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7 septembre 2022 3 07 /09 /septembre /2022 07:51
Signe d’effroi chez les Petits Boisés

Œuvre : Marc Bourlier

 

***

 

   Les Petits Boisés. Voici un doux nom qui résonne à l’oreille des Attentifs. Car les Attentifs sont pléthore sur Terre que côtoient, comme dans leur ombre, les Inattentifs. De toute éternité c’est une lutte immémoriale entre les Attentifs, ceux qui prennent garde aux Choses et ceux qui en longent l’existence sans même s’apercevoir que les Choses existent, qu’en leur essence elles nous interrogent bien plus que nous ne saurions le penser. Les Choses Majuscules, autrement dit les Montagnes aux immatérielles cimes, les Étangs aux eaux de cristal, les Forêts avec leurs cèdres majestueux, les vaste Plaines où flottent les épis nourriciers, les frais Vallons et ses tapis d’herbe émeraude, les somptueux Fleuves avec leurs bouquets d’îles où poussent les saules.

   Les Attentifs ? Ils regardent les Choses, ils cherchent leur âme, ils font de leur vision un Poème adressé à tout ce qui vit, croît et déplie son existence sous la nappe bleue du ciel. Les Inattentifs ? Des Choses ils n’ont cure, je veux dire des Choses de la Nature. Ils leur préfèrent les choses minuscules de la fabrique humaine : les écrans où fulgurent les images, les casques dans lesquels se précipite le bruit du Monde, les automobiles aux longs capots, les Temples du Commerce avec leurs grappes d’objets auxquels ils vouent un insatiable culte.

   Et les Petits Boisés, me direz-vous. Eh bien les Petits Boisés ne sont pas des Hommes mais de simples bouts de bois qu’un Artiste a mis en forme, en forme humaine cependant. Ils sont touchants avec leurs yeux ronds tels des billes, avec leurs nez tout droits, leurs bouches saisies d’étonnement, leurs corps tout d’une pièce que, parfois, ligature un anneau de ficelle en guise de ceinture. Ils sont franchement émouvants, ils sont franchement attachants au sens premier, si bien que l’on pourrait se fixer à leurs minces effigies tout comme le lierre au tronc. Ce serait tout à la fois un signe d’amitié et un signe de reconnaissance. Le Lecteur, la Lectrice auront vite saisi que ces Boisés sont du côté des Attentifs, toute leur attitude joue en ce sens.

   Les Boisés ne sont pas seulement des bois flottés qui auraient trouvé le lieu et le temps de leur venue en présence. En réalité, mais ceci peu le savent, y compris parmi les Attentifs, ils sont des génies tutélaires qui veillent sur nous, des genres de fétiches auxquels nous pouvons confier nos soucis et nos peines, des manières de talismans qui brillent de tout leur éclat au plus profond de la nuit. Bien évidemment, vous aurez compris que le mode sur lequel ils se donnent, dans la spontanéité, la simplicité, est l’exact contraire, le revers des Inattentifs, eux qui ne vivent que d’artifice et de « joies » immédiates seulement acquises de faible lutte. Le lieu de l’habitat des Petits Boisés ? Lorsque le crépuscule lisse la Terre d’une belle teinte sépia, que les étoiles ne tarderont guère à s’animer, portez vos yeux au-dessus de la ligne d’horizon, vous apercevrez l’attelage des Petits Boisés, une sorte de Petit Chariot, Petite Ourse constellée de points lumineux en ses angles avec la tige de son timon levée vers Polaris. Oui, les Boisés sont de Célestes Aventures qui nous toisent de haut, mais dans la pure gentillesse, dans la pure donation de qui ils sont, ils veulent être les reflets de Ceux qui chantent une ode à la Terre, nullement de ceux qui l’ignorent ou, pire, la maculent.

   Depuis les révolutions qu’ils accomplissent autour de notre Planète, ils observent le Monde avec ses joies et ses peines. Ils consignent tout dans de minces carnets en bois qui sont comme les archives de l’Humain. Oh, certes, ils ont noté plein de choses lumineuses : la parution des œuvres d’art, les progrès de la santé, la fraternité des Hommes, les gestes d’oblativité, les hautes productions de l’esprit. De ceci ils se réjouissent. De ceci ils tirent une légitime fierté puisqu’ils sont un fragment de la conscience humaine, placé en orbite.

   Mais voici, tout n’est pas lumière sur Terre et de longues ombres, de sourdes taches fuligineuses font leur auréole mortifère partout où elles posent leur confondante silhouette. Ceci, ils ne l’archivent nullement dans leur carnet, ils en regardent simplement les funestes effets. Les signes d’effroi qui s’insinuent en eux ?

 

Voici : de longues flammes courent

tout le long des crêtes des montages,

sautent d’une vallée à l’autre,

emportent avec elles les maisons

et les souvenirs des Hommes.

Voici : les hauts icebergs,

ces Rois du Septentrion,

s’effondrent chaque jour

dans un fracas

qui devient assourdissant.

Voici : de grands fleuves sont en crue,

de violentes moussons

inondent des pays entiers,

essaimant derrière elles

le « bruit et la fureur ».

Voici : de lourds panaches de fumée

obombrent le ciel,

le rendent inconnaissable,

tressant dans l’air de terribles nuages.

Voici : des îles où se dressaient

les beaux éventails des cocotiers,

où vivait un peuple paisible,

tout est englouti et il ne demeure

qu’une Atlantide vide

et la désolation d’une utopie.

Voici : des grappes compactes de Touristes

montent à l’assaut des Villes et les défigurent.

Voici : la « foule solitaire » croise

une autre « foule solitaire »,

chaque foule plongée dans les

hallucinations des écrans bleus.

Voici : de longues files d’automobiles

font leurs convois ininterrompus,

assiègent les places,

roulent sur le vert des platebandes.

 

Voici : les Hommes

ont perdu la tête,

ils n’ont plus d’orient,

plus d’Étoile du Berger

qui pourrait les guider

vers plus d’Éthique,

 vers plus de Raison.

Voici : la Terre est le reflet

du désarroi des Boisés,

les Boisés sont les reflets

du désarroi de la Terre.

 

   Cela fait comme une grosse boule d’étoupe où le sens s’évanouit, où la Parole s’éteint, où le Regard s’obscurcit au point de disparaître, de plonger dans une longue et douloureuse cécité. Voici : une oriflamme se hisse haut dans le ciel qui nous demande, nous les Endormis, de nous réveiller, de reprendre conscience, de nous assumer Hommes en tant qu’Hommes, de ne nullement vivre dans le creux douillet de notre habituelle léthargie.

   Certes, j’ai parlé en lieu et place des Petits Boisés, je leur ai attribué un langage qu’ils ne possèdent pas, mais je fais l’hypothèse que si le Hasard les avait doués de Parole, ils eussent été bien étonnés du comportement des Humains, ce que leurs yeux tout ronds manifestent, ce que leurs bouches toutes rondes manifestent aussi en une manière de second degré, de réitération. Bien évidemment c’est ma Voix et elle seule qui s’est fait le porte-parole d’une situation totalement aporétique. Nous, les Hommes, avons vissé sur nos têtes, depuis un temps infini, les casques de l’inconscience et du déni, les casques qui ne nous protègent de rien, surtout pas de nous et de nos constants errements. Oui, nous sommes à la dérive, tous embarqués sur ce « Radeau de la Méduse » dont nous attendons qu’il coule pour enfin tâcher de calfater ses fissures. Certes le constat est vertical et le partage de l’Humain en deux camps opposés est une simple métaphore. Tour à tour, nous les Humains, sommes Attentifs puis, l’instant qui suit, Inattentifs. Notre silhouette Humaine doit porter la trace d’une indélébile césure.

 

A la fois nous Sommes et ne Sommes pas.

Une fois nous convoquons l’Être,

une fois le Non-Être.

Qui donc nous sauvera de l’abîme ?

 Petits Boisés,

tant qu’il en est encore temps,

insufflez en nous cette sagesse du Bois.

On parle bien de l’Âme du Bois, non ?

Alors…

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4 septembre 2022 7 04 /09 /septembre /2022 09:20
L’infinie viduité du Monde

Dessin : Barbara Kroll

 

***

 

   Partout sont les mouvements, partout sont les bruits, partout sont les lumières qui cinglent les Villes de leurs lianes léthales. Partout sont les foules qui montent à l’assaut des citadelles où sont entreposés les objets du désir. Les mains se tendent afin de saisir tout ce qui est saisissable, ici l’éclat d’une montre, là le ruissellement d’un diamant, plus loin encore l’écume blanche d’une crème glacée. On veut tout ce qui brille d’une sombre lueur derrière l’écran polychrome des vitrines. On veut la voiture au long capot, le bonnet de fourrure, les escarpins vernis, on veut ce qui fait gloire et vous désigne tel Celui-ci, telle Celle-là qui vivent à la proue du Monde. Au point le plus élevé de la Mode. On veut la Terre entière, ses forêts pluviales, ses cratères de la Ceinture de Feu, on veut les eaux grises de Venise, on veut les cabanes colorées de Valparaiso, on veut les longues limousines américaines de La Havane, leur ailes cabossées, leurs teintes acidulées. On veut l’ascension en direction du Machu Picchu, son Temple du Soleil, on veut le bleu des Îles de Polynésie, les pirogues à balanciers. ON VEUT.

   Partout sont les longues files, les processions immenses, les piétinements à l’infini, les coude à coude, les flancs à flancs, les corps à corps. Cela ressemble à une seule anatomie, unique, heureusement assemblée, un peu à la manière des cocons des chenilles processionnaires, ce sont des voix en chœur, des sueurs communes, des impatiences partagées, des plaisirs collectifs, des soupirs communautaires, des émotions collégiales. On se rassure de cette proximité, de cette immense fratrie qui fait de cet Inconnu votre jumeau, de cette Passante une sœur aimante, toujours disponible. On se pelotonne au sein de la douce et rassurante chrysalide. On se dit : je suis moi en l’autre, l’autre est lui en moi. On dit des tas de choses immédiates dans une manière d’irréfutable Vérité. On se rassure à peu de frais, on lance le grapin de la fraternité que l’Autre s’empresse de saisir car, en fonction du principe de réversibilité, cet Autre, cet Étranger, cet Éloigné a tout autant que vous le besoin de se rassurer, de se fondre au sein de la meute, d’offrir à son instinct grégaire les mailles fidèles d’une mise en sécurité. ON VEUT. On veut Tout. On veut Soi et l’Autre.

    Seulement, et c’est bien là le problème, toute foule, toute réunion d’Existants mettent le réel à distance. Il y a un effet de loupe et les choses infimes deviennent essentielles. Il y a un effet d’écho, le murmure de chacun, amplifié par le murmure de l’Autre se métamorphose en une manière de haute symphonie, de clameur qui dissimule la mince voix qui est la vôtre, qui ne saurait, à elle seule, couvrir le bruit de fond du Monde. Il y a un effet d’amplification, si bien que chaque émotion positive multipliée par l’émotion voisine se donne en tant que pure joie. Certes, ceci n’est nullement répréhensible en soi. On pourrait même dire qu’il y a bénéfice et que nulle critique ne saurait s’engager plus avant. Cependant.

   Cependant le chœur du Monde ne saurait être le cœur de l’Individu. L’Individu, cet être « qui a une existence propre », ainsi le définit le dictionnaire. L’Individu : « C'est un garçon sans importance collective, c'est tout juste un individu », disait Céline à l’incipit du « Voyage au bout de la nuit ». Cet Individu anonyme qui constitue le « ON » invisible de toute société. Mais, pour autant, le « ON » n’est nullement une abstraction, une universalité dont on ne retiendrait que le caractère général. Le « ON », s’ingéniât-il à en dissimuler l’authentique, est le lieu même d’une immense solitude. Car nul ON n’est miscible dans un autre ON. ON est seul avec Soi. On vit au sein de son indépassable autarcie. ON, n’a jamais affaire qu’à Soi-même. C’est ce que nous dit ce graphite rapide de Barbara Kroll. Mais laissons-lui la parole.

   Le Gris est Gris. Et cette confondante tautologie dit bien l’impasse qu’il y a à demeurer dans le gris sans nuance, à s’y perdre en quelque manière. Le gris ni ne monte vers le Blanc, ni ne descend vers le Noir. Le Gris en tant que Gris, comme l’on dirait la Tristesse en tant que Tristesse. Certes, l’ombre de Sagan plane alentour, Sagan dont énoncer la solitude au milieu de la foule serait un simple truisme :

   « Bien sûr on a des chagrins d'amour, mais on a surtout des chagrins de soi-même. Finalement la vie n'est qu'une affaire de solitude. » (« Bonjour Tristesse »)

   Tout comme serait un truisme d’insister sur la solitude de l’Individu, celui qui, en fait, ne se fond dans la masse qu’à s’y mieux immoler. Car, si l’on a du mal à se rejoindre par essence puisque notre connaissance de nous-même est forcément partielle, comment pourrait-on prétendre interpréter, sonder, trouver l’Autre mieux que Soi ? Toute psychanalyse est acte de magie, et le Thérapeute ne sort de son chapeau que ses propres lapins, non ceux du Patient ou de la Patiente. Toute thérapie est un immense jeu de dupe où chacun berne l’Autre, où chacun feint de croire que l’Autre peut infléchir son propre Destin alors que l’initiative est de l’ordre du Destin lui-même, non de l’Individu. En ce cas-là, toute liberté est dépassée car c’est l’Autre qui a le jeu en mains et détient les atouts dont le Patient espérait qu’ils pouvaient le sauver. Et le jeu est à double face. Le Patient ne sait rien en son fond de son Thérapeute. Le Thérapeute ne sait rien en son fond du Patient. Ici, c’est bien le « en son fond » qui est à accentuer comme détenant la clé de l’énigme. Nul fond ne saurait être atteint par quiconque, sauf par le fond lui-même. Le fond = le fond. Le secret demeure au secret.

   C’est bien l’une des tendances de l’hubris humaine que de croire à l’infini rayonnement de ses propres pouvoirs. Le gris est Gris, il balaie la totalité de l’espace et l’annule en quelque manière. Le Gris c’est la brume. Le Gris c’est le vague à l’âme. Le Gris c’est la belle élégance qui se perd à même sa propre uniformité. Du Gris rien ne monte que la teinte infinie de l’Ennui. Aussi bien pourrait-on dire : je suis dans le Gris aujourd’hui. Un genre de « griserie métaphysique » si l’on veut, où l’être disparaîtrait sous la marée de l’étant immédiatement disponible, auquel nous puisons infiniment, sans même nous poser la question de son fondement, sans interroger sa possible origine. C’est en ceci que l’Individu éprouve cet indéfinissable inclination à ne trouver de sens à rien, à se précipiter dans le premier amour, la première facilité, le premier plaisir venus. Autrement dit, être dans le Gris, c’est être dans « la pâte même des choses », dans l’existence racinaire pour parodier Sartre dans « La Nausée ». Dès la naissance on y est immergés, sans solution aucune d’en jamais sortir sauf au motif de notre propre Finitude, laquelle rime avec Solitude puisque, chacun le sait, notre expérience de la Mort est la dernière et verticale expérience de la Solitude. Oui, je reconnais, il y a des vérités bien peu réjouissantes mais la nature même de la vérité est de s’assumer et de ne point dévier de sa tâche.

   Le Gris est Gris. Si bien que rien ne s’en détache vraiment. Tout en haut, à l’horizon des yeux, quelques traits rapidement crayonnés. Une apparence de murs, la croix d’une fenêtre, la pente d’un toit, la séparation, une griffure noire, de ce qui pourrait être une maison mitoyenne. « Mitoyenne » qui ne trace qu’une contiguïté vide. Voisin de Rien en quelque façon. Voisin absent. ON n’ira pas frapper à sa porte. Nulle présence et Hestia, la divinité grecque du Feu et du Foyer, semble avoir recouvert de cendres l’âme même du lieu. Le Gris est Gris. De neige. De grésil. De flocon. De frimas. Le Gris est SEUL avec le Gris. Le Gris est SEUL avec lui-même. L’espace dialogique réduit au trait, à la ligne. Ligne de fuite en réalité, tout s’efface dans la pliure triste du jour.

   Devant la Maison, ou ce qui en tient lieu, un vide immense, une agora que le peuple a désertée. Plus de Sophiste, plus de Philosophe, plus de Portique, plus de marché, plus d’opinions contraires se confrontant, plus de joutes oratoires. L’Agora est Vide, ce qui veut dire qu’il n’y a plus de Polis, qu’il n’y a plus de lieu pour l’Homme. L’Homme sans lieu est un Homme sans Parole. L’Homme sans Parole est « animal rationale », il a perdu son essentiel prédicat, parler, ouvrir un monde. Il est devenu semblable à l’animal que ne guide que la cécité de l’instinct.

      Le Gris est Gris, uniformément. Il ne veut rien que ceci, le mot éteint, soudé dans sa bogue, muet à jamais. Espace que rien n’anime, que rien ne vient troubler. Et pourtant, de l’Humain paraît tout en bas de la scène. Un gribouillis de cheveux, un désordre de cheveux, un chaos de cheveux. On regarde et on ne trouve rien à dire car la seule épiphanie possible se donne comme envers des choses, envers des choses humaines. Mais qu’est-ce que l’envers ? De l’animal ? Du végétal ? Du minéral ? Ou bien est-ce l’envers de la Vérité, donc une fausseté ? Nous voyons bien ici que nous sommes désemparés, que le fanal humain se perd dans le gris lagunaire, dans l’indistinction, dans le verbe qui tremble de n’être nullement assuré de soi. Juste un fragment de visage. Juste la chute d’un cou. Juste l’arrondi d’une épaule que le trait noir d’une bretelle vient souligner comme s’il s’agissait du dernier signe de la Féminité avant même que l’ombre ne la reprenne et, la soustrayant à nos yeux, ne lui attribue figure du Néant. Ce dessin de Barbara Kroll dont l’efficace est bien sa qualité de rapide esquisse, trace la voie d’un questionnement qu’il faut bien se résoudre à nommer spéculatif, sinon « métaphysique » en ses grands traits, n’ignorant nullement que la Métaphysique suppose une tâche de bien plus grande ampleur.

   Devant un tel crayonné nous ne pouvons demeurer tel Candide dont le nom latin « candidus » signifie « blanc » et qui a pour second sens « de bonne foi, avec candeur, simplement ». De cette définition nous retiendrons simplement « blanc » en tant que valeur neutre dont le Gris pourrait se détacher à titre de signifiant et, bien entendu de signifié. Du Blanc au Gris se situerait l’intervalle d’un sens à saisir. Pour nous il fait signe en direction de cette Solitude constitutive de la destinée humaine. Bien évidemment ceci se donnant à la lumière d’une subjectivité traçant quelques zones d’ombre. Chacun, qui vivons sur cette Terre, sommes des spectres oscillant du Noir au Blanc, des sortes de Clair-Obscur que vient toujours médiatiser un Gris. Toute tristesse s’éclaire parfois d’une joie. La joie n’est que par la tristesse, la tristesse que par la joie. Tout est dialectique qui vient à nous. Avant que l’Hiver ne surgisse, il est encore temps de regarder le ciel, le Soleil est toujours là qui brille. Décidemment, nous ne sommes pas SEULS ! Nous avons trouvé une âme sœur !

 

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27 août 2022 6 27 /08 /août /2022 09:41
Mon paysage c’est vous

Dessin : Barbara Kroll

 

***

 

   Mon paysage c’est vous. Je vous ai découverte au hasard de mes chemins. Pour autant, je ne sais si le hasard existe ou si, bien plutôt, une ligne nous est tracée depuis l’éternité qui nous conduit là où nous devons être, ici et maintenant, sur ce lopin de terre, sous ce ciel immense qui trace la voie unique de notre aventure. Votre apparition, en soi, n’a rien d’étrange. Devant mes yeux, à chaque seconde, des milliers d’images surgissent. Je n’ai nullement le loisir d’en détailler la richesse que, déjà, elles s’archivent quelque part en un endroit mystérieux de mon être et, parfois, ressortiront plus tard sans crier gare, n’ayant plus le moindre souvenir d’en avoir, un jour, croisé la route. Non, ce qui est surprenant n’est pas votre rencontre mais la forme sous laquelle vous vous êtes présentée à moi. Parfois, savez-vous, à la sortie d’un mauvais rêve, l’on se trouve épars soi-même, tout comme ce « réel irréel » qui vient à nous, qu’on assemble fragment par fragment, pensant réunir son propre Soi à la mesure de cet environnement que l’on reconstitue à la force de son imaginaire. Il s’agit de partir du chaos constitué par le monde, le Sien s’entend, de le réinterpréter afin que, rendu à un possible cosmos, il puisse nous dire le lieu et le temps de notre être.

   Je ne sais si vous êtes de la matière du rêve, cette manière de glu qui jette selon tous les horizons ses mystérieux dendrites, allumant quelques neurones dans la nuit du corps, si bien que l’on est soi-même mêlé à ce marais étrange, sans recul aucun qui nous aurait permis de donner à notre regard des assises plus sûres. Vous observant dans la confusion primitive dont vous paraissez être la troublante figure, se lève en moi un bien curieux magnétisme qui m’attache à vous, comme le corail au rocher, si bien qu’au bout du compte, peut-être ne ferons-nous qu’une seule et unique boule de gélatine dont nul ne pourrait interpréter le chiffre. Mais jamais il n’est facile de se fondre en l’Autre, de renoncer à Soi en quelque sorte, de ne devenir qu’une banlieue de la Grande Ville dont vous poseriez les fortifications, l’incontournable symbole. Mais, afin de ne nullement me perdre dans ce régime confusionnel, il convient que je retrouve quelque esprit, que s’allume la pointe d’une lucidité et que je parvienne à vous attribuer les prédicats qui vous font défaut au motif que simple esquisse, motif inachevé, vous parveniez enfin à vous connaître pleine et entière, pourvue d’une identité, enclose en des frontières clairement délimitées, un peu à la façon dont un Pays affirme sa singularité face aux autres Pays du Monde. Or, avant tout, un Pays est affaire de géographie physique et, à l’intérieur de celle-ci, simple assemblage de paysages qui sont l’esthétique fondatrice du réel.

   Aussi suis-je au devoir de redire la formule rituelle : Mon paysage c’est vous. Je ne sais si cette formule est magique, si elle vous atteint et fait lever chez vous quelque perspective réjouissante. En tout cas, pour moi elle est un guide précieux car, vous amenant à votre être, d’une façon corrélative elle me conduira au mien. Si, avant de parler du paysage, je fais votre inventaire, voici : vous êtes une simple ligne rouge, un tracé à main levée qui n’a connu nulle interruption, une façon rêveuse de colorier un être sans s’attarder un seul instant à sacrifier à quelque vraisemblance. Ce trait rouge est purement onirique, il est la projection d’un inconscient sur la peau du papier. Ce n’est en rien une proposition charnelle qui ferait de la Femme représentée le lieu d’un désir, le site d’une possible jouissance. Mais il me faut recourir à une métaphore. Entre une toile peinte en pleine pâte et un papier où court en filigrane un simple fil, il y le même creusement qu’entre la sensualité d’une pêche veloutée (voyez les nus sensuels de Modigliani) et l’aridité du noyau qui en constitue le centre (voyez les nus dépouillés d’Egon Schiele). Dans l’intervalle tout le jeu des signifiants picturaux, les pigments, les coups de brosse, la matière ou le contraire, la ligne monochrome traçant, dans la plus grande économie, la silhouette du Modèle.

   Mon paysage c’est vous. Vos cheveux sont de feu, vos cheveux sont de lave incandescente, ils s’écoulent lentement vers la colline de vos épaules. Votre front est falaise sur laquelle ricoche la lumière, glisse la longue crinière des vents. Vos yeux sont des puits infinis, se penchant, l’on y perçoit tout au fond, des lentilles d’eau claire, peut-être reflet de votre âme. Votre nez est droit, subtil, il me fait penser à ces arêtes de roches soumises à une longue érosion éolienne. Votre bouche est un cratère que borde la pulpe écarlate de vos lèvres, le langage de la passion y fait entendre de sourdes déflagrations. Vos joues sont des plaines immenses pareilles à ces champs de blé oscillant sous la poussée de la brise, lissés d’or sous la caresse solaire.         

   Certes je conçois combien tout ce jeu d’analogies est purement gratuit, conventionnel, combien les métaphores sont faciles, combien les images s’usent d’avoir été trop longtemps proférées. Mais ai-je d’autre choix, vous rapportant au paysage, que de vous décrire selon l’ordre de la montagne, du vallon, du haut plateau où paissent les lamas ? C’est bien là le problème de la métaphore : ou bien elle est trop riche et vient effacer ce qu’elle est censée représenter, ou bien elle est trop courte et elle ne dit rien de plus que ce qu’elle est, une image immobile sans grande portée. Rapporter l’Humain à la dimension de la Nature, c’est toujours le risque, soit de réifier l’Homme, soit d’humaniser l’arbre et le nuage et la colline à l’horizon. Sans doute faudrait-il la coalescence des choses du vivant, leur fusion naturelle, mais ceci est pur travail de l’esprit et ce dernier constate le plus souvent le réel plutôt que de le modifier ou, lorsqu’il le fait, c’est toujours à son propre avantage et donc au détriment de la Nature. Mais poursuivons notre tâche de symbolisation, c’est la conscience du Lecteur qui apportera, selon son humeur et ses inclinations, la touche qu’il jugera approximative ou bien manquante ou insuffisamment poétique.

   Votre cou me fait penser à ces Cheminées de fée d’Anatolie aux étranges formes phalliques, comme si elles voulaient féconder le Ciel, relancer quelque mythologie ancienne, faire des dieux absents le départ d’un nouveau sacré. Votre torse de mince configuration me fait penser à ces roches inclinées du Colorado avec leurs belles teintes biscuitées, elles évoquent un épiderme halé sous l’effet des rayons solaires. Quant aux deux faibles éminences de votre poitrine, elles sont l’écho de ces collines étonnantes de l’île de Bohol aux Philippines que les Autochtones nomment « Chocolate Hills ». Votre ombilic est pareil à un galet gisant sur une grève d’Irlande. Oserais-je votre sexe, cette obscure « Origine du Monde » dont Courbet fit le don à l’humanité à la façon d’une énigme à résoudre : d’où venons-nous, où allons-nous ? Je dirai simplement de ce « Monde Interdit » (il est encore sous la coupe de si puissants et incontournables archétypes), qu’il m’apparait dans le genre d’un aven dont nous, les Hommes, ne rêvons jamais que d’explorer l’antre crypté, pensant y trouver l’arche ouverte d’un plaisir, en même temps que le lieu qui nous abrita l’espace d’une gestation dont nous portons en nous, au plus profond, l’inconsciente nostalgie. Jamais, de cette exploration, l’on ne ressort indemne.   

   Vos jambes sont ces lianes infinies dont on voudrait que, toujours, elles pussent nous enlacer et nous retenir à jamais, nous protégeant des mors acérés du réel. Et votre corps ainsi constitué de morceaux épars de la Nature, serait Nature lui-même, autrement dit image de la Totalité qui, depuis toujours, nous inviterait à la rejoindre. En réalité, nous les Hommes, Vous les Femmes, sommes-nous deux entités de la Nature, les deux rives d’un lac, deux collines jumelles à peu de distance, deux arbres aux identiques ramures, deux pics en vis-à-vis, deux rivières au cours parallèles, autant de présences se reflétant l’une en l’autre, autant de semblables dissemblances, un lien nous unit indissolublement, celui de notre humanité dont nous sommes cette unique Ligne d’Horizon se confondant dans la Ligne du Temps. Un Temps unique et c’est Nous qui sommes nommés.

 

 

 

 

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25 août 2022 4 25 /08 /août /2022 07:56
Votre féline apparition

« Jeune femme au chaton »

 

Lucian Freud

 

***

 

    Ce matin, à peine sorti des voiles d’un songe, et me voici devant vous avec l’étrange impression de vous avoir vue quelque part. C’est toujours un réel souci que de ne pouvoir retrouver ni le lieu, ni le temps, pas plus que les circonstances d’une rencontre. Alors on est un peu démuni, à la manière de quelqu’un qui aurait la sensation de n’éprouver qu’une partie de son corps, des fragments s’en étant absentés avec le sentiment attaché d’une vacuité. Il est fréquent que, dans les premières heures du jour, lorsque mon esprit est encore embrumé, cerné des dernières ombres de la nuit, d’étonnantes présences ne se manifestent. Certes elles n’ont guère de consistance et décideraient-elles de surgir à l’improviste dans le demi-jour de ma chambre que je croirais avoir affaire à de simples spectres, peut-être à quelque résurgence d’un fantasme nocturne. C’est toujours une réelle et éprouvante tâche que de démêler les visions, de faire la part du réel, de l’imaginaire, de placer ici une vague illusion, d’archiver là un fait que, déjà, la mémoire aurait oublié. Si bien que je pourrais croire à des variations de mon propre cogito qui énoncerait, successivement :

 

« Je vois, donc je suis » 

 « Je rêve, donc je suis » 

« J’imagine donc je suis »

  

   C’est de cette singulière oscillation dont je suis saisi dès les premières heures du jour et, comme le cormoran qui déplisse ses ailes avant de prendre son envol au-dessus de la rivière, il me faut ce temps d’acclimatation avant que les choses, ayant retrouvé leur netteté, ne tiennent le langage de la vraisemblance.

   Ce matin même, c’est ceci qui s’est imprimé sur la falaise blanche du mur : c’est tout d’abord une teinte qui m’est apparue. Un genre de camaïeu indéterminé, une hésitation de la matière à trouver la forme de son être. Et, du reste, c’étaient moins des couleurs que des états d’âme versés au compte du jour à venir. Cela avait la touche infiniment discrète d’un vase en céladon, cet effleurement de bleu léger, ce gris de porcelaine, ce blanc taché de tristesse, cette gomme presque transparente, on la croirait faite de l’eau des yeux, ces larmes qui bourgeonnent, elles sont les messagers discrets de cet intérieur qui se retient sur le bord du Monde. Il faut longuement regarder avant même de confier sa chair à l’abrasion de la lumière. De la chair nocturne à la chair diurne, il y a la même distance que celle qui se donne entre le pays flamboyant des rêves et celui, de glace et de frimas du réel, toujours occupé à affûter ses angles, à aiguiser ses dagues, à diffuser son acide partout où une peau affleure, une entaille est toujours là qui guette. Oui, toujours une douleur à écarter, une souffrance à éviter car exister n’est jamais qu’une marche en avant, on courbe l’échine, on évite les étoiles acérées des shurikens, on tâche de ne nullement perdre l’équilibre, de chuter hors de Soi.

   Mais rien ne sert de demeurer dans l’enceinte de ce lourd pathos. Il est toujours actif sous la ligne de flottaison, autant l’ignorer, si lui, cependant, ne nous ignore point. Donc vous, « Jeune femme au chaton », puisque c’est le titre que le Peintre vous a donné afin que vous preniez rang dans le cosmos de ses œuvres. Il me semble que vous êtes la Figure de proue d’une illisible ontologie, comme si vous veniez à l’être en vous retenant de n’y parvenir jamais. Vous êtes sur une manière de frontière, en équilibre sur un fil, vous situant au-dessus d’une ligne qui ne vous détermine qu’à mieux vous ôter à quelque regard qui pourrait vous justifier, vous attribuer cette réalité dont il me semble que vous êtes en-deçà, tissée de rêve, sans doute traversée de doute, en équilibre instable entre un conscient qui vous appelle, un inconscient qui vous rejette dans les limbes.

   Vous partez de celle que vous auriez à être mais vous retenez au bord de celle que vous ne serez jamais car il ne sera nullement dit que l’hypothèse dont vous êtes la fragile empreinte ne  trouve quelque confirmation en quelque endroit que ce soit. Et, voyez-vous, vous l’Irréelle, vous la pure émanation du Rien, vous l’écho du Néant, laissez-moi vous dire combien je vous trouve incarnée alors que nombre de nos Commensaux qui croient l’être ne sont que des chimères au large de qui ils sont ou, plutôt, de qui ils croient être. Car pour être, il ne suffit nullement de croire que l’on se situe en quelque endroit précis de la genèse humaine, non, il faut s’éprouver être en tant qu’être et ceci est la plus redoutable difficulté qui soit.

   Beaucoup croient à leurs corps qu’ils choient, à leurs biens qu’ils adulent, à leurs rencontres qu’ils pensent magnifier à simplement être dans le luxe d’eux-mêmes, dans l’apparence la plus flatteuse. Combien ils se trompent et vous le savez depuis ce lieu de sagesse que vous occupez, libre de vous puisque vous êtes seulement en voie de prendre forme, libre de vos pensées que nul prédicat n’est venu altérer de son empreinte mondaine. La liberté est ceci : être en avant de soi, sur cette mince lisière où rien n’est encore décidé, où les choses attendent de recevoir leurs attributs, où les couleurs sont vacantes, de simples transparences, où les voix sont au silence, où nul calame n’a encore tracé sur quelque parchemin que ce soit le signe de sa venue. Être une simple irisation, en quelque sorte. Être est Liberté. Or, vous que j’hallucine peut-être, vous êtes Liberté, tout incline vers cette direction.

   Fussiez-vous simple projection de mon imaginaire, rien ne vous servira mieux, vous délimitera mieux que de parler à votre propos et tenter de vous décrire au plus près, ce qui, toujours est un risque. De ne pas dire assez. De dire trop. Il ne vous étonnera guère que je nomme votre posture « originaire ». « Virginale » eût pu convenir, mais je redoute toujours que des connotations par trop religieuses ne viennent altérer ma pensée. C’est de l’Être dont je parle et que la Majuscule à l’initiale n’aille point vous abuser. Par « l’Être », je veux simplement signifier l’existence en sa plus libre venue. Non la Vie qui pointe trop en direction d’un processus physiologique-métabolique, de la pure matière en quelque sorte.  C’est votre Esprit en tant qu’il connaît que je souhaite apercevoir et la Conscience qui en est le mystérieux et prestigieux vecteur.

   Sous le bandeau auburn de vos cheveux, votre visage est pure blancheur d’écume. Une vague vient au jour qui se retient de déferler, qui hésite, semble observer le Monde. Votre visage est Silence, il est le signe avant-coureur du Langage, le pli à partir duquel affirmer votre prise sur les Choses, dire la trace signifiante que vous êtes en votre fond. Ce qui est étonnant, en même temps que pure beauté, la double présence largement ouverte de vos yeux, ils initient la clairière du Sens, ils forent le réel, le transfigurent, le portent à la dignité du paraître. Sans la présence du regard, le réel serait amorphe, muet, incapable de se hisser au-dessus de la mangrove des jours, une heure suivie d’une autre que l’autre vient abolir. Rien ne se lèverait de rien et c’est bien par vos yeux que tout rayonne et que se déclot un horizon. Tout regard est performatif qui accomplit tel paysage, tel Quidam, multiplie tel sentiment. Les yeux sont purs prodiges. Or votre regard, à l’évidence, est neuf. Or votre regard veut immédiatement savoir la Vérité. Votre regard est en quête. De Soi, de l’Autre. De tout ce qui est dont on doit faire son aventure la plus proximale, la plus exigeante.

   Quant au double motif de vos lèvres, il n’a rien à envier à la pertinence de vos yeux. A son abri se lèvent les fragrances souples du désir de goûter, d’éprouver de toute la dimension des sens une volupté partout présente. Pour l’instant, nul besoin de parler. Peut-être articuler, en voix silencieuse, ce qui, de vous, monte de l’intime et se contient au bord d’une révélation. En-deçà, ce mystérieux intérieur qui brode le motif de votre poème, au-delà, le bruit du Monde en lequel se perd votre pollen, il s’abîme, le plus souvent, en une illisible et confuse prose.

   Le haut de votre vêture est d’un bleu pastel, un ciel à peine affirmé, une lagune sous la caresse de l’aube. Tout y est dit de votre discrétion. L’Être, jamais ne peut s’atteindre dans la fébrilité. C’est fragile, l’Être, c’est un cristal dont nul ne peut décider du moment où il doit vibrer, c’est un diapason qui ne posera ses harmoniques qu’à la mesure d’un signifiant devenu, dans l’instant, signifié. Votre main est doucement refermée sur la fourrure tigrée d’un jeune chat. Ce que votre belle effigie annonce, cette naissance aux choses, le petit animal vient en redoubler la note discrète. Le Monde, vous ne le regardez pas encore, vous demeurez à distance, vous confiez le soin de le voir à ce chaton dans la simplicité de sa nature.

   S’agit-il d’un symbole, ce modeste félin est-il votre pré-conscient ? Lui avez-vous confié la mission de désoperculer le réel après l’avoir approché à la manière dont ses grands frères les lions jettent un œil au-dessus de la savane, observant leurs proies. Exister est-il un acte de prédation ? Si l’on en croit le sombre visage du monde, oui, exister est avancer parmi les fauves et les loups, les griffes sont sorties qui, bientôt, vont déchirer et manduquer le plus faible, le plus isolé. C’est bien du tragique qui s’offre au Nouveau-Venu. C’est de la polémique. Mais c’est aussi ce qui fait la beauté du geste de vivre. Quel intérêt présenterait une plaine lisse, dépourvue d’aspérités ? Le mouvement dialectique qui anime les contraires est la scansion même de la vie. Un hochement de balancier qui est le rythme de notre propre cœur.

   Vous, le Chaton : une innocence liée à une autre innocence, une fragilité entourant une autre fragilité. Que ce minuscule félin soit votre emblème, que vous le présentiez au Monde à la façon d’un sceptre, ceci n’est pas pour m’étonner. Votre pouvoir réel, être qui vous êtes en votre fond, ou ne tarderez à être, vous en dissimulez l’infini pouvoir, la capacité de diffuser, de semer son aura tout autour de vous, sous la sagesse immémoriale de ce chat qui est aussi figure de liberté. Peut-être êtes-vous un brin sauvage comme lui, ne laissant percer la lucidité de votre regard qu’au travers d’une fente inapparente, ce qui vous dissimulerait à la curiosité mondaine (elle est insondable), en même temps que vous ne prélèveriez de l’espace environnant que ce qui contribuerait à parachever l’œuvre en voie de constitution que vous êtes depuis cette belle toile intitulée « Jeune femme au chaton ». Que j’aie saisi la possibilité de l’Être à partir d’une œuvre d’art, ceci n’a rien d’étonnant si vous avez suivi la quête de l’essentiel qui m’anime et soutient mon souffle. L’Art est l’exception, la haute figure où tous, tant que nous sommes, devrions puiser le sens de notre existence, avancer à la manière des félins, avec circonspection et souplesse, laisser filtrer le jour par la meurtrière à peine ouverte de nos yeux, mais ouverte sur ceci même qui signifie et nous porte à notre Dimension proprement Humaine. Proprement Humaine, ceci dont le Siècle a le plus besoin.

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23 août 2022 2 23 /08 /août /2022 07:57
De quel visage est-elle la figuration ?

« Dis toujours ce que tu ressens,

Sois qui tu es au plus plein »

 

Œuvre : Dongni Hou

 

***

 

   La douce pudeur que nous offre le Modèle de cette toile est une réelle onction pour l’âme. Il y a beaucoup de repos, une infinie sérénité et nous ne pourrons détacher nos yeux de cette scène qu’à l’aune d’un vif regret. Pourquoi tel être nous est-il indifférent, alors que tel autre nous retient, que tel autre nous enchante ? Sans doute les affinités parlent-elles dans l’élection de nos choix dont, au demeurant, nous serions bien en peine de déterminer les causes, d’en situer l’origine et les motifs secrets. Il y a d’étranges magnétismes, des confluences de polarités qui sont d’autant plus troublantes qu’elles sont ourlées de mystère. Cette Inconnue qui vient à moi, je la nomme « Pudique », c’est cette essence même qu’elle offre à celui qui la découvre avec bonheur. Oui, avec bonheur et je n’imagine nul Quidam qui en aurait croisé le chemin, se détournant d’elle avec ennui ou tristesse. Certains Existants diffusent, alentour, une aura qui les nimbe de toute la grâce du Monde. Å peine découverts et déjà ils répandent leur douce fragrance, et déjà ils voilent nos yeux d’une brume de joie. Pour autant, nous ne souhaitons ni les connaître plus avant, ni surgir dans leur intimité, ils sont trop précieux tels qu’en eux-mêmes. Jamais il ne faut altérer une eau de source, la laisser bien plutôt à sa vertu native.

   Avant que je ne découvre cette tempera, je n’avais nulle idée qu’un tel rayonnement pût exister et, cependant, quelque chose me disait, en sourdine, qu’il brillait en quelque endroit, qu’il se manifesterait nécessairement, comme si, du plus loin du temps, une rencontre devait avoir lieu. Pour cette raison mon étonnement est modéré, mesure d’une intuition qui en avait annoncé la venue. Un peu comme un cadeau se révèle à vous, dont vous supputiez la forme. De cette attente presque déjà comblée d’avance nait le sentiment complexe d’une plénitude qui demande que nulle vacuité ne vienne en entamer le multiple don. Curieuse posture qui me place tel le Connaissant que je suis, continûment en quête d’un plus complet accomplissement. Une anticipation avec ses heurs et ses malheurs dont nous demandons au présent qu’il vienne confirmer un versant positif, nullement son contraire. Lecteur, Lectrice, si vous pensez ma complétude en voie d’être atteinte, vous aurez raison bien au-delà de ce que votre imagination peut vous offrir. Mais il me faut cesser de placer au seuil de ma belle découverte des prémisses qui pourraient en atténuer la portée. Qui donc ai-je rencontré ?

   Pudique est enchâssée dans un bel écrin de bois doré aux moulures armoriées. Déjà l’élégance du cadre annonce l’élégance de celle qui y figure sous la lumière d’une belle Vérité. Si j’affirme ceci, l’authentique qui se dégage de cette toile, cette posture n’est guère originale puisque chacun sait, pour l’avoir appris ou simplement éprouvé, que Vérité et Beauté sont synonymes, que l’une ne va nullement sans l’autre. Le surgissement de l’Être est justesse, fidélité, ne le serait-il et l’on n’obtiendrait jamais qu’une imposture, un faux-semblant, une supercherie. Les choses droites n’ont nul besoin de parler, d’émettre des justifications, d’énoncer la logique qui préside à leur parution. Tout coule de source, si l’on peut dire, et ce qui eût pu être étonnement, se métamorphose soudain en certitude.

   Avec Pudique, je n’ai nullement à ruser, à m’annoncer sous le carton d’un masque, à vêtir mon corps de quelque ornement. Tout avec elle se donne immédiatement, sans apprêt, une spontanéité en appelle une autre, une simplicité se reflète en l’autre. M’approchant de Pudique, je ne peux qu’être moi-même et le demeurer aussi longtemps que notre muet dialogue durera. « Sois qui tu es au plus plein », tel est le commentaire que l’Artiste donne à sa toile. Ce qui veut dire : au plus plein de l’œuvre doit correspondre le plus plein du Voyant. Une lumière en appelle une autre. Une conscience se déverse en l’autre. Une sensibilité suppose l’autre. Une coalescence des intentions, une confluence des sentiments. Il n’y que cette manière de liaison dialogique ouverte, naturelle, qui peut créer les conditions d’une situation esthétique exacte, au plus près de ce réel, de cette représentation qui cherche à en rejoindre le visage au point le plus exact de sa nature.

   Nombre de Regardeurs de cette belle œuvre ne manqueront de s’étonner, sinon de s’irriter, au motif qu’un portrait de dos sort des conventions du genre, « paie en monnaie de singe » une attente qui eût souhaité un visage de face avec ses mimiques, ses émotions, tout le contenu d’un sens que la vue d’une simple nuque ne saurait donner, une natte artistique pût-elle y déployer son invention et ses souples arabesques. Certes, ce motif de désenchantement est recevable, légitime et l’on peut comprendre la levée de quelque frustration. Mais ici, il faut reprendre, en une manière de leitmotiv, le sous-titre de l’œuvre :

 

« Dis toujours ce que tu ressens,

Sois qui tu es au plus plein »

 

   C’est là, je crois, que se situe l’explication de la posture de Pudique, vue de dos et non de face. Je crois que l’on peut faire l’hypothèse suivante, quant à l’intention de l’Artiste. Si le visage, sa belle épiphanie, sont indubitablement le point de déploiement de la dimension humaine et, partant, d’une nécessaire Vérité qui doit en émerger, ce visage est aussi, à la clarté d’une éthique insuffisante, le lieu de tous les dangers les plus extrêmes. La cimaise du front dissimule, parfois, de bien vénéneuses pensées. Parfois, les yeux, bien plutôt que d’être les « fenêtres de l’âme », sont les puits de quelque vice sans fond. Parfois, les lèvres n’articulent-elles que de fausses vérités, si ce ne sont mensonges majuscules. C’est toujours le visage qui est, soit le héraut des plus hauts faits, soit le cénotaphe des perversions et des taches les plus confondantes. Certes, rien n’empêche l’Artiste, au gré de son génie, de rendre un visage aimable ou bien arrogant, antipathique, à la seule hauteur de sa technique. Le parti pris de Dongni Hou est intéressant au prétexte qu’il biffe, d’un seul geste, toute possibilité de tirer d’un visage quelque interprétation morale. Apercevant l’envers du visage, c’est à nous, Voyeurs, qu’incombe la tâche de projeter du visible sur de l’invisible. Par simple déduction, en vertu de notre propre imaginaire, nous attribuerons à Pudique des valeurs dont nous supputerons qu’elle est l’emblème. Au risque, bien évidemment de nous tromper. Mais peut-être alors, nos erreurs nous reviendront-elles en propre. Comme nous sommes des Janus à deux faces, il faut bien que ces deux dimensions de notre être soient signifiantes, sinon nous ne serions que d’étranges incomplétudes, de bizarres symboles qui chercheraient leur partie manquante à défaut de pouvoir la trouver.

   Ce que je vois, immédiatement, sur « l’envers » de Pudique, la dimension heureusement cathartique de sa posture, sa Sagesse, en réalité, l’équanimité de son âme, la justesse de son existence. L’on ne trompe nullement son monde lorsque l’attitude est si altière, sans doute douée des plus belles vertus qui se puissent imaginer. Le platine des cheveux fait son feu très doux que lisse une belle lumière cendrée. La clarté est zénithale, céleste, tissée de pur éther. Une large et souple tresse s’épanouit sur le haut de la nuque, l’enveloppant d’une touche de tendresse toute maternelle. Sur son subtil entrelacs, se joue l’alternance de l’ombre et des reflets. Deux mèches descendent lentement de part et d’autre du cou, lianes discrètes et rassurantes, une eau de fontaine qu’immobilise la venue du jour. Une tresse double, elle fait penser à ces romantiques « Wasserfalls » alpestres qui bondissent, joyeux, se perdent, tout en bas, dans un jaillissement blanc de gouttes. Un mince jonc noir, sans doute un velours, souligne la délicatesse du Sujet, sa naturelle simplicité. Un nœud d’identique texture retient le bas de la tresse avant que la nappe de cheveux ne trouve le lieu de son épanouissement. La robe, toute de discrétion et de noble retenue, un lin blanc je suppose, laisse apercevoir les vagues subtiles des manches, une encolure que dessine, à peine, un fin liseré. Sur tout ceci, le jour est une fête tout en délicatesse, une joie feutrée, on dirait la phosphorescence d’un galet sous le ciel gris d’Irlande, le long de ces grèves serties de songe dans l’immuable du temps.

   A me placer auprès de cette tempera si équilibrée, si délicate, sous cette lumière de clair-obscur, je n’en peux ressentir qu’un généreux sentiment de paix et je crois bien que ma plénitude en est atteinte qui, longtemps, me dira le centre de mon être, la quête d’un accroissement qui connaît sa résolution, au moins l’espace d’un regard. Tout le temps qu’aura duré mon immersion, plus rien du Monde ne sera venu à moi que cette touche de simplicité doublée d’une juste félicité. Toujours les œuvres de Dongni Hou ont cette immédiate profondeur au plus près de ce que l’Art a à nous manifester, une joie rayonne qui nous appelle. C’est à nous d’y répondre depuis le plus juste de qui-nous-sommes.

 

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23 août 2022 2 23 /08 /août /2022 07:27
Vous, la Bleue, dans la perte de vous

 

Esquisse : Barbara Kroll

 

***

 

      Vous la Bleue, dans la perte de vous. Combien cette formule sonne étrangement ! Mais, ici, il ne s’agit nullement d’un jeu de langage, il s’agit d’une réalité, tout du moins supposée. Par nature, l’Autre ne peut venir à nous que dans la forme de l’étonnement. Un peu comme l’interrogation philosophique, si vous voulez. « Pourquoi donc y a-t-il l'étant et non pas plutôt rien ? » Cette question originaire, sans doute faut-il sans cesse la répéter et je ne me prive jamais de le faire. Infini sentiment d’étrangeté qui pose tout ego en tant que questionnant. « Que suis-je, que sommes-nous, que faisons-nous ici et maintenant ? » Sans doute faudrait-il formuler à nouveaux frais l’assertion de toute égoïté de la façon suivante : « Je questionne donc je suis ». Oui, au premier degré, être, c’est questionner. Comment pourrait-on vivre sans se poser la question de l’essence du fondement, ce qui l’anime, la cause et la finalité d’un si énigmatique chemin ? C’est bien ce qui sépare notre condition de l’animale, laquelle avance selon son instinct sans en jamais formuler la raison. Êtres de langage nécessairement questionnants, toujours nous avons à nous inscrire dans cette dialectique question/réponse, elle est le miroir par qui nous prenons conscience d’être au Monde.

   Vous la Bleue, dans la perte de vous. Et je réitère ma troublante formule et je l’adresse à celle qui en a initié l’existence. Oui, Vous-la-Bleue, combien l’effigie que vous me tendez me plonge, sinon dans un embarras, du moins anime le centre d’un souci. Tout Autre est, immédiatement, le vecteur d’un trouble. S’il se rend présent, inévitablement il modifie l’horizon qui s’ouvre devant mes yeux, il s’y inscrit en une manière de « corps étranger » et ceci est, bien sûr, à prendre au pied de la lettre.  Une chair qui n’est pas mienne, une peau qui nous sépare, un regard qui voit ce que je ne vois pas. Toute arrivée de l’Autre est surgissement. Le monde qui était mien, voici qu’il se fissure, que ses lèvres s’écartent, qu’un flux vient en troubler le cours. Nul repos alors puisque votre conscience se pose face à la mienne et demande à être reconnue, portée à son propre jour.

   Dès lors que je vous ai vue, Vous-la-Bleue, plus rien qui m’appartient ne sera en repos. Si mon premier regard de vous, vous estimait comme un simple déport de ma chair, un genre de satellite, d’écho, maintenant vous paraissez dans toute la hauteur de votre présence. Une pure liberté délimitant, en même temps, la mienne. En réalité, deux libertés circonscrites à leur propre territoire. Je sais, par expérience, que mes mouvements seront restreints, qu’ils seront, en quelque sorte, ce que vous en ferez. Ceci est simple considération éthique. L’Autre est là, en lui, certes, en moi aussi au gré de l’humaine condition qui postule toujours la loi de la réversibilité, du partage, de l’échange. Vous ayant connue, je ne serai totalement Moi qu’à être Vous, aussi, au moins dans l’orbe de ma préoccupation. Jamais je ne pourrai faire comme si Vous n’aviez nullement existé. Heureuse et confondante situation qui ne me rend libre qu’à m’aliéner en Vous et Vous en Moi. Nous sommes liés par un ineffaçable pacte de fidélité.

   Vous-la-Bleue, dans la perte de vous. Si je vous nomme ainsi, ce n’est nullement gratuit, c’est fondé en raison, au moins dans une première approche. Il semble bien que ce soit le Bleu qui vous définisse. Il flotte de Lavande soutenu à Majorelle avec une touche de Tiffany pour le visage. Si j’en interroge la riche symbolique, cette teinte est synonyme de rêve, de sagesse, de sérénité, de fraîcheur que, parfois, vient ternir l’ombre d’une mélancolie. Oui, sans doute en Vous, votre Corps-Océan, votre Visage-Ciel, tout ceci y est-il inscrit à la façon de quelque signe lapidaire. Une empreinte immuable, si vous préférez. Mais je crois percevoir que l’immuable en Vous est un genre de tristesse infinie, de profondeur abyssale de vos sentiments.

   Que craignez-vous donc de la vie pour ainsi vous abriter derrière le refuge de votre bras ? Quels funestes présages s’inscrivent-ils sur la margelle de votre front ? Quels projets contrariés vous inclinent-ils à rentrer en vous et à y longtemps demeurer ? Vous êtes si mystérieuse dans cette confusion du fond et de la forme. Certes vous vous détachez de ce Néant-Bleu mais, semble-t-il pour y mieux retourner. C’est tout de même curieux ce goût de l’indistinction, de la confusion avec votre environnement proche. Voulez-vous n’être qu’un Bleu parmi le chaos infini des Bleus ? Car cette teinte propre aux esquisses est davantage image de confusion, de désordre, qu’icône en son achèvement parvenu. Du Bleu, certes, mais du Bleu tempétueux à la face de l’Océan, mais du Bleu agité sous la bannière lourde du Ciel. Combien vous me paraissez l’effusion d’une matière primordiale, archaïque, un bouillonnement de lave issu de quelque cratère, des fragments de banquise pris dans les mouvements contrariés d’une débâcle. Alors, comment voulez-vous que je sois libre de vous ? Un devoir s’impose à moi : vous sauver autant que faire se peut. Mais je ne dispose que de mon écriture et, parfois, mes mots n’atteignent-ils la cible de mes intentions que d’une manière aléatoire, imparfaite, insatisfaisante.

   Certes vous existiez à l’état de simple esquisse, quelques vigoureux coups de spalter sur la toile, autrement dit une « naissance latente » faisant tout juste émerger d’une obscurité quelques lignes sommaires, un simple chuchotement à l’orée d’une peinture. Mais voici que j’ai projeté en Vous nombre de prédicats qui, bien plutôt que de vous libérer, réduisent votre liberté puisque vous voici fixée dans le cadre d’un portrait qui menacerait de devenir permanent. Alors, que veut signifier l’expression « dans la perte de Vous » ? Å l’évidence il est facile de se perdre en l’Autre, au motif de l’amour, de l’envie, de la jalousie, mais peut-on se perdre en Soi ? Tout Soi paraît si assuré de Soi, si je peux oser ce redoublement. Il y a comme une certitude empirique, la proximité de son propre corps, la familiarité de son visage, tout ceci rassure mais ne fait que nous installer dans une fausse vérité, autrement dit dans un mensonge.

   De Soi à Soi est le creusement de l’abîme. Nous sommes à nous-mêmes le plus grand danger. Ce sans-distance qui devrait nous assurer nous met au défi de ne rien comprendre à qui-nous-sommes. Ceci que j’ai cent fois formulé : je suis le seul qui ne verrai jamais mon dos, qui ne verrai jamais mon visage que dans le reflet du miroir. Confondante dimension de la distance que nous sommes à nous-mêmes. Cette « terra incognita » que nous pensions être le lot de l’Autre, c’est bien notre propre lot. Avec nous-mêmes nous sommes en territoire, sinon ennemi, du moins parfois hostile et ceci est d’autant plus troublant que nous pensions être en terre conquise. Ce qui, sans doute, nous désarçonne au plus haut point : dans les curieux linéaments de notre propre image spéculaire, c’est moins notre identité qui se révèle que ne surgit l’altérité que nous sommes à nous-mêmes. Du reste, c’est cette altérité originaire qui constitue le sol sur lequel peut se déployer toute altérité et, au premier chef, l’humaine, cet Homme-ci, cette Femme-là, ce Monde Humain qui est notre miroir, tout comme nous sommes le miroir dans lequel le Monde se reflète.

   Toujours il est question d’un jeu de navette : Moi, l’Autre, l’Autre-Moi, Moi-l’Autre. Nous sommes en partage, nous sommes en relation et c’est bien l’oubli de cette perspective qui, de notre statut humain nous conduit souvent à celui « in-humain » dont notre sauvagerie, notre barbarie sont les plus troublantes figures. Nous avons à être qui-nous-sommes, à être constamment reliés à qui-nous-ne sommes-pas. Notre soi-disant autonomie, l’espèce de royauté dont nous pensons être le centre est pure illusion, distension de l’ego, tendance à cette schizo-paranoïa qui scinde l’homme en deux si bien qu’un invisible raphé médian le traverse qui le clive et le met en déroute. La déréliction n’a guère d’autre visage que cette hébétude consécutive au mal Humain, nous nous pensons immortels, hors d’atteinte et c’est là que nous sommes le plus vulnérables car les couleuvrines de l’exister nous guettent par lesquelles nous pourrions bien connaître les derniers soubresauts de notre naturelle hubris.

    Je sais combien il est difficile pour tout Lecteur, toute Lectrice de faire face à tant de massive facticité. Mais la caractéristique d’un fait est précisément son caractère indépassable. Certes les hypothèses bâties sur l’interprétation des faits peuvent s’avérer inadéquates. Seule l’hypothèse mortelle ne saurait être mise en doute. Mais l’on peut vivre tout en se croyant immortels, c’est notre lot à tous car, dans le cas contraire, notre existence n’aurait aucun sens et nos gestes ne seraient que de pathétiques essais de surseoir à cette vérité qui brille au loin.

   Vous-la-Bleue, dans la perte de vous, dressant votre esquisse, j’y ai nécessairement entrelacé la mienne puisque nos destinées sont indissolublement liées. Vous existez par qui je suis, j’existe par qui vous êtes. Voyez-vous, dès le départ les fils sont emmêlés, les cartes brouillées, les dés pipés. Chacun le sait depuis la fenêtre largement ouverte de sa conscience. Cependant, parfois faut-il consentir à tirer ses volets, se rassurer de la douceur d’un clair-obscur. Nous avons encore ceci afin de ne nullement désespérer.

  

 

  

 

 

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18 août 2022 4 18 /08 /août /2022 07:28
Ce buisson ardent

Dessin : Barbara Kroll

 

***

 

    Je vous ai découverte au sortir d’un rêve. Soudain la chaleur s’était calmée, soudain la fraîcheur nouvelle annonçait l’automne, sans doute les premiers frimas ne tarderaient guère. Cette chaleur qui, il y a peu, exultait, rayonnait, balafrait les corps de violentes échardes, ces nappes dont on redoutait la venue, voici que l’on était sur le point de les regretter, de les vouloir réinstaller dans un présent taillé à notre seule mesure. Le coefficient d’insatisfaction des Mortels n'a d’égal que les désirs où ils sont de constamment dépasser leur condition afin de devenir semblables aux dieux. Là où on est : un monde sans relief, sans attrait. Là où l’on n’est pas : ce Pays des Merveilles dont on désespère de ne jamais pouvoir l’atteindre. Voyez-vous notre condition est si peu enviable que, pour un peu, nous nous transporterions dans le corps de quelque animal, vivant de notre seul métabolisme, comblant nos besoins fondamentaux puis retournant dans notre sommeil éternel sans nous questionner plus avant. Ne vous est-il jamais arrivé, Vous-L’Affligée (ceci sera votre nom provisoire, à moins que la suite de la légende ne vous en attribue un différent), de méditer le simple fait, somme toute primaire mais non moins régénérateur pour le corps (oublions un instant votre esprit, tout comme le mien du reste), d’être métamorphosée en quelque félin, en Persan à la fourrure hirsute, en Savannah à la robe tachetée, vous contentant d’un simple coussin de tissu, de quelques croquettes, et d’étirements souples du dos, lesquels seraient les modes d’expression selon lesquels vous paraîtriez au monde ?

   Sans doute cette agréable fiction a-t-elle hanté la complexité de votre matière grise, da façon consciente ou non, peu importe. Ce qui est essentiel en ceci, que la condition féline dans laquelle vous étiez vous renseigne sur la condition humaine qui est votre lot habituel, votre immédiate joie, sinon votre douloureuse épreuve. Pour ma part, je dois vous confesser que, le plus souvent, ma propre transformation choisit, parmi la confusion multiple du bestiaire, la posture de l’admirable Caméléon. Depuis sa tunique d’écailles, depuis l’extrême mobilité de ses globes oculaires, depuis les infinies nuances de sa chromogénèse, je porte sur mes Semblables, mes « Frères Humains » un regard, tout à la fois pénétré de tendresse, d’indulgence, parfois une vision dont la lucidité entaille le réel de l’Autre au point de le rendre cocasse en un premier temps, tragique en second et je ne sais quel est le « solde de tous comptes », dont cependant je présume que le fléau de la balance oscille plutôt en direction du débit que du crédit. Vous aurez compris, Vous-L’Égarée (ce que tous, toutes, nous sommes jusqu’au profond de notre chair), que le choix du Caméléon n’est nullement fortuit, ce sympathique lézard dont la marche chaloupée consiste en un pas en avant, qu’aussitôt un pas en arrière vient effacer, symbole s’il en est de l’indétermination, du tâtonnement, de l’indécision, marques les plus visibles de-qui-nous-sommes, des Funambules oscillant de notre propre finitude à cette hypothétique infinitude dont nous souhaiterions qu’elle pénétrât notre condition, alors qu’elle n’est qu’illusion, spectre hantant nos dérisoires imaginaires. Mais, sachez-le, je ne veux nullement être le contempteur cynique du Genre Humain, seulement celui qui, « pêchant » au premier chef, conscient de ses lacunes, de ses doutes pléthoriques, ne cherche à découvrir en l’Autre que l’image réfractée de ses propres insuffisances. Je crains que l’inventaire ne soit long et désordonné, un peu à la manière surréaliste d’un Jacques Prévert.

    Si, toujours, la compassion est de mise pour-qui-l’on-n’est-pas, elle ne serait que pure coquetterie pour-qui-l’on-est. En réalité, cette manière d’auto-compassion, on la souhaiterait pleine et entière, mais on n’y a nullement recours au motif d’une prétendue grandeur d’âme, seulement parce qu’en exposer les motifs nous ridiculiserait aux yeux des Autres, or ces yeux nous accomplissent et il n’est nullement en notre pouvoir d’en réaliser l’économie. Nous voulons briller en Nous, briller en l’Autre, il y va de notre Destin d’Hommes et de Femmes. Nous n’avons suffisamment de ressources internes pour ne vivre que d’elles et en faire le tremplin d’un pur bonheur. Nous sommes en partage et c’est pour cette raison du non-partage que l’étrange climatique du Schizophrène est intenable, un pied de chaque côté de la faille et l’abîme se creuse toujours plus, et le clivage s’accentue qui a aussi pour nom « folie ». Et si l’on peut convenir, eu égard au génie, qu’il y a folie « d’en haut » et folie « d’en-bas », le rationnel en nous aura vite fait de mesurer ce qui revient à l’un, ce qui s’absente chez l’autre. Mais disserter sur la folie ne revient jamais qu’à méditer sur nous, êtres de raison que traverse continuellement l’effroi d’une possible aliénation. L’on n’est jamais rationnel qu’à repousser l’irrationnel, or nous n’avons nulle garantie que l’écluse ne retienne éternellement les eaux. Nous sommes aussi des êtres du Déluge.

    Ce long détour par le Genre Humain est la prémisse qu’il faut nécessairement poser au fondement de toute connaissance de l’Autre. S’agissant de vous, il s’agit de Moi, il s’agit de tous ces Quidams qui s’égaillent à la surface du Globe et sont solidaires de notre propre marche en avant. Le fragment (que nous sommes nécessairement) ne peut s’illustrer que dans l’horizon d’une Totalité. N’en serait-il ainsi et nous végéterions en quelque coin de la Planète inaccessible au Sens. Or, du Sens, pas plus que de l’Autre nous ne pouvons nous exonérer et pour filer la métaphore d’un mince bestiaire, nous sommes ces étranges Chenilles Processionnaires, l’une devant l’autre, l’autre après l’une, sorte de boule siamoise où chaque mouvement de l’ensemble n’est que la résultante des mouvements particuliers qui s’y tissent en filigrane. Donc Vous-êtes -Vous-qui-êtes-Moi, Nous sommes tous les Autres qui, par une nécessaire condition logique, sont Qui-nous-sommes et ainsi va le Monde avec ses grappes d’Existants accrochés à ses basques. Fort heureusement cette nécessité harmonique passe bien au-dessus de nos têtes distraites et nous n’avons nullement à dévider chaque cocon adverse afin d’assurer notre propre genèse. Ceci est gravé dans notre psyché à la façon de ces Archétypes qui nous gouvernent, nous orientent sans que leur boussole ne soit visible. Nos gestes, que notre arrogance naturelle postule en tant que libres, sont entièrement déterminés et ceci s’appelle Destin, que nous en reconnaissions ou non le sûr sillon qu’il trace dans notre propre sol.

   Et maintenant, que dire de Vous qui ne soit que pure banalité ? Décrivant ces Autres qui sont vos satellites et vos miroirs, votre image s’est trouvée posée à votre insu, de manière spéculaire, simple reflet que le Monde renvoie de votre singularité. Mais je ne saurais vous abandonner en chemin puisque, aussi bien, si je suis comptable de Moi, je suis aussi comptable de Vous. La lumière est levée, elle fait ses grains gris, son fin duvet, elle vous effleure à peine, souhaitant vous amener à l’être dans la plus grande douceur, l’inaperçu en quelque sorte, une naissance à Vous depuis le pli que vous êtes qui, bientôt, va s’ouvrir en corolle. Oui, malgré la rigueur, l’aridité du dessin (entendez aussi « dessein ») qui vous détermine, je crois que la position florale peut vous convenir. Mais une fleur flétrie qui aurait gardé en elle le souvenir de jours meilleurs, peut-être la poussière d’une rosée, peut-être la caresse d’une aube. C’est ainsi que je voudrais vous approcher, dans un genre d’indistinction et de silence. Rien que du natif en son repos. Mais, vous l’aurez compris, je ne suis Maître de-qui-vous-êtes, plutôt un humble Serviteur penché sur les fonts baptismaux qui vous accueillent car, vous en êtes informée, l’on naît à Soi chaque heure qui passe, que la suivante prolonge et réactualise comme notre devenir. Mais que je vous avoue, sans plus tarder, la difficulté dans laquelle vous me mettez de vous comprendre adéquatement, encore que mes remarques précédentes en aient constitué le lit. Oui, le lit durement existentiel, il me faut en convenir.

   A regarder qui-vous-êtes, d’un premier jet du regard, vous vous donnez comme la Figure irrésolue de l’Ambiguïté. Vous êtes là et vous êtes ailleurs. Plus même, vous Êtes et vous n’Êtes pas. Vous arrivez à Vous et vous vous ôtez de Vous comme pour rejoindre un passé perdu dans les limbes du Temps, peut-être n’a-t-il jamais existé, pas plus que vous n’existez réellement. Je veux dire « en chair ». Oui, ceci prête à sourire, comment un dessin pourrait-il donner une chair, autrement que dans l’illisible pulpe du papier ? Certes, d’un point de vue logique, vous serez dans le vrai. Mais nullement d’un point de vue métaphorique, le seul ici qui m’importe et vous place au sein de ma préoccupation. Nécessairement, tout ce qui est venu à l’être, Vous, Moi, le Dessin s’actualise en tant que « chair du monde ». Tout ce qui un jour a existé, existera toujours pour la suite des temps à venir. Car ce qui est venu s’est exhaussé de Soi, s’est installé au sein de la rhétorique du monde. Du monde, jamais l’on ne peut retirer le moindre Mot sauf au risque de le rendre aphasique, sinon muet.

   Tout ce qui s’est exprimé en Langage, Vous, Moi, le Dessin, a connu sa propre élévation, a connu sa transcendance au terme de laquelle, s’extrayant de la confusion du divers, une Signification est apparue de l’ordre de l’Essence. On peut effacer le trait de crayon sur la feuille. On peut effacer la tache sur une faïence. On peut effacer la trace de  maquillage sur un épiderme. Mais on ne peut effacer le visage de la Signification, il vogue bien au-dessus de l’inquiétude des hommes, il flotte au-dessus de toute réification et la Chose du commun, jamais, ne saurait se hisser à sa hauteur. Seuls l’impalpable, l’invisible, l’éthéré peuvent prétendre à la dignité de ce qui est éternel car ce qui les tisse est incorruptible, alors que toute matière est mortelle, à commencer par la nôtre. Nous n’avons que le Langage, et bien évidemment, ce en quoi il surgit, notre Conscience, pour témoigner de-qui-nous-sommes et nous porter vers cet Infini qui nous appelle, un Mot vibre dans l’Éther au rythme de son beau diapason et son Chant vient à nous dans l’aire du pur silence. Le Silence, un Mot, les deux termes essentiels d’une dialectique qui nous restitue cette dimension d’humanité qui jamais ne s’absente de nous, s’égare parfois, mais revient toujours au lieu de son intime manifestation.

   Certes ce dessin est de bien étrange facture, autrement dit il est hautement existentiel, c’est-à-dire qu’il porte en lui l’empreinte d’une inextinguible Métaphysique. Il ne nous interroge nullement sur son paraître, non, il nous questionne sur son « in-apparaître », sur l’au-delà de qui il est, sur les valeurs signifiantes qui le sous-tendent, créent en lui cette insoutenable tension par laquelle il veut se dire tout en se retenant.

   Existentiel en sa vision immédiate : Celle-qui-est-étendue semble torturée par quelque perte, ce genre de gribouillis rouge auquel elle s’agrippe. Force nous est de l’interpréter dans l’économie. Noir est le crayonné qui dit la froidure. Rouge l’autre crayonné qui dit la brûlure. Entre les deux une douleur, une souffrance. Toujours une possible fiction. ELLE a connu l’ivresse de la chaleur, la liberté du corps, peut-être le vertige de quelque Amour. Du temps a passé. Il ne demeure que le souvenir d’un bienfait, d’une libre venue de Soi parmi les choses, d’une étreinte qui fut et lance encore quelques lianes, mais hypothétiques, sans consistance, l’étoffe d’une longue mélancolie.

    Métaphysique en sa vision différée : ELLE, qui n’est que la projection de l’Humaine Condition, elle dresse la figure d’une haute polémique, d’une irrésolution native des choses de l’exister, d’une fuite toujours de ce qui-est, de ce-qui-devient et toujours échappe, ce tissu lâche, atone de toute temporalité, déjà un passé est venu qu’un présent n’éprouve qu’à titre de perte, de manque. ELLE ne se dévoile qu’à la façon d’un étrange Entre-deux, d’un Intervalle, d’un Écart entre ce qui se donne, le toujours saisissable, et ce qui se retire, le toujours insaisissable, l’irréel, ce que nous souhaiterions porter à l’être et ne se dispose que dans la fuite du non-être. Physique : ce qui est ici et maintenant. Métaphysique : ce qui n’a nul lieu où paraître réellement, tangiblement, sauf dans la texture libre de l’Esprit, le corridor de la Mémoire, la transparence des Mots.

   Ce qui, peut-être, est au plus haut sur le Mont Métaphysique, non le souvenir qui peut s’imager, non la sensation qui peut trouver des correspondances, non le sentiment qui peut bourgeonner ici ou là, mais le LANGAGE en sa belle exception, ce MOT qui, tout en étant Un est le Multiple au gré des multiples significations successives dont il peut se doter. A lui seul, le Langage est un monde. Peut-être le Monde n’est-il que cela, Langage car si nous avons la possibilité de le dire, de l’évoquer, il n’est jamais que cette suite de sons, ce fourmillement de signes en noir sur le blanc de la page. « Tout est Langage », énonçait en son temps Françoise Dolto. Oui, bien sûr tout est Langage en psychanalyse puisque les mots sont les vecteurs selon lesquels s’oriente la thérapie. Les mots ont valeur cathartique, Aristote nous en a appris le subtil contenu au travers des effets supposés des tragédies sur les passions des spectateurs.

   Mais je crois qu’il est nécessaire de porter la fameuse assertion « Tout est Langage » à de plus hautes destinées, à une mesure Universelle que son Essence non seulement justifie, mais exige. Si, un jour déjà lointain, je suis venu au Monde, c’est en tant que Nommé. Si j’ai écrit cette longue méditation, c’est en Mots. Si vous avez eu la patience de la lire, c’est au motif de votre essence d’Être Parlant, Lisant, Signifiant. Hors cette sphère du Langage, tout devient obscur, rien ne se détache de rien et un total marais d’incompréhension se lève qui ne fait rien de moins que de nous néantiser. Certes le petit Enfant est un être avant même de parler. Cependant, ce qu’il ne possède nullement en expression, il le possède en compréhension.

 

Exister c’est comprendre

Comprendre c’est Énoncer

 

  Il y a comme un cercle herméneutique qui est le Monde selon Nous, selon l’Autre, selon le Monde lui-même, infini théâtre du Verbe. N’y aurait-il le Verbe (humain, j’entends) et le Monde ne serait pas. Et nous ne serions pas.

 

 

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17 août 2022 3 17 /08 /août /2022 07:33
L’infinie closure des choses

Esquisse : Barbara Kroll

 

***

 

   C’était depuis un genre d’infini que les choses se donnaient. Mais un infini, fini, si l’on peut dire, un fini-infini sans espoir. Une réalité oxymorique qui reprenait d’une main ce que l’autre avait donné dans un geste de courte générosité. Il n’y avait guère de lieu d’origine, de matrice à partir de laquelle connaître le site d’un événement. Tout était diffus. Tout était opaque. Le ciel, lui-même, était devenu une énigme. Parcouru de longues zébrures blanches, il était une plaine livide, un toit étrange qui flottait haut, ajoutant au souci légitime des hommes. Il poursuivait sa céleste aventure, il tissait son empyrée de hautes pierreries, il semait sur son passage d’invisibles gemmes, peut-être des Chrysolithes de Lune, nul ne savait, sa mesure était celle des dieux dont nulle trace, cependant, ne demeurait visible. Car ce curieux palimpseste prenait le soin d’effacer ses signes à mesure qu’ils prétendaient à quelque visibilité. Il y avait comme un lourd mystère qui faisait son couvercle de poix et nul, sur Terre, ne se fût hasardé à en décrypter le funeste présage. Car chacun sentait bien que les desseins du Monde s’étaient soudain teintés de vert-de-gris, que seule une basse et glauque lumière se lèverait désormais de la colline à l’horizon, se traînerait au fond de la gorge de la vallée, longerait le trajet ombreux et hésitant de la rivière.

   Tout ce qui, jusqu’ici, était apparu dans la clarté, tout ce qui recevait une déduction logique, voici que cela ne délivrait plus que d’illisibles formes. Ce qui était alphabet, dont même un jeune enfant, eût aisément traduit le chiffre, maintenant, c’étaient confus hiéroglyphes, c’étaient bizarres sinogrammes, empreintes cunéiformes comme sur d’anciennes et émouvantes tablettes mésopotamiennes. Si bien que tous les Quidams demeuraient interdits, si bien que tous les Champollion échouaient à traduire cette Pierre de Rosette en laquelle un secret était enfoui, dans la matière même de sa roche. On était un peu comme ces premiers Humanoïdes à la marche lourde, au front buté, au regard bas, incapables de comprendre ni la raison de leur marche, ni le trajet de leur destin, pas plus que disposés à donner quelque explication de leur propre présence, ici, sur le bord de la grotte, face au vertige du Monde.

   Leur conscience était un faible lumignon, un simple éclat de luciole, une étincelle dans la nuit pariétale que nul dessin, encore, n’ouvrait à la belle et unique dimension de l’Art. Homme, on ne l’était guère, serti autant qu’il se puisse imaginer dans la touffeur racinaire, dans la complexité d’un tubercule, dans un germe qui n’éclorait que bien plus tard, après un long temps de maturation. C’était dire si, en cette période pourtant longuement façonnée par la Culture, médiatisée par l’Histoire, étayée par les soins de la Technique (on était à l’orée du III° Millénaire), le tumulte était grand dans les esprits, les coups de gong étaient violents tout contre la paroi vibrante de la conscience. Et ne parlons pas des corps, ils pliaient sous le faix du réel, ils s’arcboutaient vers cette terre dont ils venaient, dont ils redoutaient de rejoindre la poussière de façon bien plus hâtive qu’ils ne l’auraient jamais imaginé. Aussi erraient-ils dans les corridors des rues avec les yeux tristes. Aussi se dispersaient-ils sur les places et dans les jardins publics avec des airs d’automates. Aussi faisaient-ils, dans les travées des magasins, des genres de boules cotonneuses aux buts imprécis, aux trajets paradoxaux.

   Mais décrire plus longuement cette longue hébétude n’aurait guère de sens et il me faut, maintenant, éclairer mon propos, si toutefois cela demeure possible, me référant à cette sombre métaphore du réel que trace en moi l’image placée à l’incipit de ce texte. Voyez-vous, parfois, la charge symbolique d’une œuvre est telle qu’elle vous ôte à vous-même, obère votre vision (à moins qu’elle ne l’éclaire !), vous place en un site méditatif dont il vous faut bien tirer quelque réflexion, joyeuse ou triste, peu importe, illuminer de l’intérieur une sombre caverne (c’est souvent la position strictement mondaine des choses qui viennent à notre encontre), y deviner quelque manifestation, quelque signification vous tirant d’embarras, au seul motif que comprendre c’est exister, qu’exister c’est échapper, au moins provisoirement, aux mors du Néant et que chaque progrès est une victoire sur l’occlus, le muet, le refermé à jamais dont nous ne pourrions accepter qu’il soit la seule issue à notre méditation.

   VOUS qui demeurez dans le pur mystère, vous que mes yeux ne parviennent pas à circonscrire, votre venue à l’être est-elle simplement fortuite ? Ou bien, une intention, une volonté dissimulée en teintent-elles le soudain surgissement ? Car, c’est bien réel, vous surgissez en moi, tout comme l’éclair surgit dans le ciel et l’incendie. Oui, c’est bien d’une brûlure dont je suis atteint. Le sombre de ma peau en témoigne. La demi-cécité de mes yeux en est la triste résultante. Le frémissement de mes mains, le témoin. Mais à quoi tient que votre venue se fasse sur le mode de la violence, c’est une plaie que vous m’infligez et, sur-le-champ, fermerais-je les yeux, que déjà le mal serait fait, que mon âme blessée ne pourrait se relever de cette commotion. Mais qui êtes-vous donc ? Quelle étrange puissance vous anime ? Quelle énergie troublante se lève de vous, qui m’atteint au plein de qui-je-suis, rompt mon unité et me laisse hagard au bord de la route qui conduit à demain ?

   Car, désormais, je ne serai plus que ce présent figé, cette seconde s’éternisant, cette mémoire sans passé, cette imagination sans avenir. Oui, j’ai conscience combien ma plainte orphique est vaine, en quelque façon impudique, combien elle ne vous atteindra pas plus qu’elle n’inclinera mes Semblables à se pencher sur un sort que, peut-être, ils considèrent enviable. C’est toujours notre ego qui nous joue des tours, nous place au centre du jeu, au milieu de l’arène que nous ne voulons nullement sacrificielle. Combien nous souhaiterions, a contrario, qu’elle devînt le lieu, sinon de notre gloire, du moins d’une attention de tous les instants qui justifierait notre prétention de vivre. Il nous faut toujours des retours, des accusés de réception, un sourire, un regard appuyé, une caresse amicale, que sais-je encore, un fanal qui nous dise notre être et le protège du non-être. Vivre, nous ne voulons que cela, sans entrave, sans obstacle qui en dévie le cours. Est-ce ceci, l’essence du Destin, vous avancez dans l’existence, tant bien que mal, avec une certaine aisance, puis une rencontre, puis une ombre, puis une inquiétude qui ne s’effaceront et le soleil ne vous visitera plus que par intermittence, boule blanche devenue grise à force d’usure, de réitérations inopportunes.

   Ce qui, de VOUS vient à moi avec la force d’une marée d’équinoxe, c’est le double mystère carminé de vos lèvres. J’y vois l’Alizarine du désir, j’y vois le Vermeil de la passion et proférant ceci, ces métaphores usées, je parle pour ne rien manifester de consistant. Une parole se lève qu’éteint le bruit du Monde.  Aussi bien, du reste, peut-être n’êtes-vous ni Désir, ni Passion et ce sont mes propres feux que je projette en vous qui, en retour, teintent mon âme de ces gestes gratuits que je vous destine comme s’ils étaient les fruits de qui-vous-êtes en votre fond.  Peut-être une Retirée-en-soi dont les lèvres ne s’écartent doucement qu’à proférer votre étonnement d’être arrivée en présence. Je crois que ce qui m’a désarçonné, que votre épiphanie soit partielle, que votre regard m’échappe, que votre âme ne devienne qu’un souffle éteint parmi les choses silencieuses qui, ici et là, se tapissent et ne veulent nullement se hisser au spectacle de ce qui est, qui, parfois, est pure confusion, discours inutile. Et en quoi mes vagues propos à votre sujet ont-ils quelque importance ? Nullement pour vous puisque vous n’êtes que quelques traits de brosse posés sur une toile. Et pour moi, signifient-ils davantage qu’une vague divagation l’espace de quelques minutes. Ne vous accordé-je trop d’importance ? Quelle valeur s’attache à mes interprétations autre que la lancée d’une pensée sauvage sans conséquence aucune ?

    Mais que je vous dise différemment. Votre main tutoie vos lèvres sans aucunement les biffer. L’eût-elle fait et alors j’aurais eu tous les motifs de tresser la bannière de quelque tragique, ce geste sans grande conséquence apparente symbolisant pour moi, l’effacement même du Langage, autrement dit ouvrant la voie à une insurmontable aporie. Mes craintes eussent-elles eu quelque raison d’exister et, conséquemment, je n’aurais pu écrire quelque mot que ce soit à votre sujet. Vous auriez bientôt rejoint les limbes, m’entraînant dans votre chute sans fond. Mais, déjà, attentif au dessein de mon être, je biffe la rigueur de mes propos, je vois votre bouche tel le fruit charnu dans lequel je pourrais m’abîmer, non dans la faille d’un Amour, d’une Écriture seulement.

 

Amour, Écriture :

deux mots,

un seul et même Destin.

 

   Peut-être est-ce ceci que j’aurais dû affirmer, gommant, d’un seul trait de plume, ce songe-creux qui m’a habité, me reconduisant à d’archaïques postures. Mais, au fait, est-ce moi qui ai été maître du Langage, n’est-ce lui, bien plutôt, qui a été l’essence que je n’ai fait que suivre ?

 

Deux Essences en Une,

voici le mystère !

 

 

 

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10 août 2022 3 10 /08 /août /2022 12:19
De quelle confusion êtes-vous la forme ?

Dessin : Barbara Kroll

 

***

 

   [Incise sur une écriture « mortelle ».

 

   Tout, par définition est mortel, l’écriture aussi, la mienne j’entends. Ceci, évidement, ne remet nullement en question l’immortel trajet de la Langue en sa qualité d’Universel. Le thème de la Finitude, cette pure théorie, cette contemplation, se double inévitablement de celui de la Mort en son irréductible présence, en sa cruelle réalité. S’insurger ne reviendrait à rien. S’inquiète-ton de la vastitude des Océans, de leurs flux et reflux ? Tout acte humain est traversé de mort, tout acte d’amour est combat afin de la repousser. Tout acte de création dresse la toile d’une amnésie, il faut tenir le drame à distance. Si l’écriture est souvent le lieu privilégié de la ressource intime, la raison parfois de son existence, elle n’est jamais qu’un fin voile tiré sur le réel, elle le symbolise mais ne l’efface nullement. Écrire, aimer, marcher, respirer, c’est vivre, c’est reléguer la mort en un lieu invisible, lui ôter toute prétention à la concrétude.  

   Cependant personne n’est dupe, la Mort au premier chef qu’il faut bien personnaliser afin de lui faire perdre, provisoirement, son coefficient d’abstraction qui se confond avec le Rien lui-même. Si l’écriture s’inscrit dans le cadre général de l’Art, au moins en intention, alors elle ne saurait exciper du motif artistique, lequel est toujours lutte contre l’angoisse, occultation d’un Vide qui, toujours, nous menace. Créer, c’est donner lieu au possible, au réel, c’est chasser provisoirement nos démons. Ce qui est assez admirable, dans l’orbe des activités artistiques, c’est sans doute que la totalité de leur motivation ne se fonde que sur un désir de repousser la finitude hors des limites du perceptible, dans une manière de zone interlope, de banlieue floue où s’estompe son visage au point même de disparaître de la face du Monde.

   Avez-vous déjà remarqué avec quelle fougue, quelle avidité, quel sens de l’urgence, l’Artiste s’empare de son médium pour colmater toutes les brèches qui s’ouvrent ou menaceraient de le faire ?  Une toile n’est pas encore sèche qu’une autre toile prend place sur le chevalet, ce refuge où trouver un peu de substantiel repos. Hantise de tout Créateur, que la source ne tarisse, ne le laissant à découvert, infiniment vulnérable. Combien de Grands Artistes, soudain en manque d’Absolu, ont mis fin à leurs jours plutôt que de faire face au souffle livide de l’Absence ! Tout génie est guetté par ce risque constant de sa propre disparition. Prenez chaque toile d’un Van Gogh, vous y décrypterez sans peine ce violent combat contre Thanatos, mais au terme, c’est Thanatos qui impose sa loi et terrasse Vincent. Ce qui est à remarquer, c’est qu’il ne suffit pas de nommer la Camarde pour qu’elle apparaisse. Même tout écrit « aseptisé » qui n’en porterait nullement la trace apparente, finirait par se trahir, laissant percer, ici ou là, une inquiétude, une angoisse, un ennui, autres noms de la figure du Néant lorsque, essayant de se dissimuler, tel le boomerang, il surgit à l’improviste afin de mieux vous détruire.

   Toute écriture est une « confession », voir Rousseau et toute confession en son sens ultime, qui ne peut être dite qu’en vérité, laisse toujours percer, sous le repentir, les fonts baptismaux sur lesquels elle a prospéré, cette « faute » qui se donne toujours comme un manque situé à l’intérieur de l’Homme, comme une négativité toujours opposée à la positivité de l’acte de vivre, donc faute en tant que trace de la finitude dans l’Existant, qui, de ce fait, devient « l’In-existant. »  Toujours, c’est notre chemin, nous sommes des « êtres-en-faute ». En-faute au motif qu’il n’a pas dépendu de nous que nous venions au Monde, en-faute aussi car notre propre liberté ne s’est réalisée qu’à en perdre d’autres, une infinité en réalité. Tous, nous sommes marqués au fer rouge de ce sentiment de l’Absurde qui jamais ne manque de se manifester à bas bruit, dans le silence des corps. Cependant certains corps crient plus que d’autres. Des vagues montent en eux qui viennent de loin, partent au loin vers un lieu d’invisible présence. A moins que l’absence…]

 

***

 

   Depuis un long moment, je vous observe à la dérobée. Nul n’aime ceci pour la simple raison que c’est un danger. Danger d’être connu ou reconnu, d’être radiographié et alors on craint que son propre univers ne soit exposé à la lumière, des lanières de clarté pouvant en inciser le derme. Mais qu’avons-nous à dissimuler qui ne supporterait le jour ? Sommes-nous seulement un empilement de secrets, un palimpseste qui porterait en filigrane nos pensées intimes, nos vécus singuliers, nos passions inavouées, souvent inexaucées ? Voyez-vous les questions ne manquent de se lever, de tourbillonner au risque de connaître leur vortex et de disparaître par le trou de la bonde. Car toujours le danger est grand de s’exposer au vif rayonnement du soleil. Trop de massif réel, trop de vérité immédiate et notre âme prend peur et elle pourrait bien regagner le lieu de son mystère, à savoir ce Néant sur lequel nos piètres existences sont fondées.   

   Par nature, vous le savez bien, nous sommes des êtres traversés de métaphysique, peut-être même ne sommes-nous que cela, des quêteurs de sens, des chercheurs d’Absolu qui interrogent les fins d’exister sans jamais pouvoir en connaître les ultimes raisons. Au reste, exister est la première erreur. Il eût mieux valu demeurer dans le virtuel, n’être qu’une possibilité, un hasard  en voie de…, ainsi tous les horizons se fussent-ils donnés comme envisageables et notre liberté, paradoxalement, eût connu ce sans-limite dont nous voudrions être atteints, dont nous désespérons de ne jamais pouvoir en approcher la cible. Nous sommes des êtres de papier, des êtres du doute et de l’irrésolution. Nous sommes construits sur le sable dont, chaque jour qui passe, le château s’écroule, il ne demeure qu’une flaque d’eau et un peu de ciel gris.

   Mais je ne filerai davantage la métaphore, m’intéressant à Vous, uniquement, vous disposant sous la lentille de mon microscope. Au hasard de mes chemins, j’ai croisé beaucoup d’individus, des sûrs de soi, des sérieux, de pauvres hères tout occupés d’eux-mêmes, des matamores, des discrets et quelques hétaïres faisant de leurs corps le centre d’une joie. Ne les nomme-t-on « Filles de Joie », sans doute y a-t-il là une once de vérité en ceci, au motif que toute énonciation ne repose jamais sur du vide, cependant, je vous l’accorde, joie triste que celle dont la vénalité est la seule et unique ressource. Seulement, nous ne pouvons jamais rien savoir de l’Autre, il est un nuage de gaz perdu au fond de l’immense galaxie. Mais, de nos jours, tout comme jadis, souvent les relations humaines reposent sur du négoce et les « espèces sonnantes et trébuchantes » ne sont pas toujours là où on les cherche. Beaucoup de relations se paient « en monnaie de singes ». Mais l’heure n’est nullement venue de tracer le portrait de l’humaine condition à la pierre noire, elle s’en charge toute seule avec l’efficace qu’on lui connaît.

   Et maintenant je vais tâcher de dire votre corps, de l’exhumer de sa tombe, d’apercevoir quelques facettes, de l’esprit sous la chair, de l’émotion sous l’abandon. Quiconque vous découvrirait au hasard de ses pas vous penserait irrémédiablement perdue, si près d’un retour à une manière de sol primitif, livrée à quelque limon archaïque. Vous paraissez tellement en épouser la triste et sévère condition. A simplement vous dire, et je suis saisi de cette dimension de confusion qui est le sceau même des Schizophrènes, cette ligne qui les scinde et les éparpille dans le vaste désert du Monde. Votre attitude, serait-elle le reflet d’une simple lassitude, la rumeur passagère d’un ennui, l’ombre d’une mélancolie et, déjà, vous seriez sauvée plus qu’à moitié, et déjà vous seriez sur la voie d’une guérison. Oui, je sais ce que vous pensez : guérit-on jamais de Soi ? Au sens strict, nullement et ceci est heureux car le mal, la souffrance en nous sont les aiguillons de la lucidité, ils évitent que nous ne sombrions dans la facilité, le désœuvrement, ils sont l’acide posé sur la plaie de vivre, si bien que cette dernière ne prend de valeur qu’au gré de cette ombre, de cette nuit. Mais nous n’allons pas refaire le monde.

   Sur cette couche livide, une neige à peine cendrée, Vous (ou ce qui en tient lieu, vous n’êtes pas votre corps, seulement ?), émergez à peine de ce qui ne vous soutient qu’à titre d’hypothèse et vous pourriez disparaître à tout instant que nul ne s’en étonnerait. Et ceci, simplement à la mesure de cette inconscience manifeste dont vous ne paraissez être que la « ligne flexueuse », quelques traits éparpillés dans le tumultueux concert du Monde. Mais, pour autant, vous n’êtes nullement au silence et votre chair est un cri que vous portez, serrez en vous comme s’il était votre unique bien. Le cri vous enfante tout comme vous le portez à l’être. Entre le Cri et Vous se donne l’intervalle de qui-vous-êtes : une Douleur hissée au plus haut de sa flamme. Tout, en vous, atteste de ceci, le Tragique vous habite en tant que seul lieu disponible.

   Ce qui est le plus étrange, votre venue aux choses dans le pur retrait de qui vous êtes. En vous, au plus tumultueux, combure une vive braise et, de cette ignition, vous faites le centre de votre avenir. Jamais le feu ne s’exilera de vous, il est votre marque la plus visible. Mais, étant cette Femme-ci sur sa couche, par simple capillarité humaine, vous êtes Toutes-les Femmes-du Monde qui ne sont à leur tour que Tous-les-Existants-de-la-Terre. Tous nous venons du feu, tous nous allons au feu. Qu’est-ce à dire, le « feu » ?

 

C’est le Danger

C’est la Question

C’est l’Aporie

  

   C’est l’être-jeté qui, ouvrant le monde, tend en un seul geste, les mâchoires du piège. Å peine franchies les écluses utérines et déjà notre perte est signée et déjà commence le compte à rebours de qui-nous-sommes. Je sais, évoquer la finitude est un tel lieu commun qu’elle finit par devenir banale, au point qu’on la penserait la création d’un inventeur fou, d’un individu démoniaque. Mais, je vous l’accorde, parler de la Finitude revient à parler de Rien, il y a là toute l’ironie de la tautologie.

   Mais évoquer la Mort, la Mort réelle, celle qui fige sur notre visage de carton les derniers traits d’un humour noir, alors ceci devient si sérieux, si palpable que nos lèvres blanchissent, que les mots, au fond de notre gorge, font leurs lentes boules d’étoupe et bientôt le silence se lève, pareil à des lames d’effroi, à des pelotes urticantes. Je reconnais, parler de la Mort n’est guère joyeux, mais c’est Vous, seulement Vous par l’abîme de votre énigme qui m’avez fait ouvrir toutes grandes les Portes de l’Enfer. Et voici que le feu apparaît de nouveau avec ses flagelles inquiétants. L’Enfer que vous portez en Vous, l’Enfer que je porte en moi, n’est pas seulement l’invention du génial Dante, il en partage l’heureuse paternité, à des siècles de distance, avec Sartre, l’Homme de l’Être et du Néant. « L’enfer c’est les Autres », énonçait avec raison le Philosophe. Leur seule présence est, pour nous, acte de néantisation à la hauteur duquel nous connaissons notre Chute, bien évidemment celle de notre propre Genèse dont Icare témoigne à titre de symbole. C’est toujours notre Liberté qui est en jeu, sur laquelle l’Autre empiète et cette seule pensée nous est intolérable, même au prix d’une généreuse éthique.

   Notre immanence nous est insupportable, elle nous contraint, elle nous étouffe. Alors, sur les moignons de nos membres, nous collons des plumes, nous fixons des rémiges, des faisceaux d’aigrettes rectrices auxquelles nous attribuons quelque vertu, nous sauver, en premier, de nos mortels destins. Mais notre essai de transcendance, comme chacun le sait, ne se traduit que par un brusque retour au sol, lequel ne fait que confirmer sèchement la valeur de nos craintes. Nous sommes en sursis. Et voici que surgit à nouveau l’un des titres des « Chemins de la liberté », ce « Sursis » qui, toujours, plane au-dessus de nos têtes, vautour à la recherche de sa proie.

   Mais Vous que je ne connaîtrai jamais (c’est à peine si je parviens à me connaître, ce n’est guère faute d’introspections, faut-il croire qu’elles sont infructueuses !), vous pliée sur la couche du Destin, vous perdue avant que de vous être trouvée, je vous offre pour terminer cette perle existentialiste tirée du « Sursis » :

 

    « Une femme traversa cette transparence. Elle se hâtait, ses talons clapotaient sur le trottoir. Elle glissa dans le regard immobile, soucieuse, mortelle, temporelle, dévorée de mille projets menus, elle passa la main sur son front, tout en marchant, pour rejeter une mèche en arrière. J'étais comme elle ; une ruche de projets. Sa vie est ma vie ; sous ce regard, sous le ciel indifférent, toutes les vies s'équivalaient. L'ombre la prit, ses talons claquaient dans la rue Bonaparte ; toutes les vies humaines se fondirent dans l'ombre, le clapotement s'éteignit. »

  

   Outre que le style est superbe, existentialiste en diable, il dit qui-je-suis, il dit qui-vous-êtes, « soucieuse, mortelle, temporelle », disant la Vie il dit la Mort. Dans son bel essai de jeunesse « L’extase matérielle », JMG Le Clézio dit, à propos de sa Mère, image de l’Existence : « Celle qui m’a mis au monde, aussi m’a tué. » Nul ne saurait mieux dire la Naissance comme Mort. Et, sans doute, la Mort comme Naissance. Å quoi ? Vers quelle direction ?  Nous ne percevons encore nullement l’amer qui pourrait en fixer le sens.

 

« That’s the Question »

 

   Å peine le brigadier a-t-il frappé les trois coups, que, déjà, le rideau se referme. Si la Beauté existe, elle ne surgit jamais que de cette tension constitutive, de ce lumineux intervalle, de ce feu !

 

 

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8 août 2022 1 08 /08 /août /2022 12:37
Tout Autre est mystère

« Autoportrait à l'éventail »

 

Mise en image : Léa Ciari

 

***

 

    « Tout Autre est mystère ». Énoncer ceci résonne, bien évidemment, à la manière d’un truisme. Tout ce qui est Autre, par définition, est l’éloigné, est l’inconnu. Des Terres Australes, je ne connaîtrai jamais que le nom et Saint-Paul, Nouvelle-Amsterdam, Adélie ne seront, pour moi, que quelques sons perdus au large de vastes océans, quelques fragments d’imaginaire, irréalité archipélagique se fondant dans le tout du Monde. Je regarde cette image et, aussitôt, des distances s’installent, des abîmes se creusent. Certes, des terres, des semis de rochers éparpillés parmi le bleu de l’eau, il est bien naturel que je n’en connaisse qu’une vapeur, une brume. Mais l’Humain, l’Humain en son exception, je puis bien en connaître quelque chose puisque nous sommes tissés d’une même condition, que notre chair est commune, que nos yeux sont d’identiques décrypteurs de l’horizon où vivent nos Semblables. Mais la semblance ne suffit pas à établir l’Identité, la fusion qui ferait de deux réalités distinctes, une seule en le même assemblé. Loin s’en faut. Si le rocher, par nature, est superficiel, l’Humain, par essence, est profond. Or, entre deux profondeurs, la distance est immense, deux cosmos se croisent dont chacun poursuit sa route, nul Destin ne peut dévier de son initiale trajectoire. Beaucoup de routes sont tracées dans l’Univers. Aucune ne se confond avec une autre.

   Donc, je regarde l’image et dans l’essai de Vous saisir, Vous-l’Étrangère (percevez-vous combien « étrange » résonne dans « Étrangère » ?), j’essaie d’abord de vous décrire, ainsi me serez-vous plus familière, du moins en puis-je établir l’hypothèse. Ce sont vos yeux d’abord qui me captivent, viennent à moi et me mettent au défi de vous comprendre. Or, d’emblée, suis-je en plein mystère. Je vous aborde à l’aune de la plus verticale difficulté. Regard, tout à la fois fascination et nécessaire éloignement. Et cette mise à distance, cet imperium du regard « adverse » ne peut qu’aisément se comprendre. Tout votre visage est muet (je mets entre parenthèses les paroles et mimiques), sauf vos yeux. Car, si je vous vois et tente quelque exploration, vous me voyez aussi et cette vision retournée annihile en moi tout essai d’en savoir plus à votre sujet. Vos yeux sont les deux baies au gré desquelles votre conscience me vise et m’annule en même temps. D’une conscience à l’autre, toujours il faut l’écart, toujours il faut l’abîme. Jamais l’une en l’autre. Toujours l’une en face de l’autre, toujours l’espace du vis-à-vis. N’en serait-il ainsi et plus aucune singularité ne trouverait le lieu de son être et le Monde Humain serait en proie à une monstrueuse confusion, un illisible chaos, un confondant empilement pareil aux grappes d’œufs des batraciens, une « conscience » si diffuse qu’en réalité cette dernière serait bien plutôt un primitif tubercule, une tumescence archaïque, un genre de concrétion tératologique. Autrement dit une aporie en sa consternante venue.

   Oui, je sais, j’assène ceci avec une telle force que, sans doute, nos respectives épiphanies s’éloigneront-elles l’une de l’autre, sans possibilité aucune de se rencontrer de nouveau. Pour ma part, afin de retourner en mon propre site, plein et entier, il me suffit de me détacher de votre regard, d’en oublier l’éclair d’émeraude, de me distraire alors, de la lumière de votre front, elle est douce, alanguie ; de me distraire de l’arc double de vos sourcils, des pommettes de vos joues, d’un fragment de votre nez puisque, aussi bien, telle votre bouche, tel votre menton, vous les dissimulez derrière l’écran de votre éventail. Ce que la partie éclairée de votre visage me révèle, cette spontanéité, ce naturel, ce désir de vivre à fleur de peau, les deux bandes d’ombre verticales m’en ôtent une plus longue contemplation. Telle la vérité des Anciens Grecs, cette merveilleuse « alètheia », vous êtes voilement/dévoilement, en un même geste vous retirez ce que vous offrez. Don et Retrait. Offrande et Censure. En définitive Être et Non-Être.  " La Nature aime à se voiler ", disait Héraclite et, à tout bien considérer, vous participez à et de la Nature, donc vous êtes Nature vous-même. Ceci, au moins, est une certitude.

   Comme si, arrivant à vous, vous n’aviez de hâte qu’à vous en retirer. Une Absence s’enlevant d’une Présence. Ici, il faut revenir un instant à la métaphore des Terres Australes. Saint-Paul, Adélie, ces cailloux jetés au hasard de l’eau, n’ont rien à retirer de leur paraître, chez ces iles, tout fait phénomène d’emblée, sans retrait, les plaques de neige, les rochers tapissés d’herbe sont ce qu’ils sont, sans reste. Leur être est entièrement contenu dans la face qu’ils tournent vers le Monde. Mais, convenons-en, Vous L’Étrangère, vous n’êtes ni Adélie, ni Nouvelle-Amsterdam, fussiez-vous « naturelle », et votre monde est infiniment plus complexe, terriblement crypté au motif que nul palimpseste (ce que nous sommes, nous les Hommes, vous les Femmes), ne livre jamais en son entier, au premier coup d’œil de l’Interprète, ce qui se dissimule dans la densité des arabesques et autres calligraphies. Ce sont des hiéroglyphes et comme tels, ils ne sauraient dévoiler leur secret sans quelque précaution. Alors, je suis pareil à cet Homme d’Occident placé devant un rouleau semé d’insolites sinogrammes, mes yeux les parcourent mais mon entendement n’y a nullement accès et je demeure privé de ce Sens qui est le pollen des choses, la fragrance subtile de ce qui vient à moi et parfois se réserve, et parfois s’occulte, toujours me laisse dans le désarroi. Mais sous cette apparente confusion se dissimule un réel bonheur. Tout comme le Chasseur de la Préhistoire qui devait marcher longtemps avant que de débusquer sa proie, tirant une grande satisfaction de sa découverte, nous sommes des Cueilleurs de sensations, elle ne se révèlent et ne décuplent leur floraison qu’au terme d’une longue patience.

   Or, ce long et haletant cheminement, cette marche qui, à la vérité, n’était que marche en Soi, voici qu’elle se donne soudain comme motif de compréhension. Au fond, elle n’était qu’une manière de propédeutique, un genre de prémisse dont il fallait poser le fondement avant même de surgir dans le cercle d’une clairière. Les ombres sont loin, la lumière est ici. Ce que j’ai fait, tout au long de votre « inventaire », si je puis utiliser ce terme ustensilaire, procéder au mien, longer des sentiers familiers dont j’avais perdu la trace. M’interrogeant sur VOUS, nécessairement je ME questionnais car, s’agissant de Soi ou de l’Autre, c’est toujours le Soi qui se situe au centre du jeu, rayonne, diffuse ce qu’il ressent en son sein, éprouve depuis la chair de sa singularité. Car, à vous percevoir correctement, ou plus modestement, à tâcher de le faire, je ne le peux qu’à partir de qui-je-suis, interrogeant mon for intérieur (mon fort intérieur ?), puis, par ondes successives, muni de mes propres intuitions, je viens jusqu’à vous dans l’espoir certes modéré, certes obscur, de m’approcher, de tutoyer qui-vous-êtes (sans vous connaître jamais vraiment, comment cette gageure pourrait-elle être possible ?), de tendre à échafauder quelque hypothèse vraisemblable du lieu même du visage que vous me tendez, retenant en vous, l’essentiel, cette part qui est vôtre, inentamable, inaliénable car nul ne pourra prendre votre place, voir par vos yeux, entendre par vos oreilles, parler par votre bouche, aimer par votre cœur. Unique vous êtes, unique vous demeurerez, ce qui fait cette aura singulière qui vous entoure, vous livre tout en édifiant, tout autour de vous, cette zone d’invisible principe qui vous constitue et vous dit telle l’Unique, Celle dont nul fac-similé ne pourra imiter l’essence.

    Ce que je crois, voyez-vous, avec la même joie qu’éprouve l’enfant à croire à son jeu, c’est qu’il y a une condition essentielle en vue de connaître l’Autre. Oh, je vous l’accorde, partiellement, « à fleuret moucheté », si je puis employer cette métaphore polémique, depuis la margelle de ma conscience en direction de la vôtre, autrement dit de l’impalpable, de l’ineffable, de l’inapparent. Cette condition, simplement énoncée, la voici : Il faut, à soi-même être sa propre étrangeté, autrement dit éprouver l’Autre en Soi, éprouver la Différence. Si nous pouvons identifier nos certitudes à l’Identité dont on voudrait parer son être propre, alors combien de failles, de discords, d’abîmes nous traversent qui sont la Différence en nous, la parole adverse qui nous interroge et nous exile soudain de notre solitude pour nous conduire sur la frontière où nos Commensaux existent, eux aussi à partir de leur propre Différence.

   La seule chose qui soit en notre pouvoir, amener l’Autre en Soi, symboliquement s’entend, le faire Sien en quelque manière, voici le chemin pour, se connaissant, le connaître, le connaissant se connaître. Nul absolu cependant, que du relatif, mais l’existentiel n’est jamais que ceci. Il y a plus de quart de vérités, de demi-vérités que de vérités totales. De l’Autre à Soi, de Soi à l’Autre, toujours un phénomène d’écho, toujours une voix qui résonne à l’intérieur, appelle, reçoit, appelle à nouveau. Toute Altérité ne se lève que de la sphère dialogique, toute Altérité est le mode infiniment dialectique qui, nous déterminant, détermine l’Autre et pose le monde comme existant. Hors ceci point de réel. Hors de ceci, ni Toi, ni Moi.

   Depuis la belle meurtrière (ces deux bandes d’ombre de l’image) où vous observez le Monde, comme si, métaphoriquement, votre Épiphanie apparaissant partiellement dans la Lumière se disait en tant que Vérité alors que les ténèbres menaceraient de tout reconduire au Néant, vous existez en cette belle tension, ceci se dit assez dans la sérieuse beauté de votre regard. Il porte en lui, depuis ses reflets de ciel et d’eau l’espérance dont tout vie est l’emblème, mais il porte aussi la mesure qui lui est nécessairement coalescente, à savoir cette lueur d’inquiétude qui est la marque insigne de l’Humain. Sans regard, nulle humanité. Sans inquiétude, nulle humanité. Tout éclair de joie dans l’acte de la vision est de surcroît. Nous ne vivons jamais qu’à percevoir en lui, ces éclairs, nullement la nuit sur laquelle ils existent à seulement se détacher. Ombre, Lumière, Lumière, Ombre. Rythme ontologique à deux temps. Différence en laquelle s’inscrit le Sens. Nous sommes, nous les Hommes, nous les Femmes, ces fléaux qui comptons le Temps. C’est notre mesure la plus réelle. Elle donne le rythme Humain. Le Seul qui soit vrai. Le Seul qui témoigne de la Nature en nous. Être/Nature = le Même.

 

 

 

 

 

 

 

 

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