Source : Landes -Terres des possibles
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Anicet est un homme dans la force de l’âge, il va vers ses cinquante ans. C’est un habitant typique de ces belles Landes de Gascogne, un habitué des bois, un familier des clairières et des étangs, des sols sablonneux qui s’étendent à l’infini, un amoureux du peuple des arbres, ces hauts pins maritimes ou pins de Corte aux troncs semés d’écailles qui vont de l’amarante au vert de gris, ces géants aux fûts qui montent haut vers le ciel, leurs aiguilles bougent sous le vent venu du proche Océan. Anicet, à l’exception de quelques escapades en ville, n’a jamais connu que cette terre de bruyères et de fougères, cette terre si douce et rassurante, sorte d’asile ondulant sous sa marée verte. Ici, rares sont les passants, parfois quelques égarés sortis de leur sentier, et bien plutôt des renards, des fouines, des chevreuils et des sangliers. C’est ceci qu’aime Anicet, cette vie si près de la nature, cette vie certes rude, rustique, un brin ascétique mais la seule qui, pour lui, soit recevable. On n’a pas vécu un demi-siècle au milieu des grumes et des odeurs de résine sans en porter, gravée dans la chair, cette sensation presque amoureuse, en tout cas cette empreinte indéfinissable qui vous détermine tout autant que la couleur de vos yeux ou la teinte de votre peau.
Le Landais habite dans une modeste maison, sa taille fait penser à une cabane plutôt qu’à ces vastes demeures qui occupent habituellement le centre d’un airial. C’est sa maison natale et l’héritage de ses parents, ceci explique sans doute son attachement à ce bien qui est le seul qu’il possède. Il n’a pas de voiture, seulement une vieille bicyclette avec laquelle il se rend parfois au village voisin pour y effectuer quelques emplettes. « La Blanche » - c’est le nom affectueux qu’il a donné à son logis -, possède un toit de tuiles roses, une façade à colombages blanchie à la chaux, des fenêtres étroites, un grenier de petite taille. En dehors d’un appentis où le gemmeur range ses outils, ses récipients, son milieu de vie est constitué d’une pièce unique, à la fois cuisine, chambre, pièce d’eau. Il possède une cuisinière à bois en fonte émaillée, une cheminée, une table en pin, deux bancs. Une étagère porte quelques livres et revues anciennes, la lecture étant le seul loisir qu’il s’octroie en dehors de son travail de forestier. Son territoire fait penser à une île. Une lagune de forme ovale s’étend devant sa maison, entourée d’une clairière semée de hautes herbes jaunes pareilles à celles des savanes, quelques chênes, des châtaigniers, des pins parasols constituent un horizon dont, chaque jour, ses yeux s’abreuvent avec plaisir. Peut-être n’existe-t-il guère de satisfaction plus complète que de se contenter du simple et d’y trouver les ressources les plus vives.
Une journée dans la vie d’Anicet
L’automne vient d’arriver. Un automne généreux comme on les aime dans cette belle région de Gascogne. Lumineux avec, parfois, surtout le matin, de fines nappes de brouillard qui voilent la cime des grands pins. L’air est frais, cristallin, il sonne à la manière d’un joyeux carillon, il vient dire aux hommes l’heure de se lever, de plonger dans l’eau matinale du jour, de s’immerger dans la libre venue des choses. Joie de l’éveil qui précède et annonce celle du labeur familier qui attend, là-bas dans le pli muet de l’heure. Sur son tapis de fougère et de toile, Landia, la chienne griffon bleu surveille d’un œil le dernier sommeil de son maître. A la manière d’un sixième sens, peut-être au frémissement du simple déplissement de l’air, elle sait que l’heure approche de quitter la couche, de sortir gambader sur le sol devant la maison. Landia ne s’y est pas trompée, bientôt Anicet s’étire et son grand corps mince et nerveux fait grincer le sommier. Le gemmeur est à peine levé que la chienne vient chercher une première caresse. Maintenant la porte est ouverte par laquelle entre une longue coulée d’air frais, vivifiant. Landia est sortie, sans doute flaire-t-elle la trace de quelque gibier passé par ici pendant la nuit.
Anicet a versé le contenu d’un pichet d’eau dans la vasque en céramique. Il a humecté son visage du bout des doigts. Il a saisi la grosse pierre de savon noir sur laquelle il fait ondoyer son blaireau en des mouvements aussi souples que précis. Il aime ces gestes simples mille fois recommencés. Ils sont pareils à une clepsydre qui compterait, tout au long de l’écoulement de ses gouttes, le passage du temps humain, ce temps si mystérieux, indescriptible, sauf à être inclus dans ces petits riens qui en façonnent la pâte ductile, lui attribuent une forme si singulière. Par petites touches successives, le blaireau dépose sa mousse sur le visage, lui donne toute son onctuosité. Première attention à soi qui inaugure le mouvement d’une nouvelle journée. La lame de rasoir crisse sur la toile de la peau. Dans son miroir taché de chiures de mouche, Anicet suit la progression du rasage, palpe des doigts les zones encore traversées d’ombres nocturnes, manières de courtes broussailles qui s’effacent bientôt.
Landia est revenue de son inspection matinale. Elle fait de rapides allers et retours dans la pièce, impatiente de prendre son premier repas. Rituel immuable auquel se consacre Anicet, dans une grande écuelle en émail, il verse la pâtée préparée la veille. La chienne remercie et lape sa bouillie avec entrain. Anicet a allumé un feu de bois qui crépite dans la cuisinière. Il dépose deux grosses tranches de pain sur les cercles de fonte, une odeur caramélisée se répand dans la pièce qui se mêle à la senteur torréfiée du café noir. Il mange lentement les tartines qu’il a recouvertes du miel qu’il produit, un miel de caractère à la teinte ambrée, à l’odeur forte, à la saveur boisée, amère, corsée. Ce miel, c’est un peu de lui-même, une faveur que la nature lui a accordée par l’entremise du peuple des abeilles, par les arbres centenaires qui ont fait le don de leurs fleurs. Cette existence, où l’homme est si proche des éléments qui l’entourent, cette prodigalité du vivant à son endroit, le Landais en connaît tout le prix et lorsque le miel touche son palais, y déploie son arôme puissant, c’est un peu comme si l’énergie de la terre pénétrait en lui pour lui dire la beauté d’être ici, si peu séparé des choses, leur naturel prolongement en somme.
Cette impression d’être relié à son terroir, déjà enfant il en avait ressenti les ondes au centre même de son corps lorsqu’il partait pêcher les grenouilles parmi les nénuphars des étangs ou bien qu’il essayait d’attraper des libellules au corps de verre dans de grands filets. C’est de cette manière lente que se sédimentent, au sein de l’âme, ces mille souvenirs qui, plus tard, seront l’architecture d’une vie d’homme consacrée à faire corps avec ce qui lui est le plus proche, ce pays qui l’a vu naître, qui l’a porté dans ses brumes au printemps, l’a installé parmi les étoiles de givre en hiver. Il n’y a guère sentiment plus exaltant que de se sentir enclos dans sa terre, d’en faire partie, de n’éprouver nulle différence de soi avec le mauve des bruyères, la vibration de l’air, la vitre des étangs où se reflète la courbe immense du ciel.
Maintenant il est l’heure de s’occuper des pins qu’on nomme ici « arbres d’or », en raison de la couleur qu’ils prennent au crépuscule sous la douce caresse des rayons du soleil, mais aussi, mais surtout parce qu’ils sont la source de revenus essentielle, celle grâce à laquelle le Résinier vit, complétant son ordinaire de quelques travaux d’abattage de grumes qu’achète la scierie voisine. Dans son appentis, Anicet prend ses outils, suivi de près par Landia qui est comme son ombre, une présence précieuse pour qui vit seul au milieu de la forêt. Sans un animal de compagnie l’existence serait bien trop sombre, sans écho du vivant, privée des mouvements joyeux de celle qui est devenue, au fil des jours, son amie, sa confidente. Anicet pose ses outils au pied des grands arbres. Il les regarde longuement avant de les « blesser » comme on dit ici. La blessure est nécessaire afin d’extraire la sève mais elle n’est nullement agressive, Anicet aime trop ces géants des sables dont les touffes d’aiguilles se perdent dans la mare liquide du ciel. Il doit entailler les arbres à bonne hauteur. Il dresse contre un tronc le pitèir, genre d’échelle à un seul montant grossièrement entaillée de marches sur laquelle il doit tenir en équilibre.
A l’aide d’une lame tranchante Anicet prépare la carre, il enlève l’écorce à coups réguliers, prenant soin de ne pas entamer l’aubier. A chaque entaille, la lame fait un bruit sourd, onctueux qu’on penserait presque affectueux. C’est ceci l’art du geste artisan, effleurer les choses avec amour et précision, ne jamais excéder la mesure, demeurer dans l’exactitude qui, seule, assure la tâche vraie, fixe la loi native du jour. Tous les gestes ultérieurs ne seront que des prolongements, des déclinaisons des premiers. En ce domaine, bien plus que la hâte, c’est la précision, le méthodique qui conduisent le bras, la main à l’endroit même de leur plus noble mission. N’importe qui serait capable de retirer l’écorce, peu en vérité l’accompliraient dans les règles de l’art. Grâce à une incision courbe, le Gemmeur introduit le crampon en zinc qui recueillera la résine, il fixe au-dessous le pot en terre cuite vernissée. A l’aide du hapchòt, genre de hache effilée, à l’extrémité recourbée, il pique l’aubier qui se déplie en gemmelles, fins copeaux qui chutent au sol, pareils à un silencieux grésil. Parfois Landia s’ébroue, en chasse quelque fragment échoué au milieu de son épaisse toison.
Puis, après avoir piqué plusieurs arbres, il décroche des pots pleins de résine, en verse le contenu dans de grandes caisses en bois qu’ensuite il transvasera dans des bidons en zinc destinés à la distillation. A intervalles réguliers, Anicet boit de longs traits d’eau fraîche à même le goulot d’une gourde en peau. Landia est attentive aux faits et gestes de son maître. Elle connaît tout le lexique selon lequel s’enchaînent les fragments du jour qui s’assemblent pour donner lieu au temps concret qui se déploie ici à la lumière des tâches forestières. C’est un peu comme d’avoir une horloge interne, d’éprouver le subtil cliquetis de leurs rouages, d’avancer dans l’heure avec la certitude d’être à l’endroit irremplaçable de son être.
Midi a sonné au clocher du village voisin. Le vent de l’Océan apporte le son avec lui, parfois net, parfois plus distant, comme enveloppé de brumes. Depuis le mystère de son instinct animal, Landia a compris qu’il était l’heure de rejoindre « La Blanche », d’y grappiller quelques miettes du repas préparé par Anicet. Le gemmeur a chargé ses outils sur son épaule gauche. De la main droite il ramène une caisse emplie du précieux liquide, des gouttes perlent sur le bord du bois, telles les larmes gélatineuses d’un cierge. Dans le carré de terre entouré d’une clôture de lames de bois, son jardin, Anicet choisit une belle salade pommée, cueille des pommes à la peau lumineuse, un peu flétrie par endroits. Il est uniquement végétarien, par vocation, par respect aussi de la vie sous toutes ses formes. Certes, ici le gibier n’est pas rare et il lui suffirait de tendre quelques collets pour attraper des lapins, des lièvres, mais son sens de la liberté est bien trop immergé en lui pour qu’il en trahisse le serment.
Lui, Anicet est libre.
Elle, Landia est libre.
Eux, les animaux de la forêt,
il les veut libres,
totalement libres.
Souvent, le soir, lorsque le crépuscule approche, que les ombres se font longues, il glisse un œil derrière sa longue-vue et se réjouit du spectacle d’un chevreuil venant s’abreuver à l’étang, de l’image d’un perdreau picorant des graines, du glissement brun et blanc d’une belette en maraude. Et les animaux qu’il ne peut surprendre sur-le-champ, il en débusque les empreintes dans le limon autour du point d’eau : les cinq doigts griffus du ragondin, les traces légères des petits campagnols, les coussins réguliers des renards, les deux lunules profondes des sabots du sanglier. C’est toute cette topologie anatomique des espèces sauvages qu’Anicet porte en lui à la manière d’un sceau singulier, d’un répertoire dont il aime la somptueuse rhétorique, une manière de symphonie du monde dissimulé aux yeux des Distraits et des Pressés. Vivre dans le simple, ceci : avancer au rythme souple du brin d’herbe, respirer l’illisible fragrance du minuscule lotier corniculé, du liseron des dunes, débusquer, sous le revers de la feuille, tout un univers microscopique qui est le privilège de ceux qui, tel Jean-Jacques, herborisent, tel Jean-Henri Fabre tiennent en eux le grand livre secret des insectes et des modestes qui peuplent les mousses et autres lichens.
Pendant qu’Anicet prépare son repas, Landia se couche au soleil, toujours au même endroit, à la lisière de l’ombre portée de l’avant-toit, tout contre la peau douce de la façade. Le Résinier écoute les nouvelles à la radio. Il aime bien son vieux poste aux gros boutons noirs, Sa grille en bakélite blanche, son cadran de verre qui porte le nom des stations, l’aiguille phosphorescente qui se déplace à la recherche des émissions, son nom en relief tout en bas du cadre
G R U N D I G
Parfois, d’une oreille inattentive, il laisse venir le bruit de fond d’un monde si éloigné, si indistinct qu’il croirait en avoir créé la forme au simple motif d’un rêve. Parfois, les informations sont si éreintantes avec leurs lots de crimes, de viols, leurs guerres, leurs folies en tous genres, les bonheurs sont si rares qui atténuent la vision d’ensemble !
Landia, attirée par la bonne odeur des pommes de terre sous la cendre, est entrée dans la maison, dans l’espoir de pouvoir chaparder, de temps en temps, un peu de la nourriture de son maître. Le soleil entre généreusement par la porte ouverte. L’automne est radieux qui diffuse sa belle palette, le ciel est pur, seulement traversé de temps à autre par le vol rapide d’un essaim de passereaux. Anicet mange lentement, tout attentif à ne nullement déranger l’harmonie, l’enchaînement des secondes. C’est un luxe inouï, ce souple accord des Landes de Gascogne avec le déroulé de l’instant, chaque instant venu au moment de sa pleine présence, ni en avance, ni en retard, ajusté ce qu’il faut, approprié à ce qui vient comme l’est un enfant au jeu qui l’occupe et qui est la totalité d’un monde, un sens à l’infini qui ne demande rien d’autre que d’être là, isolé parmi la multitude, calme au milieu de la tempête mondaine. Oui, c’est bien la figure d’une vie de retraite, au bord de quelque refuge monastique, mais comment échapper au battement rapide des choses sinon en choisissant le retiré, le naturel, ce qui n’existe qu’à être découvert au plein de l’âme, au centre même de sa chair ?
[INCISE – Alors, au milieu de cette vie limpide, assurée d’elle-même, droite en son avancée, qu’en est-il du simple ? Quel est le lieu singulier qui l’anime ? Quels sont les ingrédients qui concourent à poser son être dans la certitude ? Les Landes, la Gascogne, viennent-elles par hasard ou bien existe-t-il un motif plus profond de leur évocation ? Ce que ces Landes apportent, les degrés essentiels au gré desquels le translucide apparaît dans sa dimension la plus exacte. L’air est pur qui vient du vaste Océan. L’eau de l’étang est claire, semée de quelques feuilles, des courants s’y impriment qui sont d’agréables arabesques, on les dirait dessinées par la main d’un artiste. « La Blanche » est là, campée dans sa clairière, unique répondant de la virginité, du silence partout posé pareil à une neige, à une écume. Silence réverbéré par celui d’Anicet dont la parole n’est qu’un long monologue intérieur. Landia, dans sa fidélité, est l’empreinte de la clarté, de l’innocence.
Et le pin maritime, cet arbre au tronc si droit, aux écailles si précises, il s’élève à l’infini, sa touffe sommitale plonge dans l’eau immaculée du ciel, ses racines s’abreuvent à l’humus (humus = homme = humilité, même dérivation d’une racine commune qui signifie « terre »), et cette identique étymologie n’est nullement dépourvue de signification, bien au contraire elle sous-entend que tout homme, en son fond, provient de la terre, qu’il doit demeurer dans l’humilité de sa provenance, n’en nullement déborder sous peine de chuter dans l’arrogance, la suffisance, toutes inclinations qui s’écartent de la vérité à laquelle son être doit s’abreuver. Ce pin, donc, est éminemment symbolique, symbolisme que renforce encore la présence, en lui, de la précieuse gemme. Cette pierre vive qui est l’essence même en sa plus belle efflorescence. Tout, ici, est lexique du simple, rayonnement de l’unique en son intime faveur : air, eau, maison, clairière, silence, solitude, pin, gemme, racine, les plus simples dénominateurs communs d’un réel porté à l’acmé de son sens. Entre ces éléments s’établissent des courants secrets, des relations invisibles, se tissent des affinités qui sont les constellations de ceci même qui se donne dans sa plus efficiente immédiateté. Rien ne brise ni ne sépare, tout conflue à la manière dont les flancs d’une jarre assemblent les gouttes d’eau pour en faire ce liquide dont l’homme se désaltèrera, instillant au plein de sa chair cette source de vie, ce filet nourrissant les fibres de ses tissus. C’est la vie en son impalpable mouvement qui fait ses pas de deux à l’abri des regards, c’est la vie qui bat, tout comme la diastole-systole du monde vibre à notre insu et soutient qui nous sommes en notre plus exacte innocence.
Mais, maintenant, il faut creuser le simple, lui donner ses assises, lui conférer une ampleur qui le détermine en son fond mais n’apparaît nullement, recouvert qu’il est par des strates multiples mondaines qui en obèrent la juste perception. Le simple est-il si simple qu’il y parait ? Le simple n’est pas la simplicité mais au contraire la complexité. Mais une complexité signifiante, non un écheveau embrouillé de signes où plus nul indice n’apparaît mais seulement la confusion, le désordre, le chaos. Si, évoquant le pin avec un œil juste, tel qu’il se donne dans la lumière de la clairière, je fais venir à moi, dans la plus grande clarté, la géométrie de ses écailles, la netteté de ses aiguilles, les perles ovales de ses gemmes, le cheminement de ses blanches racines, alors non seulement le pin m’apparaît dans toute sa dimension apophantique, c’est-à-dire dans sa posture qui consiste à « briller, clarifier, montrer », mais, en même temps, c’est son essence qui m’est donnée, autrement formulé, son être rencontre le mien ce qui, aussi, peut porter le beau nom « d’amour ». Je suis en amour du pin qui me le rend au centuple. Lui et moi, en quelque sorte, sommes dans une identique posture existentielle, à la seule différence que je suis doué de pensée, que lui, le pin, est doué de croissance, de vitalité, de bourgeonnement. L’homologie, bien évidemment, se limite au symbole.
La complexité du simple se dévoile si l’on porte attention à ceci : de l’air à l’eau, de la clairière au silence, de la solitude au pin, de la gemme à la racine, tout ceci considéré dans une manière de rationalité rigoureuse, méthodique (laquelle n’empêche nullement la souplesse d’une intuition, la tonalité d’un sentiment), toute chose se dévoile en soi dans la sincérité de son être, toute chose joue avec la totalité des autres et ceci dessine l’architecture d’une rectitude qui fonde le réel en sa saisie la plus conforme. Ce qui vient à moi, depuis l’espace de la forêt, ce sont les choses mêmes, sans détour, sans apprêt, les choses en tant que choses. Les choses à découvert, les choses offertes à une vue qui s’y applique avec intérêt et discernement. C’est à peu près ce qu’exprime Descartes dans « Dioptrique » :
« La vision distincte est celle en laquelle les parties les plus subtiles de la chose se manifestent et se présentent à la vue... La vision forte ou claire se produit lorsque la chose est vue dans une grande lumière. »
Oui, je crois que le grand secret c’est bien de voir les choses « dans une grande lumière », l’image et la fonction ouvrante de la clairière y correspondent avec une joie pleine et entière. Voir justement est sans doute l’un des plus grands motifs de satisfaction de la destinée humaine.
Ce qui est à repérer comme l’un des fondements essentiels du simple, c’est sa source originaire, son coefficient de production à l’infini. Tout part de lui. Parce que, origine, en lui se dessine toute généalogie, en lui s’inscrivent tous les possibles. A contrario, ce qui est déjà venu à soi avec l’altération que suppose toute avancée temporelle, est comme affligé de tellement de prédicats divers que toute liberté en a été évacuée, forme illisible parmi les autres formes illisibles. Seul le simple peut déployer à l’infini ses puissances, ses virtualités. Cette maison, cette racine, cette eau qui vivent leur vie au cœur de la lande, ne sont affectées par rien, ne sont polluées par rien, ne sont distraites par rien, elles reposent dans le calme même de leur profonde nature, elles sont libres de leur essor qu’elles peuvent orienter de telle ou de telle manière dans ce microcosme étroit qui garantit la justesse de leur propre étendue.
Autre détermination et non des moindres, c’est grâce à la solitude, solitude d’Anicet, de la clairière, du logis, du pin que tout ceci peut s’illustrer de si belle façon. C’est dans l’absolue singularité de sa solitude que l’être se laisse atteindre à la hauteur de ce qu’il est. Solitude de l’être humain, solitude des choses. C’est seulement après s’être atteint dans cette insularité que la recherche des autres, des différents, peut se donner en tant que certitude de l’esquisse qu’ils me tendent, du visage que je leur adresse. Egos en miroir où se décline la précieuse présence de l’autre. L’autre, je ne peux jamais l’atteindre qu’après m’être atteint moi-même au plein de qui je suis. Passage obligé par le solipsisme, l’égoïté, le soi en soi en sa plus effective réalité. Il me faut combler mon propre réel pour atteindre le réel de l’autre. Grande leçon paradigmatique de l’acquisition des connaissances, partir du connu pour gagner l’inconnu.
Anicet part de lui et non d’une mystérieuse entité pour parvenir à l’arbre. Et ainsi pour chaque chose qui se lève dans le monde. Pour le pin dressé au centre de la clairière, la clairière n’est ce qu’elle est qu’à l’entourer, lui, le pin, à le définir tel son proche environnement et ainsi réciproquement pour toute chose, l’eau joue par rapport au ciel, à la forêt, à la maison, à la touffe de bruyère. Que les choses aient conscience ou non de ces relations, peu importe, c’est pour le Gemmeur Anicet que tout rayonne et fait sens. C’est lui le vrai médiateur de tout ce qui l’entoure et c’est, de l’endroit même de sa solitude qu’il provoque son univers à être ce qu’il est. Serait-il entouré du peuple des bavards ordinaires et alors son attention, dissoute au milieu des affairements, des bruissements divers, des digressions, perdrait la trace de ceci même qui est à découvrir, l’essentialité d’un monde qui se voile et ne se montre plus que dans l’approximation, l’approche circonspecte, jamais dans sa vérité établie en son fond.
C’est du silence du Résinier, de celui de Landia, de celui qui atteint les arbres, l’étang, les hauts pins, les animaux en maraude, le vent océanique, que nait toute parole sincère, claire, non contaminée par les palabres à l’infini qui obscurcissent toujours le discours humain, le rendent inaudible. Dire le simple de cette manière est seulement l’approcher, en deviner les lignes de force, en supputer la puissance. Il faudrait encore davantage approfondir et, au terme de la réflexion, dévisager le simple dans un genre de face à face qui nous le rendrait compréhensible. Pour l’instant contentons-nous de suivre Anicet, de deviner dans la trace de son parcours les signes les plus apparents du bonheur.]
L’heure est venue de la pause méridienne, de la connaissance du milieu de l’heure, du point fixe qui s’élève au plus haut du jour, de la lumière zénithale qui aveugle, certes, fait les ombres verticales mais invite au clair repos, celui livré à l’unique d’une méditation, d’une dérive doucement, longuement pensive. Anicet est assis maintenant sur une chaise rustique tout contre le mur blanc de sa maison. La fidèle Landia est couchée à ses pieds. Elle ne dort qu’en apparence, attentive à chaque mouvement de son maître. Elle ne vit que par lui, pour lui. Elle est son prolongement. Le Gemmeur laisse une sorte de sérénité l’envahir, livré aux sensations primaires du soleil sur la peau, du vent léger sur les mains, de l’écoute du chant de l’oiseau dans la touffe ébouriffée des pins. L’homme ne fait pas de sieste, du moins ce que l’on entend par ce mot dans l’usage courant. C’est bien plutôt un rêve éveillé qui le visite, l’installe au plein de ce qui pourrait être sa vérité intime. Il aime cette souveraine autonomie, cette douce divagation sans entrave aucune, ce geste primesautier pareil au vol erratique et gracieux du papillon. Une idée en appelle une autre, une pensée se coule dans une autre pensée, un mouvement interne s’associe à une perception interne comme s’il n’y avait nul hiatus entre le dehors, le dedans. L’image du microcosme qui surgit inévitablement au contact de la clairière, trouve ici son effectuation la plus réelle. C’est comme s’il y avait des cercles concentriques, des emboîtements d’œufs gigognes, la dimension de l’universel, de l’éloigné, de l’obscur, du sibyllin, puis une colonie régionale au-delà de la voûte verte des pins s’illuminant peu à peu, puis un territoire local de haute lumière se reflétant dans les eux claires de l’étang, puis enfin un site infiniment singulier, propre, étincelant, immédiatement intelligible, un soi révélé au feu de la conscience, un soi en sa certitude intime, un soi rayonnant depuis le lieu de lui seul connu, une graine, un germe, mesure si étroite mais si spacieuse tout à la fois, flamme d’une liberté. Mais les mots échouent à en dresser le portrait. Peut-on jamais décrire l’irisation de la peau à la rencontre de l’aimée, le frisson dans la chair lorsque le poème se donne comme votre propre miroir ?
La halte méridienne passée, Anicet gagne son appentis pour y exécuter de menus travaux. C’est d’abord sur son hapchòt qu’il fait porter toute son attention. C’est lui qui constitue l’emblème de son métier. C’est par lui que l’aubier est incisé, que se laissent apercevoir les gouttes opalescentes de la résine, que les revenus sont assurés et la vie, ici, certaine de trouver ses assises, de prolonger un destin qui se veut au plus près de la nature, de sa spontanéité. Anicet aime son outil, sa forme qui rappelle celle d’une arme sans en posséder les pouvoirs de nuisance. Anicet aime son tranchant, son contrepoids en triangle, son manche en noisetier qui porte l’empreinte de ses mains. Il saisit la pierre à aiguiser, elle a l’allure d’un fuseau. Elle brille sous les rayons de clarté. Sa matière est belle, couleur acier, ce gris si doux qui dit l’amitié au contact de la lame. Anicet procède par gestes souples, onctueux, amoureux. Il décrit des sortes d’ellipses en forme de huit. C’est à peine s’il effleure le tranchant. Le bruit du polissage est feutré.
Il appelle le pin.
Il appelle l’aubier.
Il appelle la sève.
Il est un chant mélodieux à l’oreille du Résinier. Il est un hymne à la terre, à l’arbre, au ciel. Il est un geste originaire qui se relie aux premiers travaux des hommes, loin dans le temps qui bourgeonne à l’horizon des choses. Anicet est bercé par cette complainte si simple, par cette note tantôt grave, tantôt aiguë selon l’inclinaison de la pierre, sa pression sur le métal. Landia, couchée à même le sol semble se laisser aller au rythme de cette mélopée qui ressemble au battement de la pluie contre les vitres, au vent parmi les aiguilles des pins, aux rumeurs du vaste Océan étalé bien au-delà des monticules des dunes. Le tranchant est un fil de rasoir, une ligne brillante où s’anime le vif de la lumière.
La lumière avance dans le ciel et, bientôt, elle jette ses derniers feux. Il est l’heure de rejoindre « La Blanche », d’allumer la cheminée. Anicet prend son repas du soir, frugal comme toujours. Landia lape joyeusement son écuelle. La maison baigne dans un paisible clair-obscur. La lune s’est levée qui fait sa traînée grise. C’est l’heure du retour sur soi, du recueil. C’est l’heure dernière qui précède le sommeil, se teinte déjà des ombres du rêve. C’est l’heure de la lecture. Sans lire, Anicet aurait bien du mal à trouver le sommeil. Il lui faut cette rencontre avec l’imaginaire, cette évasion hors du champ des choses communes. C’est un genre d’onirisme qui en précède un autre. Le Résinier s’est assis sur la banquette qui jouxte la cheminée. Sur une étagère, un recueil de poésies de Théophile Gautier intitulé « Espana ». Les poèmes qu’il abrite, il les a lus mille fois, ils passent et repassent dans sa tête avec la même obstination que met son hapchòt à entailler l’aubier. Il a besoin de cette permanence, de cet « éternel retour du même », de ce ressourcement même de l’eau à sa propre origine. Il lit le poème « Le pin des Landes » avec minutie, sans doute avec gourmandise. Chaque mot est une bouffée d’air qui dilate ses alvéoles. Chaque mot est un battement de son sang. Chaque mot est un frisson qui fait lever sa peau.
« On ne voit en passant par les Landes désertes,
Vrai Sahara français, poudré de sable blanc,
Surgir de l'herbe sèche et des flaques d'eaux vertes
D'autre arbre que le pin avec sa plaie au flanc,
Car, pour lui dérober ses larmes de résine,
L'homme, avare bourreau de la création,
Qui ne vit qu'aux dépens de ceux qu'il assassine,
Dans son tronc douloureux ouvre un large sillon !
Sans regretter son sang qui coule goutte à goutte,
Le pin verse son baume et sa sève qui bout,
Et se tient toujours droit sur le bord de la route,
Comme un soldat blessé qui veut mourir debout.
Le poète est ainsi dans les Landes du monde ;
Lorsqu'il est sans blessure, il garde son trésor.
Il faut qu'il ait au coeur une entaille profonde
Pour épancher ses vers, divines larmes d'or ! »
Anicet a bien compris la valeur allégorique de cette « fable » au travers de laquelle Gautier désigne le Pin-Poète sous une seule et identique personne. Pin-Poète en souffrance, chacun ne délivre « ses divines larmes d’or » qu’au prix d’un sacrifice. Sacrifice de l’arbre. Sacrifice de l’homme. L’art est à ce prix qui réclame la douleur. Aussi bien l’art du Résinier qui est ascèse de vie, blessure éprouvée jusqu’au plein de sa chair, blessure qui médiatise l’accès au réel le plus profond des choses. Plaie de l’homme qui joue en écho avec la plaie de l’arbre. Cette métaphore est belle qui dit dans l’exactitude de l’être incisé jusqu’en son âme la nécessité de « mourir debout », avec la même énergie que met le héros à assumer son intime tragédie. Vivre jusqu’au bout de soi est prendre le risque de sa mort.
Le Poète meurt.
Le Pin meurt.
L’Homme meurt.
Seul le Poème demeure.
Il a dépassé sa propre douleur
pour être une « étoile au ciel du monde ».