Kees van Dongen - Maria - 1907
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« La femme de quarante ans cherche furieusement et désespérément dans l’amour la reconnaissance qu’elle n’est pas encore vieille. Un amant lui semble une protestation contre son acte de naissance. »
« Journal » - E. et J. de Goncourt.
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Avant même de te rencontrer, j’avais cette intuition d’un temps d’exception qui nous réunirait. Vois-tu, comme la vie est bizarre en son cheminement. Parfois ligne droite exempte de soucis, parfois parcours tortueux qui s’habille d’ombres et nous conduirait au néant si nous n’y prenions garde. Mais, tous, nous avons cette manière de frisson, tous nous effectuons de rapides sauts de carpe lorsque nous sentons que le ruisseau que nous suivons s’étrécit et menace de nous laisser choir, ici, sur cette plage de galets écrasée par le soleil. Oui, je sais la limite des métaphores, leur effet de réel puis la plongée dans une existence qui nous contraint de tous côtés. Parfois n’a-t-on d’autre solution que d’y recourir, les événements sont si difficiles à relater dès l’instant où ils tutoient l’intime. Mais je te sais disposée aux confidences et ce savoir me susurre l’ordre, en sourdine, de placer au plein de la mémoire - la nôtre en sa confluence -, des faits si précieux qu’ils nous laissèrent égarés et heureux parmi le réseau des chemins du monde.
Avril déploie ses bourgeons telles des grenades qui éclatent et libèrent leurs belles graines gonflées de suc. Les abeilles vibrionnent, les rameaux bougent au milieu des frondaisons, les grappes de nuages blancs essaiment tout au bord de l’horizon. Toute cette agitation, tout ce joyeux tintamarre mettaient le cœur des gens en émoi. Les terrasses des cafés étaient visitées de chemises claires et de robes en corolles. On parlait beaucoup, on pépiait et tout ce jeu subtil et charmant poudrait les joues de carmin, jetait aux yeux le brillant d’un avenir radieux. Quelquefois une rafale de vent, quelques gouttes de pluie, puis une belle clarté nappant les visages. Il n’y avait vraiment aucun lieu sur terre où la tristesse pouvait semer ses ténébreuses nuées. C’était comme si une trêve s’était imposée dans le labyrinthe du monde, abattant ses parois de verre, s’immergeant dans la réalité avec l’identique confiance que mettent les enfants à poursuive leur jeu, l’orage menaçât-il de gronder.
Je suis venu à Sauliac, petite ville de province, pour y débusquer quelque manuscrit ancien au sujet duquel je dois écrire un article. Il s’agit d’un obscur poète décadent dont nul ne connaît le nom et c’est bien cet anonymat qui me plaît au plus haut point. Dans ces temps de disette littéraire - le « roman de gare » est en vogue plus que jamais -, combien il est salutaire pour l’âme de se pencher sur une œuvre obscure, abyssale en bien des endroits, dont je doute même parfois qu’elle ait été intelligible pour son auteur. La bibliothèque de la ville est moderne, claire, une belle lumière fauve court sur le dos des maroquins reliés de cuir. Sous la tache blanche de l’opaline, j’ai posé quelques feuillets desquels j’extraie des notes que je consigne dans un carnet. Peu de visites en ce jour de semaine. Quelques lecteurs isolés, ici et là. Le silence surtout et le grattement de ma plume sur le papier.
A quelques tables de distance, dans un coin propice au clair-obscur - cette si belle ambiguïté ! -, je t’aperçois, toi, Isabelle, qui as si peu bougé, plongée, sans doute, dans une lecture qui te passionne. Tu lis et feuillettes lentement les pages d’un volume, mouillant parfois ton index, le tenant en l’air pareil à un fragile insecte, puis le papier bascule avec un doux bruit de feuille morte. Je ne sais pourquoi, mais, soudain, ta personne m’intrigue et me distrait de ma tâche. Feignant d’être absorbé par ma lecture, je n’en lève pas moins les yeux de mes feuillets, à intervalles réguliers. As-tu surpris mon manège ou bien l’attendais-tu tel le dérivatif qui pouvait te distraire en cet après-midi qui n’en finissait de couler avec le flegme d’une saison bien hésitante. Parfois l’éclair d’un œil se glissant dans la pièce, m’effleurant et j’en sentais la douceur d’écume, le glissement tel celui de l’aile du papillon.
Sans doute l’ombre te gênait-elle ? Tu as abandonné ta place, tu es venue dans celle qui, vis-à-vis de la mienne, bénéficiait d’une ambiance feutrée propice à la lecture, à la méditation qui ne manquait jamais d’en suivre le lumineux parcours. Tu lisais - ou feignais-tu de le faire ? -, avec une attention soutenue, parcourant de tes yeux, que je jugeais gourmands, les friandises dont je supputais que l’œuvre, t’absorbant, était parcourue à l’envi. Je dois dire qu’en cet instant suspendu, ce cher poète décadent ne tenait plus dans ma conscience que la place qu’il méritait, à savoir infinitésimale. Bientôt je connus le titre sur lequel tu avais jeté ton dévolu. Rien ne m’étonnait plus que de le connaître sous le nom prestigieux et un brin sulfureux des « Liaisons dangereuses ». Mais quel était donc l’intérêt qui te portait en direction de cette œuvre ? La littérature ? Il est vrai que ce roman excellait dans l’art épistolaire. La licence de mœurs de ses protagonistes ? L’éclairage qu’il portait sur ce XVIII° siècle florissant, sur les « Lumières » dont il se faisait le héraut ? Quelle diabolique aimantation se faisait donc sentir ? A distance, je sentais ton corps saisi de fièvre, tout au bord du vertige.
Je ne fus guère maintenu dans mes doutes et mes questionnements. Alors que je rêvais à de possibles prouesses libertines, je te surpris, ébauchant un geste rapide de la main, traçant au rubis de ton bâton à fard un large trait qui simulait des lèvres entrouvertes sur une feuille blanche que tu avais sortie de ton sac à main. Bientôt un point d’interrogation s’y accola telle une énigme à résoudre. Bientôt tu te levas, mis le livre sous ton bras, contournant la table - notre table -, chuchotant à mon intention en un souffle à peine perceptible mais si chaud : « A bientôt, « doucereux Danceny ». Je ne pus rien répondre tellement la surprise me clouait sur ma chaise. Cependant je compris que, si je voulais pénétrer plus avant la vie de ma compagne de ce jour, il me fallait être prompt à réagir. Sans bien trop savoir où tout ceci, cet étonnant manège, allait me conduire (nous conduire), je me levai et, pareil au somnambule, emboîtai le pas de mon guide dont je pensais spontanément qu’il ne pouvait s’agir que de l’incarnation de Madame de Merteuil, cette libertine sans scrupules née de l’imagination de Choderlos de Laclos. Alors, du siècle des Lumières le bien nommé, surgit dans mon esprit chauffé à vif, un extrait de la Lettre CXXVII que La Marquise Isabelle de Merteuil adressait au Vicomte de Valmont. Je n’avais donc étudié patiemment « Les liaisons » en pure perte. Peut-être ma mémoire me sauvait-elle du naufrage ? Donc Isabelle s’adressant au Vicomte :
« Certes, vous êtes riche en bonne opinion de vous-même : mais apparemment je ne le suis pas en modestie ; car j’ai beau me regarder, je ne peux pas me trouver déchue jusque-là. C’est peut-être un tort que j’ai, mais je vous préviens que j’en ai beaucoup d’autres encore.
J’ai surtout celui de croire que l’écolier, le doucereux Danceny, uniquement occupé de moi, me sacrifiant, sans s’en faire un mérite, une première passion, avant même qu’elle ait été satisfaite, & m’aimant enfin comme on aime à son âge, pourrait, malgré ses vingt ans, travailler plus efficacement que vous à mon bonheur & à mes plaisirs. Je me permettrai même d’ajouter que, s’il me venait en fantaisie de lui donner un adjoint, ce ne serait pas vous, au moins pour le moment. »
Ainsi ce « doucereux Danceny », du moins dans l’esprit de mon interlocutrice, n’était autre que ma propre personne. Si Danceny, ce jeune de vingt ans (nous avions le même âge), pouvait se superposer à ma propre image, je ne comprenais nullement la raison de ce bizarre sobriquet de « doucereux ». Madame de Merteuil, que je suivais comme mon ombre, dans les rues poudrées de soleil de Saulliac, devait aller vers ses quarante ans. Elle en avait la souple assurance, le mordant, la chair pulpeuse à souhait ; j’en devinais le luxe à son maintien qui pour n’être hautain n’en était pas moins bourgeois, mâtiné d’un brin d’aristocratie terrienne. Ceci n’était pas pour me déplaire, j’avais un lointain attachement viscéral à la terre et à ses propriétaires fonciers.
Nous dépassâmes quelques terrasses où s’égaillait tout un peuple bariolé, les joues fardées de joie, les bras ouverts sur un riant futur. Nous longeâmes La Civette, petit ruisseau aux écailles claires, aux bondissements primesautiers. Madame de Merteuil simulant, parfois, de se repoudrer, tenait tout contre son visage un petit miroir dans lequel devait se refléter l’image du « doucereux Danceny ». Dans l’instant qui venait, après tout, il ne me déplaisait de figurer ce personnage un peu falot qui, j’en avais le pressentiment, tirerait bientôt son épingle du jeu. Après tout, cette douceur fade, sucrée, pateline que me prêtait mon prédicat, peut-être m’introduirait-elle auprès de ma libertine mieux que ne l’auraient fait les sauf-conduits d’un matamore ou bien d’un Don Juan ? Elle voulait de la douceur, elle en aurait !
Maintenant nous étions sortis de la petite ville et montions un genre de bref raidillon donnant accès à une colline que surmontaient les larges frondaisons d’arbres en fleurs. Je me tenais à distance respectable de Madame Isabelle de Merteuil, suffisamment près pour ne pas la perdre, suffisamment loin pour qu’elle ne se sentît l’objet d’une filature. Ses cheveux noirs en chignon étaient retenus par une écaille. Son cou était gracile, teinté d’un hâle couleur de résine. Elle portait un haut dont la gamme oscillait de grenadine à amarante. Sur les épaules, le tissu à claire voie laissait voir une peau généreuse quoiqu’habituée à être lissée, selon moi, par la faible lumière d’un boudoir.
Elle portait une longue jupe grise pourvue d’une fente latérale. Ses jambes, hissées sur de hauts escarpins, s’y révélaient tels les bijoux dans leur boîte raffinée. Le tissu pied-de-poule, tendu sur le globe infiniment mobile des fesses, jouait savamment selon un rythme cadencé du plus bel effet. Bien évidemment elle ne pouvait être ignorante du trouble qu’elle faisait naître dans mon âme. Je ne l’en blâmais point et ce spectacle m’eût-il été soustrait, j’en aurais perdu, dans l’instant, le goût de vivre. Je ne le savais pas, le supposais seulement, mon supplice allait bientôt cesser dans un embrasement semblable à celui d’un feu de Bengale.
Dans l’écrin d’un mince bosquet, se dressait une demeure infiniment baroque. Elle tenait, tout à la fois, de la modestie des villas de banlieue, mais aussi de ces hautes maisons bourgeoises telles qu’on est habitués à les voir dans les villes d’eaux, près des squares à musique ou bien des blancs bâtiments des thermes. Sa façade était un puzzle de graviers et de galets, alternant avec de larges pierres de taille qu’entouraient des parements de briques. Aux angles, des gargouilles devaient cracher leurs filets d’eau les jours de pluie. De hauts toits d’ardoise couronnaient le tout, que sertissaient des feuilles de plomb et de zinc. Mon hôtesse contourna par la gauche le curieux bâtiment, non sans s’être assuré, auparavant, d’un rapide coup d’œil, que son chaperon la suivait. La façade arrière, qu’agrémentait un perron aux larges ferrures armoriées, donnait sur un vaste parc. Au loin percevait-on des grottes dans le genre des jardins de la Renaissance, des faunes courant après des vierges, des boucs au sexe vigoureux que des chevrettes empressées se disposaient à servir avec le plus bel enthousiasme qui se pût imaginer.
Un labyrinthe de buis taillés se développait, agrémenté de parterres fleuris. J’avais un peu de mal à suivre celle qui me précédait, qui en connaissait tous les recoins. Combien avait-elle amené, ici, d’innocentes victimes ? Consentantes ou non ? Je m’apercevais avec délice qu’un brin de jalousie me pinçait le cœur et en escomptais le redoublement de mon désir. Car, maintenant, comment nommer ceci qui faisait son bruit de bourdon et vrillait ma matière grise avec insistance ? Un moment, je craignis de la perdre, tellement l’éclair de ses jambes, au travers de la fente de la jupe, se faisait pressant.
Je redoutais de ne plus la voir et espérais en même temps qu’elle jouerait ce jeu du chat et de la souris assez longtemps afin que ma volupté, fouettée au sang, vint battre mes tempes et martyriser la hampe de mon sexe. Elle n’était plus que cette braise en attente d’une eau salvatrice ! Ô supplice de l’amour, toi qui te repais du flux et du reflux, du flux et du reflux, mouvement immémorial qui nous enchaîne, nous les hommes, vous les femmes, à un identique poteau sacrificiel. Mais le sacrifice est si heureux lorsqu’il est consenti, qu’il n’attend que l’étincelle qui le libèrera de son étroite geôle !
C’est au moment où je la croyais absente définitivement qu’elle se révéla à moi avec une belle candeur que rehaussait un brin de perversité. Dans le demi-jour d’une gloriette - elle était semblable au Temple d’Apollon -, dans l’intervalle des hautes colonnes, son corps à demi dénudé m’apparaissait dans toute l’assomption de sa généreuse maturité. Elle n’avait conservé que son haut rouge, le bas de son corps était un marbre chaud que mettait en valeur un porte-jarretelles écarlate, alors que ses hauts escarpins terminaient cette bienheureuse scène digne des cercles du Paradis, dans la manière de Dante.
Ayant ôté son mince colifichet, son sexe dont je percevais le sillon ombreux luisait dans la pénombre à la façon d’un étrange diamant. Vous dire que j’étais fasciné serait un simple et bien dommageable euphémisme. Un appareil photographique eût-il immortalisé mes yeux, sans doute eût-on pensé avoir affaire à deux brandons qui trouaient l’obscurité de leur insigne curiosité. Pour ma part j’étais assis, bien sagement vêtu, sur un banc de chêne qui, par certains endroits de ses nœuds, aimait à martyriser ma fragile anatomie. Mais le « supplice » n’était que le symptôme anticipateur de félicités dont je pensais qu’elles ne tarderaient nullement à se manifester.
Mon intuition était si réelle que, ma réflexion à peine terminée, ma belle aristocrate, délaissant l’aire de son Temple, se donna à voir telle la pure beauté qui émanait d’elle : une coulée de lave incandescente sur la pente d’un volcan. Je n’étais nullement croyant mais priais Dieu que l’éternité tant désirée se manifestât enfin. Mon âme ne désirait rien tant que ce prolongement du temps que les obscurs corridors de mon être appelaient de tous leurs vœux les plus sincères.
Voici. La Marquise, avance d’une manière chaloupée, élégante cependant, fort seyante, faisant durer autant que son désir en est capable (le mien a de réelles limites), cet infini cheminement. A peine est-elle arrivée auprès de moi qu’elle entreprend de me dévêtir. Je sens la pulpe de pêche de ses doigts fourrager ma chemise, s’introduire dans la fente où mon désir a grand peine à se contenir qui, bientôt, s’épanouit à l’air libre tel un enfant espiègle qui quitterait sa cour d’école, jetant aux orties toutes les contraintes dont, jusqu’ici, il se jugeait l’innocente victime. A l’instant où j’écris ceci, bien des années plus tard, je sens encore le doux corps de Madame de Merteuil faire ses poses lascives, entourer le mien telle une liane savante connaissant le lieu de sa destination. Mais revenons au passé. Donc mon hôtesse, sans autre précaution préliminaire, se pose sur mon plaisir qu’elle guide vers le sien, d’une main si habile que j’en suppute une expérience consommée, raffinée, de ce genre de pratique. Mais peu importe comment je me situe dans la hiérarchie de ses nombreux amants (les débusque-t-elle dans la bibliothèque ?), l’essentiel est ici et maintenant dans ce temps qui bourdonne et rougit et fulgure d’être empli de fastes si naturels, si accessibles pour qui sait en goûter la suavité de miel.
Je ne sais combien de temps ont duré nos ébats (n’étaient-ils atteints d’infini ?), en tout cas ils semblaient bénis des dieux. Notre amour (c’est ainsi que je le nommais intérieurement) se déclina en ce bel après-midi de printemps selon les lieux de sa douce et chaleureuse effectuation. Le parc était une miniature de ces jardins grotesques de la Renaissance dont j’avais le béguin. Eros, donc, nous l’avons fêté sous la figure de la Fontaine du berger, de la Grotte des animaux, de la Nymphe endormie, du Groupe de l’Hercule, de la Chute des Géants, du Géant Apennin et bien d’autres variations dont, aujourd’hui, ma capricieuse mémoire a oublié les noms, nullement la joie qui en sertissait les joyaux immédiats, les pépites logées au creux de cette manifestation impérieuse de nos corps. C’est toujours une grande douleur que de désirer et de demeurer en-deçà, au-delà, de l’objet de ce désir qui brille tel l’éclat de la perle dans la vitrine du joaillier.
Il me revient, en ce moment, à l’esprit, cette dette de la chair qui devait animer Madame de Merteuil. Dette vis-à-vis de cette jeunesse dont elle ne parvenait à faire le deuil, les quarante ans atteints, devaient en amplifier la légitime douleur. Combien de souffrances endurées par ces êtres que la maturité comble en même temps qu’elle les désespère. En ce qui me concerne, mes vingt ans d’alors, je ne les sentais nullement comme un allègement, plutôt comme un empêchement d’aller de l’avant. Je pensais aux gains de l’âge mûr chez l’homme, la maîtrise d’un métier, le succès auprès des femmes, la conquête facile, les nuits brûlantes, le réveil dans l’aube qui chantait et se donnait en tant que promesse de rayonnement.
Le chemin que ma compagne d’un jour effectuait en direction de sa jeunesse, je l’accomplissais en sens inverse, la seule façon de nous rejoindre, peut-être, dans un identique déploiement trentenaire. L’âge de notre amour commun était l’addition de nos âges réels que divisait en deux le lien de notre union, de notre partage. Etonnante situation qui nous écartelait et, aussi bien, nous rassemblait : elle était en quête de sa jeunesse, alors que j’anticipais cet âge mûr auquel je vouais une manière de culte. Alors, quoi de plus précieux, pour un « doucereux Danceny », que d’escalader les degrés du temps, pour Isabelle d’en descendre les marches ? Nous étions complémentaires et n’existions dans nos âges respectifs qu’à nous rencontrer. Deux solitudes qui n’en faisaient plus qu’une !
Jamais je ne suis retourné à Sauliac. Les études sur le poète décadent je les ai offertes en pensée à ma Maîtresse. Aujourd’hui, sans doute, comme tout un chacun sur terre, la vieillesse a dû marquer son visage, flétrir son corps. Je n’ose en imaginer les stigmates. Combien elle avait eu raison de vouloir enrayer les offenses des jours par un corps qui exultait et vibrait au sein de sa mystérieuse puissance.
Dans la fuite sombre des jours, il faut de tels souvenirs qui en illuminent les coulisses. Vivre en ce seul et unique jour qui nous concerne, dans l’instant que nous vivons, est trop lourde charge. Dans l’épaisse bâtisse que nous dressons autour de nous, pratiquons de simples meurtrières. Leur lumière nous visitera au moins le temps du souvenir. Et maintenant, comment devrais-je signer ma missive si je décidais de la faire parvenir à Madame de Merteuil : « Doucereux Danceny » ou bien, pour mettre un peu de gaieté dans son cœur « Heureux dans ce nid » ? oui, heureux dans le nid dont elle m’avait fait un jour l’offrande. Un bonheur qui, jamais ne s’effacera. Merci infiniment, Madame de Merteuil, vous avez été un éblouissement ! Que ne puisse-t-il ressusciter ?