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11 septembre 2018 2 11 /09 /septembre /2018 08:48
Se hisser de soi

       « S’élever à son plus haut,

      seule la douleur le permet. »

         Œuvre : Dongni Hou

 

 

***

 

 

   Comprendre le rapport de la douleur à l’être exige de s’exonérer du présent, de délaisser la sensation immédiate, de s’immerger dans la seule dimension qui autorise une compréhension, à savoir la généalogique qui puise, à même nos racines, l’origine des choses. Il faut faire un saut. Immense. Enjamber sa propre histoire, la grande aussi avec une Majuscule, l’Histoire donc, dépasser la protohistoire, survoler la préhistoire, aller bien au-delà des âges géologiques afin que la naissance du cosmos soit connue. Imagine donc cette soupe primordiale, cette immense dilatation de l’univers, cette mer chaotique où s’entrechoquent à une vitesse inouïe le peuple des protons, celui des électrons et des neutrons. Sans doute un beau spectacle pyrotechnique avant l’heure d’où tout allait découler, aussi bien la matière des planètes, aussi bien celles des animaux, des plantes et la nôtre même en gestation, minuscule étincelle dans la froide nuit cosmique. Oui, la clé est là dont encore le déchiffrement demeure pur mystère. Peu importe, c’est l’allure générale de la marche des événements qui nous importe.

   Imagine l’effort de la montagne, cette mer de magma, pour se solidifier, faire se hisser en direction du ciel ses pics altiers, ses arêtes, la belle géométrie de ses faces. Douleur que cela. Intense tellurisme, failles du sol, geysers fusant de la croûte terrestre, travail souterrain des monts qui ne se soulèvent qu’à être constamment façonnés de l’intérieur, métamorphosés puis poncés par des millénaires d’érosion. Notre vision éblouie du Mont Blanc ou de la superbe face sud-ouest du Makalu au Tibet réalise nécessairement cette synthèse inaperçue, reconstitue cette genèse au gré de laquelle ces hauts sommets nous font le don de leur pure beauté.

   Imagine le voyage de la graine, ce périple insensé, l’aventure qui la porte de noroît en suroît, la chaleur qui menace d’en faire éclater l’enveloppe, le froid qui en resserre le germe, puis le recueil dans le sol au risque de rencontrer le prédateur, puis la longue incubation, la sortie hors du sol, le rameau dont le premier gibier pourrait faire son ordinaire. Puis la tige si frêle, puis l’écorce si fragile, puis l’arbre que guettent les xylophages, puis la foudre qui, toujours, défie la croissance, puis la hache du bûcheron qui épargne ou bien condamne. Douleurs que ceci au travers desquelles il faut frayer sa voie.

   Imagine l’alpiniste, sa lutte de tous les instants dans la bise qui attaque, le gel qui mord les doigts (peut-être faudra-t-il les amputer ?), le bivouac, la nuit, pendu à quelques milliers de mètres sous l’avalanche des étoiles. Le réveil au matin dans l’engourdissement total de son être. Peut-on encore penser lorsque l’on diffère si peu de la stalagmite de glace ? L’amour peut-il sauver ? La foi porter secours ? L’art encourager la poursuite de cette folle équipée ? Et les frères qui ont dévissé, les cordées en perdition, ne font-elles le siège de la conscience lorsque, seul sur la paroi, il faut faire face à l’impossible ? C’est la douleur et elle seule qui fait reconnaître le courage de ces hommes, la vaillance de leur exploit, le mérite immense qu’ils déploient dans cette quête de l’inutile. Un bond en avant avec les mains tendues vers l’absolu.  Les cimes sont inaccessibles que prennent ces explorateurs de l’inconnu, du dangereux. Aussi, planter un drapeau à la pointe extrême du K2, est porter haut la flamme de la  volonté humaine qui, parfois, transcende les actes du haut de son étonnant prestige.

   Oui, belle Poupée de porcelaine, il fallait ce long épilogue avant que d’arriver à toi. En toi confluent tous ces courants qui viennent de si loin, le basculement du jour et de la nuit, les flux et reflux des marées, la lueur des étoiles dans tes yeux, la blancheur de la Lune sur la craie de ton front, la chute du vent dans la futaie de tes cheveux. Oui, Poupée, tu es Fille des Planètes, Héritière des lointaines galaxies, celle en qui vit la course du vent, court le sable du désert, chante la fuite du ruisseau, s’élève la force de l’arbre, grandit la sève de la montagne. Et ta robe rouge semée de fleurs, dit-elle seulement la nécessité de l’efflorescence, le luxe de l’épanouissement, la beauté des choses allumant dans nos pupilles cette inextinguible musique qui nous fait tenir debout ? L’incarnat de ta vêture est-il rouge-désir ? Ou bien rouge-sang dont a été tissée ta venue au monde ? Car, belle Princesse, tu le sais bien (ton visage sérieux, blême, vient en apporter la certitude), tu es image d’une souffrance qui te dépasse car elle vient de si loin ! Tes aïeux t’en ont fait le legs, tout comme tu en feras le don à tes enfants. Aucune vie n’est épargnée de tourment. C’est là la loi la plus évidente du genre humain. Mais, tu le sais, n’y aurait-il sur Terre que « luxe, calme et volupté », les hommes inventeraient le malheur afin que, rivé en eux, ils puissent, par simple effet de contraste,  appeler le bonheur, cette illusion qui toujours fuit à mesure qu’on en tresse la fable.

   Alors, vois-tu, c’est de notre propre souffrance dont il sera question dès l’instant où la belle figure que tu portes au-devant de toi, pareille à la proue d’une goélette, s’effacera de notre vue. Nous serons tristes, infiniment et n’attendrons que ton retour. Reviens-nous vite belle apparition. Toute douleur n’est acceptable qu’à connaître sa fin. Oui, sa fin ! « S’élever à son plus haut, seule la douleur le permet ». La tienne, la nôtre car toute affliction, tout chagrin se ressemblent. Ils sont les voies du dépassement. Il nous faut franchir. Sans délai !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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10 septembre 2018 1 10 /09 /septembre /2018 10:17
Une idée simple du bonheur

                    « Plus qu’une cérémonie »

                       Œuvre : André Maynet

 

 

***

 

 

   Bien des quidams dont je croisais la route me demandaient quelle était la raison de mon bonheur. La raison ? Fallait-il être distrait pour interroger de la sorte ! Comme si le bonheur - cette faille dans la lumière du jour -, pouvait jamais se dénoter en termes de concept,  d’argumentation logico-rationnelle. Sans doute mes coreligionnaires faisaient-ils  appel à un rapide syllogisme du genre : « Tous les hommes de raison sont heureux. Or tu es un homme de raison. Donc tu es heureux ». Je connais bien des « honnêtes hommes » habiles dans l’art d’argumenter dont les jours sont semblables à ces débuts d’automne badigeonnés de brouillard, que nul soleil ne vient visiter et l’âme esseulée se demande le lieu de son être. Vois-tu, c’est toujours ainsi, l’existentiel se rassure de maints raccourcis. Peut-être est-ce là une façon de se réconforter, de penser qu’une joie est toujours possible à l’aune d’un simple raisonnement. Sans doute ces hommes sont-ils heureux au seul motif de ne point connaître la mystérieuse alchimie qui conduit au ravissement.

   Ta photographie, la voici posée devant moi dans le demi-jour de ma mansarde. Que crois-tu qu’il soit advenu de cette rencontre ? Elle aurait pu être banale, identique à la vision d’une carte postale d’un ami perdu de vue depuis longtemps. On regarde, puis on est loin, déjà, derrière le moutonnement des toits de Paris où l’heure est grise, la pluie vacante qui ne tardera à poudrer les trottoirs de sa lente mélancolie. De l’anonyme où tu demeures, perçois-tu ces deux taches de lumière qui font leur grésillement dans le secret de mon antre ? Ce sont les gardiennes de mes nuits lorsque, visité par quelque intuition, je griffonne sur le papier quantité de signes illisibles.  Sont-elles, ces taches,  le simple écho à ces deux ampoules atteintes de dénuement qui correspondent si bien à ta blanche apparition ? C’est un peu comme si tu naissais d’elle, la lumière, genre de concrétion dans la nuit d’une caverne, offrande faite aux hommes au plein de leur sommeil. Ou bien surgissement d’image dans la soie de leurs rêves.

Combien cette cagoule de cheveux cuivrés encadre avec douceur la lame de ton visage, cette merveilleuse étrave qui ne s’avance qu’à être déchiffrée. Et le rose de tes joues, et le rouge de tes lèvres, ces clignotements étranges, ces flamboiements assignés à résidence, disent-ils le raffiné de ta présence, dont tout un chacun voudrait recevoir le don pareil à une grâce infinie ?

Tes épaules, oui, tes épaules taillées dans ce marbre de Carrare avec leur chute infinitésimale, comment ne pas être fasciné, comment s’en éloigner autrement qu’au prix d’une immédiate douleur ? Et ton buste ? Ce signal d’un brusque revirement, l’ombre y court qui, bientôt, soustraira à mes yeux la plaine de ton corps. Voilé, visible, mais au prix d’une dilatation de la pupille. Celle de l’âme, la seule pouvant officier, ici, dans ce qui s’annonce comme le pur cérémoniel.

   Es-tu prête pour quelque mystérieux adoubement ? Pour célébrer le fleurissement de ton âge nubile ? Pour passer un pacte avec la Mort ? C’est si ouvert à la pluralité, une cérémonie ! De la naissance à son contraire, tout peut s’y inscrire qui laissera trace dans les strates du souvenir. Mais j’allais oublier les bourgeons de tes seins, ces deux mots susurrés dans le menu, l’imperceptible, le creux de ta bouche en porte encore la douce saveur. Et la goutte de ton nombril sur laquelle s’imprime ce merveilleux bouton de rose, qui est-elle pour vouloir ainsi se soustraire aux regards ? Veut-elle retourner au lieu de son éclosion, n’avoir plus de lien avec la vie que par la médiation de la fleur, cette patience en attente de son destin ? Et les lèvres de ton sexe - cette permission de bonheur -, que ne les voit-on, elles cernées d’ombre qui se refusent à la liturgie, qui demeurent dans le mutique, le retrait, la continence. Cependant, belle icône, persiste en ta virginité. Nul ne saurait offenser ce corps dont l’oblativité, nul n’en doute, sera pour plus tard, lorsque automne et hiver seront passés, que la fête du printemps appellera la sève, que les hommes de raison danseront, délaisseront leurs théorèmes pour le chant, renieront les braises de leur entendement afin que paraisse au grand jour l’éclairement de leur amour.

   Connais-tu, toi l’Abandonnée - c’est bien cela, le jeu de ta résignation ? -, pur plaisir à te hisser au-dessus du sol anonyme, à figurer dans cet orbe de jour, à questionner ceux dont tu emplis le champ de vision qui, toujours, garderont dans la lanterne de leur tête cette vacillation de l’heure dont ils feront le lieu d’un rite ? Pas d’autre voie que celle de cette infinie errance. Oui, permets-nous de divaguer et de ne point nous arrêter. Bientôt sera l’heure teintée de nuit. J’éteins les deux halos de lumière si semblables à ceux qui dessinent ta forme. Deux longs rails de réverbères font leurs étranges sémaphores en direction de la Seine. Ma page est blanche qui attend le signe que tu es. Puisse-t-il me tenir éveillé jusqu’aux premières lueurs de l’aube !

  

 

 

 

 

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8 septembre 2018 6 08 /09 /septembre /2018 12:27
A l’ombre des Demoiselles

      « Ce soir...le Canigou rêve de son passé !!! »

                 à Orgues d'Ille-sur-Têt

                Photographie : Hervé Baïs

 

 

***

 

 

   J’étais arrivé en Roussillon, ce pays que je croyais béni des dieux, aux alentours de Pâques. Le temps était froid, uniformément gis. Certains jours de longues lames de vent trouaient les rues et les gens étaient rares qui s’y aventuraient. J’étais descendu dans un hôtel de Saint-Cyprien, bien décidé à faire avancer l’article que je consacrais à l’écologie, une idée neuve en ces temps lointains, bien que consuméristes. Le matin serait consacré à l’écriture, les après-midis à quelques randonnées en direction des Albères. Je voulais revoir Cadaqués-la-Blanche : un amour de jeunesse que j’avais délaissé depuis bien des années. Ma fenêtre donnait sur la lagune avec ses ilots de maisons écumeuses et la nappe claire de la mer. Lors des éclipses de l’écriture, je laissais mon regard planer sur le vol silencieux des mouettes, une voile dressée dans le vent, parfois des quidams tachaient l’asphalte de leurs minces silhouettes. Ta lettre, je l’avais emmenée avec moi, glissée dans le fatras de mes notes. De temps à autre j’y jetais un coup d’œil, lisant au hasard une phrase parmi d’autres. « N’oublie pas de rendre visite aux Demoiselles ».

   Ce matin le ciel est une belle aventure, une avenue libre de toute contrainte. Les oiseaux de mer volent en rafales, font mine de plonger puis rebondissent dans l’air qui crisse telle une feuille. On s’agite dans le damier des rues. On hisse les focs, ils faseyent de belle manière, invitent au grand large. Les toilettes sont plus claires, les rires plus visibles, les hâles déjà posés sur la plaine des épidermes. Mon article bouclé, me voici disponible aux « Demoiselles ». Les rencontrant, je n’aurai, sans doute, de pensée que pour toi. Peu de monde sur la route. A ma gauche la vitre brillante d’un grand lac, un essaim de maisons, des caves aux hautes façades. Puis, dans une sorte de brume diaphane, le dessin de l’irréel lui-même, la touche subtile de l’imaginaire, le dépliement du rêve lorsque l’aurore point. J’ai posé la voiture, emprunté un chemin qui sinue en direction des hautes falaises. A cette heure matinale tout repose encore dans son étole de nuit. On en devine encore quelque réminiscence, cette nappe grise en haut du ciel, ce frémissement qui attend l’heure de sa germination. Plus bas, l’espace s’ouvre dans le genre d’un cirque de lumière. La clarté rebondit, là-bas au loin, sur l’étrave du Canigou. Elle en détoure la géométrie, en accentue le caractère sacré. Vois-tu, c’est si majestueux une montagne, avec ses sentes vives, ses étagements, ses sources, le peuple de ses arbres qui ne gravissent jamais tout à fait les pentes. Là-haut, si près du ciel, est le domaine des grands oiseaux de proie, des vents solitaires, des plaques de neige immortelle, des plumets blancs des asphodèles, des chardons hirsutes au rose fuchsia éclatant, peut-être des sublimes édelweiss à moins qu’il ne s’agisse de notre désir de les voir couronner un pic si attachant !

   Au début, ce n’étaient qu’ombres longues et visions à contre-jour. Maintenant la lumière a tout gagné qui tapisse et débusque la moindre touffe de végétation. Les habits verts des chênes pubescents, les pistachiers lentisques dont les baies rouges doivent s’impatienter de paraître, les arbousiers et leurs fruits rouges en attente de mûrissement. Tout est là dans la rumeur disponible du jour. Tout est là et la fête de la présence peut avoir lieu. Oui, les Demoiselles sont visibles dans leurs robes d’apparat. Un blanc doux que rehausse le gris discret de leurs volants, ces belles strates qui nous disent leur âge et nous inclinent à la modestie. Et puis leur coiffe est si distinguée qu’on dirait tout juste confectionnée pour aller au bal. Au bal du temps, le géologique contre le nôtre, l’humain, qui semble si inapparent dans les rouages de l’heure. Puis les couleurs qui forcissent, déploient les ramures de leur être, ces touches qu’un pinceau délicat a à peine effleurées, une lueur d’argile claire rehaussée, semblable à un miel soutenu, à la teinte accueillante d’un poil animal, peut-être un chamois, le site pourrait si bien leur être dévolu.

   Cet étonnant paysage à l’allure de rideau de scène d’un théâtre fantastique, il faut l’archiver au profond de la mémoire, le mettre en sécurité, en faire ce précieux patrimoine qui se hissera de lui-même lors des journées tristes où la Tramontane balaie la plaine du Roussillon de son haleine glacée ou bien quand le Marin, porteur de brumes, limitera la vue, glacera les yeux de ses milliers de fines gouttelettes. On pourrait demeurer un temps infini à regarder ces prodiges du sol faire leur beau ballet. Le jour, avec l’infinie variation de ses teintes. La nuit, sous le vernis blanc de la Lune, cette lactescence qui irait si bien à ces altières figures tout juste sorties d’un conte de fées. Oui, elles sont d’abord, malgré leur grand âge, des images pour de jeunes enfants babillant à la seule vue de ces hochets géants qui agiteront leur bras de celluloïd sur l’ouate de leurs rêves. A simplement les regarder, nous redevenons des bambins insoucieux des atteintes de l’âge, nous applaudissons des deux mains, naïvement, comme s’il s’agissait d’un théâtre de marionnettes qui nous aurait conviés au spectacle, quelque part, peut-être sous les frondaisons du Jardin du Luxembourg.

   Tu apercevras combien les associations d’idées sont inouïes ! Les manuscrits de mes articles, j’ai pris l’habitude de les relire près du bassin de la Fontaine Médicis, je ne sais pourquoi. Peut-être ce calme des reflets d’eau jouxtant la turbulence de la grande ville. Demain je rejoindrai Paris. Je range mes dernières affaires. Quelques voiliers rentrent au port. Quelques attardés frissonnent dans l’air qui fraîchit. Avant de rentrer à l’hôtel, je suis allé faire un tour au bord de l’étang de Canet. Sur l’eau étale, le Canigou répandait son ombre claire, ses arêtes encore enneigées dépliant leurs nervures alors que sa base reposait dans une ligne de nuit. Une bande de ciel gris-bleu au-dessus, puis des nuages à la teinte d’acier à perte de vue. D’ici, les Demoiselles sont invisibles. Sans-doute dorment-elles déjà, emmitouflées dans les plis de leur âge ! A quoi rêvent-elles, pourrais-tu me le dire ?

 

 

 

 

  

 

 

 

 

 

 

  

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7 septembre 2018 5 07 /09 /septembre /2018 12:33
Dans l’effacement de soi

          Œuvre : Barbara Kroll

 

 

***

 

 

   Cette esquisse, je l’ai trouvée, glissée dans un livre, en guise de marque-pages. Il s’agissait de « Julie ou la nouvelle Héloïse » de Rousseau. Cet ouvrage m’avait été prêté par une amie et je ne savais quoi penser de cette peinture qui semblait avoir été achevée avant que d’être commencée. Bien évidemment, je me demandais s’il pouvait y avoir un lien entre cette dernière, la peinture, et Julie qui était aussi le prénom de cette ancienne connaissance avec laquelle, depuis peu, j’avais renoué quelques liens. Je dois dire, les indices étaient flous et de cette image je ne pouvais tirer que d’hasardeuses hypothèses. S’agissait-il d’un autoportrait et, si tel était le cas, quelle était donc la cause de ce qui se donnait à voir comme un renoncement à paraître ? Je me souvins alors que Julie, en ses jeunes années, avait suivi des cours à l’école des Beaux-arts dont elle ramenait, le plus souvent, de rapides ébauches, quelques croquis, en tout cas jamais d’œuvre parvenue à sa conclusion. En ces temps déjà lointains je crois en avoir déduit les traces d’un caractère fantasque, sans doute un fond permanent d’insatisfaction, une hâte à terminer avant d’entreprendre à nouveau.

   Voici les quelques notes griffonnées à la hâte sur un carnet pour tenter de décrypter les significations latentes de ce travail : le bandeau des cheveux est cette manière d’arc sombre qui entoure le visage, en renforce encore le profond caractère dénigme. Cette représentation sans traits apparents laisse dans la perplexité si ce n’est sur le bord de quelque angoisse. Comment peut-on faire face à ce qui, précisément, n’en a pas ? Est-il possible de demeurer devant le masque d’un mime dont ne fait signe qu’un blanc livide, qu’un blanc taché de néant ? Certes non. Echange d’épiphanies. De toi à moi la fluence d’une relation, l’immédiate joie d’une possession sans reste. Réciproque. Sans apprêt. Nul autre détour qu’une neuve confiance. Les yeux dans les yeux et rien au monde ne vient en tarir l’abondance. Mystérieuse, tout de même, cette lunule carmin qui vient balafrer le bas du visage, telle une plaie dont la béance semblerait illimitée. Faut-il qu’une invisible souffrance en alimente la tragique tension ! Et cette robe ligaturant la chair, ce fourreau noir pareil au pelage de quelque animal triste, non encore parvenu à sa mue. Où est-il le corps qui y est dissimulé ? Vit-il d’autre sensation que cet étrange enfermement ? A-t-il déjà connu le bouleversement de l’amour, l’attente de l’Amant, le stylet cruel du désir ? On aurait de la peine à en informer les contours tant le dénuement est perceptible qui appelle la geôle d’une infinie solitude. Et ces mains sagement réunies sur le haut des cuisses : geste de défense ? Incapacité à communiquer quoi que ce soit de sa silhouette ? Attitude de prostration aux inavouables motifs ? Puis la perte des jambes se confondant avec le mur de plâtre, à peine la trace d’un lacet sur la pente de la cheville. Que reste-t-il de cette vision sinon cette sourde résonance comme venue de la gorge profonde d’un puits ?

   Aucune chance de résoudre le secret de ce portrait. Bien trop anonyme, trop avancé dans la fougue d’une perte de soi. Alors que me reste-t-il à connaître de ceci qui m’interroge et instille dans mon âme le poison de l’éternelle question ? Soudain, dans le blanc de neige de ma chambre, je suis privé de vision claire et les appuis me font défaut qui, sans nul doute, traceront sur le pavé de mes nuits les lueurs fauves de l’insomnie. Pourtant Julie est si loin de mon horizon présent. Seulement une flamme qui vacille dans le lointain, réminiscence de ce qui fut notre rapide et illusoire passion. Pour cette raison j’évoquais, plus haut, la question irrésolue de sa dette vis-à-vis d’une relation, le degré réel de son implication. Elle était si impénétrable, y compris dans ses rapides débordements ! Elle était sur un autre versant que le mien. Elle vivait sur les ailes du songe. J’existais à ne rencontrer que le réel, à en sentir l’épieu fiché au centre de mes jours. Le journalisme m’imposait sa loi, imprimait sa géographie aux quatre coins du monde et mes brèves escales à Paris ne suffisaient à entretenir un feu qui menaçait de s’éteindre, qui, un instant, brasilla, puis une gerbe d’étincelles finales, comme un feu d’artifice que le ciel dilue dans le bleu de sa toile. Alors, que sert-il de me torturer, de chercher à résoudre ce rébus, son emmêlement de chiffres, de dessins, de lettres muettes qui n’auront d’autre lieu que l’incertitude de leur silencieuse profération ?

   Je me souviens, maintenant, en mes jeunes années, avoir longtemps regardé dans la vitrine d’une petite librairie de l’Île Saint-Louis, la reliure fauve de « Julie », son dos gravé à l’or fin, le papier marbré de sa couverture, la densité de ses pages d’écume, la joie de ma propre vision en décuplant le prestige. Toujours j’avais été le témoin de la vie tumultueuse de Rousseau. Il me fallait connaître « La Nouvelle Héloïse ». J’achetai le livre, le feuilletai, m’arrêtant sur ses illustrations, « Le premier baiser de l’amour », où un amant rejoint son aimée sous la tonnelle riante d’un jardin édénique, comme si tout allait commencer qui n’avait encore eu lieu. Le livre est là, posé sur ma table de travail, en attente de lecture. Juste quelques passages picorés, ici et là, pour tromper les manifestations trop visibles d’une impatience intérieure. Me voici donc maintenant en possession de trois Julie : celle de chair dont je viens de rejoindre le portrait, celle du livre qu’elle m’a confié, enfin celle de l’ouvrage de ma bibliothèque. Alors comment me retrouver parmi cette confluence de figures diverses ? A laquelle m’en remettre qui ne soit la buée d’un simple souvenir, le noir et blanc d’une peinture, le trouble d’une envie ancienne de littérature dont nulle lecture n’était venue combler la faille ?

   Me voici dans les rets d’une intrigue qui ne cesse de m’interroger à défaut de m’apporter la quiétude à laquelle j’aspire. Je viens de relire l’argument de l’œuvre, pensant y déceler quelque explication. Ma vie ? La sienne ? Trouve-t-on jamais dans une fiction l’écho de son propre cheminement ? Ou bien ne s’agit-il que d’illusions, de poursuite de chimères ? Certes j’étais plus âgé que la Julie réelle. Certes j’avais été une manière de précepteur pour elle, lui donnant quelques leçons sur le Siècle des Lumières, faisant halte auprès des livres de Jean-Jacques, y cherchant le réconfort de quelques rêveries solitaires. Certes nous avions été amants l’espace d’un bref éblouissement. Et puis cette trame subite dans la fuite des jours avait-elle eu d’autre signification qu’un événement fortuit dont le temps s’était  empressé de gommer les traits ? Avait-elle été, au moins en pensée, Julie d’Etange ? Avais-je eu à ses yeux les prestiges d’un Saint-Preux ? Tout est tellement irréel depuis la rive où j’observe le passé de brume. Et quand bien même j’aurais été ce Jeune Homme modeste amoureux d’une Jeune Femme de plus haut rang, qu’en demeurerait-il à présent d’autre qu’un lointain mirage s’évanouissant au milieu des sables du désert ? Il n’y a pas de Monsieur Wolmar à l’horizon qui pourrait s’opposer à notre rencontre. Et puis ce prêt du livre comporte-t-il un message subliminal, une intention qui se réserve et n’ose dire son nom ? Je crois bien à l’énoncé de toutes ces supputations témoigner encore de cette insatiable âme romantique qui me fit pousser la porte de la librairie, acheter « Julie », la confier au secret de mes étagères puis l’oublier. Ce geste était-il le souhait d’une future résurgence ? Je ne saurais en dire l’empreinte infinitésimale. L’ombre avance sur les quais de Seine. Bientôt les lampadaires troueront le brouillard de leur globe d’argent. Il est temps que j’éteigne ma lampe. « Julie » veille dans le clair-obscur. Laquelle ? Le sommeil est long à venir qui joue parmi les spectres nocturnes. Long à venir !

 

 

 

 

 

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1 septembre 2018 6 01 /09 /septembre /2018 15:53
Ce signe blanc à l’horizon

                     Photographie : Hervé Baïs

 

 

***

 

 

    Seras-tu assuré, tout comme moi, de bien regarder cette belle image, d’y repérer les aventures signifiantes qui s’y dessinent sous la ligne de flottaison ? Toujours, l’œil, d’un seul empan de son mouvement, scrute l’ensemble du visible sans bien  décrypter toutes les lignes de force qui en animent la présence. Ainsi, d’un paysage, ne voit-on souvent que la courbe de la colline, le bouquet d’arbres à mi-pente, les flocons des nuages qui flottent dans le ciel d’azur. Identiquement pour celui-ci qui semble ne mettre en scène que ciel, mer, sable, genre de tripartition dont il faudrait se contenter afin que notre désir de scruter le réel soit rassasié. Cependant tu auras saisi que le déploiement des divers éléments n’y joue pas à parts égales.

   La scène se présente ainsi : tout en haut, le ciel est noir, profond, pareil à une pierre d’hématite avec, plus bas, des reflets d’argent que de légers nuages teintent de blanc. Puis la ligne d’horizon, ce double sillon sombre que traversent l’éclair d’un blanc vigoureux, l’incision d’un givre sur le crêpe d’un deuil. Puis la vaste marée de sable gris avec ses convulsions, ses dépressions, ses minces lignes de crête. Vois-tu, sans doute faudrait-il se contenter de cette lecture minimale, butiner tel le papillon, ici un voile d’air, là un pli d’eau, ailleurs l’effritement d’une dune que, déjà, le vent disperse. Je crois que, de cette approche immédiate, résulterait un bonheur suffisant et que rien ne serait à chercher hors cette manifestation exacte des choses. Mais tu sais l’impatience des hommes, la braise de connaître qui les brûle de l’intérieur, le fourmillement qui se saisit de leur esprit dès qu’une énigme se propose à leur entendement. Alors il faut déplier la rose, en explorer le bouton, y chercher pistil et étamines qui en disent le secret.

   Il faut viser un signe minimal au gré duquel un monde peut se lever et faire sens. Partir d’un vocabulaire simple, d’un seul mot peut-être plein de la vérité de ce qui est à appréhender qui, toujours, se recueille en quelque endroit mystérieux. Cette ligne blanche en position médiane, ce coup de scalpel dans le derme du réel, il faut en faire autre chose que le lieu d’une apparition. Il faut en dire l’inévitable loi, en tracer la figure ouvrante du jour. La chute de la nuit que l’aube métamorphose en parole. La fuite des ténèbres que, bientôt, le soleil dissoudra. Il n’en restera que d’invisibles limbes. Cette ligne n’est là qu’à nous questionner. Non seulement dans le genre d’une esthétique - ceci est pure évidence -, mais en tant qu’indice qui traverse les apparences et les incline à dévoiler plus que le regard ne donne à voir. Interroger l’invisible, voici la grande et unique question. L’arbre qui agite ses feuilles, exhibe son tronc, projette dans l’espace ses ramures ne nous fait jamais que l’offrande de son apparition. Ce que nous voulons percer : la vérité des racines, leur blanche plongée dans l’inconscient humus, leur cheminement parmi les tapis de vers, le peuple des amibes, la pullulation des bactéries.

   Ligne blanche, tu n’es seulement caprice d’enfant qui aurait dessiné sur la plaine de la feuille ce trait horizontal bordé de noir, simple jeu gratuit où bâtir, peut-être, châteaux en Espagne. Ligne blanche tu as le visage de la nécessité. T’ôterait-on à la vue que tout, de l’image, s’effondrerait. Tu es le méridien qui, de part et d’autre de son tracé, ouvre la voie  à l’exercice du monde : sans repère il tournerait sur lui-même, semblable à un toton fou. Tu es la médiatrice du Ciel et de la Terre, le point de fusion d’Ouranos et de Gaïa, la fécondation originelle dont, tous, nous sommes redevables mais feignons d’en ignorer l’empreinte native. Mais nos courtes mémoires ne sauraient remonter si loin. Il faudrait être des saumons migrant au leur lieu de naissance, nous n’en avons ni les nageoires, ni la force, ni l’instinct fiché au centre du corps.

   Ligne blanche tu es la belle et impalpable césure autour de laquelle le vers du poème déplie  son immémorial rythme. Tu es « le vide papier que la blancheur défend », cet espace mallarméen de la création qui ne saurait jamais s’élever que du rien nocturne qui en ceint l’être. Tu es « l’heure où blanchit la campagne » hugolienne, cette mélancolique contemplation où l’âme se mire dans son propre désarroi. Hugo parle d’absence, de celle qui n’est plus là, que l’écriture tente de combler. Hugo parle de l’absence dont toute création est le lieu d’émergence. A ce blanc qui sidère, à ce vide qu’emplit silencieusement la neige, André du Bouchet accorde une résonance singulière : « L'absence qui me tient lieu de souffle recommence à tomber sur les papiers comme de la neige ».

   Ici, toujours, et en tant qu’origine de tout, le blanc diffuse son énergie radiante, sa puissance qui ouvre l’espace libre du poème, résout les tensions extrêmes de l’ombre et de la lumière - ces deux marges du noir qui encadrent la ligne blanche de l’horizon -, en pénètre l’indéchiffrable vacuité afin que, les lèvres du réel écartées donnent enfin accès à leur essence qui n’est, en définitive, que le miroir de la nôtre, une vision à l’infini, une perte en abyme de tout car le doute s’instille dans la moindre de nos perceptions, dans la plus infime de nos sensations. Qu’est le monde pour moi ? Qui suis-je en regard du monde ? Quelle relation entretenons-nous dont, le plus souvent, nous ne percevons que les lignes de fuite ?

   Regardant ce paysage que nous révèle la photographie, nous avons immédiatement affaire à trois climatiques du blanc : celle, céleste du nuage, cette vapeur, cette brume qui déjà s’évapore ; celle de la dalle de sable, cette terre immanente sur laquelle se pose la plante de nos pieds ; enfin celle de la ligne qui se montre comme possibilité d’actualisation des précédentes. Nos yeux sont comme aimantés, fascinés par ce trait qui ne semble tirer que de lui la mesure de son être. Devrions-nous procéder aux effacements successifs de cette représentation et ne demeureraient que ce continuum spatio-temporel, ce lieu à peine marqué, cette épiphanie délicate qui semblent n’avoir de présent qu’à être reliés à l’infini passé, au futur infini dont ils  paraissent figurer l’annonce. Pareils à un message prophétique nous disant  le ressourcement ininterrompu de ce qui, mince, inapparent, à la limite de l’inaudible, de l’invisible, porte en son sein l’entièreté des significations dont se dote le monde, auquel notre être puise comme à une mystérieuse source, la quadrature de son existence. Sans doute Vassily Kandinsky, ce chercheur d’absolu,  synthétise-t-il avec beaucoup de finesse et d’intuition ce qui se montre à nous, là au centre de l’image, qui en constitue l’essentiel rhizome :

 

« Le blanc sonne comme un silence, un rien avant tout commencement. »

 

   Aussi, toute photographie en noir et blanc, - cette essentialisation de la figuration -, a-t-elle à se saisir de cette réalité-là : la ligne est l’initiale, l’esquisse, le premier geste dont doit se doter l’espace visuel afin que, déterminé, il puisse rayonner à partir de son centre. Les images les plus fortes - regardez « ce signe blanc » -, sont des images étayées à partir d’un fondement qui les restitue à leur force élémentaire, construire une géométrie ou poétique des lignes. Ainsi s’ordonne tout cosmos.

 

 

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30 août 2018 4 30 /08 /août /2018 09:10
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30 août 2018 4 30 /08 /août /2018 09:08
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30 août 2018 4 30 /08 /août /2018 09:07
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30 août 2018 4 30 /08 /août /2018 09:06
S’aliéner en la solitude ?

                  Photographie : Blanc-Seing

 

 

***

 

 

   Toutes les formes viennent à nous mais c’est l’humaine dont nous retenons l’image. Le ciel est haut, taché de gris, pareil à un voile qui dissimulerait à nos yeux l’autre côté du monde. Nous demeurons en-deçà et notre vue s’arrête à ces quelques effigies perdues en plein éther : un homme debout, le profil de trois arbres, un horizon subtil qu’une teinte de corail verse dans une facile nostalgie. Posture d’une cinématographie qui se voudrait existentielle en même temps qu’esthétique. Tenue au bord des choses comme s’il fallait les interroger, comme si elles, en retour, posaient le cadre d’une dramaturgie.

   Fascination, convergence de notre regard en direction de cette silhouette humaine trop humaine. Elle porte en elle la profonde ressource d’une énigme. C’est sa verticale solitude qui nous met en demeure de trouver une explication à cette présence. S’aliéner en la solitude ? C’est, ici, la prémisse qui se fait jour, laquelle semble découler du Principe de Raison. Postulat : solitude est un manque qui demande à être comblé. Mais le problème est-il si simple qu’il se clôturerait à même sa propre formulation ?

   L’homme ici debout semble pris de trouble face à la beauté partout présente : du ciel, de la couleur à peine apparue, de la douce vibration du lointain. Il ne peut nullement se déporter de lui-même, ni s’absenter  de cette vision qui le grandit et le comble. En toute hypothèse il ne peut y avoir que cette intime relation établie entre lui et ces choses qui le portent à son accomplissement. La contemplation de la beauté est le lieu d’un unique regard partant de soi, allant à l’objet beau, retournant à soi. Il ne saurait y avoir de trajet divergent, de présence annexe contribuant à l’énoncé d’une joie si entière qu’elle ne saurait admettre de chemin parallèle, de concert à plusieurs voix, de polyphonie diluant ce prodige de la relation de l’unique à l’unique. Le paysage beau est unique. Le Regardant est unique. Rien ne pourrait s’interposer qui porterait atteinte à cette union. Tout sentiment de plénitude découle d’une immédiateté de la sensation sans médiation. Ici toute altérité ferait figure d’une singulière étrangeté. Seulement dans le silence de la solitude parle le signe de la beauté. Nous regardons et nous sommes. Solitude est libération, non aliénation.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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29 août 2018 3 29 /08 /août /2018 15:31
Le lieu où brille le cristal de l’être

                   Photographie : Bérénice Loyer

 

 

***

 

 

      Cette blancheur, d’où vient cette blancheur ? D’une étoile invisible tout en haut du ciel ? D’une éclipse du sombre dont il ne demeurerait que d’étiques arêtes ? D’une pureté venant soudain lisser l’horizon ? D’un immémorial silence faisant sa résurgence ? Vois-tu combien il est douloureux, pour les yeux, d’endurer cet éclat sans nom, pour l’esprit de n’en connaître la majestueuse source, pour la nostalgie de n’en happer que l’extrême floculation, cette poudre qui se dissipe au loin dans la contrée de l’inconnaissance. Cette image, il faut la connaître de l’intérieur, en éprouver la pulpe, s’immiscer là où une rumeur se lève qui nous dira le mot par lequel elle veut nous atteindre. Saisiras-tu, avec moi, l’espace de douleur que vient de constituer cet été brûlant ? Nous avons été réduits à la torpeur, nous avons « hiberné » au plein de la fureur solaire. Etrange paradoxe que ceci : l’excès de soleil, l’incessante coulée de lumière nous a condamnés au repos bien mieux que ne l’aurait fait un froid sibérien.

    Et les idées, ces gemmes, avaient tellement de mal à s’informer, à sortir de leur spirale, à proférer quoi que ce soit qui nous eût réconciliés avec le luxe d’une pensée, la beauté d’une réflexion. Tout se traînait, tout se liquéfiait et la force de sortir de soi nous manquait. Ah, vivement l’Automne et ses teintes de rouille et de glèbe, les mottes luisant au soleil, la première rosée sur les aiguilles des herbes. Tout comme moi tu sais la faveur inestimable de cette saison, la décrue des torpeurs estivales, le bourgeonnement, à nouveau, du concept, l’étoilement de la méditation lorsque tout est calme, que la nature s’assagit, que la raison se dispose à reprendre ses terres exactes, à semer ses points géodésiques partout où un signe mérite attention.

   Tu sais mon légendaire attachement au symbole, ma manie de décrypter, dans la chute de la feuille, l’image de la finitude, dans la bogue de la châtaigne la monade au sein de laquelle nous vivons, dont jamais nous ne sortons, sauf ces quelques piquants que nous lançons au monde afin qu’il nous assure de sa présence et que nous puissions signaler la nôtre, cette braise qui couve sous la cendre et, toujours, menace de s’éteindre. Tu vois, déjà la nostalgie automnale m’atteint de ses feux assourdis, déjà, à l’horizon, se profile la lame de la mélancolie en sa chute hivernale. Mais peut-on réellement concevoir, ne serait-ce qu’une rêverie un peu consistante, sans incliner à de tels états d’âme ? Je ne le crois pas. Jamais la comédie ne pose les questions essentielles, elle ne brosse qu’à grands traits quelques caractères singuliers, fait émerger des silhouettes, force le crayon et nous donne ces caricatures dont il nous appartient d’en faire autre chose que ces images d’Epinal dont, très vite, nous aurons oublié les esquisses.

   Combien, regardant cette belle photographie, la rudesse hivernale nous interpelle. Cette falaise, à l’angle extrême de l’image, s’est éloignée du domaine des hommes, déjà elle appelle un ailleurs dont, ici, nous ne savons quel est le lieu de sa destination. Et ce ciel blanc sans limite, on le croirait absent de toute chose, pareil à un geste d’amour, une promesse qui flotterait à l’infini du monde sans jamais trouver le lieu de son repos. Et cette eau océane, et cet horizon effacé et cette grève où glisse le flux du temps sans que l’on puisse en dire le début ni la fin, pas même son battement. Et cette grève de galets, sa mare brillante, qu’en tirer d’autre sinon l’énigme de son paraître ? Et cette passerelle qui avance dans la flaque lumineuse de la mer et du ciel - est-ce au moins un humain qui en occupe l’extrême pointe ? - et s’il en est ainsi, que scrute ce mystérieux personnage dans l’éblouissement du paysage, cette abstraction, ces traits d’encre parvenus à l’épuisement de leurs formes ? Sans doute cette épure est-elle le reflet le plus exact de l’essentiel, de l’unique, du rare. Autrement dit, juste quelques mots, pour dire en poème la racine du jour, l’étoffe de la nuit qui lui succèdera, la marche des hommes à la lisière du temps.

   Ici je veux dire, sans atermoiement, le rayonnement du blanc, le surgissement du silence, l’extrême attention à porter à ce combat du clair et de l’obscur, à cette saillie du questionnement dont la fragile silhouette est le point de convergence, le lieu focal, l’irréductible présence dont une signification doit être tirée, sans quoi cette vacance nous engloutira ne nous laissant plus jamais au repos. Ici, de toute évidence, au confluent d’une conscience humaine et d’une eau - l’air aussi bien  est une identique trace -, eau qui ne peut être que lustrale, s’ouvre l’espace où brille le cristal de l’être. Bien évidemment, on ne peut le dire en termes ordinaires qu’à lui ôter sa force insigne, à le réifier, à le soumettre au joug laborieux des contingences terrestres. Alors il me faut trouver des équivalents, tracer les routes d’une possible homologie, procéder par touches allusives. Jamais l’être ne se donne de soi tel le rocher qui affirme sa massive existence. Il lui faut un discours allusif, l’usage de métaphores, l’emprunt à des domaines où il se donne à voir sous les espèces de la Nature, de l’Art et de leurs riches déclinaisons. Il me faut convoquer des sites où une transcendance en fournit quelques esquisses, toujours ce mystérieux voilement-dévoilement, cette éclipse, ce clignotement où être et étant s’entr’appartiennent sans qu’il soit aucunement possible d’en démêler source et confluent puisqu’il est de leur essence conjointe de paraître - l’étant - et de disparaître - l’être -, en un même empan de leur donation.

   D’abord il me faut dire ces « lieux où souffle l’esprit », selon la belle expression de Maurice Barrès. A l’initiale, la Colline de Sion à la perspective si large, on croirait dominer le vaste monde, y voir se dessiner l’immense réseau de ses fleuves, les damiers polychromes de ses terres, les labyrinthes des villes, les porches emplis d’ombre, les ténèbres des froides venelles, le doux moutonnement des collines. Une impression si loin de cette consternante toute-puissance qui ronge au cœur, y compris « les hommes de bonne volonté », simplement un ravissement des yeux de telle sorte que, jamais, ils ne pourront parvenir à leur étiage.

   Ensuite faire venir ces hauts sommets du Gilgit-Baltistan, au nord du Pakistan, voir la pyramide parfaite du Pic Laila avec sa coiffe de neige immaculée, le gris soutenu de ses pentes, les flocons des nuages suspendus sur le bleu du ciel. Sentiment de vastitude autant que d’éternité qui porte au loin celui qui sait y voir autre chose qu’un bloc géologique, la surrection en plein azur du sublime. Comment pourrait-on qualifier ce pur prodige autrement ?

   Puis ouvrir Les Essais de Montaigne, au hasard, tout y est si exact, on ne prend le risque que de rencontrer le génie. « Je ne cherche aux livres qu'à m'y donner du plaisir par un honnête amusement ; ou si j'étudie, je n'y cherche que la science qui traite de la connaissance de moi-même, et qui m'instruise à bien mourir et à bien vivre. » (Livre II - Chapitre 10 - Des Livres). Peut-on mieux exprimer, en si peu de mots, la totalité de la vie, le plaisir, le savoir, le but de toute connaissance qui, avant celle de la science, est celle de soi ?  « Penser, c’est être à la recherche d’un promontoire », disait aussi l’Humaniste bordelais. Cervin, Mont Kailash, Pic Laila, tous promontoires qui nous disent en sommets et en roches - leur naturel langage -, la nécessité de nous connaître autrement qu’à l’aune des mondanités. Il y a bien plus à connaître, dans le secret de sa librairie, afin d’être homme parmi les hommes.

   Puis feuilleter « Lettres à un jeune poète » de Rainer Maria Rilke et se plonger, dans l’ombre de la solitude au plein de cette prose poétique inépuisable qui fore au cœur de l’expérience et de la sensibilité humaines. Parlant de la « volupté de la chair » : « Elle n’est, pour eux (la plupart des humains) qu’un excitant, une distraction dans les moments fatigués de leur vie, et non une concentration de leur être vers les sommets ». Puis, plus loin : « En une seule pensée créatrice revivent mille nuits d’amour oubliées qui en ont la grandeur et le sublime. Ceux qui se joignent au cours des nuits, qui s’enlacent, dans une volupté berceuse, accomplissent une œuvre grave. Ils amassent douceurs, gravités et puissances pour le chant de ce poète qui se lèvera et dira d’inexprimables bonheurs ». Toute œuvre artistique portée à sa plénitude est cet amour quintessencié qui prend sa source au cœur des amants, sachent-ils en percevoir l’inestimable don.

   Et puisque l’acte créatif vient d’être évoqué, je terminerai par un appel à la peinture de Mark Rothko, dont l’œuvre était classée par Robert Rosenblum, historien d’art, en tant que « Sublime abstrait », sans doute le seul artiste à figurer sous cette prestigieuse dénomination. Sa façon unique de déployer la couleur, de la rendre vibrante, douée d’une incroyable énergie, qualifiée de « peinture en champs de couleur », vise bien plus la dimension spirituelle que celle, plus modeste, d’un simple champ pictural. Les spectateurs avertis ne s’étonneront nullement que certaines de ses œuvres aient pris place dans la « Chapelle Rothko », centre d’art et de méditation, commande d’un couple de mécènes.

   Ce rapide tour d’horizon se donnait pour objectif de synthétiser, de rassembler sous une même bannière, la photographie placée à l’incipit de l’article - elle qui a donné prétexte à ces quelques réflexions -, la colline de Sion, le Pic Leila, les « promontoires » de Montaigne, les « sommets » de Rilke, le spirituel sensible de Rothko. Il ne s’agit nullement de surinterprétation pour la simple raison qu’un identique fil rouge traverse la trame de toutes ces œuvres. Toutes nous invitent à cette attitude méditative-contemplative au regard de laquelle le monde s’ordonne selon le cosmos rassurant qu’il est, dont nombre de facettes, tout comme le cristal, la lumière, reflètent la troublante présence de l’être-des-choses qui fait toujours écho aux êtres que nous sommes dont la tâche essentielle consiste à découvrir le mot de leur énigme. Le temps est ouvert qui est notre unique lieu !

  

 

 

 

 

 

 

  

  

 

 

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