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29 octobre 2021 5 29 /10 /octobre /2021 09:02
Vers où le fleuve de la vie ?

Estuaire…la Gironde…

Photographie : Hervé Baïs

 

***

 

   L’homme sur terre n’a-t-il d’autre destin que de questionner et, surtout, de se questionner, de découvrir ce qui, en lui, dessine son chemin, l’oriente ici plutôt que là ? Nous, les hommes, ne sommes que question, ce qui nous différencie de l’animal, de la plante, du rocher lancé en plein ciel et ne sachant pourquoi. Mais, le plus souvent, nous interrogeons dans le vide, nous attachant bien plus à la superficie du monde qu’à sa profondeur. Nous parlons du temps qu’il fait, des brouillards d’automne qui voilent les sillons, les noyant dans une manière de camaïeu d’argile. Nous parlons de la dernière vêture à la mode, d’un refrain qui court sur les ondes, d’une nouvelle automobile à la ligne racée. Nous parlons de nos dernières vacances au bord de la mer, des prochaines, sans doute à la montagne, peut-être du côté du Val d’Aoste avec, en arrière-fond, le massif blanc du Grand Combin.

   Nous parlons du dernier roman que nous avons lu, de l’étonnant romantisme dont il est empreint en ce siècle semé d’immédiate réalité et surtout occupé de vitesse. Nous parlons de tout et ne parlons de rien. Nous errons à notre entour, pareil au phalène qui toise la blancheur de la lampe pour s’y éteindre bientôt. Nous girons, telles des comètes dont nous savons qu’elles sont des astres errants, des corps perdus dans l’éther, des amas de glace et de poussière faisant leur aveugle trajet dans le vide sidéral. Des comètes, nous tenons ceci, notre diligence à scinder les ténèbres sans que quelque brillant sillage n’en détermine la course. Nous connaissons l’ombre à défaut de pouvoir saisir la lumière. Ne serions-nous devenus, au cours de l’Histoire, des constellations folles ne cernant même plus la géométrie de leur propre quadrature ?

    Ici, nous pouvons dire ce que nous voyons dans la plus grande proximité. Ici, nous pouvons fêter la Nature, donner au paysage ses « lettres de noblesse » qui, parfois, tutoient les rives sourdes du mystère. Au plus près de nous, une obscurité native, une manière de début du monde. La terre est noire, gorgée d’eau, identique à un bitume, à un sombre réduit courant sous l’épaisseur d’une douve, à une gorge profonde, à un ravin dont nous n’apercevrions nullement le fond, seulement une vue obturée s’abîmant dans l’indicible de son être. Le noir en tant que noir à lui-même advenu. Le noir profond, sans projet, le noir biffant tout essai de profération. Le noir en son visage celé. Cependant, ce noir est beau au motif de son absoluité. Il ne se laisse pénétrer par rien, il se réserve dans le domaine de la plus grande pureté, il est le noir en tant que noir et rien ne servirait de le décrire plus avant, de chercher sa nature, de deviner sa configuration interne. Il est, à lui-même, son origine et sa fin.

    A côté de ceci qui demeure clos, un essai d’ouverture, une tentative de parole comme pour dire la possibilité d’un poème, l’effraction d’un chant minuscule sur la margelle étroite des choses. Du noir refermé qu’elle était, voici que la terre se constelle de tache d’eau grise, faiblement lumineuse. Elle est semblable à un enfant triste, imaginons quelque Gavroche fredonnant au hasard des rues, sa voix se perdant dans le vaste tumulte de la ville, parmi l’indifférence des hommes, ce kyste qui, parfois, assombrit leur visage, le rend identique à un vieux tubercule. Les flaques d’eau crépitent sous le jour immobile. Elles sont un métal, un étain qui réfléchit lentement la clarté, un mouvement à peine levé de lui-même. Ainsi se disent, en mode humain, les longues hésitations, les incertitudes, les délibérations sans fin avant que l’amour n’éclose, qu’il ne bourgeonne tout au bout du jour, qu’il ne féconde notre peau, la rende lumineuse, photophore ivre de son propre reflet.   

   Et ce long et flexueux serpent d’eau, cette supplique adressée au ciel, cette imploration à être reconnu telle la beauté en son inestimable faveur, vers où dirige-t-il son cours ? Quel message nous adresse-t-il auquel nous serions bien en peine de répondre, nous les hommes à l’échine courbe qui ne regardons que nos pieds et oublions de lever nos yeux sur ce qui fuit, loin là-bas, tout au bout de notre capricieuse pensée, le plus souvent elle se perd en cours de route et ne sait plus l’objet de sa quête ? Quel message que nous ne pouvons déchiffrer ? Nos idées sont trop courtes, empêtrées dans les lacis de la mangrove existentielle. Nos désirs trop perdus dans l’opaque charnellité. Nos espoirs trop orientés vers les seuls flocons de l’imminente joie. L’eau vient de trop loin, va trop loin, flotte au-dessus des abysses dont elle tire toute son énigme pleine et entière dont nous ne percevons jamais qu’une vague brume, une légère irisation écumant l’âme, y posant un genre de divagation, d’errement.  

   Et cet estuaire qui se confond avec le vaste Océan, que pouvons-nous en saisir si ce n’est sa fuite à jamais, sa dispersion parmi l’agitation des flots, de minces et répétitives vagues se mêlent à lui dans de bien étranges noces ?

 

Où finit le fleuve ?

Où commence la dimension océanique ?

 

   Comment l’être-des-choses assure-t-il soudain sa transmutation en autre chose que ce que sa présence antécédente nous offrait ? Etonnant visage de Janus à double face : Je suis qui je suis et un autre à la fois. Ceci ne fait-il signe en direction de la tragique mortalité de l’homme ? Il est cet Existant qui porte en lui, dès sa naissance, les germes de sa propre corruption. Certes toute vie est soumise à ce régime de la disparition. Le drame de l’humain : il est le seul parmi le règne des présences à en avoir conscience et il porte en lui, qu’il le sache ou non, cette mesure de finitude inscrite dans la faille la plus subtile de sa chair. L’estuaire, tout estuaire ne dessine-t-il en creux, dans la confusion même de son cours, cette empreinte dont nous pressentons la valeur symbolique, que nous nous empressons de fuir ? La vérité est trop haute, trop forte, trop incandescente qui perfore la sclérotique de nos yeux. Et nous voulons voir, sans délai, cette fleur, ce rivage, cette femme, ce livre, cette ambroisie comme nos possessions propres, comme des promesses d’accomplissement.

   La nappe d’eau glisse tout là-bas, au fond, et se réduit, tout au bout de sa course, en cette étroite ligne d’horizon, ce fil ténu qui signe le partage des Divins et des Mortels. Eau, ciel, nuages, une seule et même harmonie. Une seule parole magique qui est le lieu de toute poésie. Tout, soudain, devient si lumineux. Tout s’allège et cette allégie ressemble aux yeux de l’Amante qu’éclaire le regard de l’Amant. Regards en miroir, amours reflétées, joie en son effusive contagion. Chacun tire de soi la vertu de sa propre présence. Chacun puise en l’autre ce manque-à-être qui le comble et le porte au plus haut de sa destinée humaine. Je ne suis moi que répondant à qui tu es. Tu n’es toi qu’au dialogue que je t’adresse. Nous sommes deux fleuves qui confluent, mêlent leurs eaux, elles s’enlacent en l’unique venue de qui-nous-sommes, bien au-delà du territoire de nos corps. Vois-tu, de toi à moi, du Fleuve à l’Océan, l’alliance est parfaite que médiatise l’illisible Estuaire, ceci qui se nomme ainsi mais ne saurait connaître nulle détermination, nulle définition. Il en est ainsi des êtres de fragile et sibylline constitution, nous en sentons la douce puissance, le tissage persuasif, le trajet de ténébreuse navette, nous ne pouvons l’expliquer mais en éprouvons la nécessité intime, pulsatille, vibratoire, ondoyante.

   Seul un lexique polysémique peut en approcher la forme plurielle, celle du questionnent infini dont nous serons toujours les signes.

 

Nous ne sommes que des déchiffreurs de comète.

 

   Rien que ceci constitue ce bonheur que beaucoup cherchent au large d’eux alors qu’en eux il rutile et rougeoie pareil à l’insistance d’une braise. Ceci, faut-il le savoir ou bien l’ignorer ? Toujours nous hésitons quant à nos choix essentiels. Aussi sommes-nous libres de regarder cette image en tant que belle. Aussi sommes-nous libres de l’ignorer, de ne nullement être touché par sa lumière et d’avancer, tels des somnambules dans le sombre corridor de notre propre destin.

  

 

     

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27 octobre 2021 3 27 /10 /octobre /2021 08:51
Amor à tarde

" Amor à tarde ",

Lugano 1996,

© dupertuis

 

***

  

    Amor al mattino

 

   Où les corps dans l’heure native ? Le jour est encore un grésil non venu à lui, un simple poudroiement qui ne connaît nullement le lieu de son être. Les grains de lumière s’assemblent, patiemment, un à un, dans l’illisible présence du jour. Nul ne sait ce qu’il adviendra dans la chute verticale de la prochaine seconde. Peut-être la déchirure d’un séisme, peut-être l’ouverture d’une passion tout contre la lame de lumière. Rien n’est décidé, tout est dans le suspens, dans l’attente. Dans la brume de la chambre, dans l’à-peine résille de clarté, deux formes approchées dont nul ne pourrait déchiffrer l’étonnant hiéroglyphe. Deux formes en instance d’elles-mêmes. Deux manières de néant flottant dans l’orbe hypothétique de leur être. Il y a tant de mystère posé là, à même la blanche douleur des murs. De ce qui est, l’on ne sait rien, c’est pourquoi tout essai de déchiffrement est vain, toute tentative d’approche, un échec.

   La lueur est très faible, miroitement seul connu de lui-même. Pas même un murmure, une respiration, une parole retenue dans l’antre de la bouche, un secret qui n’ose se dire. Sur la natte, à même le plancher, les corps sont posés tels des gisants de schiste, des feuilles de mica, des flammes qui connaîtraient leur dernier halo, Nul mouvement qui dirait l’exister en sa constante hésitation. Cette heure sur le bord de l’aube, cette heure qui, pour beaucoup, se conjugue sur le mode de l’Amor al mattino, voici qu’ici il ne saurait connaître encore l’instant de son fleurissement. Il est plié dans son abri, en voie de paraître mais non encore paru. Cela fait comme un genre de grésillement d’un corps à l’autre, un essai de butiner circonscrit à son faible désir. Cela n’a pas mûri. Cela demeure en soi. Cela bourgeonne à l’entour de l’âme, à l’entour du réel, à la manière d’un songe hissé au plus haut de lui-même, pris du vertige de venir au jour, mais ne le pouvant, une force secrète le retient en-deçà de sa propre effusion. A la limite d’un mot qui gonflerait l’ourlet des lèvres sans pouvoir en franchir la herse. Un désir avant l’heure. Une impalpable durée qu’obombre une longue et muette patience. Un récit est au loin qui meurt de se dire et se vêt des couleurs du deuil. Jamais l’amour ne peut se plier à quelque injonction, il lui faut une longue maturité interne, une lente germination, un souple dépliement pareil aux tentacules du poulpe nageant dans les eaux de verre et de cristal.

   C’est un peu comme la naissance d’un monde, la venue à soi d’un cosmos du plus loin du temps. Cela fait ses lianes émeraude, ses sourds éclats de météore. Cela fait sa nitescence d’aquarium, son eau glauque pareille à celle retenue derrière les portes des écluses. On a beau défroisser ses yeux, rien n’apparaît que d’énigmatique, rien ne fait sens qu’une vague teinte qu’on penserait celle d’une aurore boréale ou bien produite par les profondeurs des abysses. Les corps se cherchent mais leur nuit est profonde, mais leur inconscience est grande qui les reconduit à n’être que de clairs fétus de paille arrimés en plein ciel, dans l’éblouissement de qui ils sont. Avant même son éclosion, cet amour, ou bien ce qui en tient lieu, est monté trop haut, a brûlé ses ailes, tel Icare, à la flamme d’un désir trop tôt venu pour être reconnu. Une manière de bannière flotte tout en haut de l’éther sans que quelque motif perceptible n’en soutienne le mouvement. Le trop tôt venu a tué dans l’œuf toute tentative de pure joie. Il ne demeure qu’une absence, une longue incomplétude. Une immense viduité flotte au large des corps, les enveloppe dans la nasse étroite d’un définitif linceul.

   

   Amor à mezzogiorno

 

   Au loin, à l’écart de la chambre d’amour, le village blanc est perché sur sa haute falaise. Il regarde la ligne bleue des montagnes, les crêtes écumeuses des vagues, loin là-bas, bien au-delà de l’horizon des yeux. La clarté a envahi l’entier territoire du ciel. La haute lumière claque et rebondit tout contre l’immense dôme d’azur. Elle aveugle et oblige les hommes à baisser la tête, à cligner des yeux. La lente usure du jour attaque les reins, imprime dans le dos des sillons de sueur. Il devient si difficile de marcher sous les vagues de clarté, sous le bombardement des millions de phosphènes qui percutent la nuque, se diffusent tout le long des omoplates, les métamorphosent en îles perdues dans le vaste continent de chair.

   On est là sans être là, on avance au hasard de son propre destin. Dans la pièce d’amour s’est levée la grande dramaturgie humaine. Les corps que l’aube avait désunis, voici qu’ils ont trouvé soudain le lieu de leur rassemblement. Les mains, les bras, les jambes qui étaient éparpillés, il y a peu, au hasard du bouillonnement des draps, voici qu’ils unissent leurs fragments, retrouvent cette unité fusionnelle à laquelle ils aspirent depuis la nuit des temps. Chaque corps se reconnaît en l’autre. Chaque corps exulte en-soi, pour-soi, pour-l’autre. Deux immenses et incompréhensibles solitudes s’allient dans une manière de feu de Bengale qui est conjuration de la mort, mort de la mort en son insupportable venue. C’est au titre même de ce combat à mort que les corps, deux-en-un en réalité, se convulsent, s’arc-boutent sous l’ardeur du désir pareil à un feu. Lutte à mort contre la mort. Rien d’autre ne saurait expliquer la violence du combat, le rauque des souffles, leur halètement comme au plein de l’arène, sous les vivats, l’excitation à son plus haut degré des Voyeurs, ils tuent la mort par gladiateurs interposés.

   L’heure native de l’aurore était un genre de prairie calme à l’abri de toute vicissitude. Ce que cette heure avait de longue patience, voici que la nouvelle, l’hyperbolique, la polychrome, métamorphose tout en un territoire karstique semé de larges et profonds avens, des dolines à la forme parfaite s’y creusent, des gouffres s’y ouvrent à la gueule béante, de hautes buttes blanches se lèvent dans l’air translucide, d’immenses pierriers font entendre leur chant de roche et de buissons mêlés. Plus aucune limite à la convergence des corps, plus de barrière, de frontière qui placeraient ici un Sujet, là un autre Sujet. Tout est fondu en une seule unité. Tout parle un identique langage, celui de l’amour exaucé qui ne demande rien à quiconque, n’éprouve nulle justification, vit sa propre vie jusqu’à l’ultime flamboiement qui laisse, épuisées, sur le bord de la couche, deux existences qui se savent vouées à l’extinction mais ont repoussé l’absurde, loin là-bas dans l’étrange contrée où rien n’a lieu qu’un silence sans écho.

   Dans le village que sa blancheur de talc exténue, rien n’a lieu qu’une haute hébétude. Les ombres sont clouées au sol, la lumière découpe les silhouettes tranchées des demeures, les rues sont de profondes vallées où glissent, furtivement, quelques silhouettes de chats au dos arqué, ils ne savent le lieu de leur errance, de leur propre néant, ils en sentent seulement l’étrange pression contre leurs flancs étroits, dans le réseau serré de leurs poils. Dans leurs abris, les hommes mâchent lentement quelque fruit qui les sauvera d’eux-mêmes, provisoirement. Leur conscience brasille dans la clameur d’été, elle ploie sous le poids de l’heure, elle vacille et joue en écho avec le vertige de la chambre d’amour.

 

Car, ici, sous le joug solaire,

 chacun sait qu’à l’amour

il faut être attentif,

qu’à chaque caresse

il faut donner son site,

qu’à chaque émotion

il faut faire se lever une passion,

qu’à chaque espoir

il faut ouvrir l’immense

clairière de la joie.

 

   Il est temps encore d’étreindre l’Amante, de la saisir en l’entièreté de son être, de la porter au-delà d’elle-même, dans cette région du secret qui l’habite et ne se déploie jamais que dans l’orbe de l’ardeur, de la sublime exaltation. Il lui est intimé, à elle l’Amante, d’être sa propre félicité et de conduire celle de l’Amant à son plus pur recueil.

  

   Amor a tarde

 

   La lumière a décliné. Les lames du parquet sont grises, déjà versées dans l’anticipation nocturne. Lumière atone, gris sur gris. Lumière d’après l’amour, d’avant la mort. D’avant la mort de l’amour. D’avant l’amour de la mort. Heure crépusculaire, heure hespérique qui emporte avec elle toute tentative de joie, tout essai de demeurer sur le bord de quelque enchantement.

Mais d’où viendrait-il l’enchantement ?

De quelque boîte magique ?

D’un philtre longuement préparé ?

D’une légende qui métamorphoserait

les gueux en seigneurs ?

 D’où viendrait-il alors que le jour meurt,

que les ombres se font longues,

que l’inquiétude se rive aux corps.

 

   Mais les corps, où sont-ils ? Deux formes seulement. Deux formes vagues qui dessinent sur la toile de la couche les nervures d’un amour déjà passé, déjà consommé, dont l’éternel retour ne pourra avoir lieu. Il est trop tard et la destinée humaine habite maintenant le plein de son agonie. Entre les formes des corps, un sillon s’est creusé. Un sillon de solitude pareil à ces ravins gorgés d’humidité, où l’odeur de moisi ressemble à celui des maisons hantées, à « La maison Usher » par exemple, avec son atmosphère étrange ou bien aux lieux perdus, aux « Hauts de Hurlevent », une bise glaciale souffle qui efface toute trace humaine.

   Donc le jour est gris, plié en forme de linceul. Sur la plaine révulsée de la couche, encore quelques motifs de l’étreinte, de la joute amoureuse, quelques résilles, ici et là, de désirs inscrits dans le linge. Mais l’acte est au passé et, déjà, les sensations se diluent dans l’obscure effervescence de la mémoire. Bientôt l’amnésie gagnera. Quelque chose, au moins, aura-t-il eu lieu ? Ne seraient-ce là, posées devant nous, les cendres d’une hallucination ? Est-il au moins possible, dans la marge d’erreur humaine, d’avoir été Amant, d’avoir été Amante, d’avoir connu l’Amour de la même manière que l’on saisit un objet familier, le reconnaissant pour ce qu’il est ? De n’en nullement douter. D’en faire une certitude identique à celle éprouvée face à la haute muraille du Cervin, à son admirable forme géométrique, à son esthétique pleine et entière ? On sait qu'il est là dans sa réalité la plus palpable, la plus rassurante.

    Maintenant le village, son éperon rocheux, ses maisons pareilles à des cubes, tout ceci est envahi de nuit, tout ceci devient invisible. De lourds nuages gris-bleu courent d’un bord à l’autre de l’horizon. Nul bruit qui dirait la vie. Au centre des habitations, les poitrines se soulèvent imperceptiblement sous la nuée légère des draps blancs. A défaut d’être envahies de songes, les têtes sont vides, pareilles à ces margelles des puits qui s’égouttent dans la nuit avec un bruit de spectre, le furtif d’une chimère. Ils s’évanouissent dans la complexité des ténèbres et dessinent les silhouettes du rien. C’est comme si rien, en effet, n’avait jamais eu lieu. Comme si les hommes étaient une buée en plein ciel, les femmes des cierges se consumant à même la pâleur de leur cire. L’Amour un visiteur de passage, un hôte fuyant « La maison Usher » qu’un éclair fissure de tout son long, l’engloutissant dans les eaux sombres de l’étang.  Que demeure-t-il donc de toute cette fantasmagorie ? Peut-être nous-mêmes les hommes, les femmes n’y survivrons pas. Nous ne sommes que des comédiens, des saltimbanques qui pleurent dans quelque coin de l’espace, après que la scène a été démontée, que le vide a remplacé le plein.

   Amor a tarde. Que reste-t-il de la lumière lorsqu’elle a baissé, simple lueur sur la ligne d’horizon ? Que reste-t-il, sinon la perte d’un espoir en son impossible retour ? Faible est la clarté qui rampe au ras du sol, on dirait une cendre que nul feu n’anime plus. La lumière est un germe à peine visible en son pli initial reconduit.

   Amor a tarde. Que reste-t-il de l’été, cette flamboyance du jour, cette illumination qui allumait aux fronts les perles de la joie ? C’est à peine si une forme subsiste sur le contour des choses, une ligne se perd à même sa venue.

   Amor a tarde. Que reste-t-il des couleurs ? Elles palpitent sourdement dans quelque faille inconnue de la terre. Les feuilles sont mortes qui vibraient jadis au plus haut de leur être. Un tapis jaune et gris est au sol, un linceul de grande froideur recouvre le monde.

   Amor a tarde. Où est-il le passé, l’Amour, avec ses brillantes oriflammes ? Il ne subsiste que des mouchoirs sur des quais de gare, ils s’agitent et le dernier train est déjà loin, seuls ses feux rouges dans le brouillard qui les dissimule aux yeux. Les mouchoirs s’éteignent, esseulés. Ils pleurent sur eux-mêmes. Sur la dépossession qui les étreint au plein de leur blanche batiste. L’Automne est parti qui faisait encore flamboyer quelques couleurs. L’hiver est déjà là avec ses mains de givre.

 

Où est-il l’Amour ?

Où est passée sa haute figure ?

Où sont les hommes ?

Où sont les femmes ?

Existe-t-il encore quelqu’un sur cette Terre

pour aimer l’Amour ?

 

 

 

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23 octobre 2021 6 23 /10 /octobre /2021 10:08
Passion de la passion

Source : argoul

Explorer le monde

et les idées

 

***

 

   Pour écrire sur la passion, on ne peut faire l’économie de l’état passionné. Tout comme celui qui discourt sur la pauvreté ne saurait en ignorer les points les plus saillants. Passion, vous l’entendrez toujours à la manière de ce qui vous fait face, vous fascine, dont vous ne pouvez détacher votre regard, pas plus que l’inclination de votre âme, avec le vif sentiment d’une douleur, d’une souffrance aussi indéfinissables que l’angoisse diffuse qui étreint l’Existant au seul motif de son exister. Comme si la passion précédait votre venue au monde, dessinait les contours de votre être, vous appelait au-delà de votre présence même, vous hélait du plus loin de votre finitude. Approuvant ceci, le constatant au plein de votre chair, vous faisiez de la passion un fragment de vous-même, une racine fondatrice, l’unique pivot dont vous sentiez bien qu’il vous fixait à demeure, traçait la ligne de votre orient. De qui vous êtes en votre fond, ôtez la passion, alors vous ne serez plus qu’un nuage perdu flottant au-dessus de terres désolées, un chemineau privé de chemin, un enfant égaré cherchant le jouet auquel il s’identifie, dont il pense qu’il le porte au monde. Et il le pense sans doute avec quelque raison.

   Oui, la passion est de telle nature qu’elle colle sa liane à même la tunique de votre peau, s’invagine en votre intimité, si bien qu’une imagerie médicale pourrait bien en tracer le troublant faisceau parmi vos tissus, dans le parcours de votre sang, à même l’exactitude de votre empreinte digitale. C’est ceci une passion vraie : le rythme de votre souffle, les perles de vos larmes, les effusions de vos joies, les zéphyrs hauturiers de vos inspirations, la brûlure de vos enthousiasmes, la turgescence de vos désirs. Si bien que, l’idée même de vous soustraire à votre passion rimerait, tout simplement, avec la biffure définitive de qui vous êtes, esquisse non partageable, domaine si singulier qu’il se reconnaît au milieu des allées et venues de la multitude.

Seule votre passion vous accomplit dans la totalité de votre présence,

seule la passion vous porte en-vous, bien au-delà-de-vous.

   Mais qu’en est-il au juste de cette exaltation qui vous fait homme, de cette ardeur qui insuffle en vous l’air même que vous respirez, de cette subtile flamme qui irise vos jours, les retient de vous plonger dans le néant ? Certes, toutes ces énonciations se donnent sur le mode emphatique, lyrique, romantique. Mais comment pourrait-on éprouver de si hautes venues à soi du sens sans en être bouleversé jusqu’au socle même de son être ? Il n’y a nullement à argumenter, seulement se laisser aller à la pente déclive qui est la sienne.

   Comment mieux approcher le phénomène de la passion qu’à chercher, en soi, le mode originaire de sa donation ? Même si sa venue précède votre naissance, déjà dans les rumeurs anticipatives de la vie amniotique, il existe bien un lieu à partir duquel vous commencez à en percevoir les premières volutes, les primitives arborescences. Ceci se dit avec l’assurance d’une vérité, un genre d’apodicticité si l’on veut, le surgissement d’une lave à même un désert de cendres. Un ressenti en profondeur qui ne supporte guère de contrariété tellement il paraît fondé en soi, non en raison, mais en sentiment d’une irremplaçable valeur. Votre première passion c’est, à tout jamais, pour l’infini de votre temps à venir, l’amour que vous avez porté à votre mère, cette révolution copernicienne qui, un jour, vous fit passer de l’indéterminé au déterminé. Vous étiez un simple égarement en attente de sa confirmation, une boussole privée de nord, un esquif ballotté au gré des premiers courants existentiels. C’est par votre mère, par son affectueuse présence, par son amour à elle à vous destiné, que le monde hostile est soudain devenu accueillant, que la douleur native d’être s’est métamorphosée en palme effusive de joie.

   Ceci, vous l’avez su dès votre adolescence, cet amour en direction de votre mère n’était qu’une réactualisation mythologique, le jeu à bas bruit d’une dramaturgie originaire, la passion de Phèdre pour Hyppolite, autrement dit le tragique de toute vie en butte à l’interdit de l’inceste, au risque mortel de la transgression de la loi, mais aussi à ce qui alimente toute passion, le goût du risque, la confrontation avec la douleur, une progression sur le fil du funambule avec le double plaisir de l’équilibre, mais aussi de la chute toujours possible, sans doute même recherchée inconsciemment. Toute passion menée à sa pointe est provocation, pas de deux avec la mort, dépassement de soi pour atteindre les rives du néant, sacrifier son corps, devenir pur phénomène de soi, aura au large de son propre destin.

   Toute passion est totale, sinon elle n’est qu’une gentille bluette, une fable pour enfants sages. Très tôt, vous avez su que le couple Phèdre-Hyppolite structurerait toute votre vie amoureuse, recherche d’improbables amantes qui ne seraient que le halo d’un amour premier ne s’actualisant jamais qu’à l’aune du souhait, non de l’acte qui constituerait la fin du jeu, l’extinction de la passion. Toute passion vit de soi, attise ses propres flammes, souffle sur ses braises et ne pourrait cesser de le faire qu’au défi du plus vertical dénuement, un tapis de cendres se montrerait pareil à un linceul. Par essence, la passion ne peut que se croire immortelle, abritée de toute contingence, ne pouvant connaître ni la chute ni la disparition.

   Votre passion de la mère conduisait votre regard à découvrir le monde au travers de ses yeux, à goûter les mets par sa langue, à écouter les voix par ses oreilles. Cette hampe de roses trémières qui se balançait innocemment dans le jardin sous le souffle d’un vent printanier : votre mère. Ce tablier à carreaux de Vichy qu’elle portait (votre barboteuse était issue du même coupon) de même que les sarraus de vos compagnons de classe : votre mère. Ce clair-obscur qui baignait la cuisine de « La Petite Maison » : votre mère. Au sein de la rhétorique multiple de l’univers, un lexique, un seul se levait, la voix de votre mère à vous adressée avant même qu’elle ne pût aller à la rencontre des autres.

   Et votre père dans tout ceci ? Certes il était présent et même infiniment présent. Une passion au second degré s’il est possible de s’exprimer de cette manière. Métaphoriquement, si votre mère était la source, votre père était le ruisseau qui coulait vers l’aval, en direction des autres, parmi les complexités de la ruche sociale. Sans doute une passion plus étayée en raison, médiatisée aux motifs divers de la socialisation, lien irremplaçable avec l’image des premières lois, des forces vives que devait canaliser le principe de réalité. Le principe de plaisir, c’était votre mère. Evidence d’une pure jouissance associée au désir, la souffrance supposée de la passion, ce serait pour plus tard. D’abord il fallait demeurer auprès du nid et apprendre les rudiments du vol. Quiconque a ressenti le magnétisme des ondes maternelles ne saurait les oublier. Elles sont un guide précieux, une constante réassurance narcissique dans les épreuves des événements à venir.

    Inévitablement, vos passions se calqueront sur ce motif premier, elles n’en seront que des déclinaisons dont le fil rouge ne sera pas toujours facile à repérer, l’existence est un tel labyrinthe. Dans la généalogie de vos passions, succédant au double nimbe maternel-paternel, en troisième position (mais peut-on établir une hiérarchie des passions ?), la lecture, compagnon indissociable du livre qui en constitue le support. C’est dans la classe de Monsieur Chaliès, à la fin de l’école primaire, que l’éclosion eut lieu. Sans doute les prémisses remontaient-elles bien en-deçà, aux rhizomes mêmes qui installèrent en vous une dévotion peu commune en direction de  tous les motifs de la langue. C’est dans le manuel (mille fois cité, mes habituels lecteurs ne m’en tiendront rigueur) du « Souché » que se tramèrent les liens indissolubles qui vous attachèrent très tôt aux textes. Souvent encore, à cette époque qu’il est convenu de nommer « crépuscule de la vie », nombreux sont les extraits d’anthologie littéraire qui hantent vos souvenirs. Certes ils vous rattachent à un passé révolu mais ils illuminent votre présent, donnent à votre avenir des rives heureuses, délimitent une zone de clarté qui chasse les ombres, dilue les soucis.

   Les ondes du Souché se font encore et toujours sentir comme l’entrée dans un domaine d’élection bien difficile à dépasser. Désormais, tout ce qui viendra à vous le fera sur le mode de la littérature, sur la mélodie de la poésie, assises fondatrices d’une direction à donner à tout ce qui est. Apercevrez-vous le vol d’une compagnie d’oiseaux dans les brumeux matins d’octobre et ce seront « les émotions d’un perdreau rouge » telles qu’évoquées dans « Contes du lundi » d’Alphonse Daudet. Serez-vous surpris par le sourire gracieux d’un nouveau-né et se lèvera en vous le beau poème de Victor Hugo « La sieste de Jeanne » tiré de « L’art d’être grand-père ». Des cultivateurs croisés au hasard des chemins : « Deux braves paysans » du « médecin de campagne » de Balzac. Un sentiment de peur vous saisit-il et aussitôt vous êtes transporté dans le temple de Monsieur Lambercier, à la recherche de la Bible que vous êtes censé lui ramener, saisi de frayeur par l’obscurité de l’édifice, pareil à Jean-Jacques se racontant dans les belles pages de « L’Emile ». Ainsi défilent dans votre panthéon littéraire, aussi bien Racine que Flaubert, aussi bien « Le Génie du Christianisme » que « Germinal » ou « La Mare au Diable ». En quelque sorte un univers intime dans lequel trouver des raisons d’espérer et de jouir de l’instant présent. Le pouvoir de la lecture est tel qu’il efface, tout autour de vous, la dimension de l’espace, qu’il réduit le temps à la taille de l’infime, du donné immédiat, sans retour vers le passé, sans projection vers l’avenir.

  

   [PARENTHESE – Ecrire sur la passion ou tâcher de le faire comporte toujours deux écueils : en dire trop ou bien, inversement, laisser la passion dans les limbes,  la limiter à l’indécision de son être. Parler de la passion, sauf à vouloir demeurer dans l’abstrait, implique le Soi et son démontage pièce à pièce, exige d’inciser la peau au scalpel, de fouiller les chairs pour y trouver ce qui alimente ce curieux sentiment aussi vif que la braise. Seulement l’on est toujours comme ces exécutants de la médecine légale, de ses investigations ne résultent, le plus souvent, que des constats amers, la chair est esseulée que la vie a désertée et la passion de même si elle n’a jamais existé. Cependant il faut tenter de décrire de l’extérieur du cercle (décrivant, l’on est toujours nécessairement hors l’orbe des passions) autrement dit faire venir au jour ce qui ne peut briller que dans l’obscurité. Il s’agit d’une réelle exhumation dont l’ardeur risque bien de souffrir, elle qui n’a de raison d’être que du centre même de sa brûlure. C’est ainsi, la fonction symbolique fait ce qu’elle peut, avec les moyens dont elle dispose. Aussi le recours aux métaphores s’impose-t-il comme la seule voie possible d’énonciation, le réel dût-il souffrir de ne figurer qu’à titre d’approximation.

   Si la passion était un fruit (non, ce ne serait nullement le fruit de la passion, la tentation fût-elle grande !), ce serait une pêche, ce fruit si sensuel, si capiteux, si généreux, tel que représenté par Cézanne dans « Nature morte aux pêches et aux poires ». Dans ce tableau, les pêches exultent, débordent de soi, elles sont une effusion en direction de qui en connaîtra la pulpe savoureuse, le trait souple, duveteux, l’enveloppe charnelle, le parfum délicatement sucré. Nous ne savons si Cézanne éprouvait une dilection pour ces fruits en particulier, ce que nous pouvons affirmer, c’est que sa propre frénésie de peindre infusait tous les objets auxquels elle se rapportait, nous les offrait comme son ressenti le plus intime.

   Si la passion était une représentation picturale, ce serait « Nu couché » de Modigliani, cette libre venue à soi du Modèle, cette peau infiniment luxueuse, faite de terre et de touche aurorale, cette subtile variation entre nacarat, incarnat avec une once d’ambre, cette carnation purement, nativement solaire, cette ouverture au monde, ce pur vertige. Un homme passionné pourrait-il peindre autre chose que des Modèles passionnés ?

   « Le peintre en herbe brûle déjà de passion pour son art, car d’après sa mère il peignait « tous les jours et tout le jour. »,

   voici ce que nous dévoile un très bel article intitulé « Modigliani ou le magicien des excès » publié sur le Site « mieux vaut art que jamais ». « Magicien des excès », tout ici est dit de l’essence de la passion : magie et excès unis pour transfigurer le réel, lui donner de royales assises puis le doter d’un envol, d’un arrachement à la pesanteur terrestre, essor infini, surabondance, art de la démesure (« hubris » des Anciens Grecs, les dieux sont proches qui pourraient se venger de l’insolence humaine, de la prétention des Mortels de les égaler, eux, les habitants de L’Olympe),

   Saut dans l’exubérance, sentiment dionysiaque d’exister hors ses propres frontières, de faire se dilater les choses jusqu’à leur possible déflagration. Car il y a bien de ceci dans le germe expansif de toute passion, devenir « maîtres et possesseurs de la nature » selon la belle expression de Descartes. La « nature » : tout ce qui vient à soi et peut se donner, s’offrir comme un fond sur lequel exercer sa puissance, sa domination, plier la réalité au feu de sa volonté, faire de ce que nous rencontrons une banlieue de son être, une chôra dont on serait le centre et la périphérie, autrement dit un tout en soi assemblé. Se fondre en sa passion, afin qu’illuminé par cette curieuse alchimie, nous puissions nous découvrir comme cette œuvre portée au Rouge, cette incroyable Pierre Philosophale dont la passion est, tout à la fois, le tremplin et le reflet.

   La passion est une esthétique, une forme existentielle, la pente singulière selon laquelle le Soi se donne au monde. Elle n’est pas une éthique. Il n’y a pas de bonne et de mauvaise passion. Il n’y a pas de basse et de haute passion. Le passionné ne choisit nullement le feu qui va le consumer. Il se donne avec entière confiance à ce qui le soutient et le motive, le fait aller de l’avant. La passion ne peut qu’être pleine et entière, sans reste qui demeurerait on ne sait où, dans la proximité du passionné. La passion est entière, irréversible, augmentant son emprise et sa royauté chaque jour qui passe. Chaque instant voué à la passion constitue un accroissement concomitant de l’être, un élargissement de son aura. Jamais l’on ne peut être passionné à temps partiel. Passion est totalité ou bien n’est rien. Voyez « La Passion du Christ », ce puissant archétype sur lequel se greffent toutes les passions humaines inscrites dans le siècle. Etonnante polysémie qui dit la Passion du Christ selon deux modes : un mode relié au génitif objectif, le Christ est la Passion même. Un mode relevant du génitif subjectif : la Passion des Pêcheurs pour le Rédempteur. Ici, l’on voit bien que cette étrange exaltation ne saurait supporter nul euphémisme, que son rayonnement ne peut qu’être solaire, son royaume sans partage.

   Mais quel est donc le passionné qui accepterait que son sentiment soit qualifié de passe-temps, d’occupation, de loisir ? Non, nous sentons bien ici que la passion est d’une autre nature, qu’elle entraîne celui qui en dépend aux limites de lui-même, dans une zone « transitionnelle » qui serait bien difficile à définir par le sujet qui en est le centre d’effectuation, par le voyeur qui n’en peut jamais juger que les effets externes, les signes pareils à du morse ou à d’énigmatiques hiéroglyphes. Car nulle passion ne se laisse déchiffrer au simple motif que son essence est quasiment insaisissable. Avant la passion nul ne peut rien en dire. Pendant la passion l’évènement est si fort qu’il rend aphasique celui qui en est affecté. Après la passion, comme après les joutes amoureuses, une manière de vague mélancolie teinte la scène passée des couleurs d’une amère nostalgie. A la manière de qui est captif de la « noire idole », tout est à recommencer dont rien ne demeurera que le vif au plein de l’âme d’un désir de se précipiter, tel Empédocle, encore et encore dans la gueule du volcan, au milieu de la fournaise, là où se donne l’ivresse de l’abîme. Si la nature de la passion demeure hors d’atteinte, c’est bien au prix de la curieuse temporalité toujours en fuite dont elle est tissée, de la condensation d’un espace dont le lieu se reconfigure sans jamais faire halte. La passion, portée à son acmé, réalise la fusion, en l’unique, du passionné, de la passion, de l’objet de sa passion. Une trinité devenue unitaire. Une pluralité devenue singularité.

   Mais ici, de manière à pénétrer plus avant la passion, il convient de revenir à la relation originelle mère/enfant. Ce qui est beau, au-delà de toute expression dans cette intime communauté, c’est la quasi-fusion qui attache les sujets, les confond, les place dans un vis-à-vis sans distance, dans un temps entrelacé. Chair de la mère qui est la chair même de l’enfant. Nul objet ne pourrait s’intercaler, nulle présence faire écran, sauf à ruiner l’image spéculaire en écho, ce qui reviendrait à détruire le socle d’une grâce. Oui, c’est bien d’une grâce, d’un charme dont tout échange passionnel est tressé. Tout s’illumine qui est touché par son surgissement. Le bonheur subtil éclot, lui qui attendait dans l’obscurité sa venue au jour, sa douce parution.

    Voyez un lecteur occupé à la tâche de lire. Rien ne compte plus alentour. Seul le livre posé sous le cercle blanc de la lampe mérite attention. C’est comme si, par magie, le tout du monde s’effaçait, ne laissant en présence que l’objet élu et le configurateur de l’élection. Depuis la plage claire semée de signes noirs semble se lever un invisible poudroiement en direction de l’Attentif. Depuis les yeux de l’Attentif semblent se donner d’impalpables rayons, semble diffuser un train d’ondes à l’étrange pouvoir. Une mystérieuse eau de source relie qui-lit à ce-qui-est-lu en une seule et unique sensation.

La chair de l’homme devient signe. Le signe devient chair.

    Oui, lire passionnément suppose une incarnation de la lettre, une symbolisation de la chair. Il faut créer les conditions d’une équivalence, il faut mettre en correspondance l’homme et la littérature, faire coïncider la phrase et l’émotion interne, faire du texte la nourriture du corps. Etrange mécanisme physiologique, étonnante manducation de ce qui est langage, qui se métamorphose et procure au lecteur jouissance et sensualité, tout comme la pêche dégustée inonde de plaisir le palais, met en relation avec la prodigalité de la nature.

L’être de l’homme devient l’homme de lettres,

   celui dont on pourrait tracer l’esquisse en assemblant consonnes et voyelles, en convoquant les signes de ponctuation, les subtilités orthographiques, les inépuisables ressources de la rhétorique, les fleurs de la pure poésie. Il n’y a vraiment d’essence passionnelle dans l’acte de lire qu’au motif de ce versement d’une précieuse ambroisie, le texte, dans la profondeur insondable de la jarre humaine. Porter à soi un fragment d’anthologie, le faire sien, l’immerger au plein de son être revient à jouir d’un breuvage divin, à transcender le réel, à orner sa haute cimaise des faveurs de ceux qui connaissent la valeur plénière des choses, des chercheurs d’absolu, des explorateurs de beauté.

    Mais il faut reprendre les équivalences symboliques. Si la passion était air, nul ne serait surpris qu’elle se donnât sous l’impétuosité du Mistral balayant la plaine de cailloux de la Crau, sous la vigueur de la Tramontane envahissant le Golfe du Lion, du Grec bleuissant les côtes de Malte, du Libeccio couchant l’Île de Beauté sous ses coups de boutoir.  

   Si la passion était eau, comment ne pas l’envisager sous la forme des tornades, des cyclones à l’œil dévastateur, aux chutes se précipitant dans de profonds canyons, aux déluges multiples qui sèment sur la terre toutes sortes de désolation ?

   Si la passion était terre, ce ne seraient que convulsions de glaises, agitations désordonnées de mangroves, failles telluriques, jets de vapeur, projection de lapilli, rivières de lave cascadant sur la pente des montagnes.

   Si la passion était feu, on n’apercevrait que d’immenses incendies, de géants autodafés, des bûchers élevés sur des places publiques, des forges de Vulcain crachant leurs fleuves d’étincelles.

   C’est toujours le paroxysme qui se donne en premier lieu à l’évocation de la passion, la frénésie, sinon la fureur.

    « L'émotion agit comme une eau qui rompt la digue ; la passion comme un courant qui creuse toujours plus profondément son lit. »

                                (Kant - « Anthropologie d'un point de vue pragmatique »)

  

   Oui, nous les humains, nous que limite la finitude, nous que la force délaisse peu à peu, nous qui souhaiterions être dotés d’une infinie « volonté de puissance », nous rendre égaux aux dieux, que nous reste-t-il, pour les plus obstinés au moins, que de nous en remettre à une passion qui nous arrache « aux fers » de notre condition humaine ? Une vie sans passion est sans doute une vie triste, sans relief, sans surprise. Or, hommes vivant sur le cercle de la terre, sous la vaste avancée du ciel, hommes la plupart du temps égarés parmi la vastitude et la reconduction identique à l’infini de la trame des jours, il nous est demandé de nous étonner, de rejoindre cette belle interrogation grecque du « thaumazein », terme que l’on traduit parfois, dans sa valeur la plus commotionnante, par « stupéfaction », « sidération ».

    Oui car vivre, exister et éprouver la « merveille d’être » ne va pas sans frôler quelque danger, sans tutoyer l’aporie définitive de notre présence ici et maintenant. Or, s’il en est bien ainsi de la marche en avant de la condition humaine, comment pourrait-on éviter de faire venir la passion à notre chevet ?

En raison même de ses vertus cathartiques ?

D’une sorte de démesure à conférer à l’amour ?

D’un élan à dépasser la volupté ?

D’une impulsion à donner aux félicités intellectuelles ?

D’une amplitude à insuffler

dans le réseau serré des concepts ?

  

   A chacun de choisir la voie selon laquelle sa passion trouvera à s’exercer.

   A la vérité, existe-t-il des êtres si détachés, si ennuyés de la vie que leur tracé émotionnel consisterait en un électroencéphalogramme plat, une indifférence à tout, une apathie radicale face au réel ? Même les ascètes ou les anachorètes ne le pourraient, eux qui trouvent dans la solitude, le retirement, le dénuement, les sources mêmes de leur motivation et, sans doute, se lèvent en eux les lianes d’une passion qui, loin d’être volubile, n’en est pas moins affirmée en son fond.

   Et il faut encore dire la passion en images, lui donner des gages quant à son immense polyphonie. Si la passion était une fleur, l’on penserait immédiatement aux « Tournesols » de Van Gogh, à leur irradiation solaire, à la folie que le Hollandais a logé dans leur cœur, aux pétales agités, à l’intensité de leurs couleurs, bien plutôt flammes, feu, que simples pâtes jaunes de chrome, cuivre et corail.

    Si la passion était un arbre, d’emblée l’on apercevrait l’olivier au tronc bulbeux, convulsif, son lacis de branches torses, ses feuilles hirsutes semblables à une chevelure emmêlée, broussailleuse. 

   Si la passion était paysage, elle se révélerait prioritairement tel un vaste canyon, celui bien connu du Colorado avec ses roches couleur de sanguine, de safran, d’aurore, immense polychromie que redouble le bleu intense de l’eau, le vert cru de ses rives.

   Si la passion était école de peinture, elle serait fauvisme à la Derain (et rejoindrait en ceci le « Nu couché » de Modigliani), elle serait expressionnisme, à la manière du « Portrait de Madame Matisse à la raie verte », par exemple, étonnement chromatique s’il en est !

   Si la passion était sculpture, l’on penserait aux créations du couple Jean Tinguely-Niki de Saint Phalle. Tinguely avec ses exubérances cinématiques. Saint-Phalle avec ses « Nanas » plantureuses, violemment colorées.

   Si la passion était musique (sans doute la forme d’art la plus adéquate à en révéler la nature), elle serait sans doute sur le mode baroque, enjoué, appelant les mouvements les plus vifs, allegro, vivace, presto, prestissimo. Puis, sur le mode romantique, une expressivité de plus en plus affirmée allant crescendo, depuis l’agitato au vivace, en explorant la gamme des con brio, con fuoco, maestoso, risoluto, vivace. Enfin, on l’aura compris, ici l’on n’est nullement dans la douce rêverie de l’adagio ni dans la douceur de la fugue, mais dans la vivacité de l’allegro, la rapidité de la gigue, l’entrain de la sarabande, la pétulance du scherzo, l’allant du presto, le mordant du pizzicato. Tout se donne sur le mode du concerto, de la rhapsodie, de la sonate, de la symphonie.

   Toutes ces analogies font signe en direction d’une exacerbation des sentiments, d’une polyphonie heureuse, d’une félicité, toutes choses étouffant dans l’œuf l’ennui, la langueur d’âme, la possibilité toujours ouverte de la chute dans les ornières de la mélancolie. Nulle sonate n’est triste en soi, nul concerto ne tire des larmes. Nul amour ne traîne avec lui une charge de chagrin. Certes, le plein est toujours ce qui comble et rassure. Toute passion est hauturière qui navigue loin des récifs de la côte. C’est parfois le retour au port, le mouillage, la révision de la carène, le calfatage, toutes actions adventices qui, installant une vacuité dans le cours heureux de la passion, font soudain surgir son envers, cette manière d’apathie existentielle, d’ennui infini qui confine à la perte du sens, à l’absurde et parfois la fin du jeu consiste-t-il en un pur tragique.

   Pour cette raison, il serait non seulement vain, mais inexact de peindre cette exaltation de soi à la mesure d’une clarté sans faille, d’une illumination de tous les instants. C’est dans les interstices temporels de la passion que s’introduit ce qui la mine et, le plus souvent, la détruit. En vertu de ceci, il convient de l’alimenter chaque jour qui passe, l’assurer d’un futur, lui donner son aliment, tout comme l’on nourrit une bactérie, une levure en leur apportant leur part de glucose journalier. Ce métabolisme de la passion a cependant des qualités singulières. Lié de près aux variations et fluctuations de la psyché, tantôt il fréquente les parages du plaisant, de l’impassible, tantôt il verse dans l’abîme du pathos et se teinte de bien pâles lueurs. Par définition la passion est exigeante, aussi est-elle difficile à entretenir et il convient donc de souffler sur les braises, de faire jaillir des bouquets d’étincelles. On est toujours intraitable, exigeant avec ceci même sur quoi on a dirigé son intérêt, polarisé son amour. L’équilibre est donc fragile. Constamment remis en question.]

  

   Mais le Souché de l’école primaire n’a pas été seul à l’œuvre. Bien d’autres livres se sont annoncés telles des Muses prolixes, des guides précieux sous lesquels la passion vivait sa vie sans doute tumultueuse mais que la beauté des textes littéraires calmait, assagissait, la rendant, sinon inapparente, du moins discrète, mais non moins sensuelle, caressante. Une présence à l’ombre de qui vous étiez, un genre d’amitié naturelle, une sorte d’évidente affinité. La liste des œuvres qui portait votre être à son entièreté serait bien trop longue et fastidieuse. Citons seulement la découverte d’un auteur devenu, au fil du temps, l’orient au gré duquel s’affine votre intérêt pour la lecture, se précise le travail d’écriture qui sera le vôtre bien plus tard. Suivant une longue période de disette littéraire, la découverte un jour de « Trois villes saintes » (un long article relate cette découverte), la révélation d’un talent d’écriture hors du commun, celui de J.M.G. Le Clézio que le Prix Nobel de Littérature a couronné en 2008. « Trois villes saintes » était le point de départ d’une lecture fiévreuse de l’ensemble des ouvrages de cet immense écrivain. Pages lues et relues des centaines de fois, jusqu’au vertige. Votre passion rencontrait une autre passion, s’accomplissait au gré d’une œuvre passionnante. Mais ici, il faut citer quelques extraits et tâcher d’en tirer un commentaire, montrer comment une permanente exaltation (surtout dans les œuvres qui précèdent « Désert ») parvient à une écriture tendue à l’extrême, vibrante, pulsionnelle, éruptive, hyperesthésique, polysensorielle. Aucun des prédicats cités ne pourrait épuiser la richesse de l’inspiration, reproduire la force des métaphores, décrire la pluralité des inventions.

      

    D’abord deux extraits tirés de « L’extase matérielle » :

  

   « Mais ce qu’il faut intensément, passionnément sentir, c’est ce qu’il y a de dramatique dans chaque vie humaine. Je voudrais dire ce qu’il y a de possible drame dans chaque morceau de chair, dans chaque geste, dans chaque sensation et parole. Le vrai, le seul drame, avec, au centre, pour le diriger, pour le rendre raide, l’idée de la fatalité. La fatalité d’être vivant sur terre, sorti du néant, jeté dans le chaos brutal et frénétique de l’existence. »

  

   On mesure d’emblée combien le langage sera le lieu même des plus terribles et étonnantes convulsions. En quelque façon un existentialisme de combat où il faudra, pied à pied, s’assurer d’un lieu où vivre, créer les conditions d’un possible avenir sous la menace d’un destin au relief tragique. Tout, ici, est transi d’effroi, jusqu’en la texture de la chair, dans le moindre des gestes, les émissions de la parole. Tout, ici, est empli de l’étrange sensation de la finitude. Ce qui, bien évidemment, détermine ce langage pressé, ce scalpel des mots qui fore jusqu’au détail le plus intime de la condition humaine en sa marche cahotante, hésitante, toujours placée sur le bord de quelque précipice, ce qui l’autorise donc et sans doute l’exige, cette hâte constitutive des états éprouvés hors la commune mesure.

   Passion en tant que pathos. Toute idée de félicité est aussitôt répudiée.

  

   « Donc, je me sens à tous points de vue un « inachevé ». Moi qui aime passionnément l’exactitude, je sacrifie sans cesse au démon du flou, du vague, de l’imprécis. J’ai besoin de cette ouverture. J’ai besoin de fuites. »

  

   Comment ne pas repérer, dans cette écriture, les thèmes essentiels que rencontre tout passionné : inachèvement de soi, attrait à la fois pour la précision et pour son envers, fuite permanente hors ses propres limites ? En soi, le passionné est celui qui vit douloureusement son incomplétude, son manque-à-être. Ce qu’il ne peut trouver en son intérieur, il le demande et le cherche résolument dans son activité de lecture, d’écriture et, aussi bien, dans son geste quasiment maniaque d’appropriation d’un domaine dont il a fait sa terre d’élection, jardinage, astronomie, collection de pièces de monnaie ou de babioles sans aucune importance, sauf pour celui qui a jeté sur elles son dévolu, qui en a fait le centre même de sa vie.

    Passion en tant qu’ambiguïté foncière du Soi.

      

   Extrait de « Terra amata »

  

   « Plus rien ne comptait que cette explosion de vie, cette explosion unique et belle. Issue de la longue nuit opaque et insensible, il y avait maintenant cette boule de feu, plus lumineuse qu’un million de soleils, qui était enfermée à l’intérieur du corps et fulgurait. La blancheur est dure, elle fait mal, elle écorche, mais cette douleur est aussi la plus grande des jouissances, parce qu’elle est l’action de la vie. Il y avait tant de choses à croire, ici, tant de choses à aimer, haïr, toucher, boire, regarder, sentir, comprendre, entendre, juger, souffrir, espérer. Il y avait tant de peur, tant de mal, de douceur, de bruit ou de froid. Du plus lointain du temps ou de l’espace, cette richesse était venue jusqu’à Chancelade, homme parmi les hommes, habitant de cette planète, et l’avait transformé en bombe. Tout cela était là, présent, palpable. Cela méritait plus que des mots, cela méritait des cris vraiment, des hurlements à pleine gorge, debout sur le trottoir, face aux autres hommes. Ils n’auraient peut-être pas compris, mais c’était pourtant ça qu’il fallait faire ; ouvrir la bouche et hurler de toutes ses forces, à 3 heures de l’après-midi, avec les veines du cou et des tempes gonflées à se rompre :

 

HAAAAAAAAAAAAAAAAAAAARRRRRRH ! »

  

   Ici, le registre passionnel est porté à son comble, à sa dimension incroyablement paroxystique. Le langage est pareil à un sismographe dont l’aiguille sensible enregistrerait les moindres tellurismes de la terre humaine, archiverait les mouvements les plus subtils d’une âme en proie aux songes les plus inquétants. Car Chancelade-le-passionné, du plein de l’angoisse qui l’habite et le chamboule de fond en comble, ne veut rien perdre de ce qui agite et traverse la planète. Il veut s’emplir de tout ce qui vit, rayonne, dont il pense que l’effusion pourrait bien combler le vide abyssal au-dessus duquel son existence d’éphémère s’est édifiée à défaut d’y trouver un sol stable. Alors il faut inventorier, archiver dans la masse opaque de son corps, dans la fibre de sa chair, dans la pupille de ses yeux, au bout de ses doigts, dans les replis de sa conscience, toutes les choses qui apparaissent et veulent bien se donner à la manière de rapides certitudes. Car il n’y a pas de temps à perdre. Car il n’y a nul espace à négliger. Tout devient infiniment préhensible, tout devient substance dont tirer son profit pour qui veut échapper à son propre chaos, au chaos du monde qui n’est jamais que le reflet de l’humain en sa propre perdition, livre immense qui assemble laborieusement les signes universellement éparpillés.

    Sans cesse il faut phagocyter tout ce qui passe à la portée, sans cesse il faut s’assurer de son être pris au milieu du fatras, de l’enchevêtrement de l’exister. Sans cesse il faut être ce Sisyphe qui remonte éternellement sa pierre sur la pente de la montagne. Sans cesse, de manière strictement obsessionnelle, il faut jeter qui-l’on-est au centre du tohu-bohu, tout en haut de la Grande-Roue-du-Destin, sur tous les chemins du monde, ce monde dont Montaigne nous dit qu’il « n'est qu'une branloire pérenne. Toutes choses y branlent sans cesse : la terre, les rochers du Caucase, les pyramides d'Egypte, et du branle public et du leur. La constance même n'est autre chose qu'un branle plus languissant. » Mais qu’affronte donc avec son cri à pleine gorge, Chancelade, sinon cette « branloire perenne » qui, depuis l’origine et jusqu’à la fin des temps oscillera, pareil à un toton fou ?

   Poussant son hurlement, ce summum de la passion devenu cri à la Munch, Chancelade, du fond de sa lucidité, sait bien qu’il ne pourra exorciser tous les maux qui le frappent, qui sont constitutifs de sa nature d’homme. Fonction jaculatoire, jaillissement ardent depuis le Soi en direction de ce qui n’est pas Soi qui, aussi bien, peut résulter d’un immense chagrin, d’une débordante volupté, d’une passion exacerbée. Tout équivaut à tout lorsque l’excès est le seul mode de lecture du monde. Mais face au chaos, à la misère, à la souffrance, mais face à la pure joie, au bonheur communicatif, à l’œuvre belle, peut-on se déposséder de ce bien précieux qu’est toute passion, ce fleurissement de l’être sans quoi l’existence ne serait qu’une erreur ?

 

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17 octobre 2021 7 17 /10 /octobre /2021 16:31
Anicet le gemmeur

Source : Landes -Terres des possibles

 

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   Anicet est un homme dans la force de l’âge, il va vers ses cinquante ans. C’est un habitant typique de ces belles Landes de Gascogne, un habitué des bois, un familier des clairières et des étangs, des sols sablonneux qui s’étendent à l’infini, un amoureux du peuple des arbres, ces hauts pins maritimes ou pins de Corte aux troncs semés d’écailles qui vont de l’amarante au vert de gris, ces géants aux fûts qui montent haut vers le ciel, leurs aiguilles bougent sous le vent venu du proche Océan. Anicet, à l’exception de quelques escapades en ville, n’a jamais connu que cette terre de bruyères et de fougères, cette terre si douce et rassurante, sorte d’asile ondulant sous sa marée verte. Ici, rares sont les passants, parfois quelques égarés sortis de leur sentier, et bien plutôt des renards, des fouines, des chevreuils et des sangliers. C’est ceci qu’aime Anicet, cette vie si près de la nature, cette vie certes rude, rustique, un brin ascétique mais la seule qui, pour lui, soit recevable. On n’a pas vécu un demi-siècle au milieu des grumes et des odeurs de résine sans en porter, gravée dans la chair, cette sensation presque amoureuse, en tout cas cette empreinte indéfinissable qui vous détermine tout autant que la couleur de vos yeux ou la teinte de votre peau.

    Le Landais habite dans une modeste maison, sa taille fait penser à une cabane plutôt qu’à ces vastes demeures qui occupent habituellement le centre d’un airial. C’est sa maison natale et l’héritage de ses parents, ceci explique sans doute son attachement à ce bien qui est le seul qu’il possède. Il n’a pas de voiture, seulement une vieille bicyclette avec laquelle il se rend parfois au village voisin pour y effectuer quelques emplettes. « La Blanche » - c’est le nom affectueux qu’il a donné à son logis -, possède un toit de tuiles roses, une façade à colombages blanchie à la chaux, des fenêtres étroites, un grenier de petite taille. En dehors d’un appentis où le gemmeur range ses outils, ses récipients, son milieu de vie est constitué d’une pièce unique, à la fois cuisine, chambre, pièce d’eau. Il possède une cuisinière à bois en fonte émaillée, une cheminée, une table en pin, deux bancs. Une étagère porte quelques livres et revues anciennes, la lecture étant le seul loisir qu’il s’octroie en dehors de son travail de forestier. Son territoire fait penser à une île. Une lagune de forme ovale s’étend devant sa maison, entourée d’une clairière semée de hautes herbes jaunes pareilles à celles des savanes, quelques chênes, des châtaigniers, des pins parasols constituent un horizon dont, chaque jour, ses yeux s’abreuvent avec plaisir. Peut-être n’existe-t-il guère de satisfaction plus complète que de se contenter du simple et d’y trouver les ressources les plus vives.

    Une journée dans la vie d’Anicet

 

   L’automne vient d’arriver. Un automne généreux comme on les aime dans cette belle région de Gascogne. Lumineux avec, parfois, surtout le matin, de fines nappes de brouillard qui voilent la cime des grands pins. L’air est frais, cristallin, il sonne à la manière d’un joyeux carillon, il vient dire aux hommes l’heure de se lever, de plonger dans l’eau matinale du jour, de s’immerger dans la libre venue des choses. Joie de l’éveil qui précède et annonce celle du labeur familier qui attend, là-bas dans le pli muet de l’heure. Sur son tapis de fougère et de toile, Landia, la chienne griffon bleu surveille d’un œil le dernier sommeil de son maître. A la manière d’un sixième sens, peut-être au frémissement du simple déplissement de l’air, elle sait que l’heure approche de quitter la couche, de sortir gambader sur le sol devant la maison. Landia ne s’y est pas trompée, bientôt Anicet s’étire et son grand corps mince et nerveux fait grincer le sommier. Le gemmeur est à peine levé que la chienne vient chercher une première caresse. Maintenant la porte est ouverte par laquelle entre une longue coulée d’air frais, vivifiant. Landia est sortie, sans doute flaire-t-elle la trace de quelque gibier passé par ici pendant la nuit.

    Anicet a versé le contenu d’un pichet d’eau dans la vasque en céramique. Il a humecté son visage du bout des doigts. Il a saisi la grosse pierre de savon noir sur laquelle il fait ondoyer son blaireau en des mouvements aussi souples que précis. Il aime ces gestes simples mille fois recommencés. Ils sont pareils à une clepsydre qui compterait, tout au long de l’écoulement de ses gouttes, le passage du temps humain, ce temps si mystérieux, indescriptible, sauf à être inclus dans ces petits riens qui en façonnent la pâte ductile, lui attribuent une forme si singulière. Par petites touches successives, le blaireau dépose sa mousse sur le visage, lui donne toute son onctuosité. Première attention à soi qui inaugure le mouvement d’une nouvelle journée. La lame de rasoir crisse sur la toile de la peau. Dans son miroir taché de chiures de mouche, Anicet suit la progression du rasage, palpe des doigts les zones encore traversées d’ombres nocturnes, manières de courtes broussailles qui s’effacent bientôt.

   Landia est revenue de son inspection matinale. Elle fait de rapides allers et retours dans la pièce, impatiente de prendre son premier repas. Rituel immuable auquel se consacre Anicet, dans une grande écuelle en émail, il verse la pâtée préparée la veille. La chienne remercie et lape sa bouillie avec entrain. Anicet a allumé un feu de bois qui crépite dans la cuisinière. Il dépose deux grosses tranches de pain sur les cercles de fonte, une odeur caramélisée se répand dans la pièce qui se mêle à la senteur torréfiée du café noir. Il mange lentement les tartines qu’il a recouvertes du miel qu’il produit, un miel de caractère à la teinte ambrée, à l’odeur forte, à la saveur boisée, amère, corsée. Ce miel, c’est un peu de lui-même, une faveur que la nature lui a accordée par l’entremise du peuple des abeilles, par les arbres centenaires qui ont fait le don de leurs fleurs. Cette existence, où l’homme est si proche des éléments qui l’entourent, cette prodigalité du vivant à son endroit, le Landais en connaît tout le prix et lorsque le miel touche son palais, y déploie son arôme puissant, c’est un peu comme si l’énergie de la terre pénétrait en lui pour lui dire la beauté d’être ici, si peu séparé des choses, leur naturel prolongement en somme.

   Cette impression d’être relié à son terroir, déjà enfant il en avait ressenti les ondes au centre même de son corps lorsqu’il partait pêcher les grenouilles parmi les nénuphars des étangs ou bien qu’il essayait d’attraper des libellules au corps de verre dans de grands filets. C’est de cette manière lente que se sédimentent, au sein de l’âme, ces mille souvenirs qui, plus tard, seront l’architecture d’une vie d’homme consacrée à faire corps avec ce qui lui est le plus proche, ce pays qui l’a vu naître, qui l’a porté dans ses brumes au printemps, l’a installé parmi les étoiles de givre en hiver. Il n’y a guère sentiment plus exaltant que de se sentir enclos dans sa terre, d’en faire partie, de n’éprouver nulle différence de soi avec le mauve des bruyères, la vibration de l’air, la vitre des étangs où se reflète la courbe immense du ciel.

   Maintenant il est l’heure de s’occuper des pins qu’on nomme ici « arbres d’or », en raison de la couleur qu’ils prennent au crépuscule sous la douce caresse des rayons du soleil, mais aussi, mais surtout parce qu’ils sont la source de revenus essentielle, celle grâce à laquelle le Résinier vit, complétant son ordinaire de quelques travaux d’abattage de grumes qu’achète la scierie voisine. Dans son appentis, Anicet prend ses outils, suivi de près par Landia qui est comme son ombre, une présence précieuse pour qui vit seul au milieu de la forêt. Sans un animal de compagnie l’existence serait bien trop sombre, sans écho du vivant, privée des mouvements joyeux de celle qui est devenue, au fil des jours, son amie, sa confidente. Anicet pose ses outils au pied des grands arbres. Il les regarde longuement avant de les « blesser » comme on dit ici. La blessure est nécessaire afin d’extraire la sève mais elle n’est nullement agressive, Anicet aime trop ces géants des sables dont les touffes d’aiguilles se perdent dans la mare liquide du ciel. Il doit entailler les arbres à bonne hauteur. Il dresse contre un tronc le pitèir, genre d’échelle à un seul montant grossièrement entaillée de marches sur laquelle il doit tenir en équilibre.

    A l’aide d’une lame tranchante Anicet prépare la carre, il enlève l’écorce à coups réguliers, prenant soin de ne pas entamer l’aubier. A chaque entaille, la lame fait un bruit sourd, onctueux qu’on penserait presque affectueux. C’est ceci l’art du geste artisan, effleurer les choses avec amour et précision, ne jamais excéder la mesure, demeurer dans l’exactitude qui, seule, assure la tâche vraie, fixe la loi native du jour. Tous les gestes ultérieurs ne seront que des prolongements, des déclinaisons des premiers. En ce domaine, bien plus que la hâte, c’est la précision, le méthodique qui conduisent le bras, la main à l’endroit même de leur plus noble mission. N’importe qui serait capable de retirer l’écorce, peu en vérité l’accompliraient dans les règles de l’art. Grâce à une incision courbe, le Gemmeur introduit le crampon en zinc qui recueillera la résine, il fixe au-dessous le pot en terre cuite vernissée. A l’aide du hapchòt, genre de hache effilée, à l’extrémité recourbée, il pique l’aubier qui se déplie en gemmelles, fins copeaux qui chutent au sol, pareils à un silencieux grésil. Parfois Landia s’ébroue, en chasse quelque fragment échoué au milieu de son épaisse toison.

   Puis, après avoir piqué plusieurs arbres, il décroche des pots pleins de résine, en verse le contenu dans de grandes caisses en bois qu’ensuite il transvasera dans des bidons en zinc destinés à la distillation. A intervalles réguliers, Anicet boit de longs traits d’eau fraîche à même le goulot d’une gourde en peau. Landia est attentive aux faits et gestes de son maître. Elle connaît tout le lexique selon lequel s’enchaînent les fragments du jour qui s’assemblent pour donner lieu au temps concret qui se déploie ici à la lumière des tâches forestières. C’est un peu comme d’avoir une horloge interne, d’éprouver le subtil cliquetis de leurs rouages, d’avancer dans l’heure avec la certitude d’être à l’endroit irremplaçable de son être.

    Midi a sonné au clocher du village voisin. Le vent de l’Océan apporte le son avec lui, parfois net, parfois plus distant, comme enveloppé de brumes. Depuis le mystère de son instinct animal, Landia a compris qu’il était l’heure de rejoindre « La Blanche », d’y grappiller quelques miettes du repas préparé par Anicet. Le gemmeur a chargé ses outils sur son épaule gauche. De la main droite il ramène une caisse emplie du précieux liquide, des gouttes perlent sur le bord du bois, telles les larmes gélatineuses d’un cierge. Dans le carré de terre entouré d’une clôture de lames de bois, son jardin, Anicet choisit une belle salade pommée, cueille des pommes à la peau lumineuse, un peu flétrie par endroits. Il est uniquement végétarien, par vocation, par respect aussi de la vie sous toutes ses formes. Certes, ici le gibier n’est pas rare et il lui suffirait de tendre quelques collets pour attraper des lapins, des lièvres, mais son sens de la liberté est bien trop immergé en lui pour qu’il en trahisse le serment.

 

Lui, Anicet est libre.

 Elle, Landia est libre.

Eux, les animaux de la forêt,

 il les veut libres,

totalement libres.

Souvent, le soir, lorsque le crépuscule approche, que les ombres se font longues, il glisse un œil derrière sa longue-vue et se réjouit du spectacle d’un chevreuil venant s’abreuver à l’étang, de l’image d’un perdreau picorant des graines, du glissement brun et blanc d’une belette en maraude. Et les animaux qu’il ne peut surprendre sur-le-champ, il en débusque les empreintes dans le limon autour du point d’eau : les cinq doigts griffus du ragondin, les traces légères des petits campagnols, les coussins réguliers des renards, les deux lunules profondes des sabots du sanglier. C’est toute cette topologie anatomique des espèces sauvages qu’Anicet porte en lui à la manière d’un sceau singulier, d’un répertoire dont il aime la somptueuse rhétorique, une manière de symphonie du monde dissimulé aux yeux des Distraits et des Pressés. Vivre dans le simple, ceci : avancer au rythme souple du brin d’herbe, respirer l’illisible fragrance du minuscule lotier corniculé, du liseron des dunes, débusquer, sous le revers de la feuille, tout un univers microscopique qui est le privilège de ceux qui, tel Jean-Jacques, herborisent, tel Jean-Henri Fabre tiennent en eux le grand livre secret des insectes et des modestes qui peuplent les mousses et autres lichens.

   Pendant qu’Anicet prépare son repas, Landia se couche au soleil, toujours au même endroit, à la lisière de l’ombre portée de l’avant-toit, tout contre la peau douce de la façade. Le Résinier écoute les nouvelles à la radio. Il aime bien son vieux poste aux gros boutons noirs, Sa grille en bakélite blanche, son cadran de verre qui porte le nom des stations, l’aiguille phosphorescente qui se déplace à la recherche des émissions, son nom en relief tout en bas du cadre

G  R  U  N  D  I  G

   Parfois, d’une oreille inattentive, il laisse venir le bruit de fond d’un monde si éloigné, si indistinct qu’il croirait en avoir créé la forme au simple motif d’un rêve. Parfois, les informations sont si éreintantes avec leurs lots de crimes, de viols, leurs guerres, leurs folies en tous genres, les bonheurs sont si rares qui atténuent la vision d’ensemble !

   Landia, attirée par la bonne odeur des pommes de terre sous la cendre, est entrée dans la maison, dans l’espoir de pouvoir chaparder, de temps en temps, un peu de la nourriture de son maître. Le soleil entre généreusement par la porte ouverte. L’automne est radieux qui diffuse sa belle palette, le ciel est pur, seulement traversé de temps à autre par le vol rapide d’un essaim de passereaux. Anicet mange lentement, tout attentif à ne nullement déranger l’harmonie, l’enchaînement des secondes. C’est un luxe inouï, ce souple accord des Landes de Gascogne avec le déroulé de l’instant, chaque instant venu au moment de sa pleine présence, ni en avance, ni en retard, ajusté ce qu’il faut, approprié à ce qui vient comme l’est un enfant au jeu qui l’occupe et qui est la totalité d’un monde, un sens à l’infini qui ne demande rien d’autre que d’être là, isolé parmi la multitude, calme au milieu de la tempête mondaine. Oui, c’est bien la figure d’une vie de retraite, au bord de quelque refuge monastique, mais comment échapper au battement rapide des choses sinon en choisissant le retiré, le naturel, ce qui n’existe qu’à être découvert au plein de l’âme, au centre même de sa chair ?

 

    [INCISE – Alors, au milieu de cette vie limpide, assurée d’elle-même, droite en son avancée, qu’en est-il du simple ? Quel est le lieu singulier qui l’anime ? Quels sont les ingrédients qui concourent à poser son être dans la certitude ? Les Landes, la Gascogne, viennent-elles par hasard ou bien existe-t-il un motif plus profond de leur évocation ? Ce que ces Landes apportent, les degrés essentiels au gré desquels le translucide apparaît dans sa dimension la plus exacte. L’air est pur qui vient du vaste Océan. L’eau de l’étang est claire, semée de quelques feuilles, des courants s’y impriment qui sont d’agréables arabesques, on les dirait dessinées par la main d’un artiste. « La Blanche » est là, campée dans sa clairière, unique répondant de la virginité, du silence partout posé pareil à une neige, à une écume. Silence réverbéré par celui d’Anicet dont la parole n’est qu’un long monologue intérieur. Landia, dans sa fidélité, est l’empreinte de la clarté, de l’innocence.

   Et le pin maritime, cet arbre au tronc si droit, aux écailles si précises, il s’élève à l’infini, sa touffe sommitale plonge dans l’eau immaculée du ciel, ses racines s’abreuvent à l’humus (humus = homme = humilité, même dérivation d’une racine commune qui signifie « terre »), et cette identique étymologie n’est nullement dépourvue de signification, bien au contraire elle sous-entend que tout homme, en son fond, provient de la terre, qu’il doit demeurer dans l’humilité de sa provenance, n’en nullement déborder sous peine de chuter dans l’arrogance, la suffisance, toutes inclinations qui s’écartent de la vérité à laquelle son être doit s’abreuver. Ce pin, donc, est éminemment symbolique, symbolisme que renforce encore la présence, en lui, de la précieuse gemme. Cette pierre vive qui est l’essence même en sa plus belle efflorescence. Tout, ici, est lexique du simple, rayonnement de l’unique en son intime faveur : air, eau, maison, clairière, silence, solitude, pin, gemme, racine, les plus simples dénominateurs communs d’un réel porté à l’acmé de son sens. Entre ces éléments s’établissent des courants secrets, des relations invisibles, se tissent des affinités qui sont les constellations de ceci même qui se donne dans sa plus efficiente immédiateté. Rien ne brise ni ne sépare, tout conflue à la manière dont les flancs d’une jarre assemblent les gouttes d’eau pour en faire ce liquide dont l’homme se désaltèrera, instillant au plein de sa chair cette source de vie, ce filet nourrissant les fibres de ses tissus. C’est la vie en son impalpable mouvement qui fait ses pas de deux à l’abri des regards, c’est la vie qui bat, tout comme la diastole-systole du monde vibre à notre insu et soutient qui nous sommes en notre plus exacte innocence.

   Mais, maintenant, il faut creuser le simple, lui donner ses assises, lui conférer une ampleur qui le détermine en son fond mais n’apparaît nullement, recouvert qu’il est par des strates multiples mondaines qui en obèrent la juste perception.  Le simple est-il si simple qu’il y parait ? Le simple n’est pas la simplicité mais au contraire la complexité. Mais une complexité signifiante, non un écheveau embrouillé de signes où plus nul indice n’apparaît mais seulement la confusion, le désordre, le chaos. Si, évoquant le pin avec un œil juste, tel qu’il se donne dans la lumière de la clairière, je fais venir à moi, dans la plus grande clarté, la géométrie de ses écailles, la netteté de ses aiguilles, les perles ovales de ses gemmes, le cheminement de ses blanches racines, alors non seulement le pin m’apparaît dans toute sa dimension apophantique, c’est-à-dire  dans sa posture qui consiste à « briller, clarifier, montrer », mais, en même temps, c’est son essence qui m’est donnée, autrement formulé, son être rencontre le mien ce qui, aussi, peut porter le beau nom « d’amour ». Je suis en amour du pin qui me le rend au centuple. Lui et moi, en quelque sorte, sommes dans une identique posture existentielle, à la seule différence que je suis doué de pensée, que lui, le pin, est doué de croissance, de vitalité, de bourgeonnement. L’homologie, bien évidemment, se limite au symbole.

   La complexité du simple se dévoile si l’on porte attention à ceci : de l’air à l’eau, de la clairière au silence, de la solitude au pin, de la gemme à la racine, tout ceci considéré dans une manière de rationalité rigoureuse, méthodique (laquelle n’empêche nullement la souplesse d’une intuition, la tonalité d’un sentiment), toute chose se dévoile en soi dans la sincérité de son être, toute chose joue avec la totalité des autres et ceci dessine l’architecture d’une rectitude qui fonde le réel en sa saisie la plus conforme. Ce qui vient à moi, depuis l’espace de la forêt, ce sont les choses mêmes, sans détour, sans apprêt, les choses en tant que choses. Les choses à découvert, les choses offertes à une vue qui s’y applique avec intérêt et discernement. C’est à peu près ce qu’exprime Descartes dans « Dioptrique » :

   « La vision distincte est celle en laquelle les parties les plus subtiles de la chose se manifestent et se présentent à la vue... La vision forte ou claire se produit lorsque la chose est vue dans une grande lumière. »

   Oui, je crois que le grand secret c’est bien de voir les choses « dans une grande lumière », l’image et la fonction ouvrante de la clairière y correspondent avec une joie pleine et entière. Voir justement est sans doute l’un des plus grands motifs de satisfaction de la destinée humaine.

   Ce qui est à repérer comme l’un des fondements essentiels du simple, c’est sa source originaire, son coefficient de production à l’infini. Tout part de lui. Parce que, origine, en lui se dessine toute généalogie, en lui s’inscrivent tous les possibles. A contrario, ce qui est déjà venu à soi avec l’altération que suppose toute avancée temporelle, est comme affligé de tellement de prédicats divers que toute liberté en a été évacuée, forme illisible parmi les autres formes illisibles.  Seul le simple peut déployer à l’infini ses puissances, ses virtualités. Cette maison, cette racine, cette eau qui vivent leur vie au cœur de la lande, ne sont affectées par rien, ne sont polluées par rien, ne sont distraites par rien, elles reposent dans le calme même de leur profonde nature, elles sont libres de leur essor qu’elles peuvent orienter de telle ou de telle manière dans ce microcosme étroit qui garantit la justesse de leur propre étendue.

   Autre détermination et non des moindres, c’est grâce à la solitude, solitude d’Anicet, de la clairière, du logis, du pin que tout ceci peut s’illustrer de si belle façon. C’est dans l’absolue singularité de sa solitude que l’être se laisse atteindre à la hauteur de ce qu’il est. Solitude de l’être humain, solitude des choses. C’est seulement après s’être atteint dans cette insularité que la recherche des autres, des différents, peut se donner en tant que certitude de l’esquisse qu’ils me tendent, du visage que je leur adresse. Egos en miroir où se décline la précieuse présence de l’autre. L’autre, je ne peux jamais l’atteindre qu’après m’être atteint moi-même au plein de qui je suis. Passage obligé par le solipsisme, l’égoïté, le soi en soi en sa plus effective réalité. Il me faut combler mon propre réel pour atteindre le réel de l’autre. Grande leçon paradigmatique de l’acquisition des connaissances, partir du connu pour gagner l’inconnu.

   Anicet part de lui et non d’une mystérieuse entité pour parvenir à l’arbre. Et ainsi pour chaque chose qui se lève dans le monde. Pour le pin dressé au centre de la clairière, la clairière n’est ce qu’elle est qu’à l’entourer, lui, le pin, à le définir tel son proche environnement et ainsi réciproquement pour toute chose, l’eau joue par rapport au ciel, à la forêt, à la maison, à la touffe de bruyère. Que les choses aient conscience ou non de ces relations, peu importe, c’est pour le Gemmeur Anicet que tout rayonne et fait sens. C’est lui le vrai médiateur de tout ce qui l’entoure et c’est, de l’endroit même de sa solitude qu’il provoque son univers à être ce qu’il est. Serait-il entouré du peuple des bavards ordinaires et alors son attention, dissoute au milieu des affairements, des bruissements divers, des digressions, perdrait la trace de ceci même qui est à découvrir, l’essentialité d’un monde qui se voile et ne se montre plus que dans l’approximation, l’approche circonspecte, jamais dans sa vérité établie en son fond.

   C’est du silence du Résinier, de celui de Landia, de celui qui atteint les arbres, l’étang, les hauts pins, les animaux en maraude, le vent océanique, que nait toute parole sincère, claire, non contaminée par les palabres à l’infini qui obscurcissent toujours le discours humain, le rendent inaudible. Dire le simple de cette manière est seulement l’approcher, en deviner les lignes de force, en supputer la puissance. Il faudrait encore davantage approfondir et, au terme de la réflexion, dévisager le simple dans un genre de face à face qui nous le rendrait compréhensible. Pour l’instant contentons-nous de suivre Anicet, de deviner dans la trace de son parcours les signes les plus apparents du bonheur.]

   L’heure est venue de la pause méridienne, de la connaissance du milieu de l’heure, du point fixe qui s’élève au plus haut du jour, de la lumière zénithale qui aveugle, certes, fait les ombres verticales mais invite au clair repos, celui livré à l’unique d’une méditation, d’une dérive doucement, longuement pensive. Anicet est assis maintenant sur une chaise rustique tout contre le mur blanc de sa maison. La fidèle Landia est couchée à ses pieds. Elle ne dort qu’en apparence, attentive à chaque mouvement de son maître. Elle ne vit que par lui, pour lui. Elle est son prolongement. Le Gemmeur laisse une sorte de sérénité l’envahir, livré aux sensations primaires du soleil sur la peau, du vent léger sur les mains, de l’écoute du chant de l’oiseau dans la touffe ébouriffée des pins. L’homme ne fait pas de sieste, du moins ce que l’on entend par ce mot dans l’usage courant. C’est bien plutôt un rêve éveillé qui le visite, l’installe au plein de ce qui pourrait être sa vérité intime. Il aime cette souveraine autonomie, cette douce divagation sans entrave aucune, ce geste primesautier pareil au vol erratique et gracieux du papillon. Une idée en appelle une autre, une pensée se coule dans une autre pensée, un mouvement interne s’associe à une perception interne comme s’il n’y avait nul hiatus entre le dehors, le dedans. L’image du microcosme qui surgit inévitablement au contact de la clairière, trouve ici son effectuation la plus réelle. C’est comme s’il y avait des cercles concentriques, des emboîtements d’œufs gigognes, la dimension de l’universel, de l’éloigné, de l’obscur, du sibyllin,  puis une colonie  régionale au-delà de la voûte verte des pins s’illuminant peu à peu, puis un territoire local de haute lumière se reflétant dans les eux claires de l’étang, puis enfin un site infiniment singulier, propre, étincelant, immédiatement intelligible, un soi révélé au feu de la conscience, un soi en sa certitude intime, un soi rayonnant depuis le lieu de lui seul connu, une graine, un germe, mesure si étroite mais si spacieuse tout à la fois, flamme d’une liberté. Mais les mots échouent à en dresser le portrait. Peut-on jamais décrire l’irisation de la peau à la rencontre de l’aimée, le frisson dans la chair lorsque le poème se donne comme votre propre miroir ?

   La halte méridienne passée, Anicet gagne son appentis pour y exécuter de menus travaux. C’est d’abord sur son hapchòt qu’il fait porter toute son attention. C’est lui qui constitue l’emblème de son métier. C’est par lui que l’aubier est incisé, que se laissent apercevoir les gouttes opalescentes de la résine, que les revenus sont assurés et la vie, ici, certaine de trouver ses assises, de prolonger un destin qui se veut au plus près de la nature, de sa spontanéité. Anicet aime son outil, sa forme qui rappelle celle d’une arme sans en posséder les pouvoirs de nuisance. Anicet aime son tranchant, son contrepoids en triangle, son manche en noisetier qui porte l’empreinte de ses mains. Il saisit la pierre à aiguiser, elle a l’allure d’un fuseau. Elle brille sous les rayons de clarté. Sa matière est belle, couleur acier, ce gris si doux qui dit l’amitié au contact de la lame. Anicet procède par gestes souples, onctueux, amoureux. Il décrit des sortes d’ellipses en forme de huit. C’est à peine s’il effleure le tranchant. Le bruit du polissage est feutré.

 

Il appelle le pin.

 Il appelle l’aubier.

Il appelle la sève.

 

   Il est un chant mélodieux à l’oreille du Résinier. Il est un hymne à la terre, à l’arbre, au ciel. Il est un geste originaire qui se relie aux premiers travaux des hommes, loin dans le temps qui bourgeonne à l’horizon des choses. Anicet est bercé par cette complainte si simple, par cette note tantôt grave, tantôt aiguë selon l’inclinaison de la pierre, sa pression sur le métal. Landia, couchée à même le sol semble se laisser aller au rythme de cette mélopée qui ressemble au battement de la pluie contre les vitres, au vent parmi les aiguilles des pins, aux rumeurs du vaste Océan étalé bien au-delà des monticules des dunes. Le tranchant est un fil de rasoir, une ligne brillante où s’anime le vif de la lumière.

   La lumière avance dans le ciel et, bientôt, elle jette ses derniers feux. Il est l’heure de rejoindre « La Blanche », d’allumer la cheminée. Anicet prend son repas du soir, frugal comme toujours. Landia lape joyeusement son écuelle. La maison baigne dans un paisible clair-obscur. La lune s’est levée qui fait sa traînée grise. C’est l’heure du retour sur soi, du recueil. C’est l’heure dernière qui précède le sommeil, se teinte déjà des ombres du rêve. C’est l’heure de la lecture. Sans lire, Anicet aurait bien du mal à trouver le sommeil. Il lui faut cette rencontre avec l’imaginaire, cette évasion hors du champ des choses communes. C’est un genre d’onirisme qui en précède un autre. Le Résinier s’est assis sur la banquette qui jouxte la cheminée. Sur une étagère, un recueil de poésies de Théophile Gautier intitulé « Espana ». Les poèmes qu’il abrite, il les a lus mille fois, ils passent et repassent dans sa tête avec la même obstination que met son hapchòt à entailler l’aubier. Il a besoin de cette permanence, de cet « éternel retour du même », de ce ressourcement même de l’eau à sa propre origine. Il lit le poème « Le pin des Landes » avec minutie, sans doute avec gourmandise. Chaque mot est une bouffée d’air qui dilate ses alvéoles. Chaque mot est un battement de son sang. Chaque mot est un frisson qui fait lever sa peau.

 

« On ne voit en passant par les Landes désertes,

Vrai Sahara français, poudré de sable blanc,

Surgir de l'herbe sèche et des flaques d'eaux vertes

D'autre arbre que le pin avec sa plaie au flanc,

 

Car, pour lui dérober ses larmes de résine,

L'homme, avare bourreau de la création,

Qui ne vit qu'aux dépens de ceux qu'il assassine,

Dans son tronc douloureux ouvre un large sillon !

 

Sans regretter son sang qui coule goutte à goutte,

Le pin verse son baume et sa sève qui bout,

Et se tient toujours droit sur le bord de la route,

Comme un soldat blessé qui veut mourir debout.

 

Le poète est ainsi dans les Landes du monde ;

Lorsqu'il est sans blessure, il garde son trésor.

Il faut qu'il ait au coeur une entaille profonde

Pour épancher ses vers, divines larmes d'or ! »

 

   Anicet a bien compris la valeur allégorique de cette « fable » au travers de laquelle Gautier désigne le Pin-Poète sous une seule et identique personne. Pin-Poète en souffrance, chacun ne délivre « ses divines larmes d’or » qu’au prix d’un sacrifice. Sacrifice de l’arbre. Sacrifice de l’homme. L’art est à ce prix qui réclame la douleur. Aussi bien l’art du Résinier qui est ascèse de vie, blessure éprouvée jusqu’au plein de sa chair, blessure qui médiatise l’accès au réel le plus profond des choses. Plaie de l’homme qui joue en écho avec la plaie de l’arbre. Cette métaphore est belle qui dit dans l’exactitude de l’être incisé jusqu’en son âme la nécessité de « mourir debout », avec la même énergie que met le héros à assumer son intime tragédie. Vivre jusqu’au bout de soi est prendre le risque de sa mort.

 

Le Poète meurt.

Le Pin meurt.

L’Homme meurt.

 Seul le Poème demeure.

Il a dépassé sa propre douleur

pour être une « étoile au ciel du monde ».

 

 

 

 

 

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10 octobre 2021 7 10 /10 /octobre /2021 09:53
Irisation des formes

Image : Léa Ciari

 

***

 

   Constamment nous regardons le monde, nous le regardons sans cesse mais ne le voyons pas. Toujours nos yeux sont en quête de nouvelles moissons. Des choses, nous voulons des choses à satiété, à foison, pensant en cela combler le vide qui est coalescent à notre condition. Nous nous éprouvons comme des outres désertées dont nous voudrions obturer le manque. Nous n’avons de cesse de grappiller ici les grains opalescents des objets derrière une vitrine, ici encore quelques visions de choses qui nous fascinent, dont nous pensons que leur avoir suffira à notre immédiate joie. Sur ce monde qui vibre tel un cristal, sur ce monde qui pulse ses ondes magnétiques, nous fixons notre désir, nous enracinons le fer de notre volonté, nous ne cherchons qu’à le capturer, à l’immerger dans l’océan jamais apaisé de notre puissance, de notre pouvoir de domination que nous pensons illimité.

   Hommes fouettés par notre détermination à diffuser notre aura à l’entour, aussi bien sur les autres hommes, sur la terre et le ciel, sur les nuages et le vol libre des oiseaux, nous pensons notre fortune illimitée, nous dotons notre regard d’une dimension autistique, nous le plaçons dans l’orbe d’une cécité que nous ne percevons même pas, persuadés que nous sommes du fait que, hors de nous, rien n’existe que d’adventice, de superflu, une manière d’égotisme absolu nous guette qui pourrait bien nous faire sortir de notre condition existentielle, nous ramener au motif singulier d’une chose n’ayant hors de soi nulle réalité, une chose en tant que chose. Une juste suffisance de soi.

    Cette belle image, nous la visons dans une sorte d’indifférence, comme si la silhouette féminine qui s’y dessine dans le doute, l’incertitude, ne se donnait qu’à la manière d’un lointain satellite dont nous serions la planète directrice, n’éprouvant à son égard qu’un intérêt somme toute périphérique. Son être ne nous atteint pas réellement, sa dimension singulière nous échappe au motif qu’elle n’est pas nous, ne le sera jamais, qu’elle est un hôte de passage dont, bientôt, l’évanescente parution, le phénomène illisible se dissoudront dans la texture serrée du temps. C’est ici, bien évidemment, le problème de toute altérité qui se pose et ne saurait trouver quelque résolution que ce soit. A nous-mêmes, nous sommes notre propre mystère, notre insondable présence, un cogito que nous hésitons à fixer dans les rets d’une étrange et aliénante formule :

 

« J’aime donc je suis »,

« Je sens donc je suis »,

« J’imagine donc je suis ».

 

   Mais, ni l’amour, ni la sensation, ni l’imaginaire ne sont des socles suffisamment établis pour une conscience affamée de certitude. A peine énonçons-nous un semblant de vérité « cette figure humaine est belle », qu’un doute s’empare de nous, que notre langage bégaie, que notre parole devient aphasique. S’agit-il bien de beauté ou seulement d’une image agréable sans autre prétention que celle de plaire ? Est-ce une femme dans la force de l’âge ou bien une adolescente qui s’initie à quelques pas de danse ? Est-ce une chorégraphie ou une marche lente, une approche sur la pointe des pieds ? Toutes ces interrogations auront tôt fait d’épuiser notre curiosité et le temps sera proche où nous laisserons l’image à son mystère. L’impression de vague, de confus, de nébuleux aura eu raison de notre patience, laissant notre soif de connaître sur le bord de quelque oued asséché. C’est ainsi, le réel nous fait toujours face avec son intense coefficient d’énigme. Une énigme rejoint l’autre, la mienne rejoint celle du monde. C’est en ceci que nous sommes des navigateurs sans amer, des explorateurs perdus à même la jungle dont ils veulent connaître les secrets, déchiffrer la pensée, lire le destin.

   Oui, nous pourrions demeurer en cet affligeant constat et nous satisfaire de cette progression à l’estime. Être humain, c’est être lucide. Être lucide c’est refuser que les choses nous soient données à la seule hauteur de ce regard d’astigmate. Notre vision dédoublée, il faut la rendre unitaire, l’aiguiser, lui conférer plus d’éclat, seul principe selon lequel faire de notre cheminement un sentier éclairé, non une sombre forêt qui ne se vêtirait que d’ombre et d’inconnaissance. Puisque nous faisons la thèse que nous sommes toujours en-deçà ou au-delà du réel, essayons, au moins une fois, de traverser la vitre des apparences de façon à faire apparaître quelques facettes de cela même qui pourrait se donner comme vérité. Efforçons-nous de coïncider avec ce qui vient à nous et, en quelque sorte, nous provoque à la saisir, cette figure, hors son ambivalence manifeste, au moins décrypter en elle, au plus profond de qui elle est, une inclination, des affinités, des choix d’existence, les traits d’une singularité. Faire ceci est toujours au risque de l’erreur. Le réel est porteur de tant d’esquisses, nous ne pouvons prétendre nous orienter que vers une tâche d’approche, un essai de compréhension. Exister est comprendre, soi, l’autre, le monde autant que nos facultés peuvent en faire l’expérience. Alors tentons l’ouverture d’un chemin exploratoire.

    Elle-en-son-mystère, telle qu’elle m’apparaît et pourrait être si, du moins, son être pouvait se doter de cette réalité qui, à l’instant, me fait signe comme sa possibilité la plus propre de se donner au monde. Ce qu’il faudrait voir et décrire, dans un style strictement phénoménologique, avec la plus grande minutie, ceci :

   La tache auburn des cheveux fait sa sublime auréole tout autour de l’argile claire du visage. Elle dit, la chevelure, la cimaise de l’être, sa limite que tutoie la vitre illimitée de l’empyrée. Sous son abri courent les fluides de la pensée, s’illuminent les interrogations quant à l’existence, à la pure présence, une clairière s’illumine des joies de la méditation, un feu s’allume sous l’amicale pression de la visitation des œuvres d’art, des étincelles crépitent sous la fortune de la rencontre amoureuse, des feux de Bengale tracent dans la nuit l’unique beauté du paysage, posent les contours de la chose délicate, disent l’immense faveur de l’instant magique, la perle opalescente du souvenir, la flèche du destin attendue par les temps à venir.

   Visage, ô visage de grâce infinie. En toi se mire le monde, en toi se dépose, telle une poudre lactée, la poésie des étoiles, la marche des comètes, le dessin sublime des constellations. En toi, sur le lisse de ta peau, le rouge du plaisir, le rose de l’émotion, le blanc de la stupeur, parfois. Visage arc-en-ciel, pareil à la palette du peintre, chaque teinte est un état d’âme. En toi, visage, les motifs ouvragés de l’expérience, les surprises de l’aventure, les rides des épreuves, le rictus de la douleur, la fulgurance de la jouissance, la moue de réprobation, les délices d’un mets, les contractures de l’angoisse, les traits figés de l’ennui. Infinie richesse, arc inépuisable des tonalités émotionnelles, arche immense des faveurs données aux hommes afin que leur humanité se déploie avec la douce insistance du vertige, la polyphonie qui fait la vie belle, tresse à l’envi les broderies d’inépuisables résurgences, enchante la moindre seconde, féconde le plus mince des événements. Visage, ô visage !

   Buste menu, douce éminence, tu portes en toi le secret maternel de la lactation, tes roses aréoles sont les témoins du don que tu octroies à ta descendance. Buste qui dissimules à peine la pourpre énergie de ce coeur qui compte chacune de tes secondes, bat ta propre chamade, buste qui inscris en toi, comme dans un registre secret, comme dans un méticuleux sismographe, chacun de tes tellurismes, chacune de tes vibrations, elles sont infinies, depuis les coups d’épingle de la détresse jusqu’aux joyeux coups de gong de la félicité. Gorge satinée qui reçois les parures, les colliers « d’émaux et camées », les médailles qui scandent les acmés de tes rencontres, les dettes de la mémoire, les promesses faites à ceux que tu aimes, elles dilatent ta poitrine, la métamorphosent en cette figure de proue qui brave les flots, partage l’écume et te porte loin en avant de toi vers ce futur qui t’appelle et t’intrigue, il est ton orient le plus décisif.

   Bras à demi repliés dans le geste du balancement de la marche. Bras qui saisissent l’enfant, le compagnon, l’ami, ils sont les instruments les plus précieux, ils signent l’ouverture de la convivialité, ils disent la force et la détermination. Mains, sublimes mains qui sont tes postes avancés, tes éclaireurs de pointe, le fanal par qui tu te signales aux autres, l’emblème que tu leur tends pour manifester l’échange, l’amitié, l’accueil. En toi, les signes encore visibles des caresses, les traces du pain pétri, de la terre que tu façonnes en pots, des touches de l’instrument dont tu tires tes mélodies, l’incarnat de tes ongles, les semences de ta séduction, la tienne même, celle que tu destines aux autres. Tes mains, les mains sont de tels prodiges, une vie ne suffirait à en chanter les louanges. Les gestes des mains sont le poème par qui le monde nous apparaît en sa plus troublante configuration. Ce que le langage n’énonce pas, elles en dessinent les contours, en précisent les formes. Etonnante complémentarité de la parole, du geste. Etonnante symphonie, l’homme est un cosmos, une totalité. Que n’en fait-il meilleur usage ?

    Abdomen, milieu du corps, aire de rayonnement. En toi, en ton centre s’érige une présence éminemment symbolique. Ton ombilic par lequel tu fus attachée à l’ensemble des générations qui t’ont précédée est ton point-origine. En lui tu remontes jusqu’à la lointaine préhistoire et, bien au-delà, tu rejoins la genèse du vivant, le mystère qui l’entoure, l’infini de l’univers au regard duquel ta finitude, notre finitude à tous, sonnent à la manière d’un coup de fouet. Mais d’un coup de fouet qui nous ouvre au monde car nous ne sommes des hommes qu’à être mortels, ce qui est notre marque insigne, le tremplin de notre transcendance. Nous seuls « pouvons la mort en tant que la mort » selon les dires du philosophe et c’est ceci, ce tragique assumé jusqu’en son fond qui nous rend uniques, inimitables, doués d’immenses virtualités.

    Si nous créons, des œuvres d’art par exemple, c’est bien eu égard à notre finitude. Serions-nous infinis, immortels, notre création serait par essence inépuisable et nous n’aurions nul besoin de créer, nous serions nous-mêmes créés pour l’éternité. L’ombilic est une pierre précieuse, une gemme contenant le secret de notre présence. En ceci, il est encore plus confidentiel que peut l’être notre sexe dérisoire, lui qui n’est qu’un appendice organique, une fonction certes reproductrice mais limitée à son propre territoire. Déplierions-nous le germe de notre ombilic et, soudain, le monde se dévoilerait et, soudain, nos yeux embrasseraient la totalité du monde, visible et invisible.

   Sexe tellement abhorré et tout à la fois encensé. Lieu de toutes les curiosités, de toutes les convoitises, de la joie souvent, parfois des plus confondantes aversions, parfois du tragique en sa plus effective brutalité. Toujours il est difficile de disserter sur le sexe au motif que des connotations morales obèrent un discours se voulant objectif. Parler de sexe est déjà un acte suspect en soi, une idée subversive. Et pourtant, vous qui lisez, moi qui écris, nous ne serions même pas là à « tirer des plans sur la comète » si, quelque part, le sexe avait été biffé des attributs humains. Mais il faut poursuivre. Admirable mont de Vénus qui abrite, dans sa douce éminence, la touffeur d’une forêt pluviale. De souples arborescences dissimulent la voie par laquelle t’atteindre en ton intime. La peau est si lisse à l’entour, si musquée par endroits, si bistre, tout ceci dit l’entrée dans un territoire hors du commun, privé, défendu, indéchiffrable en quelque sorte. C’est à l’intérieur même de la sphère germinative que les choses se disent avec le plus de clarté, sans fausse pudeur, avec l’évidence qui sied aux choses « naturelles ». Oui, c’est bien la Nature qui parle et fait simplement son travail de Nature. C’est nous les hommes qui pervertissons ses lois, les interprétons souvent de manière erronée.

    Notre sexualité est, à l’évidence, le lieu de reproduction de l’espèce, mais aussi le lieu où se polarise l’amour où se focalise le plaisir. Je crois à la mémoire vive du sexe, des premières expériences fondatrices, au souvenir gravé dans la chair des aventures amoureuses. Rien n’est gratuit dans l’effusion sexuelle, tout signifie avec la plus grande ampleur. Seulement, emportés par l’événement, au plein de la jouissance, cette dernière entraîne avec elle tout ce qui aurait pu amarrer, en notre conscience, des faits et gestes par nature essentiellement volatils. « Post coitum omne animal triste », nous dit Gallien depuis sa sagesse grecque. La science moderne l’énonce emphatiquement sous le curieux libellé de « dysphorie post-coïtale », autrement dit sentiment de mélancolie qui, le plus souvent, se donne comme le ton fondamental s’installant après les relations amoureuses.

   Certes bien des justifications sont fournies dont la plus courante met en relation, d’une façon bien plus voluptueuse que mythologique, Eros et Thanatos. Sans doute est-elle la seule qui soit efficiente. A l’acmé de la jouissance, chacun se pense affecté d’une puissance infinie qui, par simple effet diffusif, éloignerait le spectre de la finitude. Alors, quoi de plus normal, l’orage une fois passé, que le paysage nous paraisse terne, fade, sans perspective enthousiasmante ? A la différence de l’enfant qui abandonne son jeu pour en reprendre sitôt un autre, le paradigme amoureux entre adultes se pare de bien d’autres signes ancrés dans le principe de réalité. A l’instar du souverain Principe de Raison dont chacun sait le long temps d’incubation conceptuelle, les assises d’un réel amour fondé en sincérité (à moins qu’il ne s’agisse d’une simple libération orgastique), sont longues à venir. En ce domaine, nous sommes bien plus laborieuses fourmis que cigales insouciantes. A de vrais rapports il faut de l’amplitude, de la préparation, une macération si l’on peut dire. Voici pour ces considérations toutes théoriques qui, cependant, sont utiles à la compréhension de la dimension de sentiments qui, pour être ancrés dans la chair, n’en sont pas moins des soucis de l’individu en recherche de soi, en recherche de l’autre.

   Jambes, fières assises de l’être physique, vous venez en dernier mais méritez toute notre attention. C’est par vous que s’assurent la mobilité, la marche, les plus belles figures de la chorégraphie humaine. Racines, vous étalez largement les rhizomes des pieds sur ce sol qui est constitutif du peuple des Existants. Jambes, vous êtes belles lorsque, fuselées, de soie amoureusement gainées, vous paraissez dans le luxe inouï de qui vous êtes. L’amant peut être tellement fasciné par votre image qu’il peut s’y aliéner sa vie entière. Les jambes sont un prodige, peut-être celui qui vous définit le mieux en qui vous êtes. Tout homme peut rivaliser avec vous au gré de sa poitrine musclée, de la sangle exacte de son bassin, de l’arrondi unique de son fessier. Mais nul homme ne peut revendiquer ces deux attributs qui vous singularisent et vous font femme plus que femme. Parfois, hissée sur de hauts talons ou bien campée sur de plates ballerines, jambes vous diffusez au large votre brillante aura, vous essaimez la beauté si bien qu’un quidam peut vous suivre au hasard des rues, sans autre intention manifeste que de s’inscrire dans le sillage d’une esthétique se suffisant à elle-même.

   Que dire encore qui magnifierait votre physique, encenserait l’esquisse que vous êtes, que nos yeux humains accomplissent à l’aune de notre attentif regard ? Que dire ? Cette digression est sans doute déjà de trop qui ne peut que tracer une approximative figure de qui vous êtes. Et maintenant, reprenons votre image, fixons-là avec toute l’attention requise. Lors de ces quelques lignes, nous avons tâché de donner un contenu plausible à la forme que vous nous avez tendue. Vous étiez, selon le titre une simple « irisation de forme », c’est-à-dire une figure impressionniste, un genre de paysage à la Turner, une brume indicible se retirant à même son avènement. Nous avons modestement essayé de sortir de cette « fausse évidence du monde » que nous livrent la plupart des choses rencontrées et vous-même y étiez en jeu dans cette indistinction qui ne pouvait que nous égarer.

   Nous avons décrit votre site corporel, le saupoudrant de quelques tonalités affectives. Certes le projet était bien mince, pudique, sur le lieu d’une constante réserve. Et il ne pouvait guère en être autrement.

 

Face à nous :

Vous,

la Nature,

le Monde.

 

   Nous orthographions chaque mot avec des majuscules afin que de l’essentiel vienne se substituer à du relatif. Mais alors, qu’en est-il de Vous, de la Nature, du Monde ? Quel est le visage le plus exact, l’épiphanie qui, laissant de côté toutes les scories, nous livrerait la pierre précieuse avec son éclat de cristal ? Dire le thème essentiel d’une personne, est-ce en dessiner la forme sur une feuille de papier, la saisir au travers d’une photographie, enregistrer sa voix, la montrer au travers du langage, la disposer devant soi en « chair et en os », faire droit « à la chose même » pour reprendre le mot fondateur de la phénoménologie ?

   Ou bien plutôt est-ce laisser son être en tant qu’être à ce qu’il est en sa foncière parution ? Mais l’on voit bien que les problèmes sont complexes, enchevêtrées, car vous la Dame-de -l’image, vous avez bien une réalité n’est-ce pas ? Mais quelle est-elle ? Existe-t-il une hiérarchie qui placerait telle esquisse devant telle autre, le mot avant la chair, la chair après l’image, l’image après la voix, la voix avant le dessin, le visage avant la main ? Voyez-vous, Descartes avait raison de placer le doute à l’initiale de toute pensée, au fondement de tout cogito. Nous sommes fondamentalement des hommes et des femmes de doute. En raison de ceci nous interrogeons. Manifestement l’une des missions fondamentales revenant à la loi de notre espèce.

 

Interroger et tâcher de comprendre :

 

   les voies les plus exaltantes de l’humain en sa constante irisation ! Aurions-nous mieux à faire que ceci ?

  

  

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7 octobre 2021 4 07 /10 /octobre /2021 10:09
Art : du chaos au cosmos

« Sculpture en eaux vives »

« CAIRN éphémère »

Source : « Paju » - RTS

 

***

 

   Nous, les hommes, sommes traversés de contradictions, placés sous le joug de continuelles contrariétés, soumis aux puissances des orages internes, gouvernés par nos instincts primaires, cloués au pilori de nos désirs, happés ici par nos soudains appétits, crucifiés là à une sexualité qui nous déborde et nous fait connaître la condition erratique des hordes sauvages. Certes nous avons des milliers d’années de civilisation qui ont poncé notre corps de pierre granuleux, le métamorphosant en cette gemme lisse sur laquelle glisse la belle lumière. Certes nous avons ce vernis, cet émail aux mille couleurs, il atténue en nous le primitif, il efface l’archaïque, il inscrit en nous le passage ustensilaire de l’homo faber à la sapience de l’homo sapiens. Mais le réel est-il si simple qu’il voudrait nous le faire croire ? Ne demeure-t-il en nous quelque empreinte d’une lointaine origine, notre chair ne porte-t-elle en elle, au plein de son secret, ces flux et ces reflux indomptés, ces reptations reptiliennes, ces effusions limbiques dormant sous la ligne d’horizon de notre néocortex ? Jamais nous ne pouvons être assurés de notre être de manière à ce qu’il ne présente qu’un aspect de repos et de calme alors qu’en notre fond nous sentons bien que les choses s’animent d’inquiétants mouvements, de glissements ophidiens, de sombres clapotis qui nous font penser au monde étrange de la mangrove avec son limon visqueux, avec les pinces des crabes prêtes à saisir la proie, à la manduquer sans délai. C’est ainsi, malgré le visage rassurant de notre épiphanie, c’est d’un masque dont nous sommes vêtus, c’est d’une pellicule si mince qu’un simple coup d’ongle fendrait l’armure et ne se dévoileraient alors que des abîmes et de sombres destins portant comme noms : Charybde, Scylla, Sisyphe, autrement dit le lexique de l’absurde en sa plus incontournable réalité

   C’est un matin de douce lumière, Julian s’est équipé d’un chaud blouson, a vêtu le bas de son corps de cuissardes. Il marche dans une sorte de gorge étroite. La clarté est vert-émeraude, semblable à celle qui règne au fond des aquariums et des abysses. Ce genre de clair-obscur porte en lui, à la fois la brillance du jour, la netteté de ses formes, à la fois recèle l’ombre nocturne. Comme une métaphore de la raison se détachant sur fond d’irrationnel, de fruste, de brut, d’initial, de venu à soi sur le mode de l’inaccompli, de ce qui ne s’ordonnera que plus tard, lorsqu’un long métabolisme aura eu raison des conflits internes de la matière, la portant au paraître dans la mesure de l’apaisement. Julian, avançant vers le but qu’il s’est fixé, progresse au-dessus de ce genre de forêt pluviale aux mouvements complexes, il en pressant l’existence sans doute cachée dans le mystère de sa chair, il en éprouve parfois le frisson auquel il ne donne pas de nom, la zone de l’inconscient est une zone de confort dont nul ne peut s’affranchir qu’au risque d’une perte de soi. Aussi convient-il de se tenir deux coudées au-dessus des marécages et des lagunes où grouille la vie inaperçue du peuple mystérieux du plancton, des vers, des mollusques, des crustacés. On sait qu’ils existent, on ne les voit pas, c’est comme de passer près d’un slum et d’obturer ses yeux sur la misère du monde. Il faut, à toute existence, la part d’oubli de l’invisible, sinon elle devient une quasi-impossibilité, une aporie au fond vertigineux.

    Julian s’est arrêté au bord d’une vasque d’eau bleue. De gros rochers en délimitent les contours. De hautes parois s’élèvent en direction du ciel, une chute d’eau y a creusé un canal étroit. Tout autour de la vasque, des blocs de schiste gris anthracite, des quartzites vert-de-gris, des marbres blancs. Julian choisit méticuleusement ses pierres d’un œil d’esthète mais aussi en raison du visage définitif qu’il veut donner à sa sculpture éphémère. L’essentiel, pour lui, édifier un cairn qui, en quelque manière, sera l’empreinte légère qu’il aura déposée sur terre, en ce lieu, en ce temps qui n’ont nul retour, qui ne se donnent que dans l’éclair de l’instant. Longue patience de l’homme confronté à ses possibles, c’est-à-dire à sa propre liberté. Faire face à l’inconnu, le modeler, le réaliser selon telle ou telle forme, voici comment donner sens au monde, l’ordonner selon les images que l’on porte en soi depuis la nuit des temps, qui ne demandent qu’à s’actualiser.

   Cette sculpture qui va venir, cet empilement subtil de pierres, Julian en connaissait la nécessité intérieure, attendait le moment de l’éclosion, l’heure juste où son être pourrait coïncider avec celui de la pierre, autrement dit l’irruption du « kairos », ce moment décisif qui transcende le temps ordinaire, cette merveille des conjonctions dès que deux lexiques séparés par nature, l’humaine, la matérielle, s’assemblent en une rhétorique spontanée, fût-elle brève. Ce n’est pas l’édification en elle-même, ce pur miracle d’équilibre qui compte. Ce qui, par-dessus tout, signifie : la beauté du geste qui fait la matière docile, souple, malléable, surrection d’une configuration mentale prenant la consistance du réel. Le prodige est bien celui-ci : rien n’existait qu’oniriquement envisagé, qu’imaginairement projeté et, soudain, l’invisible est devenu visible, l’art a surgi d’on ne sait où, curieuse alchimie de l’homme qui demande, de l’œuvre qui donne. Pur jaillissement du phénomène en sa texture préhensible. Les pierres patiemment assemblées une à une, « soudées » entre elles dans leurs parties minimales, étroites, défiant le principe de raison, mais aussi de réalité, se montrent à nous dans l’évidence la plus exacte qui soit. Ce qui paraissait hors de portée, totalement inexécutable est posé là devant nous, non par un acte de foi, une croyance mais au simple défi des lois élémentaires de la physique.        Julian sait que le motif durera peu, que sa frêle architecture pourra à chaque instant rejoindre sa forme primitive, ce tas de pierres au bord de l’eau que nul n’apercevra, sinon en tant que l’œuvre de la nature, son fouillis, son tumulte constitutifs.

   C’est par la médiation de la photographie que l’Artiste donnera à son travail une assise durable. Elle sera la mémoire de ce qui aura été. Elle sera le souvenir de cette pointe extrême où un homme se sera atteint dans sa plus évidente plénitude qui n’est que la projection de sa propre vérité. On ne triche pas avec les pierres, on ne peut se soustraire aux lois éternelles de la pesanteur, on ne biaise nullement avec la condition si étroite de l’équilibre, on ne s’absente pas de soi au cours de son ouvrage. On est tout entier, en un seul mouvement de l’âme, près de l’âme de la pierre car elle, la pierre, est sublimée par l’esprit qui a insufflé en sa matière dense la légèreté d’un motif esthétique, en même temps que la rigueur d’une tenue hors des choses ordinaires. La pierre ainsi levée ne demeure pas en sa mutité de gemme, elle s’accroît d’une dimension qui la dépasse et la désigne en tant qu’œuvre, une exception parmi les contingences et les facticités de tous ordres. Irait-on jusqu’à dire que « La Colonne sans fin » de Brancusi est un simple assemblage de pièces de fonte ? Bien évidemment non, dire ceci conduirait à une réification du geste artistique qui ne consisterait qu’à en annuler le rayonnement, l’irradiation.

   L’art est un des rares motifs d’élévation en notre siècle matérialiste et consumériste, alors laissons-le poursuive sa tâche qui peut sauver le genre humain de bien des déconvenues. Contemplant son œuvre, Julian fait ce que font tous les artistes, il apprécie la distance qui le sépare de ceci même qu’il a édifié, dont il a tracé la forme dans l’invisible venue du temps. Ses mains posées sur les blocs, sa conscience attentive à être au plus près de ce qu’il veut atteindre, son exigence d’authenticité, tout ceci l’a maintenu hors des choses communes, à la périphérie de tout souci, de toute inquiétude. Evidente joie que d’avoir porté la nature à sa mesure pleine et entière, à savoir d’être œuvre d’art et de le demeurer pour l’éternité des années à venir. Bien sûr, avant longtemps, le cairn s’écroulera sous le poids irrémissible de sa propre fatalité. Pour autant il n’aura nullement disparu du sens dont il a été porteur, son miraculeux équilibre se sera inscrit dans l’ordre des choses possibles, sa forme aura eu lieu et temps dont témoignera son passage temporel. L’œuvre, dût-elle se montrer au seul artiste, demeurera gravée dans sa mémoire et toute mémoire humaine s’inscrivant dans celle, universelle, de l’humanité en son essence, se dotera d’un avenir que nul ne viendra interrompre. Certes, les choses visibles perdurent, mais aussi les invisibles qui, parfois ont pour nom souvenir, espérance, projet, joie intime d’être.

  

   Digressions adventices sur la venue à soi de l’art

 

   Mais reprenons le titre « Art : du chaos au cosmos » et prenons-le en tant que fil rouge de notre méditation. Ce que ce texte voudrait approcher, le fond inconditionné, abyssal, toujours en gestation de la nature et le mettre en rapport avec le geste artistique qui, à notre avis, n’est que la mise en ordre du monde, à savoir l’émergence d’un cosmos. L’art établit la coupure, la scission entre le sauvage, l’indompté, le farouche, le fougueux et l’ordonné, le civilisé, le raffiné, le poli. Le sauvage en son « état de nature », se manifeste sous la forme débridée, pléthorique, insoumise d’une activité dionysiaque illimitée alors que l’œuvre peinte, les pierres assemblées, le bois sculpté se donnent dans la juste mesure apollinienne dont l’artiste, par son travail, les a dotés. En une certaine façon, une dialectique ordre/désordre qui n’est que la réplique de la genèse du vivant. Les manifestations telluriques du sol, les borborygmes des laves, les tellurismes de tous ordres, les déluges, les débordements peu à peu se canalisent pour aboutir enfin à ces paysages apaisés que traversent parfois, à la manière de la réplique d’une histoire immémoriale, les jets de vapeur des geysers, les éruptions des volcans, les séismes.

   Alors il nous faut remonter loin dans le temps afin de comprendre le sens profond du geste de Julian, « jongleur de pierres ». Les premiers hommes préhistoriques trouvaient abri dans les grottes qui, déjà, constituaient à leurs yeux, une mise en ordre de la nature, un refuge où s’assurer de sa propre existence. Et il n’est guère étonnant que l’ébauche du geste artistique se soit manifestée au sein des grottes. Toutes leurs créations animales, aurochs, bisons, bouquetins, mammouths, si elles conservent bien leur figuration réelle, n’en ont pas moins perdu leur agressivité, leur pouvoir de nuisance. Le symbolisme qu’est tout art en son essence au motif qu’il est représentation, place à distance le danger, le métamorphose en réassurance narcissique. L’homo sapiens avait bien conscience que, mimant sur les parois des scènes de chasse, les cornes des aurochs étaient inoffensives, que leurs flèches ne tuaient pas, mais qu’un acte rituel d’exorcisme était ainsi constitué qui les mettait à l’écart du danger. Identiquement, Julian, assemblant ses cairns pierre à pierre, a bien conscience qu’il ne rétablit nullement l’ordre du monde, témoigne simplement, à son niveau, de ce besoin fondamental que possède l’homme de se sentir en sécurité, de posséder un habitat, image d’un cosmos familier.

   C’est une constante humaine que de vouloir se positionner par rapport à la nature, la canalisant, la domptant en quelque sorte. Ce que les Anciens Grecs nommaient « phusis », ce « tourbillon d’atomes » cher à Démocrite, cette profusion de matière indéterminée, animée de pulsions internes, sourdes, aveugles, cette dimension retirée, informe, toujours dérobée, inquiétante, innommable par essence, qui est le sort commun du chaos, c’est contre ceci que s’élève la raison humaine, c’est ceci que les hommes cherchent à réduire, les artistes à capter, à canaliser, à mettre en forme. Parfois, la dimension « monstrueuse » de la terre en son fond insaisissable, les hommes l’ont-ils représentée sous une forme quasiment surfaite, exaltée, au point même que la représentation à la Renaissance, par exemple, du « Géant Apennin », à la villa Médicis, assemblage grossier de pierres, de brique, de lave, de ciment, paraît si invraisemblable que son caractère inquiétant disparaît à même son exubérance et, si le terme n’était anachronique, nous pourrions dire qu’il s’agit d’une œuvre purement « ludique » chargée d’exorciser la plupart de nos démons qui proviennent en toute vraisemblance, de la présence en nous, du chtonien, de la terre en sa confusionnelle primitivité.

   Tels des arbres, nous les humains demeurons attachés à notre sol natif par nos propres racines qui, certes inconscientes, n’en constituent que des acteurs cachés d’une redoutable efficacité. Il va sans dire que « Le Géant Apennin », à la fois végétal, minéral est le parfait antonyme de l’élévation réalisée par Julian. Ce que « Le Géant » revendique d’appartenance au socle tellurique, « Cairn » l’annule en quelque manière au motif de sa projection céleste, de son audace existentielle. Les autres exemples qui viendraient illustrer par la négative, l’opposition frontale à la démarche du Suisse, ce sont les portraits végétaux créés par Giuseppe Arcimboldo, leur aspect racinaire, tuberculeux, leur volontaire fouillis de rhizomes emmêlés, ceci s’inscrit bien évidemment en faux contre toute tentative de porter un cosmos à jour, de le faire briller dans la pureté de son être.

   L’art, tout art se donne donc comme mise à distance du sujet dont il traite.  Une peinture, fût-elle réaliste, fondée sur une mimésis de la nature, d’un objet, d’une figure humaine, s’en éloigne cependant toujours au motif que le paradigme qu’elle met en œuvre pour parvenir à son aboutissement est médiatisé par la fonction symbolique. La représentation d’une pomme n’est jamais la pomme elle-même, mais sa transfiguration, sa métamorphose, simplement. Certaines œuvres et non des moindres laissent transparaître ce conflit, cette polémique entre la démesure du chaos, la juste mesure du cosmos. « La Nuit étoilée » de Van Gogh est bien le lieu d’un combat entre des forces mystérieuses, d’intenses girations célestes, de nature cosmique, et des vagues terrestres pareilles au déchaînement du Déluge. Mais ici, la force du trait, la violence de la pâte picturale, la maîtrise du geste arrachent l’œuvre au drame qu’elle est supposée représenter, en réalité la folie de Vincent qui perce. L’œuvre s’érige en cosmos à la hauteur du geste artistique qui transcende toutes les catégories, la place en un univers de pure grâce, cette toile est, à proprement parler, hors-sol. Une identique confusion nous saisit face à une peinture de Soutine « Le Bœuf écorché ». Oui, un réel malaise nous envahit et nous prend à la gorge. Quoi de plus chaotique, en effet, que cette dépouille qui nous livre ses chairs sanguinolentes, l’indécence de ses tissus mutilés ?

 

   (INCISE - Et ici, il devient nécessaire de faire une pause : Julian, nous les hommes, tous les hommes, portons en nous cette insoutenable dualité du chaos et du cosmos. Notre visage est immédiatement lisible à la manière des pages d’un livre. Notre peau est lisse, ouverte au soleil, bien délimitée, un genre d’outre à peu près parfaite. Elle est notre enveloppe, l’image que nous tendons au monde, l’épiphanie la plus visible qui nous détermine en notre être. Rien que du parfait en première approximation. A être considérés selon notre face extérieure, tout paraît en ordre, cohérent abouti. Mais nous avons un envers et cet envers est nécessairement chaotique, à témoin les plis et remous de nos chairs internes, les flux de nos rivières de sang, les lacs délétères de nos humeurs, la confusion, l’imbroglio de nos viscères, les pelotes embrouillées de nos nerfs, l’architecture branlante de nos os, les tissus flasques de nos aponévroses. En réalité nous sommes, tel « Le Bœuf » de Soutine, des écorchés vifs, à la seule différence que nous avons encore, pour quelques instants, notre tunique de peau, elle nous abrite de bien des déconvenues. Regardez les clichés de l’imagerie médicale tirés à partir des organes de votre corps : un sentiment d’inquiétude vous saisira pour la simple raison qu’elle vous révèlera mortel, infiniment mortel sous la vitre rassurante des apparences. Ce que je veux dire ici, par ce détour anatomique, ce démontage pièce à pièce, c’est que Julian, assemblant une à une ses pierres, ne fait que reconfigurer son corps éclaté, ce chaos, afin de lui donner site en un cosmos qui lui soit agréable. C’est un peu comme un écorché qui retournerait sa peau afin d’en faire un miroir reflétant l’immense beauté du monde.)

  

   Mais revenons aux artistes, à la nature de leur travail. Donc faire du chaos un cosmos. Le sculpteur attaquant de son ciseau le bloc de schiste, le peintre appliquant ses huiles sur la toile, le tourneur sur bois évidant de ses gouges et bédanes le bloc de chêne, le potier creusant l’argile, tous concourent à un unique but : ôter les éclats de pierre de manière à libérer la sculpture, éliminer les excès de pâte afin que le sujet de la toile se rende visible, éjecter les copeaux pour donner vie à la coupe, retirer le surplus de terre et dévoiler le pot. Eclats de pierre, excès de pâte, copeaux, chutes de glaise ne sont que les signes du chaos initial.  Sculpture, toile peinte, coupe de bois, pot de terre, autrement dit les œuvres portées à leur finalité, témoignent d’une mise en ordre, d’un cosmos qui s’est substitué à l’informel du départ, forme accomplie seule digne de sens. C’est ainsi que tout acte de création, tirant de l’illisible du lisible, de l’informulé du formulé, de l’indistinct du distinct peut être considéré, en son fond, en tant que lutte contre une angoisse primordiale qui trouve son fondement dans les replis archaïques de la terre dont à l’évidence nous provenons, auxquels nous retournerons, délaissant le cosmos pour rejoindre le chaos. Toute vie en ses conditions d’existence suit la même courbe, décrit un cercle identique comme s’il y avait une logique élémentaire partant de l’ombre, surgissant dans la lumière pour s’y abîmer enfin en des contrées purement abyssales.

   Julian, en son œuvre singulière, trace devant nos yeux éblouis les conditions mêmes d’une sortie du néant. Ses concrétions de pierre, fragiles en leur élévation, se laissent percevoir telle une allégorie souhaitant nous dire le précieux de toute beauté surtout lorsque celle-ci est passagère, fugace. Un instant seulement, l’équilibre se donne comme la possibilité de vaincre la puissance sourde du destin. Un instant seulement. Cette temporalité pareille à la vie de l’éphémère, cet insecte aux ailes de tulle, ne fait que renforcer notre amour de ceci qu’il nous donne à voir avec tant de sagesse et de générosité.

 

 

 

 

 

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4 octobre 2021 1 04 /10 /octobre /2021 10:24
A mi-chemin de soi

« Demi-teinte »

Œuvre : André Maynet

 

***

 

   A la mi-été

 

   Dans l’air, pareille à une sourde menace, il y avait comme une hésitation des choses à connaître leur propre destin. Mes promenades quotidiennes sur le Causse se teintaient de cette étrange ambiance d’inachevé. Les chênes n’étaient ce qu’ils étaient qu’à être des troncs, des racines le plus souvent apparentes, des feuilles sèches que le vent battait sans cesse, des chutes de glands sur le sol de pierre. En réalité, les chênes étaient bien là, réels, plantés dans la terre calcaire, mais ils n’étaient arbres qu’à moitié, en quête d’un mystère qui les eût accomplis, mais le mystère s’absentait et la question demeurait entière d’une forme qui se faisait attendre et ne traçait que d’évanescents contours. L’été lui-même semblait avoir calqué son comportement sur le dénuement des arbres. Quelques jours, de-ci, de-là, allumaient dans le ciel une rapide flamme solaire. Alors, la nuit, les grillons chantaient, alors, tout au long du jour, les cigales cymbalisaient avec ardeur et l’on aurait pensé la Provence entière sise, ici, sur les aiguilles des genévriers, accrochée aux touffes de thym, liée aux pétales jaunes des hélianthèmes.

    L’été ne « battait son plein » qu’avec une étonnante parcimonie, si bien qu’on eût pensé à l’automne arrivé avant l’heure. Le plus souvent, en fin de matinée, de lourds nuages gris envahissaient l’horizon, un vent frais se levait entraînant des tourbillons de feuilles, des écharpes de pluie naissaient à l’ouest, traversaient tout le pays qui courbait l’échine sous le faix. Les orages succédaient aux orages. Nul ne sortait de chez soi, sauf les plus téméraires qui bravaient le ciel avec des regards bas et des échines pliées semblables à celles, fuyantes, des hyènes. Il y avait, dans l’air, comme une vague de ressentiment. Les âmes des Caussenards s’insurgeaient, ne trouvant plus le lieu d’un possible habiter.

  

   A la mi-automne

 

   La nouvelle saison venue, désireux de troquer cet été mutilé contre un automne que je souhaitais plus radieux, je louais un modeste gite à Alcange, en arrière des dunes, à quelques encablures de l’Océan. Rares étaient les curieux qui avaient tenté une aventure identique à la mienne. Au cas où un temps capricieux se montrerait, j’avais emporté avec moi quelques livres, un bloc de feuilles et des stylos. Un grand lac s’étendait devant mon logis, un lac semé de bruyères roses aux confins de la forêt de pins. C’était, en une certaine manière, un havre de paix et, en quelque sorte, la réplique de mon Causse. Cependant les pins sylvestres avaient remplacé les chênes, le sable se donnait à la place des pierres calcaires. Un même ciel teinté de gris unissait mon pays et ce pays nouveau dont, chaque jour, je découvrais le charme des chemins, ses touffes accueillantes de fougères, ses massifs d’ajoncs, ses buissons de genets à balais. Je me familiarisais avec ce monde nouveau et je crois bien que j’essayais d’y trouver des correspondances avec mon environnement coutumier. Les premiers jours furent solaires, lumineux, la brume matinale se levait vite qui laissait la place à un paysage ouvert, lequel incitait à la promenade, à la rêverie au bord des lagunes et des étangs semés d’herbes jaunes tout le long de la lande humide.

   Puis, soudain, le temps changea, se métamorphosa en une sorte d’hiver précoce. Je passais le plus clair de mes journées à alimenter le poêle avec de grosses bûches, à fumer, à poser des notes sur le papier. J’avais le motif de plusieurs articles en tête, j’en brossais le rapide canevas. Mais voici que l’ennui s’insinuait insidieusement en mon âme, faisant basculer mon séjour dans une mélancolie dont je savais, par expérience, qu’elle serait longue à partir. Je me distrayais en lisant de longs textes d’une anthologie sur « Les Romantiques allemands », passant des « Fragments des Grains de pollen » de Novalis : « partout nous cherchons l’Absolu et jamais nous ne trouvons que des objets », à la belle poésie plaintive de Friedrich Hölderlin dans « A Diotima » : « Les clairs chemins, les brousses rases et les sables/Où se posaient nos pas », aux vers polyphoniques de Jean-Paul : « Soudain, au ciel, on vit sourdre une petite étoile qui lançait des éclairs aigus - elle s’appelait l’Aurore -, un instant, la mer où j’étais s’ouvrit, comme de plaisir ». « L’Absolu » ne se présentait que dans un relatif qui traînait en longueur, les « clairs chemins » suivaient une pente obscure, quant aux étoiles elles se perdaient dans un ciel envahi de sombres nuées. L’automne, cette saison que je chérissais entre toutes, n’était qu’un demi-automne, bien plutôt un temps se perdant déjà, dans les rigueurs hivernales.

 

   A mi-chemin

 

   Un soir, alors que j’étais tout occupé à la lecture, parcourant un texte de Friedrich Gottlob Wetzel tiré des « Feuilles de Bonaventura » :

   « C’était une de ces troubles nuits, où dans une succession rapide et chargée de mystère, alternaient les lueurs et l’opacité. Au ciel, les nuages volaient en figures géantes, emportées par le vent dans une énorme chevauchée ; et la lune en un perpétuel changement apparaissait et disparaissait sans cesse… »

    …j’étais à ce point immergé dans la fiction, m’y retrouvant bien plus que dans le réel qui m’entourait, au point que mon gîte, volant soudain en plein ciel, il ne m’eût guère étonné que je pusse saisir un bouquet d’étoiles et en humer la saveur cosmétique. Un soir donc, on tambourina discrètement à ma porte, un genre de grêle douce comme mêlée de pluie. Je me levai sans faire de bruit, ne voulant effrayer qui passait là en cette nuit qui venait. Ma porte entrouverte laissa glisser dans l’ombre un triangle de clarté. Dans ce triangle se tenait une Inconnue dont l’étonnante allure ne cessa de me questionner. Devant moi, dans une posture semi-inclinée paraissait, à la manière d’un conte fantastique, un personnage d’allure indéfinissable, femme dont l’âge se dirigeait approximativement vers la maturité. Elle était silencieuse, son corps tissé du même secret qui laissait ses lèvres closes. Je m’attendais à une demande, concernant peut-être un lieu dont elle était en quête, de gens qu’elle recherchait ou bien d’un service à demander. Cependant nul son ne sortait de sa bouche, genre d’incantation muette que ses yeux, sans doute, proféraient, mais de longs cils en cachaient l’accès et les traits du visage, si effacés, se fondaient dans la poudre blanche du maquillage pareil à celui d’une geisha.

   Ses pieds, que je n’osais regarder, je les imaginais chaussés de « geta », ces socques de bois traditionnels aux brides colorées. Elle était vêtue d’un manteau en astrakan glacé, il imitait à la perfection ces kimonos et déjà, il me semblait voir, au plein du dos, s’épanouir la large ceinture obi attachée en nœud de tambour. Mais il convenait que je misse mon imaginaire au repos et que je fusse attentif à ceci même qui me visitait de si étrange manière. Cette « Demi-teinte », ainsi la nommais-je d’instinct, était de l’ordre d’une apparition et j’étais presque sur le point de croire à un rêve éveillé lorsque l’Inconnue, franchissant le seuil de la maison, alla s’assoir sans autre manière sur un vieux fauteuil défraîchi qui faisait face au mien, près de l’âtre où grésillaient encore quelques brandons tachés de jaune et de rouge. A la hâte, je confectionnai un thé fort dont j’avais le secret, ce breuvage aiguillonnait mon esprit et stimulait mon écriture.

   Après quelques tentatives de communication, je me résolvais au silence moi aussi, pensant qu’un mutisme pouvait nous réunir bien mieux que ne l’eussent fait des paroles somme toute en voie de constitution entre deux étrangers posés tels des chiens de faïence, réduits au simple motif de leur propre intimité. Mon interlocutrice muette buvait sa boisson à petits coups de langue comme le font les chats. Je voyais sa poitrine menue palpiter sous la peau d’agneau lustré. Mon regard n’osait guère s’aventurer plus bas que son « kimono », mais j’apercevais ses longues jambes polies, identiques à la douce lumière montant d’un céladon. J’éprouvais une sorte de frémissement intérieur, je sentais progresser en moi, à bas bruit, les ondes d’une sourde volupté. Ce que la « discrétion » de son langage m’ôtait, sa posture me le renvoyait immensément réfracté, comme l’eussent fait mille miroirs d’une galerie des glaces.

   A chaque instant j’imaginais mon vis-à-vis sous la figure d’une ballerine d’apparat dont je remontais le mécanisme régulièrement, sa ronde cristalline sur le plateau qui animait son mouvement la disposait selon mon regard et les caprices de mes désirs. Elle n’était libre qu’à la mesure de mon propre vouloir et ce pouvoir me grisait car elle n’était qu’une sorte de jouet dont je détenais le code secret. Je n’en tirais ni honte, ni vanité car cette situation, sur le bord de quelque onirisme, s’inscrivait si bien dans l’orbe de mon constant romantisme. Ce n’était nul hasard si je lisais, tout le jour durant, « Les Élixirs du Diable » d’E.T.A Hoffmann ou « Amour et Magie » de Ludvig Tieck. Si j’étais « romantique » ce n’était nullement à la façon dont un tempérament hyperesthésique eût été à la recherche du succédané narcotique d’une existence en perte de sens. Bien plus, j’adhérais totalement à la belle vision d’Armel Guerne développée dans « Le Verbe nu :Méditation pour la fin des temps » :

   « Le phénomène romantique (…) ce n’est pas un mouvement, mais une insurrection de l’esprit lui-même (…), l’homme est appelé à se réaliser sur le chemin secret qui le conduit aux sources vives de son intériorité. » (C’est moi qui souligne).

   C’était bien ceci que je vivais en moi, et j’espérais secrètement que « Demi-teinte » vînt me rejoindre dans le « mi-chemin » d’exister qui était le mien, tout comme il est le lot de tout Existant sur terre. Par définition, nous sommes des inapaisés, des inassouvis, des fragmentaires toujours à la recherche de notre être qui est, sans cesse, soit en avant de nous, soit en arrière de nous. Jamais nous ne coïncidons avec qui nous sommes. Notre vie est astigmate, constant dédoublement des formes. Nous voulons découvrir notre image dans le tain du miroir mais notre tentative narcissique se réduit toujours à n’apercevoir qu’une fuyante silhouette en voie de constitution, nullement constituée. « appelée à se réaliser » nous précise le Poète. A preuve, à peine avons-nous quitté le miroir que, déjà, nous n’avons plus le souvenir de notre propre visage. La couleur de nos yeux, nous n’en connaissons plus la situation sur l’échelle des tons. Cette fossette au milieu du menton, est-elle réelle ou bien imaginée ? Ce rictus, ce clignement de paupière, cette mimique qui nous caractérisent, n’en avons-nous simplement dessiné la forme sur l’écran de nos visions intérieures ? Et, du reste, avons-nous quelque réalité en dehors de notre univers mental, de notre dramaturgie personnelle, du monde que nous nous créons à mesure que nous avançons, en modifiant à chaque instant la texture, en altérant la trame, en aliénant jusqu’à la possibilité même d’être, de devenir, de s’inscrire en une destinée singulière ? Les choses sont si dispersées tout autour de nous. Les choses sont si fuyantes et notre course pour les rattraper est une tentative de saisir les nuages,

 

ils sont trop haut,

ils sont trop loin,

ils sont trop irréels !

 

    C’est tout ceci qui a traversé mon esprit alors que mon Hôtesse lapait délicatement son thé, toujours silencieuse à souhait. Maintenant j’appréciais, je savourais la touffeur de son silence, les espaces libres qu’elle ménageait afin que mon esprit, rendu à sa liberté, pût à sa guise voler ici ou là, sans la moindre contrainte, la faire elle, l’Inconnue, telle que je la souhaitais, me faire moi, tel qu’en moi-même je m’attendais. Peut-être un simple contour entourant un vide, mais c’était mieux, cette vacuité, qu’un doute permanent qui m’ôtait toute certitude d’être ici et maintenant, cette personne pouvant s’actualiser, rencontrer un semblable, dire l’exister en son possible. Méditant, c’est à peine si j’avais remarqué cette rose incarnat que « Demi-teinte » portait à la hauteur de sa taille, qu’elle semblait fixer avec un air proche d’une hypnose.

 

Sa main droite coulait le long de son corps,

pareille à un gant inutile.

Signifiait-elle le monde

en sa configuration non-préhensible ?

 Un geste de lassitude ?

Le renoncement à une affirmation de soi ?

 

   Tout ceci était si troublant. Dehors le vent s’était levé, déchirant la toile des nuages. Par les intervalles scintillaient quelques étoiles. Parfois, le croissant de la lune se montrait et sa lueur blafarde, visage de Pierrot ou de Colombine, était si semblable à l’épiphanie blanche de la Geisha.

    Soudain quelque chose m’alerta, comme une dilatation des grains d’air autour de sa bouche, comme une pluie de sable, comme la chute d’un grésil dans l’air poudré de blancheur. Ses lèvres semblaient articuler quelque chose, mais dans le silence, mais dans la méditation. J’étais fasciné par le mouvement léger des lèvres de « Demi-teinte », un genre de grésillement léger, le passage d’un vent, la dilatation imperceptible d’une brume. Mes oreilles ne percevaient rien. Seuls mes yeux étaient témoins de paroles à vrai dire insensées en cette heure, en cet endroit, entre deux être inconnus qui n’étaient même pas en possession d’eux-mêmes. Des mots se détachaient pareils à des gouttes d’eau tombant de la margelle d’un puits, faisant leur écho, tout en bas, contre l’eau cristalline. Ces mots étaient magiques, manières de prière dont je ne savais plus très bien si c’était elle qui les émettait, si c’était moi qui en éprouvais l’étrange sonorité comme venue du plus loin de la mémoire :

 

« La rose est sans pourquoi ;

elle fleurit parce qu'elle fleurit,

N'a souci d'elle-même,

ne cherche pas si on la voit. »

 

   A mesure que les mots s’enlevaient de la bouche de « Demi-teinte », les pétales de sa rose chutaient au sol dans un drôle de bruit d’écume. Ils se posaient sur le carrelage, tels d’éphémères papillons qui seraient venus mourir, ici, dans la lumière déclinante, près des lagunes, près de l’océan dont on entendait, au loin, le sourd battement. Bientôt il ne demeura que la tige, le souvenir du bouton, quelques feuilles se perdant dans les plis de la nuit. Sans que j’en fusse averti en quelque manière que ce soit, mon Hôtesse se leva et, dans un mouvement léger, prit congé. Par la porte restée ouverte je percevais le glissement de la lune dans le ciel, le balancement de l’océan, la chute des grains de sable sur la dune proche. Alors, dans mon esprit, comme en surimpression au distique d’Angelus Silesius dans « Le Pélerin Chérubinique. Description sensible des quatre choses dernières », d’autres paroles se donnèrent à moi pareilles au décryptage d’un profond mystère :

 

« Demi-teinte est sans pourquoi

Elle vit parce qu’elle vit

N’a souci d’elle-même

Ne cherche pas si on la voit. »

 

   Oui, tout semblait vraiment « sans pourquoi ». Les choses étaient les choses sans autre motif qu’être des choses. L’Inconnue avait apporté la réponse à mes incessantes et aporétiques questions. Les hommes étaient « sans pourquoi », ils vivaient parce qu’ils vivaient. Il n’y avait nulle raison qui justifiât leur présence ici ou là. Il fallait donc avancer dans la vie tels des somnambules. Il fallait ce détachement de toute chose. Cette manière de dénuement absolu. Ce renoncement à soi. Là seulement était l’empreinte humaine : un cheminement d’égarés parmi le concert du vivant. Oui, c’est ceci qui était la vérité ultime. Toute autre posture était pure affabulation.

   Le matin vient de se lever sur la lagune proche. Au sol, une jonchée de pétales de rose, une trace de pas sur le seuil de la porte. Tout ce qu’il reste d’un rêve ou bien d’une réalité évanouie. Quelle différence puisque, maintenant, je me retrouve face à moi avec les paroles du Mystique qui résonnent dans ma tête, font leur gigue qui n’aura de cesse que je n’aie pris mon papier, y traçant les lettres présentes, elles sont mon seul recours contre l’ennui, l’angoisse, sans doute la folie.

 

« La rose est sans pourquoi »

« La rose est sans »

« La rose est »

« La rose »

« La »

«  »

 

 

 

 

 

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27 septembre 2021 1 27 /09 /septembre /2021 16:27
D’où la beauté ?

Terre de légendes...

Ménez-Hom...Breizh...

Photographie : Hervé Baïs

 

***

 

 

   « D’où la beauté ? », l’on poserait la question comme on l’adresserait à un Quidam : « D’où venez-vous ? » et le Chemineau, sans doute, ne vous répondrait rien pour la simple raison que nul ne connaît le lieu de sa provenance. Donc nous réitérons : « D’où vient la beauté » et alors il y a comme un grand vide car, tel un enfant surpris à commettre quelque bêtise, soudain, nous ne connaissons plus le lieu de notre être. Nous sommes égarés, nous demeurons sans parole, sans doute commis à un silence éternel. La beauté est si grande et nous sommes si petits !

 

« La beauté a-t-elle toujours existé ? »

« N’est-elle l’invention de quelque Démiurge

réfugié au plein de son secret ? »

« Et puis, au juste, pouvons-nous au moins

en cerner la réalité ? »

« Ou bien seulement en dire un fragment ? »

« L’approcher avec prudence comme on le fait

d’un feu rougeoyant ? »

    

   Infinie est la kyrielle des interrogations et, corrélativement, est illimitée notre angoisse de trop étreindre et de ne rien saisir qui nous rassurerait, nous placerait sur l’assise d’une vérité. Nous persistons :

« La beauté, nous voulons la dire

en mode simple, mais la dire

est déjà la figer dans une forme

qui n’est pas la sienne. »

« A-t-elle des normes ? »

« Possède-t-elle des figures

au gré desquelles nous la fixerions

en qui elle est ? »

« A-telle une configuration spatiale ? »

 « Ou plutôt un destin temporel ? »

 

   Nous voyons bien que nous nous épuisons à forer un trou qui, plutôt que de nous faire rejoindre une eau de source, ne conduit qu’à nous plonger dans un abîme, donc à rejoindre quelque sombre antre qui ne nous dira ni la beauté, ni nous qui sommes en quête d’elle qui fuit au-devant et, jamais, ne se retourne. Sans doute est-ce là la figure de quelque inaccessible, peut-être même de l’absolu en sa fermeture ?

   Alors, bien plutôt que de girer dans l’orbe du mystère, une seule issue : décrire ce réel qui nous attire, le décrire au plus près, peut-être consentira-t-il à apparaître sous son jour aussi exact que possible ? La terre est lourde, noire, plongée dans le plus pur secret. Terre de tchernoziom, terre d’humus qui possède, étrangement, la même racine qu’homme, « homo », « humus », une identique mesure pour deux choses qui se donnent comme une seule. L’homme, fils de la terre, l’homme en qui repose le souci de la terre, l’homme reflet de la terre, elle la terre, réserve de beauté, d’immense beauté. Rien de plus beau que le sillon de glaise retourné par le versoir, rien de plus beau que les champs labourés sous la clameur d’automne. Rien de plus beau que l’argile claire couchée sous le jour, en elle se réverbère la lumière du ciel. « Rien de plus beau » en sa triple venue à l’énonciation. Mais que signifie cette réitération, sinon que toute beauté ne peut que persister dans son être, qu’elle n’est pas une simple toquade, un hasard papillonnant, ici et là, dans la plus confondante distraction. Beauté est durée. Ce qui paraît beau et ne dure pas, simplement du « joli », du « plaisant », de « l’artifice » devant les yeux répandus.

   La terre est légèrement bombée, elle semble se courber sous le plaisir, se tendre sous l’effet de quelque volupté. Noces du Ciel et de la Terre. Epousailles des Infinis. Osmose des Inconnaissables. Ciel, Terre, jamais nous n’en possèderons la totalité, tout juste en apercevrons-nous quelques clignotements, quelques fragments pareils à ceux des kaléidoscopes, ils nous fascinent et disparaissent à même leur fascination. Ceci veut dire que la beauté est toujours au-devant d’elle-même, en arrière d’elle-même, jamais en un endroit exact qui en ferait une chose du monde, un objet préhensible, un outil dont nous tracerions une immédiate frontière, édifierions des limites. Oui, c’est bien ceci, la joie qu’instille en nous toute beauté, elle bourgeonne tout en haut de notre désir, elle brûle le bout de nos doigts, elle effleure le velouté de nos sexes mais jamais ne s’y dépose. Le ferait-elle, elle serait semblable à l’action journellement répétée qui meurt de l’être trop souvent.

    Haut est le Ciel. Immense est le Ciel. Sa course n’a nulle borne. Nul air ne le possède. Seule la Rose des Vents en parcourt l’immortelle durée : Alizé ; Bise ; Grain blanc ; Nordet ; Noroît ; Suroît ; Suet ; Harmattan ; Ponant ; Simoun ; Sirocco. Ces mots sont magiques ; Ces mots sont célestes. Ces mots planent à des hauteurs vertigineuses. Ces mots sont les rubis du Poème, ce Langage Essentiel. Ces mots sont les mots de la Transcendance, grâce à qui la Nature se donne pour l’exception qu’elle est, par qui les Hommes viennent à eux, existent, ces Echappés du Néant, certes ourlés de finitude, c’est ce qui fait leur grandeur, tresse les motifs de leur éthique. Alors la Beauté ? Elle est identique à la course hauturière des Vents, elle vient de loin, va loin, esseulée mais sûre d’elle, fière de sa race, emplie de sa propre vérité. Nul ne peut arrêter la beauté, la fixer dans un cadre et la clouer au mur. Ce qui est punaisé aux cloisons : de simples images d’Epinal, autrement dit des genres de contingences faisant halte le temps d’un regard et se gommant à l’aune de ce furtif regard.

   Les arbres sont les médiateurs, les génies tutélaires qui unissent les contraires, ils sont pareils aux mots de liaison, ces magiques « conjonctions de coordination » qui assemblent le réel en un même point, focalisent le divers, l’éparpillé, donnent sens à ce qui, peut-être, disjoint, ne dirait rien d’autre que la texture de l’égarement, autrement dit la perte des choses dans l’illisible et confus univers. Ici, ils sont ces étonnants hiéroglyphes qui, tout à la fois, livrent et ne livrent pas leurs secrets, ce qui est aussi la mission d’une œuvre de beauté dans la dimension ouverte de l’art. Voilement-dévoilement de ce qui apparaît et se retire en un unique et nécessaire geste. Tout serait-il donné d’avance, nous n’aurions de cesse de porter nos yeux sur d’autres motifs, d’autres figures, peut-être les plus répandues, les plus naïves. C’est avec tout ceci que la beauté livre un constant combat qui, la plupart du temps, demeure inapparent en son essence. C’est là son destin et sa réussite la plus assurée.

   La très belle image d’Hervé Baïs renferme en elle tous ces ingrédients de la beauté. Mais ils sont si discrets ! Un simple vent prosaïque pourrait en atténuer le singulier phénomène. Cependant, cette photographie est traversée de vents altiers, Ponant, Simoun, Suroît. Ce ne sont de simples respirations, des souffles communs. Ce sont les brises qu’exhalent les poitrines des dieux. Ce sont de pures haleines qui soutiennent l’architecture du verbe.  C’est de la poésie, ce qui inspire et tresse les liens d’une subtile émotion. C’est tissé de gaze, ouvragé des dentelles les plus admirables qui soient. Regardez l’image de cette « Terre de légendes », regardez Ménez-Hom et, déjà, vous ne vous possédez plus totalement et déjà vous êtes au plein de ces montagnes sacrées de l’Armorique, le Karrek an Tan, le Roc'h an Aotroù, le Roc de Toulaëron, ces noms qui sonnent à la manière d’incantations, ces noms chantournés qui illustrent de vieux grimoires, ces noms qui, au sens propre, vous « transportent » ailleurs, puissance de la métaphore qui vous fait passer d’un réel ordinaire à un réel transfiguré, pouvoir de la transcendance qui fait être soi plus que soi, exposé à l’infinie beauté du monde. Il suffit d’ouvrir les yeux ! Toujours une place pour la beauté ! Mais elle exige l’attention. Mais elle demande la reconnaissance.

 

 

 

 

 

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27 septembre 2021 1 27 /09 /septembre /2021 09:37
En l’absence de parole

« Rien dire »

Dessin : André Maynet

 

***

 

    « Rien dire », proférer cette courte énonciation et, d’emblée, l’on sent que quelque chose ne tient pas, que quelque chose s’ouvre de l’ordre de la fissure, de l’entaille, de la fente qui, peut-être, jamais ne pourront se refermer. Peut-être même est-ce la fureur de l’abîme, son illisible vortex qui viendront jusqu’à nous et nous menaceront de nous reprendre en eux, puisque sortis un jour de l’abîme nous sommes en attente d’y retourner. « Rien dire », « rien dire », « rien dire », comme si une énonciation trois fois promulguée était à même de faire disparaître l’aporie tout juste levée qui fouettait notre angoisse jusqu’au sang. A force de projeter en-nous-hors-de -nous ce fragment de langage funeste, nous pensions pouvoir en inverser la lourde charge de sens. Alors nous étions des enfants brodant quelque magie, attribuant à la force des mots une possibilité d’offenser le réel, de le métamorphoser en une autre figure que celle qu’il nous présentait. C’est ainsi, nous retombons en enfance dès l’instant où une impossibilité surgit au- devant de nous, une herse barrant notre accès à une satisfaction, une réalisation, l’aboutissement d’un projet. Toujours nous nous impatientons de parvenir au comblement de notre être, êtres de manque en notre humaine configuration.

   « Rien dire », il ne faut nullement l’aborder de face, par le biais d’un langage qui en énoncerait le contenu, non il faut user de métaphores transversales, elles seules nous mèneront au seuil d’une compréhension. Voyez-vous, je crois que chez le paralytique, en horizon d’arrière-fond, toujours se détache une image neurologique mobile, une aura diffuse à l’entour de la conscience, une figure hallucinée animée de multiples et souples mouvements, de saltos, d’arabesques corporelles, de pas de deux, de grands écarts, d’entrechats. Chez l’aveugle, d’une manière identique, j’imagine volontiers, surgissant dans la mangrove de la tête, quantité de feux d’artifices, pléthore d’images hautes en couleurs, débauche jusqu’à l’infini de scènes vives, jeu facétieux des personnages de la commedia dell’arte, flamboiements et étincellements divers, fête des yeux absents. Et chez le muet, puisqu’ici nous nous approchons de notre sujet, je conçois assez facilement l’agitation impatiente du massif de la langue, la contraction voluptueuse des zygomatiques, la vibration silencieuse de l’isthme laryngé. Puisque l’impossible, l’inatteignable, le hors de portée me narguent et me menacent, quelle autre parade que de mimer le sens aboli, quelle autre alternative que de disposer mon corps à une lutte interne, de le bander tel un arc qui, jamais ne lancera de flèche, mais se vivra comme condition de possibilité d’une impossibilité. A-t-on jamais mieux énoncé l’absurde en son insupportable évidence ? A-t-on jamais dit le silence et ses boules de coton qui tueraient si elle le pouvaient ? Mais elles se retournent sur la volonté du Démuni et lui signifient l’impasse dans laquelle il se trouve qui n’a d’issue qu’au-dedans de lui, non au-dehors, là où vivent les hommes allégés du souci de porter une croix, de coiffer leur tête d’une couronne d’épines.

    Nous pensions sans doute nous être éloignés du motif de notre quête et, pourtant, tous ces refus d’obtempérer du réel étaient là, au foyer, diffusant leur infernale brûlure. Paralysie, cécité, mutisme étaient les simagrées du rédhibitoire en son épiphanie la plus tragique. Il était nécessaire d’accomplir une boucle avant de revenir au beau dessin d’André Maynet qui est l’unique objet de notre souci. Souci : à savoir comprendre ce que recèlent pour nous ces quelques traits de graphite qui ont tracé l’espace d’un destin, en ont déterminé le sens. « Rien dire » et, corrélativement, nous devenons muets, figés, rassemblés en ce seul point focal d’un langage obturé qui ne peut trouver d’expansion qu’à l’intérieur de son propre domaine. Langage procédant à sa propre profération, si vous percevez le chemin qui est à poursuivre, sur cette voie de pur silence. « Rien dire ». Le dire est toujours le dire de quelque chose, tout comme la conscience est toujours « conscience de quelque chose ». Il y a une nécessaire logique qui préside à l’énonciation du principe de raison. Si beaucoup de choses sont « sans pourquoi », cependant nombre d’entre elles peuvent répondre au pourquoi, en soutenir l’épreuve.

   « Rien dire », aussi bien peut s’énoncer de façon symétriquement inversée « dire rien ». Or dire le rien, c’est proférer le néant. Or proférer le néant c’est nous conduire au non-être, ce que notre raison ne saurait concevoir, puisque du non-être nous ne pouvons rien connaître. « Rien dire » est l’espace illisible où le sens refermé sur son germe ne peut que végéter et mourir de cette interne floculation. Le langage qui était pure expansion de soi et de celui, celle qui le profèrent, voici qu’il se condense, se réduit à la peau de chagrin pour bientôt se biffer lui-même et n’être plus qu’une vague buée dont les hommes ne devineront même pas, qu’un jour, elle ait pu exister.

   Elle-qui-ne-dit-mot, regardons-là avec toute l’attention qui est requise pour saisir la pulpe des choses rares. Parlons Celle-qui-ne-parle-pas. Tout autour d’elle construisons l’écrin du langage, entourons-là d’une bruissante et rayonnante Babel, mais dans l’approche, mais dans la plus grande douceur. Des mots qui ne l’offusqueront mais la porteront au plein de son être. Puisque, aussi bien, de ce dernier, l’être, elle est exilée, elle est en peine pour la simple raison qu’être, originairement énoncé, c’est avoir la parole. Merveille que celle-ci, dont la simplicité nous emplit le cœur, l’homme est être de langage et ceci bien avant d’être celui qui agit et bâtit des projets, trace des plans sur la comète.

   Pépite immense du langage, joyau à nul autre pareil qui brille au milieu de la nuit, écarte les ténèbres, disloque leurs membranes de suie. Il n’y a rien avant le langage, avant le verbe premier qui dessine les contours de l’homme. Et si nous nous amusons à créer de toutes pièces une fable biblique (mais la Bible est bien une fable !), eh bien les eaux du Déluge, les lourdes nuées, le désordre immense de la terre, les épaves noires, les flots ourlés de finitude, tout ceci se dissout et rétrocède en un singulier cosmos dès l’instant où l’homme lance sa première parole. Peu importe le mot. « Arbre » et c’est l’arbre qui se donne avec la belle architecture de ses branches, la rugosité de son écorce, le peuple blanc de ses racines, les yeux multiples de ses feuilles. Et alors que se passe-t-il ? Eh bien le Déluge s’apaise, les flots regagnent les abysses, les terres émergent et déploient leur être. Oui, c’est bien là le « miracle » du langage, il crée la présence, installe dans le monde tout ce qu’il profère.

   Nous disons « rocher » et, immédiatement nous avons le rocher. Nous disons « ciel » et le ciel est au-dessus de nos têtes avec la courbe immense de son bleu, son infini dôme d’azur, son voyage qui semble n’avoir nulle origine, nulle fin. C’est parce qu’il parle que l’homme est homme et qu’il prédique le monde tel son vis-à-vis, tel le proscenium sur lequel il joue, lui et ses congénères. Imaginerait-on une scène vide, des acteurs sans parole, des répliques improférées, un souffleur qui ne soufflerait que le silence et le vide devant un parterre de spectateurs muets. Non, ceci serait inenvisageable au sens premier de « ne nullement prendre visage », à savoir le contraire d’une épiphanie, le retrait dans le pur inaccompli.

   Elle-qui-ne-dit-mot, est belle à la simple vue de sa beauté. Certes ceci sonne à la manière d’une tautologie. Comme deux termes équivalents qui s’annuleraient à même une redite, une simple répétition. Mais sa beauté est silencieuse, ce qui veut dire : silence égale beauté, beauté égale silence. Comme si le langage intérieur, car nécessairement il y a langage intérieur et sans doute riche, diffusait, rayonnait, donnait à l’ensemble du corps sa signification et le lieu insigne de sa présence. C’est au motif que le langage est pur prodige que, par contraste, cette apparente mutité se révèle en tant que le précieux, le royaume, la principauté indépassable de cette jeune et immédiate efflorescence.

   Il n’y de contradiction qu’apparente à énoncer le silence égal au langage. C’est simplement un jeu de renvois, d’échos, de miroirs qui installe la beauté du couple silence-langage. Et ceci d’autant plus que l’un est la condition même de l’autre. C’est du silence que se lève le langage. C’est à partir du langage que le silence peut se donner pour son envers apparent, le plus sûr allié cependant.

 

Parole sur parole ne dit rien.

Silence sur silence ne dit rien.

Parole sur silence et c’est le verbe

en son surgissement.

Silence sur parole et c’est le verbe

en sa monstration.

Toute chose vit de sa propre dialectique.

 Le noir appelle le blanc.

Le jour appelle la nuit.

L’amour ne fait sens qu’à s’enlever

sur le champ de la haine,

de la contradiction, du polemos.

  

   Elle-qui-ne-dit-mot nous parle intensément depuis l’orbe de sa mutité. Ce que ses lèvres n’articulent point, son cœur le manifeste au plein de sa diastole-systole, mouvement alterné qui dit une fois le plein, une fois le vide, tout comme le mot dit son être et le contraire de ce qu’il est. Si je dis « liberté », en même temps, en un seul et unique geste, je convoque « aliénation », « servitude » car c’est uniquement parce que je me suis dégagé de mes liens que je suis libre.

 

Je ne suis un être

 que détaché du non-être.

  

   Voyez  Elle-qui-ne-dit-mot, son bras gauche relevé sous la forme d’une anse d’amphore nous dit l’envol pour plus loin qu’elle, geste tout de grâce qui pourrait trouver son équivalent dans les mots « légèreté », « sérénité ». Oui car le langage du corps parle, certes sous la dépendance de l’essence qui le rend manifeste, que restitue assez bien le terme de « verbe », en son esquisse étymologique essentielle « parole, mot ou suite de mots prononcés », sens qui ne peut bien s’entendre que sous la déclinaison du mot « être », puisque « être » c’est « être langage », il convient de le redire et d’en confier le soin à la mémoire. A la mémoire fidèle, bien entendu, digne de préserver la richesse et l’exactitude des choses.

   Elle-qui-ne-dit-mot est pur rayonnement. Ses cheveux flottent et semblent doués d’une discrète joie. Son visage de talc, d’où émerge le double voile des paupières, l’ébauche fragile du nez, son visage donc trace en nous un genre de conte heureux qui se traduit en mots. Etonnement que ceci, les mots effacés d’Elle-qui-ne-dit-mot, font naître en nous d’autres mots comme par un étrange phénomène de transmission de pensée, si ce n’est par pure magie. C’est la parole intérieure de la Jeune Femme qui a fait se lever la nôtre. Sa mutité n’était qu’apparente. Sa parole en réserve, mais perceptible. Alors, ici, il devient nécessaire d’établir une distinction de nature entre l’homme et les choses avec lesquelles il entretient commerce. Je regarde le rocher, je vise son corps minéral et le rocher ne projette en moi nul langage, sauf un langage de pierre, un langage de granit ou de silex. Seul l’homme, seule Elle-qui-ne-dit-mot sont en pouvoir de faire que ses mots imprononcés soient les nôtres, que ses silences recueillis soient nos paroles, que ses supplications muettes allument en nous la source vive du poème.

   Car l’extrême retenue en laquelle elle apparaît, car l’espace clos de ses yeux, car l’effacement de ses lèvres, car sa pose totalement hiératique ne la soustraient nullement à notre vision, ne la font s’absenter d’un langage adressé à qui-nous-sommes dans la plus réelle donation. Et ceci est étrange, éminemment étrange, que sa haute parole s’élève du cœur de sa biffure, ceci veut dire l’étonnante et précieuse confluence des êtres doués de langage. Un langage féconde l’autre, fût-il secret, ce langage. Un mot s’enroule à l’autre, un mot de qui-tu-es, un mot de qui-je-suis, pareil au chèvrefeuille symbolique du lai de Marie de France. « Ni vous sans moi, ni moi sans vous », enlacement des amants, chiasme subtil qui dit la réverbération des sentiments et, pour le cas qui nous occupe, les mots de qui-est-dessinée, de qui-regarde-qui-est-dessinée. C’est pareil à un cercle herméneutique, chaque mot en appelle un autre, chaque signification est en attente d’une autre, seule l’effectuation de la synthèse réalisant la totalité du sens. C’est en cet instant précis de ma vision qu’ Elle-qui-ne-dit-mot est mon double, mon alter ego, elle par qui je suis un verbe, elle par qui elle est ce secret tissé de mystère, il dit la grande beauté du langage, son incomparable essence.

   Les mots d’Elle-qui-paraît : le bouillonnement d’un linge léger sur la nudité du buste. Les mots d’Elle-qui-paraît, les roses aréoles qui sont les prédicats les plus visibles d’un feu intérieur, d’une passion, d’une source vive, d’une effusion de soi, d’un jaillissement intime en direction de cet extérieur qui appelle et réclame son dû. Or quelle sorte d’événement, hormis celui du langage, serait à même d’entraîner cette soudaine exaltation, d’entretenir cette ardeur, de tendre la lame de cette frénésie ?  Non, lecteur, ne cherche pas, seul le langage est capable de ceci, saisir le réel en son être, le féconder, le nommer, le porter au plus haut de son sens. Seul le langage. La pensée n’intervient qu’après, en seconde instance. Ce sont les mots qui constituent les briques de la pensée, non l’inverse. C’est bien au prétexte que les mots existent que nous pensons. Nulle pensée sans langage, sinon une longue hébétude sans quelque issue que ce soit.

    Bien entendu, dire le langage tel cet étonnant phénomène qui transcende le tout de l’humain, peut sembler avoir la consistance assurée d’un postulat. Mais constater ceci ne revient-il à douter de l’humain lui-même ? Bien évidemment, en ce sens que le langage, essence de l’homme est ce bien même qui pose l’humain et toutes ses déclinaisons, « humanisme », « humanité », « humaniser ». Nul langage, nulle présence humaine, seulement une longue hésitation des choses à exister, à trouver leur nomination, à végéter dans quelque sombre fosse dépourvue de lumière.

   Mais peut-être est-il temps que les concepts cèdent la place à la sphère simplement esthétique qui nous dit, sous l’angle des formes belles, un brillant langage, d’admirables « lignes flexueuses », de somptueuses arabesques, des esquisses, des estompes, des grisés, des effacements, des noirceurs, des teintes délicates, un poudroiement de graphite du plus bel effet. Mais la traduction de cette climatique humaine, la figure d’Elle-qui-ne-dit-mot, c’est bien en mots que ceci a été énoncé, « lignes », « estompes », « grisés ».  Tout le reste vient à la suite. Et la suite est belle. Ici plus rien n’est à démontrer qui parle de soi ! Après l’avoir vue, toujours nous serons en souvenir d’Elle-qui-ne-dit-mot et pourtant elle profèrera longtemps encore, au sein de qui-nous-sommes, pareille à la feuille que le vent soulève et porte au plus haut du ciel, là où clignent les yeux des étoiles, ce langage infini que, trop souvent, elles ne tiennent, les étoiles, que pour elles-mêmes, dans l’orbe d’un éternel silence.

 

Merci André Maynet,

traçant son effacement,

vous avez porté le langage

 à la seule place

qui lui revient de droit :

haut,

très haut !

 

 

 

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25 septembre 2021 6 25 /09 /septembre /2021 09:32
Eloge de l’automne

Allée de hêtres en automne

Source : Wikipédia

 

***

 

 

                               Depuis mon Causse, ce 22 Septembre, premier jour d’Automne

 

 

                  Très chère Solveig,

 

    Comment ne pas commencer par l’évocation de ton beau prénom « Solveig », deux syllabes bien frappées qui disent ce beau « chemin de soleil » dont vous, les Nordiques, fêtez la « Midsommar » en allumant de grands feux, lors de la Saint Jean, sur les places des villes, sur les lacs qui brillent de mille lueurs ? En réalité une explosion de bonheur, le soudain surgissement d’une joie longtemps contenue, elle n’en revêt que plus d’éclat. Vous êtes, vous les presque Polaires, des natures retenues, discrètes, dissimulant toujours vos sentiments, si bien que ce grand feu devient le symbole évident de votre générosité auprès des choses, de votre naturelle inclination à fêter la nature, à la reconnaître pour votre confidente, sinon le miroir de votre âme.

   T’en souvient-il de notre rencontre, il y a de longues années de cela, de notre « au revoir » qui n’aurait nul lendemain, l’été touchait à sa fin et déjà les premières brumes se posaient sur l’étendue liquide du Lac Roxen, et déjà les premiers brouillards s’accrochaient aux boules des lampadaires, le soir venu ? T’en souvient-il ? Vois-tu, ma voix passe et repasse, telle une antienne, tel le prélude des frimas qui bientôt porteront au blanc les aiguilles des épicéas, métamorphoseront les forêts en de grandes mares silencieuses que les troupeaux de rennes traverseront lentement, pensifs, mirages se dissolvant à même la tombée du jour. Oui, toujours « l’automne » rime, pour la plupart des cœurs, avec « monotone » et c’est une tristesse qui se dépose au fond des yeux, leur donne cet air étrange, égaré, pareil à celui d’un enfant perdu qui ne trouverait la trace de son chemin.

   Ce doux vague à l’âme, cette manière de déshérence qui affectent les existants, je les ai autrefois rencontrées au Québec. Là aussi l’été se perdait dans la trame du passé, les ombres s’allongeaient, les lumières se faisaient plus discrètes, la fraîcheur matinale laissait filtrer les premières aiguilles du froid. On ne voyait plus guère de jeunes gens partiellement dénudés sur les pelouses, plus guère de suisses, ces sympathiques petits rongeurs à la robe rayée, venir demander leur pitance aux abords des parcs ; les gens marchaient plus vite, ne s’attardaient pas, comme si leur progression rapide avait pu enrayer les premières atteintes de la saison. Lors des soirées entre amis, le caribou, cette boisson fortement alcoolisée, avait beau enflammer le palais, les étoiles, dans la tête, avaient bien du mal du mal à tracer leur chemin de félicité. Je crois que le message de Gilles Vigneault dans son beau refrain : « Mon pays ce n’est pas un pays, c’est l’hiver », dit bien cette effusive mélancolie qui s’empare des esprits et, parfois, sommeille à bas bruit, ne laissant plus percevoir de sa liane de tristesse qu’une ride traversant le front, stigmate à peine visible mais si présent. Je te le demande, Sol, la survenue de l’automne est-elle une telle perte que plus rien de lumineux ne deviendrait visible, que les sons joyeux regagneraient leur bogue, que l’amour revêtirait ses gants de laine, que les caresses mourraient au bord de leur profération, que le sens des choses s’amenuiserait au point de ne plus paraître ?

    Mais que je te dise ici l’automne en son flamboiement, en son rayonnement. Que je te dise l’automne en son inestimable faveur. Ce matin, de bonne heure, j’ai pris mon bâton de marche, me suis vêtu d’un chaud blouson. Sitôt ma porte ouverte, une onde de fraîcheur a envahi ma peau. Tonique, bien plutôt que dérangeante. Le salut du jour, si tu veux, la disposition de la terre blanche du Causse à accueillir mes pas. Peux-tu comprendre le bonheur qu’il y a, pour moi, à fouler ce sol ami, à entendre le craquement des feuilles sous la semelle amicale de mes chaussures, la chute des glands parfois, on dirait une grêle venue d’on ne sait où ? Te dire combien je comprends l’émotion qui vous étreint, vous les Nordiques, à entrer dans l’arrière-saison, n’exonère nullement mon attrait pour cet automne qui se donne au plein de mes affinités.

   En réalité, cette belle lumière dorée, ces rayons de miel qui coulent au ciel, le tapissent d’un lumineux onguent, ces heures lentes à venir, cette course alanguie du soleil, peu de temps au zénith, une flânerie à l’aube et au crépuscule, voici de quoi enflammer mon âme romantique, lui donner de solides appuis terrestres, l’ouvrir aux cimes de la poésie.  Tu le sais, Solveig, je suis un terrien. La terre je la sens en moi, j’en éprouve l’onctuosité de glaise, la souplesse de limon, j’en devine l’écoulement de source partout où ma peau veut bien lui donner accueil. L’automne est le chant de la terre, sa plus évidente manifestation. Ramenées aux éléments, les saisons sont ceci : le printemps est déploiement de l’air en lequel se donne la profusion végétale. L’été est le royaume du feu, la fulguration de la boule solaire dans sa brûlante expansion. L’hiver se donne tout entier au domaine de l’eau, pluie, neige, hautes congères qui alourdissent le socle du vivant.

   Seul l’automne possède cette dimension agraire, cette maternante mesure, c’est un peu comme si, redevenu graine primitive, froment originel, mon corps de mince destinée pouvait retrouver le lieu de sa germination. Certes, disant ceci, je dis en même temps immersion, invagination, recueil au sein même de ce qui me donna asile en son amniotique domaine, sorte de plongée dans l’abîme indistinct, flou, non perceptible mais tissé de tant de vertus que, toujours, le corps en conserve mémoire, en éprouve la nostalgie. C’est ceci que creuse en moi cette saison qui possède la tonalité languissante de l’adagio, le clair lyrisme de la cavatine, c’est le violon languissant qui vient à ma rencontre, le clavecin qui égrène ses trilles parmi le bruissement des feuilles. Oui, je sais, Solveig, le romantisme n’a plus guère cours aujourd’hui, sa fortune est passée qui luit au loin pareille à une étoile en train de tirer sa révérence.

    Mais se refait-on jamais ? Change-t-on la couleur de ses yeux ? Imprime-t-on à sa marche un autre rythme que celui qui nous fut attribué, dont jamais nous ne diffèrerons ? Du « Monde comme volonté et comme représentation », je conserve la « représentation », laissant la « volonté » à ceux qui souhaitent en éprouver la puissance. Il me semble que l’automne est la face inversée de cette puissance que les hommes revendiquent depuis l’avènement des temps dits « modernes ». Mais que veut dire « modernité » sinon la position d’une époque par rapport à une autre, donc l’expression d’une relativité ? L’automne se donne depuis le lieu de sa modestie, de son retrait, et n’attire à lui que ceux dont le regard ne demande rien, sinon le juste emplissement d’une subtile volupté, un effleurement de la chair, la diffusion d’un pollen tout près de soi, à la manière d’une brise.

    M’accompagnes-tu encore sur le tracé de mon chemin ? Oui, je sais, il s’est perdu parmi le lacis des pensées. Mais il revient à toi, mais il revient à nous pour nous attacher à la terre, dire sa contrée de juste bienveillance. Toujours j’avance sur ce tapis de feuilles qui me dit le lieu exact de mon être. Au loin, le ciel est haut levé dont le tissu paraît être de pur cristal. Parfois, il se met à tinter et l’on penserait le voir se transformer, dans l’instant, en une nuée de gouttelettes légères, en une pluie bienfaisante. Les plateaux coiffés de chênes inclinent à la rouille, juste dénudés ce qu’il faut pour que se dévoilent, ici et là, quelques plaques plus claires, ces sols de calcaire qui sont l’âme du lieu, sa manifestation la plus apparente. Le vert de l’herbe s’est teinté de jaune, on le disait si proche d’une savane, cette manière de liberté immense que rien ne semble pouvoir contrarier. Les collines descendent en pente douce vers le massif encore ombreux des combes. Comprends-tu, Sol, tout le bonheur qu’il y a à simplement être le témoin de cette nature si sobre, un enfant pourrait en tracer la figure à l’aide d’un simple crayon sur le vierge d’une page ?

   Combien je te sais attentive au délicat bruissement de l’air, au chemin solitaire qui traverse le secret de la forêt, à la présence modeste de la haie où pépient les oiseaux ! Ce que mon Causse me livre d’immédiate faveur, tes lacs aux eaux claires, tes forêts d’épicéas et de bouleaux t’en font identiquement le don. C’est bien d’un constant émerveillement dont il s’agit. C’est bien d’une surprise de laquelle nos contemporains commensaux se détournent bien trop souvent, leurs yeux abusés d’images se couvrent de lourde cataracte. Tout au fond du paysage, un feu a été allumé, une fumée grise monte et s’évanouit dans le ciel. Tu sais, les couleurs de l’automne sont si belles, chatoyantes, rassurantes en quelque façon. Tous ces beiges, tous ces bruns sont enveloppants, ils font, tout autour du corps, comme une tunique de bure dans laquelle se retrouver avec humilité et bonheur.

   L’œil n’est jamais rassasié de s’accorder à cette palette qui dévoile cet « auburn » semblable à la tuile, ces « chaudron » qui crépitent sous le feu de l’âtre, qui offre ses « tabac », on en sent l’odeur de miel ; qui fait surgir ces « terres d’ombre », elles sont les lignes brillantes d’une glèbe que le soc a retournées, nous livrant ce mystère du sol qui est un peu notre propre mystère, peut-être le lieu de notre provenance. Je crois que nous ne sommes que des bourgeonnements de la terre, de la poussière provisoirement assemblée qui, un jour, retrouvera son état primitif, une simple poudre, une cendre dont nul n’aura souvenance, sauf les pierres, les lézardes, les fissures, images de l’abîme en sa parole dernière.

   Je le sais bien, Solveig, le Causse n’est nullement la terre la plus appropriée pour chanter les louanges de l’automne. La Sologne, par exemple, avec ses lacs et surtout l’immensité de ses forêts serait bien mieux indiquée. Toi, la Forestière, tu pourras aisément imaginer les hauts chênes aux feuilles couleur de marrons, les peupliers lançant dans le ciel leur flamme d’or, la vibration des charmes dans leurs robes ambrées. Mais, pour assuré que l’automne est flamboyance des tons, tout autant est-il polyphonie des états d’âmes. Ceci, chacun le sait, qui y voit la prodigalité de la nature, alors que d’autres n’y rencontrent qu’une infinie tristesse au seuil de la froide saison d’hiver, de son dénuement. Commenter l’automne eut pu consister à décrire la belle toile de Claude Monet « Effet d’automne à Argenteuil » avec sa riche et douce palette, l’or des frondaisons s’enlevant sur fond d’une eau miroitante, d’un bleu translucide. Mais vois-tu, pour clore ma lettre, je citerai simplement le tableau de Guiseppe Arcimboldo, intitulé « L’Automne ». Et pour la raison que cette représentation anthropomorphe de la nature conjoint la feuille, le fruit, le bois, mais aussi, mais surtout la présence de l’humain et sa tonalité émotionnelle. Car tu le sais bien, sans les hommes la nature ne serait rien, l’automne une simple variation de la lumière, une déclinaison de couleurs.

 

Eloge de l’automne

« L’Automne »

Guiseppe Arcimboldo

 

***

 

   Curieux, tout de même, que cette figure emmêlée à cette profusion naturelle dont elle provient, dont elle émerge à la façon d’un simple prolongement. L’homme en son « état de nature » pour m’exprimer en termes rousseauistes. Arcimboldo nous livre un portrait archaïque sous tes traits d’une étroite association du végétal et de celui qui est censé en dominer la simple venue à l’être. Ceci me fait penser à la posture des Anciens Grecs pour qui la « phusis » (que l’on traduit habituellement par le terme commode et simplificateur de « nature »), les mettait en contact immédiat avec le surgissement continu et toujours renouvelé des choses. Tous les étants se donnaient à eux sous le mode du jaillissement, du déploiement, de l’effusion comme si tout s’extrayait sans cesse d’une inépuisable « Corne d’abondance », si bien que les hommes n’avaient encore installé nulle coupure entre ce qu’ils voyaient et eux qui voyaient. Tout était en excès de soi et le don était continuel qui paraissait sans autre fin et motif que l’effusion pour l’effusion.

   Alors, Sol, il n’y avait nul hiatus entre l’homme et le monde, nulle césure entre « sujet » et « objet », cette invention des temps modernes qui exile qui nous sommes de ce qui vient à nous, nous fait être d’étranges archipels dispersés aux quatre vents de l’errance, des hommes privés d’orient. N’as-tu, tout comme moi, cette certitude de la surrection continue de la présence, lorsque, immergée au plein de la nature, dans un acte de donation réciproque, le plus souvent d’essence solitaire, les choses se livrent à toi en même temps que tu te confies à elles sans délai, sans arrière-pensée, sans élaborer les concepts artificiels « d’objectivité, de « subjectivité. Ceci, tu l’as maintes fois éprouvé en ta chair même, tu es fragment du monde, tout comme le monde participe de qui tu es. C’est ceci qu’il faut éprouver au fond de soi, ce sentiment d’appartenance, ce lien indissoluble, cette intimité, cette affinité de ce qui est soi, de ce qui est autre. Ainsi seulement nous parvenons à nous doter d’un regard exact qui voit le réel en son fond le plus juste.

   Certes, Arcimboldo n’est pas un Ancien Grec mais, à mes yeux, son propos rejoint celui de ces hommes saisis d’étonnement au contact de l’arbre, du ciel, du soleil, de la rivière en sa miroitante course. Ce que nous livre le peintre maniériste, c’est l’image d’une totalité accomplie. L’homme ici représenté, qui symbolise l’automne, est lui-même automne en son fond, feuille, grappe de raisins, écorce et même tonneau fabriqué par l’artisan. Le chromatisme volontairement limité assemble le divers et l’harmonise, transcende le chaos en l’organisant en cosmos heureux, signe de joie et de plénitude tout en réserve, certes, mais visible, immensément visible pout tout œil exercé à percevoir les convergences, les fusions, les polarités, les conjonctions, tout ce qui fait sens au motif de la condensation du réel, de l’incandescence qui, parfois le sublime en un foyer d’indépassable évidence. C’est bien ceci, Solveig, l’évidence d’un monde dont il faut nous doter, non une certitude purement égoïque mais une venue à soi dans la modestie et le silence d’un chant originel qui dirait, en une même note, le soi et son entour enfin confondus dans l’unique, l’ineffable, l’indicible se proférant à même leur retrait. Comme une vague hauturière qui porte en soi, dans le même mouvement, flux et reflux, l’un naissant de l’autre, l’autre résultant de l’un. Oui, je sais, vieux rêve de l’humanité jamais atteint par définition, simple chemin vers…,simple esquisse que nul dessin ne comblera. Mais, ma très chère du Nord, ne crois-tu qu’à défaut d’être les pratiquants naïfs d’une religion, il nous faut manifester une foi en la vie qui, à tout le moins, nous sauve de nous-mêmes ?

   Arcimboldo tenant son pinceau, n’était-il animé d’une telle foi ? Son « Automne » qui aurait pu apparaître sous la forme d’une tristesse pré-hivernale, une anticipation de la vie en son retrait, autrement dit porteur d’un funeste présage, son tableau, bien à l’opposé, n’est-il pas ce miraculeux équilibre entre les vertus apolliniennes et les déchaînements dionysiaques, une heureuse progression de funambule au-dessus d’un vide saturé de prospérité, de fortune, le fléau d’une balance arrêté en son point exact, là où s’énonce la parole décisive du milieu du jour ? La lumière est encore levée, l’ombre se retient en quelque lieu secret. Une étoile au ciel, tout comme toi dans ce crépuscule qui, sans doute, gagne les hauteurs du septentrion.

 

   Sol, demeure en toi avec cette belle certitude d’être celle qui, à la « Midsommar », fait chanter les bûchers au bord des lacs que la nuit approche dans sa plus exquise douceur. Toujours une clarté et la ténèbre s’efface.

 

   Celui qui arpente le Causse en cet automne si lumineux. Il ne saurait avoir de fin !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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