Entre mer et désert...Bardenas Reales -07-
Photographie : Hervé Baïs
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Cet article est dédié à Raymond Farina,
Poète, ou l’essence du langage
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Il faut provisoirement s’exiler de soi, sortir à la rencontre du monde. Nullement le quotidien, il ne recèle que trop de fruits blets dont nous ne saurions faire notre ordinaire. Il faut aller ailleurs, cueillir le pollen d’autres fruits, goûter ce nectar qui fera de notre palais un « palais des merveilles ». En quelque manière il nous faut décupler l’arche de nos sensations, éprouver l’ivresse de la rencontre, cette incroyable fulguration qui naît de l’espace de l’alliance, l’amant s’immole dans les yeux de l’aimée, l’aimée se jette dans la chair de l’amant. Il n’y a que ceci, ce soudain surgissement à ce qui s’auréole du plus beau sens, qui puisse nous combler et nous intime l’ordre d’aller plus avant. Nous sommes des aveugles qui cheminons le long d’ombreux sentiers et nous ne rêvons que de découvrir la lumière, d’en tapisser chaque fibre de notre corps.
Aller ailleurs est ceci : découvrir, dans l’intervalle d’une sublime joie, les hautes Steppes de Mongolie semées d’herbe courte, les taches brunes du bétail parmi l’océan des pâturages, apercevoir à l’horizon les montagnes cendrées se dispersant dans la brume du jour. Découvrir les vagues de sable du Désert de Gobi, leur fourmillement de jaune éteint, poudreux, à l’infini des yeux. Découvrir les hautes terres de l’Altiplano, les tapis d’herbe couleur de feuilles mortes, y deviner la mousse blanche des alpagas, les lacs d’eau bleue qui reflètent le ciel. Découvrir le site du Volcan Hrúthálsar en Islande, ses roches de lave brune, ses sommets érodés pareils à une croûte de pain brûlé, les plaques des névés qui en rythment les flancs. Découvrir, enfin, le Désert de Bardenas Reales, sa curieuse géologie, ses marnes friables, ses cristaux de gypse, ses plaques de calcaire, ses lignes de grès rouge. Bardenas Reales est, en quelque manière, près de nous, dans cette belle région de la Navarre, ce minuscule désert, sorte d’anthologie qui, à elle seule, résumerait toutes les autres beautés du monde. Si bien qu’on pourrait placer son paysage sous la vitre d’un chromo, épingler ce chromo au mur et nous aurions, dans le site immédiat et toujours disponible de notre chambre, un résumé de l’histoire de la terre, de ses éclats, de son élégance, de sa perfection.
S’il y a quelque raison de mettre en présence ces hautes figures géologiques, ces horizons si singuliers, c’est au titre même de leur beauté, de leur ancienneté, ces exceptions qui appellent l’œil humain à venir à leur rencontre. L’herbe courte de Mongolie, les dunes en forme de croissant du Désert de Gobi, la teinte délicate du haut plateau de l’Altiplano, les rivières de lave brune du Volcan Hrúthálsar, les marnes étonnantes de Bardenas Reales dessinent, tout à la fois, la mesure d’une entière esthétique, dressent à la fois la troublante dimension géologique, archaïque qui nous renvoie aux confins de l’histoire de la Terre, à son origine. Ici, dans ce beau mot « d’origine », vient se dire l’espace encore non aliéné d’une présence intacte, pleine, effusive, autrement dit le lieu d’une vérité n’ayant encore connu nulle érosion, qui demeure sauve, inentamée encore pour un temps prodigieux situé à l’écart des marécages d’une non-vérité, des falsifications toujours présentes en seconde main, de ce qui se donne ici à voir dans sa plus effective réalité.
Si nous sommes fascinés par tant de simplicité originaire, et sans doute le sommes-nous si nous nous présentons en tant qu’hommes de vérité, si nous sommes ravis à nous-mêmes en une sorte de joie ascensionnelle, d’expansion continue, sans rupture aucune, c’est au simple motif que, reliés au principe, à la source, au germe de ce qui est, notre propre esquisse s’accroît de ces formes dont elle tire sa propre substance. Tout le temps que durera notre regard, tout le temps que se prolongera le miracle de la parution, nous serons indemnes de toute surprise qui pourrait ôter aux êtres que nous sommes la part infrangible qui nous tisse et assure la justesse de notre destin. Nous avons besoin de ces fondements, de ces donations essentielles. C’est bien parce que les hommes d’aujourd’hui ont perdu la vertu de retrouver ces entités formatrices de soi que leur angoisse se majore d’une dette qu’ils ont archivée au plus profond de leur mémoire, sans toujours en être bien conscients.
Tout homme a besoin de pratiquer en lui, auprès des choses constitutives de sa condition, ce retour sans quoi un bonheur lui fait défaut, celui de ne point connaître ses assises, celui de renier les racines qui l’attachent au socle de sa propre existence. Certes, aujourd’hui le nomadisme a remplacé la sédentarité, le lointain a éclipsé le proche, chacun vivant son exil en tant que la seule voie possible d’accomplissement. Est-il si sûr que ceci soit un choix et pas seulement le fait d’une mode de l’exil ? Le voyage possède sa juste valeur que l’immédiat, le natal ne sauraient remettre en question. Mais, quelque part, faut-il parfois remonter le fil de sa propre genèse, se disposer à une tâche d’archéologie qui nous conduira en des lieux sans doute inconnus mais ordonnateurs, ô combien, de notre inscription dans ce site qui nous accueille, lequel trace en nous son invisible mais primordial motif.
Bardenas Reales, alors, il faut l’héberger en soi à la manière d’un don immédiat dont nous ne pourrions faire l’économie qu’à nous priver d’une partie de notre être. Le ciel est très haut, mais si proche dans son éloignement. Le ciel, telle la vérité, fait son insistance d’écume, juste derrière la toison anthracite des nuages. Les nuages ne dissimulent qu’à mieux révéler ce qu’ils voilent à nos yeux. Car il y aurait égarement à faire surgir le véritable, le juste, le tangible, de cette manière un peu folle tout contre le globe de nos yeux. Bien plus que d’atteindre, dans l’instant, la demeure véridique du réel, la porcelaine de notre sclérotique se teinterait de suie, nos pupilles s’étréciraient à la taille infinitésimale de la myose, la toile translucide de notre conscience se perdrait dans l’opaque et plus rien ne se montrerait que de l’indécis, de l’indéterminé, une broussaille envahirait la clairière et, tel Œdipe, nous errerions les yeux vides dans les rues d’un Colone dévasté.
Le ciel est posé sur un plateau de marnes. A la rencontre de la terre se lève un liseré plus foncé, il dit la limite entre le clair et l’obscur, il dit le risque qu’il y a toujours, pour les hommes, de renier la lumière, de se précipiter dans la ténèbre, de la prendre pour qui va les sauver en les immergeant dans les lourdeurs du sol, en leur faisant tutoyer l’abîme. Les marnes descendent en longues draperies, en toiles froissées que rehaussent de visibles nervures. On devine leur perte dans une sorte de gorge qui ne nous livre son secret, s’absente de nous. Puis, face à nous, comme montant du sol, une belle colline se détache dans la clarté. De minuscules ravins en creusent la pente, déterminant, de part et d’autre, de légers tumuli de roches friables. Des lignes horizontales, fortement structurées, laissent apparaître de longues strates qui paraissent symboliser, à elles seules, le passage du temps, son illisible chute, tout en bas, vers ce qui nous échappe et nous hèle, nous invite à la collecte d’une connaissance. De qui nous sommes, mais aussi de cette étrange altérité dont nous souhaiterions, la découvrant, qu’elle comblât un peu de nos douloureuses failles, qu’elle colmatât nos plus inquiétants tellurismes.
Décrivant cette merveilleuse « enclave » de Bardenas Reales, nous avions, en toile de fond, tous ces visages précédemment évoqués, toutes ces belles présences du Gobi, de l’Altiplano, de Mongolie, de Hrúthálsar, souhaitant que d’évidentes affinités pussent les relier selon un mode communément originaire. Mais il faut aller plus loin et tenter de faire se rejoindre le particulier, ces beautés-ci et l’universel, la Beauté telle qu’en elle-même, tenter de relier le particulier, le tard venu et l’universel natif, l’originel, l’élémentaire. Observant cette belle image, notre entrée en son intime signification empruntera deux voies, celle d’une ontologie élémentale telle que formulée par la poésie de Saint-John Perse, celle de la voie tracée par les Paroles de L’Origine initiées par les Antiques Penseurs Grecs. Ainsi, revenant en quelque façon aux sources, saisirons-nous mieux ces émergences qui en constituent notre actualité. Parfois convient-il de partir du proximal et tâcher de rejoindre le distal, chacune de ces deux entités s’accroissant du mode d’être de l’autre.
Ici, de toute évidence, nous ne pouvons que rejoindre les rives persiennes, ces fameux éléments « inhabitables » que sont, dans la poésie de l’auteur de « Pluies », sables, vents, averses, neiges et toujours la haute présence de la Mer. Bardenas contient tout ceci, ces signes de sable, ces signes de vent qui ont usé les marnes, ces signes de pluie qui ont permis l’émergence des strates, ce signe insigne de la Mer, inscrit dans le destin géologique de ce lieu immémorial. On est au plus près d’une naissance, au plus près des premiers pas de la Terre, de ses hésitations, de ses balbutiements. Tout se dit dans le discret, tout se dit dans le fragile et le malléable du sable de l’exister. Alors, faisant face à cette terre ravinée, si simple en sa discrète épiphanie, pouvons-nous encore longtemps faire l’économie des mots du Poète en direction du natal si simple en lequel son âme se reflète ? Non seulement nous ne le pouvons, mais ceci est une sorte de devoir à l’égard de ces mots essentiels que le Natif de la Guadeloupe sut si bien faire chanter :
« Me voici restitué à ma rive natale…
Avec l’achaine, l’anophèle, avec les chaumes et les sables, avec les choses les plus frêles, avec les choses les plus vaines, la simple chose, la simple chose que voilà, la simple chose d’être là, dans l’écoulement du jour… »
Or que faisons-nous d’autre, au cœur même de notre fascination devant les Bardenas, qu’à éprouver en nous cette temporalité originaire qui nous traverse et nous relie au natal de toutes choses : le nôtre bien entendu, mais aussi le natal de la colline, du ciel, des marnes grises, du flocon des nuages ? Nous ne pouvons qu’être intimement reliés au destin du Monde, l’embrasser tel notre écrin dont l’offrande est bien plus que précieuse, elle nous remet à nous-mêmes, les Erratiques Figures, en nous dotant d’un irremplaçable orient. Avant la rencontre des Bardenas nous étions esseulés, maintenant nous sommes comblés, si bien que notre regard pleure d’avance au motif d’un détachement qui aura fatalement lieu, lequel nous dit l’angoisse d’être privés de racines.
Dans notre quête d’une possible origine, sans doute croiserons-nous souvent ces Paroles de l’Aube que les Anciens Grecs surent porter au plus haut, ces termes au gré desquels tisser les formes de quelques êtres fondamentaux. Ils sont, en réalité, ces archétypes qui structurent notre psyché à notre insu, ils sont ces vents discrets qui nous modèlent de l’intérieur, dressent le socle à partir duquel nous figurons hommes en tant qu’hommes dans le pli enfin perceptible d’une vérité. Nulle tricherie avec eux, ils sont de trop noble ascendance, ils sont si près des dieux, pareils à leur souffle, ils sont la Langue en sa Dite première, fondation des êtres que nous sommes, nous hommes-de-langage en une seule énonciation formulés. Hommes, Langage, nulle différence, la coappartenance est si étroite que le raphé médian qui eût pu montrer leur union a soudain disparu pour laisser place à ce rayonnement unitaire, lisse, poli, site seulement de la belle lumière du verbe incarné. Nous regarderons successivement en quoi la nature dépouillée, exacte des Bardenas Réales pourra trouver une possible homologie dans ces termes premiers qui sont les fondations mêmes de l’être.
Parole de l’Origine : Phusis, l’être en son initiale donation
Ce que nous apercevons ici, les nervures des marnes, les strates horizontales, si elles ne se donnent que sous l’aspect de l’apaisement, du cosmologiquement organisé, du stable et de l’assuré, de l’apollinien parvenu à son équilibre terminal, cependant pouvons-nous apercevoir, dans ce repos, cette immuabilité, les mouvements initiaux, chaotiques, les pulsations indéterminées, les orages internes de la matière, les convulsions dionysiaques, la dimension abyssale, infiniment tourmentée, tellurique, magmatique des éléments livrés à la confusion, au discord, à l’informe, à l’irrationnel, à l’opaque, enfin au primitif en sa confondante dramaturgie. Oui, sous cette mise en ordre actuelle, nous ne percevons rien de moins que ce désordre hiéroglyphique, cet enchevêtrement sans fin comme si rien, jamais, ne pouvait sortir du néant.
Parole de l’Origine : Alèthéia, naissance de la vérité
[Ce seront nécessairement toujours les mêmes traits (nervures des marnes, évidence des strates horizontales) qui seront convoquées à des fins de démonstration ou, plutôt de monstration car il s’agit de montrer et non d’argumenter.]
Les nervures, les strates donc sont l’émergence même de ce qui était dissimulé, de ce qui était clos, celé en l’opacité de la matière. Ce sont des Formes et des Mots de vérité qui viennent à nous pour nous donner l’être au plus près et ne nullement le laisser dans son cèlement originel, sa fermeture, son retirement. « Nature aime à se cacher », nous dit Héraclite-l’Obscur, une obscurité appelant l’autre. Oui, l’être est clignotement, constant voilement/dévoilement au terme duquel il livre son essence et seulement dans ce constant paradoxe. Au reste, comment pourrions-nous nous saisir d’une essence dont le destin est d’être volatile, si diaphane, toujours hors de portée ? Certes, nous les Errants, avançons sur le chemin de la même manière que Diogène, lanterne au bout des doigts, parcourait les rues de la ville à la recherche de l’Homme cet éternel en fuite qui ne livre jamais que son esquisse particulière, l’homme minuscule, jamais ne nous montre sa face universelle dont nous aurions aimé faire notre parangon.
Ce que nous cherchons, certes les hommes que nous sommes, les autres hommes, mais essentiellement nous cherchons l’être en son éternel mystère. Cheminant sur la ligne de crête, tout contre le ciel badigeonné de suie et la gorge profonde envahie de ténèbres, nous nous attendons à quelque émergence, la nervure d’une marne, la ligne claire d’une strate, afin que notre parcours, soudain éclairé prenne sens, exhume du fatras alentour un Mot exact, une Forme taillée à même un étalon d’airain, peut-être une Idée platonicienne fulgurant du haut de son empyrée. Progressant, nous décelons le celé, nous désoccultons ce qui vient à nous, nous ouvrons ce qui demeurait fermé, nous écartons l’ombre à la lumière de notre regard.
Ce que nous voulons, la dimension de l’éclaircie, le cercle de la clairière que nous pensons être herméneutique, nous délivrant une infinité de sèmes qui demeuraient cachés depuis la fondation du monde. Seulement, derrière nous, les ombres se referment, les taillis poussent, les ronciers avancent, les futaies se haussent et l’Ouvert étrécit à nouveau, regagnant sa crypte ténébreuse. Alèthéia, décèlement du celé, désocclusion de l’occlus, désoperculation de l’operculé, certes mais l’éclair de la vérité est toujours pareil à l’orage du dieu, il éclate et ne laisse voir que de sombres nuées, jamais le dieu lui-même. Alors, bien plutôt que de nous acharner à faire du paysage posé devant nous un seul et unique réseau de nervures signifiantes, de lignes claires et convergentes, nous clignons de l’œil à la façon de Zarathoustra et ce clignement signifie, une fois le mensonge, une fois la vérité, une fois le mensonge. Cette vérité en demi-teinte qu’est, la plupart du temps, l’humaine nature.
Parole de l’Origine : Khréon, la présence du présent
Certes, ces collines si singulières, ces formes venues du plus loin de l’espace et du temps sont présentes à seulement paraître devant nos yeux comblés. Ces formes sont hautement présentes au titre des nervures qui émergent du désordre des marnes, de leur manifeste confusion. Les marnes sont comme absentes, ramenées à un simple coefficient d’invisibilité. Ce que, par nature, elles ne sauraient affirmer, les belles nervures, les strates levées l’amènent au foyer du regard, là où tous les temps s’abolissent, le passé se dissipe dans ses brumes, l’avenir fuit loin au-devant de lui, seul le présent s’affirme en tant que le seul événement possible. Le paysage, et donc la Nature, sont à l’acmé de leur manifestation, ils resplendissent d’un étrange et fascinant éclat, ils renvoient aux limites du massif ombreux tout ce qui n’est pas eux, tout ce qui végète et s’abîme dans les obscurs corridors d’une mémoire abîmée, tout ce qui, porteur d’un faible projet, s’écroule sous le poids même de son inconsistance.
Et cet intense rayonnement du présent en tant que présent ne s’arrête nullement au paysage, il vient à nous, il poudre nos yeux d’une neige étincelante, il allume en notre chair le brasier du sentiment d’être à l’endroit exact de sa propre nature, en sa plus dicible vérité. Entre la présence de la chose et celle dont l’offrande nous est faite, nulle rupture, seulement l’arche ouverte d’une belle continuité. C’est au motif de l’infrangible présence de la chose, de son immuable persistance à être que nous, les Voyeurs de-qui-elle-est, arrivons à la pointe de notre propre présence. Coalescence des présents, convergence des affinités. Ce qu’il faut croire, afin de placer un peu de magie dans notre propos, c’est que la chose se sait présente, infiniment présente, que cette effusion déborde d’elle et vient à nous, nous fécondant, en quelque manière, et c’est au titre d’un juste retour que nous revenons à elle avec toute la charge accomplie de notre propre réalité. Aucune présence à soi n’est seule, elle demande une présence extérieure, une exactitude, une beauté, un rayon de plénitude et tout se donne dans la pure phosphorescence de l’instant, dans son vif éclat, dans les facettes infiniment précises de son cristal. Présence du présent.
Parole de l’Origine : Moïra, la Dispensation
Toujours nous nous demandons si notre existence est placée sous le signe du hasard, ou bien si quelque main invisible, sans doute celle de la Moïra, pointe pour nous son index vers quelque horizon, nous intimant l’ordre du chemin à suivre. Faisons l’hypothèse du Destin et, nécessairement, nous y verrons plus clair pour la simple raison, qu’ayant choisi, nous laisserons de côté bien des questions adventices qui ne pourraient qu’égarer un peu plus notre cheminement. Communément considéré, le Destin est celui qui se laisse lire dans les lignes de la main. En effet, si le lisse de notre peau se donne en tant qu’homologue de l’insignifiant, par contraste, ces minces lignes paraissent indiquer une direction, un sentier possible pour notre avancée. Bien évidemment, au motif d’une simple similitude, ici, ce sont bien les nervures et les strates qui apparaissent en tant que lignes directrices du destin de la matière qui est aussi le nôtre par projection, mimétisme, ricochet. Nul, en son fond, ne saurait faire abstraction, en lui, de ces arêtes, de ces saillies naturelles dont il constitue, à sa façon, le naturel prolongement. Si nous sommes des êtres naturels, nous avons à voir avec la Nature jusqu’en notre intime le plus singulier. Le temps de la Nature est aussi le nôtre, alors comment ne pas croire que notre destin nous a fait accomplir les pas qui étaient inscrits depuis la nuit des temps jusqu’ici, tout contre cette immémoriale présence des Bardenas Reales ? Il fallait, de toute nécessité, c’est bien là la loi de la Moïra, qu’existât une rencontre, que se réalisât une alliance.
En ce moment de mon regard posé sur ces lignes géologiques, je ne diffère guère d’elles, elles dictent, en quelque sorte, les harmoniques selon lesquels mes sensations naissent, mes perceptions en synthétisent le cours, il sera celui qu’il devait être de tous temps, qui devait s’actualiser, ici et maintenant, dans ce genre de précision horlogère. Alors, ne suis-je nullement libre de mes actes ? Certes la question surgit tel le diable de sa boîte. Mais ne faut-il relativiser ? Que je sois atteint par la beauté et l’exactitude des choses de façon choisie ou déterminée, ceci importe peu dans la mesure où la beauté est toujours la beauté, la juste mesure toujours la juste mesure, quels que soient les critères singuliers de leur manifestation.
La Moïra, il faut la faire sienne comme son amante, avec ses vices et ses vertus, elle fait bien avec les nôtres et s’en arrange du mieux qu’il est possible. La Dispensation est notre part indivise, aussi convient-il de la prendre en son essence, à savoir comme une chose dont l’être ne pourrait être changé qu’à renoncer à ses propres puissances, or, nous les hommes, ne pouvons nullement infléchir la course céleste des dieux, seulement l’admirer depuis le socle d’humus sur lequel nous édifions, à grand peine, notre hésitante esquisse.
Parole de l’Origine : Logos, le Recueil
Face à l’éparpillement originaire de la Phusis, face à son abyssale dimension, ce face à face générateur de notre juste angoisse, nous n’avons de cesse, le plus souvent ne le sachant nullement, d’organiser ce chaos primitif, de l’ordonner en un cosmos qui soit habitable. Mais de quels moyens disposons-nous à cette fin ? Nos actes ont peu de prise sur le réel, sinon de manière marginale. Nos avoirs appellent toujours de nouveaux avoirs sans que notre satiété ne soit pour autant satisfaite. Nos yeux happent des milliers de choses à la seconde, il n’en demeure jamais que quelque hallucination venue du plus loin de nos étroites pupilles. Nous sommes des êtres aux mains vides, lesquelles brassent beaucoup d’air et ne retiennent que quelques souffles passagers vite évanouis dans la dimension insondable du futur.
Mais nous avons Le Langage. Lui seul peut nous sauver du désastre, au prétexte que, constituant notre essence, il ne peut que nous élever, nous faire grandir, nous déposer au plein de notre être. A cette différence près que sa qualité intrinsèque se divise toujours selon les modalités de l’authentique et de l’inauthentique. L’inauthentique est le langage dit « mondain », celui qui ne vit que d’expressions usuelles, de formules triviales ne valant guère que sur le mode de l’utilitaire et du rapidement formulé. Ainsi se définit toute prose qui n’emprunte au langage que sa forme extérieure à défaut d’en posséder sa chair intime, ce luxe à nul autre pareil. Mais, dans l’instant, il faut parler d’un Autre Langage, celui qui vise l’Essentiel, s’en nourrit et se montre alors comme le don le plus accompli qui ait jamais été fait en direction du Dasein. Ce n’est pas lui, le Dasein, qui crée le langage, c’est le langage qui crée le Dasein et le porte à la pointe extrême de son être.
Sans Langage nul Dasein,
sans Dasein nul Monde.
Et maintenant, c’est ceci qu’il faut affirmer : plus un mot est exact, fécondé en son essence, plus il produit de présence, plus il rayonne et donne aux choses qu’il nomme cet éclat d’une juste nomination. Bien évidemment, de cet ordre, et de ce seul ordre est toute poésie. Prononcez avec le ton juste, avec l’accent tonique porté sur la première syllabe, ces deux simples mots « Bardenas Reales » et, en un seul et même geste de la parole, vous aurez, devant vous, en mode infiniment recueilli, dans la présence du présent, cette réalité ultime à laquelle vous ne vous attendiez pas, vous aurez les Bardenas à portée de la main, à proximité de vos yeux, tout juste contre l’étrave exploratrice de votre conscience.
Vous aurez son ciel de suie, l’efflorescence du nuage. Vous aurez, surtout, la parution du langage en son étrange faveur. Certes, il y aura encore des mots inaccomplis, non encore parvenus à la plénitude de leur dire, des mots de marne, des fragments de matière cherchant leur voie, un lexique non affermi qui ressemblera tant aux discours mondains, aux bavardages des Egarés en leur hésitante marche vers un futur qui brille là-bas, dans l’indistinction et toujours échappe et cligne des yeux. Mais vous aurez aussi des mots primordiaux, des mots originels venus du plus loin du temps, des mots qui éclairent, des mots qui germent et fructifient, des mots infiniment déployés, des mots affirmés tel un airain, un platine, des mots qui, s’assemblant selon lignes claires et strates hautement visibles, traceront le visage du Poème, les figures d’un Dire initial qui vous fera remonter à votre propre naissance et sans doute bien au-delà, en direction de ce qui fonde et assure les assises de l’exister :
le Langage en tant que Langage,
autrement dit l’essence
en sa parution la plus exacte.
Ce n’est pas vous qui regardez, écoutez, qui aurez créé l’espace ouvert du poème, pas plus que quelque poète pouvant recevoir tel ou tel nom. Non, c’est simplement le Monde qui, poématisant, aura assemblé, en ce lieu, en ce temps, dont vous êtes le témoin, ce Poème qui n’est jamais que l’union harmonieuse de ceci même qui était dispersé, que la Parole du Logos réunit dans la Phusis (l’être en son initiale donation), dans l’Alèthéia (naissance de la vérité), dans Khréon (Présence du Présent), dans Moïra (Dispensation). Car rien ne peut se dispenser dans le présent en vérité si l’être en son initiale donation ne s’est nullement manifesté comme le Répondant dont, nous les humains, sommes en attente depuis que les hommes s’enquièrent de quelque principe qui les détermine et les place en tant que les sujets qu’ils sont, face à l’énigme de l’exister, étonnement qui fonde la philosophie, philosophie qui s’exprime par le langage.
Tout fonctionne assurément à la manière du cercle herméneutique dont il a été précédemment fait mention, un subtil jeu de renvois, un mot précédant ou suivant l’autre, chacun ne pouvant signifier que rapporté à la totalité des autres. Ce que font les grands poèmes, comme toutes les grandes mythologies, les cosmologies, c’est de rendre possible cet acte de totalisation au gré duquel, chacun des Lecteurs, des Voyeurs, abandonnant le site propre de sa singularité, se trouve soudain porté, au-delà de son être même, vers l’Être-des-choses qui surgit à même la transcendance du Langage, cette ineffable nervure qui donne à l’humaine condition sa stature verticale aussi bien que les motifs de sa présence.
Cette puissance d’un Logos unifiant, qui signe la venue d’un grand poète, nous en retrouvons des traces insignes dans la poésie élégiaque d’un Rainer Maria Rilke, dans le dire élémental d’un Saint-John Perse, dans la dite fluviale de Hölderlin, Poète des Poètes qui a porté si haut les vertus de la langue. Voir les Bardenas Reales en la totalité de leur présence est une expérience homologue à celle que fit Hölderlin dans sa rencontre fictionnelle avec Diotima dans son roman « Hypérion ». Nous citons, ci-dessous, un bref extrait du livre de Françoise Dastur, « La nature et le sacré chez Hölderlin » :
« Dans la version définitive du roman, si le but d’Hypérion demeure bien l’union avec la nature, en un tout infini (…), ce but n’est plus visé dans l’impatience qui exige l’immédiateté du sacré, car l’unique totalité que recherche Hypérion n’est plus l’au-delà d’une identité idéale mais la présence actuelle d’une beauté qui se déploie dans le sensible. » (C’est nous qui soulignons).
Voici en effet comment Hypérion décrit l’apparition de Diotima :
« Je fus heureux une fois, Bellarmin ! Ne le suis-je pas encore ? Ne le serais-je pas, même si le moment sacré où je la vis pour la première fois avait été le dernier ? Je l’aurai vue une fois, l’unique chose que cherchait mon âme, et la perfection que nous situons au-delà des astres, que nous repoussons à la fin des temps, je l’ai sentie présente. Le bien suprême était là, dans le cercle des choses et de la nature humaine.
Je ne demande plus où il est : il fut dans le monde, il y peut revenir, il n’y est maintenant qu’un peu plus caché : je l’ai vu et je l’ai connu.
O vous qui recherchez le meilleur et le plus haut, dans la profondeur du savoir, dans le tumulte de l’action, dans l’obscurité du passé ou le labyrinthe de l’avenir, dans les tombeaux ou au-dessus des astres, savez-vous son nom ? le nom de ce qui constitue l’un et le tout ?
Son nom est beauté »
Beauté de Diotima,
Beauté de Bardenas Reales
= le Même
Afin de poursuivre la même trace, de prolonger un instant trop bref les nervures et strates belles des Bardenas Reales, ce Poème si exact de Raymond Farina intitulé « Le feu vivant », extrait du Recueil « Eclats de vivre », Dumerchez Editions :
« Que serais-tu sagesse ?
Parole incandescente
qui calcine sans cesse
ce que l’on dit du monde
ou peut-être silence
Pas celui qui avoue
ce qu’on ne peut pas dire
ni celui qui sait taire
ce qu’on aimerait dire
Un silence qui veut se dire
& qui rend sensible l’effort
la force rare de se taire
lorsqu’on sait que l’on a dit tout
ce qu’on avait pouvoir de dire
& qu’on tente de se soustraire
à la tintante controverse
qu’est la trame de notre monde
Que serais-tu sagesse
pour ceux qui ont la guerre en eux
entre eux se font la guerre
voient partout la querelle
de la semence & de la mort
du songe & de la clairvoyance ?
Une parole toujours neuve
sans fin & sans commencement
qu’un monde vaste vésuvien
un monde toujours neuf suscite
une essentielle Duplicité
une sibylline Harmonie
dont chacun des fragments
est soi et autre chose
est tout en conséquence
si l’on réussit à penser
que sépare tout ce qui lie
& qu’unit tout ce qui divise »
*
« Une Parole toujours neuve
sans fin & sans commencement »,
ainsi est tout ressourcement
du Poème
qui s’abreuve
à l’eau inépuisable
de l’Origine