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23 février 2019 6 23 /02 /février /2019 11:10
Non, cela suffisait de ruser

Non, cela suffisait de ruser, d’adopter profil bas, de plier son échine en forme d’hyène et de se couler dans la perte du jour avec des manières d’abrasives perversités. Des Autres, il n’y avait nul secours à attendre, nulle main tendue, sauf des doigts en forme de crochets et des effusions hémiplégiques. Les Autres vivaient pour eux, bien au chaud dans leur caverne de peau, bien alloués à la densité de la grotte originelle, intimement soudés aux chiots contingents, non par amour, non par générosité, non par altruisme, seulement afin de mettre à l’abri leur museau chafouin dégoulinant de lait. On lui demandait quoi à la Louve nourricière ? On lui demandait les mamelles, on lui demandait la vie. Pas même l’existence. Pour exister il fallait réfléchir, bâtir des hypothèses, se confronter à des théories, chatouiller des concepts, se projeter dans un possible avenir, réaliser les extases temporelles par lesquelles se dissocier du néant. C’est tout cela qu’il fallait faire à la fois et l’on préférait demeurer au centre de sa boule de poils, museau humide, sexe flasque, ombilic plié en germe, si près de cette étincelle dont on sortait à peine, si près de cette puissance onirique, sans mémoire, sans amplitude, sans réelle emprise sur quoi que ce soit sinon de demeurer et de n’en rien savoir.

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23 février 2019 6 23 /02 /février /2019 11:01
Voici ce qu’il aurait fallu faire

Voici ce qu’il aurait fallu faire, mais faire vraiment, sans délai, sans tergiversation. Sortir de soi comme on retourne sa peau. Alors il y aurait eu un océan pourpre, des dentelles de peau, des nacres de ligaments, des griseries de moelle, des théories de téguments, des échardes de souffle, des battements de cardia, des effilochements de pensée. Oui, c’était essentiellement à cela qu’il fallait consacrer son énergie, à libérer le plein afin que, dans la courbure du vide, puisse s’inscrire le gonflement de la Vérité. Non relative, non racornie, non enkystée derrière une coupable irrésolution, non dissimulée derrière la première fuite venue, non inclinée à la couardise et à l’esquive en forme d’heure triste, non disloquée et abortive dans quelque fente d’envie ou bien réfugiée dans une obsolescence native.

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21 février 2019 4 21 /02 /février /2019 11:24
 LADY C.

 

   Voyez-vous, parfois au réveil, au sortir d’un rêve, les choses vous apparaissent-elles avec tant d’acuité que le réel lui-même semble n’être qu’une vague vapeur à l’horizon. Ceci m’arriva il y a peu, ouvrant mes fenêtres sur le jour qui naissait. A la pointe de l’Île Saint-Louis, sur la minuscule Place Louis Aragon, se tenait une ombre dont je pensais qu’elle était celle d’une promeneuse matinale marquant une pause avant que de poursuivre son chemin. Ma curiosité piquée au vif (rares sont les divines apparitions en cette heure sans contours), je fus prompt à m’emparer de la lunette astronomique qui, à l’accoutumée, me sert à distinguer les étoiles dans le ciel nocturne et vis, dans le cercle clair de l’optique, une ravissante femme dans la maturité de l’âge, vêtue simplement d’un léger corsage alors qu’une jupe courte en détourait la délicieuse silhouette. Certes je ne pouvais la connaître et il devait s’agir d’une touriste de passage à Paris. Cependant, un questionnement plus précis de la forme qu’elle disposait à mon regard, n’était sans me troubler et créer en moi une sorte de vertige que je connaissais bien pour être la manifestation d’un passé lointain, si vous voulez, une manière de « madeleine proustienne » qui inondait encore mon palais sensitif du suc d’une ineffable joie. A peine cette passante avait-elle déserté mon champ de vision, qu’une silhouette étrange mais non moins connue de ma mémoire s’y superposa comme si un étonnant magnétisme venait me quérir en ce présent qui se dérobait sous mes pas pour me conduire au seuil d’un événement presque oublié mais qui faisait sa mince cantilène, en sourdine, et n’attendait que l’instant de sa résurgence. Sans doute avez-vous été les témoins, en vous, de ce creusement intime au terme duquel flamboie un souvenir. Il ne tient qu’à vous d’en rallumer la flamme.

   Pour ma part, je sentais un genre de vibration interne à laquelle il fallait bien que je cède, à l’encontre même de ma volonté. Ne pas accéder à cette subite demande m’aurait martyrisé le jour durant. Je me disposai donc à remonter, tel l’archéologue, à un événement originel que le temps avait partiellement effacé sous le coup de boutoir des jours. Je m’allongeai à demi sur mon canapé, attitude favorite, deux coussins laissant ma tête en position haute. Alors je m’emparai, sans plus attendre, de ce champ optique qui venait de me visiter et me tint en haleine tout au bord de moi. Ce qui veut simplement dire que je ne parvenais nullement à réintégrer les rives de mon être propre tant que cette obsession d’un objet perdu s’ingénierait à faire mon siège. La première image qui se superposa à l’inconnue fut celle de « Diane chasseresse », cette merveilleuse sculpture néo-classique de Charles Meynier traduisant si bien le concept de beauté antique. Un long moment je ne pus voir que la belle jeune femme et son carquois, les plis troublants de sa vêture, le jeune cerf sur les bois duquel elle appuyait sa main gauche avec la grâce d’un effleurement printanier. Je ne doute guère qu’en cet instant de mon récit vous ne puissiez discerner le rapport entre cette statuaire classique et la silhouette qui, un instant, s’imprima sur ma rétine. Je vous rassure, je ne suis guère plus éclairé que vous ne l’êtes !

    Mais voilà, c’est parfois dans l’épisode même où les choses tremblent et menacent de s’effacer que jaillit une brusque compréhension de ceci même qui se dissimulait et jouait à vous abuser. Soudain une déchirure se fit dans la brume cotonneuse qui voilait ma tête et, à mon grand étonnement, ce ne fut pas une image qui se proposa à mon entendement, mais un nom, ou plutôt un prénom qui résonna comme venu de l’eau noire et profonde d’un puits. « Diane », « Diane », « Diane », ainsi dans un genre d’abondance qu’un écho démultipliait et jetait sur les murs d’un passé dont l’oubli avait occulté le sens. En réalité c’était comme si ma propre voix, tenue au loin, s’ingéniait à venir me rencontrer, tâchant de me tirer de ma léthargie afin que, ma conscience enfin illuminée, pût se distraire de l’éphéméride actuel pour en faire revivre un autre qui rougeoyait  et s’impatientait de se dire.

   Me voici donc dans l’univers d’autrefois et vous comprendrez aisément que je m’exprime maintenant, au présent, faute de quoi je serais la victime d’une étrange distorsion et il n’est guère confortable de jouer l’équilibriste entre ce temps qui fut et celui qui est. Donc je suis venu dans cette ville anonyme du sud, du nom de Géna, passer une semaine pour participer à une rencontre sur les écrivains décadents inclus dans cette bizarre mais fascinante  « littérature fin-de-siècle », au titre de laquelle un  auteur comme Joris-Karl Huysmans avec son roman « À rebours », bouleverse les règles établies, œuvre iconoclaste qui n’hésite pas à critiquer romantiques et naturalistes, dans la droite ligne d’un Poe, d’un  Villiers de l'Isle-Adam et de Barbey d'Aurevilly. Les rencontres sont de très belle qualité et, chaque soir, de retour à mon hôtel, je tape à la machine les articles qui, le lendemain, partiront pour mon Journal, « Nouvelles des Lettres ». Durant ce colloque, je n’ai guère eu le temps de flâner et n’ai, de Géna, que la vague idée qui résulte de son paysage urbain aperçu depuis mes fenêtres. Un canal au premier plan, qu’empruntent parfois de légères embarcations, puis le fouillis de voies ferrées, les deux tours de pierre de la cathédrale, enfin le moutonnement confus des maisons avec, au loin, le dessin d’un plateau calcaire semé de pins parasols.

   Vendredi fin d’après-midi. Les « décadents » ont remisé leurs notes et leurs livres et j’ai replacé ma Remington dans son étui. Demain je regagnerai Paris. Le trajet en voiture me prendra presque la journée entière et je ferai sans doute une longue halte du côté de la Loire, ce fleuve si beau, si sauvage, avec ses iles de sable et ses bouquets d’aulnes qui fouettent l’eau. Le temps est radieux, le ciel lisse et bleu d’un bout à l’autre de l’horizon. « En avril, ne te découvre pas d'un fil,  en mai fais ce qu'il te plaît."», assure le dicton. Aujourd’hui un mois s’achève alors qu’un autre commence, la vérité doit sans doute emprunter aux deux.  Donc je ne me découvrirai qu’avec prudence et ferai ce qu’il me plaira si, cependant, le réel veut bien consentir à ployer l’échine, lui qui est, parfois, si rebelle !

    Je franchis la passerelle qui enjambe les voies. Sur les quais quelques personnes attendent le départ d’un train. Les tenues sont légères. Un avant goût de l’été avec, quelquefois, une rapide note d’hiver qui ne veut se faire oublier. Face à la gare, la terrasse d’un café où quelques personnes sont attablées. Je prends place à une table libre. Je commande un Campari et commence à lire le dernier article écrit la veille. Au-dessus de moi, dans la tête des tilleuls, de joyeux trilles d’oiseaux. L’odeur de miel des fleurs se répand alors qu’un chaud soleil commence à animer les rues. C’est un sentiment de plénitude que de me trouver là, au cœur d’une ville inconnue, lisant et rêvant parfois, alors qu’en toile de fond, se profile un retour chez moi, avec plein de choses en attente, des piles de livres à lire qui sont en jachère depuis des mois. Quel plaisir d’espérer, de voir venir à soi la lecture,  lorsque les ouvrages sont mis de côté, quelques pages seulement feuilletées, juste pour laisser la place au désir qui, plus tard, fera son efflorescence. Un avant-goût du bonheur, en quelque sorte.

   Il y a peu de monde sur la terrasse. Un jeune couple avec un enfant en bas-âge qui gazouille et s’essaie au langage, un vieux monsieur avec son costume de toile légère. Il est sans doute venu goûter ce premier soleil, peut-être se remémorer de délicieux instants qu’il est seul à connaître. Parfois il sourit, pli d’une possible réminiscence. A deux ou trois tables de celle que j’occupe, une femme qui doit avoir la quarantaine, lit un livre dont je ne parviens à décrypter la nature. Curieux par essence en ce qui concerne la chose lue, je feins de me lever pour aller aux toilettes, frôle l’inconnue, ai juste le temps de voir en lettes anglaises, dans une édition déjà ancienne, le titre : « L’amant de Lady Chatterley », le nom de l’auteur que chacun connaît, D.H. Lawrence pour l’avoir, au moins une fois dans sa vie, rencontré sur le chemin de la littérature. Emotions soudain retrouvées des années adolescentes où j’en lisais avidement les parties les plus « charnelles », songeant à cette femme mystérieuse et sensuelle qui, quelque part dans le monde, devait bien trouver sa place. On n’invente nullement de tels personnages. Ils s’incarnent nécessairement en dehors de toute fiction. Dès lors le trouble ne me quitta guère, qui m’enjoignait de chercher fiévreusement celle qui était la cause de tous mes tourments. Avais-je trouvé, à bien des années d’intervalles, l’inspiratrice de tous ces rêves pulpeux ou bien était-ce pure hallucination, soudaine résurgence d’anciennes sensations qui avaient enfin trouvé le lieu de leur bourgeonnement ? Je venais tout juste d’avoir vingt huit ans. Il était grand temps que je substitue le réel à mes rêves. Je n’avais cependant pas prononcé de vœux de chasteté et mes relations amoureuses, pour n’être celle de Don Juan, pouvaient s’honorer de flatteuses rencontres.

    Emoustillé par la belle, encouragé par la clameur solaire, je décide, sur-le-champ, de m’intéresser de plus près à la lecture de « L’amant » et à celle qui semble en recueillir le fruit avec une manifeste volupté. Elle paraît fascinée par le roman, ne décollant guère les yeux du texte que pour jeter un coup d’œil furtif sur les grandes aiguilles de l’horloge de la gare qui scandent les secondes à la façon d’un curieux métronome. J’en déduis qu’il s’agit d’une voyageuse dont le temps est compté, le mien aussi, et qu’il me faut bien me résoudre à en savoir un peu plus sur elle si, cependant, je pense avoir affaire à quelque Constance en quête d’un Olivier. Serait-elle Lady Chatterley ? Serais-je Mellors ? Sans doute la suite nous dira, à l’un comme à l’autre, (mais présentement je n’existe pas plus pour elle qu’un vague mirage) si nous ne sommes que les jouets de mon imaginaire ou bien si la réalité, après un long empan d’espace et de temps, consent à livrer sa vérité. Mon désir, attisé par cette hypothétique aventure romanesque, m’incite à davantage accorder de crédit à la situation qui se présente inopinément et, dès lors, je n’ai de cesse  d’observer ce phénomène qui, je dois bien me l’avouer, m’hypnotise. Comment est Constance ? Mais plaisir, pour moi, que d’en dresser le lumineux portrait ! Elle a de longs cheveux relevés en chignon que retient une écaille blanche. Son visage est beau, régulier, sans doute celui d’une bourgeoise, si ce n’est d’une élégante aristocrate.  Ses yeux, dissimulés par des lunettes noires finement cerclées d’acier, parfois elle les dévoile, le temps de jeter un coup d’œil à l’horloge. Je les crois noisette avec des marbrures plus sombres. Son corsage a la couleur et la délicatesse d’un myosotis. Une découpe ovale fait signe vers une poitrine ferme bien qu’opulente. Taille mince que cerne une ceinture de cuir. Jupe courte pourvue d’une fente latérale. Les jambes sont longues, fuselées, bronzées malgré cette saison qui s’ouvre à peine aux premiers éclats du soleil.

   Hormis son intérêt pour le temps qui passe inexorablement, pour sa lecture qui semble fluide et ininterrompue, rien ne semble pouvoir la distraire de sa tâche. J’en éprouve, je dois bien me l’avouer, un léger pincement au cœur. Je ne suis peut-être qu’un adolescent attardé qui croit à ses fantasmes et les projette en toute inconscience sur le premier jupon croisé. J’aime beaucoup sa façon étonnamment sensuelle de mouiller légèrement son index droit, de faire glisser insensiblement la feuille de papier afin qu’une nouvelle en prenne la place, que la lecture l’inonde de sa vigoureuse sève. J’ai un peu honte de la dévisager elle, cette enfant innocente, qui ne pense pas à mal, essaie simplement de se distraire en attendant sa correspondance. Je ne sais si elle s’est aperçue de mon manège mais, de temps en temps, elle jette un rapide regard en ma direction, puis attentive, le pose à nouveau sur les caractères en noir qui courent à travers les lignes de la fiction.

    Tiens, combien c’est étrange, me voici maintenant en train de lire de concert avec elle et des myriades de mots et de phrases issues de son roman surgissent sur l’écran de ma mémoire sans que je puisse, en quelque façon, en arrêter le subtil ruissellement. C’est comme si le texte s’entrelaçait à la fuite de l’heure, s’il manigançait à mon encontre les desseins les plus étranges. Soudain me voici pris d’une frénésie mémorielle qui me plonge au cœur du roman scandaleux : une aristocrate éprise du garde-chasse, qui se noie dans des flots de volupté alors que son mari, frappé d’impuissance, l’a laissée depuis longtemps échouée sur les rives du plaisir.

   16 heures : Constance a légèrement tressailli sur sa chaise. Un peu comme si un voile de honte avait recouvert son visage d’une rougeur subite.

   « Elle apprit tant de choses au cours de cette brève nuit d'été. Elle s'était imaginé qu'une femme en mourrait de honte. Et ce fut la honte qui mourut. La honte, c'est-à-dire la peur ; cette profonde honte organique, cette très ancienne peur physique tapie dans les racines de notre corps, et que seul peut évacuer le feu de la sensualité ».

   16 heures 2 minutes : Déroutée, certes, frissonnante, pareille à une rivière traversée d’un soudain ris de vent ou bien une eau fendue par la proue d’une barque.

   « Voici qu'enfin elle se trouvait éveillée et mise en déroute par la chasse phallique de l'homme, menant Constance au cœur de sa propre jungle intime. Elle sut désormais qu'elle avait touché le véritable socle de sa nature profonde, et qu'elle était essentiellement impudique. Elle se réalisait dans sa sensualité nue et sans honte. Elle assistait à son triomphe, presque au point de s'en glorifier. Ainsi, c'était cela ! La vie ! On était véritablement ainsi ! Il n'y avait rien qu'il faille masquer, rien dont il faille avoir honte. Elle partageait sa suprême nudité avec un homme, avec une autre créature ».

   16 heures 4 minutes : Constance a bougé de nouveau, mais cette fois-ci de manière plus convulsive, à la manière de quelqu’un qui est surpris par l’irruption dans une pièce d’une personne qu’on n’attendait pas, qui s’impose et affirme sa propre loi.

   « Et quel démon que cet homme ! Quel vrai démon ! Il fallait être forte pour le subir. Mais ce n'était pas chose facile que d'atteindre le cœur de la jungle physique, le recoin le plus profond et le plus éloigné de la pudeur organique. Seul le phallus pouvait l'explorer. Et comme cet homme s'y était employé ! »

   16 heures 8 minutes : Elle souriait à demi comme saisie d’une intense secousse tellurique, elle était au bord de quelque paroxysme, si près d’une syncope.

   « Et, dans sa peur, combien elle avait détesté cela. Mais combien elle l'avait désiré ! Maintenant elle savait. Au fond de l'âme elle avait eu un besoin fondamental de cette battue phallique, elle y avait secrètement aspiré, croyant qu'elle ne la connaîtrait jamais. Or, brusquement, elle s'était présentée, un homme partageait son ultime et totale nudité. Elle était sans pudeur ».

   16 heures 10, l’heure à laquelle je déserte ma table pour aller vers la sienne. Du fond de ma conscience je sais qu’il n’y a nulle autre alternative que celle qui enjoint le Mellors que je suis de rejoindre sa Constance, que le destin en a décidé ainsi, que rien ne pourra en arrêter le cours, que le moment est unique qui jamais ne déploiera à nouveau sa trame. Je marche au milieu du bruissement de la lumière. Des escadrilles d’abeilles dorées traversent le massif de ma tête. Je suis léger, comme porté par un merveilleux fluide. Est-ce que ma démarche ressemble à celle d’un mime, cette façon de surplace qui métamorphose le moment présent en éternité ? Mais qui donc vais-je rencontrer ? Ma Diane du réveil ? Serais-je, alors, son Actéon ? Celui qui a surpris Diane nue prenant son bain, ployant sous le poids du châtiment lancé par la belle, transformé en cerf que ses propres chiens dévoreront ? Ou bien suis-je Mellors, sûr de sa domination, sûr de sa conquête, sachant en lui-même que Constance est au bord du désir, qu’elle ne résistera pas, se donnera avec la fougue de cet âge de midi ?

   Je suis devant la table de Constance. J’ai décidé, dans un surprenant geste d’immédiateté, qu’elle serait l’héroïne du roman de Lawrence, cette Lady Chatterly qui, depuis si longtemps, hante la carrière de mon front sans que je ne l’en puisse détacher. Elle fore ma matière grise, elle laboure la clairière de mes reins, elle fait de mon sexe un dard en feu. Comment pourrais-je demeurer sur le bord de cet abîme ? Il me faut me résoudre, ou bien à rester en-deçà avec la torture de celui dont la volonté a été indigente, ou bien de sauter au-delà, au risque de la brûlure.

   « Je peux m’asseoir à votre table ? »

   Constance lève doucement les yeux vers moi, fait légèrement glisser les vitres noires de ses lunettes, semble hésiter ou bien prolonger simplement un geste d’indécision, comme si elle me tenait sous sa domination.

   « Volontiers ». Sa réponse se donne avec une évidence naturelle. Ceci veut-il signifier que tout ce qui va maintenant avoir lieu était fixé en quelque endroit dont, tous les deux, ignorons le lieu et le motif ? Avons-nous au moins une conscience commune du fait que cette rencontre aurait pu demeurer improbable, dans les dédales d’un songe abstrait ?  Par quelle mystérieuse déclinaison du hasard deux êtres convergent-ils, ici, sur cette terrasse, face à la massive horloge de la gare qui délivre ses minutes avec un comique hoquet de ses aiguilles ?

   Je pose mon verre de Campari sur le faux marbre de la table.

   « Je crois que nous avons des goûts identiques, n’est-ce pas ? »

   « Assurément », me répond-elle d’une voix douce mais au timbre grave.

   Elle lève son verre de Campari que le mien vient choquer, manière d’anticipation d’une relation que je souhaite plus intime.

   « Sans doute attendez-vous l’heure de votre train ? »

   « Oui. Il partira à 17 heures ».

   « Pour où ? ».

   Je crains que ma voix mal assurée n’ait trahi mon soudain sentiment d’angoisse. Constance ne peut partir et me laisser là dans ce souci qui creuse son abîme.

   « Sauliac. Ce n’est pas très loin. A peine deux heures ».

   « Et en voiture ? »

   « Sensiblement le même temps. L’autorail n’est pas rapide et la route est tortueuse ».

   « Si je peux me permettre, j’aurais grand plaisir à vous raccompagner. Ma voiture est juste derrière la gare ».

   « Je ne voudrais pas vous gêner, mais je crois que c’est une bonne idée ! »

   Savez-vous combien certains mots prononcés sont un baume pour l’âme ? Cette âme dont nous doutons toujours qu’elle nous habite, la voici présente tel un roc qui fait face à l’eau étale de la mer. Soudain la certitude des choses et leur enchaînement dans un étonnant carrousel. Ça chante à l’intérieur de vous. Ça fait ses minces clapotis. Des portes intérieures s’ouvrent dont vous ne connaissiez l’existence. Des oriflammes claquent dans le vent. Des lumières clignotent dans le genre des lampions de fête. Ce doit être de la nature de « l’enthousiasme », ce mot qui, étymologiquement, signifie « avoir Dieu en soi ». Dieu qui, pas plus que l’âme n’a de réalité, voici qu’il se manifeste à l’aune de cette rencontre. Peut-être est-il seulement ceci, l’espace qui se condense entre deux êtres au point même où ils vont fusionner ?

  Nous bavardons tels des gamins (de futurs amants insouciants du monde ?), parlons de tout et de rien. C’est si bien de laisser aller le présent ainsi, de l’inciter à nous offrir ses intuitions, à fleurir nos existences des corolles de l’insouciance, à nous placer hors de nous et en nous, comme si l’univers était simplement cet immense flottement au rythme duquel nous nous accorderions, flux et reflux continuel, immersion dans la marche des choses sans souci qui en ternirait la joie, en assombrirait le ciel entièrement disponible.

   Constance a posé ses lunettes sur ses cheveux. Ses yeux ont de subites brillances, parfois des lueurs de métal et je pense, en mon for intérieur, que cela signe une belle force de caractère et, en même temps, une sensualité infiniment disponible, Une générosité sans faille. Elle boit son Campari couleur rubis avec application, à petites lapées comme le ferait une chatte prenant le temps de déguster son lait dans l’écuelle. Ses lèvres dessinent un parfait arc de Cupidon. Elles sont deux fruits délicats jouissant de la vie en ce qu’elle a de plus prodigieux, de plus spontané, tel l’amour des amants dans le roman de Lawrence. Le plaisir pour le plaisir, la sensation pour la sensation et le présent tel une braise qui rutile dans la touffeur de la nuit. Un genre d’épicurisme se sustentant à sa propre effusion.

   J’ai sorti mon paquet de Bridge de la poche. Je lui tends une cigarette. Elle la prend délicatement du bout de ses doigts peints, écailles pareilles au corail des oursins. Je pense que c’est la couleur d’une jouissance latente, infiniment maîtrisée mais capable d’une soudaine résurgence si le motif qui l’anime se présente et dit l’urgence de son être. Le vent printanier s’est légèrement levé, si bien que, lui offrant le feu de mon briquet, elle entoure mes mains des siennes disposées en conque, afin qu’un abri soit ménagé. Un effleurement, une légère pression dont je ne sais si elle est volontaire - je suis si prompt à m’enflammer ! -, et je sens, en moi, comme un long vertige que redouble le frisson de l’attente. Que va-t-il advenir de ce pur hasard ? Je n’ose en formuler le déroulement, sans doute sous l’effet d’une superstition. Si mon plan intérieur faisait chavirer tous mes projets ? Il me semble avoir aperçu, dans l’instant où nos épidermes étaient en contact, quelque chose qui ressemblait à une vague brune envahissant ses yeux, peut-être un geste identique à celui qu’elle donne au moment de son intime bouleversement ?

   Bien que discrète par vocation, du moins j’en émets l’hypothèse, Constance paraît d’une nature heureuse, ouverte, parfois sur la réserve mais que le moment d’après contredit et l’éclat blanc de ses dents se manifeste dans un sourire d’une belle liberté. De temps à autre, se penchant pour chercher quelque objet dans son sac, la lunule de son corsage s’ouvre, dévoilant les deux globes infiniment mobiles des seins. Il y a une troublante transparence qui fait apparaître, certes dans le flou, mais la charge érotique en est-elle décuplée, ses brunes aréoles, ses pointes qui palpitent identiques à la feuille dans le vent. Que souhaiter de mieux qu’un temps sans fin qui ne connaîtrait le terme de sa navigation ? Tout est alors encore possible, la donation comme le retrait. Mais le fol espoir est là qui confirme la première intuition, l’arrime au corps afin d’en faire une certitude. Le faux marbre de la table, son cercle métallique brillant me dissimulent une partie de l’anatomie de Constance. Mais peut-être est-ce mieux ainsi, superbe fragment dont je me plais à reconstituer la totalité. La jupe est blanc cassé, semée de fines rayures. J’en parcours les lignes avec le pur bonheur de l’explorateur. Sur le côté le mince renflement du porte-jarretelles, j’en devine la bride qui retient le bas que je suppute noir. Le sous-vêtement est à peine estompé, il fait une belle forêt sombre à l’orée de laquelle ne peut se laisser percevoir qu’une chair nacrée, cendrée par endroits, halée  à point afin que l’œuvre soit parfaite.

   17 heures. De la terrasse nous percevons distinctement les bruits de la gare, nous devinons le mouvement des trains. L’autorail pour Sauliac vient de partir. Nous en avons entendu l’annonce, le bruit de métal progressant sur les rails. Je ne crains plus, désormais, qu’un brusque revirement de ma passagère ne remette tout en question, effaçant en un tournemain ce que plus de dix années ont élaboré, tressant dans mon imaginaire les voies d’un possible paradis. Je ne sais si ma satisfaction est visible, si quelque chose dans l’expression de mon visage en trace l’ineffable signe. En tout cas, il m’a semblé percevoir, dans l’attitude de Constance, une sorte de relâchement identique à celui qu’on éprouve lorsqu’une difficile décision a été prise, qu’un soulagement en suit la formulation intérieure. Je commande deux autres Campari, allume deux nouvelles cigarettes. Nous jouons les rôles innocents de deux adolescents livrés à leurs premiers émois amoureux, à leurs premières sensations de liberté. Je ne sais si c’est sous l’effet narcotique de l’alcool que, soudain, Constance se livre  à des confidences concernant sa vie privée. Elle est mariée à un homme bien plus âgé qu’elle - il va sur ses soixante-dix ans -, il est très occupé par sa vie de chef d’entreprise. Leur couple n’est plus que de façade, leurs relations amicales, les sexuelles oubliées de longue date. Je dois avouer, je suis troublé par cette confiance subite qui lui fait ouvrir des portes qui, en tout état de cause, auraient pu demeurer fermées. Nous n’accomplirons sans doute qu’un bref trajet ensemble, alors à quoi bon ? Par un souci de simple réciprocité, je lui raconte ma vie de célibataire, lui fais part de l’émotion de mes jeunes années à la lecture de « L’Amant de Lady Chatterley ». Elle me confirme les siennes, me dit ce besoin subit de se replonger dans les pages fiévreuses du livre, là sur cette terrasse, afin de tromper une longue attente. Peut-être une simple réminiscence d’un passé heureux ? Peut-être un remuement initié par ce printemps généreux ?

   17 heures 30 - D’un commun accord nous nous levons. Le voyage attend qui appelle. Constance est grande, mince mais voluptueusement dessinée. On se retourne sur nous, sur cette femme mûre qui, sans doute, flirte avec un jeune homme. Peut-être une nymphomane ou bien l’un de ces couples de hasard qui, parfois, essaime aux abords des gares et justifient ces hôtels modestes qui ne sont que des lupanars déguisés. Maintenant nous marchons sur la passerelle qui enjambe les voies. Lorsque nous croisons des personnes, Constance me précède et quel trouble alors de la voir marcher si sûre sur ses hauts escarpins, de chalouper mais dans une sublime distinction. « Cette fille est faite pour l’amour, elle en est une singulière concrétion », c’est ceci qui traverse mon esprit et le porte à l’incandescence. Cependant, en cet instant d’avant le voyage, rien n’a encore été décidé quant au contenu de nos « aventures ». Aucune allusion et les confidences de ma passagère concernant sa vie privée sont de simples contingences, non un signal qui aurait été lancé en ma direction. Je n’ai pas dit à Constance mon goût immodéré pour les voitures et j’attends avec impatience la manifestation de sa surprise. La Delahaye est garée sur un parking planté de bouleaux. D’ici l’on aperçoit son long capot gris, ses ailes bordeaux, sa calandre chromée, ses jantes flamboyantes. La capote rouge a été relevée que je rabattrai sur le coffre. Il fait si doux en cette journée et il sera plus agréable de rouler cheveux au vent, plutôt que de nous enfermer dans l’habitacle. Je sors le trousseau de clés de ma poche, m’approche de la voiture. Constance comprend que ce cabriolet est celui qui l’emmènera à Sauliac.

   « Superbe », dit-elle, et son contentement n’est nullement feint. Elle est apparemment ravie d’avoir à voyager à bord de cette voiture ancienne mais si singulière, une sorte d’œuvre d’art. Je fais basculer la toile et l’arrime sur le coffre. J’invite Constance à monter. Sans doute surprise par la dimension des sièges, leur profondeur, elle s’assoit, relevant haut les jambes, ce qui dévoile une partie de son intimité. Ce que je vois et qui m’éblouit : de longues cuisses brunes, couleur de terre cuite antique, le voile noir de la culotte qui dissimule à peine la fente du sexe, les deux amarres du porte-jarretelles, le haut des bas où la peau vient jouer le jeu d’un subtil contraste. Je crois bien avoir insensiblement rougi - je suis friable avec les belles dames -,  et Constance s’est aperçue de mon émotion. Soudain, elle se penche vers moi et, en signe de gratitude, plaque sur ma joue droite la douce pulpe de ses lèvres. Je ne sais si je pourrai conduire en toute sérénité. Comment fixer mes yeux sur la route avec une passagère si envoûtante ?

   Le beau ronflement doux et régulier du moteur. Le glissement de l’air sur la carrosserie. La joie printanière qui afflue de partout. C’est comme d’être dans un film licencieux, à la fois derrière la caméra, à la fois acteur et de goûter l’immense saveur du voir et de l’être vu en un seul et même mouvement. Constance allume une cigarette qu’elle place délicatement entre mes lèvres, la reprend pour fumer à son tour. Le parfum de sa bouche, l’empreinte de ses lèvres se mêle aux paroles que je lui adresse qui ne sont que gratifications de sa présence. Nous ne sommes guère attentifs au paysage, pas plus qu’à la fraîcheur qui, petit à petit, gagne et fait ses auréoles. Constance a dégrafé quelques boutons de son corsage et sa belle et dense poitrine ballote au rythme des cahots de la route. Elle a croisé haut ses jambes et me dévoile de plus en plus l’infini mystère de ses charmes. Je pense à la similitude de sa situation avec celle de Lady Chatterley, cette condition intenable d’une femme mariée à un propriétaire terrien paralysé, sexuellement impuissant. Je pense à sa frustration, à son vif désir de s’abîmer dans une relation charnelle avec Olivier Mellors, le garde-chasse. Association d’une aristocrate avec un roturier aux mœurs si proches de la nature, recherche de ces assauts qui la soulèvent, l’emportent hors d’elle-même dans un continent qui l’accueille et emplit le vide de son existence. Suis-je ce Mellors dont elle attend que je lui apporte ce dont son mari la prive, cet amour qui vibre en tout cœur, qui exige le trouble de la chair avant que le comblement de l’âme ne soit satisfait ? Mais je me perds en songes creux et la main que Constance a posé sur mon genou me ramène à de plus justes considérations. Nous avons beaucoup roulé et Sauliac approche, sans doute aussi le dénouement. La main de Constance a progressé. Je la sens qui déboutonne lentement, précautionneusement, le haut de mon pantalon. Mon sexe est dans sa paume. Il durcit et ne demande que le moment de sa libération.

   « Prends la route à gauche », me dit-elle et elle continue son lent travail de prospection.

   « Prends le petit chemin à droite », et mon supplice continue.

   Je ne m’étonne plus de ce subit tutoiement venant de cette presque inconnue qui, présentement, joue avec mon sexe comme elle le ferait d’une fleur délicate dont elle voudrait lisser la corolle.

   Une clairière dans un bosquet. Le crépuscule est là et une faible clarté rivalise avec la pleine lune. Une lumière phosphorescente est accrochée aux feuilles des chênes. Constance descend de la voiture, prend dans son sac un jeu de clés. Elle m’invite à la suivre. Elle saute devant moi à la manière d’une gazelle. Une cabane en bois avec ses volets fermés, sa porte étroite, sa cheminée sur le toit. La clé tourne dans la serrure m’invitant métaphoriquement aux plus douces rêveries qui se puissent concevoir.

   « Ma résidence secondaire, sois le bienvenu ! ».

   Un téléphone est posé sur une table basse. Elle compose un numéro. Le temps de quelques sonneries et je devine une voix d’homme qui interroge. Puis celle de Cobstance.

   « C’est Constance. Je n’ai pu prendre la correspondance de 17 heures à Géna. Je t’appelle depuis une cabine de la gare de Vitrac. J’ai pris le train suivant. Je serai à Sauliac à 22 heures. A bientôt, Henri ».

   Elle raccroche. Elle paraît sereine et débarrassée d’une tâche que taraude le mensonge. Mais qu’importe lorsque l’amour vient de surgir inopinément et qu’il frappe à votre porte avec l’insistance d’un bourgeon en train d’éclore ? Alors les précautions oratoires, les minauderies, les faux-semblants s’estompent devant l’urgence à être ici et maintenant.

   « Henri, ton mari, je présume ? »

   « Bien sûr, qui veux-tu que ce soit d’autre ? Un peu jaloux ? Es-tu un amant exigeant, un despote aux allures de gentlemen, un impatient que son feu met au supplice ? J’espère que tu es tout cela à la fois et encore bien plus ! »

   Elle vient à ma rencontre, entoure mon cou de ses bras, une de ses jambes remonte le long de la mienne, je sens le velouté de son sexe tout contre ma hanche. Il s’en faut de peu que la folie ne s’empare de moi. Puis nous buvons un blanc sec qu’elle vient de sortir d’un réfrigérateur. Un canapé à fleurs. Un petit lit. Une table ronde. Des chaises. Deux fauteuils. Voilà le luxe dont Constance paraît si fière. C’était le rendez-vous de chasse de son mari et de ses amis autrefois. Maintenant elle seule en a la jouissance. Je me sens de plus en plus Mellors. Je crois ne plus avoir d’autre alternative que d’endosser, au moins provisoirement, le métier de garde-chasse.

   Je dois dire, les initiatives de Constance tout à l’heure, m’ont surpris mais je crois qu’elle possède un tempérament de feu sous des airs calmes et discrets. Elle m’invite à m’asseoir sur un canapé situé face au sien. Elle baisse un peu la lumière. Une douce lame d’ombre revêt les lieux d’un charme élégant. Nous sommes à distance et ne pouvons même pas nous frôler. Je ne comprends pas très bien à quel jeu se livre Constance après ses gestes d’il y a peu. Elle met un doigt sur sa bouche, m’invitant à faire silence. Au dehors on entend le chant des grillons et, parfois, la chute métallique des glands sur les feuilles. Je la regarde comme si, soudain, elle s’apprêtait à m’échapper. Insensiblement je vois ses mains qui glissent le long de ses cuisses, remontant en un même geste le fourreau de la jupe. Dans la nuit qui approche le spectacle est fascinant : ses jambes largement ouvertes laissent apercevoir les deux traits noirs des porte-jarretelles, le triangle de la culotte, la marque à peine distincte des lèvres qui reposent dans leur luxuriant buisson. La main droite, en une souple reptation, entame une lente ascension. Elle arrive au bord de la culotte, en soulève le tissu arachnéen, le fait glisser de manière à ce que son sexe, entièrement dévoilé, ne présente plus le moindre secret pour le voyeur que je suis. Puis son index pénètre dans l’antre des plaisirs, s’y faufile avec autant de malice que de dextérité. Puis c’est au tour du majeur de rejoindre l’indiscret, d’imprimer un mouvement de va et vient que, bientôt, scande avec volupté le jeu des hanches en son érotique et insoutenable posture. Une douce pluie commence à se poser sur le mont de Vénus et les doigts qui, parfois remontent à la surface, sont mouillés comme sous une pluie d’averse. Je vis une douloureuse érection en même temps qu’un supplice mental. Constance agite ses doigts fébrilement. Sa respiration devient courte, haletante. Sa bouche ouverte cherche l’air. Elle pousse de petits cris qui signent une intense jouissance. « Mais que fait donc Mellors, le vigoureux garde-chasse, sinon d’agoniser devant une fille au plein de sa volupté » ?, je me surprends à penser alors qu’à l’acmé du plaisir Constance vient de retomber, heureuse et épuisée, sur le fauteuil qui porte le témoignage de son bouleversement.

   Je me demande si cette fille, finalement, n’est pas une perverse déguisée qui ne souhaiterait satisfaire que son propre plaisir, lequel s’accroîtrait de la désolation de l’amant de passage. Pourtant, non, quelque chose au fond de moi me dit qu’elle est sincère, spontanée, que l’aventure fouette son sang et son esprit, fait s’ouvrir son sexe à la manière d’une anémone de mer battant sous les eaux tièdes d’un lagon. Nous sommes à nouveau sur nos fauteuils respectifs à boire ce vin blanc qui non seulement nous désaltère mais sans doute nous enivre un peu et nous dispose aux caresses. Je ne demande rien d’autre que cette espèce de flottement et, après tout, si notre liaison en reste là, Constance m’aura fait le don de sa volupté. Y aurait-il offrande plus précieuse ? Visiblement Constance est enjouée, en témoigne son regard brillant, le rose qui badigeonne ses joues.

   « Viens », me dit-elle, et elle me prend la main, m’attire vers le sofa, m’enjoint de m’y allonger tout habillé. Je me prête d’autant plus volontiers à son jeu que je devine le prélude à d’autres actes plus précis, sinon plus précieux. Je suis comme une grenade trop longtemps mûrie sous le  soleil, qui commence à s’ouvrir, libérant ses graines carmin dans l’air étonné. Elle s’est assise en tailleur sur le bord de la couche, dévoilant une fois de plus le luxe de son anatomie. Sous la dentelle noire je vois doucement palpiter son sexe. Je devine son humidité, le feu qui couve sous la braise, qui bientôt, m’envahira de ses flammes libératrices. Pour plus de liberté, pour plus d’excitation du partenaire que je suis - victime éminemment consentante -, elle a ôté sa culotte, l’a posée sur ma bouche en signe d’un silence à convoquer, identiquement au seuil d’un rituel. Passant ses mains sous son chemisier, elle dégrafe son soutien-gorge, mais garde son vêtement dont les boutons défaits dévoilent bien plus sa belle poitrine que ne l’aurait fait sa propre nudité.

   « Cette fille pratique l’art de l’érotisme avec un luxe consommé », voici à peu près ce qui me traverse l’esprit - ou ce qu’il en reste -, alors que ses mains expertes m’ont dénudé en un rien de temps. Elle se lève, coiffe la lampe d’un chaperon de toile. Dans le clair-obscur qui s’ensuit, dans la clarté lunaire qui entre par la croisée, le paysage est sublime, oblativité dont jamais, peut-être, la manifestation ne se reproduira devant mes yeux éblouis. Elle est cette magnifique sculpture de marbre ou bien d’albâtre mais ô combien vivante, ô combien donatrice de plaisir. Elle revient à moi, pareille à une déesse dans les allées de l’Olympe. Elle n’est ni impudique, ni exhibitionniste. Elle est naturelle et tous ses gestes respirent le bonheur de vivre, de donner la joie à qui veut bien en recevoir l’immense gratification. Elle caresse doucement mon sexe, le prend délicatement dans sa bouche. Je sens son raphé palatin qui fait une manière de râpe, en cadence, en souplesse. Elle pivote au-dessus de mon corps qui n’est plus qu’une immense soufrière, un cratère à ciel ouvert, une souffrance qui attend le temps de sa délivrance. La fleur de son sexe est largement offerte, là, à deux doigts de mon visage. Je sens ma sueur faisant ses rigoles le long de la racine du nez. Pendant qu’elle explore le lieu de mon désir, je sonde le sien de mon index et de mon majeur réunis. Ses reins ondulent et je sens sa liqueur intime qui fait de ma main droite un gant de soie. Puis, en maîtresse du jeu, elle pivote à nouveau et se positionne sur le haut de mes cuisses, penchée vers l’avant. Sa lourde et belle poitrine se balance. Elle cambre les reins puis je sens sa vulve étreindre mon sexe, un souple et circulaire mouvement accompagnant son initiative. Par la fenêtre la lune coule jusqu’à nous, témoin abstrait de nos ébats sur lesquels elle projette une lumière romantique, peut-être fantastique. Constance gémit en cadence alors que nos corps ne sont plus qu’une seule et même unité. Puis, c’est comme un éclair, une brusque déflagration. Nos plaisirs conjugués ont explosé dans l’étincelle de l’instant. Ils font leurs longs remous en des lieux qui sont indéfinissables. La volupté a ses secrets qu’il lui faut conserver, faute de devenir une morne habitude qui lui fera perdre son sens. Un long moment nous restons l’un dans l’autre comme si rien ne pourrait jamais nous séparer. Cependant le flux du temps ne s’est nullement arrêté et, bientôt, Constance sera cette passagère anonyme que je reconduirai dans ma Delahaye vers son vieux mari qui, sans doute, ne s’alertera ni de l’heure tardive, ni de nos ébats. Comment pourrait-il savoir, lui qui vient chercher son épouse à la gare en toute innocence ?

   Nous trinquons et nos verres se choquent avec un bruit étrange, comme s’ils énonçaient, déjà, un temps en fuite qui, jamais, ne se reproduira. Constance se maquille. Je passe une main dans mes cheveux en broussaille. Rien ne subsiste de nos émois que des vagues cernes qui, bientôt, s’évanouiront. La clé tourne dans la serrure avec un grincement pareil à un regret. Constance est assise sur son siège, jambes sagement croisées, elle regarde défiler le ruban de la route. Est-elle visitée de songes ? Qu’est ce donc qui, maintenant, traverse son silence ? Nous fumons. Des volutes blanches s’enfuient par les vitres entrouvertes. Les premières lumières de Sauliac. Il est quelques minutes avant 22 heures. Nous nous arrêtons sur la place de la gare, dans une nappe d’ombre. Le train qui vient de Géna s’arrête. Les premiers passagers sortent. Constance serre ma main très fort, me donne un baiser. Le dernier. Elle sort de la voiture. Sous les réverbères sa marche ondulante est celle d’une reine. Je devine, sous la toile tendue, la marque de la culotte, les agrafes du porte-jarretelles, la bande de soie noire des bas, la beauté infinie de son sexe. A la limite de la place une Jaguar noire aux teintes vitrées attend. Je perçois, par intervalles, le rougeoiement d’une cigarette. Une portière s’ouvre. Constance s’assied sur le siège en faisant pivoter haut ses jambes. Volontairement je ne peux m’empêcher de penser. Une dernière vision du bonheur à l’état pur m’aura été offerte : ce diamant. Je mets le moteur en marche. Je quitte les derniers feux de Sauliac. Je roulerai toute la nuit afin de ne pas dormir. J’aurais trop peur que mes songes n’effacent la belle réalité, encore si fraîche, si pulpeuse,  qu’il m’a été donné de connaître. A Paris m’attendent mes livres, le ruban de la Seine, mes auteurs décadents à l’intention desquels j’écrirai un nouvel article. Assurément Constance m’accompagnera dans cette tâche. Longue vie à elle !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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20 janvier 2019 7 20 /01 /janvier /2019 16:18
Sous le signe du feu

        Œuvre : Barbara Kroll

 

***

 

Sous le signe du feu

C’était là je crois

La juste mesure

De ton être

Nous marchions

Sur la grève

Ne disions rien

Le silence était

Entre nous

Aigu tel un houx

Peut-on jamais changer

Le cours des événements

Faire renaître l’amour

Là où il n’a plus cours

 

Des oiseaux blancs

Traversaient le ciel

Que nous n’apercevions plus

Le vent de mer escaladait les rochers

Nous aurions pu nous y abriter

Préférions ce courant

Du Grand Large

Le chemin qu’il traçait en nous

Dont les volutes se perdaient

Quelque part

Dans la trame usée

De notre passé

 

Tu aimais ce granit

En feu

Que teintait le crépuscule

Tu en faisais la pierre

De ton désir

Tu le crucifiais au creux

De  ta passion

Tu le voulais arrimé

A ta pure volonté

À ta toute puissance

Et pourtant quel était

Ce chiffre inquiétant

Gravé au plein de tes errances

Ce regard qui plongeait

En lui

Dans un nul aujourd’hui

 

Sous le signe du feu

Tel paraissait ton destin

Dont la route filait à l’horizon

Au défi de ta raison

Oui car tu aurais voulu

Que rien ne t’échappât

Que ta singularité

Marquât son sceau

Sur la proue blanche

Des bateaux

Au loin

Sur le front des hommes

Dont tu rêvais

Sur l’étrave des sexes

Qui toujours

Imprimaient en toi

L’étincelle

Du désarroi

 

Vois-tu le buisson noir

De tes cheveux

La liane rouge

De ton corps

Elle oscille

De pourpre à alizarine

Elle est simple trait

De sanguine

Elle s’enroule tel le lierre

A l’hélice érodée

De mes prières

Et mes mains jointives

N’y pourront rien

Tu seras toujours

Cette manière

De courant marin

Cette empreinte au loin

Qui brasille

Cette vrille

Ce FEU

 

 

 

 

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17 janvier 2019 4 17 /01 /janvier /2019 10:28
Bonnard, peintre de l’intériorité

Intérieur - 1913

Pierre Bonnard

Source : Wikipédia

 

***

 

   La peinture de Pierre Bonnard est plurielle, foisonnante, s’inscrivant aussi bien dans l’impressionnisme que dans le mouvement nabi. Mais ce que nous en retiendrons ici, ce sera son caractère intimiste, la focalisation essentielle sur une pure intériorité. Pas plus que nombre d’autres artistes son œuvre n’est linéaire qui comporte de nombreux allers et retours, aussi bien sur le plan des thèmes que du style.  Si le centre d’intérêt de la vie domestique parsème tout son parcours créatif, nous voudrions cependant porter un regard plus attentif sur la période que nous pourrions baptiser du « Bosquet » (sobriquet de la maison qu’il a achetée et fait aménager au Cannet, dans les Alpes-Maritimes) où le motif de son œuvre s’infléchit en direction de représentations  de la vie intime, la sienne  et celle de son épouse Marthe.

   Observant « Intérieur » de 1913, combien nous sommes troublés de nous introduire, presque par effraction, au sein de cet étrange univers confidentiel qui, d’habitude, n’est dévoilé qu’à quelques amis et intimes. C’est avec une conscience de voyeur et sur la pointe des pieds que nous nous introduisons là même où peu de visiteurs ont accès. D’emblée nous sommes au cœur du foyer, à cet endroit où rougeoie la braise, où les mots se chuchotent, où les confidences se distillent pareilles à des perles rares. Le silence y est partout présent.

   Mais cette pièce, apparemment vide, est peuplée, immensément peuplée. Si une première vision nous révèle un fauteuil de repos aux accoudoirs d’ébène, ce dernier n’est nullement déserté. Encore en lui une présence féminine, troublante, que révèlent des pièces de vêtures bleues mouchetés de rouge sombre. Et, aussitôt, le faisceau de notre regard est attiré par le miroir où nous apercevons la silhouette d’une femme qui paraît occupée à quelque soin du corps. Nous ne voyons pas son visage. Sa chair ne se donne qu’en quelques rapides éclairs. Loin d’être esseulés, nous sommes habités de cette présence, peut-être même intrigués. Elle - Marthe ? -, ne se sait regardée (elle n’est qu’illusion, image), mais son coefficient de réalité nous atteint pour la simple raison que nous sommes PRESENTS, corps et âme dans cette pièce qui paraît réservée aux ablutions. Nous ne sortirons jamais de cette fascination qu’avec l’impression de vide et la perte d’un objet cher comme si, soudain dépossédés d’une scène familière, nous nous absentions tel l’amant qui vient de refermer la porte de l’aimée. Sur la scène de ce minuscule théâtre nous étions acteurs et, à peine grimés, voici que le lourd rideau de pourpre se referme, que les lumières s’éteignent. C’est ceci, la peinture intimiste, un rapt et, déjà, vous ne vous appartenez plus, déjà vous êtes marqué au fer par cette étrangeté qui vous retient, fait de vous cet être qui se confond avec le mur de chaux couleur de chair, près de la porte vitrée habillée de vert et ce petit guéridon noir vous appartient, tout comme la couleur de vos yeux vous détermine. De là vous ne sortirez que rompu, avec, au cœur, l’espoir de retourner dans ce cabinet des délices.

   Et, afin de mieux pénétrer les secrets de ce monde familier qui, soudain surgit, il convient de s’en éloigner quelque peu. Il nous faut métamorphoser notre regard proximal, le faire être distal, de manière à ce que l’effet de recul nous rende les choses moins familières, plus énigmatiques. Plus tard, il sera toujours temps de faire retour auprès de la fenêtre, de la nappe, de l’objet qui luit doucement dans l’ombre et nous dit l’attachement au connu, au rassurant, au gîte qu’en réalité nous ne quittons jamais que pour y mieux retourner. Voici, nous nous sommes éloignés du « Bosquet », seulement à quelques encablures, mais quel dépaysement, et ces teintes qui claquent tels des drapeaux au vent !

Bonnard, peintre de l’intériorité

Paysage de la Côte d'Azur -1943

Source : Wikipédia

 

   Et cette lumière qui résonne dans le bleu, et ces arbres dressés qui cachent l’horizon de leurs frondaisons, on dirait qu’elles vibrent tout contre la vitre de l’azur, et cette eau qui se laisse deviner dans les intervalles. Tout ceci n’indique-t-il l’émotion intime de Bonnard rencontrant ce pays de Provence qui deviendra le lieu de sa dernière peinture ? Alors tous les endroits du monde s’évanouissent peu à peu. Paris, les Batignolles, la Rue de Douai, l’Espagne, la Belgique, les Pays-Bas. Il faut se poser. Pour Marthe d’abord dont, petit à petit, l’obsession d’un corps propre se transformera en folie. Pour la peinture ensuite. Sans doute faut-il avoir beaucoup vu, beaucoup éprouvé, avoir emmagasiné des milliers d’images, avoir essaimé le long des routes, des tableaux nabis, impressionnistes, puis synthétiser les expériences, les faire « réduire » dans le dernier creuset de son propre mode d’être, en tirer l’essentiel, à savoir ce qui reste après de longs voyages. Le besoin d’un retour au simple, au limité. On ne peut prétendre, avec sa seule palette, interpréter le monde. Il est trop vaste, trop multiple. Mieux vaut y prélever un espace modeste, connu, lequel délivrera ses affinités, trouvera les modalités de son accomplissement. On resserre les limites. On demande au jardin de fournir cet amandier en fleurs qui sera l’une des toutes dernières variations sur laquelle, peu de temps avant sa mort, poser une dernière touche de jaune, un peu de soleil avant le grand embrasement noir qui mettra un terme à la fête des couleurs.

Bonnard, peintre de l’intériorité

L’Amandier en fleur - 1946-1947

Source : Wikipédia

 

   Cette vie de peintre semblable aux cercles concentriques que  fait la chute d’une pierre dans l’eau. D’abord les cercles sont grands, ils vibrent à la surface, font leurs larges clapotis sur les rives. Puis le diamètre étrécit. Deux ou trois ronds, le silence et l’absence de mouvement. Est-ce dans l’œil de ce minuscule cyclone qu’il faut venir poser les dernières touches, baisser la lumière d’un ton, moucher la flamme parce que, en fin de compte, tout s’épuise et même l’art devient impuissant à endiguer l’aporie fondamentale de la vie humaine ? Du moins on aura essayé de circonscrire le jeu, de lui donner un dernier flamboiement, celui de la confidence dont tout existant est investi en son fond mais, souvent, ne trouve la voie de sa résolution. De la même façon que les œuvres commencent par une imitation de la nature pour s’achever dans l’ascèse de l’abstraction, Bonnard parcourt l’espace des vastes paysages, les places animées des villes, les aires de jeu des hommes pour aboutir à cette étroite focalisation qui pourrait bien contenir tout ce que l’art a à nous dire, à savoir notre humaine dimension dont le foyer est toujours le lieu d’aboutissement. Ulysse après son long périple revient à Ithaque. Rejoindre le logis, près de l’aimée. Retour de l’enfant prodigue qui sait que toute vérité est proche, que le voyage fascine et, parfois, altère la sphère des perceptions, provoque l’égarement, fait différer de soi.

   Il n’est nullement besoin de prendre un chevalet, de le poser dans un coin de nature et de laisser le paysage vous dicter les motifs de l’œuvre. De sa fenêtre, au Bosquet, Bonnard, en fin et attentif observateur, porte son regard sur le bruissement bleu des branches de laurier, sur le fleurissement de l’amandier qui l’aura tant inspiré. Le jardin est en soi un monde qu’il faut savoir traduire. Tout est prétexte à sensation, la moindre ramure que fait osciller le vent, l’oiseau sur la branche, la chute des feuilles en automne. C’est cette poésie du quotidien, cet inépuisable ressourcement des formes et des couleurs dont l’artiste est en quête. Tout est contenu dans le menu. Tout se donne dans l’illisible parure du monde que trop d’éperdus parcourent à la manière des somnambules. Peindre la théière, ses reflets, un bol de lait, un bureau à abattant, une lampe art déco, une ombre venue de la fenêtre que cernent des éclats de lumière, faire vibrer la couleur, peindre Marthe au bain, voici un acte de peinture en même temps qu’un acte d’amour. Tout est indissociable qui illumine l’âme du peintre et le pousse à créer jusqu’à l’obsession. Au Cannet, en vingt ans, entre 1927 et 1947, trois cents œuvres verront le jour, dont 60 dans la salle à manger, 21 dans le petit salon, 11 dans l’atelier. Autant dire qu’on est loin des impressionnistes qui peignaient en pleine nature. Pour ce « coloriste du quotidien », le premier sujet à portée de la main est prétexte à sonder le réel jusqu’en sa plus élémentaire manifestation.  Le tout du monde peut se dire à partir de la moindre de ses parties. Eternelle relation du microcosme et du macrocosme. Mince cosmologie individuelle faisant signe vers la grande, celle qui nous dépasse, dont chaque jour nous trouvons, ici dans la modeste présence d’un objet, là sur la joue duveteuse de la compagne, là encore sur le bouton de la fleur, l’incomparable et inaltérable reflet. Voir une chose n’est nullement un acte qui isole mais au contraire l’exigence de porter son regard au-delà, de loin en loin, jusqu’à ce que la plus grande partie du visible s’adresse à nous avec sa lourde charge de sens.

Bonnard, peintre de l’intériorité

La Fenêtre - 1925

Source : Wikipédia

 

    Ce que le natif de Fontenay-aux-Roses vent nous montrer, n’est rien de moins que le monde qui vient à nous au travers d’une fenêtre. Jamais la vitre ne fait écran, sauf à arrêter vent et pluie. La vitre est ouverte sur l’infini spectacle des choses. Et l’opposition du dedans et du dehors n’est qu’une posture intellectuelle, une projection arbitraire de la raison. Cet encrier, ce porte-plume, cette feuille de papier ne disent rien de leur nature d’objet. Du reste qu’auraient-ils à dire, ces objets, de plus que leur étroite matérialité, leur blancheur, leur résistance physique ? Ils ne sont présents, là, devant nous, qu’à nous intimer l’ordre d’écrire, c'est-à-dire de raconter, de tracer la syntaxe selon laquelle tout s’ordonne et rayonne. Une silhouette de femme est sur le balcon qui nous dit la douceur, l’irremplaçable présence, le thé dégusté comme pour une cérémonie, les continuelles ablutions, le mince corps qui ruisselle de gouttes, peut-être la résille du désir qui anime la fleur du sexe, fait rougeoyer le cercle des aréoles. Des maisons sont en bas, où vivent des hommes avec leurs histoires, les chemins complexes de leurs destins. Des nuages parme avec des touches de gris de lin et de pervenche marquent les limites des pensées des hommes. Le ciel est infini dont ils ne peuvent parcourir l’empyrée, ressentir des émotions à son contact seulement.

   La peinture de Bonnard est ce corps à corps avec les choses qui ne nécessite nullement d’investir l’entièreté de l’univers. Un seul motif suffit, un compotier, un lavabo, une serviette de bain, à investir intégralement la palette des sensations. Que serait la peinture si elle n’était ceci, le feu de l’émotion que l’artiste fait lever à même l’évocation du réel que son pinceau métamorphose en ressentis, en états d’âme, en fête intérieure, là ou s’énonce, dans le plus grand secret, la syntaxe du vivant ?

Bonnard, peintre de l’intériorité

La Nappe Rayée, 1921-1923, terminée en 1945-1946

Source : APPARENCES

 

      « La Nappe Rayée » se développe sur un temps long. Pas moins de vingt années auront été nécessaires pour faire de cette toile une œuvre achevée. C’est dire la lente maturation, c’est dire tout autant la permanence du sujet qui occupe la centralité d’une âme en quête de son destin. Certes la scène est modeste, une table, une nappe, des fruits, un sol orangé, une figure féminine largement visible, une autre presque inaperçue sur le bord du cadre. Pour un voyeur distrait, rien que de banal, d’ordinaire. Pour Bonnard le sujet d’une dramaturgie. Au milieu de la composition : Renée Monchaty avec laquelle il aura une brève liaison. L’épilogue de la séparation : le suicide de l’amante. A droite, sans qu’il soit possible de l’assurer, mais en toute hypothèse, l’ombre jalouse de Marthe qui veille sur la destinée de son mari. Durant nombre d’années, surtout les dernières, Marthe fera le vide autour de « son peintre ». De cette surveillance de tous les instants se tissera la graine de sa folie, mais aussi permettra le déploiement du génie de l’artiste. Pourrait-on alors parler d’une « peinture de l’enfermement », comme si le sort de Bonnard, inévitablement, avait été tracé pour suivre une pente asilaire ?  Certes non, car le peintre, fût-il affecté de la disparition de la compagne de sa vie n’a jamais sombré dans la démence. Habité d’une solitude seulement dans laquelle il semblait puiser les éléments d’une œuvre de mémoire. Ce n’est pas seulement l’instant présent qui se retrouve sur la toile, mais des réminiscences du passé en tressent les subtiles allusions.

 

 

Bonnard, peintre de l’intériorité

Autoportrait dans la glace

au cabinet de toilette, 1945

Source : APPARENCES

 

 

   Si, en fin de parcours, en 1945, deux ans avant sa mort, l’artiste se représente telle cette figure presque effacée, visage dans l’ombre, corps étroit, les signes des yeux et de la bouche invisibles, certes tout ceci nous dit le prélude d’une fugue dont, sans doute, il pressent les ombres funestes. Solitude et tristesse se dégagent telles les impressions immédiates. Mais que veut donc signifier cette toile à l’évidente économie picturale, si ce n’est le retour à l’essentiel : lui-même face à soi. ? Car, en définitive, tout parcours aussi brillant soit-il parvient aux mêmes conclusions. Un monde existait qui s’amenuise et profère les paroles dernières au gré desquelles toute finitude s’annonce comme l’inconcevable. La vie d’un peintre, n’est somme toute, que l’écho de la vie de ses semblables.

   Tout jeune on n’a qu’une hâte, parcourir tous les chemins du monde, y semer les spores radieuses du devenir. L’âge mûr en constitue le point d’acmé, la rutilance. Puis le déclin peu à peu imite la chute du jour et grandissent les ombres qui cernent le corps, entament l’esprit. Cet autoportrait se donne à voir telle la mise en scène d’une intériorité parvenue à son comble. Ou d’une intimité réduite à la dimension de sa propre amande. Tout autour il n’y a plus de chair et c’est l’existence, en son apérité, qui se donne comme le tout dernier moment d’un chant qui se perd dans la trame incertaine des jours. De soi à soi il n’y a plus de distance et l’intime s’est retourné à la manière d’un épiderme revenant sur sa propre substance sans que rien, du monde, ne puisse venir en  dilater le possible, ménager une ouverture, permettre la moindre fuite. Tout est au repos maintenant. Il n’y aura plus de voyage, plus d’espace disponible et le temps se contracte à la façon d’une peau de chagrin. La peinture, elle-même s’épuise et ne trouvera plus d’issue que dans cette large touche solaire placée, en ses derniers jours, sur la toile « L’amandier en fleur ». Toute vie est ainsi faite qu’elle commence à petits pas, se poursuit à grandes enjambées, avant que les forces ne déclinent et obligent à un affligeant sautillement sur place. L’oiseau volait et planait haut que la glu d’un braconnier - le temps, - a soudé à la branche de l’arbre. Ainsi toute intimité se clôt-elle sur sa propre fermeture. Les teintes qui vibraient et exultaient dans « Pont du Carrousel » de 1903, les voici bien ternes dont l’autoportrait ne délivre plus qu’une chair pâle, usée, pareille à un palimpseste ancien qui effacerait ses signes pour ne laisser paraître que l’illisible trame de son support.

   « Celui qui chante n'est pas toujours heureux », écrivait Bonnard, le 17 janvier 1944. Confidence. Intimité. Terme cependant d’une vie exaltante, passionnée, qui a éprouvé tellement de sentiers de l’imaginaire, tellement de voies artistiques. On comprendra facilement la désillusion de ce grand artiste dont les vieux jours ne sont plus illuminés ni par la présence de Marthe récemment disparue, ni par la brève flamboyance de Renée Monchaty et les grandes toiles des heures heureuses, « La Place Clichy » avec son animation colorée ; « Piazza del Popolo » et sa belle perspective, son étal de fruits orangés pareils aux « Tournesols » de Van Gogh ; « La Terrasse à Vernon », sa luxuriance végétale, le bruissement de son eau bleue, tout ceci se fond dans le flou des souvenirs. Qu’en demeure-t-il qui, encore, pourrait venir distraire le peintre, illuminer son existence, lui restituer la cadence limpide d’une vie traversée des éclairs de la passion ? Il est trop tard, maintenant. Il faut baisser l’abat-jour. La nuit a besoin de repos.

 

  

 

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14 janvier 2019 1 14 /01 /janvier /2019 13:39
 Amour, désamour

« Nous ne sommes jamais aussi mal protégés

contre la souffrance

que lorsque nous aimons » - Freud

 

Œuvre : Dongni Hou

 

***

 

   Amour, désamour, toujours nous oscillons entre ces deux extrêmes car nous voulons être abreuvés de joie mais, parfois, seule la tristesse montre son visage et nous sommes endeuillés de nous,  du monde. Car nul ne peut vivre sans amour et l’animal de compagnie est désemparé lorsque la main de son maître cesse sa caresse et qu’il s’éprouve telle cette chose inutile qu’on a laissée choir, dont on ne s’occupe plus. Il n’est jusqu’à la modeste fleur qui ne ressente cet abandon. Quand elle n’est plus regardée, elle se fane et s’incline comme pour s’immoler dans cette feuille de terre qui l’attend, à la manière d’une offrande, depuis que le monde est monde. C’est une « donnée immédiate de la conscience » que ce vide qui paraît consubstantiel au geste d’abandon. Cela ne demande pas de travail d’intellection, de compréhension, cela habite le corps et trace en son centre de grands cercles de vide et c’est le bruit du néant qui se fait entendre avec ses étonnants borborygmes. S’insurger contre ceci n’avance à rien, sinon à davantage s’enfoncer dans cet absurde qui nous surplombe et ne rêve que de gommer notre tremblante silhouette.

      Mais plutôt que de disserter longuement sur ce qui ne peut être ressenti que du fond même de l’âme, regardons « Innocence ». Ce sobriquet lui convient, n’est-ce pas ? En quelque sorte un genre de présence si près de son être originel, qu’encore aucune altération n’en a troublé la subtile essence. C’est cela même qu’évoque Georges Bernanos dans son « Journal d’un curé de campagne », à propos d’un enfant :

   « Mon meilleur élève est Sylvestre Galuchet, un petit garçon pas très propre (sa maman est morte, et il est élevé par une vieille grand-mère assez ivrogne) et pourtant d'une beauté très singulière, qui donne invinciblement l'impression, presque déchirante, de l'innocence − une innocence d'avant le péché, une innocente pureté d'animal pur. »

   En réalité un élève dont la grâce irradie bien qu’issu d’une famille dont on eût pu penser que sa néfaste influence risquât de le précipiter dans le premier abîme venu. Son innocence n’en rayonne que davantage. Il se situe avant le péché. Son innocence mérite même la redondance d’une pureté que l’on ne pourrait affecter qu’à l’animal en son comportement sans calcul, sans préméditation. Cette situation, rapportée à l’homme, le situerait sans doute avant qu’une ruse du langage ou bien de la raison ne vienne  troubler son éventuel message. Peut-être un silence et une réserve au travers desquels apparaître à la manière d’un bouton de rose, intact, virginal. Le dépliement, l’ouverture, seront pour plus tard qui porteront, dans les plis de leur métamorphose, les possibles germes d’une malice. Alors l’authenticité serait mise à mal, alors l’on ne pourrait plus se fier aux apparences mais déjà chercher à s’enquérir de quelque mensonge sur le point d’être commis.

   Regardant cette image, nous pouvons sans peine confectionner une vêture romanesque qui n’existerait qu’à combler cette angoisse latente qui nous habite dès l’instant où une situation humaine nous interroge et, nous questionnant, nous place face à notre propre histoire. Disons « Innocence » orpheline, donc esseulée, peut-être recueillie par des gens aimants mais qui, aussi dévoués soient-ils, ne sont pas les parents, ne sont pas l’arbre dont cette infime présence constitue le rameau. Ses cheveux sont en broussaille, son front est blanc qui surmonte deux orbites paraissant, sinon vides, du moins cernées d’ennui. Sa bouche est un arc si effacé et le rouge y est une braise éteinte. L’ovale du visage, poudré de blanc, est celui d’un mime, donc d’un destin tressé de secret, peut-être d’un volontaire mutisme. La robe est de talc ou bien de gypse avec quelques plis qui semblent dissimuler un corps fluet. Les mains sont deux insectes dont le vol a été cloué en plein ciel. Les jambes sont couvertes de bas, à la manière des enfants d’autrefois. Innocence est dressée sur la pointe des pieds, non à la façon d’une ballerine, mais comme ces enfants autistes qui cherchent à éviter le contact avec un réel trop rugueux.

   Aussi bien Innocence, aurions-nous pu la baptiser « Souffrance », ce dont témoigne, à l’évidence, la totalité de son étrange posture. Mais de quoi donc souffre Innocence, si ce n’est d’un amour qui lui est, par essence, inaccessible ? La chair dont elle procède est ce massif éloigné qui se dilue dans le tain trouble du souvenir. Peut-être même n’a-t-elle connu ses parents que sur une photographie. Alors quelle désolation de ne pouvoir rejoindre ce territoire devenu étranger à force de n’être jamais qu’une illusion s’estompant  à mesure que la mémoire tente d’en saisir quelques bribes, quelques mailles dont il faudrait reconstituer, avec patience, le long et difficile tressage.  Vis-à-vis de ses parents adoptifs, elle ne peut nourrir les mêmes sentiments d’abandon puisqu’elle les aime aussi mais perçoit qu’ils sont des substituts, non cette source directe à laquelle, depuis toujours, elle rêve de puiser force et énergie. Parfois, lorsque quelque chose comme un sourire commence à s’ébaucher sur ses lèvres, ses camarades de classe ne manquent jamais d’en atténuer l’éclat, lui rappelant l’esseulement dont elle est le réceptacle dont, jamais, elle ne pourra effacer les pesants stigmates. Son affliction est à la mesure de la faille qu’elle ne pourra nullement combler, un abîme qu’elle essaie de franchir, mais ses jambes sont trop courtes, son élan insuffisant.

   Oui, ce que dit Freud est juste, atrocement juste. Jamais nous ne sommes affectés par le manque de considération de nos ennemis. Au contraire, cette absence ne peut que justifier à nos yeux la nature du dédain dont nous sommes porteurs à leur encontre. « Un seul être vous manque, et tout est dépeuplé ! », affirme le poète Lamartine. Et ce SEUL ÊTRE est l’être aimé par lequel sa propre vie signifie et trouve sa place dans l’immense concert des choses universelles. Ce maître du « lyrisme romantique », à la recherche d’une communion avec Dieu ne pouvait que cultiver de sombres méditations métaphysiques. Aimer Dieu, cet à jamais insaisissable, cette buée qui se fond dans le cristal céleste, c’est s’exposer au tourment le plus dangereux qui se puisse concevoir. Aimer Dieu, c’est aimer dans la souffrance pour la simple raison qu’il ne sera jamais cette « nourriture terrestre » à laquelle le croyant aurait rêvé de sculpter la matière de sa joie. A mesure que ses prières montent en direction de l’Eternel, l’Eternel recule et se dissimule derrière les nuées. « Deus absconditus », il demeure inconnaissable à la raison humaine, laquelle se heurtant au mur du secret  ne revient jamais de son périple que les mains vides et le cœur meurtri.

   Situation en miroir : Innocence cherche à capter ce qui, par la force des choses, n’est plus qu’une image. Son Dieu à elle, en quelque sorte. Or le statut de toute image  est bien sa mutabilité, sa variabilité et, en définitive, sa vacuité, ce que semble bien confirmer l’une de ses valeurs étymologiques : « apparition, vision au cours d'un rêve ». Aimer un rêve, peut-être s’agit-il là du sort d’Innocence, du sort de l’humanité en son ensemble ? Aussi pouvons-nous comprendre le désarroi qui est le sien en ces temps d’indigence.  Nous aimons et nous souffrons, telle est la loi sous laquelle nous vivons dans l’étrange juridiction de l’humain. Oui, bien étrange !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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12 janvier 2019 6 12 /01 /janvier /2019 16:55
Un lyrisme polychrome

           Les toits de Collioure - Henri Matisse

        Source : 1001 tableaux des grands peintres

 

**

 

   « HISTOIRE DE LA PEINTURE -  Tendance, mouvement des peintres fauves au début du xxe siècle (notamment Vlaminck, Derain, Matisse, Friesz, Van Dongen, Puy, Manguin, Dufy, Marquet) ; caractère de leur peinture. Le fauvisme, et plus encore l'expressionnisme, ont perçu que la sensation, pourvu qu'en se concentrant elle atteigne son maximum d'intensité, provoque un ébranlement nerveux qui la prolonge en émotion. »

 

(René Huyghe - Dialogue avec visible) »

 

*

 

   Ce que semble mettre en exergue le fauvisme, tout particulièrement sans doute d’une manière plus décisive que ne l’avaient fait les Impressionnistes, c’est un renouvellement du rapport au réel. Les premiers avaient produit de la nature une vision floue, approximative, à la manière d’une image fluctuant sur un verre dépoli, autrement dit s’adressant au sentiment afin, qu’à peine effleuré, le cœur se mît en quête d’entrer plus avant et d’y rencontrer un sujet qui « aimait à se cacher » pour utiliser la belle expression d’Héraclite. L’effet que les Impressionnistes avaient créé grâce à leurs touches mouchetées, les Nabis en renforçaient la valeur, formes et couleurs se mêlant dans une manière de lumière spirituelle, comme chez un Paul Sérusier où le Voyeur de l’œuvre est comme submergé, où l’âme est convoquée à un envol, car ce dont il s’agit avant tout, c’est de rejoindre le caractère sacré de la peinture.

   Les Impressionnistes s’adressaient au cœur, les Nabis à l’âme (nabi signifie : « celui qui est ravi dans une extase »). Il restait aux Fauves, s’ils ne voulaient que l’histoire de la peinture ne bégaie, à trouver de nouvelles voies, à explorer le champ qui demeurait libre, celui de la pure sensation, de l’immersion dans le physiologique. Ces sensations dont le dictionnaire précise : « celles que recueillent les organes spéciaux des sens ». Donc les fauves, ces « bêtes sauvages », s’adressent prioritairement à la vue, à l’ouïe, au toucher, au goût, à l’odorat. Il s’agit d’une manière de sensualisme primaire trouvant ses origines au plan instinctuel. A partir de ce fondement inclus dans le socle primitif de la chair, ne pourra sourdre qu’une énergie bouillonnante, une lave en fusion, dont leurs auteurs, selon les termes du critique Louis Vauxcelles, dans « Le Salon d'automne », se laisseront lire comme « des oseurs, des outranciers ».

   Dans cette peinture d’un nouveau style, s’il restait la trace d’un passé du cœur, il fallait que les battements en fussent imperceptibles ; s’il demeurait une manifestation de l’âme, il ne lui était demandé que de mettre au jour sa fonction motrice, appétitive, donc animale, simplement douée d’une capacité de sentir. C’était un peu comme si, d’une manière métaphorique, l’on était passé des centres d’intérêt célestes aux réalités terrestres, lourdes, contingentes. Mais c’était bien en ceci, cette sorte de retour vers quelque primitivisme, que le fauvisme se distinguait de ses prédécesseurs qui, jamais, n’avaient osé transgresser la silhouette humaine afin de la ramener à son antique parution. En quelque sorte, avec le fauvisme, sous l’homo sapiens, se dévoilait l’africanus avec ses empreintes archaïques. C’était comme une involution de l’histologie : le néocortex s’abîmait pour laisser voir ses couches limbiques. On débouchait donc dans le domaine des sensations pures, tactiles, éruptives, cutanées, proto-visuelles, cochléo-natives, nourritures infiniment chtoniennes par lesquelles biffer le concept, prendre essor d’un sol non encore venu à soi.

Au contact du fauvisme, il faut revenir à un « état de nature », à une posture animale mettant la raison au second plan, sentant viscéralement tout ce qui se produit à la manière d’une proie dont assurer sa propre survie. Instinct de vie luttant contre celui de mort. C’est dans une manière de dramaturgie directe, sans aucune échappatoire possible, qu’il convient de s’immerger, identique au héros de Ponson du Terrail dans « Rocambole » :

   « Il n'en éprouva pas moins une terrible émotion en sentant la chaude haleine de la bête fauve [l'ours] qui s'acharnait d'abord sur le cheval et allait ensuite l'étouffer dans ses larges pattes ou le broyer à coups de griffes ».

   Autant dire la violence, le subit surgissement, la clameur, la vibration intense, le tellurisme. Telles sont les voies par lesquelles l’œuvre fauve viendra à nous, bousculant nos assises anthropomorphiques. Si l’impressionnisme pouvait mobiliser un sentiment relativement apaisé, les œuvres des Nabis inclinaient à un état d’âme proche d’une religiosité. Le mouvement initié par Derain, Matisse, Vlaminck se donnait à comprendre comme une radicale remise en question de toute représentation, comme une éruption soudaine des affects prenant leurs assises dans une véhémence, une fureur optiques puisque, aussi bien, c’est la vision qui est visée en premier, les autres sens interviennent de surcroît, ils sont les étais qui participent aux phénomènes picturaux. Ils n’en sont pas les initiateurs. Autre façon de rendre apparent le style singulier du fauvisme, sa puissance créatrice, consiste à le regarder à l’aune de la peinture symbolique, laquelle en dresse le vertical contrepied. Si l’Art poétique, en 1874, en prescrivait les règles selon les vers suivants :

 

« Car nous voulons la Nuance encore,

Pas la Couleur, rien que la nuance !

Oh ! la nuance seule fiance

Le rêve au rêve et la flûte au cor ! »

 

  …alors nous pouvons dire que le fauvisme en est l’image inversée. Nul art de la nuance mais, au contraire, le contraste, les oppositions, les valeurs tranchées et les couleurs claquant telle l’oriflamme au-dessus d’une fête bariolée, un déchaînement des couleurs et des sons. Ici nul rêve qui soustrairait au réel, mais un réel vigoureusement affirmé, une volontaire dysharmonie où flûte et cor divorcent bien plus qu’ils ne se fiancent. Quel que soit le thème choisi, scène d’intérieur, paysage, portrait, personnages en pied, tout doit exulter, tout doit provoquer jusqu’à la limite d’une exaspération. Parfois, l’on croirait avoir affaire à des œuvres de fous ou bien d’hystériques, tellement la tension est palpable, à la limite de la déchirure. On imagine les premiers spectateurs de ces toiles qui hurlent, un brin désemparés, pensant sans doute qu’un cataclysme est proche dans lequel, bientôt, l’art trouvera sa propre fin. Mais il en est des innovations dans le domaine pictural comme des sautes d’humeur et des soubresauts de la nature, une fois la tempête passée, tout reprend son habituel visage et les tableaux qu’hier l’on vouait aux gémonies, voici qu’aujourd’hui on les célèbre et les encense.

 

   Sur « Les toits de Collioure »

 

   Sans nul doute, ce tableau agit comme l’une des icônes les plus remarquables du fauvisme. Tout y est représenté qui profère l’urgence de se saisir du réel, d’en extraire la substance, d’aller jusqu’à la moelle des choses, là où le sens acculé ne peut que dévoiler son être. Ce que nous demande Matisse n’est rien de moins que de nous transformer en alambic et distiller jusqu’au moindre suc qui pourrait livrer l’entièreté de son essence. Tout ici rayonne à partir d’un axe central qui est, à l’évidence, une focalisation libidinale que le sceptre phallique du clocher de l’église affirme comme sa « volonté de puissance » pour reprendre les termes de Nietzsche. Et, à dire vrai, ne s’agit-il pas de ceci pour l’artiste fauve, faire se dresser une radicale volonté sous laquelle ploie toute chose ? Tout, dans la toile paraît nécessaire comme si un invisible mais assidu destin avait décidé de tout l’ordonnancement du monde. L’ensemble de la composition part de la pente des toits, aboutit au clocher-phallus, lequel reçoit son écrin, telle une vulve, dans les traits bleu-parme qui tracent le bas de la colline. Donc il s’agit bien d’une énergie sexuelle primordiale, genre d’accouplement bestial faisant signe vers les amours d’une Pasiphaé et du taureau dont naîtra le Minotaure, cette figure mi-humaine, mi-animale qui, tout à la fois, terrasse et fascine celui qui la contemple. Evoquer ces entités mythologiques consiste à faire se lever ces violences primordiales au gré desquelles l’humanité forgea l’arrière-plan des archétypes. Ceci signifie, qu’investi de ce lourd substrat originaire, le fauvisme s’adresse bien plus au registre des pulsions, des ébranlements, des effervescences pures qu’à celui de l’intellect. Ce sont les premières agitations du vivant dont il faut déceler la trace dans cette conflagration des formes et des couleurs.

   La lecture du tableau, envisagée sous l’angle des énergies élémentaires, ne permet aucune évasion hors de ce cadre entièrement pétri de chair et de sang. Les couleurs en témoignent qui pourraient être celles d’un corps éviscéré, placé sur la dalle blanche d’une salle de dissection. Certes, invoquer cette toile identique à l’écorché dont les membres gisent épars dans une salle de la faculté peut paraître exagéré. Une exagération qui en vaut une autre. C’est bien en créant les conditions d’un « ébranlement nerveux », selon l’expression suggestive de René Huyghe, que l’émotion peut se lever et donner libre cours à son horizon qui est celui du corps, non celui de l’esprit ou de l’âme. Du sang, des larmes, des épanchements de lymphe, là est le domaine dont l’émotion se repaît pour donner sa nourriture au peuple affamé des anatomies  qui réclament  leur part de sensations.  Le pire qui puisse arriver, devant un Derain ou un Vlaminck de cette période, serait de demeurer indifférent.

   Le fauvisme est fait pour bouleverser, donner au monde de nouvelles teintes, de nouvelles formes, lesquelles, violemment juxtaposées, interrogent déjà en raison de leur rupture. Pour autant aucune ne joue à titre de singularité dans une sorte de vœu d’autarcie. Il ne s’agit ni de fragmentation, ni de divisionnisme et chaque parcelle de couleur est une vibration qui répond à une autre, cette correspondance faisant naître une unité harmonique. Les blancs, nombreux, ne sont nullement présents à créer du vide. Ils sont, pour utiliser le vocabulaire d’Henri Maldiney, des centres de « radiance », des effusions qui circulent sur le fond du subjectile, d’étranges réseaux à partir desquels les éléments épars se configurent en ce monde chatoyant qui frappe la pupille, ouvre des sons, entraîne des perceptions cénesthésiques pareilles à un fourmillent qui se laisserait décrypter du bout des doigts, un genre de Braille et on pourrait lire le tableau à simplement l’effleurer. Alors, ici, comment ne pas penser à cet étonnant poème de Baudelaire, « Correspondances » ? :

 

« Comme de longs échos qui de loin se confondent

Dans une ténébreuse et profonde unité,

Vaste comme la nuit et comme la clarté,

Les parfums, les couleurs et les sons se répondent »

 

   Dans le tableau de Matisse, on devine les mouvements de la mer, on entend les pas des trois marcheurs anonymes ; les odeurs des collines habitées de plantes aromatiques arrivent jusqu’à nous. Bien évidemment, l’on pourra dire que parfums et sons ne sont constitués que d’hallucinations, de projections imaginaires. Oui, bien sûr, mais ces fameuses correspondances sont amplifiées par l’ardeur chromatique de l’œuvre, ses touches appuyées, ses motifs géométriques dont le pouvoir de suggestion est décuplé par la juxtaposition osée, l’affirmation de chaque trait qui participe à l’éclat de l’ensemble, en accomplit le lustre.

 

     Sur les prolongements

 

   Il semblerait qu’en matière d’art, tout comme dans le domaine du progrès, il soit nécessaire de partir du ciel limpide du réel, puis, brusquement, à la suite de quelque révélation ou illumination, que ce ciel se charge de sombres nuées, se couvre d’orages magnétiques, que de violents éclairs en déchirent la texture. C’est alors seulement que pourront intervenir les métamorphoses qui configureront ce réel selon de nouvelles et intéressantes perspectives. Ainsi l’impressionnisme avait-il ouvert la voie au fauvisme qui, à son tour, engendrerait l’expressionnisme puis l’abstraction.  Bien plus qu’une simple remise en question des données plastiques, ces ruptures de l’histoire de l’art semblent témoigner d’une évolution de la psyché individuelle mais aussi d’une révolution des tendances sociales et culturelles qui marquent le destin d’une époque.

   Le signe général du destin des œuvres part d’un roc fixant ses assises dans tout ce qui a rapport à une imitation de la nature - la fameuse mimèsis des anciens Grecs -, pour toujours plus s’en éloigner, prendre distance, parvenir aux rives de l’abstraction pure. Comme s’il s’était agi d’un déclin du sentiment, d’une érosion de la sensation afin d’aboutir au seul schème conceptuel que tend une volonté d’intellection. Si le projet primitif s’arrimait à l’incontournable de la matière, à l’immersion dans la chair du monde, le projet de la modernité, après Descartes, traçait ses lignes dans une subjectivité qui, petit à petit, s’éloignerait des horizons habituels de la nature pour gagner celui, bien plus abstrait, des individualités. L’abstraction, chez l’homme, en l’homme, n’était jamais que l’écho de l’abstraction d’une nature reléguée au second plan.

   C’est là l’essence de la modernité que de placer l’individualité humaine au centre du débat, ce qui a pour corollaire de situer dans l’ombre tout ce qui n’a  pas trait à la dimension des Existants. Plus besoin désormais d’une transcendance à laquelle se référer et où trouver ses fondements. Individualisme et liberté seront les deux pôles autour desquels assumer et comprendre son propre destin. Ceci a pour conséquence la constitution d’un univers autocentré, autarcique, où le concret n’a plus guère de rôle à jouer. L’humaine condition est devenue cette abstraction à partir de quoi tout s’ordonne et rayonne. La civilisation des machines et de la technique est venue renforcer ce sentiment de déréalisation que les médias modernes amplifient à la seule vertu des virtualités qui en animent l’invisible et efficace processus.

   L’art abstrait ne peut être envisagé que dans ce contexte global d’une marche en avant en direction d’un mouvement dont chacun sent bien qu’il est irréversible. Peut-être, au centre du dispositif, existe-t-il encore la place pour une remise en question du système et une remontée aux sources qui, en des temps très anciens, fondèrent pour l’homme une terre où il puisse poser ses pas. L’œuvre emblématique de Gérard Garouste paraît être l’une des voies que puisse emprunter l’art contemporain pour sortir d’une impasse où, parfois, il semble s’être fourvoyé, au seul titre d’une perte du sens. Certaines œuvres, en effet, semblent ivres de leur propre giration, comme coupées du réel, aux limites de la folie.

   Ce qui est passionnant dans l’œuvre de Gérard Garouste, c’est son côté violemment iconoclaste, son style original, ses couleurs dantesques, la combustion de ses pigments qui, par bien des aspects, pourrait rejoindre l’entreprise audacieuse des fauves. S’inscrivant dans le courant de la figuration narrative, ses toiles interrogent, inquiètent, placent le Sujet au cœur même de la fournaise, comme si le désastre n’était pour demain, mais pour aujourd’hui, fiché dans le cœur de l’homme, collé à sa peau, logé dans sa propre archéologie. Cette peinture se distingue définitivement de la décoration, de l’agrément, du faux-semblant. Elle touche le point focal qui nous fait sensibles,  angoissés, parfois sur la ligne de crête qui sépare le normal du pathologique, l’équilibre de la démence. Œuvre de funambule s’il en est qui oscille au-dessus du néant. Lutte contre toute forme d’aporie, ou bien, au contraire, en assumant la flambée absurde. Bien plutôt que de plonger vers un futur qui brasille à l’horizon, imbibé des plus fortes incertitudes, cet artiste fait le choix d’une remontée vers l’origine, tout au contact effervescent des arcanes de la mythologie, des nœuds convergents ou bien divergents des religions, manière de parcours ésotérique qui interprète à nouveaux frais la validité du réel. Mais écoutons ce qui en est dit sur le site « Peinture et sculpture du XX° siècle » :

  

« Mais comment faire, après Picasso et la révolution de Marcel Duchamp ? Influencé par ses lectures (Dante, Cervantes…), ses recherches théologiques (pour comprendre l’antisémitisme de son père, il lit la Bible, apprend l’hébreu, lit la Torah – ce qui va l’amener à condamner le christianisme et ses déformations des textes originels), son goût pour la mythologie, les symboles, il va alors nager « à contre-courant » de l’avant-garde de l’époque « comme on remonte vers une source », se réappropriant les grands thèmes fondateurs de la peinture, pour les mettre à sa sauce, celle de sa propre histoire, de ses questionnements, de sa volonté d’expiation de la faute paternelle, de sa révolte contre les dogmes et les carcans idéologiques – en religion comme en art. Et faire taire les oracles – de Rodtchenko à Buren – qui prédisaient la mort de la peinture ! »

 

Un lyrisme polychrome

      (Source : Peinture et sculpture du XX° siècle)

  

   Peut-être, pour clore cet article, pourrions-nous entreprendre un audacieux rapprochement des œuvres de Matisse et de Garouste. On y sent une égale tension, on y vit l’insoutenable stridence, on y percute la dissonance, identiques vecteurs qui traversent l’œuvre du natif de Cateau-Cambrésis. Le geste pictural y atteint une sorte de vertige de liberté qui pourrait bien confiner à la perte de soi dont l’œuvre serait la mise en abîme. On se saisit de son corps et on le projette avec l’énergie du désespoir sur la toile afin que, de cette rencontre, naisse quelque chose de l’ordre d’une catharsis. Cela ressemble à un cri dans le désert et les personnages, qu’ils se confondent avec les touches pourpres de Matisse ou qu’ils soient de simples émanations d’une terre torturée chez Garouste, traduisent la même douleur de vivre, le même désespoir originel qui affectent tout individu en quête de lucidité. Par le choix du figuratif, ce dernier peintre introduit dans l’art une nouvelle respiration, laquelle pourrait bien être une chance de renouveau, la possibilité d’un nouvel élan. Depuis des décennies nombre d’œuvres s’épuisent à interroger l’abstraction, sans bien savoir où conduit ce chemin escarpé.

   Cependant, le fait d’abstraire n’est pas sans risque. Maine de Biran nous dit dans son Journal :

  

« Abstraire ou séparer le sujet de l'objet, l'esprit de la matière, les choses divines des choses terrestres, voilà la condition de toute bonne philosophie, soit spéculative, soit pratique ».

  

   Mais si ce mouvement est celui « de toute bonne philosophie », il ne saurait toutefois suffire à emplir le cadre d’une vie, fût-elle artistique et vouée aux plaisirs esthétiques. Le drame de l’humain inclus dans la modernité est bien d’opérer tous ces clivages qui placent d’un côté sujet, esprit, divin, et de l’autre côté, objet, matière, terrestre. Ainsi sommes-nous réduits à ne figurer qu’en tant qu’êtres de la division, de la séparation. Que pourrait donc signifier le sujet s’il se coupait des objets qui façonnent le monde ? Que serait l’esprit s’il s’arrachait à cette matière dense qui lui sert de reflet et d’écho ? Comment le divin pourrait-il fonctionner sans le rapport au séculier à partir duquel il peut s’élancer pour d’autres considérations, plus « célestes » ? Que ce soit en matière d’art ou d’existence, tout est toujours relié, l’oiseau à la branche ; le nuage à la pluie ; la poussière à la terre. C’est seulement en raison de son besoin de connaître que l’homme crée des catégories, se livre à l’abstraction, sépare le concept du réel. Sans doute l’une des urgences de l’art aujourd’hui consiste-t-elle à réconcilier l’homme avec son milieu. Peu importent les voies plébiscitées. Impressionnisme, fauvisme, abstraction. Seules les formes varient, le fond demeure le même : trouver une voie pour l’homme !

 

 

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9 janvier 2019 3 09 /01 /janvier /2019 10:09
 Mam’zelle Papillon

 

        Œuvre : André Maynet

 

***

« L' « effet papillon » est une expression qui résume une métaphore concernant le phénomène fondamental de sensibilité aux conditions initiales de la théorie du chaos. La formulation exacte qui en est à l'origine fut exprimée par Edward Lorenz lors d'une conférence scientifique en 1972, par la question suivante :

 

« Le battement d'ailes d'un papillon au Brésil peut-il provoquer une tornade au Texas ? »

 

                                                    Source : Wikipédia

 

*

 

   Je ne sais si Mam’Zelle Papillon adhérait à la Théorie du Chaos à partir du fameux « effet papillon ». Ce que je sais cependant, et avec certitude, c’est qu’elle appliquait cet effet à sa propre pensée et qu’il n’était jusqu’au plus menu de ses actes qui n’en constituait l’exacte réplique. Si la Théorie ci-dessus citée est toujours conceptualisée en tant qu’origine d’une possible catastrophe, rares sont ceux qui la convoquent à des fins de bonheur ou bien de succès et pourtant, toute bonne théorie se devant d’être réversible, de pouvoir renverser les phénomènes qu’elle prédit, il est juste de penser que « l’effet papillon » peut être source de félicité infinie.

   Mais avant d’apercevoir ce qui, de cet effet, peut convoque heur ou malheur, il convient de regarder Mam’zelle avec un regard doué d’objectivité, sans aucunement préjuger des points positifs ou bien négatifs à mettre à son actif. Une première vision lucide nous inclinera plutôt en direction du tragique, comme si cette jeune femme, dans son apparent dénuement, touchait, dans notre corps, la fibre sensitive. Une tête qui nous fait immanquablement penser à « La cantatrice chauve » d’Eugène Ionesco, autrement dit à ce théâtre de l’absurde auquel l’auteur avait attribué le projet de “grossir les ficelles de l'illusion théâtrale”. Les yeux sont clairs, pareils à deux lacs couchés sous la Lune et il semblerait que l’on pourrait traverser son âme sans même en apercevoir les contours. Nez discret, presque effacé. Bouche doucement fermée, deux traits pâles qui, paradoxalement, laissent deviner les « dents du bonheur ». Visage à l’ovale accompli, signe de perfection s’il en est. Même les déesses antiques auraient eu de la peine à rivaliser avec une telle harmonie ! Et le cou, cette si fine attache que, soudain, le buste pourrait s’en détacher, à la manière d’un épouvantail en plein vent dont la vêture se serait éparpillée dans les remous de l’air. Hautes et étroites sont les épaules que tient le V des clavicules : impression de légèreté. Tout, à tout moment, pourrait, tel un jeu de construction, s’écrouler dont il ne demeurerait que quelques pièces éparses. Quant au buste il est cette immense plaine blanche, genre de Sibérie aux confins de la glace et de la brume où viendraient bourgeonner les deux sémaphores des seins. Un peu plus bas les côtes sont à peine apparentes qui clôturent cette étrange présence. On l’aura compris, cette manifestation étonnante est, à la fois, le lieu d’une infinie tristesse, en même temps que celui d’une pure félicité. Ce qui revient à dire que, dans « l’effet papillon », Mam’zelle, si elle en apercevra les inconvénients, en privilégiera les agréments. C’est ainsi, en toute âme inquiète existe l’ouverture à la joie, laquelle est l’antidote du malheur toujours disponible qui affecte les habituels Errants de l’humanité.

   Alors, ici, plutôt que de faire l’apologie des abîmes, nous en appellerons, avec Mam’Zelle Papillon, aux battements d’ailes générateurs de ravissement. Les hommes, en leur fond, sont trop souvent la proie des démons, si bien qu’un peu de cheminement avec l’ange leur sera d’un grand secours. Ce papillon qui fait son point fixe au-dessus de l’épaule (on aperçoit sa tache sur la peau), est rien moins que la métaphore de la volupté lorsque les hommes, ayant renoncé à leur esprit de vindicte, de gloire et de succès, auront préféré à toutes ces simagrées l’auréole d’une fraternisation avec les choses, le monde, les autres. Souvent, au réveil, après avoir passé une nuit blanche où s’agitaient les spectres du désarroi, Mam’Zelle, face à la fenêtre, dans le froid qui montait du sol, se livrait à une manière de méditation dont elle pensait qu’elle pourrait adoucir les mœurs de ses semblables. Son compagnon (c’était un Apollon ou bien un Argus bleu-nacré), agitait doucement ses fragiles voilures et chaque battement dispensait alentour ses dons infinis. Ce que faisait Apollon, en réalité, c’était d’inverser le réel, de métamorphoser le noir en blanc, le lourd en léger, l’hideux en beauté.  

   Mam’Zelle, aussi bien que Papillon, étaient consternés du visage habituel du monde. Partout étaient les luttes mortifères, les combats sanglants, les exactions, les spoliations, les pogroms où des milliers de bannis traînaient leur sort à la façon d’un boulet. Partout les foules en délire qui clamaient au ciel leur désir de vengeance. Partout des peuples opprimés, les mains et les idées enchaînées. Partout des dogmes étroits qui cadenassaient les consciences. Partout les architectes d’une prétention démesurée qui toisaient, à leurs pieds, les taudis, les favelas où s’entassaient les déshérités comme s’il s’était agi d’un marigot infesté de requins. Partout « l’homme était un loup pour l’homme ». La vision du monde était ce chaos préconisé par la théorie qui lui avait donné forme et visage.

   Alors, coûte que coûte, il fallait faire quelque chose, rompre la chaîne des événements maléfiques, illuminer cette nuit de l’inconscience de l’éclair de la Raison. Faire jaillir des abysses aux plaies mortelles la mesure même d’une faveur, d’une prospérité. Il fallait butiner chaque fleur, éviter les vénéneuses, faire s’éployer les calices virginaux et multiplier le pollen de la joie. Nulle part, sauf dans les esprits meurtris des hommes, aucune fatalité n’avait écrit en lettres de feu la nécessité d’une irrémissible peine, d’une condamnation à jamais dont nul ne ressortirait qu’à l’aune de l’exténuation. La solution à tout ceci, Mam’Zelle en éprouvait la vérité au plein de sa chair, portait un seul nom : celui de BEAUTE dont il fallait faire une onction, un baume à appliquer sur les fronts mutilés des hommes. Oui, mutilés, car la sublime pensée s’y est abîmée en de funestes meurtrières qui ne sont plus que le recueil d’un ego dont l’inflation aveugle la terre, le ciel et jusqu’aux limites des océans. C’est ceci, la perte de la conscience, un obscurcissement sans fin qui reconduit les humains dans les fosses carolines des faiblesses, des vices, des actes dévoyés de leur but originel : rayonner, essaimer partout où cela est possible les mots du poème, tracer les esquisses d’une toile, donner à l’art droit de cité afin que la barbarie recule, que le bel entendement reprenne ses droits.

   Maintenant, nous allons accompagner cette Dispensatrice de Bien partout où brille une once de beauté afin que le battement d’aile d’Apollon féconde les yeux des Mortels, y allume l’étincelle au gré de laquelle ils retrouveront cette innocence perdue, ce goût du simple et de l’altérité, de l’offrande. Il n’y a que cela pour effacer le « théâtre de la cruauté » dans lequel nombre de nos contemporains se complaisent. Quand on regarde le tableau accompli, admire le paysage sublime ou cherche la flamme dans les yeux de l’Aimée, rien ne subsiste que l’acte d’amour par lequel nous sommes au monde, infiniment redevables de ce don qui nous a été alloué, que, pour la plupart, nous dilapidons à notre insu.

   Papillon s’est envolé. Il plane haut, tout en haut du ciel, sous l’immense coupole bleue où se reflètent les eaux d’émeraude, les terres rouges et blanches, les villes polychromes, les caravanes d’hommes qui en foulent obstinément le sol comme si c’était une fin en soi. Apollon depuis son empyrée n’a cure de cette marche sur place des Egarés. Chacun de ses battements est comme un coup de canif qui entaille la cornée de leurs yeux, libère la cataracte afin que les choses vues en leur vérité, le peuple hagard puisse  retrouver le chemin du bon sens, de la juste mesure, du discernement fondateur d’une ouverture.

   Battement : Nous sommes au bord du Lac Atitlán au Guatemala. L’eau est limpide, proche du crépuscule avec des reflets de corail, de bleu clair, de bleu profond traversé de fines ridules. Le silence est partout, posé comme une feuille sur un étang. Une passerelle de  bois bordée de piquets sombres avance en direction de la rive opposée que surplombe le cratère d’un volcan éteint : le San Pedro dont le sommet culmine à 3000 mètres. On est si près du ciel, de son étendue sans limites. On n’est même plus à soi tellement le paysage ruisselle d’un prodigieux calme intérieur.

   Battement : Je suis dans une des salles du Kunsthaus de Zurich, face à la « Sphère suspendue » d’Alberto Giacometti. Il n’y a qu’elle. Il n’y a que moi. Il n’y a rien d’autre au monde. Etrange situation de face à face, dont chacun s’accroît de l’autre, la boule, moi, dans une réversibilité qui pourrait avoir lieu. Je pourrais être la boule. La boule pourrait être moi. C’est ceci la fascination : un soudain mélange, une interpénétration territoriale où chaque ego s’implique en l’autre, toutes frontières étant abolies. Alors je ne sais plus qui je suis  vraiment, ce qui veut dire que l’art a atteint son but qui est d’ôter mon être tout en le remplissant de sa singulière et ineffable présence. Je ne suis plus seulement face à ce bizarre objet pendulaire encagé qui pourrait aussi bien osciller d’un moment à l’autre, mimant la copulation humaine. L’érotisme est patent qui inclut le principe masculin dans le féminin. Mais ici n’est pas l’essentiel. L’essentiel est dans cette subtile compénétration dont me fait offrande cette œuvre. Elle m’arrache à ma condition pour y substituer la sienne qui est purement allusive. Et, en cet instant d’intense contemplation, pourtant, le REEL, l’Unique REEL est bien cette « liaison dangereuse » que j’entretiens avec le visage même de l’énigme. Comment peut-il y avoir œuvre ? Comment peut-il y avoir art ? Comment puis-je être vis-à-vis de ce mystère ?

Battement :                              Guillaume Apollinaire - Alcools :

 

« J’aimais les femmes atroces dans les quartiers énormes

Où naissaient chaque jour quelques êtres nouveaux

Le fer était leur sang la flamme leur cerveau

 

J’aimais j’aimais le peuple habile des machines

Le luxe et la beauté ne sont que son écume

Cette femme était si belle

Qu’elle me faisait peur »

 

   Battement : Son visage est régulier. Une courte frange balaie son front. Le front est lisse, uni, derrière lequel courent de belles idées. L’arc des sourcils est net, pareil à l’empreinte d’une vérité. Le nez, droit, semble être l’image d’une rectitude de la pensée. Les joues, le menton prolongent et accentuent l’ovale du visage, lui confèrent cet air sérieux qui convient si bien aux belles âmes. La bouche : deux lanières closes sur un unique sentiment d’intériorité. Cette femme est écrivain. Elle écrit, dans « L’écriture du désir » :

  

   « Voir passer une femme tranquille, son sac à main battant négligemment l’omoplate, la démarche nonchalante et le regard perdu vers un lointain personnel, les cheveux balayant parfois son visage sous un souffle d’air - beauté fugitive, image de l’absorbement au milieu du mouvement de la cité, éveil de l’alerte érotique distillée par la ville, signe - secret commun ».                     

Belinda Cannone

  

   De qui parle-t-elle ici ? D’elle, l’écrivain qui ne crée qu’au rythme de son désir ? De toutes les femmes du monde ? De cette beauté fugitive - battement d’aile du papillon -, dont trop souvent les hommes ne savent pas s’emparer ? Alors le battement s’affole de ne point trouver de compréhension à son acte et c’est le chaos qui s’ensuit avec son poids infini de tristesse. Le battement, cette scansion du temps, autrement dit la pulsation de l’homme, il est urgent d’en trouver la finalité heureuse en ce siècle de dispersion qui cultive l’effroi et ne se souvient de l’essence de la vie : croître et s’embellir sur cette Terre qui est merveilleuse donation. Est-il encore temps de s’éveiller, de ne point dormir debout ? Mais quand donc l’homme arrivera au bout de lui-même ? Je veux dire en vérité. Oui, en VERITE !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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4 janvier 2019 5 04 /01 /janvier /2019 14:47
Vit-on jamais au présent ?

   « Le passé, est déjà passé.

Le futur, n’est pas encore arrivé »

 

        Œuvre : Dongni Hou

 

***

 

   Peut-on jamais dire un être, préciser son territoire, tracer les contours au gré desquels inscrire sa singularité ? Il y a tellement d’étranges confluences, de confusions et la terre est traversée en tous sens d’itinéraires qui, les uns les autres, s’annulent. Disons, c’est un matin gris pareil à tous les matins du monde. C’est à peine si tu es éveillée, encore attachée à quelque songe qui, nuitamment, t’a requise comme cette ombre que tu devais figurer, mais fuyante, mais immergée dans le marigot des soucis qui, toujours, jettent leurs lianes convulsives à l’entour des choses. En réalité tu ne t’appartenais guère. Mais, chacun le sait pour l’avoir éprouvé, le rêve nous ôte d’une main ce dont il nous fait l’offrande de l’autre. Raison pour laquelle le matin nous trouve hagards, apatrides, privés de la chair dont nous estimions être tissés. Nous ne sommes incarnés qu’à tenter de répondre à la sourde matérialité du monde. D’abord, nous nous éprouvons esprits jetant aux quatre horizons de la pensée, quelques feux afin que notre nuit, éclairée, prenne sens. Ensuite, nous nous sentons âme, c'est-à-dire principe aliéné dans sa geôle transitoire. Nous n’avons que la liberté pour point de mire et c’est à défaut de la posséder que nous errons en nous avec le supplice entaillant les rémiges dont nous aurions voulu qu’elles se déploient, non qu’elles demeurent celées, collées à ce corps qui nous entrave et nous aliène.

   Donc c’est un matin (il est si difficile d’échapper au doux supplice de la métaphysique), mais t’es-tu seulement aperçue, dans le reflet d’un miroir, dans le regard d’un autre qui aurait peuplé ton horizon ? La certitude du regardeur que je suis : tu es seule parmi le vaste monde, grise comme la poitrine du pigeon, la lumière du galet, le ciel lorsque s’invente la neige et que s’installe le long hiver. Ce que tu es, voici : en dette de toi, jamais assurée de qui tu es puisque, même ta parole résonne dans le vide que nul écho ne ramène. Tu entends au loin ton souffle perdu. Tu entends les battements de ton cœur pareils aux faibles sursauts d’une bête blessée. Tu entends comme un clapotis au large de toi, tu essaies de l’envisager à la façon du bruit de tes talons martelant le sol mais la glaise sur laquelle tu penses marcher s’efface à mesure que tu en traces l’évanescente mémoire. Il y a bien, quelque part, la scansion éruptive d’un tamtam et, tu le sais, c’est ton imaginaire qui frappe au coin des choses et revient à toi avec le souffle du vide. Aussi, tu as beau prier tes cheveux de couler doucement sur le dôme de tes épaules, convoquer tes yeux à la fête mondaine, supplier la plaie de ton ombilic afin qu’elle s’ouvre, demander à ton sexe de proférer le langage de l’amour, rien ne répond qu’un dialogue sans sujets, qu’une scène de théâtre sans acteur, qu’une estrade où se donne à entendre l’inaudible chant des étoiles.

   Voici, tu t’es retournée. Mais que guettes-tu donc qui t’aurait échappé ? La trace d’un soupirant ? La parole amie et l’onction d’un réconfort ? Le paysage sublime qui pourrait enchanter ton âme romantique ? Mais cesse donc de produire ces enfantillages qui ne mènent à rien, si ce n’est sur le bord de ta propre perdition. Je vois bien, à ton air inquiet, que quelque chose t’effraie. Que quelque chose te poursuit avec quoi tu es en délicatesse. C’est ton sentiment d’exister qui, en fait, poudroie dans l’éternel silence des choses non dites, lesquelles transitent à bas bruit dans tes yeux bordés de cécité, dans tes oreilles qu’obstruent des bouchons de cire. Oui, tu es dans l’esseulement de toi, le seul qui soit jamais réel. L’esseulement des autres ne te concerne pas. Il n’est qu’une buée, qu’un vague archipel où battent les eaux lourdes de l’indistinct, de l’impalpable. Et puis, les autres, ces fuites à jamais, tu crois les placer en ta garde et ils sont déjà loin qui rient de ton dépit. Ils n’attendent qu’eux-mêmes et ce souci les interpelle si fort que, des alentours sur lesquels tu vis, ils ne perçoivent même pas le faible tremblement que tu émets. C’est pareil à la chute d’une amande dans la forêt pluviale, personne n’est là pour en attester la modeste présence. Tu es inaperçue et cette terre dont tu pensais naïvement être le centre, voici qu’elle te réduit au statut d’étrange objet lunaire perdu parmi les girations des sphères célestes.

   Tu vois bien que tu ne réussis même pas à émerger du fond sur lequel tu reposes. Gris sur gris, y aurait-il plus affligeante métaphore pour dire le non surgissement du néant, la marche sur place du mime, laquelle, sans doute, est la figure la plus aboutie de la dimension aporétique dont, tous, nous ne sommes que les tremblantes effigies. Dans la cellule monastique de ta tête, j’entends se cogner, tels des osselets d’ivoire, des phrases qui ne signifient rien : « Le passé, est déjà passé ;  le futur, n’est pas encore arrivé». Outre que ce ne sont que des truismes, des sortes de jeux d’enfants dans une cour vide battue par le vent, que t’apportent donc ces remuements de matière grise hormis la certitude que l’instant présent, qui jamais ne se détache ni de sa généalogie, ni de sa descendance, n’est que miroir aux alouettes, « poudre de perlimpinpin » pour filer la métaphore scolaire et doucement enfantine. Toi, à l’instar de tes semblables, vous vous rattachiez, comme le bateau à son môle, à cette folle certitude que le temps existait qui portait témoignage de votre passage entre deux infinis. Mais, vois-tu, au final, c’est l’infini qui se présente comme le seul vainqueur. Ne feins pas de croire à toutes les simagrées que t’envoient les phénomènes, ils ne sont là qu’à te réduire en Ophélie, à te dissoudre dans le marécage des questions inopportunes. Le temps qui, soi-disant, tisse ton être, en écrit l’alphabet, en dresse la possibilité d’exister, n’est-il autre chose qu’une fable, une légende, un mythe inventés par un sombre démiurge ayant forgé à ton intention les outils mêmes par lesquels procéder à ton immédiate disparition ? Ramène-moi donc du temps. Concret, palpable, incarné et je souscrirai immédiatement à ta fougueuse hypothèse de vivre. Oui, je souscrirai !

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3 janvier 2019 4 03 /01 /janvier /2019 09:29
L’exacte donation des choses

Lac du Salagou

 

     Photographie : Hervé Baïs

 

***

 

   Chère Helka, ce n’est pas à toi, la Finnoise, que j’apprendrai le langage des lacs. Chez toi, l’eau est comme une seconde nature. On ne peut guère faire deux pas dans le paysage sans que ne surgisse, au travers des hautes futaies des pins, le miroitement d’un lac, sa lumière vaguement bleutée, parfois lissée de vert. Sans doute se teinte-t-elle des reflets des aurores boréales, à moins que ce ne soit  la couleur transparente des yeux de ces Grandes Filles du Nord, tes compagnes,  qui se pose là, sur la pellicule aquatique et lui donne son vrai caractère. C’est un tel dépaysement, déjà, que d’écouter le doux bruissement de la langue décliner leurs si beaux noms : Pyhäjärvi, Inari, Lokka, Saimaa, Suontee. C’est mystérieux tout de même ce pouvoir des sons. A peine les a-t-on entendus et l’on n’est plus dans son propre en-soi mais loin, peut-être sur le sommet arrondi de ces montagnes que l’on nomme « tunturi », quelque part du côté de la Finnoscandie avec cette belle clarté lapone qui, en été, est fête infinie de la lumière. Elle semble n’avoir plus de repos, devoir durer autant que les yeux des hommes pourront en enregistrer la pure beauté.

   Vois-tu, Helka, l’essence des lacs, leur sortilège, leur étrange magnétisme s’alimente tout autant à leur pouvoir de réflexion, à leur légèreté céleste, qu’à la densité, à la profondeur de leurs eaux. C’est en son pouvoir, l’eau, que de se quintessencier, de devenir brume légère, voile à peine perceptible, presque souffle d’air impalpable. C’est pour cette raison même de sa fuite toujours possible, de sa mobilité, de sa variabilité, qu’elle nous fascine autant. L’eau n’est jamais la même. Bleue d’acier à l’aube, grise sous les coups de boutoir du soleil au zénith, pourpre dès que le crépuscule l’habille des nuances sombres du sang. Quant à moi, j’ai une préférence lorsque, dépouillée de tout ce qui peut lui donner quelque relief, quelque carnation, elle se réfugie dans cette blancheur dont ou pourrait dire qu’elle constitue son origine, avant même que quelque chose ne se décide pour lui octroyer telle ou telle tournure. Il faut aux choses cet état de repos afin que, laissées dans leur gangue primaire, elles puissent nous rencontrer avec cette touche d’innocence identique à celle dont sont parés les jeunes enfants au seuil de l’âge.

   Mais, Helka, il nous faut maintenant abandonner ces terres du septentrion pour trouver des latitudes plus méridionales. Dans cette belle région du Languedoc-Roussillon, adossé à la Montagne Noire, à quelques encablures de la Méditerranée, se situe un vaste lac du nom de Salagou, enchâssé dans un écrin de belles roches rouges. Mais ce n’est nullement de ce tableau polychrome dont je veux te parler, plutôt de son apparence se donnant sous les deux tons du blanc et du noir, lorsque, placé sous un regard essentiel, il nous délivre les premières lettres de son alphabet. C’est toujours de ceci dont il faut s’inquiéter : l’origine, le reste est de surcroît et ne fait que nous abuser sous les traits des apparences. Aussi faut-il poser la thèse suivante qui énonce que tout a eu un commencement et que, plus on s’en rapproche, plus on tutoie une vérité, plus on est dans l’orbe d’une essence qui nous fera l’offrande de son être véritable. Cependant, Belle Finnoise, que ma rigueur ne te persuade point que je hais les couleurs et que le vert émeraude, le parme de l’améthyste ou bien la braise du rubis me laissent indifférent. Je ne veux décolorer le monde qu’afin de mieux m’en saisir.

   « Salagou » n’est, pour moi, qu’un nom. Que trois syllabes qui rythment un lieu dont j’ai entendu parler mais que je n’ai jamais approché. C’est bien peu, me diras-tu, pour imaginer cette réalité si peu tangible qu’elle semble revêtir les atours du rêve : cela arrive, se mêle, cela fait ses étranges confluences et il ne demeure, dans les doigts, qu’un peu de poussière, autrement dit presque rien qui ne soit exploitable. Peut-être, cet endroit qui paraît remarquable en tous points, en feras-tu l’inventaire alors que je ne le connaitrai que par la pensée, l’écriture ou bien l’image. Eh bien regardons cette belle proposition esthétique. Elle nous dit le lac à sa manière, une représentation à la stricte économie. Blanc-noir-gris étroitement emmêlés avec lesquels nous devrons bâtir les contours d’un espace. Le décrire est déjà, en une certaine façon, s’en emparer, au moins à la hauteur du symbole. Mais, Helka, lorsque, de tes yeux, tu as vu une réalité si belle soit-elle, que reste-t-il sur l’écran de ta mémoire si ce n’est un genre d’illustration pareille à une gravure ancienne ? Il n’en sourd  que quelques traits, quelques hachures, des lignes de force, sans doute, mais qu’en a retenu ton souvenir qui serait l’exacte réplique de ce qui fut ? Tout fuit tellement vite. Tout s’efface soudain que ne remplacent que le doute et l’incertitude. L’amant le plus empressé, sa maîtresse quittée, pourrait-il préciser la couleur de ses yeux, évoquer les mille paillettes qui en traversent la belle humeur ? Peut-être même serait-il dans l’embarras de dire la palette selon laquelle se donne l’iris de celle par laquelle il vit !

   Si, Helka, tu observes bien cette photographie, tu éprouveras en toi-même la naissance d’un étrange sentiment. Tu te sentiras métamorphosée comme si ton intérieur, subitement illuminé, ta peau devenait aussi transparente que la membrane d’une baudruche. Tu seras légère comme le sont tous ceux qui font l’expérience d’un phénomène inouï. Sans doute t’interrogeras-tu sur le motif de ce changement dont tu n’avais nullement présagé la venue. Mais je te dois quelques explications. Ici, le paysage qui nous fait face est dans une telle exactitude qu’il ne peut que provoquer notre étonnement. Autant dire notre joie. Tant de choses, tout autour de nous, sont grimées qui se dissimulent sous les oripeaux du mensonge. Quotidiennement affectés par ces faux-semblants, nous finissons par nous y habituer et prenons le masque pour la personne, le reflet pour le sujet qui lui a donné forme. Ici, il faut regarder avec toute l’intensité dont notre conscience est porteuse, elle qui ne vit qu’à être le réceptacle de la sincérité, de l’authenticité.

   Nous regardons et nous voyons. Chaque chose est à sa place de chose. Nul écart, nul tremblement qui appelleraient quelque astigmatisme, quelque interprétation biaisée. Le ciel est en tant que ciel. Le nuage en tant que nuage. Et ainsi de suite jusqu’à la lumière qui est pure efflorescence de soi. Un genre d’auto-genèse si tu veux, d’auto-production, de totale autarcie. Chaque élément de la fresque est entièrement contenu dans son unique projet qui le détermine en son propre et en clôture ainsi le sens. Nul débordement. Nul appel à un principe transcendant, à l’arrière-monde d’une métaphysique qui ne voudrait dire son nom. La chose en tant que chose qui se connaît en son entièreté sans qu’il lui soit intimé l’ordre de chercher alentour une pièce qui manquerait à son accomplissement. Tu as bien remarqué, Helka, combien l’absence d’une silhouette humaine inverse les habituels rapports que nous entretenons avec le monde. Y aurait-il un homme, le plus modeste fût-il, et nous énoncerions à bas bruit, en notre langage intérieur, une assertion du genre « L’Homme est la mesure de toutes choses », rejoignant en ceci la formule fameuse de Protagoras. Et, dès lors, rien ne pourrait surseoir à l’embellie des enchaînements des causes et des conséquences. Pieux ou théocrates, nous formulerions « Dieu est la mesure de toutes choses ». Marxistes, « La Lutte des classes est la mesure de toutes choses ». Libéraux, « Le Capital est la mesure de toutes choses ». Vois-tu, la liste serait infinie des prétentions humaines à fonder « en raison » toutes les hypothèses les plus fantaisistes afin que, justifiés par rapport à leur  propre vouloir, les Existants puissent se donner des allégations d’existence et continuer leur progression sur des chemins dont ils pensent qu’ils sont les seuls qu’ils puissent emprunter.

   En réalité, ce que cette belle image nous autorise à dire, c’est ceci : « L’être est la mesure de toutes choses ». Tu auras remarqué, « l’être » je ne l’ai nullement doté d’une majuscule, ainsi : « L’Être », ce qui aurait immédiatement ouvert la porte à toutes les fantasmagories possibles quant à la possibilité d’une mystérieuse entité supérieure, suprême, démiurgique dont nous ne serions que les faibles rejetons. Non, « l’être » est la forme simplement verbale, celle dont le dictionnaire nous dit : « L'existence en général », autrement dit toi, moi, le nuage, le ciel, la colline à l’horizon, l’île avec son boqueteau d’arbres clairs, l’eau d’où sort la lumière puisque, chaque chose ramenée à son être n’est que pure lumière s’enlevant et prenant fond sur ce néant que la factualité renvoie toujours à son rien. Ici, nous sommes dans le règne de la pure immanence, c'est-à-dire de la « présence par mode d'intériorité », c'est-à-dire encore que toute chose n’est redevable que de sa propre présence, tout comme l’on dit à propos de la prérogative accordée à la conscience, la réflexion, qu’elle est « l’acte par lequel elle fait retour à soi ».

   Ici et maintenant, car le présent est le temps par excellence de cette image dépouillée, visant au plus vif du réel, le nuage ne fait retour qu’au nuage, la colline à la colline. Seule une image au plus haut de sa maturité peut prétendre à cette visée autarcique (l’absolu n’est qu’à une coudée !), à cette force monadique qui lui restitue toute sa puissance de monstration. Nul besoin d’aller chercher ailleurs les sèmes éparpillés qui pourraient contribuer à la manifestation de son sens. Tout est ici en tout et l’unicité, l’harmonie, le parfait équilibre sont les évidents prédicats dont se dote cette juste vision d’un paysage qui devient, par le mode de son traitement, une singularité, une parole essentielle, un poème. Eh bien vois-tu, Helka, que pourrais-je dire de mieux que n’aurait dit cette image ? Tout mot serait surnuméraire. Toute phrase bavardage.

   Pyhäjärvi, Inari, Lokka, Saimaa, Suontee, Salagou, de multiples noms pour une unique cause, celle  de la beauté !

 

 

 

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