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22 septembre 2021 3 22 /09 /septembre /2021 09:04
Terre de beauté

Irlande

Photographie : Jean Hervoche

***

   Automne. L’été a basculé de l’autre côté de la terre, emportant avec lui les nappes de chaleur, les agitations, les remous de toutes sortes. Ici, sur cette belle terre d’Irlande, ici où règne un éternel silence, les choses sont si soudées à leur être même, en attente d’une manière d’éternité. Rien ne bouge ou presque. Tout est en soi dans la confidence, l’étroitesse du dire, la retenue et l’on dirait que le jour n’a nulle attache, une simple fuite au-delà de l’horizon des hommes, un passage et puis plus rien qu’un long sillon de solitude. Tout en haut, le ciel est bordé de noir, genre de bitume qui se décolore à mesure qu’il s’incline vers le sol, comme si le sol le ponçait, l’abrasait, le débarrassait de ses scories les plus gênantes. Une kyrielle de blancs nuages, une broderie d’écume flotte en dessous avec la belle assurance qu’ont les choses exactes à faire phénomène, à se livrer au regard des hommes dans la simplicité.

   Au loin, tout au fond, posé dans l’échancrure entre deux collines, un genre de large plateau qui s’efface dans le gris, se talque de cendre, parole si discrète, on la croirait celle d’un enfant tôt venu au plein de sa surprise d’être au monde. Il y a un grand bonheur à voir ceci, toute cette pureté, cette vacance, cette disposition à s’offrir dans l’évidence même, dans le geste le plus spontané qui soit. Ici rien ne blesse ni ne distrait le regard du lieu de sa vision. Le regard est attiré, magnétisé et l’on sent, en soi, de longues vibrations, des opalescences de forme, de curieuses confluences à la manière d’une parole qui flotterait dans l’espace et, parfois, viendrait lisser la peau, l’inviter à la fête de l’heure.

    Un peu en avant, à la façon de rideaux de scène qui s’écarteraient, de hautes collines revêtues d’un végétal sombre en leur faîte, puis de larges zones d’herbe usées par le vent, de maigres pâtures, sans doute, que n’habite nul troupeau. Seulement la possibilité d’une présence, la forêt blanche de moutons laineux se fondant à même le paysage. Puis, plus près, tout juste contre l’étrave des yeux, de hautes herbes ondoient sous le tumulte de l’air. Ici est un pays de vent, un pays de pierres, un pays de lac, un pays voguant au plus loin de qui il est dans une manière de transhumance sacrée, originelle en quelque sorte. Il y a un grand bonheur à être ici, immergé en soi, infiniment disponible à tout ce qui pourrait venir dire la grande beauté des choses, leur nécessité de faire face depuis leur orbe de silence. C’est de ceci, de silence dont les paysages accomplis ont besoin de façon à déployer leur être, à rencontrer le nôtre, cette vue que nous leur destinons telle l’offrande la plus précieuse.

 

Don polyphoniquement proféré,

du ciel à qui-je-suis,

de la terre à qui-je-suis,

du mystère ineffable de l’eau à qui-je-suis.

Tout est là posé sur l’avenante courbure des choses,

tout est là, hissé dans sa dignité la plus réelle.

Tout fait sens à seulement être approché.

  

   Nulle présence dans ce qui s’offre à la vue et, pourtant, tout ce monde-ci est habité, jusqu’en sa plus grande profondeur, d’un tressage de la vie. Le large ciel appelle le cercle invisible des grands oiseaux à la vue immense, perçante telle la pointe du diamant. Les collines semées d’herbe courte appellent le berger attentif et son troupeau de laine grise, appellent le quidam se confrontant avec l’abîme de son âme, appellent l’égaré à la recherche de qui il est dont encore il n’a nullement épuisé la ressource. Seulement tutoyée est la grande fontaine où sommeille son eau lustrale, celle qui le portera au monde et le livrera aux autres hommes dans la plus grande nudité qui soit. Oui les hommes sont nus qui portent la vérité et la vérité c’est comme une braise qui brûle et dévore, comme un feu éruptif, comme la hampe obscène d’un sexe dressé en direction du ciel, c’est pour cette raison que les hommes la dissimulent la vérité, qu’ils mouchent la vigueur de sa flamme, la honte au front, une dague enfoncée au plus profond de l’âme.

   Proférer la vérité c’est convoquer les hommes devant le Grand Tribunal qui les jugera pour leurs forfaits, leur marche de guingois si semblable à la locomotion des crabes, leur sombre perfidie dont ils s’emmaillottent, pareils à des momies serties dans leurs sarcophages d’ivoire. Mais pourquoi donc évoquer les bas-fonds ombreux, les combes humides et noires, les gorges étroites dans lesquelles s’abîme parfois la grande marche de l’humaine condition ? Mais tout simplement parce que, placée face au sublime de la nature, face à sa générosité immense, à son luxe infini, la conscience se déchire et dévoile ce qui embrume son miroir, l’inconséquence des existants à longer la forêt dans la distraction, à contourner le lac sans vraiment y porter attention, à franchir la crète de la montagne sans même qu’un geste de reconnaissance soit esquissé en direction de ces formes qui modèlent les êtres que nous sommes et donnent sens à notre progression sur terre. Il en est ainsi, toujours la beauté nous confronte à nos démons, nous place en regard de nos natives insuffisances.

   Bien sûr, l’on pourrait se contenter de regarder un clair-obscur de Rembrandt sans chercher à découvrir l’essence de l’ombre, celle de la lumière, puis retourner aux «Travaux et aux Jours » sans se soucier autrement de ceci qui aura été vu, approché, tout comme l’aurait été l’étal du marchand, le jardin derrière la maison, l’outil au manche brisé dormant dans la pénombre de l’atelier. Vivre c’est être soucieux de la vie, c’est la questionner en son fond, soulever la peau, traverser le derme, surgir dans la touffeur de la chair parmi les faisceaux de nerfs, les tissus serrés des aponévroses, les tumultes des rivières de sang. Sand doute le lecteur se questionnera-t-il au motif d’un juste étonnement. Mais que vient donc faire cette brusque méditation alors que le paysage qui était décrit se donnait à lui dans la confiance, dans la pure évidence d’être ? Certes. Mais savez-vous, derrière les plages tranquilles de sable blond de Djerba, derrière le luxe blanc architecturé de leurs résidences, à quelques encablures de là, des villages entiers meurent sous des meutes de sable. Autrefois on eut invoqué l’action d’un malin génie, la vengeance d’esprits malfaisants du désert, maintenant on parle de climat, de sécheresse. On parle de ceci à la manière d’une fatalité. Mais le destin de la terre n’est jamais que le destin des hommes. Chaque époque a ses démons. Toujours l’homme les convoque à son chevet après les avoir inconsciemment créées à la mesure de sa puissance. Mais refermons ici la parenthèse. Il y aurait tant à dire sur la « volonté de puissance », sur son rapport au nihilisme, sur le concert clinquant des choses mondaines.

    Puis l’on quitte les collines, les lacis du vent parmi les hautes graminées, puis l’on arrive dans un autre espace qui joue en écho avec celui que l’on vient de quitter. Des grappes de nuages gris, cendrés, lissés de blanc, s’accrochent à la bannière du ciel. A la limite de l’horizon, glisse un fin cordon de dunes semé d’oyats. On imagine leur immobile mouvement, leur destin de modeste plante couchée sous les caprices de l’air. En direction de l’est, le massif blanc d’une dune s’élève, pareil à un cétacé juste émergé des flots. Une longue langue d’eau couleur d’étain longe la dune qui s’y reflète, on dirait un monde inversé avec sa magie, ses secrets, son invite à faire se déployer les rémiges de l’imaginaire. Une bande plus sombre, peut-être des varechs, ferme la vue, lui donnant une assise dernière à la façon dont un spectacle pourrait se terminer, tirant le rideau derrière lui.

   Mais les yeux ne sont pas rassasiés, mais les yeux demandent, mais les yeux veulent leur comblement de lumière et d’ombre, le tracé encore de quelques silhouettes, la venue d’esquisses se détachant sur la toile unie du jour ; les yeux veulent des émergences, des retraits, des avancées et des reculs. Car les yeux n’ont de prestige qu’à être comblés, emplis d’images belles, saturés à l’envi de ces impressions qui, plus tard, teinteront le tissu souple des souvenances, allumeront la résille des réminiscences. Beauté sans pareille du jour lorsque, s’abîmant en nous, il trace ses douces effusions partout où se donne un espace de recueil ouvert à la compréhension, à la saisie du réel. Le réel, cet indépassable qui contient en lui la totalité de ce à quoi les hommes peuvent prétendre : voir les choses et les porter à eux sans distance. Le paysage qui nous fait face est une simple chose, tout comme nous sommes une chose au regard du paysage. Mais « chose », ici, ne veut nullement signifier « objet », mais bien plutôt « être ». Chose avec chose jouant en mode unitaire.

   La-chose-que-nous-sommes doit disparaître dans la chose-paysage, laquelle doit se fondre en nous comme un fragment de notre être. C’est à cette seule exigence que nous pouvons connaître la différence et en faire une simple similitude. A l’instant précis où le paysage se donne en moi, où je me confie à lui dans ma plus pure spontanéité existentielle, toute différence est effacée, le temps se cristallise, l’espace se condense, et c’est comme un point en lequel se concentreraient toutes les énergies, un mot où s’allumeraient toutes les significations. Saisir la beauté de l’autre en son être, ceci, pur surgissement en ce qu’il est, essence qui demeurera tant que la magie opèrera car, comment nommer cette merveilleuse fusion autrement que sous ce vocable magnétique de « magie » ? Ronsard dans ses « Meslanges », ne disait-il point : (NB : orthographe d’origine)

 

« Il n'est point de plus grand magie

Que la docte voix d'une amie

Quand elle est jointe a la beauté »

 

   La beauté du paysage est homologue à la beauté de l’amie, à l’empreinte si douce de sa voix, elle nous porte en nous au plus plein d’une étrange correspondance, elle nous déporte de notre ennui et nous remet à cet éternel mystère de ceci qui nous est habituellement étranger, soudain devenu familier au point de douter que quelque rupture puisse exister dans le tissage de l’univers. Oui, la vue plane loin mais infuse en nous ce recueil de ce qui, habituellement, n’apparaît que sous la forme de la divergence, de la fragmentation, de l’éclatement. Nous voyons ce qui est devant nous et, aussi bien, plus loin que cette limite de notre raison. Nous voyons l’immense courbure du ciel, sa touche à peine posée sur les choses. Plus gris au zénith, plus pâle au nadir. Un genre d’eau cristalline qui se mettrait en quête de son âme sœur, peut-être celle d’un lointain océan ou d’un lac tout proche. Il y a tellement d’harmonie disponible pour un regard juste, pour la cause de la nature quand elle nous livre les fondements originels qu’elle porte en elle !

   Toujours des dunes à l’horizon, deux simples traits noirs qui s’ouvrent sur une tache de clarté. Puis, venant vers nous dans la discrétion, une grève de galets semée d’un gravier léger. La ligne d’un rivage, le miroir de l’eau habité de reflets venus de l’immense, peut-être de terres inconnues cherchant le lieu où paraître dans la pudeur. Plus près de nous, un genre de presqu’île semée d’herbes aquatiques, elles sont, les herbes, le seul peuple debout, la seule émergence qui paraisse et rythme le silence. Plus près encore, si bien que nous pourrions en éprouver la texture de roche et de limon, cinq pierres qui semblent flotter sur l’eau, cinq quintessences tellement leurs reflets sont irréels, ponctuations que notre imaginaire aurait pu poser de manière à ce qu’un point final fasse cesser notre rêveuse méditation.

    Nous sommes sur le point de nous absenter de ce paysage, de tout laisser en repos, d’archiver en notre mémoire quelques images. Leur propre le plus clairement envisagé est leur labilité, la fuite dont notre capacité onirique est tissée. Qu’en est-il du phénomène de toute souvenance lorsque les choses ne sont plus là, que leur chant s’est évanoui quelque part, peut-être dans la source d’une oasis, dans la tête échevelée d’un palmier, sur l’épaule d’une dune, au milieu du sable, insaisissable mirage s’effaçant de notre vision ? Qu’en est-il de nous qui courrons toujours après ce qui nous a quitté, orphelin d’un monde qui, jamais, ne reparaîtra ? Et cette étrange beauté, cette énigmatique forme semblable à une sirène sur le bord de son onde, comment pouvons-nous en retrouver l’esquisse, en éprouver l’ivresse ?

   Voyez-vous, notre constant égarement se traduit toujours en quelque interrogation si peu assurée d’elle-même. C’est si rare la beauté. Si impalpable. Sa temporalité nous échappe au simple motif que le temps n’appartient à personne en propre. Bien sûr nous avons notre temps intime, singulier, c’est même lui qui détermine entièrement notre être. Mais ce que nous voudrions avoir, à des fins de combler nos vides - parfois sont-ils béants ! -, ce dont vous voudrions tisser nos impatiences, ce sont tous ces instants de beauté par lesquels nous sentons en nous cette rassurante continuité, cette admirable fluidité, le simple écoulement d’une eau de source que nous souhaiterions inépuisable. Puisons encore à la beauté. Aussi souvent que possible écoutons le poème, disposons-nous à recevoir la fugue musicale, apprêtons-nous à rencontrer l’œuvre d’un musée. L’art est sans doute notre secours le plus immédiat, la nature belle le reposoir où restituer une unité menacée ; convoquons l’amitié, l’amour, déployons leur souple blason au plus haut de l’éther. Sans ceci nous ne serons que des âmes flottantes, des corps sans attaches, de simples coquilles de noix parmi les brumes, les flux et reflux de l’océan.

 

Beauté est liberté

 

    L’Irlande est terre de beauté. Elle hante mes visions, tapisse mon sentiment esthétique, lisse ma sensibilité. Souvent je feuillette un livre de photographies en noir et blanc sur cet attachant pays.  Seule cette réserve, cette économie de moyens de la bichromie, cette simplicité native permettent de faire se révéler l’unique dont cette terre est porteuse. Loin du bruit, à l’écart des foules, immergée en son silence minéral, la beauté toute nue. Comment pourrait-il en être autrement ? Toujours la beauté est nue. Faute de ceci elle renoncerait à paraître en son essentiel fondement.

   

 

 

 

 

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18 septembre 2021 6 18 /09 /septembre /2021 10:11
Fille des lisières

 

« Sur le mur du fond »

Œuvre : André Maynet

 

***

 

   Hemmelighed, son nom voulait dire « secret », avait toujours été une fille des lisières. Ce qu’elle aimait par-dessus tout, la lumière à peine levée, un fin liseré sur le bord des choses, les mots à peine chuchotés, le vent à sa naissance, le filet d’eau parmi les étoiles des mousses, le chant de l’oiseau filtrant des douces plumes du nid. Toute petite déjà - parfois inquiétait-elle ses parents par son apparente sauvagerie -, elle n’avait de cesse de parcourir les sentiers qui couraient sur la lande, d’y trouver refuge, souvent à l’abri d’une touffe de fougères ou dans le creux ménagé dans la tourbe que les hommes prélevaient pour leur chauffage. Elle était à l’image de ce pays de pierres et de vent, de chevaux à la crinière bondissante, de ces enfants aux visages tachés de son, aux cheveux roux, ils détalaient sitôt qu’on les abordait. Elle était pareille à ces cairns dressés contre le ciel, pure énigme dont le nom était illisible et, bien que déchiffré parfois, imprononçable.

   Hemmelighed n’avait nul effort à faire pour entretenir cette tremblante aura qui poudrait son visage. Sauvageonne, elle n’avait nullement décidé de l’être, cette disposition d’âme coulait en elle comme l’eau glissait contre la toile grise du ciel. En quelque manière, sa disposition au farouche, à l’éloigné, au distant, naissait en elle et trouvait sa naturelle efflorescence selon la pente des jours, la cendre de l’heure.

 

Tirait-elle profit de ceci ?

 L’oiseau s’étonne-t-il de voler ?

 

   Non Hemmelighed vivait sa vie selon la nature et ne cherchait rien d’autre que ce souple mouvement de soi au monde qui, en réalité, le plus souvent, ne s’affirmait que de soi à soi comme si sa solitude se suffisait à elle-même. Parfois, elle partait pour de longues heures d’errance, sautait de rocher en rocher, longeant l’eau couleur de métal de la grève. Il lui arrivait de s’asseoir sur une large pierre plate, ses pieds nus posés au centre de l’eau immobile, seulement attentive à la longue dérive de l’air, au passage au ras de l’onde des grands oiseaux de mer, ils criaient et déchiraient la pellicule lisse du ciel. Elle n’avait d’autre exigence que d’assumer son immense liberté, là à l’écart des foules, là au plein de qui elle était. Elle était, tout à la fois son propre monde et celui, bien plus loin, qui vibrait de sa permanente agitation. Quiconque aurait pensé Hemmelighed atteinte d’ennui, touchée d’angoisse, se serait lourdement fourvoyé. « Fille des lisières » n’avait guère d’autre préoccupation que de se sentir vivre au jour le jour, sous la bannière d’écume des nuages, dans cet infini silence qui déposait en elle la certitude d’une joie.

   L’essentiel de son cheminement, regarder longuement le paysage, tutoyer l’immensité de l’espace, contempler le détail inapparent aux yeux distraits, s’immerger au plus profond de son être pour en saisir quelque chose d’essentiel. C’était comme un chant qui naissait en elle, comme une souple rumeur qui ondoyait sur sa peau, comme une musique intime se frayant un passage dans le tapis de sa chair. Rarement Hemmelighed était allée en ville. Son sentiment, au contact de toutes ces allées et venues, à l’écoute des conciliabules qui montaient des bouches, au rythme têtu des talons qui percutaient les trottoirs, son ressenti donc, une manière d’étrange vertige, comme si un alcool fort avait troublé sa tête, poncé sa conscience, amoindrissant la palette de ses sensations. Pour elle, la ville était synonyme d’aliénation et elle n’aurait jamais pu envisager son avenir urbain qu’à l’aune d’une perte. Elle se posait la question de savoir pourquoi la vie sur terre était si agitée, parfois elle en voyait l’illustration dans ce trait blanc qui rayait le ciel, un avion trouait le silence avec la grappe de ses passagers, accrochés à sa carlingue d’acier.  

   Le destin d’Hemmelighed eût été des plus compromis si elle n’avait possédé en elle, au plus profond de qui elle était, gravé en lettres de graphite, ce don inouï pour le dessin. Après des études qui, pour n’avoir été nullement brillantes, avaient cependant suffi à lui communiquer le savoir dont elle avait besoin, elle avait passé de longues journées à griffonner de grandes feuilles de papier, à tracer ce qui, de toute évidence, était sa propre projection sur la page vierge du subjectile. Entre le papier et qui elle était, il y avait une manière d’osmose, de fusion. Le papier était son miroir. Elle était celle qui, par son dessin, donnait vie au papier. Parvenue à l’âge adulte, elle avait loué une modeste maison, plutôt cabane par sa simplicité, simple abri par destination.  

 

De l’amour elle n’avait rien connu.

De l’amitié elle n’était nullement en peine.

 De l’absence de relations elle ne souffrait nullement.

 

   La page blanche était ce par quoi elle venait au monde. Le crayon était ce qui traçait la sémantique de son existence. Ce qui aurait pu paraître tel un manque - la profusion des choses, les relations multiples, les loisirs -, voici que tout ceci naissait au bout de la magie de ses doigts. Chaque trait de crayon était un objet, un lieu, un personnage du monde, aussi son univers était-il complet, identique à celui de ses pairs qui hantaient les corridors bruyants des villes. Hemmelighed, à elle seule, constituait un univers dont nul ne se fût hasardé à rompre l’harmonie.

   Sur une planche à dessin qui faisait face à sa table de travail, elle avait punaisé son propre portrait. Il était, en quelque sorte, sa réverbération, sa société, la personne amie avec qui elle communiquait. Certes l’on pourrait se questionner sur ce qui apparaîtrait inclination à l’autisme. Seulement cette supposition serait en pure perte pour la simple raison que la jeune femme jouissait d’un bel équilibre, qu’elle ne considérait nullement le monde comme son ennemi, qu’elle reconnaissait l’altérité comme fondatrice de son propre soi, qu’elle n’avait choisi cette vie érémitique, ascétique qu’au motif de n’installer, entre elle et l’art, que la plus mince cloison qui soit, un peu à la manière des parois huilées des maisons de thé. D’elle à l’œuvre, le sans-distance. De l’oeuvre à qui elle était, un lien immédiat, clair, net sans l’immixtion de quelque ombre que ce fût. En quelque sorte une manière d’absolu. On aura aisément deviné la haute exigence que dissimulait une apparence réservée, retirée, ne proférant qu’à demi-mots.

   Mais revenons au portrait d’Hemmelighed, il est l’épiphanie de qui elle est en son fond, un être des lisières qui cherche ses propres limites, qui est en quête de son territoire singulier, de sa façon de se présenter au monde. Le front est haut, dégagé, que frôle une douce lumière. Ce front nous dit l’intelligence à fleur de peau, la sensibilité qui rayonne depuis l’intérieur, cherche à rejoindre ce qui, au-delà d’elle, se donne comme pur mystère. Car, oui, le mystère, pense-t-elle, se situe bien plus au-dehors qu’au-dedans. Le monde est si complexe en ses multiples ramifications, les gens sont si insaisissables qui fuient dès qu’on les approche.

   Les sourcils, deux traits estompés, deux parenthèses qui abritent les gemmes des yeux. Les yeux sont effacés, couleur d’opale, couleur d’eau de mer, pareille à celle qui bat les rochers de la crique devant sa maison. Les yeux s’éloignent, trouvent le profond de l’être, interrogent le domaine intérieur, cherchent à décrypter le secret qui dit le choix de l’exister plutôt que de confier son destin au néant. Les yeux paraissent cette simple effusion originaire, celle qui creuse loin, rétrocède vers le lieu de la naissance et peut-être bien plus avant, avant même l’étincelle de vie, avant même l’instauration du cosmos, dans la zone magmatique, indéterminée, abyssale où se perdent les conjectures des humains, où sombrent les hypothèses des savants, où s’abîme la réflexion de qui nous sommes dans une manière de sombre galimatias.

   C’est tout ceci que disent les yeux d’Hemmelighed, ils sont, en la matière, les yeux universels, les yeux de tous les hommes qui interrogent le visible, en quête de cet invisible que, jamais, ils ne trouveront qu’au lieu même de leur propre finitude. Peut-être faut-il avoir dépassé la lisière de soi pour connaître l’inconnaissable, Dieu, la cohorte des dieux de l’Olympe, le secret des formules magiques, le contenu enfin décrypté des grimoires sur lesquels s’inscrivent, en lettres celées, ce qui est notre sort commun, une longue dérive aux confins de l’univers, un rébus pareil au mur compact des hiéroglyphes, une charade dont le tout est plus que les parties ; pour connaître aussi la composition des philtres d’amour, la nature des anges et leurs sexes, la manière étonnante dont les mots s’assemblent pour donner lieu au poème.

   Le nez de « Fille des lisières » est l’exactitude même, le signe de la probité, de la rectitude du sens, il fait signe en direction de ce qui est droit, de ce qui jamais ne trompe, de ce qui est donné dans la justesse. Et combien ce nez nous touche malgré sa visible austérité. Il est traversé, sur toute sa hauteur, par une bandelette identique à celle qu’arboraient les momies au fond de leur reposoir d’ébène, incrusté d’ivoire. Celle qui reçoit de tels attributs est précieuse, de haute lignée, princesse éternelle par-delà la mort. On imagine, sous ces bandelettes, des amulettes rares, sans doute d’or et de platine avec des rehauts de lapis lazuli, elles escortent l’âme et l’assurent de vivre dans l’au-delà. Hemmelighed, se représentant de cette manière, n’est-elle à la recherche d’une possible immortalité, d’une éternité qui la consolerait de cette vie terrestre ployant sous le poids des contingences ?

    La bouche est discrète, à peine un trait inapparent de sanguine qui maintient le langage en état de repos. A observer la double ligne scellée des lèvres, on est soi-même consigné au plein du silence. Peut-être est-ce là le viatique au gré duquel nous nous interrogerons sur nous-même, sur l’autre en son énigme. En effet, rien ne peut partir que du silence qui veut forer en profondeur le peuple infini des significations. Nous, les humains, sommes trop bavards, trop souvent réfugiés dans le mode du « on », ce langage qui n’en est pas un, qui se contente de vagues généralités, d’opinions toutes faites, d’assertions pareilles à des images d’Epinal, de « pensées » qui n’ont guère cours que dans une bruyante « cour des miracles » où la persistance des rumeurs se donne pour la forme de la vérité.

   Oui, bien des discours tournent à vide, ne déploient que d’étiques bannières que le vent disperse sans en garder quelque souvenir que ce soit. Si Hemmelighed a mis un tel soin à dessiner les lèvres, à les faire se retenir sur le bord d’une parole, c’est parce que, avertie de l’importance des mots, elle a voulu les sauvegarder dans un avant-dire seul fondateur d’une énonciation étayée en raison. La prétendue « sauvagerie » de la jeune femme, ne serait-elle, en réalité, que l’émergence d’une profonde sagesse ? Sûrement, il faut être sage, être destiné à confronter les grandes interrogations pour demeurer ainsi dans cette posture si humble, se confronter au silence, s’immerger en soi pour y trouver une façon d’exister qui ne soit nullement une compromission, un comportement à la mode, mais une réelle attitude reflétant l’humaine condition en son essence. Seules les grandes âmes le peuvent qui savent vivre dans le dénuement et tirer, de leur simplicité, la force nécessaire afin d’affronter la seule question qui vaille, être homme, être femme jusqu’au bout de soi, en l’entièreté de son être.

   Cette brève méditation sur une belle œuvre d’André Maynet nous a permis de poser, au travers du personnage fictif d’Hemmelighed, ce qui en soi devrait nous alerter en tant qu’humains dans notre marche en avant. Tous, autant que nous sommes, apparaissons en tant qu’êtres des lisières, ce qui veut dire que, la plupart du temps, sinon toujours, nous n’avançons que dans l’ombre portée de qui nous sommes, nous contentant de cette lumière de faible fanal, satisfaits de côtoyer des demi-vérités ou, pire, des non-vérités que nous prenons pour argent comptant, pensant que la vie, telle la pièce de monnaie, peut se lire indifféremment selon son avers porteur de son effigie, ou bien son revers où se donne son chiffre, sa valeur faciale. Bien évidemment il n’y a de vérité que de l’épiphanie d’un visage, autrement dit la manifestation de son essence, son envers n’exhibant jamais qu’une existence soumise aux aléas et accidents de toutes sortes.

 

Nous aimons Hemmelighed

comme nous aimons un beau paysage,

une montagne sublime,

 un lac aux eaux profondes,

le nectar de vérité qui se lève d’un beau fruit.

Oui, de ceci nous avons soif !

Oui de ceci nous voulons nous abreuver !

Nous voulons la douce

et exacte ambroisie du monde.

 Elle seule en son immédiate saveur.

 

 

 

 

 

 

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16 septembre 2021 4 16 /09 /septembre /2021 10:26
Au plus haut, le langage

Paul Valéry, « Été », Manuscrit autographe

Source : Les Cahiers de Didactique des Lettres

 

***

 

   C’est au plus loin du temps. C’est dans l’indéterminé du monde. C’est dans le chaos primitif. Il y a comme un grondement sourd, un long frottement de plaques tectoniques, des matières en fusion qui s’entrechoquent, de curieux borborygmes, ils font penser à l’éveil d’un être en devenir qui ne connaitrait encore nullement le lieu de son habitation. Soi, on est déjà soi, à la manière d’une anticipation de l’humain, une attente de germination, le signe avant-coureur d’un saut futur à même les choses. On bivouaque à l’intérieur de soi. On est plié tout autour du grain de son ombilic, on espère son dépliement à la manière d’une crosse de fougère venant à l’existence dans le clair-obscur chlorophyllien d’un sous-bois. On est si peu encore sur les rives lumineuses de l’anthropos. On est un genre de masse inerte, parfois prise d’étranges convulsions, on a encore un pied dans la sombre jungle animale, alors que l’autre, tâchant de s’extraire d’une glaise native, fait penser au motif d’une jarre qu’un potier façonnerait sur son tour, forme encore inconsciente de ses propres contours.

   Nulle pensée qui nous visiterait. Nulle idée qui ferait son rougeoiement sur le bord de la conscience. Nulle intuition qui poserait le futur tel le but à atteindre. On est soi, attendant que le soi se libère de lui-même, fasse son jaillissement à l’air libre. On est si peu parvenu au bout de son être. On en sent seulement le frôlement pareil à celui d’un zéphyr lissant la feuille de la peau. C’est étrange, tout de même, d’être sans être vraiment, de nager à même la rive, d’agiter bras et jambes en direction de cette eau qui attire, scintille, mais se refuse obstinément à vous accueillir dans le secret de son onde. Comme vous n’êtes encore, physiologiquement, qu’un genre d’arc réflexe, vous ne pouvez émettre nulle hypothèse, tout au plus sentir en votre corps d’amibe quelque modeste remuement que vous comparez, inconsciemment, à la progression de la larve sur son tapis de feuilles mortes. Vous êtes vous sans être vous, c’est-à-dire que vous ne faites que végéter à l’intérieur de votre propre mangrove, parmi les hautes jambes des palétuviers et les pinces levées des crabes tapissées de vase noire. Cela glue et englue. Cela laisse sur le bord de quelque chose, on ne sait quoi mais on sent que, au sein de soi, tout autour de soi, si près, à la manière d’une vibration, un événement se dispose à se lever, à paraître, à envahir la totalité de ce qui est, à donner sens à ce qui, jusqu’ici immergé dans une confusion native, non seulement n’apparaissait pas mais se donnait comme menaçant, lame qui aurait pu trancher toute prétention à vivre.

    Maintenant il n’y plus guère de trace de l’ancien chaos et les choses semblent vouloir s’organiser en cosmos, c’est-à-dire prendre sens pour une destinée humaine. La matière originaire, indistincte, mélangée, grossière, voici qu’elle s’est étrangement ordonnée. Alors la vue s’éclaire, la cécité rétrocède, la clarté devient le mode sur lequel le monde se laisse déchiffrer. Une large rivière se montre tel un ruban d’azur longeant la chaude argile d’une Noble Cité. Elle est entourée de hauts remparts sur lesquels court un chemin étroit. Une porte, vers le sud, constituée de briques d’un bleu glacé, brillant, communique avec un pont qui rejoint la rive opposée. Au centre des fortifications, une Haute Ziggourat monte en direction du ciel, son faîte se confondant avec le bleu des nuages, leur légèreté, leur écume céleste. La Tour est plus mince vers le haut, qui s’évase vers le bas. Le bas est de teinte ocre-rouge, la partie centrale est d’un blanc éblouissant, le sommet couleur de pervenche, une infinie douceur à la rencontre de l’air qui vole haut, ne connaît nul arrêt.

   Cependant que cette vision se donnait à vous sous les traits de la merveille, votre corps s’est précisé, affiné, s’est extrait définitivement de ce lourd limon qui vous emprisonnait et vous soudait à la lourdeur immanente du sol. Vous êtes, - par quel miracle ? -, devenu homme parmi les hommes. Car désormais vous ne serez plus seul. Des milliers d’autres ont rejoint leur être, connaissant petit à petit ce qu’exister veut dire, qui n’est jamais que s’extraire du néant, le repousser, ne nullement l’oublier, il est constitutif de qui vous êtes en votre fond, mais le tenir à distance, tout comme on s’éloigne d’un feu ardent, conservant malgré tout quelque chose de sa chaleur, de son rayonnement. Etrange fascination de ce qui attire et repousse, de ce qui est lumière et de ce qui est ombre, de ce qui s’élance en direction du ciel et de ce qui végète dans la lourdeur immémoriale de la terre. Vous serez façonné, toute votre vie durant, autour de cette originelle ubiquité. Elle vous dira constamment le beau et le laid, le bien et le mal, le vrai et le faux. Et vous n’aurez d’autre ressource que de naviguer de l’un à l’autre sans jamais pouvoir décider de vous arrêter plutôt à celui-ci qu’à celui-là. Vous serez, tout à la fois, un être des pôles et de l’équateur, un être du passé et de l’avenir : un ÊTRE. Tout simplement.

   Vous n’êtes plus en votre état larvaire, vous vous extrayez lentement de l’écorce étroite de votre chrysalide ; la beauté, la rutilance de l’imago illuminent la cimaise de votre front, l’ornant des plus hautes vocations humaines. En vous, à la source la plus éminente qui soit, vous percevez les motifs les plus heureux de votre nature. La conscience a allumé sa braise vive, l’intelligence se répand et sème dans la tunique du corps les clartés les plus vives. Vos sensations sont des bouquets de fleurs polychromes, vos perceptions alimentent les merveilleux concepts, vos intuitions ouvrent les belles avenues de l’imaginaire. Vous êtes vous plus que vous puisque porté bien au-delà de vous-mêmes, dans des contrées élargies aux dimensions du rêve ou bien alors d’un réel transfiguré. Vous êtes tout ouïe, penché sur l’inépuisable spectacle du monde. Vous êtes tout ouïe, ceci veut dire que, soudain, alerté par l’imminence d’un secret déployant sa corolle, vous devenez attentif à déceler en vous et hors de vous la mesure prodigieuse de votre essence. Vous en sentez les nervures pareilles à des fils de soie sur le point de tresser la toile dont vous attendez qu’elle vous enveloppe de sa maternelle destinée, vous porte à votre être jusqu’à la limite de ce qui est humainement perceptible.

   De la Haute Tour de la Cité Antique vous percevez, s’élevant en l’air à la façon du vol de l’abeille, quelque chose que vous attendiez, qui vous correspond et, pourtant, vous n’êtes soudain qu’entière étrangeté, vous n’êtes soudain que tout amour, vous n’êtes soudain que cette déclosion à même toute autre déclosion. Depuis les hauts murs percés de multiples oculus, depuis les coursives des couloirs, depuis les chemins en encorbellement, se donne à vous, dans la plus pure effusion qui se puisse imaginer, ce rythme profondément humain de la Voix, cette exception qui n’a nul équivalent, se donne à vous un chant venu du plus profond de ce que « signifier » veut dire, à savoir vous placer en parfaite osmose avec ce qui vient à votre rencontre et vous situe tel ce Vivant doué des plus efficients prodiges.

   Vous êtes cet être doué de PAROLE, cet être de LANGAGE, seule identité à vous-même car ceci vous rassemble, car ceci vous détermine tout le long du sentier de la vie. L’ayant reconnu pour votre essence manifeste, ceci sera le signe patent de qui vous êtes en votre singularité. Votre voix vous est intiment accordée. Votre langage fait signe en direction de votre ton fondamental. Vous êtes encore trop tôt venu pour prononcer entre vos lèvres gourmandes le beau mot de « PASSION », mais vous en sentez déjà poindre, en quelque endroit mystérieux de votre âme, l’étincelle à jamais ouverte selon tout le temps qui vous sera alloué.  Dès que vous serez en mesure de l’exprimer, cette ‘passion’ se déclinera sous la figure unique de ce ‘LANGAGE’ qui sera l’alpha et l’oméga de votre existence. Comment pourrait-il en être autrement ?

 

Sans langage aucune pertinence ne peut se dire,

sans langage le monde est vide,

sans langage l’homme n’est pas.

  

   C’est très tôt sur le chemin complexe de votre exister. C’est si loin et si présent tout à la fois. Cela murmure et résonne à l’intérieur de vous à la manière d’un chant sacré se déployant sous les voûtes d’un temple. Cela appelle et vous place en des temps effacés que vous faites revivre à l’aide de votre mémoire, ce fil continu qui relie et tresse l’unité de votre être. C’est un matin d’octobre. Dans la campagne environnante, les paysans sont aux champs parmi les terres labourées, leurs sillons brillent sous la douce insistance de la brume. Vous êtes dans votre lit de « La Petite Maison », celle ainsi nommée au simple motif de sa modestie, de sa simplicité. Parfois elle vous fait penser aux maisons de poupées pareilles à celles qui fascinent tant les petites filles du village. Comme à l’accoutumée, vous vous vous êtes éveillé tôt, attentif au moindre bruit de la demeure. Vous avez connu les craquements du bois de la charpente, l’aboiement d’un chien, très loin, première manifestation de la proximité des hommes ; le passage dans la rue des premières voitures, elles glissent sur l’asphalte avec un bruit de chiffon. Dans la chambre attenante, vous avez deviné vos parents parlant à mi-voix, sans doute ont-ils plein de secrets d’adultes à cacher, c’est si mystérieux un adulte avec ses amours, ses soucis, ses colères parfois, ses pleurs et ses rires.

   Vous avez écouté, avec une sorte d’attention quasi religieuse, le ronronnement régulier, souple, de la voiture de votre père, son départ pour la ville voisine où son travail l’attend. C’est précieux un père, c’est rassurant, cela apaise les angoisses, cela assure l’avenir. Puis on a frappé doucement à votre porte, puis la porte s’est entrebâillée, un doux visage est apparu tout entouré du blond cuivré de la chevelure. Vous avez regardé les lèvres de votre mère articuler la phrase rituelle qui ponctue votre réveil, vous installe au seuil de votre journée : « Jacques, mon chéri, c’est l’heure de te lever ! ». Au plus haut, le langage. Ces quelques mots ont bruissé longuement dans la conque de vos oreilles, ont rencontré d’autres mots similaires, des mots d’amour, des mots d’éveil. Les mots du père sont plus « durs », plus tranchés, ils sont les mots du-dehors, les mots de l’autonomie, de la socialisation. Les mots de la mère sont des mots de source originelle, des mots du-dedans, des mots qui tressent en vous la longue et ineffable corolle des sentiments. Ils sont des flocons légers, un lumineux grésil, un photophore éclairant l’intimité de votre chair, ils ricochent longuement le long de l’irisation de votre peau, ils frémissent quelque part du côté de votre jeune conscience, ils lui donnent des points d’appui, ils insufflent en votre âme une longue et nécessaire nostalgie car, jamais, nul ne revient de l’enfance, il y trop de richesse, trop de découverte qui, jour après jour, ourdissent la toile précieuse des significations.

    Maintenant vous prenez votre petit-déjeuner en tête à tête avec votre mère. Un repas en « amoureux », en somme. Le « mythe d’Œdipe » n’aura pas été inventé pour rien. Vous parlez de tout et de rien, du temps qui est frais, des premières feuilles qui tombent sur le gravier du jardin, des jeux que vous faites à l’école. Votre mère écoute avec tout le talent que met une mère à écouter son enfant, c’est-à-dire comme si elle était elle, mais elle-en-vous, en une seule et unique réalité. Le lien est si fort, l’amour si grand que rien de plus beau ne lui pourrait être comparé. Votre sac est prêt. Maman a pris soin d’y glisser quelques délicieux marrons grillés que vous croquerez à la récréation, les partageant avec vos camarades. Un genre de « châtaigne de l’amitié », ce fruit si noble que vous prenez grand plaisir à cueillir dans le silence des bois.

   Quelques pas seulement à faire pour gagner l’école. Votre village vous plaît, Beaulieu est à votre mesure, un terrain de jeu idéal pour accueillir la curiosité de l’enfant que vous êtes. La juste mesure des choses. Une modeste rivière, une falaise de craie, le village posé sur le bord de cette belle blancheur qui, sans doute aujourd’hui, dans votre âge accompli, se donne en tant que dimension native, virginale. C’est cette image originaire qui vous accompagnera votre vie durant. Tous les prolongements ultérieurs, toutes les métamorphoses, les agrandissements, les fleurissements des modernes lotissements ne seront que de curieuses anecdotes, des greffes ne « prenant pas », des ajouts paradoxaux qui ne seront jamais que de pures fictions n’entamant nullement le réel de jadis. Seulement celui-là est beau. Seulement celui-là est vrai. Il existe avec plus de réalité encore, l’imaginaire ayant comblé les lacunes, exhaussé au plus haut la margelle infrangible des souvenirs.

   Vous avez poussé la porte métallique de la cour d’école. Elle a grincé dans un ton qui vous est familier. Oui, les choses aussi ont leur langage ! Vous êtes le premier arrivé. Une habitude se doublant du plaisir de la solitude en attendant la joie de voir arriver vos camarades. Vous aimez bien cette heure alanguie, cette heure qui n’en est pas une, qui ne possède ni ombre, ni contours et qui, par ce motif, est heure de totale liberté. Cet espace est à vous, entièrement à vous. Il est un point de passage entre le refuge maternel de la maison et l’ouverture au monde de la salle de classe. Bientôt les premiers élèves, bientôt les premiers jeux de billes, les rondes des filles. La cour est une ruche joyeuse que l’arrivée de Monsieur Chaliès, l’instituteur, ne trouble nullement. La cour salue en chœur comme s’il était un père bienveillant. La cour aime  sa façon d’être si simple, si spontanée. Son autorité est acceptée car elle est fondatrice de la réussite scolaire qui précède la réussite sociale.

   Vous êtes assis à votre pupitre, celui qui est près de la fenêtre badigeonnée au blanc d’Espagne, la fenêtre qui donne sur la rue. Vous aimez bien cette place près de l’estrade du maître, sa proximité est si rassurante, si pleine et entière. La matinée débute par la lecture. C’est toujours une joie que d’ouvrir le vieux manuel scolaire, le « Souché » à la couverture parme, défraîchie (des générations d’élèves l’ont eu en mains, ce manuel devenu un « classique »), il porte en sous-titre la mention « La lecture littéraire et le français ». C’est ce livre qui a déclenché en vous cet amour inconditionnel en direction de la littérature, cette passion pour l’écrit, elle ne vous quittera jamais. Infinie reconnaissance en direction du maître de vous avoir « inoculé ce virus », non seulement il n’est nullement nocif, mais, bien au contraire, il nervure toute une existence, il assure un destin de ses plus précieuses racines. Vous aimez bien entendre la lecture parfois ânonnante, laborieuse de vos camarades de classe mais surtout la voix forte, assurée, grave de Monsieur Chaliès qui contraste de toute sa hauteur avec ces timides essais de dire le monde selon la voix des grands écrivains. Souvent, lorsque vous rentrez à la maison, après avoir joué, goûté, fait vos devoirs, vous lisez avec bonheur quelques pages du « Souché », elles chantent encore en vous telle une harmonie qui n’aura nulle fin. Si le paradis existe, alors vous le voyez tapissé d’arbres merveilleux dont chaque feuille porte en elle, la justesse d’un texte, l’humour délicieux d’un chapitre, la poésie délicate d’un Romantique. Encore en vous des pages entières, moments d’inoubliables anthologies.

     [Incise - C’est si bien d’être habité par le langage, de l’écouter parler au-dedans de soi, il est un ami fidèle, un compagnon des moments de joie tout comme des moments de tristesse. C’est lui qui guide la pensée, formule la matière des rêves éveillés, bien plus que ne pourraient le faire les images. Ces dernières, si elles ne s’appuient sur des mots demeurent des canevas vides, de simples plans sur la comète ne pouvant trouver le site de leur effectuation. Lorsque, dans notre cité intérieure, nous regardons une image, fût-elle des plus exactes qui soient, notre esprit ne demeure nullement inerte, une activité langagière sous-jacente s’y dessine à la manière d’un commentaire : « Que c’est beau ! » ; « Etonnant tout de même ! » ; « Infinie tristesse ». Les mots sont le tissu habituel qui manifeste les états d’âmes, les fait paraître, accomplit l’entièreté de leur sens. L’image n’est là qu’en tant que paysage, elle constitue un fond, elle n’est qu’une proposition esthétique sur le fond de laquelle se plaque le texte humain, lequel est un genre de scolie appliqué à la dimension visuelle, un agrandissement, si l’on veut, un exhaussement.]

   Parmi les textes que Monsieur Chaliès vous faisait lire aussi bien qu’étudier, vous en retenez un dont l’évocation est récurrente dans vos écrits, ce qui veut dire que vous n’êtes nullement maître du langage, mais que c’est bien lui qui vous possède, lui qui vous « dicte sa loi ». Une loi cependant infiniment consentie. L’extrait ci-après trouve son origine dans l’œuvre sublime du « Génie du christianisme » de Chateaubriand :

    « Une heure après le coucher du soleil, la lune se montra au-dessus des arbres, à l'horizon opposé. Une brise embaumée que cette reine des nuits amenait de l'orient avec elle, semblait la précéder dans les forêts comme sa fraîche haleine. L'astre solitaire monta peu à peu dans le ciel : tantôt il suivait paisiblement sa course azurée ; tantôt il reposait sur des groupes de nues, qui ressemblaient à la cime de hautes montagnes couronnées de neige. Ces nues, ployant et déployant leurs voiles, se déroulaient en zones diaphanes de satin blanc, se dispersaient en légers flocons d'écumes, ou formaient dans les cieux des bancs d'une ouate éblouissante, si doux à l'oeil, qu'on croyait ressentir leur mollesse et leur élasticité. La scène sur la terre n'était pas moins ravissante : le jour bleuâtre et velouté de la lune, descendait dans les intervalles des arbres, et poussait des gerbes de lumières jusques dans l'épaisseur des plus profondes ténèbres. »

   Ce texte d’anthologie (tiré de la description, par Chateaubriand, des paysages sublimes des Chutes du Niagara, dans « Le Génie du Christianisme »), fut pour vous un réel éblouissement. Cette prose si poétique vous arrachait à la pesanteur terrestre pour vous remettre, directement, à cet espace céleste tellement évocateur d’une subtile spiritualité. Soudain toute matière s’allégeait, devenait brume floconneuse, air léger, vol de la feuille cuivrée dans le crépuscule automnal. Assurément, les mots de « l’Enchanteur », ont semé en vous les germes de la beauté du langage écrit lorsque, porté à sa plus belle efflorescence, il devient œuvre d’art située en sa plus étincelante cimaise. La première apparition de ce texte sur la toile libre de votre conscience remonte si loin dans le temps que vous n’en avez plus guère qu’un souvenir flou, un genre de tremblement, d’irisation, de frôlement au large de votre corps. Evoquant ces heures fastes aujourd’hui, vous ne pouvez que ressentir un trouble délicieux recueilli au sein même de votre chair. Vous vous imaginez assez bien, aux alentours de vos dix ans, écoutant avec ferveur la diction du maître d’école faisant vivre avec enthousiasme les phrases du natif de Saint-Malo. Vous pensez qu’un long frisson devait courir sur votre peau et s’il n’est, ce frisson, que pure invention de votre imaginaire, alors vous en faites le don à l’enfant que vous étiez, sûr que sa présence hallucinée en tirera les plus essentiels mérites.

   Tout était contenu dans cet extrait pour vous faire aimer passionnément la littérature. Vous découvriez, dans l’extrême condensation de l’écriture, dans la richesse inouïe du lexique, tout ce que la poésie disait dans son essence dont les métaphores si riches posaient le fondement. Il n’y a pas de poésie sans métaphore. Il n’y a pas de poésie sans image qui envahisse la conscience du lecteur. Il n’y a pas de poésie sans emportement de son être hors ses propres frontières. A la lettre, la poésie « défenestre » celui qui s’y voue corps et âme, la monade existentielle retourne sa peau, s’expose au-dehors, renonce à son étrange clair-obscur pour surgir dans l’émerveillement de la pure lumière. Lire en poésie, c’est être exposé en son entier au tonnerre, à l’éclair, au coup de fouet. Si la poésie est portée à son acmé, elle ne laisse nullement le lecteur indemne, elle bouleverse son sentiment esthétique, elle place la beauté au centre de la cible du regard, elle impose une exigence de vérité. La poésie est vérité ou bien n’est pas. Elle est de l’ordre de la révélation, certes une « révélation » bien païenne mais qui ouvre celui-qui-lit au chant continu du monde, à son bruit de source originelle. Lisant ces quelques lignes de Chateaubriand, les méditant en l’intime de votre espace intérieur, vous ne pouviez qu’être bouleversé par la puissance d’évocation des mots. Tout y figurait que votre jeune âme attendait, tout comme vous attendiez le sourire de maman à votre réveil dans la modeste chambre de « La Petite Maison ».

   Tout y était, ceci veut dire la royauté de la nuit pareille à une perle venue du lointain et fascinant Orient, la présence des « hautes montagnes » ces figures s’il en est de la transcendance du réel quand il se pare de vertigineuses altitudes, que son sommet tutoie les « nues ». Et, ici, en raison d’une étrange homophonie où « nue » évoque le nuage aussi bien qu’une forme « nue », donc une pure nudité, donc une manière de vérité primitive, de naissance à soi dans l’écriture de l’autre. Oui, être en poésie c’est renoncer, au moins le temps d’une lecture, à ce qui blesse, moissonne les cœurs, place le corps au bord de l’abîme. Être en poésie est nécessaire ressourcement, c’est là la mission des mots lorsqu’ils sont proférés dans l’essentiel, ils désoperculent la coquille dense de l’exister, ils illuminent le chemin de sa propre avancée et des étoiles s’allument sur la pointe des buissons, des pétales embaumés vous frôlent de leur neuve fragrance. Alors l’on redevient cet enfant naïf, disposé au vent, à la marée, à l’arbre de la clairière, au trajet de la comète au plus haut du ciel.

   Ceci veut signifier que vous avez rejoint le site admirable de ce qui se donne dans la pure gratuité, que votre esquisse s’est dévêtue de ses strates de ténèbres, que votre chair est devenue transparente à elle-même, que vos mains ne saisissent plus, comme dans la prose poétique de Chateaubriand, que des « zones diaphanes de satin blanc », des « flocons d’écumes », « des gerbes de lumières ». Oui, la poésie vécue avec intensité (comment pourrait-il en être autrement, sauf à confondre poésie et énonciation vernaculaire ?), dépouille de soi mais pour atteindre ces régions éthérées où ne volent que les aigles royaux, où ne souffle qu’un immatériel zéphyr, où l’âme connait enfin l’ivresse de son propre envol. Icare volant à jamais au plus près des cieux, la terre est si loin que, jamais, il ne pourra rejoindre. Oui, en ces temps illisibles que l’enfance est devenue, lisant dans le palimpseste surchargé du temps, c’est bien ceci que vous sentez percer jusqu’à vous : une subtile joie, sans doute la même que celle qui habitait le poète lorsque, dans la fièvre de sa création, il ne connaissait que les princières altitudes, les courants « déployant leurs voiles », l’effusion d’un bonheur se suffisant à lui-même. Oui, vous savez l’envol, oui vous savez le dépliement du lyrisme, oui vous savez son insoutenable brûlure lorsque, plongeant à nouveau dans les ornières étroites du réel, il n’apparaît plus qu’à la façon d’une toile flottant en l’air de tout le poids de son insoutenable inutilité, elle faseye longuement ne se souvenant plus de l’origine même de son flottement. Alors, en vous, au-dedans de votre plus intime faveur, vous ne cessez de murmurer ces quelques mots qui claquent telle une injonction : Au plus haut, le langage.

      Oui, le Chateaubriand du « Génie » vous fascina par son style inimitable, par son habileté à vous projeter dans ces paysages étranges du « Nouveau Monde ». Un long laps de temps s’écoula, empli de lectures diverses. Puis c’est au lycée, dans la classe de Christian De Brouder, excellent professeur de lettres modernes, que la littérature s’affirma d’une manière encore plus impérieuse. Ce que Monsieur Chaliès avait commencé à installer à l’école primaire, Monsieur De Brouder le renforçait, l’amplifiait au lycée, de si belle manière que les textes littéraires éclipsèrent tout autre forme de savoir. Les célèbres manuels « Lagarde et Michard » devinrent votre unique viatique, tout le reste passait au second plan dans une zone indistincte dont vous pensiez n’avoir à tirer que de maigres satisfactions. Des heures durant, penché sur les pages serrées consacrées aux « Grands Auteurs Français », vous donniez à cette matière belle entre toutes, ses « lettres de noblesse ». A cette époque d’invasive passion, vous commandiez régulièrement des ouvrages d’occasion à la « Librairie Lardanchet » à Paris. Quelle joie alors d’attendre le passage du facteur, de le voir déposer dans la boîte aux lettres, ce paquet tant attendu. Dans les rayons de votre bibliothèque actuelle, quelques vestiges de ces temps anciens. Ils possèdent, bien entendu, une valeur littéraire incontestable, mais aussi, mais surtout une valeur affective ineffaçable. Le très grand intérêt que vous portiez à Rousseau parmi les grands auteurs du XVIII° siècle se traduisit par l’achat et la lecture de nombreux livres du « Citoyen de Genève ». Vous en lisiez de longs passages, parfois tôt le matin, avant de partir au lycée.

    Feuilletant maintenant « Les Confessions », ce livre aux feuillets jaunis, le haut des pages garde encore la trace du coupe-papier qui en délivra les cahiers, parcourant au hasard les milliers de signes noirs si fascinants, votre attention est attirée par un passage entouré au crayon. Habitude ancienne de souligner les « morceaux d’anthologie » (vos livres actuels en portent de nombreux stigmates), et, ici, il s’agit bien de ceci, à savoir un passage remarquable qui, étrangement, consone parfaitement avec ce qui vient d’être dit concernant l’amour de la littérature. Ce texte se situe au Livre Premier (1712-1728) :

   « Je sentis avant de penser : c’est le sort commun de l’humanité. Je l’éprouvai plus qu’un autre. J’ignore ce que je fis jusqu’à cinq ou six ans ; je ne sais comment j’appris à lire ; je ne me souviens que de mes premières lectures et de leur effet sur moi : c’est le temps d’où je date sans interruption la conscience de moi-même. Ma mère avait laissé des romans. Nous nous mîmes à les lire après souper mon père et moi. Il n’était question d’abord que de m’exercer à la lecture par des livres amusants ; mais bientôt l’intérêt devint si vif, que nous lisions tour à tour sans relâche et passions les nuits à cette occupation. Nous ne pouvions jamais quitter qu’à la fin du volume. Quelquefois mon père, entendant le matin les hirondelles, disait tout honteux : allons nous coucher ; je suis plus enfant que toi.

   En peu de temps j’acquis, par cette dangereuse méthode, non seulement une extrême facilité à lire et à m’entendre, mais une intelligence unique à mon âge sur les passions. Je n’avais aucune idée des choses que tous les sentiments m’étaient déjà connus. Je n’avais rien conçu, j’avais tout senti. Ces émotions confuses que j’éprouvais coup sur coup n’altéraient point la raison que je n’avais pas encore ; mais elles m’en formèrent une d’une autre trempe, et me donnèrent de la vie humaine des notions bizarres et romanesques, dont l’expérience et la réflexion n’ont jamais bien pu me guérir. »

   A ce texte tellement révélateur de la passion de Rousseau, il convient d’ajouter, en guise de commentaire, ces belles remarques de Marie-Paule Farina dans son livre « Rousseau, un ours dans le salon des Lumières » :

   « Je ne peux m’empêcher de sourire et de penser à l’enfant qui jusqu’à sept ans lut avec son père, des nuits entières, tous les romans contenus dans la bibliothèque de sa mère morte en lui donnant naissance puis lut à haute voix à son père les livres plus sérieux de la bibliothèque du grand-père pasteur en particulier Plutarque, c’est cet enfant que j’entends là, cet enfant prenant conscience de lui-même déguisé en héros de roman sauvant quelque princesse ou en grand homme grec ou romain ‘aux yeux étincelants et à la voix forte’. »

   Reprenant possession de ce texte aujourd’hui, vous mesurez toute l’ampleur qu’il avait dû représenter au seuil de votre adolescence. C’est étonnant le pouvoir que possèdent les mots sur une jeune conscience. Les mots vous forment, vous bâtissent de l’intérieur. Partout ils jettent leurs lianes, partout ils accomplissent la mesure de votre existence. Comment, sans les mots, quelque chose comme un souvenir pourrait-il exister ? Comment une sensation pourrait-elle prendre corps ? Comment un état d’âme se traduirait-il ? C’est bien là la force du langage que de nous doter d’une architecture, d’assembler le divers en un seul et même lieu, de faire du monde qu’il devienne visible, qu’il se donne en tant qu’espace de sens. « Je sentis avant de penser », tel est le postulat énoncé par Jean-Jacques. C’est bien là un accord que vous établissiez avec lui et ceci depuis le plus loin du temps.

   Lors de vos longues promenades en solitaire du côté de la rivière, vous n’étiez attentif qu’à ceci : la levée hésitante du jour parmi le peuple des buissons, la fuite de l’oiseau surpris au nid, le jeu du vent ridant l’onde, la douce agitation des feuilles dans la peupleraie, la chute de l’eau sur la roue à aubes du moulin. Sans doute est-ce pour cette raison d’un commun ressenti que vous aimiez découvrir toute cette climatique délicate dont l’auteur de « L’Emile » possédait le secret. Une sensibilité à fleur de peau, une chair d’écorché, le parcours incessant d’un chemineau qui, jamais, ne trouve de halte à sa convenance, dont la constante recherche d’une assurance de soi détermine tous les actes jusqu’au plus discret, au plus modeste. Oui, le génial Rousseau est le précurseur de bien des choses et, au premier chef, de ce romantisme qui toujours vous passionna, orienta vos choix de lecture, mais aussi bien la recherche des paysages, l’émotion libre au bord des choses.

   L’apprentissage de la lecture est pure merveille dont seul un faible fanal subsiste à l’horizon de votre mémoire. Vaguement vous vous souvenez de votre première institutrice, de sa chevelure blonde frisottée, de ses blouses de maîtresse d’école bien plutôt que de la manière dont elle vous accompagna sur les beaux rivages du langage écrit. Concernant cet apprentissage, aux temps lointains où le texte fit son surgissement dans votre vie, il existait un genre de mythologie entourant l’accès à la lecture. Il était de bon ton qu’un aïeul, grand-père ou grand-mère, le soir devant un feu de cheminée, vous prenant sur ses genoux, ânonnant en chœur avec vous les phrases simples du manuel de classe, vous initiât aux rudiments du texte écrit, ce dernier étant auréolé du double prestige de la littérature et de l’amour petit-filial que vous portiez en leur direction. Né dans une ferme, au milieu de grands-parents aimants, seul demeure le souvenir de cet amour et nul autre vous installant dans la joie de lire. Il y a des images d’Epinal dont il faut savoir se libérer, elles ne sont que pures anecdotes, écume se dissolvant au contact de l’air, aussi doux soit-il. Mais peu importe, l’essentiel est bien que cette passion ait trouvé jadis le lieu de son éclosion.

   Vos conceptions au regard de l’acte de lire sont tellement coalescentes aux idées de Rousseau que le simple fait de commenter quelques phrases de ce grand auteur, revient à exprimer vos propres idées sur ce sujet. 

   « La conscience de moi-même ». Oui, ceci paraît constituer l’un des thèmes fondateurs de la lecture. Bien évidemment, cette fameuse « conscience de soi » n’attend nullement d’être fécondée par le seul langage écrit, elle se révèle bien en amont au travers des sensations et des perceptions. Cependant, ce qu’à de singulier la lecture, c’est qu’elle vous met en rapport direct, conscience contre conscience, avec un écrivain dont vous partagez les intimes confidences. Bien évidemment ceci est d’autant plus vrai lorsqu’il s’agit d’un livre de « confessions » car alors, vous êtes l’oreille privilégiée qui recueille les secrets, les doutes, les enthousiasmes de celui qui se confie à vous. En ce qui concerne votre apprentissage, vous vous souvenez combien votre précieux « Souché » de la « Classe de Fin d’Etudes », imprima en vous « ces émotions confuses » dont parle Rousseau, lesquelles ourdirent la trame de votre propre sensibilité. Ce que le réel ne pouvait vous apporter au motif que les expériences qu’il propose sont toujours nécessairement limitées, le livre vous l’offrait au centuple parmi le peuple serré de ses milliers de signes. Sans le « Souché », comment auriez-vous pu connaître la savoureuse et mélancolique description d’Anatole France dans « Le livre de mon Ami », savoir qui il était enfant, traversant un matin d’automne le Jardin du Luxembourg, « gibecière au dos », se hâtant de rejoindre le collège dans ces « premiers jours d’octobre » si beaux et si tristes à la fois ?

   Sans le « Souché », comment le Lamartine de ses jeunes années eût-il pu se rendre présent, loin là-bas, dans la maison de Milly alors que la nuit frappe aux volets, qu’un « chien ami » lance son aboiement au milieu des plis obscurs de l’ombre ? Comment cette si belle évocation d’une soirée consacrée à la lecture eût-elle pu vous rejoindre ? Mais écoutez plutôt :

   « Mon père lit à haute voix : j’entends encore d’ici le son mâle de cette voix qui roule en larges et sonores périodes, quelquefois interrompues par les coups de vent contre les fenêtres. Ma mère, la tête un peu penchée, écoute en rêvant. Moi, le visage tourné vers mon père et le bras appuyé sur l’un de ses genoux, je bois chaque parole, je devance chaque récit, je dévore le livre dont les pages se déroulent trop lentement au gré de mon impatiente imagination. »

    Lisant ceci enfant, vous comprenez mieux ce que la lecture a d’unique et déjà, au plus profond de vous, vous sentez se déployer les lames de fond d’une irrésistible passion.

   Sans le « Souché », comment la lame de la tragédie humaine se fût-elle immiscée en vous, vous dévoilant ce que l’existence recèle de joies mais aussi de drames ? :

   « Nuit du 21 août 1944 …La nuit a été prodigieuse, noire et silencieuse. Les Allemands ont achevé de faire sauter leurs dépôts de munitions, tiré les derniers feux d’artifice de leur défaite. Rien que les branches d’arbres qui battaient dans le jardin. Et, vers deux heures, une grosse pluie d’orage. » - (Jean Guéhenno – « Journal des Années Noires » – 1940-1944).

   Alors, pour finir, faut-il déduire de l’énonciation de Jean-Jacques, « des notions bizarres et romanesques, dont l’expérience et la réflexion n’ont jamais bien pu me guérir » que l’une des fonctions essentielles de la lecture est cathartique, thérapeutique et que, somme toute, lire n’est jamais que tenter de guérir d’une maladie existentielle ? Rien ici ne sera décidé au simple motif que chaque acte de lecture est singulier, que nul n’en connaîtra jamais les sources éloignées, les textes se situent au centre de confluences multiples dont une possible origine ne pourrait être tracée qu’à titre d’hypothèse. Laissons les chefs-d’œuvre dormir dans leurs « linceuls de pourpre », là seulement est leur vrai lieu.

   Si, pour vous, une fois la passion de la lecture découverte, cette dernière occupa le plus souvent le devant de la scène, cependant de longues périodes de latence en trouèrent la toile, de longues « traversées du désert » la portèrent à la limite d’un effacement. Factualité de toute existence, occupations prenantes, surgissement d’autres motivations esthétiques, lesquelles, pour n’être nullement concurrentielles, jettent une ombre passagère sur les livres. Puis, dans le sombre défilé des jours, soudain une lumière jette son éclat, une clarté se lève qui réactualise la passion. Elle n’était nullement éteinte, seulement en sommeil. Alors il faut regarder la résurgence avec joie, lui donner de nouvelles assises, chercher dans le tissu dense des rentrées littéraires, la perle rare, débusquer le joyau qui fera son inépuisable feu de Bengale. Au plus haut le langage.

   Rentrée littéraire, année 1975 - La récolte est bonne, les vendanges s’annoncent prometteuses, il y aura du vin, il y aura l’ivresse. Votre impatience de lire à nouveau n’a d’égale que la vitrine du libraire affichant des ouvrages prometteurs que vous lirez en une sorte d’ivresse, il y a si peu de temps à perdre lorsqu’on rencontre à nouveau la beauté. Nul titre ne vous échappera et votre immersion aura pour noms : « La vie devant soi » d’Emile Ajar ; « L’homme de sable » de Jean Joubert ; « Le maître d’heures » de Claude Faraggi ; « Le voyage à Naucratis » de Jacques Almira ; « L’amant de poche » de Voldemar Lestienne. Tous vous ravissent, tous vous procurent un égal bonheur. Amis retrouvés avec lesquels on se sent bien, amis avec lesquels on voudrait que les soirées, jamais ne se terminent. Un livre, cependant, se détache des autres. Question « d’affinités électives », de ressenti, de poésie, de thème sensible abordé dans ce magnifique roman à qui l’on attribuera le Prix Renaudot. Alors ici il faut développer, effectuer une pause, explorer l’ouvrage d’une manière plus intime. La quatrième de couverture de l’éditeur résume parfaitement le contenu de cette fiction qui vous a bouleversé :

    « Sur une côte basse, entre la mer et le marais, une ville inachevée peu à peu s'enlise et seuls quelques rôdeurs hantent les cavernes de ciment où, le soir, s'allument des feux. Autour de ces " ruines modernes ", un désert d'eau, de sable et de vent.

   Comment en est-on venu là ? C’est la question que se pose le narrateur, qui fut aussi l’un des protagonistes du drame. Des années plus tard, il s’établit à proximité de la ville, dont il lui appartient, pour porter témoignage et se délivrer lui-même, de raconter l’histoire. Il y a ce qu’il sait, ce qu’il devine, ce qu’il rêve : la trame de son récit mêlera donc le document et l’hypothèse, le passé et le présent, le réel et l’imaginaire.

   Pourquoi le projet ambitieux de l'architecte Simon Durbain, dont il était l'ami et le collaborateur, a-t-il finalement échoué ? Homme de sable dans une ville de sable, il devient la victime des forces qu'il déchaîne : les éléments, les indigènes du marais, les femmes, les sorcières, les oiseaux... Sans parler des hasards, des étroitesses et des trahisons dans son propre camp. Deux mondes s'affrontent sourdement, puis jusqu'à la violence. La chute de Simon Durbain sera exemplaire et tragique.

   Dans ce roman s'imposent les personnages, les paysages et les courants secrets qui les parcourent. On trouvera cependant, derrière les images, une méditation sur l'histoire et plus particulièrement sur notre société contemporaine, ses illusions, ses faiblesses, ses chances - en renouant avec les forces profondes - de se modifier et de survivre.

  « L’Homme de sable » est un grand roman. Cette grandeur tient à une puissance d’évocation que peu d’œuvres montrent, ailleurs, et tient à la beauté lyrique et tendue d’une langue qui résout, pour son compte, l’antinomie de la poésie et du réel. Oui, « L’Homme de sable » est un roman réaliste. Oui, « L’Homme de sable » est un roman poétique. Le mélange, ici, atteint la perfection, qu’on éprouve dans l’enchantement. »

   Déjà, la lecture de ces quelques mots vous avait installé dans une sorte de méditation poétique dont vous saviez qu’elle était la prémisse d’une lecture investie au plus haut point. Toujours vous avez été fasciné par ces rapides synthèses qui résument, en peu de mots, l’essence d’un texte. Les mots ont un tel pouvoir quand ils sont utilisés dans leur sens plein, exact, à la place qu’ils doivent occuper en un temps et un espace déterminés. Certaines critiques, pensez-vous, constituent une esthétique au second degré, à savoir une beauté plaquée sur une autre beauté.      

   L’ouvrage que vous retrouvez avec une belle émotion, au milieu de votre pile de livres, vous le feuilletez, en lisez un paragraphe ici, un autre là, au hasard. Vous butinez en quelque sorte et votre intuition vous pousse à reconnaître les endroits marqués d’une croix au crayon, ils sont vos points de repère anciens, les amers qui pointent les passages les plus précieux. Alors, dans le temps qui est le vôtre, ici et maintenant, vous prenez soin de recopier avec fidélité ces phrases qui en leur temps, et aujourd’hui encore, déposent en vous un bien précieux nectar.

   Premiers mots du livre : « La côte est basse, sablonneuse, hérissée de maigres tamaris : une bande de terre étroite, entre la mer et le marais, et que l’on dirait fragile au point de redouter pour elle les violences de la tempête. Et j’ai vu, certains jours d’hiver, au point critique du solstice, les vagues se ruer dans les passes des dunes, franchir la route, s’étaler sur les pâtures, poussant jusqu’aux lagunes leur frange d’écume et d’épaves. Pourtant la terre tient. Mieux encore, elle se renforce de cet apport de sable, d’algues et de roseaux. Chaque année, elle gagne même un peu plus sur l’eau, et les vieux crachent sur le sol, là où jadis, enfants, ils pêchaient l’anguille et le muge. »

   Cette description à l’initiale de la fiction, vous la trouviez, hier comme aujourd’hui, empreinte d’un étrange magnétisme comme si le tout du marais, de la mer, des hommes, tout de cette vie à la fois terrestre et maritime, cette vie âpre se disait à l’aune du sable, de la dune, de la vague. Une manière de géométrie élémentaire qui traçait les lignes de force d’un peuple singulier, d’une terre mystérieuse postée à la proue des flots, exposée aux tempêtes, cadre unique où dresser les tréteaux d’une moderne dramaturgie. Ces lieux intermédiaires, ces lieux de passage d’un monde à l’autre sont des genres d’utopies, des aires interlopes, floues, semblables à ces zones grises des grandes banlieues urbaines, il y flotte un air d’infinie tristesse propice à tout événement dont nul ne pourrait anticiper la venue, tragédie humaine, prostitution, trafic de stupéfiants, comportements erratiques, perte de l’essence de l’homme en de bien dommageables contrées. Dès les premières lignes, vous saviez que le sort de « Callages », cette ville de tous les prodiges autrefois promise au plus radieux avenir, maintenant la proie d’une lèpre envahissant ses orgueilleuses pyramides de ciment, que son sort donc était irrémédiablement fixé dans une immobile éternité, qu’une population de marginaux y établirait son campement, qu’en filigrane apparaitrait l’existence des protagonistes qui, ayant cru un instant dresser une architecture de rêve, n’avaient abouti qu’à donner vie à cette sorte de Jéricho dont les murs ne résonnaient plus que de l’inconséquence des hommes, de leur incessante et inassouvie paranoïa, de leur mégalomanie qui lançait en plein ciel des Babel de carton-pâte. C’est ceci la grande force, l’énergie d’une écriture placée à l’incipit d’un récit, que de créer les fondations autour desquelles tout le livre girera comme un satellite autour de sa planète. Tout y est déjà contenu en germe. Tous les destins des personnages y prennent place. Tous les cheminements ultérieurs de la narration y sont semés telles des graines qui, plus tard, germeront, donneront son ton et sa consistance à la totalité de l’œuvre. En quelque manière, commencer une histoire, c’est déjà y inscrire le point final. Entre ces deux termes chaque péripétie, chaque intrigue trouveront la place qui leur revient en propre.

   Puis vous vous arrêtez longuement sur les pages seize et dix-sept, vous les trouvez si admirables. Elles parlent du narrateur qui revient sur les lieux où, autrefois, en compagnie de son ami architecte, Simon Durbain (d’urbain, urbanité ?), il participait à l’édification de cette ville devenue ville-fantôme, cet espoir fou métamorphosé en simple folie irrémédiable. Plus rien ne renaîtra des cendres de « Callages » que le constat amer des illusions et faiblesses de l’homme par où il atteint l’absurde même alors qu’il pensait tutoyer le génie :

   « En effet le soleil déclinait lorsque, franchissant la dernière dune, je me suis tout à coup retrouvé sur le port : sur ce qu’il en reste plutôt, car de longues langues de sable l’ont envahi, gommant les quais, les appontements, cernant quelques voiliers pourrissants où flottent des guenilles. Les toits des hangars ont été arrachés, et là, fouettés par les vents marins, s’enlisent les grandes machines dont nous étions si fiers : tracteurs, bulldozers, scrapers et grues. Elles étaient uniformément peintes d’un orange vif dont subsistent quelques vestiges, mais c’est le jaune sale de la rouille qui triomphe, et, sous l’ongle, le fer s’écaille, rongé par le sel. Les pyramides ont tenu, et la capitainerie, sur l’autre môle, semble elle aussi presque intacte. Pourtant une coulée de sable, un vaste plan incliné, modelé par le vent, a envahi les premières terrasses, se déversant par les vitres brisées, les portes rompues, comme si la plage elle-même, s’arrachant à la mer, était montée à l’assaut des murailles. Près de la pyramide inachevée, une grue géante, restée debout, tourne lentement. De l’église, on ne voit plus que le toit.

   Je me suis approché. Des mouettes gémissaient au-dessus de l’étang. Une fumée montait d’une terrasse, et il m’a semblé entendre des voix. Puis, comme la nuit tombait, un feu s’est allumé, un autre, d’autres encore, sur les balcons, comme à l’entrée de cavernes. Un enfant est apparu à la crête d’une dune et, m’apercevant, a détalé. Des visages ont surgi, hirsutes, basanés ; j’ai reconnu le dialecte des Gitans. Les feux brûlaient plus haut, illuminant les façades ainsi que de gigantesques escaliers dans le crépuscule. »

   Lisant ces pages, votre sentiment se partageait entre appel poétique du paysage camarguais évoqué dans la fiction et une sorte d’abattement face à ce désastre que décrit « L’Homme de sable » mais qui, peut-être, n’est ruine qu’en apparence. Car, dans cette colonisation d’une nature sauvage par l’homme, où se situait le pire : dans l’édification de ces modernes ziggourats devant accueillir des grappes de touristes ou bien dans l’enlisement, l’ensablement de ce délire architectural ? Bien entendu l’allusion était transparente et « Callages » n’était qu’un autre nom pour « La Grande Motte ». A l’époque, de tels projets vous fascinaient au sens étymologique de « faire des charmes, des enchantements », mais le plus propre des « enchantements » est de porter en eux l’abîme qu’ils dissimulent sous une face riante. L’épiphanie d’un visage n’est jamais que son teint de surface et, derrière le masque, toujours, veillent une intention inavouée, un dessein qui, parfois, prennent la dimension terrible du funeste. Si La Grande Motte vous fascinait, c’est bien en raison du regard intéressé que vous portiez sur l’architecture en général. En particulier, l’œuvre de Le Corbusier vous apparaissait géniale, marque insigne d’une modernité des plus accomplie. Le double réel de « Callages » vous mettait mal à l’aise au motif de la foule qui, déjà, s’y pressait, défigurait l’édification de ces ruches géantes qui auraient pu briller au cœur même de leur solitude, mais aussi atteignait le rivage maritime qui se voyait préempté avec autant de considération qu’aurait pu en recevoir un quelconque terrain vague abandonné des hommes.

    Si votre lecture était d’abord littéraire, néanmoins s’y imprimait un arrière-fond d’évidente critique sociétale. Encore aujourd’hui, quand bien même un recul temporel gommerait quelques unes des aspérités les plus fâcheuses de ce résidentiel touristique, vous campez sur vos positions. Combien il eût été préférable, d’après vous, de laisser la Camargue au flottement de ses tamaris, à l’intimité de ses graus, au miroitement de ses lagunes, à la lenteur de ses roubines semées d’iris, de joncs, de roseaux. Laisser la Camargue à ses milliers d’oiseaux, au peuple élégant des flamants roses, à ses chaumières de gardians, aux troupeaux écumants de taureaux. « Callages » dans la fiction, La Grande Motte dans le réel sont deux aberrations identiques. Certes La Grande Motte est en lisière de la Camargue, mais ceci n’y change rien, vous voyez en elle un voisinage gênant. Lors du plein été, le damier des marais, celui des étangs, les sols blancs des sansouires, les oiseaux marins n’auront plus nul repos, le tourisme de masse est un dangereux prédateur. Il faut instaurer une charte afin que la nature puisse demeurer en elle, au sein même de sa liberté. C’est là une simple question d’éthique.

   Mais il vous faut revenir au texte de Jean Joubert, en tirer quelques commentaires qui, sans doute, seront aussi autant d’enseignements. Les mots de l’écrivain sont vifs, ses descriptions presque chirurgicales, ses constats ceux d’un homme de culture, peut-être d’un archéologue qui, revenant sur des traces de fouilles anciennes, ne trouve plus qu’un vaste champ de ruines fumantes. C’est un spectacle de désolation que rencontre le narrateur. La radiographie est sévère. Les clichés ne laissent plus paraître que quelques nervures étiques, des temples à moitié démolis, quelques vestiges anciens qui pourraient témoigner de ce qu’est l’effacement d’une civilisation dès lors qu’ivre de ses propres projets, elle s’effondre sous le poids bien trop lourd de ces derniers. En un espace, somme toute restreint, celui qui découvre l’ancien chantier pharaonique, ne fait que chuter de Charybde en Scylla. Plus rien ne reste que le souffle acide du néant. Plus rien ne demeure que l’impéritie des hommes, leur hâte à se précipiter dans les fosses de l’absurde.

   Dans le soleil qui décline, les visions sont fantomatiques, à la limite d’une hallucination. Images pareilles à celles qui résument le passage d’une tornade, la furie d’un cyclone. Des voiliers, ces hautes figures de l’orgueil humain, n’ont plus pour pavillon que de vaines guenilles qui flottent dans un air sans consistance. Des hangars, qui sans doute abritaient la puissance infinie des machines, voici qu’ils ne montrent plus que des toits éventrés, identiques à des corps mutilés, inutiles, membres battant au vent mauvais d’un devenir sans horizon. Les couleurs elles-mêmes ont été attaquées, comme s’il existait un symbole attaché à la décoloration (perte du sens ?), à l’usure (image des chairs corruptibles aussi bien humaines que matérielles ?), l’orange, cette couleur solaire par excellence, la voici condamnée à n’être plus qu’un jaune roturier qu’attaque une rouille agressive, vengeance du périssable sur ce qui se donne en tant que précieux, inaltérable. Etrangement, dans ce spectacle de haute désolation, une pyramide « a tenu », image sans doute de la vanité humaine face à ce qui s’acharne sur elle et la combat dans un pugilat bien fratricide. Ici, il convient de se questionner sur les conduites des sujets, sur la finalité des desseins humains, sur la façon plus ou moins éthique d’habiter la terre. Que signifie donc cette effigie de béton dressée face au vent de l’adversité ? Est-elle la figure du génie humain foudroyé au faîte de sa gloire ? Nous montre-t-elle le grand désarroi des créateurs de rêves lorsque ceux-ci s’effondrent, que le navire prend l’eau de toute part ? Est-elle la figure dressée en direction du ciel, pareille à un défi que les hommes auraient adressé aux dieux eux-mêmes ? Est-ce ce qui reste d’un entêtement fondé en dehors de toute raison ? Serait-ce le résultat de la manigance d’un sombre destin, une haute demeure foudroyée par les coups funestes d’une épée de Damoclès ? Serait-ce une simple répétition de L’Ecclésiaste : « Il n'y a rien de nouveau sous le soleil » et alors nous comprendrions que les actions humaines sont impénétrables, qu’elles se réalisent toujours de nouveau dans une manière « d’éternel retour du même » ?

   Toutes ces questions, qui surgissent aujourd’hui comme autant d’énigmes, vous vous les posiez déjà à l’orée de votre âge de la maturité. C’est bien ceci que la lecture apporte, un élargissement de la perspective, la découverte de mondes et de paysages nouveaux avec, corrélativement, le vaste champ des questions qui ne manquent de surgir. C’était autrefois une certitude qui trouve confirmation. Ces bâtiments qui ont résisté aux intempéries, c’est déjà une manière de lèpre qui en sape les fondations. Et c’est heureux qu’il en soit ainsi. Ce que la décision de quelques uns avait porté à la hauteur d’une réalisation (construire cette gigantesque Babel, presque en plein désert), voici que cela a été violemment remis en question, que le vent a tourné, que le navire a emprunté une autre route maritime. Toujours la nature reprend le dessus. Toujours les grands équilibres ancestraux dictent, un jour ou l’autre, leur loi. Cette ville qui s’édifiait au mépris de tout, paysage, population, sentiments, coutumes, tout ceci a été renversé. Le peuple des Gitans qui rôde aux alentours des Saintes-Maries-de-la-Mer, autrement dit le souffle atavique de cette région belle entre toutes a repris possession des lieux, annexant le fier bâti des hommes. Comme un retour au passé qui, parfois, est retour à la raison. Des feux s’allument « comme à l’entrée des cavernes », l’habitat redevient le refuge instinctif des populations démunies face à l’irréductible égoïsme humain. Ce que la folie des hommes avait élevé contre toute logique, voici que des « Gens du Voyage » s’en sont emparé comme de leurs biens. Un peu de partage, un peu d’équité acquis de haute lutte. Combien faudra-t-il de siècles pour que l’homme conquière son essence une et indivisible ? Parfois la lecture d’un roman comble une attente, confirme un espoir. « L’Homme des sables » vous contenta hors de toute mesure. Mais, une fois la dernière phrase lue, que restait-il qui puisse encore faire infléchir ce réel têtu ?

   Puis encore du temps a passé avec ses petits bonheurs et ses moments de tristesse. Le livre, au cours de quelques décades, se retira au plein de son secret. Nullement renié cependant. Parfois une envie de vous réfugier dans la forêt rassurante des caractères, mais toujours une tâche à accomplir, un déplacement à effectuer, un chemin à suivre sur les hauteurs du Causse, enfin toutes les obligations du quotidien. Puis un jour, au tout début des congés d’été, un soudain questionnement. Quel ouvrage lire qui nécessite peu de temps et présente des attraits suffisants ? Une visite à la bibliothèque de la ville. Le peuple des livres est là, des milliers de livres rangés sur des étagères. Comment choisir autrement qu’au hasard, à l’intuition ? Vous recherchez un ouvrage de petite taille, le retour vers la lecture sera ainsi facilité. Plusieurs livres feuilletés, quelques passages rapidement lus. Puis un titre accroche votre regard « Trois villes saintes », un nom d’auteur vous interroge avec ses étranges majuscules précédant le nom : J.M.G. Le Clézio. Vous ne savez guère qui est ce Le Clézio, quel est le contenu de son œuvre, sur quoi elle porte. C’est égal, vous avez choisi ce livre de format modeste, vous le lirez. Une manière d’injonction que vous vous adressez à vous-même. Parfois, sa passion, il faut la relancer lui offrir d’autres voies à poursuivre, dénicher un livre rare, une écriture hors du commun et alors, miracle, le ressourcement se produit, l’eau coule à nouveau dans la bouche sèche des puits.

 

   Ce livre énigmatique, mystérieux, il faut brièvement le présenter afin que son contenu se dévoile, au moins partiellement. Quelques lignes à ce propos sur « Argoul - Explorer le monde et les idées » :

   « Ce sont des villes antiques, aztèques ou mayas, que Le Clézio chante durant son trip mexicain des années 1970. Tout tourne autour des dieux morts, ceux qui faisaient venir la pluie, sans laquelle nulle vie n’est possible. Les envahisseurs blancs ont vu, sont venus, ont vaincu, et la sécheresse s’est installée avec la fin des hommes. Mais, pour Le Clézio, les lieux terrestres où sont nées les civilisations, ne sauraient mourir. Ils attendent. Qu’un autre peuple ou d’autres circonstances permettent la renaissance. »

   Puis la quatrième de couverture de Gallimard : « Une méditation sur les civilisations d'Amérique disparues » :

   « On avance, peut-être à reculons, pour entrer dans un autre monde sans souvenirs, pour apercevoir, peut-être, un jour, comme un mirage, les dômes blancs de Chan Santa Cruz. La route de poussière va au hasard, elle suit le chemin de ceux qui fuient. Elle hésite, elle titube, tantôt large, tantôt étroite, c'est la route de la soif, de la famille, du désespoir. Les villes conquises sont défaites pour toujours. Leurs temples sont vides, leurs murailles ne protègent plus. Les dieux humiliés détournent leur regard et oublient les hommes. Il y a un très grand silence maintenant, un très grand vide, comme si la déflagration de la violence avait d'un seul coup épuisé toutes les forces de la terre. »

   Ce que vous éprouvez, lisant ces pages fiévreuses au milieu de l’été, ressemble étrangement à une fièvre intérieure qui, elle aussi se réveillerait, demanderait des comptes, exigerait l’immersion immédiate dans la lecture, action indissociable de l’acte d’écrire. Mais l’écriture attendra. Il faut simplement rallumer la flamme et éclairer la cité intérieure. Un photophore doit éclairer les signes, les révéler, leur attribuer la consistance d’un air cristallin qu’on respire. Sans lui, sans cet appel du langage, la terre est un vaste plateau désert où nulle oasis ne trace son sillon de verdure. Tout comme ces civilisations déshéritées qui ont perdu l’eau, vous cherchez une source où étancher votre soif. Vous lisez sans repos, d’un trait, comme un nageur en apnée. Vous ne savez nullement le lieu du livre où s’est produite la déflagration, où le raz-de-marée a déferlé, inondant votre conscience des flots les plus admirables qui soient, les plus salvateurs.

   Ce qu’il faut avoir vécu, ceci, être resté longtemps en dehors des mots ou bien alors sur leur marge, n’en avoir connu que quelques bribes éparses, quelques écailles flottant au loin du corps. Sa chair, il faut l’avoir sentie exilée du langage, offerte en quelque sorte au vent mauvais du non-sens. Car la chair, tout comme l’esprit, a besoin des mots pour exister à sa mesure, à savoir être recueil des paroles, ces seules présences qui soient tangibles, qui vous situent au milieu du vivant, dans l’orbe pluriel du sens. Votre corps, n’en fussiez-vous alerté, est le lieu de rassemblement du langage. Ne le serait-il qu’il se montrerait telle une guenille sans signification, un linge abandonné des hommes en plein ciel, au centre d’un cruel silence. Tel une voile flottant au vent du large, votre corps se dresse tout contre l’azur, et les mots sont identiques à des grands oiseaux blancs qui le traverseraient, déposant au passage, leur rythme, leur mélodie, leur charge d’amour ou d’inquiétude, peu importe, l’essentiel est que vous deveniez cette conque réceptrice, cette manière de vaisseau amiral qui n’avance qu’à la force de la plénitude des mots, de leur dilatation, de leur déploiement bien plus loin que ne peuvent porter les yeux. Votre corps se décline sous un vocable polyphonique : « mains », « yeux », « bouche », ce qui veut dire que, déjà, il se constitue en tant que langage, qu’il parle à sa manière, qu’il profère une continuelle narration à votre insu, mais ne nullement le savoir ne saurait l’annuler. De ceci il faut être pénétré : Au plus haut le langage.

   Donc, immergé dans cette quête des mots qui, pour être simplement profane, s’allume parfois des feux du sacré, vous avancez dans ces « Trois villes saintes », à la fois avec un rare bonheur, à la fois avec une intense fascination, comme si l’entièreté de votre vie en dépendait. Vous êtes vraiment dans l’œil du cyclone, là où les vents rugissent, où l’oeil se fait cyclopéen, où toutes les énergies de la terre se rassemblent, où tout se redéfinit à l’aune de cette puissance insoupçonnée. C’est ceci, la magie de l’écriture, elle vous saisit là où vous êtes, homme simple au centre de sa morne existence et elle vous dépose au plus loin de l’espace et du temps, dans une contrée aux multiples faveurs, en une Arcadie flamboyante, les feux de l’utopie sont toujours de réels sortilèges. Que citer, aujourd’hui, qui subsiste de cette « révolution copernicienne » ? Tout est si beau dans ce livre. Sans doute, le plus significatif, ce style lyrique, tendu, situé à l’extrême de la rupture, là où se laisse connaître un écrivain de grand talent.

      Fragment d’anthologie :

   « La sécheresse est partout. La terre est dure, brûlée, elle résonne sous les pieds. Les arbres ont des feuilles étroites, en forme de griffes, le bois est serré, noir. Dans le ciel le soleil brûle, jour après jour. On ne voit plus les dieux, parce que la sécheresse les a rendus petits, quelques points dans l’immensité de l’espace. Les gorges desséchées ne peuvent plus parler. Même la mémoire s’est étrécie, elle ne laisse que quelques traces, quelques rides. »

   Commenter ceci est prendre le risque de la paraphrase, du discours qui redouble a minima le texte d’origine. Quelques remarques cependant. Les mots sont simples, les mots de tous les jours tels que peuvent les prononcer ces peuples mayas ou aztèques qui ne sont plus livrés qu’à leur propre dénuement. L’étroit, le sec, le dur, le serré, ce vocable du peu et du rien, du retiré et du limité dit la grande misère de ces hommes harassés, collés à leur socle de poussière, là où les lèvres des puits sont gercées, muettes, tout comme les dieux perdus dans la vastitude d’un éther sans fin, un éther devenu illisible. La perte est irrémédiable, le langage ne connaît plus son lieu ; la mémoire, ce témoin précieux des existences passées, de leur propre unité, n’est plus qu’une fumée se dissolvant dans les mailles serrées du temps.

   « Trois villes saintes » lu, puis relu aussitôt, vous n’aurez de cesse de lire la totalité des ouvrages de Le Clézio qui, avec Duras, Modiano, Sarraute, s’inscrira dans cette quaternité littéraire située au plus haut. Survolant son œuvre, vous pronostiquerez plusieurs fois son statut de nobélisable. Immense bonheur, en 2008, lorsque le jury du prix prestigieux lui décerne le Nobel. Une récompense de lecture, en quelque manière.

   Parmi les milliers de textes de cet auteur prolifique, que retenir qui ne soit seulement un choix arbitraire, l’effet d’un pur hasard ? Vous croyez, d’une façon approfondie, à la valeur « instinctuelle » des affinités. « Intuitive », conviendrait peut-être mieux. Un extrait tiré de ce livre parfaitement ignoré, « L’inconnu sur la terre », qui pourtant avait été classé parmi les vingt meilleurs livres de l’année 1978 par la revue « Lire », un court extrait donc suffira à poser ici la singularité dont cet écrivain est la figure de proue :

   « Entre les pins et les oliviers, on regarde la mer bleue, et on oublie tout ce qui retient chez les hommes. On n’a même pas besoin de partir vraiment. On y est déjà, là-bas, de l’autre côté de la mer, le long des rivages de sable blanc, dans le bleu irréel des lagons, ou dans la couleur intense des grands fjords de l’Alaska. On pense aux îles, aux archipels. On pense aux barques élégantes de la mer Rouge, aux boutres, aux sambouks sous le soleil, aux yoles, aux pirogues, aux sampans. On pense aux grands bateaux blancs qui traversent l’Océan, qui se perdent, qui disparaissent dans la brume. »

   Vous pensez que ce court texte, si peu significatif à première vue, est un genre de métaphore de l’écriture. L’écriture de tout écrivain et singulièrement celle de Le Clézio est écriture du regard. Vous n’en voulez pour preuve que ce merveilleux essai intitulé « Mydriase » dans lequel le langage fore loin, à la recherche de ces pépites que sont les mots, ces pierres dures, ces silex qui tranchent, ces éclats d’obsidienne qui luisent doucement dans la nuit et donnent sens et orientation au long cheminement humain dans sa course crépusculaire :

 

« C’est comme s’il ne devait plus

y avoir de mots, jamais. Le regard

est muet. Il lance ses ondes à travers

l’espace, et il ne rencontre pas les

planètes des mots. Il voudrait dire

tellement de choses. Il voudrait créer,

sans arrêt. Son corps est immobile,

Il ne respire plus, parce que

toute sa force est dirigée vers l’espace

pour rencontrer des objets.

Le réservoir est vide. Est-ce qu’on peut inventer

quelque chose quand il n’y a rien ?

 On ne le savait pas exactement mais

c’était ainsi : le langage est dans la

matière. Il n’est pas à l’intérieur de

la tête. Les mots, les vrais mots :

 

l’arbre                    le soleil

                                                 

                                                                le ciel

 

                                         l’arbre

                                                                                    le fleuve

 

                                                                           Le langage est fait de lumière »

 

      Ainsi « entre les pins et les oliviers », le regard embrasse « la mer bleue », autrement dit parcourt la matière solide, rassurante des mots. Oui, rassurante au point de constituer une manière d’ambroisie, ce breuvage des dieux qui, lorsqu’il est bu, affranchit de « tout ce qui retient chez les hommes. » Alors le grand voyage en-soi-hors-de-soi est commencé qui n’aura nulle fin tant que le langage gonflera la voile d’une hauturière navigation. Voyage immense et immobile de l’écrivain qu’il n’a nul besoin de briser les amarres, de ceci le langage s’occupera, portant loin celui qui s’y confie dans le rayon unique de la joie. « On pense aux îles » pour la simple raison qu’on est devenu insulaire soi-même car l’exercice de la littérature ouvre un monde inouï qui peut se satisfaire à lui-même. L’écrivain, traçant sur le papier ces milliers de signes noirs, est hors-sol, il connaît les hautes altitudes, il révèle l’ivresse des espaces infinis qui s’ouvrent devant lui. Vos contacts avec les premiers livres de Le Clézio, plus essais que romans au début, puis ensuite, romans-voyages-initiatiques en quête d’une terre originaire, vous les percevez à la façon d’une recherche obsessionnelle centrée sur le langage en tant que matière lui-même, ce langage qui, jamais, ne semble pouvoir s’épuiser.

   Il faut faire des mots cette chair infiniment disponible qui se prête à toutes les formes, à toutes les métamorphoses. Les « boutres », « sambouks » et autres « yoles », ces mots étonnants venus de nulle part, il faut les porter à leur éclat, il faut en faire ce que d’aucuns nomment des « litanies lexicales », disant par-là la proximité avec ce qui serait de l’ordre du sacré, du religieux. « Religieux », au sens d’être relié, intimement relié à la polyphonie du monde, à sa réserve infinie d’images, à son étonnante puissance métaphorique. Le regard toise les mots, les perce jusqu’en leur fond ultime car là seulement le sens est contenu : d’un texte, d’une œuvre, d’une vie.

   Une infinité de descriptions minutieuses, chirurgicales, traversent les textes de cet auteur, attestant l’importance, à ses yeux, du regard en littérature. Mais il faut laisser la place à cette gemme de pure beauté :

 

« Le langage est fait de lumière.

En s’éteignant, en glissant comme une

eau dans le goulot de l’Ouest, la lumière

a emporté ses mots avec elle.

Ce qui jaillissait de l’astre blanc au

milieu du ciel, tout le temps, c’étaient

les mots. Ils recouvraient la terre

avec leur drôle de poudre étincelante,

ils dessinaient les lignes, les rythmes,

ils creusaient les ombres. »

 

   Oui, Le Clézio a raison, le langage est la lumière même. Lumière qui féconde l’esprit, ouvre la conscience à sa haute mission, celle de dire l’homme en sa plus verticale vérité. Quand aucun langage ne paraît, c’est l’ombre, l’ombre crépusculaire, celle de l’Ouest, de la troublante Hespérie qui éteint tout, noie tout et plus rien alors ne fait sens qu’une giration sans fin, qu’un orbe ivre de sa propre vacuité. Imaginez, un seul instant, une humanité silencieuse parce qu’ayant perdu le langage. Imaginez les hommes, face à face, situés tels de tragiques chiens de faïence. Leurs lèvres muettes, que pourraient donc dire leurs mains, leurs yeux, leurs bouches que les mots ne prononceraient plus ? L’unique profération serait celle de l’ennui sans fin, l’unique manifestation, la dague de l’angoisse fichée au mitan du corps. Il n’en sortirait qu’un sang blanc car même la couleur aurait renoncé à paraître, à dire sa valeur symbolique, à prédiquer ce qu’elle rencontre à chaque instant dans le réel.

   Si la palette immense des rouges peut se décliner sous les auspices de la vive alizarine, de l’andrinople assourdie, de l’écarlate éclatant, du rubis pareil à une émotion, c’est parce que le langage a ensemencé les mots de sèmes à l’infini. Le sang n’est dit « incarnat » que parce qu’il est « dit », c’est-à-dire hissé en sa signification grâce à sa qualité de mot. Un sang qui n’a plus de parole n’est plus un sang mais l’espace vide d’un liquide sans énergie, sans contenu, sans destination. C’est au motif que nous portons, tous les jours, notre parole au-devant de nous, le plus souvent à tort et à travers, que nous n’apercevons plus la fonction éminente du langage, que nous le rangeons parmi les choses usuelles, sans doute à des fins ustensilaires. Or le langage, loin d’être un objet perdu au milieu de la quotidienneté, remisé dans quelque tonneau des Danaïdes dépourvu de fond, est bien ce par quoi chaque motif de l’exister prend relief et sens. Lorsque Le Clézio énonce cette belle phrase poétique, parlant des mots : « Ils recouvraient la terre avec leur drôle de poudre étincelante », il veut simplement exprimer leur pure magie, leur chatoiement, leur scintillement pareils à la goutte de cristal étonnée de paraître à la pointe de l’herbe, ce miracle dans le jour qui naît, abreuvé à l’essence de son propre phénomène. Il y aurait tant à dire, puisque les mots sont la matière même que nous tâchons de creuser en y parvenant si maladroitement, avec une manière de gêne coalescente à l’ampleur de son domaine.

   Mais, maintenant, il faut avancer, faire un grand saut dans le temps, trouver enfin cet immense espace de liberté que procure le fait de ne plus avoir de contrainte attachée à quelque travail, seulement l’horizon immense de journées dont le quotidien s’emplit, le plus naturellement qui soit, de lectures assidues, d’écriture quasi quotidienne. En ceci vous rejoignez une période de jeunesse où, occupé chaque jour à travailler des cours de journalisme à domicile, l’immersion est totale au centre de votre passion : faire de l’usage des mots votre viatique essentiel. En ce qui concerne la lecture, votre intérêt se centre presque exclusivement sur des essais littéraires et philosophiques. Très nombreux ouvrages sur le romantisme, allemand notamment. Quant à la philosophie, très grand intérêt manifesté au domaine étonnamment fécond de la phénoménologie. La liste des livres et auteurs serait trop longue à citer. Pour ce qui est de votre propre écriture, seize livres imprimés à compte d’auteur. Chaque tome de huit cents pages porte le titre de « La chair du milieu », L’énigme de ce titre est expliquée à l’incipit de chaque livre. Rapidement résumée, elle peut se dire en quelques mots. Cette mystérieuse « chair du milieu » est, en quelque manière, la chair, la pulpe internes qui se dévoilent au lecteur attentif, lorsque, alerté par la valeur essentielle des mots, renonçant à seulement connaître leur voile de surface, le lecteur donc consent à faire un travail sur son propre rapport au livre, au texte, cherchant à découvrir, sous la vitre de l’apparence, les motifs plus profonds qui tissent toute énonciation écrite, qu’un seul et unique mot lourd de sens, et pour cause, résumerait à lui seul, trouver le SENS implicite contenu dans chaque parole proférée. Cette attitude portée en direction d’une compréhension plus exigeante du langage pourrait trouver son équivalent, chez les philosophes dont la pensée est le métier, dans le terme savant « herméneutique », mais l’on s’en doutera, ceci n’est qu’une indication commode. Bien évidemment, les quelques réflexions que vous développez dans la modestie de vos textes sont loin de posséder l’ampleur des tâches herméneutiques auxquelles se livre une philosophie savante. Déjà, fonctionner dans l’ombre portée de ces textes admirables, est, en soi, une satisfaction suffisante.

   De manière à conclure ce long développement sur ce qui est censé être votre « passion », un extrait tiré d’un brillant ouvrage du phénoménologue Henri Maldiney, « Ouvrir le rien, l’art nu », fera l’objet de quelques rapides commentaires, selon un intitulé qui vous est familier, celui de « Libre méditation ». Selon cette formule, vous entendez partir du sens exact, « objectif » délivré par le texte pour y apporter une connotation toute « subjective » car seule, celle-ci, à votre avis, peut ouvrir de nouveaux horizons. Répéter les paroles d’un philosophe à l’identique présente le risque de n’être qu’un épigone parlant bien plus mal que le Maître sa belle langue chantée.

   Parmi un long développement de l’auteur sur la rubrique « Montagne », ces quelques lignes :

   « Par ailleurs l’apparition de la montagne n’est pas un exemple du sentir parmi d’autres. Elle en fonde la vérité. Le sentir dont elle est à la fois l’ouverture et l’événement est un sentir tel que la révélation de l’être en lui ne fait qu’un avec la façon dont il éclaire à soi.

   A cette apparition s’applique strictement ce qu’Oskar Becker dit de l’esthétique-artistique : elle est ce qui dans le sensible immédiatement intuitionnable est insigne parce qu’inintégrable au système de la perception.

   Tout ce que nous percevons est significatif d’un monde, dont le sens a toujours déjà devancé et déborde toujours l’objet perçu.

   L’objet perçu est reconnu pour ce qu’il est sur le mode du « en tant que… » (en tant qu’arbre, maison, rocher ou montagne), sur la base de classes ou de catégories en lesquelles s’articule la compréhension du monde comme tel. Or à l’apparition du Cervin la signification est en déroute. Quand il apparaît dans l’unicité de sa nue-présence, nous ne sommes pas en vue d’une montagne parmi d’autres, réelles ou possibles, et se distinguant d’elles par des caractères particuliers, même éminents. Mais s’ouvre soudainement un extremum dans lequel s’engloutit toute la série : la signification « montagne » disparaît dans sa signifiance. Sa manifestation ne détermine pas mais contient cette signifiance, dont l’originarité échappe au tissu des significations de la mondéité. La réalité qui s’y fait jour éclate en elle-même. Ce serait l’exproprier d’elle-même que de l’approprier aux visées de la perception. »

   Ce que nous dit, dans une si belle langue, Henri Maldiney, ce n’est rien de moins que la surrection de l’être-montagne dans l’ordre du réel. Ce qui paraissait, à proprement parler insaisissable, voici que cela nous saisit, nous transit en la profondeur de notre être. Le Cervin, nous ne le voyons pas simplement comme nous le ferions d’une chose ordinaire qui se donnerait en tant que chose puis retournerait à son naturel mutisme. Nous ne « voyons » pas, nous « regardons » avec toute la force que connotent ses divers sens étymologiques : « prendre en considération », « porter toute son attention à, tenir grand compte de (quelque chose) ». Ici, « considération », « tenir grand compte » nous projettent immédiatement au cœur de ce qui est, au centre de rayonnement de ce qui vient à nous. Si « voir » supposait une passivité, « regarder » ne se conjugue que sur le mode actif, à savoir surgir à même l’essence de la chose. Car, d’une manière évidente, le Cervin est pur surgissement. Si pur, que sa « nue-présence » nous ôte toute parole, nous prive de mouvements et nous arrache de facto à l’attraction de la mondéité. Si, soudain, nous nous retrouvons sans mondéité, c’est au prix du gain ineffable d’un monde, à savoir d’une confluence des significations dont le Philosophe nous dit qu’elle débouche sur la « signifiance », autrement dit nous met au contact immédiat de l’être de l’étant. Oui, c’est bien ceci, l’étantité s’efface, les perceptions, de nature encore bien trop physiologiques, organiques, rétrocèdent pour faire droit à l’intuition qui nous place face à l’événement, à l’essentiel, au fondement originaire au gré duquel toute chose se donne en sa plus efficiente vérité.

 

Avec nous, le Cervin ne triche pas.

 Avec le Cervin nous ne trichons pas.

 

   Ce sont nos deux êtres qui sont en présence, en mode co-originaire. Le Cervin n’est lui-même, à l’instant de notre vision, qu’à être placé au centre de celle-ci. Nous ne sommes qui-nous-sommes à l’instant de notre vision qu’à être situé face au Cervin. Une identique temporalité nous unit qui nous accomplit l’un et l’autre jusqu’en notre place la plus exacte : lui en son être-montagne, nous en notre être-homme. C’est de cette intime liaison que nait le sens intime de la présence. En une fraction de seconde, deux choses au monde subsistent et seulement deux :

 

le Cervin en sa blanche majesté,

qui-nous-sommes reconduit

à l’exactitude de notre conscience.

 

   Le propre du regard, lorsqu’il se veut suffisamment éclairé, a ceci de particulier qu’il isole, focalise, se donne dans l’entièreté de ce qu’il vise. Alors plus de dualité, plus de sujet situé face à un objet, ceci est un excès de l’intellection rationnelle qui scinde le monde, ne le fait plus apparaître que selon le mode des catégories, autrement dit à l’aune de purs artifices.

    Le Cervin face à nous, nous face au Cervin, c’est d’un même langage dont il s’agit, d’une unique harmonie, d’un seul poème qui se lève de la pierre, qui se lève de notre chair. Si le Cervin devient charnel au motif de supposées correspondances, à notre tour nous devenons de pierre et de roche, de neige et de vent. Ceci, cette fusion des complémentaires ne se produirait-elle et rien n’existerait que deux silences au large d’eux-mêmes, deux étrangetés, deux solitudes au terme desquelles ne pourrait apparaître que l’abîme d’un cruel nihilisme. Au regard de ce monde auquel ma vision s’applique, mon imagination a une fonction productrice, ce qui veut dire que le Cervin n’existe nullement à titre de cette « phusis » inatteignable des Anciens Grecs, cette matière amorphe, chaotique, abyssale dont le fond nous échappe et nous désespère et, en quelque sorte, nous désapproprie de qui-nous-sommes puisque, aussi bien, nous sommes en relation avec tout ce qui nous fait face, nature, hommes, choses et que donc nous devons nécessairement participer au jeu qu’ils instaurent. Le Cervin existe à même cette profusion qui me fait surgir à moi-même comme le témoin de deux événements assemblées en une unique épiphanie.

 

De l’Autre à Soi,

 de Soi à l’Autre

   

   Ce que fait apparaître la dimension intentionnelle de notre conscience, lorsque nous nous appliquons à entrer dans l’entièreté de notre vision, le Cervin en son être, c’est-à-dire la singularité de sa forme pyramidale, l’originalité de ses arêtes, l’unique dont il est la figure.  Notre conscience organise donc, de manière certes imperceptible mais non moins efficace, sa dimension abyssale, chaotique, de manière à ce qu’un cosmos nous apparaisse, à savoir le Cervin tel qu’en lui-même. Ce qu’Henri Maldiney veut nous faire entendre lorsqu’il dit que « s’ouvre soudainement un extremum », c’est en quoi l’événement de la donation du Cervin est une expérience qui transcende toute autre perception entachée, par nature, de quotidienneté, autrement dit d’approximation, donc recouverte d’un voile qui en dissimule la vérité. Le texte de Maldiney est admirable au motif qu’en cette belle parole de style phénoménologique, il nous conduit au plein du mystère de l’être. Or seulement un langage au plus haut peut se charger de ceci : nous ôter à nous-mêmes, nous êtres campés sur le mode de la préoccupation, du souci, de l’angoisse et nous projeter vers ce qui toujours nous appelle, cet être-des-choses qui est la seule nervure réelle parmi le foisonnement illisible du monde. Certes, parfois le ton se donne-t-il sous la forme prophétique, oraculaire, religieuse puisqu’il s’agit souvent de « révélation », « d’apparition » et l’on pourrait rejouter « d’épiphanie », donc d’ouverture du sacré à même la densité et la confusion de ce qui vient à nous parfois à la manière d’une prose indistincte. Il nous faut un plus clair langage afin de nous orienter, il nous faut une lumière qui dissolve les ombres.

 

Il n’y a de vrai que le regard.

Le regard ouvert.

 

Au plus haut le langage

 

 

 

 

 

 

 

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16 septembre 2021 4 16 /09 /septembre /2021 08:06
A l’endroit exact de soi

Photographie : Hervé Baïs

 

***

 

   Toujours il faut commencer au loin de soi, du moins le croit-on, dans ces hautes zones polychromes qui brillent à l’horizon telles des gemmes rares. Toujours agrandir le cercle de la vision, porter ses yeux à l’extrême de la mydriase, regarder le monde d’une manière panoptique, connaître jusqu’à la bribe la plus dissimulée qui pourrait se dire telle la merveille, l’arche brillante où se trouver, où se rejoindre bien plus loin que l’on ne l’aurait jamais cru. Ensom, cet homme dans la fleur de l’âge, croyait à ceci, le besoin continu de sortir de son corps, de franchir ses propres frontières, de s’expatrier de soi en quelque manière. Ensom était ici et, déjà, voulait être là, près de cette femme vêtue de pure beauté, près de ce lac aux eaux brillantes, près de ce ciel immaculé où les oiseaux glissaient avec la même élégance que mettent les soufis à s’inscrire dans la ronde blanche de leur robe.

   Ensom pensait parvenir au lieu où l’attendait son être à la mesure d’une giration incessante,   

   d’un mouvement sans fin, d’un passage infini de ceci qui était à cela qui serait.

   Enzom avait connu l’ivresse des lagons d’eau émeraude de Belize.

   Enzom avait frôlé les corolles polychromes des habits de cérémonie des femmes

   guatémaltèques.

   Enzom avait inondé ses yeux des crépuscules orangés posés au-dessus des savanes du Kenya.   

   Enzom s’était immergé dans la liesse populaire lors de la grande fête des éléphants au Kerala.

   Enzom avait vibré au contact des maisons peinturlurées de Sainte-Lucie.

   Enzom avait connu une sorte de ferveur religieuse à observer les motifs colorés des belles

   églises d’Estonie.

   Accomplissant tout ceci avec ferveur, Ensom avait cru saisir l’anneau de Gygès qui lui permettrait de devenir invisible et de s’inscrire ainsi partout où nul ne l’attendait, sur la haute lisière des pôles, sur la ceinture incendiée de l’équateur, sur tous les méridiens de la terre, dans les multiples forêts du septentrion, près des lagunes où l’eau miroitait, pareille à la glace d’un iceberg. Seulement Ensom, à force de tutoyer l’invisible, s’était rendu invisible à lui-même. Il n’avait guère plus d’épaisseur que la feuille dénudée d’automne. Son esprit s’était étréci. Sa conscience s’était amenuisée au point d’être un simple feu follet. Son corps eût pu trouver facilement à se loger dans l’étroite cellule d’une ruche. Ce qu’il avait cherché, dont il avait espéré une dilatation, une expansion, ceci l’avait ramené à la rude et définitive immobilité de la chrysalide. C’est à peine s’il sentait, le long de son anatomie de carton, la présence membraneuse, soudée, d’ailes qui, à l’évidence, ne le porteraient que dans la proximité immédiate de qui il était. Juste un bruissement à l’entour de son ombilic. Juste une efflorescence discrète de jambes qui autoriseraient un voyage dans les contrées à portée de la main, sûrement pas dans le vaste monde qui faisait son bruit de bourdon loin, là-bas, dans l’indistincte lueur du jour.

   L’indistincte lueur, La lumière à peine bourgeonnante. La clarté qui se hausse de sa tunique étroite. L’étincelle tout au bord de son feu. L’éveil en sa matinale présence. Le mot retenu à la limite de sa diction. Maintenant, c’est depuis l’invisible, depuis la margelle infinie du silence, à partir du recueil discret des mots, qu’Ensom se connaît en tant qu’il est en lui-même cette sublime comète venue du plus lointain cosmos. Oui, Ensom, oui l’homme, tout homme, vous, moi, les autres, ne sommes que des fragments d’univers qui ne trouvons notre repos qu’à nous installer là, au lieu de pur accomplissement, sur la lisière ténue, sur le fil du rasoir, sur la lame infiniment tendue entre ombre et lumière. Seulement là est le dire du monde en son essentielle venue.

Trop de soleil, trop de lumière

et tout s’évanouit dans le néant

de la vive blancheur.

Pas assez de soleil, pas assez de lumière

et tout s’efface dans la mutité

des ténèbres.

 

   Aube, aube belle, tu es celle par qui je viens au monde, je viens à l’être. Aube, tu es pareille  au corps blanc de l’hostie pour le corps impie qui a oublié son dieu. Aube, tu es l’œil du prophète, la conscience de l’aruspice quand il lit dans les brins d’achillée le destin des hommes. Aube, tu es la merveilleuse maïeutique socratique, tu accouches les âmes d’elles-mêmes. Aube, tu es le vin sacrificiel, cérémoniel versé par la cruche en l’honneur des dieux. Aube, tu es le frémissement d’amour sur les lèvres des amants. Aube tu fécondes les mains du tout jeune enfant qui court après les papillons. Aube, tu es l’initiale de l’heure, tu traces nos destins de cendre, tu les ensemences d’une poudre d’or. Aube, tu es l’espoir de tous les chemineaux qui ont dormi au creux des fossés. Aube, tu es la virginale incantation du poème. Aube, tu es l’esquisse à peine allumée sur la toile grise de l’artiste. Aube, tu es cette comptine murmurée sur les lèvres du vieillard, il ne se souvient plus de son âge. Aube, tu es la fée penchée sur le berceau des existants, ils sentent la grâce de tes doigts qui est l’épiphanie première de leurs fronts lissés par la douce frange de l’heure

   Ensom a beaucoup voyagé. A connu tous les pays, toutes les villes, tous les jardins où poussent les nourritures des hommes. Connaissant ceci, il est allé au plus loin de soi, alors que sa richesse, sa vérité, la beauté de sa nature, c’est en soi qu’elles sont pour l’infini des temps à venir. Hommes de riche ou de modeste constitution, ceci vous le savez, vous ne serez jamais que vous-mêmes, aussi loin que vous conduira votre désir de fortune, de gloire, de possession. Vous êtes à vous-mêmes l’alfa et l’oméga, le début et la fin, la ressource et la diète, la naissance et la mort. N’allez nullement chercher ailleurs que dans votre logis intime, votre corps, votre esprit, votre âme. Tout ce qui vous est extérieur est pure illusion. Tout ce que vous voyez dans votre périmètre immédiat : poudre aux yeux car vous rêvez les yeux ouverts. Les autres que vous chérissez à raison, n’existent, tout comme vous, qu’à l’aune du monde en soi qu’ils édifient chaque jour qui passe. Comment pourraient-ils être sûrs de la vérité de votre présence alors même qu’ils n’arrivent nullement à circonscrire qui ils sont, qu’ils ne parviendront au bout de leur être que le jour de leurs noces avec Thanatos. Oui, notre finitude est notre seule certitude, sans doute l’unique et bien cruelle justice : nul ne revient de ses fiançailles avec la Camarde. D’avance les noces sont consommées. Voyager au loin ne sert à rien puisque le point de départ et d’arrivée coïncident, bordés d’un identique néant. Toutes les révolutions que nous entreprenons tout autour de nous ne servent qu’à nous masquer la dague effilée du réel.

 

Emson a beaucoup voyagé pour revenir

au centre même de son être.

 Son pays, est le miroir qui le reflète.

Son pays est tissé des racines qui sont les siennes.

Son pays, ce haut nuage blanc, écumeux,

qui se détache sur fond de ciel anthracite,

c’est lui.

Son pays, cette ligne d’horizon si mince,

ce trait presque invisible

qui est aussi bien eau que ciel,

c’est lui.

 Cette bande d’eau de mer plus sombre,

 qui se confond presque avec la nuit :

c’est lui.

La grande plaine d’eau

 où se reflètent les motifs irisés du ciel :

c’est lui.

 Ensom ne peut être que ceci :

 un homme de l’aube,

un homme des premiers commencements,

un homme originaire.

Un homme de vérité.

 

   Lorsque le jour se lève, qu’il déchire le ciel, dévoile les grandes avenues des villes, abrase les visages des passants, alors le rêve est fini, alors tout s’anime, se colorie, se teinte, tout se précipite dans l’abîme du temps. Les fontanelles des jouvenceaux, bombardées de clarté, ensemencées de tâches urgentes à accomplir, commencent à se lézarder, à s’ouvrir aux approximations, aux compromissions. Comment tout ceci est-il possible ? Par quel décret ? Par quelle volonté divine ? Par quel funeste destin tissé par de tragiques Moires ? Non, les choses sont bien plus simples, l’explication n’est nullement d’ordre mythologique. L’explication est de l’ordre de l’amplitude, de l’excès, de la démesure, cette fameuse « hubris » des Anciens Grecs. L’aube ne demandait rien, ne fomentait rien. Elle se tenait en soi, certes grosse de virtualités, mais en voie d’accomplissement, nullement accomplie cependant.

   La lumière matinale est bien trop douce, alanguie pour vouloir quoi que ce soit. Elle vit de soi, demeure en soi, en une manière de repos éternel que rien de fâcheux ne pourrait troubler. Là où il y a problème, c’est dans l’irruption brusque de la lumière. D’abord les yeux des hommes sont envahis, dépossédés de leur pouvoir de voir. Mais, bientôt, le réflexe pupillaire s’installe, la vision accommode, le réel paraît dans toute sa dimension plurielle, polychrome, polyphonique. Ce que l’aube contenait d’unité, voici que tout se déchire, se fragmente, que le divers rutile et égare la conscience des hommes. Ils étaient en repos sur le bord de leurs couches, sages tels des enfants, bercés par de doux rêves, innocents comme des anges pliés dans l’écume souple de leurs ailes. Ils n’attendaient, ne demandaient rien, demeuraient au sein de leurs cocons, en hibernation en quelque sorte.

   Ce qu’a fait le surgissement du jour ? Ceci : brusquement les yeux se sont dilatés sur la courbure du monde, les yeux ont vu la prolifération des biens, les richesses accumulées, les mines d’or et de diamant, les femmes aux hauts talons, aux tailleurs de soie, les hommes dans leurs longues berlines noires aux vitre fumées. Les yeux ont vu de hautes tours qui tutoyaient les nuages, les yeux étaient fascinés par leurs arêtes vives, leurs façades aveugles qui paraissaient abriter un inestimable bonheur, assurer des lendemains radieux. Ce que les matinaux, les tout juste éveillés ne savaient pas encore, le puissant magnétisme des avoirs, l’envie de gloire, le désir de posséder immédiatement ce qui s’offre à la convoitise des yeux. Dès que la clarté les a décillés, a aiguisé les appétits de vouloir, alors s’est déchaînée cette « volonté de puissance » en tant que fer de lance du nihilisme. Ce qui était en latence sur le rivage de l’aube, voici que cela croissait et multipliait au point d’envahir la totalité de la conscience. Dès lors la roue était lancée qui ne connaîtrait plus d’arrêt, sauf peut-être bien plus tard lorsque les hommes ivres de leur propre pouvoir auraient épuisé leurs désirs, buvant l’ambroisie humiliée, réifiée jusqu’à la lie.

   Celle méditation-nouvelle en forme d’allégorie, sans doute bien en-deçà de la réalité en sa forme la plus effective, prend appui sur une belle photographie en noir et blanc dont notre société contemporaine, abreuvée d’images hautes en couleurs, clinquantes pour la plupart, une photographie donc dont le coefficient de vérité, la modestie, la simplicité l’installent au plus haut de notre regard. La plupart des hommes d’aujourd’hui, non seulement ne lisent plus de textes philosophiques ou littéraires ou bien de simples romans, mais ils ne lisent pas davantage les images qu’ils rencontrent à la fin d’en décrypter le sens en profondeur. Si le texte écrit, quand il est de qualité, contient un nombre infini de sèmes, tout autant l’image est-elle vectrice inépuisable de significations. Or ces réservoirs de sens sous-tendent notre essence en tant qu’humains, tâchant de nous placer à l’endroit exact de qui-nous-sommes.

 

Il y a encore beaucoup à lire.

Beaucoup à écrire.

Beaucoup à voir.

 

   Merci infiniment à Hervé Baïs, photographe minimaliste de grand talent qui nous donne à voir ce qui, en nous, nous porte toujours au-delà de nous, pour y revenir enfin, tel le lieu insigne de notre être, cette source qui coule en nous, jamais ne doit tarir, la seule qui soit dont nous ne pouvons douter. Telle est la loi commune qui nous anime.

 

Voir est devoir,

au sens précis de viser juste.

Bien entendu !

   

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2 septembre 2021 4 02 /09 /septembre /2021 07:22
Mon travail se nomme « Liberté »

Ile de Møn

Source : Wikipédia

 

***

 

   Oui, lecteur, je sais combien mon histoire va te paraître étrange. Aussi vais-je commencer par le commencement. Il y a déjà bien des années, alors que j’étais élève d’un Collège d’Aarhus, lorsque mes professeurs m’interrogeaient sur le métier que je ferais plus tard, invariablement je répondais « Liberté ». Lesdits professeurs avaient beau me dire que la liberté était une notion philosophique bien plutôt qu’un métier, je n’en persistais pas moins dans ma façon d’envisager mon avenir : il serait « Liberté » ou ne serait rien. Mais n’allez nullement croire qu’il ne s’agissait que d’une idée fixe, d’une marotte non fondée en raison. De bonne heure, j’avais lu le livre de Daniel Defoe, dont le titre à lui seul, long comme un jour sans mémoire, était déjà en lui-même un sujet de constant émerveillement. Qu’on en juge :

   « La Vie et les aventures étranges et surprenantes de Robinson Crusoé de Yorkmarin, qui vécut 28 ans sur une île déserte sur la côte de l’Amérique, près de l’embouchure du grand fleuve Orénoque, à la suite d’un naufrage où tous périrent à l’exception de lui-même, et comment il fut délivré d’une manière tout aussi étrange par des pirates. Écrit par lui-même ».

   Un livre qui promettait un si grand voyage, par-delà les hommes et les mers, ne pouvait être qu’œuvre de « Liberté ». M’identifiant à Robinson, me coulant dans le lit de ses étranges et étonnantes aventures, je ne voulais avoir pour unique tâche dans la vie que d’être l’illustration de cette « Liberté » dont les hommes avaient beaucoup dit, qui avait fait couler beaucoup d’encre mais qui, à la vérité, n’était qu’une illusion au large des yeux. Donc je poursuivis cahin-caha des études mornes derrière les murs sombres d’un Collège qui était plutôt une prison que le libre espace dont je rêvais. Compte tenu de mes résultats scolaires somme toute médiocres, de mon peu d’enthousiasme pour les études, mes parents, d’un commun accord, décidèrent de m’orienter vers de plus prosaïques horizons. C’est ainsi que je fus engagé comme apprenti dans une imprimerie, composant, le jour durant, dans la forêt de caractères en bronze, des textes sans importance que je m’amusais à déchiffrer à l’envers puisque c’était la manière dont ils se présentaient à moi. En peu de temps je devins un expert de la lecture inversée, ce qui bien évidemment, ne me confirmait en rien dans mon métier de typographe. Ce statut dura quelques années au cours desquelles, lecteur assidu de toutes sortes de littérature, je dévorais littéralement des quantités d’ouvrages classiques et modernes. Sur de grandes feuilles de papier, j’en établissais des fiches de synthèse.

   Ce faisant mon entraînement à l’écriture confirma bientôt quelque talent en la matière, talents que je ne tardai guère à négocier, entrant au « Morgenen » (Le Matin), journal d’Aarhus connu pour ses articles plutôt atypiques sur l’art, la littérature, les romans de voyage. Je pensais que je tenais là les éléments d’une future liberté, aussi ma belle persévérance fut, un jour, récompensée. Olaf Olsen, mon rédacteur en chef, sur ma demande, consentit à me détacher sur l’Île de Møn afin d’y tenir un Journal à la manière de Defoe, dont le feuilleton serait régulièrement diffusé dans les colonnes du quotidien du Jutland. Olaf ne prenait aucun risque puisque mon travail était payé à la pige, plus j’écrivais, plus je gagnais et inversement. Il s’agissait d’un récit totalement imaginaire, sinon utopique. Mes articles étaient en quelque manière des « robinsonnades » que j’agrémentais de quelques photographies uniquement en noir et blanc, prises avec un antique appareil Polaroïd dont j’appréciais la vitesse d’exécution aussi bien que l’imprécision, cette dernière traçait les contours flous d’un genre de conte magique. Je vivais de peu de moyens techniques et écrivais tous mes articles au stylo sur des blocs-notes que j’envoyais par la poste à mon destinataire d’Aarhus.

 

    Le paysage quotidien de mon horizon libre

 

   Voici dix ans que je suis installé à la pointe orientale de l’Île de Møn, à l’endroit exact où se situent de hautes falaises de craie blanche. Je vis dans un modeste logis, une chaumière plutôt étonnante que je loue à un indigène de l’Île. Elle possède un toit tout en hauteur, percé d’une lucarne portant une étroite fenêtre, c’est là le lieu de ma méditation, de mon écriture. Les mots y volent tels de gracieux papillons, les mots y font des ricochets comme ceux que je m’amuse à faire sur l’eau grise, indolente, du Hjelm Bugt, cette sorte de large baie ouverte, au sud, sur la Baltique. J’aime bien cette pièce modeste, sa table de bois blanc, son divan recouvert d’une cretonne beige, sa douce lumière en clair-obscur est un peu l’intermédiaire entre le rêve et le réel. Elle est la teinte de toute liberté, un pied dans le concret, un autre dans l’abstrait. Mais toute liberté ne vaut que par ce que l’on en fait et, pour moi, elle convient à ce rythme alangui qui est le mien, à mon penchant à la rêverie, à mon inclination à la lenteur, à la teinte romantique qui m’attire au-delà de toute raison vers ces paysages ouverts à l’espace, bleuis de ciel, tachés de lointaines et aériennes brumes.

   Au rez-de-chaussée, une seule pièce fait office de chambre avec son coin toilette, sa salle de vie et sa cheminée. Les ouvertures sont de dimension modeste en raison du climat rigoureux l’hiver, du glissement du blizzard sur la façade parfois, de la brume marine qui tapisse les tiges du chaume, une végétation vert-de-gris court sur le toit à la manière d’une maigre lande échouée dans un lieu d’improbable destin. Ce qui me plaît ici, c’est bien ce lieu de haute indécision, cette heure impalpable, cette aube qui jamais n’en finit, ce jour qui se donne au présent, encore attaché au passé. Ce qui me plaît, un genre d’infinitude, d’ouvert sans limite, de constamment disposé à la nature, à la rayure de pluie, au poudroiement d’une courte neige, au glissement du noroît sur la peau, à la faille illimitée du jour, il ressemble à une éternité.

 

***

 

 

 

    Rapides tableautins d’une vie libre

 

   Longue saison - Liberté du Grand Large

 

   Voici mon rituel de Robinson. Sitôt pris mon petit déjeuner, je sors de la chaumière. Un vent régulier souffle sur le large plateau, couche les graminées qui oscillent à la manière des crinières des chevaux. La belle lumière brille à l’horizon, fait sa traînée sur l’immense plaine liquide, glisse le long du sentier côtier, rebondit sur les premiers galets, se disperse au contact de l’air diaphane, monte au plus haut de la courbe du ciel. Je mets mes mains en visière pour ne pas être ébloui. C’est étonnant ce prodige de la clarté, cet intense rayonnement qui se donne telle l’arche d’une liberté et, cependant, il faut cligner des yeux, placer ses paupières dans le genre de celles des sauriens, laisser juste une fente par où n’être nullement aveuglé. Serait-ce ceci, la métaphore d’un excès de liberté qui consonerait avec aliénation bien plutôt qu’avec la pleine dilatation d’une joie de vivre ? Pas assez de liberté et c’est l’idée d’une perte irréversible. Trop de liberté et l’ivresse s’empare de nous et nous reconduit dans le questionnement de qui-nous-sommes, perdus dans la vastitude du monde.

   Je descends le long des marches sculptées dans la falaise de craie. Le passage des hommes, ce travail continu de fourmi, y a déposé des empreintes grises. Elles disent le défilé inapparent de ceux qui vivent ici, glissent telles des ombres à contre-jour de la vie. Les gens de Møn sont discrets, ils marchent sous le vent, ils courbent l’échine, parfois ils se confondent avec le haut mur blanc, en hiver, quand le givre les fouette de ses dentelles blanches. Les gens de Møn sont silencieux, un silence de falaise, une existence confiée à l’illimité, souvent à l’illisible, toujours aux hiéroglyphes de l’air lorsqu’ils fouettent les visages, n’y laissant que des traces d’absence. C’est comme si, parfois, dans la carrière immense de la nature, l’on se diluait soi-même, l’on confiait son corps à ce qui vient de loin, cette nébulosité qui plane en direction de son propre mirage. Exister ? : quelques confluences innommées, quelques échardes souples de buée, quelques grésils inaccomplis se perdant à même l’abîme de l’heure. Ecrivant ceci, je me rends compte combien je suis un Robinson nostalgique, un Solitaire bucolique, un Ténébreux hissé au plus haut d’un pavillon pareil à ces drapeaux de prière tibétains, ils faseyent longuement à la recherche d’un dieu qui, jamais, ne paraît, qui, jamais ne paraîtra, laissant les Pèlerins à leur plus sombre dénuement.

   Je suis arrivé en bas de la falaise. La lumière se recourbe et prend la forme de l’anse dans laquelle je me trouve. Je suis seul, immensément seul au monde, Robinson échappé du livre de Defoe, être en chair et en os perdu, ici, sous cette immensité bleue. Suis-je triste de ceci ? Nullement puisque c’est moi qui ai décidé de mon destin, l’ai porté à la proue de cette île, cette île qui est moi tout comme je suis elle. Je marche nu-pieds sur le peuple de galets gris qui jonche le bas de la falaise. C’est ma manière à moi de me rattacher à ce lieu, de lui confier cette tâche d’immémoriale présence. Voyez-vous, combien il est étrange de ressentir le comblement de la faille étroite de son corps, un genre de plénitude qui fait son lent murmure, qui déploie ses tentacules à la manière d’un poulpe soyeux, infiniment maternel. Alors, en soi, plus aucune rupture, plus le moindre abîme par où une angoisse pourrait se donner, plus de souci qui entaillerait l’âme, instillerait en sa substance un genre de « noire idole ». Non, ici tout va de soi et l’habituel sentiment diffus dont les hommes sont atteints lorsqu’ils évoquent le phénomène de la liberté - cet insaisissable-, voici qu’il vient à ma rencontre naturellement, à la manière du cumulus qui confie sa présence ineffable au lisse glissement du ciel.

  Insensiblement, le timide soleil commence à réchauffer les galets. Je les sens plus libres d’être, d’affirmer leur existence, de regarder le mur de la falaise, de se laisser regarder par les grands oiseaux marins qui filent au ras de l’eau. Grand bonheur que de me ressourcer au contact de la pierre, sous l’azur illimité, là dans le silence qui frémit de se dire, de sortir de soi, de devenir parole essentielle en ce lieu de pure venue des choses en l’immédiateté de leur être. Parfois je m’accroupis, saisis un galet plat, le propulse dans l’air de toute l’énergie assemblée dans le creux de ma main.  C’est un peu de moi qui se détache et découvre l’onde qui l’attendait depuis toujours. Le galet ricoche dans un éblouissement blanc, des gerbes d’écume l’entourent, des étincelles raient le ciel, des myriades de gouttelettes éblouissantes font leur chant minuscule sur la vitre liquide. Quelques ondes puis plus rien que le calme reconduit à lui-même.

   Alors, parfois, je m’amuse à donner à cette brusque disparition le mince statut d’une métaphore philosophique. Ce caillou qui était là, qui brillait sur la plage, dont ma main s’est emparée, en faisant son objet, une manière de prolongement de qui-je-suis, ce caillou qui a brièvement existé, a-t-il au moins connu sa seconde de liberté avant qu’il n’aille rejoindre la faille d’eau qui l’a englouti ? N’est-il que le témoin passager de cette temporalité qui nous anime, de cette durée qui nous retire d’une main ce que l’autre nous octroie avec parcimonie ? Il y aurait tant à dire sur les choses du monde, sur la vacuité qui les creuse et les ruine de l’intérieur, mais aussi énoncer la grande beauté du simple, ceci qui vient à nous dans la modestie, autrement dit dans sa propre vérité.

   Parmi les amoncellements de galets, venus de la falaise, des fossiles d’animaux marins jonchent le sol. J’aime par-dessus tout leur gonflement pareil à celui d’une vulve, leur étoile à cinq branches, la patine du calcaire que les ans ont revêtue d’une belle teinte marron clair semblable à une croûte de pain. Chaque jour qui passe accroît ma collection de ces vestiges d’un temps révolu que les hommes ont effacé de leur souvenir. Ils sont les témoignages d’une vie qui a eu lieu, d’un corail qui était leur âme, de piquants qui étaient leur effusion en direction du milieu qui leur était propre. Maintenant l’air vibre et s’éclaircit, la lumière est installée au centre du ciel, le ciel est un grand cirque qui renvoie ses rayons sur le dôme de l’eau. Je m’assois sur les galets et regarde la courbe de l’horizon. Soudain des cris graves et rugueux déplissent l’air, le déchirent vers le grand large. Des taches grises et blanches glissent sous la dalle du ciel, se posent bientôt sur le miroir de l’eau. C’est un vol de bernaches cravant qui effectuent leur migration printanière. Image s’il en est d’une liberté en acte. Toujours l’oiseau m’a paru, et singulièrement les oies, symbole d’une souveraine autonomie. D’abord il n’y a rien dans le ciel, sinon sa respiration, son souffle inaperçu, puis il y a les cris, puis la pause sur l’eau, puis le vol de nouveau, puis plus rien qu’une longue absence. Peut-être la liberté humaine n’est-elle que ceci, une parole qui cingle l’éther, quelques mouvements syncopés, un retirement et seulement l’espace d’un passage laissé vacant dont seule une mémoire pourra témoigner ?

   Mes journées sont tissées de ceci, de longues déambulations au hasard, de simples décisions uniquement dictées par l’émergence souple de mes affinités. « Liberté de pacotille », diront ceux dont l’engagement existentiel est la marque d’un projet, d’une décision qui, toujours, va au-delà de soi et se vêt d’une possible transcendance. Soit, je donne raison à tous ceux qui vont de l’avant avec la certitude que leurs actes sont exacts, qu’ils valent la peine d’être prolongés. Je reconnais, ma liberté jaugée à l’aune de ce courage peut sembler une si modeste chose. Et, cependant, quand bien même elle reposerait sur un évident solipsisme (Robinson a-t-il d’autre possibilité que d’être soi, en soi, dans la limite de son être propre ?), cette liberté, adossée à une vie simple et retirée du monde, ne demande rien, ne sollicite rien d’autre qu’une entente de soi avec soi. Et c’est déjà beaucoup.

   Être confronté à soi à longueur de temps demande endurance et renoncement aux charmes de ce qui est différent et, le plus souvent, ne brille qu’à nous aliéner à nos singuliers désirs.  C’est notre propre domination qui est en jeu, terreau sur lequel croissent les plus terribles décisions qui soient, cette « volonté de puissance » nietzschéenne qui n’admet que soi dans le mirage de quelque hauturière folie. Vous excuserez, lecteurs, mon inclination à toujours vouloir reporter au concept l’indifférent et le contingent, le fait inapparent, le minuscule et l’inaperçu, mais ai-je donc d’autre loisir, moi « l’Ermite de l’Île de Møn », car je ne doute guère que ce prédicat ne me soit destiné au motif de mon éloignement volontaire des hommes. Oui, je reconnais, je porte parfois sur le genre humain un regard à la « Jean-Jacques », distancié, souvent critique mais là seulement, se dévoile la vérité concernant l’homme. Soi, tout d’abord. Les autres ensuite. On ne voit adéquatement la communauté dont on est issu qu’à s’en éloigner, à prendre un nécessaire recul. Trop loin de l’autre, on ne le voit plus. Trop près on se condamne à la cécité.

   Depuis que je vis sur mon caillou au milieu de la Baltique, les jours sont une succession de moments heureux, d’instants de pure clarté. Parfois une brume passagère, un souffle délicat comme lorsqu’on franchit un gué, se questionnant sur la possible atteinte de l’autre rive. Ce genre de vie douce qui pourrait tutoyer quelque « béatitude », est-ce ma vie en solitaire qui en crée les conditions, comme si solitude rimait avec complétude ? En partie, oui, mais en partie seulement. Vivre seul ne veut pas nécessairement dire effacer les autres de son propre horizon. Bien des Existants dont il est dit qu’ils sont de « bons vivants » (y aurait-il un peuple des « mauvais vivants » ?), ne fréquentent leurs commensaux qu’à retirer, pour eux-mêmes, les mérites de leur commerce assidu. Toutes les déclinaisons de l’ego en tant qu’égoïsme, égotisme, égocentrisme ne pointent pas nécessairement en direction de ceux qui ont choisi de se retirer de la société. L’on peut affirmer son foncier égoïsme quad bien même on fréquenterait les salons mondains. Les autres, ainsi que tout phénomène extérieur résultant de la notion d’altérité en général, ce n’est nullement en les convoquant, en les adoubant qu’on dévoile le mieux leur essence, mais en les portant en soi telle l’exception qu’ils sont. Une transcendance visant une autre transcendance et l’accomplissant ainsi au titre d’un regard strictement humain, seulement mais entièrement humain.

    L’homme de l’Île de Møn que je suis devenu n’est nullement différent du collégien que j’étais à Aarhus, de l’enfant que je fus dont ces « autres originels » que furent mes parents constituèrent les prémices de la relation. Chaque jour qui passe, comme sur l’écran touché par les rayons d’une lampe magique, se déroule, consciemment ou non, le grand carrousel de ceux qui constituent mon horizon. Mes parents que je viens d’évoquer, les membres de ma famille, mais aussi ceux de la grande famille mondiale. Ceux du Collège, ceux de l’Imprimerie, ceux du Journal, ceux croisés au hasard sur les chemins de la vie. L’autre, en tant que transcendance, est toujours assuré d’être ce qu’il est pour l’infini du temps, une figure à l’ineffaçable épiphanie. Et ceci dépend d’autant moins de nous que cette nervure essentielle de notre être-pour-l’autre est intimement coalescente à notre humaine condition. Sans l’autre je ne serais nullement venu au monde. Sans l’autre je ne serais ni de l’ordre du réel, ni du nécessaire, mais seulement du « possible », du virtuel, en attente d’être sans jamais le pouvoir.

   L’eau de la mer s’est dilatée, sans doute gonflée par la lumière qui la traverse de toute part. Des vagues vertes et bleues, aux reflets argentés, bougent constamment comme si elles voulaient manifester une impatience, peut-être une urgence à vivre, Elle semble, la mer, n’être mer qu’à connaître ces flux et reflux constants, ces lentes irisations, ces retraits en quelque sombre abysse. Moi, le Solitaire de l’Île de Møn, je lui dois quelque chose, je ne peux me contenter de la longer sans la mieux connaître. Voyez-vous, c’est étrange cette manière de co-présence de l’homme à ce qui le détermine au titre du paysage, au titre des Grands Eléments, je suis la partie d’un Tout qui m’appelle, m’interroge, et en définitive ne m’accomplit qu’à l’aune d’un regard destiné. Destiné à quoi ? Mais à l’immédiate altérité de ce qui est. Au vol lisse de la mouette. A la plaine gris-bleue des nuages. A la dilatation immense des flots. Alors que puis-je faire pour les fêter tous ces êtres de mon intime rencontre ? Leur adresser des prières ? Leur envoyer des messages secrets ? Jeter des bouteilles emplies de sens sur la rumeur des vagues ? Il y a tant de manières de rencontrer ce qui se donne, là devant soi, et ne demande qu’à être reconnu.  

   Moi, Marwin Nielsen, Robinson de Møn, il me faut trouver le style et le lieu exacts de ma manifestation. Et voici en quoi consiste mon rituel quotidien. Oui, c’est un travail, mais celui-ci, doué de sens, ce qui revient à dire précisément que ce n’est nullement un travail (lequel est rarement consenti), mais une simple distraction, un divertissement au terme desquels, non seulement je ne dois nullement me sentir amputé de moi-même, en quelque manière que ce soit, mais grandi, éployé au rythme de cette nature si généreuse, je la sens couler en moi avec la souplesse qui sied aux amours les plus authentiques. Inlassablement, jour après jour, dans la neuve lumière du printemps, dans celle hissée au plus haut du ciel en été, dans celle dorée de l’automne, dans celle glacée de l’hiver, je bâtis, galet après galet, des cairns de modeste fortune dont le mérite le plus constant est d’échapper au rythme du temps, pour les plus solides, pour ceux que je dresse tout en haut du rivage, tout contre la blanche falaise que jamais les flots ne viennent atteindre. Quant aux plus fragiles, aux plus éphémères, je les fais se lever à la limite des flots, me réjouissant d’avance, non de les voir mourir, il ne s’agit nullement de ceci, mais d’observer la puissance du temps dont les vagues les plus vigoureuses constituent l’évident symbole. Un instant, les boules de pierre résistent, luttent contre les flots, puis, vaincues par tant d’énergie, s’écroulent dans un bruit de savon et un éclatement de bulles.

   Certes, pour l’homme pressé des villes, pour l’homme occupé qui foule de ses pas de cuir le sol des rues d’Aarhus, ce passe-temps lui paraîtrait aussi vain que d’essayer de capturer la réalité d’une baudruche flottant au plus haut de l’air, mailles d’une pure utopie se disqualifiant à même sa profération. Oui, sans doute cela n’a-t-il guère de sens d’empiler des cailloux, de s’assoir sur le rivage, d’en contempler les muettes pyramides. Cependant, élever un cairn, comme on élèverait une chose à partir de rien. Autrement dit : créer. Il y avait un amas indistinct de galets, il y a des figures levées qui attendent d’accomplir la part qui leur a été alloués, certes mince, mais tout aussi « nécessaire » que votre existence ou la mienne. C’est bien cette signification ultime des choses dont il faut patiemment esquisser le portrait. Ne le ferait-on et ce serait au risque de devenir fou, de sombrer dans les sombres mangroves de l’aporie. DONNER SENS, oui, la plus juste mesure de l’homme sur la terre. Non-sens est la réserve du nihilisme, les pièges que nous tend constamment une société bien trop occupée d’elle-même pour se rendre compte que des flots sournois en sapent la base, que la mort n’est pas pour après-demain. Non, pour demain, autrement dit tout juste contre la vitre de notre regard de myopes.

   Là, tout contre le rivage d’infrangible matière, je me laisse pénétrer de l’éternelle vacuité des choses. Nulle mélancolie cependant. Nulle tristesse. Nulle résignation mais une acceptation de ce qui vient dans la belle certitude d’être. Il me plaît alors de me laisser aller au rythme de l’étymologie du mot « cairn », de le considérer tel cet « abri de pierre construit par les explorateurs polaires ». Voici, en fait, ce que je crois être devenu, depuis mon arrivée sur Møn, un genre « d’explorateur polaire », un nomade cherchant précisément son « pôle », l’ayant en partie trouvé (mais le trouve-t-on jamais dans l’entièreté de son être, sans reste ?), genre de boussole qu’affolent parfois les vents magnétiques venus d’au-delà du ciel, d’étranges et illisibles contrées dont je ne pourrai connaître le destin de pierre, d’eau, de sable, de vent.

   Constamment j’ouvre mes mains, je les tends en direction de l’eau de la mer, de la brume des nuages, de la résille de l’air, du frémissement du sable, il n’en demeure jamais qu’un genre de souffle pareil aux comptines pour enfants, elles meurent sur le bord de leur sommeil, se diluent dans l’étrange floculation de leurs rêves d’ouate. Invariablement, ma salutation à la mer se termine par une cueillette de ces algues multicolores qui tapissent le rivage, la plupart d’une belle couleur lie de vin, les autres dans des teintes de vert éteint. Elles constituent la base de mes repas. C’est un peu de cette belle île qui entre en moi, coule en moi à la façon dont une eau pure suinte sur la paroi de calcite, se mêlant à elle, dans l’harmonie sans distance, comment pourrais-je ne pas en être comblé ? Sans doute n’y a-t-il pas de plus grande joie que de se sentir là au creux de la méditation recueille de la nature. Nature contre nature. Que resterait-il à espérer d’autre que ce sentiment interne coïncidant avec celui, au-dehors, qui nous dit notre être au motif du dialogue confiant que nous avons établi avec lui ?

 

 

***

     

 

 

Du bord de l’eau au sommet de la falaise où courent de douces vallées

 

   J’ai gravi en sens inverse le chemin de la falaise. L’eau s’éloigne doucement dans un drôle de clapotis. C’est son salut en ma direction, du moins suis-je heureux de le croire. Pourquoi les choses ne nous témoigneraient-elles de l’amitié ? Pourquoi nous laisseraient-elles hors d’elle, sans que rien ne soit possible de l’ordre d’un dialogue, d’un chant souterrain, d’une secrète communication ? Ce fier goéland qui cingle là-bas vers la fente de l’horizon, ne m’appartient-il en quelque manière tout comme je corresponds, en cet instant, à son étrange destin ? Reliés, nous sommes intensément reliés, que nous le voulions ou non, à l’orbe infini de ce qui est, de ce qui nous interpelle et nous convoque à l’infini poème du monde. Je suis arrivé sur le plateau semé d’herbe et de vent. Le jour est totalement venu, il dérive au plus haut du ciel, la clarté inonde le paysage, mais dans la douceur, dans le recueil de qui elle est en son fond, effusion de la conscience de la nature. Cette longue vallée, sorte de V alangui, m’est familière au motif que chaque jour qui passe scelle un serment entre nous établi. Je ne suis moi qu’à être le prolongement de sa forme si maternelle, elle n’est elle qu’à me rejoindre en ma filiale tendresse. La vallée et moi nous aimons comme deux amants dont la séparation est toujours l’épreuve du tragique en sa dimension abyssale. Loin : des collines plongent vers l’inconnu dans des teintes de glycine, ce parme léger qui ne dit son nom qu’à moitié, un murmure qui s’éteint au-delà des mots. Loin : un glissement écumeux de nuages avec, dans les intervalles, la rivière immobile du ciel au cours si long, on n’en saisit jamais qu’une mince pellicule, puis le silence s’installe et nous sommes seuls avec nous-mêmes comme en dette de cette rare beauté.

   A mi-distance : des plis de terrain oscillent du vert amande à impérial en passant par mousse et malachite, un genre de camaïeu lissant l’âme de sa belle et longue mélancolie. Près : la fuite argentée d’un modeste ruisseau que, parfois, la lumière revêt des plus vifs éclats. Des pierres noires en son centre en contrarient le cours et ce sont de rapides chutes, de brefs sursauts, ils font penser aux sauts capricieux de quelque caprin en mal d’espace, en mal de liberté. Près : la maison basse de Nilsa, la bergère venue de la ville, la bergerie où s’impatientent les chèvres, l’enclos où elles attendent la traite, le large plateau d’herbe grasse où elles expérimentent ce que « libre » veut dire, pour les hommes, pour elles aussi les bêtes. Oui, liberté est un identique ressenti, du moins en faut-il faire l’hypothèse, aussi bien pour nous qui pensons, que pour le troupeau qui, sans doute, ne pense guère mais manifeste son émotion, son impatience, sa joie de gambader ici et là parmi le peuple sauvage des graminées. Oui, la joie est toujours la joie, la mienne, celle de l’amie qui vient à ma rencontre, celle du ciel ivre de son immensité, de la mer dont les eaux battent plus loin que les yeux ne peuvent voir.

   Nilsa, oui, il faut que je vous parle de Nilsa. Elle est ma déesse, le génie tutélaire de ce lieu secret, elle le porte en elle, tout comme le lieu l’accueille avec une certaine ferveur, mais aussi avec la retenue qui sied aux liaisons immédiates et sincères. Décrire Nilsa revient tout simplement à décrire la beauté. Ses yeux sont d’opale, doucement étirés. Ses joues sont hautes, semées de taches de son. Ses lèvres sont d’un carmin si léger, on croirait le pétale d’une rose posé là avec l’à peine insistance d’un souffle de vent. Elle me fait penser à ces reines de Nubie, à ces purs prodiges du féminin parvenu à l’acmé de sa parution. Oui, elle est l’une de ces reines que la latitude septentrionale aurait portée à l’éclat de son subtil rayonnement. Entre nous, rien que de l’amitié. Elle est libre, je suis libre de toute attache. Aussi bien aurions-nous pu être amants, mais nous n’avons rien sacrifié de nous, posant notre « amour » au sein d’un régime sans contrainte ni exigence. Notre « amour » existe au plus haut de sa fortune, il est médiatisé par l’eau, le vent, la brume de mer, le bêlement si attachant des caprins. Jamais rien d’autre n’aurait pu nous combler davantage. Nous sommes disponibles l’un à l’autre, nous sommes pareils au lierre et à l’écorce, un seul et même élan vers un identique but : se connaître en connaissant l’autre et faire de l’amitié le site insigne d’une humanité à la pointe de son être.

   Nilsa a rejoint l’Île de Møn il y a quelques années. Elle tenait une boutique de vêtements dans un quartier chic d’Aarhus. Au début tout allait bien, mais peu à peu, Nilsa, s’était lassée de tous ces comportements à la mode, de toutes ces conduites superficielles, de ces Smartphone hissés à bout de bras tels les sémaphores d’une réussite sociale, lassée de toutes ces minauderies, ces manières de marcher façon mannequin, lassée de contacts qui n’avaient de sens qu’au titre du commerce, du lucre, du profit. Du jour au lendemain elle avait décidé de vendre sa boutique. Son pécule, elle avait trouvé à l’investir dans cette modeste maison et sa bergerie attenante. Elle avait appris le métier d’éleveur auprès d’un berger de l’ile et maintenant elle était autonome, prolongement en quelque sorte de cet attachant peuple caprin. Sa vraie nature se donnait là, dans le geste simple, authentique de qui elle était en direction de ce lopin de terre qui s’affirmait en tant que l’air qu’elle respirait, l’eau qu’elle buvait.

   Nilsa sort tout juste de sa maison. Nous nous adressons un fraternel salut. Je la rejoins dans l’enclos où je l’aide pour la traite. Puis l’heure est venue de libérer les chèvres, de les laisser gambader dans l’immense tapis vert qui les attire, les aimante et les rend étonnamment volubiles, légères, presque aériennes. Tantôt nous suivons le troupeau, tantôt il nous précède. Un grand moment nous longeons la falaise, jusqu’à l’endroit où un étroit sentier se dirige vers la mer. Les crêtes des roches blanches s’enlèvent sur un ciel poudreux, un genre d’étoupe qui circonscrit le lieu aux confins d’une généreuse intimité. Nous sommes là, immergés dans un cocon qui ne nous étreint qu’à davantage nous rendre libres. Les chèvres adorent brouter la végétation d’épineux qui tapisse le pied de la falaise. Nilsa adore laisser flotter son regard au loin, sur le dos de la mer qui brille telle la peau métallique d’un marsoin. J’adore ce temps ralenti, situé à mi-distance de l’amitié pleine et entière, de l’espace en sa course illimitée, de la beauté en son inépuisable ressourcement. Exister : se laisser aller à tout ce qui vient sans se questionner, sans que quelque distance puisse s’établir des choses à qui l’on est. Oui, Lecteur, toi qui me suis patiemment dans mon rêve éveillé, tu assistes en ce moment à ce que je nomme ici, sur Møn, « mon travail ». Oui, je te vois sourire. Tu penses donc au travail en tant qu’effort, contrainte et douleur. Certes l’étymologie te donne raison, qui va te conforter en tes certitudes :

 « douleurs de l'accouchement » ; « tourment » « fatigue, peine supportée » ; « peine que l'on se donne, efforts » ; « peine que l'on se donne dans l'exercice d'un métier artisanal ». Le travail comme un joug en quelque façon, les « fourches caudines » que le destin nous aurait remises comme seul horizon consécutif à « La Chute ».

   Mais, vois-tu combien il est dommageable de n’envisager le travail que sous l’angle de la peine, sous la perspective d’une dette à combler. Ne serait-il davantage conforme à l’idée de bonheur, au moins esquissé, que de lui attribuer des prédicats plus doux ? Certes, je te l’accorde, notre société n’est pas tendre avec les travailleurs, d’autant plus qu’elle établit entre ces derniers d’insupportables hiérarchies. Il faudrait en revenir à de plus édéniques considérations, tisser nos oeuvres terrestres des fils souples de l’utopie. Exister en quelque sorte sur le mode de la contemplation. C’est bien en ceci que la vie de Nilsa, que la mienne sur l’Île de Møn, ne sont que des délibérations d’une « grâce » ne visitant guère que les rêveurs, les défricheurs d’invisibles et illusoires continents, les chercheurs d’un or halluciné à la hauteur de son mirage. En réalité je ne fais que transposer la fatigue légitime du labeur en son exact contraire, à savoir une liberté sans borne que nous ne pouvons guère trouver que dans le rêve, l’illusion, les reflets d’une boule de cristal, les scintillements de sa magie.

   Vois-tu, lecteur, j’écris sur cet hypothétique Marwin Nielsen que je suis censé être le temps de cette fiction. Marwin Nielsen, journaliste-écrivain retiré en sa solitude langagière sur ce mince caillou qui pourrait presque disparaître au simple motif de sa pure virtualité. Je suis l’écriveur d’un écrivain de papier qui n’a d’existence qu’imaginaire. Une mise en abyme de qui je suis immergé dans cette écriture qui n’est guère que l’encre des mots coulant dans mes veines, armoriant la suite longue des jours qui me tiennent éveillé. Peut-on demeurer une heure entière sans poser sur le papier ces minuscules pattes de mouche, notre intime substance, sans confier sa peau au velouté de la page, sans faire de son corps l’abri qui résonne du bruissement de la ruche langagière, cette immense Babel que nous sommes, ce pollen qui diffuse dans l’air les motifs illimités de sa plus pure présence ?  Ecrivant, je m’écris sur le flottant palimpseste du monde, je dépose ma trace comme la fourmi le fait dans la cendre grise de la poussière. Ecrivant j’existe. « J’écris donc je suis » voici en cet instant non reproductible l’ego cogito dont je suis atteint au tréfonds de mon être. Ne plus devoir écrire, ceci est-il synonyme d’une imminente finitude ?

   Alors, n’aurions-nous d’autre recours, pour nous distraire de la tâche de vivre (j’ai déjà mentionné qu’il s’agissait d’un « travail » au sens strict), d’autre recours donc que la fuite dans l’irréel, le fantasme cotonneux, le flou et l’approximation d’une vision décalée, frappée d’astigmatisme ? Bien des philosophes éminents, mais parfois aussi quelques sophistes, ont affirmé notre liberté, soit comme notre plus vif engagement dans le réel, d’autres comme l’abandon à nos désirs les plus chers et les plus secrets, d’autres encore en vantant les vertus de la solitude. Mais comment donner raison à celui-ci plutôt qu’à celui-là ? La liberté ne s’invente nullement au gré d’une décision intellectuelle, ne se décrète pas à la hauteur d’un dogme moral. Elle se vit à l’intérieur de soi et s’expérimente au fur et à mesure du déroulement des événements. Pour ma part je crois fermement à la valeur de la liberté en ce qu’elle se constitue de nos profondes affinités avec les choses, les êtres, le monde. Bien évidemment le lecteur aura compris que ces affinités ne seront nullement la libre expression de nos inclinations capricieuses mais que leur fondement sera d’ordre éthique, si bien que les universaux du Bien, du Beau, du Vrai en tresseront nécessairement la toile sur laquelle s’enlèvera la nature même de nos actes. C’est un a priori qui ne saurait être écarté qu’à connaître les rivages funestes des discordances,  le saut dans l’absurde en quelque façon. . Mais, lecteur, c’est promis, je t’assure d’avancer dans mon récit et de t’épargner toutes ces digressions qui, pour n’être nullement inutiles, constituent pour qui ne les attend nullement, un fastidieux « travail ».

  

   Les visites d’Olaf-Vendredi

 

   Olaf Olsen, mon rédacteur en chef, vient de temps en temps me rendre visite sur l’île. Il m’apporte des nouvelles du « continent », Il me parle du Journal, de l’ambiance qui y règne, parfois tendue sous le joug de la rentabilité, il faut toujours augmenter les tirages, gagner plus afin d’éviter la grogne des actionnaires. Il me fait aussi le récit des luttes intestines qui divisent le personnel, créent ici un clan qu’ailleurs un autre combat. Combien je suis heureux de vivre ma vie de Robinson à l’écart des tourments des villes et de leurs turbulences. Cependant ces événements m’intéressent toujours, c’est dans l’essence même de mon métier de journaliste. Pour me tenir au courant des mouvements du monde, je ne dispose que de la livraison hebdomadaire du « Morgenen » et j’écoute les informations au moyen d’un antique poste sur la chaîne « Dag efter dag » autrement dit « au jour le jour ». Cette chaîne exigeante, synthétique, comble mes attentes. Je crois que mon isolement m’a permis de prendre du recul par rapport aux hasards de l’actualité, si bien que mon objectivité, du moins est-ce mon hypothèse, s’en est trouvée accrue. C’est bien de pouvoir observer les choses avec un certain détachement, c’est un peu comme si l’on regagnait cette belle spontanéité de l’enfance qui fait les yeux brillants et les paroles immédiatement vraies.

   Avec Olaf, nous avons un endroit de prédilection guère éloigné de mon logis. C’est un genre de plateforme taillée à même la craie de la côte. Juste la place pour deux observateurs. Ici, la lumière réverbérée par les falaises de talc est pure, semblable à l’air vif du printemps. Elle illumine la large cimaise du ciel, elle se fait longue jusqu’à la limite de l’horizon. Elle s’adoucit près de la pellicule d’eau, elle se vêt d’une étrange teinte turquoise qui fait penser à la joie d’une aile de libellule que traverse délicatement la palme du jour. Dans l’échancrure entre deux arbres, l’immensité de l’eau se livre à nous sans retrait. Nous sommes des genres de conquistadors pacifiques dont l’âme comblée de beauté s’élève au plus haut de son étonnante destinée. Nous regardons tout ceci en silence. Parfois, seulement, le paysage s’anime du passage de bécasseaux, s’illustre du trajet rapide de quelques sternes. La nature est si généreuse donation que, la plupart du temps, hommes distraits, nous ne savons même plus en remarquer l’invisible présence. Cependant de tels paysages décillent nos yeux, ouvrent au profond de notre esprit la large avenue des choses reçues avec gratitude, instillent au plein de qui nous sommes des myriades de sensations qui jamais ne s’éteignent. La beauté est éternelle et c’est en ceci qu’elle nous touche intimement comme une part de nous-mêmes, sans doute celée, mais qui ne demande qu’à surgir à nouveau, à habiller notre regard des clartés les plus vives qui soient.

   Deux hommes face à un paysage sublime, que sont-ils sinon deux tragédies qui prennent conscience de la fragilité de leur être ? L’on ne peut rester longtemps muets car l’angoisse nous étreindrait et effacerait de notre vue cela même qui s’y imprime et justifie nos vies dans l’instant qui nous reçoit et nous détermine en tant que ces hommes que nous sommes, finis jusqu’à l’absurde, puisque ce moment de pure grâce s’effacera de lui-même et que nous nous retrouverons face à nous, immergés dans cette solitude qui est prodige en même temps que pure perte. De soi, de l’autre, de tout ce qui s’anime autour de nous, dont nous sommes le correspondant, l’écho, le miroir où s’abîme l’esquisse de notre condition. Ceci que j’exprime devant vous, moi, Marwin Nielsen, chroniqueur de l’Île de Møn, je l’ai éprouvé d’une manière quasiment charnelle, comme si les mots chargés de sang et d’oxygène s’étaient mis à danser tout contre la tunique de ma peau. Un léger tellurisme, une plaisant fourmillement, parfois contrarié par une trop lourde chape de chagrin. C’est ceci les moments merveilleux : une grande arche de lumière déployée dans l’espace du libre éther, puis une brusque nuée, puis des éclairs, puis l’orage qui emporte tout sur son passage, il ne demeurera que le souvenir vague de ce qui a été, le peuple des larmes au bord des yeux, des frissons en-dedans, le creusement d’un vide intérieur et les mains jetées en avant qui ne saisissent que leur propre désarroi.

   Mais il me faut m’extraire de ce pathos sinon, lecteur, tu vas penser que la condition ilienne n’est semée que de tristesse et de malheur. Non, c’est bien du contraire dont il s’agit. Mais par définition, tout contraire, tout négatif se doublent de positif et chacun sait, qui vit ici, sur Møn, que la vie est pleine d’attraits. Cependant, je dois le reconnaître, soit par inclination naturelle, soit que l’atmosphère de l’île en diffuse les fragrances, la mélancolie se donne parfois comme le revers de l’exaltation. Pour dire l’Île en sa nature la plus approchée, il faudrait disposer d’un autre langage, user d’autres mots qui, tels des abeilles d’or et de lumière, diffuseraient à l’entour la richesse de leur être. Tu auras compris, lecteur, que ma remarque ne s’appliquera nullement à des mots tels que « air », « ciel », « terre ». Ceux-ci s’élèvent d’eux-mêmes, ceux-ci sont affectés de transcendance, ils disent le visible de qui ils sont et l’invisible qui les habite et les porte au paraître de telle manière que non seulement ils nous éblouissent, ce qui serait déjà beaucoup, mais emplissent qui nous sommes d’un genre d’alizé. Celui-ci nous soustrait aux tâches communes, harassantes, qui tissent notre habituel univers. Non, le vocable dont il faudrait faire un usage des plus modérés, des mots-d’avoir, des mots-qui-quantifient, des mots-qui-réifient, transformant nos énoncés en de simples coquilles vides. Comme moi, tu auras pensé à ces sauts dans l’étroite contingence que pointent des mots tels que « exploiter », « lucre », « rendement ». L’idée qu’ils génèrent est si étroite, tellement circonscrite à une confondante matérialité, que rien ne sort d’eux qu’une sorte de mutité contre laquelle nous butons sans jamais en pouvoir saisir le sens. Ce qu’il faut, toujours et avant tout, du SENS, ce mot doué d’un tel prodige dont les mérites illimités nous entraîneraient trop loin de cette île dont je suis censé tenir la chronique.

   Eh bien vois-tu, accompagnateur de mes heures en noir et blanc, je ne sais si mon compagnon ici présent ; Olaf Olsen, mon collègue et ami de toujours, a éprouvé des choses identiques aux miennes. Mais peu importe, l’essentiel est qu’il soit venu, qu’il vive à sa manière cette rencontre avec cette infinie pureté de la Baltique. Je connais si bien son mode de fonctionnement. C’est heureux tout de même de cheminer, de temps en temps, avec une manière d’alter ego en qui on déchiffre les chemins de l’exister comme on le ferait d’une partition connue avec, déjà en tête, la ritournelle sous-jacente qui l’habite, en trace la mélodie unique. Ce que je sais, d’une façon irréfutable, c’est que ce soir, comme bien d’autres soirs, nous irons faire un tour dans la petite ville de Stege, la « capitale » modeste d’ici, lieu de rencontre des autochtones et des visiteurs de passage. Nous nous promènerons un moment dans les rues de la ville, cette cité si modeste, tout le monde s’y connaît, tout le monde converge vers les quelques auberges sises au bord de l’eau. Le choix d’Olaf est toujours le même et je pourrais me diriger les yeux clos vers « Dansk glæde », littéralement « Au délice danois », cette modeste table où tant de fois nous nous sommes émus de la grande beauté des lieux, de la finesse des plats, de l’élégance de la serveuse, je crois qu’elle ne laisse pas indifférent l’homme d’Aarhus.

   Ce que je sais aussi, c’est que nous parlerons de ma vie sur Møn, du bonheur qu’il y a de s’éprouver à la manière d’un Robinson qui, cependant, n’est nullement coupé du monde, seulement à l’abri du rythme rapide se ses villes, à l’abri des marées humaines qui partout déferlent et vous laissent parfois échoué sur le rivage, saisi de vertige et même de nausée lorsque la pression devient trop forte, la houle invasive. C’est surtout de Møn que nous parlerons, d’Aarhus si peu, qu’y a-t-il à dire qui déjà n’ait été dit de cette vie aussi trépidante que superficielle ? Avec Olsen nous ferons le point sur l’avancement de mon travail d’insulaire : raconter ma vie et ne rien omettre qui pourrait intéresser les lecteurs. A ce sujet, nous avons parfois quelques divergences de vue. Olaf souhaiterait me voir inclure dans mes récits de plus en plus de parenthèses imaginaires, des sortes d’événements étonnants, des fulgurations mythiques, des aventures sortant de l’ordinaire. Ce faisant, il ne fait que remplir avec conscience son travail de rédacteur en chef. A ce titre, il surveille la qualité des articles mais aussi, il « veille au grain » au simple motif que plus il y a de farine, plus les administrateurs du Journal arborent de larges sourires, leur évidente joie, parfois, se manifestant sur les bulletins de salaire. Certes, je reconnais les contraintes qui pèsent sur les épaules de mon ami mais je ne souhaite nullement céder aux sirènes de la productivité, ceci est tellement éloigné de l’idée même de Robinson, de Møn qui est ma « Speranza », le lieu à partir duquel je cherche à rejoindre quelque vérité.

    Au début de mon arrivée sur l’île, il est vrai, je m’étais adonné avec une sorte de fièvre enfantine à tresser les murs d’une improbable Atlantide que je dotais de tous les pouvoirs merveilleux que mes semblables des villes ne pouvaient connaître, leurs yeux trop fixés sur un réel qui les égarait, se considérant toutefois pareils à des privilégiés que rien ne pourrait vraiment contrarier. Ma vie, ici, sur cette étroite bande de terre, m’a ramené à de plus justes considérations et c’est bien l’exactitude d’une existence simple dont je veux parler au plus près, sans ajout de fioriture, parler du ciel immense au-dessus de l’île, de la blancheur virginale des falaises, du vol des oiseaux libres à l’horizon, de Nilsa et de son troupeau de chèvres, du plateau semé d’herbe, des menus faits qui composent mon ordinaire. Rien que de vrai, rien que de naturel, un laisser-être-soi dans la venue du jour. Une liberté faisant face à une autre liberté.

 

   Courte saison - Liberté de l’intime

 

   L’automne s’est terminé dans des lumières si basses, on les dirait évanouies de l’autre côté de la terre en d’oniriques contrées. Rien ne bouge ici sur la côte et les « Mons Klint », les falaises blanches se dressent dans une brume qui les ôte presque à la vue. Depuis la plage de galets je n’aperçois guère que le dentelé de leur sommet, la résille claire de quelques branches dénudées, une échancrure ouverte sur le vide. Le silence s’y creuse d’étrange manière. Le silence y imprime son sillon qu’efface le ciel et plus rien n’est visible que la trace d’une mémoire peut-être disparue à jamais. Nul n’est plus heureux que le Robinson que je suis, l’exilé volontaire du monde. Pas de plus grande liberté que celle qui se choisit elle-même et gire tout autour de soi avec la légèreté, la grâce que met le papillon à butiner la fleur qui est sienne jusqu’à l’infini du temps. Le vent vient de la mer en de longues écharpes grises, s’immisce parmi la foule des galets, tourbillonne et remonte le long de la paroi verticale jusque sur le plateau où les oyats se couchent vers la terre, longue chevelure abondante, pliée au régime abrupt des latitudes du septentrion. Très loin, parfois, entre deux accalmies, le bruit à peine esquissé d’oiseaux de mer dont je devine la présence, simple émergence d’un nuage, puis le long mugissement des rafales, une pluie d’embruns, l’écume partout bondissante comme si elle se voulait un écho des falaises.

   Je suis bien, là, au seuil de l’hiver, contemplant tout à loisir ce qui vient à moi dans la rigueur, la froidure, l’exactitude des phénomènes à dire leur être, à le prononcer sur le mode du visible sans détour. Nulle distance entre eux et moi, mais bien plutôt une souple fluence, un accord généreux, une liaison intime de ce qui fait sens à seulement paraître dans l’imminence de sa présence. Le réel est alors si simple, donné dans la confiance. Comment-ne pourrais-je reconnaître, avec la plus évidente gratitude qui soit, cette roche blanche qui a chuté de la falaise, ce galet doucement arrondi avec sa belle lumière, les fins cheveux des algues enroulés sur eux-mêmes dans un subtil enlacement ? Comment pourrais-je me déporter, ne serait-ce que de l’infime, de toute cette beauté, de cette pleine oblativité qui habite la si simple venue des étants ? Il y a une telle élégance à se nommer sous la figure du modeste ! Il y a une si grande joie à s’esquisser sous la face libre de l’instantané que ne trahit nul calcul ! Faire de qui-l’on-est l’inaperçu posé face à ce qui ne se distrait de soi qu’à des fins de plénitude et nulle autre vue à l’horizon des choses. Une liberté appelle une autre liberté.

   De temps à autre je lance un caillou vers le large. Il rebondit sur les flots puis disparaît comme si, jamais, il n’avait existé. Je saisis un coussin d’algues que je pose sur une pierre plate. Je saisis un bout de bois flotté blanchi par la course incessante des eaux. Je saisis mon canif et, dans tout ce saisissement, c’est bien l’entièreté de mon être qui est saisie. Saisie par la tâche qui ne peut qu’être la mienne, ici, sous la vastitude du ciel, sous le lisse des nuages, devant la falaise de craie, près des mares d’écume qui clapotent dans l’indistinction d’elles-mêmes. Ma tâche d’homme, le principe éthique de mon exacte position sur cette terre, en ce lieu d’immémorial surgissement. Je n’ai à être que ce que je suis dans le geste le plus spontané de ma propre nature. Nulle volonté à ceci. Nul projet. Seulement l’espace d’une longue sérénité à elle-même son intime raison de figurer. J’entaille le bâton de larges coups de canif assurés d’eux-mêmes. Des copeaux, des écailles blanchâtres s’envolent dans le vent, pareils à un feu de Bengale. Je suis léger, emporté par la pure abstraction des choses. Un soudain sentiment de bonheur embrume mes yeux, les rend brillants tels les yeux des enfants. Ce qui était caché dans le bois, dont je ne pouvais soupçonner la présence, voici que cela se révèle, prend forme, sans doute à mon insu, genre d’indétermination sur le point de connaître les contours de sa venue en présence.

   Le bâton est légèrement courbe avec des stries latérales, deux trous en creusent la surface. Le bois est lourd, lisse, qui épouse parfaitement la paume de ma main, genre de prolongement ustensilaire qui me fait instantanément penser à ces bâtons troués du magdalénien dont nul ne sait l’usage et c’est heureux qu’il en soit ainsi, libre cours est donné à l’imaginaire, sans doute la ressource la plus précieuse de l’homme. Voici qu’ici, sous le ciel du Grand Nord, à mille lieues de toute présence, je viens de reproduire un geste venu de la nuit des temps. Ce geste, aurais-je pu le faire naître ailleurs qu’en cet espace si neutre que lui seul peut accueillir l’ensemble des autres espaces ? C’est curieux combien je sens en moi ce genre de primitivisme, de posture archaïque au gré de laquelle je m’identifie comme l’un des héritiers de ces lointains ancêtres, lesquels non encore extraits totalement de leur gangue animale, non encore habités de langage, ne pouvaient s’exprimer que par gestes, sans doute des gestes que l’on peut qualifier « d’originaires » tant leur élan prend appui sur la spontanéité du limbique, du pur réflexe.

   Or si, modestement, j’ai pu en quelque sorte, réactualiser cette posture primordiale, c’est bien au motif que, devenu Robinson au centre de « Speranza » je n’avais d’autre motif à trouver en moi que cette eau de source qui m’attendait et se disposait, un jour, à sa possible résurgence. Combien ce geste aussi fruste qu’empreint de juste satisfaction se donne comme synonyme d’une liberté emplie jusqu’en une manière d’excès. Jamais moi, Marwin Nielsen, n’aurais pu l’accomplir depuis l’agitation de mon bureau du Journal à Aarhus, pas plus que mon collègue Olaf Olsen trop pris dans le tourbillon de sa vie mouvementée. Peut-être Nilsa, l’éleveuse de chèvres de l’Île de Møn aurait pu s’y essayer. Oui, je crois que l’âme droite de Nilsa aurait constitué un tremplin possible, sa reconnaissance dans un geste des origines. Oui, c’est cela l’authentique, sa propre disposition à témoigner de l’homme en son rare, en sa dimension unique que, seule une nature simple peut appeler du centre même de qui elle est en une communion qui ne s’éprouve que du cœur du silence.

    L’hiver, ici, est une saison continue, un genre de fleuve étroit encombré de glaces qui dérivent à l’infini, emportant avec elles le souvenir de la haute lumière, de la fleur dans son écrin de mousse, du sentier sur lequel coule la douce clarté du soleil. Ces journées interminables, il faut les meubler, creuser dans l’immobile du temps une niche où trouver refuge. Quiconque n’a vécu dans ces contrées de « haute solitude » pourrait me croire affligé, prostré en quelque endroit de sourde mélancolie. Mais rien n’est plus inexact que cette vue éloignée, cette vue que je pourrais qualifier de « mondaine », cette vue ciselée au gré de l’éternel mouvement des villes, modelée selon leur agitation consumériste. Certes, il faut avoir, depuis longtemps, été immergé au cœur même de l’Île, en avoir éprouvé la rudesse mais aussi la joie directe qu’elle destine à ceux qui, authentiques, sont en quête d’eux-mêmes, d’une rencontre avec soi, avec l’autre aussi mais sur le mode du rare et du reconductible, sans excès, une amitié s’inscrivant en une autre amitié dans le geste le plus naturel qui soit.

   Aujourd’hui le temps est gris, toile lisse faisant se confondre tout en une même harmonie. Dans la cheminée de briques, des bûches flambent dont l’éclat ruisselle sur le blanc des murs. C’est un peu comme si les falaises de Møn avaient traversé les parois de mon abri, s’impatientant de mieux me connaître, de me livrer leur âme jusqu’au plus mystérieux de cette étrange contrée. Là, dans le surgissement de la pure évidence, se laisse voir le refuge de l’homme, son intime recueil, son repli immémorial face à la vastitude. Mon sentiment est sans doute semblable à celui de l’homo sapiens dont la grotte était l’assurance de ne point rencontrer l’animal menaçant, l’éclair violentant le ciel, l’abîme où risquer de disparaître, la pluie d’orage et la force de ses cinglantes hallebardes. Ce qui est bien ici, c’est le contraste qui existe entre dehors et dedans.

   Dehors le froid est vif, mordant, il ponce les falaises, abrase le voile du ciel, ronge les galets, colle les cheveux des algues qui deviennent semblables aux flagelles de quelque habitant des noirs abysses. Dedans est le lieu même d’une renaissance. Les murs sont tapissés de mes amis les livres, les boiseries sont chaudes, les poutres qui courent au plafond, revêtues d’une suie qui les rend aussi mystérieuses qu’attirantes. Par intermittences, le vent mugit aux angles de la maison. Ses coups de boutoir semblent vouloir drosser la vieille bâtisse contre le mur compact de l’air. L’air est blanc, cotonneux, piqué d’échardes de givre. L’air est un oursin qui roule tout le long du plateau, plante ses épines ici et là, comme pour témoigner de la force de la nature, l’homme est si fragile dans sa vêture de peau, un rien pourrait en traverser l’indistincte plaine.

   Ma tâche la plus exacte, lecteur, puisque tu auras suivi sans doute avec attention le fil rouge du « travail » qui hante ces quelques mots semés au hasard, ma tâche donc la plus urgente est d’exister avec toute la charge possible de réalité, sentant en moi, dans l’intime possession de mon être, se dérouler les lianes subtiles de ce que « vivre » veut dire, tout simplement, sans fioritures, au contact léger des choses. Dans l’instant je feuillette les pages d’un livre de poésie de Jean Orizet. Il parle de la Baltique en termes si précis que je ne peux résister plus longtemps au plaisir d’en partager avec toi les paroles de brume : 

 

 

« Baltique, lac tranquille

aux reflets de vieux bronze

 avalé par la brume,

à quelques encablures.

Longeant le rivage,

une ligne d'arbres taillés

dans du givre pur,

tranche d'un éclat plus vif

sur la neige un peu grise,

écaille des champs plats.

Sable sans couleur où canards,

 mouettes et poules d'eau

sont les seuls baigneurs

 de cette fin de janvier.

Température :

quinze degrés

en dessous de zéro.

On dit que lors d'hivers

encore plus rudes,

la mer peut être prise

par les glaces.

Des cygnes se laissent

 parfois surprendre.

Si nul ne vient les délivrer,

ils meurent le cou tendu,

lisses joyaux sertis dans

l’aigue-marine. »

 

    T’étonneras-tu que ces lignes, pour moi, soient précieuses ? Elles disent en quelques mots l’âme pareille à celle de Mon : une rigueur que double une attachante beauté. Une beauté magnétique qui ne vous lâche plus dès l’instant où vous l’avez éprouvée. Comme les yeux d’une Belle aperçue au détour d’une rue, ils sont des braises que jamais nous n’éteindrez, quand bien même vous le souhaiteriez. Oui, tout est dit dans cette courte poésie : le sombre métal du lac, les sculptures de givre des arbres, la solitude d’étranges baigneurs, la mort qui guette et se tapit derrière chaque flocon, dans les ravines des congères, sur le revers des aiguilles de glace. Infini jeu d’Eros et de Thanatos. Insigne et irréversible pas de deux, la vie jouxte la mort et ne se maintient sauve qu’à prendre garde au vertige qui toujours la menace et la place au bord d’un sursis.

   « Mon travail se nomme liberté », voici ce que j’énonçais sur le seuil de cet article. Oui, je crois éprouver ceci avec une infinie certitude. Et s’il se nomme « liberté », c’est parce que, librement consenti, il me place face aux choses dans leur droite venue, leur donation simple. Oui, je reconnais, j’ai une chance inouïe de pouvoir vivre en Robinson sur cette île d’exception. Mais cette « droite venue » se double d’un nécessaire ascétisme, d’une exigence face à soi de tous les instants. Des endroits de si grande beauté ne se donnent jamais dans la facilité, ils exigent un dialogue qui soit à leur hauteur, ils veulent des paroles poétiques, des attentions délicates, de constantes dispositions à faire surgir la vérité et à s’y conformer comme à une règle infrangible. Nul écart autorisé qui ferait sortir du chemin primitivement tracé. Il faut être en constance de soi, en constance du paysage, un regard faisant naître un autre  regard. C’est ceci que fait Nilsa, ma voisine éleveuse de chèvres, si exactement définie par rapport à la nature qui l’entoure. Elle n’est Nilsa qu’à être au clair avec sa propre présence, avec son rapport généreux aux bêtes, avec son attention à la force du rocher, au vol de l’oiseau, à la lumière du ciel qui crépite tout en haut de l’été, floconne en hiver, à peine une lueur sur la courbure du monde.

Mon travail se nomme « Liberté »

   Sur le mur, face à ma table de travail, j’ai punaisé une image trouvée dans les pages d’une revue. Il s’agit de « Dans l'hiver profond », d’un peintre viennois de la fin du XIX° siècle, début du XX°, Richard von Drasche-Wartinberg. La décrire simplement, c’est dire, en quelque sorte, l’Île de Møn, c’est dire aussi la libre venue de mon existence au lieu même de ce dont elle était en quête depuis toujours. Le temps est couché dans des teintes gris-bleues entre le plomb et le schiste. C’est une climatique qui est sourde, qui ne parle pas, qui vit au sein d’elle-même, ne laissant paraître que de bien rares motifs, mais si précieux dans leur modestie même. Tout ce recueil, toute cette intériorité à fleur de peau qui ne font effusion qu’à demeurer en soi, ceci est d’une inestimable valeur. Peut-on soi-même, jamais être comme ceci, dans ce retrait volontaire, dans cette contemplation silencieuse du monde ? Une forêt indistincte d’arbres - sont-ils mélèzes, épicéas ou bien de simples indéterminations ? -, une forêt immobile est postée tout au fond, pareille aux sombres nuées qui, souvent ici, flottent à ras de terre, si bien que l’on ne sait s’il s’agit d’un peuple céleste, d’un peuple terrestre. Une rivière au cours sinueux ondoie faiblement entre des rives semées d’une neige épaisse. Seuls, ici et là, quelques buissons en émergent, quelques pieux de bois, étranges sentinelles qui veilleraient la ligne de l’infini. Sur la rive opposée, une barrière de bois en sa solitude la plus verticale, quelques troncs derrière elle s’élèvent dans la brume du jour. Mais ne serait-ce, plutôt, le clair-obscur d’une aube lente à se lever, d’un crépuscule s’habillant de nuit ?

   Fasciné, parmi les craquements du feu de bois dans la cheminée, je regarde longtemps ce qui est devenu mon quotidien. Je monte les degrés de l’escalier qui conduit à l’étage. Sur ma table de travail une liasse de feuilles avec mon écriture serrée, le blanc du papier a un peu de mal à y tracer son chemin. Brindilles sur la neige qui s’essaient à dire un peu du lourd secret des choses. Au travers de l’étroite fenêtre, parmi les tourbillons du grésil, j’essaie de deviner les murs de craie des falaises, le large plateau où repose la bergerie de Nilsa, la courbe alanguie de la baie où les longs cheveux des algues tutoient le noir des galets. Demain, comme chaque jour qui passe, j’archiverai mes derniers écrits, je les rangerai dans une lourde enveloppe de kraft que je déposerai dans la boîte à lettres sur la place de Stege. Un genre de « bouteille à la mer » si vous préférez !

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31 août 2021 2 31 /08 /août /2021 17:14
Terre, Terre donatrice de vie.
Terre matricielle aux douces faveurs.
Terre multiple don de soi.
Terre germinale qui fait lever la semence.
Terre utérine d’où tout se hisse,
tout croît et fructifie.
Terre de doux repos des corps.
Terre fondement de toute genèse.
Terre recueillant en sa plénitude
l’épiphanie de tout vivant.
Terre d’abondance que le coutre ouvre afin
qu’un destin se déploie à l’horizon du monde.
Terre, as-tu perdu tes prédicats si précieux, t’es-tu immolée pour d’aventureuses et irrémédiables noces funestes ? Comment pourrait-on reconnaître ton image, ta souple effervescence, l’offrande dont tu es la plus réelle des manifestations ? Terre tu t’es désertée. De toi, tu as ôté tout ce qui constituait ton essence : le malléable, le ductile, la mouvante disposition, la généreuse ressource inépuisable, ta capacité à être recueil et intarissable élan. Autrefois tu étais parcourue de lignes de faille, les clivages te déterminaient en tant que constant réaménagement, le tellurisme t’habitait comme ton langage le plus précieux, de lourdes et profondes racines s’invaginaient en ton sol et y traçaient le rythme de ton éternelle perdurance. Et aujourd’hui, et maintenant en cette ère de pesant nihilisme, que demeure-t-il de toi que cette surface plane de ciment têtu, que cette pente de bitume qui semble te conduire au lieu même de ton ultime perdition ? Terre, réponds donc, en ton sein même, fût-ce en mode de soliloque, à celle que tu es qui, jamais, ne pourra se réduire à n’être que poussière envolée par le premier vent. Nous les Egarés te voulons comme nous voulons notre propre Mère !

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31 août 2021 2 31 /08 /août /2021 17:12
Ciel, ciel de libre avenue
au-delà des meutes de nuages.
Ciel de pure liberté.
Ciel où se dressent les fiers coursiers
aux crinières aériennes,
le noble Harmattan, le furieux Noroît,
la dissipée Tramontane, la lame fine de la Bise,
la fugue à peine aperçue de l’Alizé.
Ciel d’immense destinée
que rien ne saurait arrêter,
cerner au titre d’une prétention des hommes.
Ils ont beau courir, les hommes, selon toutes les latitudes et longitudes célestes, traverser l’océan de l’Ether, ils ne sont jamais que d’infinitésimales présences, des vanités qui ne voient même pas le masque de la sublime Mort.
Ciel de séraphique constitution.
Ciel tissé de silence
et de vastitudes sans nom.
Ciel qui ne connaît nulle limite.
Ciel-clairière d’un sens toujours renouvelé.
Ciel polyphonique où meurent
les rumeurs babéliennes des Terrestres.
Ciel, pourrais-tu un jour consentir à t’absenter de toi, à te confondre avec la ligne d’horizon, à banqueter parmi les Existants en quelqu’une de leurs sombres tavernes ? Accepterais-tu que la transcendance qui te constitue ne se résolve plus qu’en une aveugle immanence ? Et pourtant, ne s’agirait-il de ceci ?
Ta coiffe libre d’azur flottant aux mille confluences de l’univers tu en as troqué l’inestimable faveur contre cette dalle, certes caressée de lumière, mais de redoutable présage. Te penchant légèrement, tu peux apercevoir cette volée de marches, ces degrés du sensible escaladant leurs limites afin de t’atteindre en ton Intelligible Empyrée. Mais combien les hommes qui se risquent à une telle ascension sont limités, insuffisants en leur nature de Mortels ! Il leur faudrait avoir franchi le Rubicon de leur propre nature, connaître la plénitude de leur essence pour pouvoir habiter sur les hauteurs célestes. Certes, dans leur esprit ils s’estiment les égaux des dieux, les compagnons de l’Esprit, les commensaux de l’Âme. Mais combien ils se trompent. On ne sort pas si aisément de sa demeure de chair pour habiter les libres fluences de ce qui se donne pour diaphane, insaisissable, infiniment mobile, ayant des affinités avec la dimension de l’Infini, avec les rémiges largement déployées de l’Absolu.
Il y a le Céleste et l’Illimité.
Il y a le Terrestre et le Limité.

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31 août 2021 2 31 /08 /août /2021 17:11
Au début, il n’y a rien. Le monde est vide. L’atelier n’existe pas. L’artiste est encore dans les limbes. Le ciel est vide, seulement traversé de grandes balafres blanches. Les blanches c’est le langage des hommes qui s’essaie à la profération mais, sur Terre, la mutité est grande qui scelle les destins et les reconduit à la nullité. Nul n’est pressé d’apparaître. Il y a tant de douceur à ne pas exister, à être une simple courbure au ciel des choses. A demeurer dans l’enceinte de peau. A ne pas faire effraction.
Mais il y a la nuit tendue d’un bord à l’autre de l’horizon.
Mais il y a la grande toile blanche qui attend dans l’ombre.
Au début rien. Une rumeur, parfois, qui s’estompe avant que de parvenir à être. Des traces. Infinitésimales. Une buée. La naissance de quelque chose. Le bourgeon replié sur son germe. Des gouttes qui scintillent sur la grande scène du Néant. On dirait que cela va venir. On dirait que cela s’étoile. Oui, des langues, oui des bouches. Oui des sexes. Qui se meuvent. Qui articulent. Qui jaillissent de l’antre primitif. Grande anémone aux infinis cils vibratiles. Qui disent le désir. Disent l’existence en sa plénitude. Si difficile de s’extraire de la poix, de la gangue de terre, de devenir étant au regard du monde. De donner naissance. Oui, naissance. Car, maintenant l’urgence. Oui, l’urgence de sortir de cette immense mer de la vacuité. De faire présence. D’agiter le sémaphore de ses mains, d’enduire les falaises du bitume du sens, de répandre les signes de l’humain. Ô pariétales perditions dans la nuit des grottes ! Ô sanguine ! Ô ocre ! O mains négatives plaquées sur la grande solitude des hommes ! Ô bison ! Ô pointe de flèche qui va clouer la peur à même l’instinct, dans la fourrure tachée de sang, dans la grande amygdale qui sécrète la mort. Alors on s’accouple. Alors on est animaux saisis d’angoisse et les vulves s’ouvrent afin que la semence fasse son office et remplisse le vide et comble la peur.
Mais il y a la nuit tendue d’un bord à l’autre de l’horizon.
Mais il y a la grande toile blanche qui attend dans l’ombre.

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31 août 2021 2 31 /08 /août /2021 17:10

On est arrivé là où l’on devait s’atteindre, au lieu de la contemplation. Tout est si retiré dans l’obscur et le monde semble s’être évanoui dans quelque ornière, à l’abri des regards. Soir en majesté. Le crépuscule gagne son domaine, celui du doute et du sommeil précédant les songes, les longues flottaisons, les réminiscences, les espoirs, les projets insensés. Là, devant, Blanc-Nez est perdu dans son propre logis, paraissant même n’avoir plus de lieu où reposer. C’est une étrave à peine lisible, la proue d’un navire ensablé que des langues d’eau visitent depuis les rainures de sable. C’est presque irréel cette masse se distinguant à l’aune d’un murmure, de la mer, du nuage, du ciel qui pèse comme un couvercle de fonte. Tout mis au secret et les hommes dont nulle présence n’est visible. Ça bat longuement à l’intérieur de soi. Ça interroge. Ça lance ses gerbes d’étincelles. Dans le mystère même du promontoire que rien ne semble distraire de sa nature sourde, échouée en plein espace, c’est de sa propre énigme dont il est question. Avancée de rocher jouant en écho avec l’avancée de chair. Deux continents invisibles qui s’affrontent, se dissimulant à la vue de l’autre. Qu’a donc à cacher la falaise que l’homme ne pourrait connaître ? Qu’aurait donc à dissimuler l’Existant que le Cap ne pourrait saisir ? Nous participons de la même aventure : faire phénomène en un temps, un lieu déterminés, même si les mesures de l’homme, du rocher ne jouent pas sur le même registre. En vérité, présence face à une autre présence. Parole scellée du Vivant, parole mutique de la Pierre. Mais signes identiques. Qui disent la nécessité de paraître et d’échanger des messages. Minces sémaphores dans la nuit du monde. Blanc-Nez ne reposerait-il pas sur les fondements d’une possible connaissance ? A commencer par la sienne propre ?

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31 août 2021 2 31 /08 /août /2021 17:08

La très belle image d’André Maynet met en scène une posture identique à celle du sfumato, elle est un sfumato, mais aussi un vibrato, une « écriture de la lumière » qui s’affirme en se retirant, une illusion, une « phantasia » qui ouvre notre imaginaire et le laisse en suspens. Ainsi sont les œuvres lorsqu’elles nous installent hors de nous, dans une énigme qui nous tient en émoi. C’est une vapeur qui monte de la Muse, une dentelle de clarté, un rayonnement si proche d’une pierre d’albâtre qui serait illuminée de l’intérieur, un gonflement de phosphènes, une parole venue du plus loin du temps qui échouerait au rivage de l’être, une douce feuillaison des choses en leur immobile et silencieuse supplique, l’apparition d’une Lune gibbeuse au-dessus de l’inquiétude des hommes, l’émergence d’un corps antique dans le luxe d’un marbre, l’à-peine persistance d’un Pierrot dans son habit de rêve, le poudroiement d’un talc dans la levée de l’heure, la chute souple d’une cascade dans un inaccessible lieu, l’onde se réverbérant sur la hanche d’une amphore, la pliure du vent océanique dans le brouillard d’une dune, la vibration claire d’un colibri à contre-jour du ciel, l’eau phosphoreuse de la lagune pareille à un étain, le glissement d’un feu assourdi sur la gemme de jade, la caresse du jour sur la pierre d’un sanctuaire, le tournoiement éternel de la corolle du derviche, l’empreinte originelle posée sur une toile d’un Puvis de Chavannes, un séraphin en pleurs dans le doute mallarméen, l’arrondi crépusculaire d’un galet, le pli de la couleur dans la coulure de lave, la nuée de cendre qu’un ciel efface, la gorge d’ardoise d’un pigeon ramier, les toits de Paris sous une cimaise de plomb, les lignes grises des cairns couchés sous le vent d’Irlande, l’ovale d’un lac sur un plateau d’Ecosse.

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