bien être une image de notre propre enfance, et nous nous apercevrions comme au travers d’un voile léger, penché studieusement sur ces pages blanches qu’il fallait emplir de ces pleins et déliés qui, autrefois, faisaient la fierté des élèves, mais aussi des maîtres qui étaient soucieux aussi bien de la forme d’une typographie, que d’un contenu qu’elle révélait. « Cahiers », ce serait encore ces feuillets de l’adolescence sur lesquels nous consignions, dans une manière d’impatience, les premiers émois de la passion, tracions d’une écriture fiévreuse les manifestations virginales de l’amour ou ce qui en tenait lieu, le sourire de cette Passante dans le silence de la rue, le regard appuyé de cette Inconnue au travers d’une vitrine, les yeux de cette Familière cernés de noir. « Cahiers », plus tard, dans la lumière de la maturité, peut-être ces lignes journalières posées à l’abri des regards, annotations multiples, infiniment renouvelées de sentiments dépliant leurs somptueuses corolles, de sensations au bord de l’ivresse dans le fleurissement du printemps, de notes sur tel paysage rencontré au cours d’un voyage, d’impressions suivant la visite d’un musée, d’états d’âme consécutifs à la lecture d’un livre. « Cahiers », c’est tout ceci et encore bien d’autres choses, ces carnets d’écrivains parcourus des mille signes lumineux de la littérature.

   Mais « cahiers », c’est aussi le lieu de projection de ces indices de la création artistique qui trouvent là l’un des premiers sites de leur effectuation. La bâtisse aux pierres lourdes est comme plongée dans un demi sommeil, si bien que l’on ne sait plus si c’est le crépuscule qui s’annonce ou bien l’aube qui ne tardera à se lever. C’est un espace de nuit qu’il faut meubler de lumière, c’est un ciel sans fond ni contour à habiller de la clarté des étoiles. Le silence est grand qui habite le paysage endormi. A cette heure que ne marque nulle horloge, nul visiteur ne s’annoncera. Les visites seront celles dont le dessin tracera les lignes, dont les crayons dresseront le portrait, dont les ombres témoigneront. Ce sera alors un grand mystère que de voir surgir de l’écume de la feuille ces formes qui y étaient inscrites de tout temps. Oui, de tout temps. Car une forme n’est jamais le fait d’un simple hasard, d’une capricieuse contingence qui aurait trouvé l’endroit exact de sa parution. Une forme est éternelle, elle vogue depuis la nuit des temps dans la vaste pensée du Monde, elle est pareille à une âme qui chercherait à s’incarner dans tel ou tel corps. Mais qui ne serait nullement son tombeau. Bien à l’opposé, là où serait son accueil serait aussi l’apparition de la beauté. Et le cahier qui en contenait l’image brûlerait-il qu’encore elle aurait une vie se prolongeant indéfiniment, odyssée sans fin puisque, ayant atteint l’univers des essences, elle y demeurerait identique au flamboiement attaché à la grande étoile blanche qui incendie le zénith. Bien entendu, pour nous les humains cernés de finitude, le concept d’infini est difficile à embrasser. Peut-être suffit-il de penser à cet amour maternel qui, nous ayant touché un jour, jamais ne s’effacera, à cet autre amour destiné à une Adolescente qui demeure gravé en nous à la façon d’une braise vive. L’amour, s’il est vrai, et il ne peut qu’être ceci, sinon il n’est que vulgaire parodie, est un absolu, il est donc gratifié d’une éternité à laquelle, par nature, il ne saurait renoncer.

   La nuit est donc posée sur toute chose et c’est là au cœur d’une manière de néant que l’Artiste vit, dans cette tour d’ivoire qui caractérise si bien son état. De solitaire. De destinataire de ceci qui vient à lui, qu’il attend de tout temps, ces Muses de papier, ces Inspiratrices sans lesquelles il ne connaîtrait ni bonheur, ni repos, seulement un désert semant son vent et son sable sur des contrées arides, illisibles. L’Artiste, tout Artiste naît de cette rencontre entre ce qu’il est en son fond, un chercheur d’impossible et ce possible qui s’actualise sous le crissement de la pointe de graphite ouvrant le domaine du rêve, de l’imaginaire, ces voies royales au gré desquelles l’être révèle les lignes de sa propre esquisse. L’être-de-l’œuvre, l’être-de-l’Artiste devenant une simple et même chose à l’instant même de la création. Cette dyade, ce fusionnel sans véritable espace sont les seuls qui puissent témoigner de la présence d’un indice véritablement artistique. Pour la simple raison que cette rencontre unique est foyer de vérité et seulement cela. Alors le temps n’a plus d’attaches. Alors l’espace flotte infiniment sans qu’il puisse recevoir les moindres coordonnées.

   Car, pour donner place à la forme, il est nécessaire d’annuler les habituelles catégories qui disent les assises du monde et en tracer de nouvelles, autonomes, affranchies, seule la liberté pouvant se donner comme la notion fondamentale qui demeurera visible. Ainsi ces figures féminines qui animent ces cahiers sont libres, infiniment libres. Une fois créées elles vivent leurs propres vies. Certes on pourra les nommer, les affecter de noms tels « Attentive », « Egarée », « Inquiète » ou quelque autre patronyme, mais en réalité leur qualité première sera celle d’exister en-soi et pour-soi, tout comme l’Art qui est le domaine de leur visitation. « Visitations », titre donné à ce texte, est volontairement chargé de connotations religieuses, sacrées, tout comme l’Art relève de ce souci de dispenser un message transcendant, lequel nous délivrant de la quotidienneté nous invite à regarder du côté de l’absolu. L’œuvre est toujours de nature « spirituelle » puisque, aussi bien, c’est l’esprit qui l’a convoquée et que son substrat matériel n’est que la manifestation d’une réalité supérieure, difficilement traduisible en mots, en images et représentations.

   Certes, l’atelier n’est ni un temple, ni une cellule monastique, encore que cette dernière, par son retrait du monde, pourrait constituer un modèle au gré duquel faire émerger des œuvres que l’on pourrait dire en suspens, des œuvres portant, tout à la fois, lourdeur terrestre et légèreté céleste. Combien il est rassurant pour notre psychologie d’hommes contemporains pressés de nous introduire dans la clarté apaisante, presque irréelle de l’Atelier. « L’Atelier », mot magique pour qui est sensible aux perspectives de l’esthétique. Nous disons « atelier » et déjà nous sentons le frisson anticipateur d’une émotion iriser la plaine de notre peau. Ici est le lieu alchimique par excellence où se déploient les énergies, où les éléments se transmutent en autre chose qu’en une nature bornée, opaque, où la métamorphose, la quintessence des choses ordinaires font signe en direction de ces Apparitions qui illuminent nos yeux, plaquent sur nos visages la douceur d’une joie. La plupart du temps nous sommes des observateurs distraits qui, regardant une œuvre, ne faisons que demeurer à la surface glacée de l’image sans bien en apercevoir la richesse. Mais comme la partie émergée de l’iceberg n’est nullement l’iceberg, la forme visible, telle Belle Jeune Femme, n’est simplement un reflet, une apparence, elle est née de l’amour de l’Artiste pour son œuvre. L’atelier est le lieu de leur union. Faisons silence !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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19 janvier 2020 7 19 /01 /janvier /2020 09:40

 En réalité, jamais ils ne sont sortis

de la conque amniotique qui,

 un jour les a abrités

dont ils ont, à leur insu,

la vibrante nostalgie.

Ils se rassurent

à coups de slogans,

ils s’élèvent,

du moins le croient-ils,

à tirer des plans sur la comète

dont ils pensent

qu’ils sont

 le centre et la périphérie.

Eussent-ils fait ton inventaire

avec la délicatesse qui convient,

 ils seraient alors devenus pareils

à de jeunes cabris batifolant dans les herbes,

appelant de leur voix fluette et touchante

Celle qui a été leur origine, les allaite,

veille sur eux, les protège,

leur offre abri

dès que le noroît souffle,

que s’annonce la tempête.

 

Tu sais bien, du fond de toi,

Fille de Vent,

que les hommes ne t’aperçoivent,

 le plus souvent,

qu’au travers d’un étrange strabisme

qui, plus qu’un défaut de la vision

est défaut de l’âme

au seul motif qu’ils mêlent

en une seule et même image,

 la Mère et l’Amante,

n’en percevant nullement

ce que cette double face

a de précieux,

que chaque versant

peut se dissocier de l’autre,

 s’autonomiser, autrement dit

gagner cette liberté

 à laquelle chacun aspire,

qui est le visage

le plus lumineux de l’être.

Mais pour quelle sombre raison,

par quelle étonnante détermination

y aurait-il incompatibilité à assumer

ces deux rôles conjointement ?

 

Si la femme est pure affection,

prévenance,

 refuge pour ceux qu’elle aime,

elle est tout autant

 être de jouissance

et de volupté.

Cessons donc de projeter

sur les choses

ce patron tout fait,

cet étalon de raison

qui fige dans la glu toute expression

alors que la palette est immense

des conduites et des comportements.

C’est bien là la richesse

de toute la condition humaine

de se vivre selon son cœur,

sa passion,

aussi bien au reste,

à l’aune de son entendement,

sous la coupe de son jugement.

 

Fille de Vent,

telle que tu apparais

sur la toile de l’Artiste,

tu me plais infiniment.

Libre de toi,

de tes mouvements,

de tes postures,

aussi bien les plus discrètes

que les plus sensuelles.

Ton beau corps

teinté de sanguine,

 la cambrure de tes reins

qu’un jour Georges Brassens

chanta si bien,

le galbe parfait de tes fesses,

tes jambes repliées vers l’arrière

dans l’allure de la Cavalière,

de la fière Amazone,

voici tes résolutions

les plus exactes,

celles par lesquelles,

ne renonçant à rien

de qui tu es en ton fond,

tu t’assumes dans la totalité

de ton essence.

Ainsi, arrivée

au bout de toi,

à l’extrémité de la presqu’île

 qui s’ouvre

sur le vaste Océan,

 nous t’aimons

telle que tu es :

une exception

qui nous a été remise

comme le don

le plus précieux.

Oui,

le

plus

 précieux !

 

 

 

 

 

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19 janvier 2020 7 19 /01 /janvier /2020 09:35
Elle chevauche le vent (1° partie)

Fille Egon

Barbara Kroll

 

***

 

 

Fille Rouge,

fille de désir et de braise,

combien j’aime ta posture,

effigie dressée

 à la face du monde !

Bien des fâcheux

se désespèrent

de ta farouche liberté.

Combien ils ont tort,

eux qui ne vivent

que de menus faits

et débitent leurs patenôtres

à l’abri des regards,

dans de bien tristes églises !

 

Ta liberté, Fille de Vent,

 est ton étendard,

l’oriflamme que tu déploies

à l’encontre

des Sinistres et des Bien-pensants.

Te dire comment je te vois

c’est écrire des lettres de feu

aux fronts des Libertaires

et des Libres Penseurs.

 Eux te reconnaissent,

eux ne vivent qu’à t’envisager

dans leur propre horizon

qui est celui ouvert, mobile,

arrimé à l’immédiate

beauté des choses.

 

Nul ne peut voir ton visage

sculpté de volupté,

la blessure serait trop grande

par où s’épancherait leur âme,

par où se dissoudrait leur esprit.

Nul ne pourrait soutenir

ton masque de plaisir,

ces yeux profonds

 ouverts sur le mystère

des choses,

ces lèvres rubescentes

qui sont l’abîme

 où ils se jetteraient

afin de ne plus soutenir

cette vision

qui les rendrait fous.

 

Oui, Fille de Vent,

tu as ce pouvoir immense

de réduire à la démence,

 à la fois ceux qui sont

dans la distance,

à la fois ceux qui sont,

une fois, tes Amants

 et ne reviennent jamais

du voyage nuptial

dont tu leur as fait l’offrande.

Certains prétendent que tu n’es

qu’une Mante Religieuse

 qui aurait troqué sa robe verte

 pour cette vêture de chair rouge,

que tes lèvres ne seraient

que les mandibules au gré desquelles,

après le geste d’amour,

tu te repaîtrais

de tes innocentes victimes.

 

Mais que le monde est donc sot,

que les gens sont légers

 de soutenir pareilles billevesées !

Quiconque t’approcherait voudrait,

sitôt le baiser d’Amour,

recevoir, de toi,

 le baisser de la Mort.

Bien sûr nulle logique à ceci,

seulement la volonté,

après avoir connu le Ciel,

de connaître la Terre,

immense reposoir

pour les Amants fourbus.

 

 Oui, Terre après Ciel,

repos après l’infinie jouissance

dont tu es le temple,

 la Grande Prêtresse,

 l’ordonnatrice à tout jamais.

Sais-tu que moi,

qui écris à ton sujet,

suis depuis longtemps

 ton affable Serviteur

et, parfois,

oserais-je le dire,

ton Esclave ?

Ô ne va nullement croire

que le dévoilement de ce secret

ait quelque intention cachée,

par exemple de te séduire.

Certes te séduire me plairait

et rien ne me satisferait tant

que de succomber entre tes bras

de t’avoir trop aimée.

Bien au contraire,

ma mort justifierait

cet excès de toi

dont je suis atteint,

que seule ma disparition

pourrait effacer,

comme l’on gomme

d’une feuille blanche

un signe noir

que l’on trouve

trop insistant.

 

Vois-tu, parfois je ne peux

surseoir à mes phantasmes,

ils brûlent ma peau,

ils mettent ma chair au supplice

et ma libido écarlate te visite

telle la Reine que tu es.

Longtemps je me plais

 à butiner

 la falaise de ton cou,

à plonger mes cheveux

dans les tiens,

cette rivière d’ébène et d’acajou,

à en mêler les sombres confluences

afin qu’une fusion en naisse

et alors je pourrais te connaître

 de l’intérieur,

parcourir la tunique de ton cœur,

écouter ses pulsations carminées,

 me fondre dans la vasque de ton ventre,

m’immoler dans la forêt pluviale

de ton sexe.

 

Combien il me plairait alors

de devenir cet Ara macao

au plumage de feu,

au bec recourbé

qui prélèverait dans ton antre

les mousses et les lichens

de la pure passion.

Mais peux-tu au moins

connaître la fièvre

qui nous parcourt,

nous les hommes,

 à la seule idée de nous réfugier

au creux de ton intimité,

d’en humer l’odeur de rose,

d’en sentir la fraîcheur pluviale,

d’en éprouver la pliure

de soie et d’organdi ?

Sais-tu, au moins,

que nombre

de mes semblables,

après avoir absorbé

quelque élixir vénéneux,

cannabis, morphine ou héroïne,

 n’y trouvant guère leur compte

et désespérant de jamais

 pouvoir être les hôtes

de ton paradis naturel

se sont donné la mort

et que leurs âmes en perdition

volent,

pareilles à ces feux de Saint-Elme

qui brillent à la cimaise des caravelles ?

 

C’est ceci ton pouvoir :

 donner la Vie

et, pareillement,

 donner la Mort.

Pourrait-il y avoir

plus grande puissance

sur Terre ?

Nombre de mes semblables,

parlant de tes coreligionnaires,

usent de qualificatifs erronés

qui vont

de « fragile » à « menu »

 en passant par « frêle »,

comme s’il s’agissait

de jeunes rameaux

que le vent martyriserait.

Mais combien ils se trompent,

mais combien ils croient,

tels de naïfs enfants,

au privilège de leur sexe,

combien ils estiment

leur condition

au-dessus de tout.

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16 janvier 2020 4 16 /01 /janvier /2020 10:05

On ne reste nullement

à sa fenêtre

aussi longtemps,

pensive,

absorbée,

hors de soi

sans quelque motif

d’inquiétude.

Je regardais

tes longs cils bleus

lissés de khôl,

je les croyais enduits

du givre d’un hiver proche.

Mais l’hiver

n’était-il simplement

en toi,

avec son gel,

sa froidure,

sans même que ta conscience

pût s’enquérir

du ténébreux motif

qui l’installait

en cette basse saison ?

 

Etais-tu parvenue

à une sorte d’étiage

qui t’abandonnait là,

au seuil d’un illisible futur ?

Ainsi sont les frêles esquifs

qui flottent indéfiniment

sur les eaux grises

 des lagunes,

que personne ne voit,

ils sont trop seuls

et leur solitude

ne projette nulle ombre

 sur le monde,

 juste un balancement

pareil au souci logé

au cœur de l’indicible.

 

Tes lèvres,

le beau motif

de tes lèvres,

j’en devinais le dessin,

 ces deux éminences souples

que fardait,

dans la discrétion,

un rouge assagi,

une teinte rose-thé

qui semblait si bien convenir

à ta venue en présence,

le vol à peine marqué

d’un argus

dans l’indécision de l’aube.

 

Et ce cou, si long,

 il me paraissait infini

comme le sont les voluptés

longuement attendues.

Il jouait avec les ombres,

se teintait tantôt de corail,

tantôt de bleuet

ou de pervenche.

 Indiquait-il la variation

de ton humeur,

un rai de plaisir

que voilait, aussitôt,

l’ombre portée

d’un chagrin ?

 Et ce collier de perles

du plus vif éclat,

un rubis illuminant

son écrin,

était-il le signe

d’une élégance réservée,

 d’un désir couvant

sous la cendre ?

 

Combien,

 depuis mon refuge,

ces arbres,

ces touffes de tamaris,

ces lotus qui dépliaient

leurs corolles blanches,

combien je savourais

 la délicieuse vision

 que tu m’offrais,

certes à ton insu,

mais ma gratitude

n’en était nullement réduite.

 

Attentive

 à la douceur

des choses,

 

voici le modeste poème

que j’ai écrit

 au titre de ce qui fut,

qui, jamais,

ne s’est reproduit.

Tous les jours

 je visite ta rue,

 interroge tes volets

sagement repliés,

 le voile de tes rideaux

qui, parfois,

flottent au vent

dans l’air semé

d’effluves printaniers.

 

Jamais je n’ai eu le loisir

de contempler à nouveau

ton si beau profil.

Il se perd aujourd’hui

parmi les caprices

de ma mémoire.

Je te sais là, cependant,

dans cette maison

au crépi jaune,

à la haute façade,

au simple balcon de bois.

Tu es la scansion

de mon temps,

 l’intervalle

qui n’en cesse

de finir,

suspendu entre

chaque seconde,

 ourlant les heures

de mystérieuses arabesques.

 

De réalité,

 tu n’auras plus

que celle

de ces quelques mots

griffonnés à la hâte

sur mes feuilles blanches.

Tu seras mot toi-même,

tu sais ce mot

indéfinissable,

unique,

dont rêve tout poète,

ce mot qui, à lui seul,

résumerait

le tout du monde

et il n’y aurait

plus rien à dire.

 Non,

plus

rien

à

dire !

 

 

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16 janvier 2020 4 16 /01 /janvier /2020 10:00
Attentive à la douceur des choses (1° partie)

« Le collier de perles »

Kees Van Dongen

Source : Pinterest

 

***

 

Ce matin-là, sais-tu,

le ciel était d’ivoire

et de vermeil,

ces teintes

qui devaient dire

à ton oreille

la douceur du monde.

J’aurais pu marcher

jusqu’au bord

de l’horizon,

je sais que je t’y aurais

rencontrée.

Te confondant avec

 la simple dragée

d’un nuage,

glissant entre

 deux pellicules d’air.

 

Les rues étaient désertes

et l’ou aurait cru

à une sorte

de renaissance.

C’est un sentiment de plénitude

que de coïncider avec la nature,

de marcher tout au bord du rivage

des êtres et des choses

sans faire plus de trace

qu’un flocon virevoltant

au creux de sa venue.

 

Cela coule infiniment,

cela n’a nul repos,

cela vient de soi

et s’éloigne

dans la juste mesure

du temps.

C’est si étonnant

cette chorégraphie

 si furtive,

ce chant proféré

par des lèvres muettes.

Comme une symphonie

intérieure

qui dilaterait la peau,

ferait se lever

l’écume de la chair.

 

Vois-tu, nous sommes toujours

ces marcheurs d’impossible,

ces minces aventuriers

qui ne vivent

que de sensations

et d’amours promises.

Nous les souhaitons

fructueuses,

emplies de ce nectar

qui façonne nos âmes

du plaisir du doute.

 

J’existe, vois-tu,

 mais tu ne le sais pas.

Tous les jours

je passe dans ta rue.

Une seule fois,

ce matin-là,

 j’ai pu t’apercevoir

accoudée à ta fenêtre,

faisant, dans l’air

qui frissonnait,

des volutes bleues

 

La vision a été courte

mais d’autant plus belle.

Oserais-je seulement

te décrire,

 toi qui n’as guère

que la consistance

d’une vapeur ?

Tes cheveux noirs,

mi courts,

qu’une bande de tissu bleu

retenait,

pareil au flux

d’une vague marine.

Ton regard était

comme perdu

dans l’espace,

deux lentilles sombres

que le jour lissait

de son calme infini.

J’aurais pu demeurer

des heures ainsi,

immobile,

n’ayant plus

ni passé, ni futur,

figé dans ce présent

dont il me plaisait

qu’il se donnât selon

le mode de l’éternité.

 

Comprends-tu,

toi mon Esseulée,

ce curieux état

de fascination

qui s’est emparé

de ma chair

clouée à demeure,

de mon esprit

qui n’avait

guère plus d’agilité

qu’un lointain souvenir

un peu écaillé

 par l’usure du passé ?

Je ne sais combien

de temps

je suis resté

à l’ombre de moi-même,

en cette lisière

du parc crépusculaire

qui cachait à tes yeux

ma peu avouable

curiosité.

 

Certes, j’étais Voyeur,

 mais comment lutter

contre cet irrépressible

sentiment d’exil

qu’aurait été mon retrait ?

Plus même, une fuite,

une désertion de qui j’étais.

La belle clarté s’épanouissait

sur la plaine de tes joues,

y dessinant les broderies

du bonheur.

Mais à quoi donc pensais-tu,

toi l’Immobile,

 toi la Secrète

 qui semblais ne vivre

 qu’au rythme

d’une bien sombre joie ?

Car je ne pouvais douter

qu’elle ne t’habitait

qu’à te conduire au bord

de quelque abîme

dont ton existence

me paraissait être tissée.

 

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15 janvier 2020 3 15 /01 /janvier /2020 10:18
Hôtel de la Croix-Blanche et du Grand Pont

"Sans titre", bronze patiné,

 Milan 1987

Marcel Dupertuis

 

*

 

(Libres variations sur le roman « Les Chambres » de Marcel Dupertuis

L’auteur étant Artiste, toute interprétation sera nécessairement relative

 à cette condition qui, partout où un œil discret ne repère que du réel,

celui du peintre et du sculpteur aperçoit de l’art

Commentaires d’extraits)

 

***

 

 

   « Tous les soirs elle retournait à l’Hôtel de la Croix-Blanche et du Grand Pont, dans la nuit étoilée, S., de la fenêtre de la chambre encore imprégnée de son parfum, la voyait lui adresser un dernier salut. Ils travaillèrent ensemble pendant plusieurs jours, soudant, pliant, découpant des formes en tôle d’acier, le dernier travail qu’Inslein voulait présenter aux Beaux-arts avant son départ pour l’Angleterre, quand S. partirait pour Paris.

   C’est lors de l’un des derniers séjours qu’il passait à Université 10, qu’un soir on frappa à la haute porte grise. Quelle ne fut pas sa surprise lorsqu’il se trouva en face d’Inslein Longuières, élégamment vêtue, dame de la nuit. Mais comment était-ce possible ? Elle était parfumée comme elle l’avait été à la tannerie, S. la suivant dans l’étroit couloir vitré et aussitôt entrés dans la chambre, posant son sac à main verni sur la chaise devant le piano Mand, elle enleva son long manteau noir d’hiver et toute illuminée et sans parole, elle se déshabilla : « Je voudrais être à toi, ce soir, je me marie la semaine prochaine… ! »

   Calmement et avec une élégance aristocratique, grande et nue, elle s’étendit sur le lit avec ses bas fumés, l’attendant et le regardant, la tête posée de côté sur l’oreiller, sans rien dire, que sourire à travers les feuilles du géranium qui fleurissait le bord du lit. »

 

   De façon à ce que l’article qui va suivre puisse se rendre compréhensible, il est nécessaire de le doter d’un rapide avant-propos. L’extrait qui précède nous donne à voir l’espace d’une brève rencontre entre deux Artistes, laquelle rencontre, comme en de telles circonstances, se solde par un acte d’amour qui, peut-être, ne sera nullement reconduit, sorte de lumineux feu de Bengale procédant lui-même à sa propre extinction. Ce que nous souhaiterions montrer, à partir de ce rapide événement, la différence, la séparation, l’abîme même existant entre une donation charnelle dont ce récit est la mise en scène et une donation essentielle que seule la dimension ouverte de l’Art est en mesure de nous offrir.

   Tout fait existentiel est toujours-déjà-là, nous voulons dire au passé, au présent, au futur, au simple motif que ce qui se produit est à entendre telle une nécessité qui voulait se dresser contre un hasard, une puissance qui vibrionnait dans le lointain, impatiente de surgir au plein de son acte. Reprenant une célèbre formule nietzschéenne et la reformulant selon une signification neuve, il s’agirait d’un « éternel retour du même », ceci voulant manifester, ici, ce qui ne pouvait qu’avoir lieu, dont hier était la préparation, aujourd’hui la demeure factuelle, demain le souvenir qui n’est jamais qu’un acte différé, remis à l’alchimie mémorielle. Ceci donc qui a eu lieu et temps ne pouvait que faire se conjoindre, en une unique fusion, deux destins humains réunis, par la grâce de l’amour, fût-il seulement tressé de motifs contingents et de désirs immédiats. Cet acte, qui brille telle une gemme dans la nuit noire et froide où les hommes avancent à l’aveugle, cette brusque pulsion qui trouve sa délivrance, son point d’acmé, sa résolution, on peut en suivre la trace apparente tout au long des événements qui ne sont que la répétition de l’épisode terminal. Tout ceci mûrit dans le silence, comme un fruit délicat parvient à sa plénitude sous quelque treillis protecteur.

   Le parfum est le premier signe visible, que suit le salut de la main que S. observe depuis la fenêtre de sa chambre. Chambre fantasmatique adossée à la ville réelle mais pleine de promesses, aussi bien de tentations, de désirs qui vivent à l’entour de l’imaginaire. Et que veut donc dire le travail en commun, la découpe et le pliage des tôles, leur soudure, si ce n’est, au fond des consciences, la lente et heureuse élaboration du patron de l’amour, l’assemblage anticipateur des pièces qui en composent le puzzle complexe ? Alors il y a un jeu de connivences croisées, de gestes compris à demi, peut-être de mimiques signant l’émoi, d’actions abolissant ce temps parcellisé qui ne demande qu’à trouver le site de son recueil. Peut-être des paroles à double sens, dont nul n’est dupe, d’allusions papillonnant, folâtrant dans un genre d’insouciance simplement liée au fait que ce qui doit s’accomplir, toujours s’accomplit. Etrange énoncé, certes qui, d’un côté promet la félicité, de l’autre ôte toute liberté puisqu’il semblerait que tout soit déjà joué, que tout s’emboîte dans une manière d’implacable mécanique. Oui, la vie, la mort sont déjà jouées, il nous faut en faire notre deuil !

   Tout ce qui se passe ici fait inévitablement penser à une scène de théâtre sur laquelle les acteurs répètent leurs rôles, puis le jouent à la mesure près, jusqu’à l’instant où le grand rideau pourpre se refermant, tout a été dit de ce qui était à dire. Et, ici, il nous faut revenir à cette notion de donation charnelle, à ces deux rocs biologiques qui s’unissent, figures destinales dépassées par l’événement qu’elles ont suscité. Tout est enchaînement de causes et de conséquences, tout est réglé avec la précision d’un métronome, tout est infiniment prévisible. Aussi bien les caresses de l’amour que la décroissance de la volupté, la tristesse consécutive au terrible coït, nul n’en sort indemne.  Peut-être est-on simplement lesté du poids supplémentaire d’une finitude qui vient de découvrir l’un de ses rouages, sans doute le plus efficient pour mesurer la hauteur du drame qui domine et contraint la condition humaine. Ceci ne peut être évité et l’explication en est que, quoique nous fassions, nous sommes des êtres matériels, des esprits réifiés, des âmes pesantes qui ne trouvent leur explication qu’à l’exactitude d’une logique, leur justification à la lumière de la raison.

   C’est là, au seuil du précipice, que nous entendons soudain la dialectique qui place d’un côté le logique, de l’autre l’ontologique. Décalons la scène, maintenons l’Artiste à sa place. Substituons à l’image de la belle, charnelle, matérielle Inslein Longuières celle de l’Art en sa parution, de l’Art en son irremplaçable donation. Dès ici se confrontent ce qui, déjà a été annoncé, donation charnelle contre donation essentielle. Dès cette permutation qui rebat les cartes, fait glisser le sens, nous sentons bien, d’une manière parfaitement intuitive, que nous ne sommes plus sur le même sol, que les valeurs se sont transmutées en des principes plus élevés, que nous ne verrons plus les choses d’un même regard. Si la relation de S. à Inslein s’inscrivait dans le cadre simplement « naturel » des liaisons « terrestres », voici que du « céleste » surgit  d’on ne sait où, que tout ce qui motivait la rencontre, qui pouvait se relier à des arguments logiques et à des références spatio-temporelles (tel lieu, tel motif  fondateurs de tel événement), à des explications de l’ordre de l’avoir (posséder ce qui, jusqu’ici, ne se donnait que dans la différence), à des contextes strictement existentiels (dépasser la contingence pour acquérir un simulacre de liberté), tout ceci se dissout afin de laisser place à cette diaphanéité de l’être, afin de surgir dans ce mystérieux monde des essences qui toujours échappe à mesure que l’on essaie d’en saisir la pulpe intime. Car s’il y a bien une énigme, c’est celle qui unit l’Artiste à l’Art, dont l’Artiste lui-même ne pourrait rendre compte pour la simple raison qu’impliqué dans l’acte qui le transcende il ne possède aucun moyen d’en évaluer la nature, de se constituer extérieur à l’œuvre qu’il édifie à même le foyer de sa propre subjectivité.

   Et il n’est guère plus facile, pour nous les Voyeurs, d’échapper à notre posture de simples méditants-contemplatifs. Bien plutôt, la loi d’exactitude exigerait que nous fussions des créateurs de concepts lucides que confirmerait aussitôt quelque vérité indépassable. Tout au plus pouvons-nous tenter d’apercevoir quelque chose au travers d’un troublant sfumato, autrement dit une irisation de la pensée aux indéfinissables contours. Car l’art a ceci de particulier qu’il se dissimule toujours derrière l’œuvre et n’apparaît que dans la trace cendrée de son clair-obscur. C’est ainsi, l’être-des-choses, surtout dans le domaine des fondements, est en permanent voilement de soi, en constant effacement. Pour cette raison, il est toujours demandé à celui qui est préoccupé d’esthétique, de creuser le sol de ses recherches, faute de quoi il ne pourrait découvrir qu’une vapeur, un tremblement, le sillage discret d’une comète mais non la comète pleine et entière, sa lumière, sa puissance.

   Si la liaison pouvait aisément se dire en termes d’existence dans le cadre romanesque, il devient plus malaisé de tâcher d’en dresser la possible topologie au cours des hypothèses d’une pensée théorique. Ceci trouve une claire explication au motif que nos paradigmes habituels de saisie du réel, temps et espace, n’ont ici, au cœur de la signifiance artistique, plus aucune valeur. Ils ne sont que de vagues fumées se dissipant dans le marais illisible d’un univers qui toujours recule et ne livre nullement le chiffre qui serait signifiant, ouvrirait quelque clarté dans la densité ombreuse de l’inconnu.

   Mais il nous faut partir de la seule dimension qui nous soit accessible, à savoir celle de l’Artiste. Toujours, jusqu’ici, et depuis des temps anciens, c’est la notion de génie qui a été mise en avant à des fins d’explication d’une possibilité d’existence pour l’Art. Or l’acception de ce mot possède un empan si vaste de signification englobant, tout à la fois « divinité, être surnaturel ou allégorique » et, d’une façon plus précise « ensemble des aptitudes innées, des facultés intellectuelles, des dispositions morales », que l’on se réfère à un pouvoir ténébreux dont certains humains seraient pourvus sans que l’on puisse en quelque manière en définir la qualité précise. Il y a, le plus souvent, confusion entre ces deux niveaux de sens, le génie apparaissant comme un être de l’éther pourvu de dons singuliers inaccessibles au commun des mortels. Mais le génie, en vérité est homme parmi les hommes, sans doute est-ce l’éclairement de son regard qui le rend différent.

   Il y a sans doute une approche possible du génie si l’on considère la nature même de la relation qu’entretient l’Artiste avec son œuvre. L’image qui vient en premier est celle d’un parallèle à établir avec la dyade Mère-Enfant, (peut-être ne s’agit-il que d’en reproduire l’exception ?), manière de nécessité fusionnelle qui lie, dans la pure passion, une chair née d’une autre chair, une chair ayant donné site à son propre prolongement, tout ceci vécu possiblement, au plan de l’inconscient, en tant que promesse d’éternité. Mais que serait donc une œuvre accomplie si ce n’était de transcender le temps humain pour en faire un temps « divin », ce dernier fût-il cerné, le plus souvent, d’immanence ? Il y a nécessité d’élévation de l’œuvre hors la mesure de la mondéité. Il y a nécessité, pour le Regardeur, de s’arracher à la pesanteur terrestre qui rabat toujours les choses dans une lourde gangue d’inconscience, sinon de stupeur.

  Que l’on pense simplement aux couples célèbres, Samson et Dalila, Faust et Marguerite, Hamlet et Ophélie, Dante et Béatrice, et surtout Orphée et Eurydice, certainement l’exemple le plus explicatif de ce que nous voulons donner à entendre, cette trace indélébile, cette empreinte ineffaçable de l’Art que l’on retrouve condensées dans toute poésie orphique, archétype du don et de la perte, couple irrémédiablement séparé par le Destin qui n’a voulu que n’apparaisse le terme d’une création, sans doute d’une filiation, d’un devenir. Une œuvre en suspens que la douloureuse mémoire d’Orphée restituera au foyer d’une chair meurtrie. Imaginons seulement la séparation des Amants avant que ne se produise l’acte ultime de leur rencontre, S. et Inslein mourant au seuil de leur désir respectif. Imaginons seulement l’Artiste interrompu, pour quelque cause, dans son travail d’achèvement d’une œuvre. Ainsi perdure une souffrance qui est logée au cœur même de la création. Nulle œuvre sans douleur, sinon la remise au monde d’un objet sans réelle valeur, simulacre d’une production qui n’atteint nullement son but, complaisance ou simple tromperie de soi.

   Est-ce tout ceci qui traverse « Les Chambres » de Marcel Dupertuis ou bien est-ce simplefantaisie interprétative ? Certes, il existe deux niveaux de lecture : un premier inséré dans le pur factuel et alors tout le contenu de cette méditation s’efface, ou bien un second niveau qui cherche à deviner le parcours de l’essence au milieu des afflux multiples de l’exister. Il ne peut y avoir de « voie royale » que celle que l’on détermine en conscience, au gré de ses propres affinités. Pour ce qui est du concept de génie, il nous faut sans doute le reporter à la haute figure d’Orphée, l’envisager tel l’amoureux passionné qui ne fait qu’attendre son Eurydice, souffrir d’une absence, souffrir aussi intensément d’une rencontre dont il ne peut savoir si elle aura un lendemain, aller jusqu’au risque de la perte sans possibilité aucune d’un retour. C’est à cette pointe extrême que l’Art trouve le lieu de sa belle et unique manifestation. C’est certainement à ce jeu éminemment existentiel-essentiel que se livraient S. et Inslein, le sachant ou non, redoutant l’épreuve ou touchant la plénitude à seulement en envisager l’infinie ressource.

   Si le génie est donc profondément de nature orphique, ce dont nous pouvons faire l’hypothèse, l’Artiste est celui qui, réactualisant dans son travail le double visage de la donation-perte nous enlève de notre sol nourricier pour nous transporter en un autre où nous demeurerons sous la pure puissance de la fascination et du drame qui tissent toute interrogation. Ni lieu de pure félicité. Ni lieu d’un mortel tragique. Seulement la distance de l’un à l’autre. Seulement l’intervalle qui nous situe au-dessus de l’abîme. Le rôle ontologique de l’Artiste, produire cet être hybride qui ne vit que de ses propres contradictions, ne se sent exister qu’au rythme de ses flux contraires. L’œuvre est toujours le lieu de ces tensions, le foyer de leur impossible résolution. L’Artiste est un passeur, un médiateur. Il soutient ce grand écart entre ombre et lumière. Il est à l’intersection dont il cherche à nous montrer que l’un cache l’autre, que l’un est toujours en demande de l’autre. L’Un : l’Artiste. L’Autre : l’Oeuvre. Car il y a toujours altérité. Car la fusion n’est possible qu’imaginaire. Sinon l’Artiste serait l’Art et n’aurait à éprouver cette lacune qui l’attire et l’aveugle. Car l’Artiste n’aurait nullement à créer puisqu’il serait la création elle-même.

   C’est à l’aune de ce mouvement incessant, de cette constante oscillation, de cette diastole-systole que tout s’anime et prend sens. Ce que le génie de tout Artiste a en charge, ouvrir notre intelligence à celle du monde, déployer en un seul et même mouvement la cime et l’abîme, l’impossible et le possible, faire se conjoindre le proche et le lointain, en un mot initier le suspens au gré duquel nous voudrons toujours regarder et savoir. L’Art ne présenterait nul intérêt s’il ne nous questionnait. Plus il nous interroge profondément, plus il atteint sa cible. Si l’Art nous laissait muets, alors que seraient les Musées sinon des genres de Musées Grévin habités de mannequins de cire, l’exact contraire de toute vérité, de castelets sans voix ni marionnettes, des espaces de désolation plus vides que des déserts ? Habiter une chambre n’est-ce pas ceci : y poser le silence d’une toile blanche, se dénuder, se dépouiller à l’extrême, tapisser de sa chair le seuil disponible d’un monde, tendre sa peau à la manière d’un parchemin, laisser s’y inscrire les signes au gré desquels nous sommes hommes, écouter son Eurydice, la sauver des flammes de l’enfer. Oui, ceci est possible et ne dépend que de nous. Nul ne nous empêche de nous lever !

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12 janvier 2020 7 12 /01 /janvier /2020 10:38
Université 10

« Trittico 1 » - 1999

Olio su tela

Marcel Dupertuis

 

*

 

(Libres variations sur le roman « Les Chambres » de Marcel Dupertuis

L’auteur étant Artiste, toute interprétation sera nécessairement relative

 à cette condition qui, partout où un œil discret ne repère que du réel,

celui du peintre et du sculpteur aperçoit de l’art

Commentaires d’extraits)

 

***

 

 

   « Comme à la Vallombreuse, jamais il n’avait pénétré dans la grande maison de maître sise devant son parc doucement incliné. Il suivait alors discrètement l’allée longeant les buissons de buis, puis pénétrait dans son atelier provisoire, attenant à celui de Miriam. » (C’est moi qui souligne).

   L’entrée dans ce texte se fera d’emblée à l’ombre d’une double figure dont est investie Miriam, celle d’une sensualité profuse que redouble l’image, peut-être inconsciente, de la Muse. Déjà, combien ce beau nom de « Vallombreuse », même s’il évoque un autre lieu que celui qui est décrit ici, nous situe dans les marges mouvantes du romanesque. A simplement l’écouter, à l’entendre chanter, nous pourrions mettre en scène les amours d’un écrivain et de sa belle égérie. Ou bien d’un artiste et de son inspiratrice. Sans doute est-ce de ceci dont il est question, en témoigne l’émotion, le bouleversement dont S. est atteint à la seule pensée de celle qui habite son imaginaire et paraît l’embraser. On n’est nullement artiste à demeurer à l’étroit dans la bogue de ses sentiments, à se dissimuler le trouble dont est chargé l’instant de la rencontre, une longue zébrure dans la nuit du doute, un soudain éclairement des ombres qui, toujours, se font pressantes, pour qui vit au rythme des matières picturales, des désirs qui s’y logent, des projets qui y prennent assise. Outre la connotation éminemment sexuelle du verbe « pénétrer », repris à quelques mots de distance, c’est d’une étrange « pénétration » d’un modeste portier d’hôtel - le gagne-pain du moment de S. -, dans un domaine qui n’est nullement le sien, qui crée quelque inquiétude mais aussi quelque visible fascination. Quant à la notation, « atelier provisoire, attenant à celui de Miriam », qui pourrait paraître furtive et dépourvue d’intérêt, elle révèle cette dépendance, cette remise de son propre sort entre des mains bien étrangères dont, sans doute, on eût souhaité d’autres gestes que ceux, plastiques, appliqués sur la peau vibrante de la toile.

   « Un soir d’arrière-automne où il travaillait à sa mosaïque, elle le conviait à visiter son atelier. Il y découvrait déjà de l’extérieur à travers la haute porte vitrée et dans le rayon d’une forte lampe suspendue, un chevalet à manivelle comme il en rêvait, sur lequel une grande toile ; une figure masculine assise et légèrement décentrée était déjà ébauchée. »

   Comment trouver climatique mieux imprégnée de sensibilité et d’affectivité, peut-être teintée d’un brin de pathos, que cet « arrière-automne » aux feux mourants, cette ténébreuse ligne plongeant déjà dans la froidure hivernale, métaphore s’il en est des choses finissantes, parfois les plus belles amours n’y résistent pas. Que S., entrant au vif de la lumière dans cet atelier où le chevalet portait une image d’homme ait éprouvé quelque pincement au cœur, si ce n’est une pointe de jalousie ne nous étonnerait nullement. Il y a là, comme une soudaine ambiance de tragédie antique où le héros, découvrant son rival, dévoile, en un seul empan de la vue, la verticalité d’un destin dont il faudra bien affronter la réalité. Laquelle, comme chacun sait, est « cruelle » !

   « Il se détachait sur cette toile verticale, une peinture brune, verdâtre et ocre jaune, comme aurait pu le faire, mais avec plus d’assurance Auberjonois, la haute figure de Miriam en blouse blanche, comme elle l’était toujours à l’école des Beaux-arts, sur laquelle croulait son abondante chevelure noire comme du jais, un pinceau brosse à la main. »

   Ici, nous ne pouvons plus mettre en doute le magnétisme, la troublante aimantation à l’aune desquels S. perçoit cette « haute figure », prédicat d’exception pour une Déesse, une femme certes de ce monde-ci, mais rehaussée par son statut social, cette bourgeoisie qui attire et, en un même mouvement, écarte ceux qui ne sont pas issus du sérail. Combien alors, il nous est facile de saisir cette attitude complexe entremêlée de « crainte et tremblement » pour parodier le titre de l’ouvrage de Kierkegaard, cet initiateur d’une des premières formes de l’existentialisme.

    Oui, c’est bien l’existence de S. qui se déroule devant nous avec ses zones d’ombre, la modestie d’une condition artisanale dont la réalisation de la mosaïque semble être l’emblème, ses zones de lumière avec cette femme « en blouse blanche », virginale et visage, tout à la fois, massivement érotique, voyez cet adjectif « croulait » qui n’est nullement une dénotation réaliste mais une connotation « lourde » de sens. On sent, parallèlement à cette vie enferrée dans ses inévitables contingences, un réel plaisir esthétique constitué par la dénomination des teintes, seusualisme visuo-tactile qui transparaît en maints endroits du roman. Et l’approche des sens ne se limite nullement au voir et au toucher mais couvre l’entièreté de la gamme sensible, l’auditive et l’odorante comprises :

  « Le quinzième quatuor de Beethoven le surprenait par sa puissance, à peine la haute porte entr’ouverte, ainsi que la bouffée d’une agréable et moite chaleur, les odeurs de la cigarette blonde et celle d’un parfum capiteux mélangés à celles de l’huile de lin et de la térébenthine. »

   Les sensations sont si clairement manifestées qu’il s’agit tout simplement d’une érotisation sans fard du monde environnant, dont le cogito pourrait s’énoncer de la manière suivante : « Je désire, donc je suis. » Je désire l’ivresse musicale. Je désire « l’agréable et moite chaleur » dont il n’est nullement besoin de tracer le transparent portrait. Je désire la fragrance du « parfum capiteux », identifié, en cet instant, à un seul être. Je désire les odeurs musquées de la peinture qui sont comme un second instinct pour qui s’éprouve en tant qu’artiste. Je « désire le désir » pour trouver une chute tautologique qui englobe cet univers de l’atelier. Et la polyphonie, la polyrythmie de cette scène sont si étonnantes, si complexes, si intimement imbriquées, qu’il faudrait créer un néologisme du genre « senxualité » pour faire se conjoindre vertige des sens et trouble d’une libido mise à rude épreuve. Se relève-t-on jamais d’un tel événement ?

   Et maintenant, il convient de s’arrêter sur ce long morceau d’anthologie qui mêle, en une seule et même unité, la passion de l’art dont la Muse est l’initiatrice, le Peintre l’officiant et les relations ambiguës de ce couple que d’aucuns jugeraient « illégitime », que les experts reconnaîtraient pour ce qu’elles sont, à savoir la fusion du mystique avec son dieu, de l’alchimiste avec sa pierre philosophale, de l’artiste avec sa toile, cette merveilleuse symbiose qui conduit les amants bien au-delà d’eux-mêmes dans des contrées mystérieuses, ailées, magiques dont, peut-être, jamais ils ne reviennent :

   « Concentrés sur la peinture qu’elle devait absolument finir au plus vite, ils échangèrent longuement des propos, et d’un avis à l’autre, encouragé par Miriam qui ne savait plus comment poursuivre ses reprises, il prit avec un certain plaisir un large pinceau langue de chat, pénétrant à son tour activement dans ce monde nostalgique qui imprégnait si profondément les peintres de la région romande, ne sachant plus, en ce moment de la nuit, s’il s’agissait d’un acte pictural ou amoureux. Si étroitement unis dans cette grisante ambiance passéiste et bourgeoise, ils ne voyaient le temps passer, et après un casse-croûte vers minuit, ils prolongèrent cette peinture à quatre mains jusqu’au matin à cinq heures. Lasse comme après l’amour, Miriam lui proposait de prendre le petit-déjeuner à la maison, comme s’ils étaient devenus en une seule nuit de peinture, un couple en parfaite osmose, oubliant tout ce qui les entourait. »

   Au regard des occurrences au travers desquelles se manifeste la « senxualité », nous ne soulignerons aucun lexique particulier, il faudrait tout mettre en exergue, nous contentant de conclure par ces quelques considérations générales et non définitives, il y aurait tant à dire ! 

   Il nous semble opportun de proposer l’équation suivante, en une manière d’équivalence absolue des termes, des valeurs ontologiques respectives :

 

AMOUR = ART = SENS = IN-FINITUDE

 

Nul Art sans Amour

Nul Amour sans Art

Nul Amour et Art sans Sens

Nul Sens sans Amour et Art

Amour + Art + Sens =

effacement de la finitude humaine.

 

*

 

(Le triptyque de Marcel Dupertuis figurant à l’initiale de ce texte

nous paraît contenir, en sa prose plastique, qui est aussi prose du monde,

cette très étrange « senxualité » dont, nous tous, les Vivants, sommes atteints

en notre chair intime. Nous en éprouvons le subtil foisonnement, la mystérieuse

et jouissive pluralité. Ainsi sommes-nous VIVANTS !

 

 

 

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9 janvier 2020 4 09 /01 /janvier /2020 11:17
La chambre au nord

                                                                            Senza titolo

                                                                               Bronze

                                                                        Marcel Dupertuis

 

*

 

(Libres variations sur le roman « Les Chambres » de Marcel Dupertuis

L’auteur étant Artiste, toute interprétation sera nécessairement relative

 à cette condition qui, partout où un œil discret ne repère que du réel,

celui du peintre et du sculpteur aperçoit de l’art

« Psychanalyse » d’un extrait)

 

***

 

   « Au fond du couloir, la chambre inoccupée depuis bien longtemps se trouvait dans une semi-obscurité, la fenêtre s’ouvrant sur de larges feuilles d’un lierre humide et luisant, léchant les vitres, telle une présence fantasmagorique en pays nordique. On devait passer devant un petit évier en faïence craquelée pour aller vers elle, car S. avait installé un panneau de bois sur des tréteaux, l’indispensable table de travail, parallèle au lit et divisant l’espace, ne laissant la place qu’à deux étroits couloirs, l’un servant de recul pour la peinture posée sur un chevalet de campagne ainsi qu’à l’accès au lit, et l’autre pour entrouvrir la fenêtre ou dessiner à la table, imaginant un modèle étendu sur le lit. »

 

**

 

   L’art, tout art, ne se décèle simplement là, tout au bout d’un clair horizon dans la blancheur de la lumière. Toujours l’art se fait discret, l’art se fait chose innommable qu’il faut tâcher de nommer (mais y réussit-on ?), faille d’ombre qu’il faut porter au jour de l’entendement. Son lieu est, celui, hors du monde habituel, salle de musée où ne filtre qu’une clarté mesurée, le plus souvent habilement dosée par un œil exercé aux subtilités de la mise en scène que l’on nomme aujourd’hui « muséographie ». L’œuvre doit paraître douée d’une infinie liberté, comme si, naissant d’elle-même, elle n’avait nul compte à rendre à quiconque, ni à ses Voyeurs, ni à Celui qui l’a créée et doit, en quelque sorte, demeurer en deuil d’elle, l’exigeante, la plus forte que lui, la plus forte que tout autre, elle qui sort du lieu commun pour gagner l’altitude de la cimaise.    Pour cette raison d’un genre d’inaccessibilité à la fois de l’œuvre, à la fois de l’art, le chemin qui conduit à leur sombre mystère emprunte la voie étrange pareille à celle d’un fond de couloir qui cacherait, en sa mutique présence, ce qui jamais n’est visible, seulement sa manifestation, telle gravure au plein de son encre, telle peinture réduite parfois à une seule teinte, telle sculpture, enroulement sur soi du sens, tel ce bronze patiné « Senza titolo », le bien nommé car l’on ne saurait attribuer de réel prédicat à ce qui ne saurait en recevoir, manière de concept replié sur lui-même, sur l’indicible. Simple touche, fleuret moucheté, approche tactile sans autre motif qu’un frisson ressenti au centre de l’âme.

   Initier le procès d’une œuvre, c’est lui ouvrir le lieu d’une chambre inoccupée, autrement dit lui constituer un espace neuf à partir duquel, en une efflorescence virginale, elle puisse se reconnaître en tant que sa propre singularité. Que deviendrait-elle dans une chambre multiple soumise aux regards qui l’alièneraient avant même qu’elle ne paraisse dans sa forme ébauchée, puis dans sa forme terminale ? Déjà le regard de l’Artiste serait presque de trop, tant la création demande ce sublime clair-obscur que l’Auteur nous propose dans une semi-obscurité aussi rassurante que nécessaire. Le Centenaire Pierre Soulages ne disposait-il un galet devant la porte de son atelier pour signifier qu’une œuvre en train de se faire, ne tolérait nulle visite, nul regard inquisiteur qui auraient brisé le cercle des affinités électives instaurées de Celui-qui-ouvre, à ceci qui est œuvré ? Il y a comme un acte de nature profondément sexuelle qui s’établit de l’Actant à l’acté. Les « Voyeurs » seront pour plus tard lorsque la fièvre retombée, la libido canalisée, l’œuvre se donnera à voir tel le prodige d’une rencontre unique, dont le destin, scellé une fois pour toutes, ne retournera jamais à son état antérieur. Le depuis bien longtemps introduit par le Romancier (de sa propre vie) constitue le signe en direction de cette temporalité qui a été, unique instant si semblable à l’irruption de la semence mâle dans l’ovule qui l’attend afin que, fécondée, quelque chose puisse surgir dans le champ universel des signes.

   Et que dire de la Nature, cette Nature tant imitée par les Anciens, tant décriée par les Modernes dans leur quête du Mouvement Abstrait ? Elle est là, au large de la chambre, sous les espèces d’un lierre humide et luisant, léchant les vitres, acte si proche d’un désir, d’une sensualité, d’un appétit qui seraient à la limite d’une offense, d’une mondéité déplacée. L’œuvre d’art authentique est bien plus proche d’une ascèse que d’agapes entre carabins. Nous voulons ici parler des seuls motifs qui puissent s’installer dans l’intervalle situé entre l’Artiste et son œuvre, à savoir la simplicité, le dénuement, le libre lieu qui seront les assises mêmes de la création, sa pureté, son exigence, son authenticité. Un petit évier en faïence craquelée, n’est-il, ici, l’indication du modeste qui se donne comme la seule présence possible dans le silence de l’atelier, ce dernier consistât-il en une chambre anonyme, de simple facture, à l’écart des turbulences du monde ?

   Face à ce qui va surgir, bien plutôt que d’en appeler au concept, à la ressource intellective pure, il convient de se laisser aller avec confiance à ce que dicte en nous la pensée que nous pouvons qualifier « d’artisanale », bien évidemment à l’écart de toute notion péjorative. Un panneau de bois sur des tréteaux fera office de table sur laquelle tracer esquisses, dessins, sans doute préparer les pigments et broyer les couleurs. Il y a toujours un ressenti intimement sensuel qui relie la main de l’homme à la matière qu’il façonne et met en forme. Voyez le forgeron qui mate un acier porté au rouge. Voyez le potier malaxant sa motte d’argile. Voyez l’ébéniste qui flatte de la paume de la main la peau souple d’un noyer ou les nervures rétives d’un chêne. Être relié est ceci, ne faire qu’un avec ce que l’on façonne afin que, la dualité surmontée, ce morceau de bois, cette pliure de bronze ne vous soient plus étrangers mais fassent partie de vous au même titre que les organes qui vous accompagnent depuis votre naissance.

   L’indispensable table de travail, parallèle au lit et divisant l’espace. Pourrait-on mieux dire le vivant trait d’union qui attache l’Artiste à son univers propre, en quelque sorte son naturel prolongement ? L’espace, cette figure indépassable de notre attachement au monde, consentirions-nous que ce soit l’homme qui décide de sa division alors que cette tâche semble incomber à la seule matière inanimée de la table ? Serait-ce l’homme qui se réifie ou bien la matière qui se spiritualise ? De toute évidence nous avons à retenir la seconde partie de l’énoncé en tant que proposition s’approchant de quelque vérité. Il faut que le lourd devienne léger, que l’opaque se métamorphose en diaphane, que le corps serré consente à s’ouvrir.

   C’est seulement dans cette étrange opération de désubstantialisation que l’art peut trouver le lieu de son effectuation. Et il est heureux que cette mission insigne revienne à la modicité de la table. Investir tel objet de ce pouvoir, c’est tout simplement accorder place à une valeur thaumaturgique de la matière, elle qui s’évanouit pour laisser place, précisément, à de l’invisible. La matière ne serait-elle nullement investie de cette puissance, comment donc pourrait-on expliquer qu’une huile ou une gouache, un fer, un plâtre, une terre soient à même de constituer le tremplin des essences qu’ils libèrent dans la figuration artistique ? C’est certes une étrange alchimie, inexplicable, obscure, mais contentons-nous de constater la quintessence à défaut de pouvoir l’expliquer.

   Quant aux deux étroits couloirs, n’indiquent-ils cette condensation de l’espace qui résulte de la confiance, de la proximité de l’Artiste auprès de ce qu’il transforme et fonde, pour la première fois, parmi le peuple prolixe et indistincts des étants ?  Oui, paradoxalement, « étroitesse » se livre tel ses antonymes, « ampleur », « vastité », « déploiement ». car c’est bien d’une « étroitesse », du motif indigent du départ, peut-être le simple trait sur une feuille, la courbe d’une ficelle, l’ombre projetée sur un mur que croîtra la promise à son être, cette forme artistique qui est, à elle-même, son propre avenir. Et que nous disent ces singuliers couloirs ? D’abord que l’un sert de recul pour la peinture posée sur un chevalet de campagne. Que l’un est donc entièrement et uniquement voué à l’œuvre picturale dont il s’agit d’estimer l’état d’avancement à l’aune d’un recul. Spatial en première instance. Temporel en seconde car nul ne peut douter que dans cet acte de jugement oculaire l’Artiste ne fasse défiler, sur la sombre paroi de son inconscient, à la manière de la Caverne Platonicienne, tous les artefacts, les essaims d’images, les siennes et celles de ses prédécesseurs, Maîtres illustres, qui peuplent nécessairement l’horizon de son souci. Et la précision qui suit, ainsi qu’à l’accès au lit, doit être prise « au pied de la lettre », si ceci peut se dire, estimée à sa juste valeur à l’aune de la proximité qui est établie entre peinture et lit. Ceci  énoncé différemment : entre création artistique et sexualité. En effet, on ne peut innocemment associer la toile au lit sans que ne vienne à l’esprit du lecteur cette libidinale relation qui, certes, n’est nullement un fait nouveau mais qui, ici, est mise en lumière au gré de cette confluence de l’ouvrage à porter au jour et de la couche dont cet ouvrage paraît la nécessaire résultante.

   Ecoutons Léo Steinberg à propos des « Demoiselles d’Avignon » : « Ce tableau est tout entier une métaphore sexuelle. Picasso aura usé de tout son art pour en articuler l'érotique. Forme explosive et contenu érotique deviennent réciproquement métaphores l'un de l'autre. Pour Picasso, peindre et faire l'amour c'est la même chose. » (C’est nous qui soulignons). Pouvons-nous appliquer cette vigoureuse assertion à l’œuvre de Marcel Dupertuis et au roman qui en est, en quelque sorte, l’ombre portée ? Nous le croyons. S’il n’en était ainsi il faudrait reporter son écriture juxtaposant lit et peinture à l’expression d’un lapsus. Mais on le sait bien, depuis au moins l’invention de la psychanalyse, le lapsus est plus vif que la parole vive, en un mot il en est le substitut pour la simple raison qu’il est plus proche d’une vérité qui n’en devient que plus réelle au motif de sa dissimulation, ainsi se montre-t-elle sans apprêt, toute nue, ce qui est bien le propre de toute vérité. Et qui donc oserait nous contredire, prétextant une interprétation fallacieuse, alors que la touche finale de cet extrait nous livre son Auteur imaginant un modèle étendu sur le lit ? Il faudrait être vraiment de mauvaise foi ou bien dépourvu du sens commun, lequel, en toute parole, décèle souvent bien plus qu’elle n’a voulu dire.

   Le commentaire de ce texte placé à l’incipit du roman trouvera ici sa chute, sur cette note amoureuse qu’entendent aussi bien les amateurs d’art, les esthètes en tous genres que l’ordinaire des mortels. Tous s’endorment y pensant, se réveillent de même. L’intervalle n’étant qu’une identique sourdine dont, à l’état de veille, ils n’osent évoquer le contenu pour de nobles motifs de pudeur.

Lisez donc « Les Chambres »,

cela ne parle que de cela,

de l’amour de la vie,

de l’amour de l’art,

de l’amour des femmes.

Y aurait-il plus beau dessein

pour l’humaine condition ?

 

 

 

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2 janvier 2020 4 02 /01 /janvier /2020 09:50
 Le roman d’une Veuve Noire

                           Œuvre : Barbara Kroll

 

***

 

 

« L’aube d’une absence », avais-je pensé, vous apercevant dans le demi-deuil de cette terrasse ombreuse. C’était curieux cette forme de vous que vous adressiez au monde. Jamais, dans ma vie semée d’aventures, je n’avais vu pareille esquisse si proche de la disparition. La lumière n’était nullement lumière mais traînée fuligineuse, sans doute semblable à ces « Ames mortes », à cette sombre représentation de l’enfer existentiel décrit par Gogol. Etiez-vous réellement en enfer ? Pour quel péché, quelle faute que vous ne sembliez pouvoir expier ? Mon âme romantique eut tôt fait de dresser à votre intention une haute dramaturgie. Vous ne pouviez être qu’en proie au doute, au questionnement sans fin, peut-être abandonnée par votre Amant, manière de feuille morte bousculée par le vent.

   C’était surtout votre immobilité qui m’atteignait, comme si l’espace soudain étréci vous avait enveloppée dans une étroite tunique, une camisole pour tout dire, votre destin paraissant figé dans une manifeste impossibilité de vous affranchir de sa pesante diction. Tout autour de vous, rien ne pouvait figurer que le vide. Je pensais alors, d’une manière métaphorique, à ces taches d’huile irisées qui chassent au loin tout liquide, toute eau voulant s’inscrire dans leur mystérieux domaine. Aussi, à l’image de deux aimants de pôles identiques qui créent un irrépressible champ de répulsion. Tout le contraire de ces fameuses « affinités électives » qui rapprochent étrangement les êtres à leur insu, sans qu’aucune hypothèse rationnelle ne puisse se déduire de cette attraction passionnée. Une pure effervescence de deux cheminements appelés à confluer, à ne plus connaître leurs propres limites, à se fondre l’un dans l’autre comme s’il en avait été décidé ainsi de toute éternité.

   L’espace n’était nullement l’espace. Cloué qu’il était en ce lieu d’étonnante sidération. Une intime et profonde réflexion m’invitait à me tenir sur mes gardes, à ne nullement franchir la limite de votre domaine comme si un invisible magnétisme m’eût soudain placé sous votre domination sans qu’il me fût possible de jamais m’en affranchir. Et, du reste, tous mes essais de rationalisation, de logique, échouaient au rivage du cercle dans lequel vous étiez confinée. Insecte pris dans son bloc de résine, vous n’offriez au monde que cette forme glacée, hors de toute vision ordinaire, pareille à ces origamis japonais, pliure d’une figure de soi sur soi jusqu’au terme d’une déconcertante incompréhension. C’était bien ceci, vous étiez un genre de barbacane à l’angle de quelque forteresse, une tour ronde dont on aurait occlus les fines meurtrières, il ne demeurait que cette sourde puissance, cette énergie interne dont, parfois, je devinais l’impatience, comme un murmure qui enflait et devait se presser tout au bord de votre peau sans pouvoir en franchir l’écran opaque, sans doute douloureux. Nul n’aurait pu demeurer en cet état d’affliction qu’au risque de sa propre perte. En raison de ceci, je vous croyais personnage de fiction, un de ceux qu’à longueur de journée distillait mon cerveau embrumé, ce réseau illisible, y compris pour ma propre pensée.

   Mais n’étais-je en train de bâtir, de toutes pièces, une scène dont les tréteaux de fragile constitution ne pourraient longtemps soutenir l’épreuve à laquelle ils étaient soumis ? Il faut dire, mon champ de vision était si étréci et quoique m’étant hissé sur une chaise, la perspective que m’offrait la tabatière débordant à peine du toit, infligeait à mes yeux l’image d’un paysage tronqué, pareil à ces décors en trompe-l’œil d’un théâtre de chambre. Tout au plus s’agissait-il d’une réalité fragmentée, laquelle, chacun le sait, ouvre tout grand les portes de l’imaginaire et des fantasmes qui en sont les habituelles fascinations. Cependant, afin de rétablir en moi quelque sérénité et créer les conditions d’une vision plus apaisée, sinon exacte des choses, j’avais regagné ma table de travail dans ce galetas éclairé d’un jour sévère. Pour mon séjour à C., je n’avais guère trouvé à me loger que dans cette sorte de mansarde, certes poétique et rêveuse, mais refermée sur l’habituel spectacle du monde.

   Chaque jour qui passait me voyait penché sur le clavier de ma machine, gravant dans le papier, à coups répétés de fins caractères, une histoire qui semblait plutôt dépendre d’un simple hasard que d’une volonté qui aurait été mienne, soutenue par la nécessité de quelque raison. Comme au sein d’un somptueux mystère, les mots se déposaient sur la page blanche un peu à la façon dont un grésil voltige dans le blizzard ne sachant ni le lieu de sa provenance, ni celui de son étonnant périple, pas plus que de sa fin, sans doute une chute dans quelque ornière vêtue de rien. Autrement dit mon existence, ici, sous les toits emplis de brume, ressemblait davantage aux rivages incertains d’un songe qu’à l’accomplissement d’une tâche inscrite dans le chiffre impérieux du destin. Je dois avouer, j’aimais cette manière de subtil flottement, entre deux airs, entre deux eaux, ne sachant, à vrai dire, quelle terre recevrait l’empreinte de mes pas et si même, un jour improbable, il m’était donné de fouler cette argile dont mes pieds ne conservaient même plus le souvenir, juste une lointaine saveur perdue dans l’antique corridor de la mémoire.

   Mais que je vous dise, vous l’Enigmatique, vous l’Etrangère, vous la Mystérieuse, je crois bien que je commence à cerner vos traits, à deviner vos manigances, à saisir les desseins que vous poursuivez tout en feignant de paraître cette Touriste égarée attendant sur le quai de quelque gare le train qui la conduira en direction de son curieux et complexe futur. Mais, bien plutôt que de développer un discours allusif, elliptique, laissez-moi donc vous dire qui vous êtes, comment votre présence s’adresse à moi sur un mode que je pourrais qualifier de « fantastique », tant votre conduite tutoie le bizarre, l’inconséquent, le paradoxal. Voyez bien ceci : je suis assis derrière la table qui supporte ma machine à écrire, un cercle de lumière nappe les feuilles couleur de neige, les feuilles semées de fins signes noirs, tels des insectes portant dans leur logis les brindilles amassées. Parfois ma vue se trouble-t-elle de fixer ces minces errances, ces bribes de mots qui dessinent une curieuse Tour de Babel typographique.

   Maintenant, dans une manière de déplacement subreptice, à peine la translation d’une lame d’air dans le silence d’un corridor, vous voici derrière moi, je sens la vibration de votre corps, je devine la froideur de votre haleine, je perçois le moindre de vos mouvements, à la façon dont l’araignée est alertée de la présence d’un insecte pris dans les mailles de sa toile. Alors que je venais tout juste de taper, sur ma Remington, la phrase suivante :

   « Magda, au faîte de sa jouissance, exaltée du plein et beau sentiment d’exister, lissait sa peau souple du plat de sa main soyeuse, s’étirait longuement dans le jour qui naissait, trouvait mille raisons de se réjouir de qui elle était, de vivre intensément chaque instant qui passait, de transformer toute chose, fût-elle infime, en un événement hors du commun qui, désormais, métamorphoserait sa vie en un pur éclat, soleil d’une gemme dans la nuit du monde ».

   Alors donc que je m’apprêtais à inscrire quelque autre sentiment d’exaltation et de bonheur simple éprouvés par mon Héroïne, je te vis approcher, vêtue de cette sombre robe à carreaux verts et noirs, on aurait dit un vitrail ancien, je te vis encore poser tes mains jaunes aux longs doigts, des serres pareilles à celles des rapaces de haut vol, les ongles peints de rouge rubis, éclats de sang dans la pénombre de ma « garçonnière », poser tes doigts sur mes poignets afin d’en immobiliser la course, je ne pouvais plus frapper quelque signe que ce soit, je vis le compas de tes jambes s’ouvrir grandement, enserrer le contour de ma taille, ta robe s’écartant, j’apercevais la broussaille de ton sexe, j’y devinais tes lèvres humides et désirantes - Magda était bien loin, perdue dans sa mer de signes -, je vis l’antre de ton plaisir pris de sombres et étranges convulsions, tu ne disais mot, tes gestes suffisaient à te décrire telle celle que tu étais, cette Ombre habitant le clair-obscur des choses, peut-être leur unique émanation, à peine une vibration à l’entour du silence, je te vis saisissant ce verre d’absinthe jaune, couleur de soufre, je te vis y tremper le double arc de tes lèvres - était-il mauve, ou bien n’était-ce qu’un reflet, la teinte d’une éternelle affliction ? -, je te vis boire longuement ton breuvage, m’invitant à imiter ta libation, je vis, sur ma table transformée en guéridon pareil à une chair épanouie, un étui à cigarettes ouvert que jouxtait une boîte d’allumettes, tu saisis entre les brindilles raides de tes doigts une longue « Bridge » au filtre de liège que tu allumas, tirant de son tabac odorant de souples volutes de fumée, nous fumions alternativement et mes lèvres rejoignaient les tiennes, au travers de l’empreinte de ton rouge posé sur le mince cylindre de papier, je te vis entière ou presque, je vis le gouffre béant de ton sexe, tumeur arachnide, peut-être Damon Diadema au corps plat et triangulaire, peut-être Argiope Bruennichi à l’abdomen rayé de jaune et de noir, je te vis dans l’entièreté de ta monstruosité, incapable de faire le moindre geste pour me soustraire à ta gluante emprise.

Je pensais à Magda, à l’une de ses répliques les plus « brillantes » dans le livre que j’écrivais : « Les femmes te tueront, ce sera le prix de ta fascination pour les Veuves Noires ».

   En effet, mon Héros de papier était dans une quête permanente, quasi-obsessionnelle de ces femmes d’âge mûr, mais encore pleines de charmes, pleines d’attraits, ces femmes d’expérience qui font de leur sombre désir un violon d’Ingres, de leur rubescent plaisir une manière d’œuvre d’art. Boris, en effet, hantait les salles glauques des casinos où ces Belles jouaient à la roulette, comme elles jouaient leurs propres vies, misant tout sur le Rouge (l’Amour) ou bien le Noir (la Mort) car ces « Belles de nuit » étaient à la recherche d’un absolu qui les comblât, ce à quoi n’avaient pu les conduire leurs défunts maris. Plus d’une avait été soupçonnée, soit d’avoir fait ingurgiter une boisson léthale à son ancien compagnon, soit de l’avoir précipité dans le vide, lorsque, tel « Le Voyageur contemplant une mer de nuages », distrait du monde et des choses, il devenait soudain si facile, à l’aune d’une simple impulsion de l’index, de le conduire à trépas. Invariablement toutes les enquêtes avaient conclu à des empoisonnements volontaires des victimes, un suicide donc, ou à un vertige fatal qui aurait attiré sa proie, car en plus d’un vice fiché au plein du corps, ces Aventurières étaient douées d’une intelligence hors du commun.    

   Cette faculté tout entière, elles la destinaient à l’accomplissement de leur vice qui, somme toute, n’était que l’envers de leur vertu, de leur piété car, il n’était nullement rare qu’au détour de quelque forfait sanglant, ces Pieuses Destinées n’allassent prier dans quelque église ou sanctuaire à l’ombre desquels elles faisaient pénitence, leur acte de contrition le plus habituel consistant, dans le silence du lieu, à boire de longues rasades de Chartreuse ou bien à feuilleter quelque revue coquine où elles prélevaient les détails scénographiques dont elles s’inspireraient afin d’honorer dignement leu prochain martyr.

   Je te vis, mais te voyais-je encore, seulement le tour bleu de tes lèvres qui ressemblait étrangement aux plis ourlés de ta vulve, je te vis donc habitée d’un sourire qui en disait long sur la qualité de ta pulpeuse jouissance, tes chairs s’animaient d’étranges convulsions, ton regard de braise me touchait en plein cœur, je me débattais dans ton antre libidineux mais plus je m’agitais, plus je sombrais en de ténébreuses conques abyssales. Il y avait comme de curieux et doucereux flagelles qui butinaient mon corps, parfois je sentais la succion insistance d’une ventouse, parfois l’enroulement, autour de mon sexe, de filaments que j’imaginais être ceux d’une maléfique hydre commise à ma fin. J’avais beau me débattre, essayer de crier, les sons de ma voix, comme dans les mauvais rêves, éclataient sur mes lèvres telles de risibles bulles crevant l’eau lourde des marais.

   Oh, oui, alors, ma Geôlière devait bien s’amuser, se repaître de mon désarroi, jouir pleinement de la puissance terrible qu’elle déployait à mon encontre. Je me savais en sursis, mais, comme tout condamné à mort, tant que ma tête reposait sur le billot, qu’elle n’était pas tranchée, j’espérais quelque miracle qui m’ôterait des griffes de mon bourreau. Conservant encore un brin de lucidité, je me demandais pourquoi « bourreau » était du genre masculin. En l’occurrence le féminin remplissait son office à merveille. Je m’enfonçais doucement dans la grotte primitive, éprouvais des sensations évidemment inverses à celles ressenties par un nouveau-né. Je retournais à un lieu originel qui, peut-être, me dirait son mystère. Ce serait la contrepartie des douleurs qui m’étaient infligées.

   Bien près de disparaître de la surface du monde et des choses, dans un ultime élan d’énergie, pensant sauver ma peau du désastre, je m’entendis articuler haut et distinctement cette tragique supplique :

« Magda, je t’en prie, tire-moi donc de ce mauvais pas. Je te le rendrai au centuple ».

   Au-dessus du gouffre qui me retenait prisonnier, le visage hilare de Magda m’apparut, armé d’un sourire grinçant :

   « Boris, je te l’avais toujours dit que les femmes te perdraient. C’est bien toi, écrivain indigent qui m’as métamorphosée en Veuve Noire, le seul destin que tu aies remis entre mes mains tel le plus précieux des dons. Boris, ta fin est venue avant même que tu ne mettes un point final à ton roman. Le titre que tu cherchais vainement, le long de tes nuits blanches, le voici, je te l’offre en guise de viatique : « Douce sera ma mort ». Oui, Boris, tu as joué, tu as perdu ! Je fleurirai ta tombe au Père Lachaise. Un bouquet d’immortelles, Boris. D’immortelles, m’entends-tu ? »

 

 

 

 

 

 

 

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