Peinture : Barbara Kroll
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[Prélude – Sur le Poème et son visage.
Le poème que vous allez lire ne sera, en toute hypothèse, que ce que vous en ferez vous-même. Peut-être ne l’entendrez vous nullement en tant que poème. Toujours il est difficile de définir un genre, de lui attribuer telle ou telle couleur. Je vous dis « poème », peut-être songerez-vous « prose » et nulle autre réalité au-delà. Il en est ainsi de bien des choses sur Terre, ce que nous déterminons en conscience, l’Autre n’a de cesse que d’en reformuler les termes, peut-être même de les inverser. Je dis « Jour », mon coreligionnaire dit « Nuit ». Or, en ceci chacun a raison au simple motif que le réel porte toujours l’empreinte de notre propre subjectivité dont le rôle éminent est d’être singulière, uniquement singulière.
Å la lecture de ce qui suit, un problème ne manquera d’inévitablement surgir, celui du contenu du poème. Å l’évidence, ici, nous pouvons parler d’une « portée morale » du poème, de son inscription dans le vaste champ de l’éthique. Dès lors, un poème a-t-il pour « fonction » d’être une fable morale ? Ne sort-il de cette manière de l’ornière que des siècles d’écriture lui ont attribuée comme son visage le plus propre ? Alors quel doit être son propos : décrire la Nature selon une simple mimèsis ? Tracer le sillon où s’inscrira tout naturellement l’amour ? Installer le lieu d’une réminiscence ? Verser dans le bucolique ? S’aguerrir dans une manière de lutte sociale ? Déployer le lit sur lequel se couchera le tragique ?
L’on s’aperçoit, sans délai, que le problème est mal posé. Le poème n’a nul contenu particulier à exposer. Son propos est bien plus celui de la forme que du contenu. Je dis « poème » et je le soumets à quelques règles formelles : Repères visuels de plus ou moins grande longueur. Rimes ou vers libres. Lettres capitales à l’initiale de chaque ligne. Disposition syntactique/sémantique jouant sur le plan du sens qui est inhérent au texte. Reprises anaphoriques telles des incantations. Rythme du récit qui, parfois, devient chant. Pour ma part, je crois que le rythme est la marque essentielle au gré duquel le dire poétique se détermine en priorité. Mais encore une fois, tout ceci est si imprégné de ressenti personnel que rien n’a lieu qu’une multitude d’interprétations selon chaque Lecteur, chaque Lectrice et ceci est heureux au titre d’une nécessaire liberté.
Du temps de l’alexandrin les choses étaient bien plus nettes et définies, il y avait un code, des mesures, des pieds, des césures. Mais loin est le temps de l’alexandrin et la période dite « Moderne » a bien d’autres chats à fouetter que de produire, à la belle et étonnante manière de Victor Hugo, des alexandrins à la chaîne. L’un des caractères les plus affirmés de la langue c’est sa constante évolution, son éternelle métamorphose. Ce qui, aujourd’hui, paraît « follement contemporain » sera demain démodé et remisé dans les placards poussiéreux du passé. Lisant, que retenons-nous d’une écriture : sa forme, la subtilité d’une pensée, le thème qui s’y illustre, les thèses qui s’y développent ? Chacun selon ses goûts. Ce que, cependant, je crois c’est, qu’avant tout, toute entreprise d’écriture est travail sur le langage. Autrement dit langage sur le langage. Mais peut-être penserez-vous l’opposé. Ce poème, que peut-être vous vous apprêtez à lire semble délivrer quelque « leçon de morale » car il y est question de pudeur et de son contraire. Mais n’y voir que ceci est se fier simplement aux apparences. C’est l’image de l’Artiste qui, en premier a « mené le bal », le reste, les pas de deux sont venus à la suite, tels qu’ils sont et tels qu’ils devaient être. Place au poème.]
Franchir le seuil de la pudeur
Ceci venant de vous
M’habitait à la façon
D’une sombre rumeur
Ces mots que je vous prêtais
Mais est-ce vous qui aviez proféré ceci
Au sein même de votre continent de chair
Ou bien vous avais-je attribué mes ardentes paroles
Miroir de mon luxueux désir
De ma volupté toutes voiles dehors
C’est ainsi, il y a des jours de plénitude solaire
L’orage gronde au loin
Il y a des jours de subtile efflorescence
De généreuse turgescence
Une manière de charivari à la pliure du corps
On ne se connaît plus soi-même
Qu’à l’aune de ce rougeoiement
De cette source intérieure
Pressée de connaître son destin
D’en tracer l’arche éblouissante
Franchir le seuil de la pudeur
Ceci venant de vous
M’habitait à la façon
D’une sombre rumeur
Cette formule résonnait en moi identique à une antienne
Qui n’aurait su avoir de fin et n’avait de cesse
D’occuper mon esprit du levant au couchant
C’était une seconde nature
C’était l’ongle qui recouvrait la chair
C’était la chair que tutoyait l’ongle
Si bien que je ne savais plus qui était qui
Si mon caprice résultait de vous
Si je n’étais le jouet que vous agitiez devant vous
Å la manière d’un hochet
Me réduisant à l’état d’objet, non sexuel
Celui-ci m’aurait fortement agréé
Non plutôt de simple ustensile
Commis aux usages les plus ordinaires
Franchir le seuil de la pudeur
Ceci venant de vous
M’habitait à la façon
D’une sombre rumeur
Saisissez-vous au moins le trouble dans lequel
Votre belle image me précipite
Je ne sais si j’aurai jamais la force d’en ressortir
Le magnétisme que vous exercez sur moi est si fort
Et je crois être aliéné, attaché à votre être par
Toutes les fibres de mon corps
Comment pourrais-je sortir de cette condition
Briser les chaînes de l’aporie
Que vous avez tressées autour de moi
Peut-être à votre insu
Mais elles n’en sont pas moins réelles
Incontournables en un certain sens
Dont je ne m’exonèrerais qu’au risque de qui je suis
Une étrange figure Erratique sans feu ni lieu
Franchir le seuil de la pudeur
Ceci venant de vous
M’habitait à la façon
D’une sombre rumeur
En moi, au plus secret,
Je ressasse cette étrange et fascinante formule
Franchir le seuil mais que veut signifier ceci
Ne franchissons-nous, depuis l’aube de
Notre naissance une foule infinie de seuils
D’abord nous naissons, ensuite nous sommes enfant, puis adolescent
Puis dans la maturité de l’âge, puis dans la vieillesse, puis dans la mort
Toujours des seuils suivent des seuils que nous franchissons
Et ceci se nomme « exister », donc sortir du Néant
La pudeur : « propension à se retenir de montrer »
Voici la définition canonique
Eh bien, voyez-vous, ce qui est étonnant à plus d’un titre
Précisément l’oxymore qui met en contact
Le « se retenir » et le « se montrer »
Car vous êtes à la jointure des deux
Comme tiraillée entre votre attrait de vous donner en spectacle
Et votre réserve car vous me semblez un être
Facilement effarouché, en arrière de soi,
Souhaitant la vive lumière du Jour alors que
La Nuit vous habite de toute sa farouche beauté
En réalité nul franchissement n’a eu lieu
En réalité nulle pudeur qui vous clouerait à demeure
Non en réalité vous êtes une Habitante du Seuil
Une Sédentaire qui regarde au loin mais séjournez en vous
Certes, sans doute eussiez-vous aimé
Afficher une tranquille impudeur
Vous livrer nue, sans défense au Quidam de passage
N’en tirer nulle honte mais une légitime fierté
L’impudeur toujours revendique quelque orgueil
Et il faut avoir beaucoup de courage sinon d’inconscience
Pour livrer la fleur de sa chair
Comme on donne l’obole au Démuni
Sans doute plus d’Un qui vous observerait
Vous désignerait en tant que Vénale
Intéressée à l’échange bien plus
Qu’y participant avec sincérité
Å moins que vous ne cumuliez les deux
Le plaisir et la valeur
« Il y a loin de la coupe aux lèvres »
Et votre attitude n’est peut-être que de façade
Å défaut de vous « posséder »
(Mais « possède-t-on » jamais quelqu’un, à commencer par soi ?)
Je prendrai plaisir à vous décrire telle qu’en vous-même
Vous semblez dresser votre exacte esquisse
Mais savez-vous au moins qui vous êtes
Quelle trajectoire vous empruntez
Le dessin que vous tracerez à la face du monde
Loin d’être affranchi votre visage, fût-il tanné par le soleil
Reflète une peur, une inquiétude bien réelles
On ne jette pas si facilement son corps en pâture
Le corps refuse, le corps regimbe, se révolte et demande paix et repos
Vos yeux sont le reflet de ce trouble immense
Votre air effarouché en témoigne
On ne sort si facilement des rets de sa condition
On ne proclame nulle liberté
Laquelle eût demandé un long temps de maturation
Laquelle se fût vêtue d’une éthique à sa juste mesure
Bleus vos cheveux, bleue votre bouche comme si elle
Portait les traces d’une cigüe dont le Destin vous aurait fait l’offrande
Et vos épaules, ne sont-elles tombantes
Å la hauteur du châtiment que vous vous êtes imposé à vous-même
Le corps est tout sauf une marchandise sur un étal
La chair est tout sauf une simple contingence à offrir aux regards
Combien la chute de votre poitrine dit votre affliction
Vous êtes, à la fois, dans la force de l’âge et dans son déclin
Cruelle est la temporalité qui vous fige
Dans cette cire pareille à celle des Effigies du Musée Grévin
Vos bras sont croisés à la hauteur de votre ombilic
Mais ce dont ils défendent l’accès se trouve infirmé
Par cette jupe si courte, elle dévoile presque votre sexe
Elle lance un appel, mais de quelle sorte :
De pure joie, de verticale détresse
Tout mon discours, depuis que je procède à votre inventaire
Fait signe en direction d’une stupeur qui semble vous avoir frappée
Et proclamerait votre fin prochaine
Que rien ne m’étonnerait qu’il en soit ainsi
Franchir le seuil de la pudeur
Ceci venant de vous
M’habitait à la façon
D’une sombre rumeur
Mon poème commence dans le genre d’une jouissance
Retenue avec peine sur la margelle de mon propre corps
Mon poème commence, pareil à la flamme du désir
Et s’achève sur cette note tragique qui est le lot de notre mortelle nature
Je crois qu’un instant, échappant à la surveillance de votre libre arbitre
Votre corps « n’en avait fait qu’à sa tête », si je puis dire
Frôlant de bien ombreux territoires
Votre corps meurtri, en proie aux Prédateurs de toutes sortes
Qui rôdent alentour et n’attendent que de vous désigner comme leur proie
Vous exhibant ainsi dans cette posture mi-provocante, mi-réservée
Vous n’avez été, ni celle que vous êtes
Ni celle que vous auriez aimé être selon la fantaisie de vos fantasmes
Comment ressortirez-vous de ceci
Comment inverserez-vous l’irrationnel pour en revenir au rationnel
Vous seule le savez car chacun connaît les voies secrètes
Selon lesquelles coïncider avec son être :
Être Homme, être Femme et rien au-delà qui pourrait en altérer la qualité
Tous nous avons à être selon notre Vérité
Tout choix adventice est déjà cheminement dans les ornières
Tout Destin se sait comme celui qu’il a à être
Franchir le seuil de la pudeur
Ceci venant de vous
M’habitait à la façon
D’une sombre rumeur