« S’élever à son plus haut,
seule la douleur le permet. »
Œuvre : Dongni Hou
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Comprendre le rapport de la douleur à l’être exige de s’exonérer du présent, de délaisser la sensation immédiate, de s’immerger dans la seule dimension qui autorise une compréhension, à savoir la généalogique qui puise, à même nos racines, l’origine des choses. Il faut faire un saut. Immense. Enjamber sa propre histoire, la grande aussi avec une Majuscule, l’Histoire donc, dépasser la protohistoire, survoler la préhistoire, aller bien au-delà des âges géologiques afin que la naissance du cosmos soit connue. Imagine donc cette soupe primordiale, cette immense dilatation de l’univers, cette mer chaotique où s’entrechoquent à une vitesse inouïe le peuple des protons, celui des électrons et des neutrons. Sans doute un beau spectacle pyrotechnique avant l’heure d’où tout allait découler, aussi bien la matière des planètes, aussi bien celles des animaux, des plantes et la nôtre même en gestation, minuscule étincelle dans la froide nuit cosmique. Oui, la clé est là dont encore le déchiffrement demeure pur mystère. Peu importe, c’est l’allure générale de la marche des événements qui nous importe.
Imagine l’effort de la montagne, cette mer de magma, pour se solidifier, faire se hisser en direction du ciel ses pics altiers, ses arêtes, la belle géométrie de ses faces. Douleur que cela. Intense tellurisme, failles du sol, geysers fusant de la croûte terrestre, travail souterrain des monts qui ne se soulèvent qu’à être constamment façonnés de l’intérieur, métamorphosés puis poncés par des millénaires d’érosion. Notre vision éblouie du Mont Blanc ou de la superbe face sud-ouest du Makalu au Tibet réalise nécessairement cette synthèse inaperçue, reconstitue cette genèse au gré de laquelle ces hauts sommets nous font le don de leur pure beauté.
Imagine le voyage de la graine, ce périple insensé, l’aventure qui la porte de noroît en suroît, la chaleur qui menace d’en faire éclater l’enveloppe, le froid qui en resserre le germe, puis le recueil dans le sol au risque de rencontrer le prédateur, puis la longue incubation, la sortie hors du sol, le rameau dont le premier gibier pourrait faire son ordinaire. Puis la tige si frêle, puis l’écorce si fragile, puis l’arbre que guettent les xylophages, puis la foudre qui, toujours, défie la croissance, puis la hache du bûcheron qui épargne ou bien condamne. Douleurs que ceci au travers desquelles il faut frayer sa voie.
Imagine l’alpiniste, sa lutte de tous les instants dans la bise qui attaque, le gel qui mord les doigts (peut-être faudra-t-il les amputer ?), le bivouac, la nuit, pendu à quelques milliers de mètres sous l’avalanche des étoiles. Le réveil au matin dans l’engourdissement total de son être. Peut-on encore penser lorsque l’on diffère si peu de la stalagmite de glace ? L’amour peut-il sauver ? La foi porter secours ? L’art encourager la poursuite de cette folle équipée ? Et les frères qui ont dévissé, les cordées en perdition, ne font-elles le siège de la conscience lorsque, seul sur la paroi, il faut faire face à l’impossible ? C’est la douleur et elle seule qui fait reconnaître le courage de ces hommes, la vaillance de leur exploit, le mérite immense qu’ils déploient dans cette quête de l’inutile. Un bond en avant avec les mains tendues vers l’absolu. Les cimes sont inaccessibles que prennent ces explorateurs de l’inconnu, du dangereux. Aussi, planter un drapeau à la pointe extrême du K2, est porter haut la flamme de la volonté humaine qui, parfois, transcende les actes du haut de son étonnant prestige.
Oui, belle Poupée de porcelaine, il fallait ce long épilogue avant que d’arriver à toi. En toi confluent tous ces courants qui viennent de si loin, le basculement du jour et de la nuit, les flux et reflux des marées, la lueur des étoiles dans tes yeux, la blancheur de la Lune sur la craie de ton front, la chute du vent dans la futaie de tes cheveux. Oui, Poupée, tu es Fille des Planètes, Héritière des lointaines galaxies, celle en qui vit la course du vent, court le sable du désert, chante la fuite du ruisseau, s’élève la force de l’arbre, grandit la sève de la montagne. Et ta robe rouge semée de fleurs, dit-elle seulement la nécessité de l’efflorescence, le luxe de l’épanouissement, la beauté des choses allumant dans nos pupilles cette inextinguible musique qui nous fait tenir debout ? L’incarnat de ta vêture est-il rouge-désir ? Ou bien rouge-sang dont a été tissée ta venue au monde ? Car, belle Princesse, tu le sais bien (ton visage sérieux, blême, vient en apporter la certitude), tu es image d’une souffrance qui te dépasse car elle vient de si loin ! Tes aïeux t’en ont fait le legs, tout comme tu en feras le don à tes enfants. Aucune vie n’est épargnée de tourment. C’est là la loi la plus évidente du genre humain. Mais, tu le sais, n’y aurait-il sur Terre que « luxe, calme et volupté », les hommes inventeraient le malheur afin que, rivé en eux, ils puissent, par simple effet de contraste, appeler le bonheur, cette illusion qui toujours fuit à mesure qu’on en tresse la fable.
Alors, vois-tu, c’est de notre propre souffrance dont il sera question dès l’instant où la belle figure que tu portes au-devant de toi, pareille à la proue d’une goélette, s’effacera de notre vue. Nous serons tristes, infiniment et n’attendrons que ton retour. Reviens-nous vite belle apparition. Toute douleur n’est acceptable qu’à connaître sa fin. Oui, sa fin ! « S’élever à son plus haut, seule la douleur le permet ». La tienne, la nôtre car toute affliction, tout chagrin se ressemblent. Ils sont les voies du dépassement. Il nous faut franchir. Sans délai !