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20 juin 2020 6 20 /06 /juin /2020 07:58
Exilée de soi.

Amnésie du temps.

Œuvre : Dongni Hou.

 

 

 

 

   L’aire libre du temps.

 

   D’abord il n’y a rien qu’un flottement. Une irisation d’ailes dans l’azur infini. Tout est libre de soi. Le temps est cette ronde, cette circularité qui semble n’avoir jamais de repos. Tout s’enchaîne dans l’harmonie. Tout s’emboîte avec naturel. Les rouages entraînent les rouages dans la plus belle logique qui soit. Mouvement subtil d’horlogerie. Les roues oscillent en cadence. Les ressorts se plient en rythme. Les cliquets répondent aux cliquets. Les pignons aux pignons. Les balanciers se balancent à l’infini comme si, jamais, leur mouvement ne devait trouver sa fin. Tout coule de l’amont vers l’aval. Tout s’immisce dans le cycle joyeux de l’eau. Il y a des nuages. Il y a la pluie. Les ruissellements sur la terre gorgée d’humidité, les trilles de gouttes qui cascadent vers les fleuves, les fleuves qu’attire la masse anonyme, fascinante de la mer. Il y a la mer, les océans gonflés comme une immense goutte de verre, leur dôme resplendissant sous l’appui du ciel. Il y a le soleil, la clameur blanche, le rideau de vapeur, le fin brouillard ascensionnel. Il y a la nacelle des nuages, le peuple assemblé des perles liquides. Il y a la pluie. Comme l’éternel recommencement du même en sa joie plénière. Il y a les hommes, les femmes, leur ferveur tissée au-dessus de leur tête. Elle s’appelle désir. Elle s’appelle liberté, ouverture de soi dans la clairière du monde. Il y a la pluie encore, le nuage arc-en-ciel, les couleurs qui se fondent dans les couleurs, la fuite infinie de l’eau vers le domaine où vivent les hommes, visages tendus vers le ressourcement, la soif étanchée, la plénitude du corps lorsqu’il communie avec le vent, parle avec la terre, s’immole dans le feu comme la vive pliure de son esprit.

 

   La décision de la Moïra.

 

   Au-dessus des fontanelles où vibre la nécessité d’exister il y a l’invisible, le mystère tressé des hiéroglyphes, l’illisible palimpseste où se percutent tous les signes de l’inconcevable. On dilate ses yeux, on pousse la porcelaine de ses sclérotiques tout contre le vent du doute, on fore le puits de ses pupilles, on aiguise le chiasma de ses yeux afin que quelque chose d’un secret veuille bien s’y révéler qui dirait le chiffre de notre marche de guingois sur les chemins de limon. On sort de soi, on laisse faseyer la voile de son propre corps. On espère une brise signifiante dont le dépliement indiquera la marche à suivre sous l’empire des étoiles. On attend. On livre sa besace de peau à ce qui s’y inscrira en tant que possible à venir, que projet à faire surgir de l’incommensurable attente qui, à chaque seconde, à chaque battement du cœur, tisse la faille immensément ouverte de l’espoir, de la foi en l’être, de l’inatteignable cime que toujours l’on postule à bas bruit, la dissimulant comme s’il s’agissait d’une maladie honteuse.

   « Maladie », voilà le mot lâché qui dit le risque majeur de vivre, la présence des fourches caudines, les chausse-trappes dans lesquelles se dissimule l’inaltérable faille où s’engouffre le disparaître, où souffle l’haleine délétère de la finitude. La Moïra, d’abord on ne la sent nullement. Elle est comme notre ombre, le double de notre silhouette, une écaille qui recouvrirait notre épiderme, un vernis illisible affectant notre condition mortelle, jouant avec elle comme en écho. On va au hasard des rues, on chante, on aime, ici et là, rapidement, pour oublier la lourdeur de nos pas frappés de contingence. On va dans les musées, on s’abreuve d’art. On va au cinéma, on emplit l’outre de ses yeux d’images, de leur carrousel, de leur étrange fascination dont le but est, on le sait, de nous soustraire au bruit tragique du monde.

   Nous parlions d’ombre à l’instant. Nous parlions de nuit. Nous parlions des Filles d’Erèbe et de Nuit. Nommant ceci qui demeure dans l’obscur, nous faisions venir à la présence Clotho, la fileuse du destin, Lachésis qui le mesure grâce à sa baguette, Atropos enfin qui le tranche, accomplissant l’irréversibilité des choses en leur clôture. Tant que notre dérive songeuse est assurée, manger à sa faim, aimer suffisamment, dessiner des oiseaux, vaquer à ses manies diverses, s’affilier au régime de ses obsessions, tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles. Nous tissons notre toile telle l’araignée et le fil de cristal à notre suite est le témoin de ce parcours sans faille.

 

   Songe arrêté en plein vol.

 

   Cependant nous savons la possible rupture, l’hiatus, l’interruption, la fragmentation, la perte. Soudain voici qu’Atropos dans son aveuglement royal a tranché le fil qui nous relie au réel. Ce brusque suspens se nomme indifféremment, maladie, accident, séparation, deuil, remise du projet dans son carton primitif, songe arrêté en son plein vol. Moïra dont l’homologie pourra se lire sous les traits de cette pure abstraction clouant sur place, cette épée de Damoclès, cette lame divisant l’existence selon ses deux versants, l’adret lumineux, l’ubac empli des remugles de la noirceur. Epée qui suspend identiquement le voyage de Jacques le fataliste dans le roman éponyme de Diderot : « Le maître ne disait rien ; et Jacques disait que son capitaine disait que tout ce qui nous arrive de bien et de mal ici-bas était écrit là-haut ». « Le grand rouleau où tout est écrit ». C’est ainsi « le grand rouleau » a ses roses, ses épines. Ses épées de Damoclès, ses lames de ciseaux qui entaillent le réel, lui donnent ses angles vifs, ses plis, ses retournements, ses lignes de fuite. Surgissement de la surprise dans la toile unie de l’exister. On croyait jusqu’alors que tout allait de soi, que marcher n’était que cette infinie durée inaltérable, cette feuille de soie déroulant sa parure sans que la moindre déchirure ne vînt s’y inscrire, la plus infime incision par où se dirait l’imperfection des choses, le talon d’Achille de l’homme, la corde tendue du funambule, vibrante, prise d’oscillations sur laquelle on avançait avec les bras en croix et les yeux emplis d’hébétude. Temps lisse pareil à une aube qui se dirait dans l’humilité, l’évidence, le prolongement de la nuit sans coupure, sans heurts, comme un sourire d’enfant accueille le visage de sa mère et le retient en lui tel l’inestimable don qu’il est.

 

   Instants goutte d’eau.

 

   Mais voilà, tout espoir avait une fin, toute certitude son épilogue. Loin d’être ce poème dépourvu de césure, cette parole d’une seule traite proférée, il y avait des blancs, des silences, des hésitations, des retours en arrière, des émissions aphasiques, des hoquets et des pliures de la voix. Le réel que l’heure traversait n’était nullement homogène, ourdi d’une toile dont nul raccord aurait pu trahir la fragilité. Le réel était semblable à ces plateaux calcaires qui paraissaient une simple tabula rasa sans nul obstacle alors que les creux des dolines y imprimaient leur invisibles et dangereuses dépressions. Le temps qu’on percevait permanent, continu, voici qu’il se décomposait à l’infini, avec ses clignotements, ses instants goutte d’eau, gemmes de résine, ses moments bogue occluse dont on ne percevait même plus la progression vers un hypothétique futur. Le temps haché par le Destin, le temps de cire dans lequel s’imprimaient les heurs et les malheurs du monde.

 

   Les attendus de l’image.

 

   Visage. Le fond pareil à la lame lisse de l’exister tant que la faille ne s’est nullement ouverte, que tout coule de source avec son ébruitement d’eau originelle, cette pureté, cette innocence, cette disposition à la candeur, à l’accueil du monde en sa générosité, sa naturelle prodigalité. Visage mais mutilé, privé de la falaise du front par où se laisse voir, métaphoriquement, la lumière de la pensée, le brillant de l’intellection. Un œil est biffé qui détruit la vision stéréophonique, cette indispensable vue double dont le sens le plus affirmé est de figurer une vertu dialectique : apercevoir la beauté et la laideur, viser le bien et le mal, la vérité et la fausseté. Le seul œil apparent est clos comme si la vue s’était retournée sur son antre de chair, représentation opaque du monde, abandon de la certitude dont le regard est le révélateur à la seule puissance de la conscience qui projette son rayon et éclaire tout ce qui vient à son encontre. Lèvres scellées sur un indicible, un non-proférable, extinction de la fable humaine. Le bas du corps s’est absenté semblant avoir renoncé à toute attache terrestre.

 

   Extases du temps.

 

   Mais, ici, il s’agit de prendre à la lettre le titre que l’Artiste a choisi comme prédicat de son œuvre : « Amnésie du temps ». Cette perte, cet oubli de soi, du temps, du monde. Mais considérons le temps en son essence. Le temps est écoulement continu, suite d’instants que la vie synthétise en s’inscrivant en lui. Inévitablement l’existence est durée. Ne le serait-elle et elle revêtirait la forme d’une aporie, ce qu’est la finitude en son accomplissement. L’amnésie se définit rigoureusement par la « perte partielle ou totale de la mémoire ». C’est donc la mémoire qui est en jeu, cette faculté à nulle autre pareille qui nous relie à notre passé, l’utilise en tant que tremplin afin que, doté de cet élan, ce temps de jadis puisse remonter en direction du présent, le féconder, en faire la condition de possibilité de notre futur, donc assurer l’espace de notre propre liberté. En effet, nous ne sommes libres qu’à nous situer à même les trois extases de la temporalité au travers desquelles notre être reçoit sa totalisation. Coupé du passé, il s’absente de son origine. Privé du présent il se déréalise tout comme l’est l’univers psychotique dans son sidérant enfermement. Exilé du futur il se prive d’une finalité qui est l’acte terminal par lequel il se révèle à soi comme celui qu’il aura été dont le point final le remet à son ultime parole, dernier mot sur la scène de la représentation.

 

   Le Temps perdu.

 

   Alors comment ne pas associer mémoire et réminiscence ? Comment ne pas convoquer la haute stature psycho-philo-littéraire de Proust dont La Recherche du temps perdu est une longue dissertation sur la venue de l’être au monde ? Sur sa signification, dont l’art, l’esthétique, l’écriture sont les figures de proue avec lesquelles il dialogue pour faire présence et se dévoiler en sa nature profonde, fragment temporel que le passé révèle, que le présent transcende, que le futur mène à son terme comme l’interrogation qu’il est en son fond puisque ni l’instant, ni la durée ne l’auront sauvé de son naufrage, tête au-dessus de l’eau seulement, mais dans les plus belles pages qu’il nous ait été donné de lire. L’art est ceci qui nous élève à notre hauteur d’homme et nous y laisse le temps d’une sublimation avant que la terrible déréliction ne nous reprenne dans les mailles étroites et aliénantes de son filet.

 

   Scansion de l’être.

 

   Mais revenons à cette coupure de l’être, à l’évanouissement de ses souvenirs dont cette image le dote comme de son irréversible destin. Mutilation symbolique, terrible déchirure qui affecte Amnésie du temps dans son essence même. Comment continuer à être, alors même qu’on a abandonné une partie de soi, peut-être la plus précieuse aux buissons de l’in-souvenance ? Le tiret (-) situé au centre de ce néologisme en accentue l’irréductible séparation, en creuse l’impossible retour vers cette souvenance qui est comme notre chair vive, le tissu de nos impressions, la lymphe de nos sensations. Oublier le souvenir et c’est tout un pan de soi qui s’écroule, une fiction qui meurt, un roman qui disparaît à même l’épuisement de ses mots. Oui, car les mots ont besoin d’une assise pour tenir, assurer leur verticalité, signifier ce pour quoi ils sont nés au monde. Imaginez le cadre d’une ardoise magique, ces ardoises d’autrefois (le passé), qu’on ne connaît plus aujourd’hui (le présent) sur le fond duquel les lettres s’effacent et ne font plus leur beau ballet. Alors plus rien ne tient, tout s’écroule au fur et à mesure, l’horizon (le futur) se bouche puisqu’il est dépourvu de ses fondations. Cette métaphore babélienne (écriture-parole) est comme la mise en musique de la thématisation proustienne. Le temps ne tient qu’à reposer sur ses assises originelles. Les renier, les oublier c’est se faire son propre fossoyeur, c’est renoncer à l’essence de l’homme qui n’est que passage d’un point à un autre de l’espace à la mesure de ces secondes qui sont la scansion de l’être, sa vérité, son apparaître en son esquisse charnelle.

 

   Réminiscences, esthétique, éthique.

 

   Avant d’aborder la riche sémantique des réminiscences, gardons-nous bien, dans un identique souci de forer plus avant leur signification interne, de mettre entre parenthèses l’oublieuse mémoire de Jules Supervielle dont le vers suivant dit combien cette dernière, la mémoire, peut tourmenter le poète dont la Muse menace de s’éclipser dans le mouvement même de cet oubli : « Avec tant d'oubli comment faire une rose… ». Faire une rose : créer une œuvre. Impossible restitution du geste mémoriel qui féconde toute création puisque les pétales se sont évanouis dans les plis d’un temps devenu inconsistant, illisible, perdu à jamais. Mais regardons de plus près la belle constellation mise en lumière par l’auteur des Plaisirs et les Jours afin d’y faire émerger l’irremplaçable joie de tout souvenir fidèle. Les réminiscences proustiennes constituent non seulement une esthétique mais elles tracent en sourdine la trame d’une éthique. A savoir d’une conscience de soi à l’œuvre afin de faire émerger de ses souvenirs la flamme d’une vérité. Proust auteur reconnu, adulé, figure de proue du roman moderne n’est rien sans la référence au petit Marcel dans les arcanes du Combray d’autrefois, ou bien du jeune adulte traversant la cour de l’hôtel de Guermantes. Proust en tant que personne est ses souvenirs. En tant qu’auteur, ses réminiscences. La petite madeleine dégustée au cours d’une « morne journée » le restitue soudain à lui, dans ce « dimanche matin à Combray » auprès de « tante Léonie » qui n’est plus qu’une brume dans le lointain. Puis, en une autre évocation, c’est son pied qui bute sur un pavé, faux-pas qui le reconduit aussitôt, sentiment plus réel que le réel lui-même, « sur deux dalles inégales du baptistère de Saint-Marc » dans la Cité des Doges. Puis le narrateur raconte l’épisode de la serviette avec laquelle il s’essuie la bouche devant la bibliothèque de l’hôtel de Guermantes :

« Et je ne jouissais pas que de ces couleurs, mais de tout un instant de ma vie qui les soulevait, qui avait été sans doute aspiration vers elle, dont quelque sentiment de fatigue et de tristesse m’avait peut-être empêché de jouir à Balbec, et qui maintenant, débarrassé de ce qu’il y avait d’imparfait dans la perception extérieure, pur et désincarné, me gonflait d’allégresse ».

 

   « Evidence de la félicité ».

 

   Dans l’expérience de la re-souvenance telle que la vit le héros proustien, non seulement le moi trouve à se spatialiser, à plonger ses racines dans un sol ancien qui le constitua, à Combray-Venise-Balbec, mais le moi se dilate et parvient à une sublimité qui l’arrache à la fuite de l’instant présent. Le riche lexique laudatif chargé de nous restituer l’émotion esthético-sensorielle du moment fondateur, de la rencontre pleinement unitive, se traduit dans une richesse inouïe, modes à la limite de l’inconnaissable du temps à l’état pur », diamants brillant de tous leurs feux dans l’automne existentiel dont le narrateur vit la perte crépusculaire. ( plaisir délicieux » ; puissante joie » ; évidence de la félicité » ; pourquoi ce souvenir rendait si heureux » ; dans une sorte d’étourdissement » ; impression si forte »), donc tout un clavier de sensations vertigineuses situées au bord d’une extase. Transcender la réalité humaine pour en faire une œuvre d’art est ceci qui doit ôter de l’horizon de l’être toute tentative d’en obscurcir la possibilité d’illumination, la puissance de radiance. Les lames de ciseaux, l’épée de Damoclès, les décisions de la Moïra il faut non seulement les contourner mais en effacer la force de parution, tant que ceci, bien évidemment, demeure dans l’orbe du possible. L’art, l’amour, la pratique de la philosophie, la joie de la rencontre de l’ami, de l’aimée, la méditation, la contemplation, la vie au contact de la nature, l’observation des étoiles piquées au firmament, le rire des enfants, la marche attachée à quelque rêverie, le songe éveillé, l’écoute de la source sous l’arche bienveillante des aulnes, autant de motifs de satisfaction, parfois de bonheur directement palpable qui nous tirent de nos habituelles mélancolies et nous portent dans cette plénitude de l’exister que, souvent, nous cherchons dans un ailleurs alors que nous en sommes les détenteurs les plus visibles. Un regard souvenant en est sans doute la condition d’émergence. Aussi nous appliquerons-nous à regarder. A regarder en vérité.

   « Exilée de soi » veut dire être coupée de son sol originaire que la mémoire a occulté. Alors le flottement est infini, longue dérive sur des eaux agitées que des rives absentes rendent insondables. Toute perte est ceci qui prive de repères. Mémoire comme lieu d’accès à soi par le regroupement des diverses temporalités toujours saisies d’éparpillement. Vision diasporique du monde qui fragmente le corps, dissout l’esprit. Or nous voulons le corps, nous voulons l’esprit, nous voulons la liberté ! Nous sommes mémoires.

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19 juin 2020 5 19 /06 /juin /2020 16:37

   Sans doute devais-je avoir une prédestination qui, infailliblement, m’avait guidé vers la chaîne des Puys d’Auvergne. Il faut dire, mon métier de géologue expliquait mon point de chute. J’étais né en un endroit bien éloigné de celui-ci, dans le Midi, y avais vécu jusqu’à l’âge de mes études puis j’avais migré en ces terres volcaniques sur lesquelles j’effectuais mes recherches et y étais resté toute ma vie. Autrement dit, j’étais devenu une manière d’Auvergnat pierreux qui ne vivait que du contact avec les volcans, les vastes horizons, la brume parfois et le vent qui érodait les cratères usés par des millénaires et des millénaires. J’habitais à Caldeyrac, charmant petit village d’où se laissait découvrir le Puy de la Bannière, son sommet arrondi couvert de végétation, une tour ruinée lui faisant face depuis une haute colline. J’avais acheté, dans le bourg, une petite maison bâtie de sombres pierres volcaniques qu’égayaient des joints de ciment blanc. Parfois, à la belle saison, surtout aux premiers jours d’automne, je passais de longues heures à regarder le paysage aux teintes flamboyantes.

   Tous les jours, avant de me rendre à mon travail, je faisais un tour du village. Parfois je m’asseyais sur le banc de pierre d’une petite place, face à un puits qui en constituait l’ornement essentiel. Au-dessus du bâti il y avait une belle ferrure en forme d’arabesque qui portait en son extrémité une poulie rouillée. Quelques planches rustiques étaient posées sur le haut de la margelle. Il m’arrivait, au titre d’une simple curiosité naturelle, de coller mon oreille contre le couvercle de bois. J’entendais alors le crépitement de gouttes qui, détachées du sommet, allaient frapper l’eau située plus bas avec un doux clapotis. Il m’était aussi arrivé d’entendre, après une période de fortes pluies, un ruissellement sourd dont je pensais qu’il devait rejoindre, par un réseau souterrain, d’autres nappes d’eau qui s’étendaient loin, peut-être même bien au-delà de la chaîne des Puys. Mon imagination s’abreuvait à cette source clairement perceptible et le chant de l’eau m’accompagnait la journée durant lors de mes pérégrinations dans la gueule sombre des volcans éteints.

   Ce matin le temps est beau, clair, la chaîne des Puys visible sur toute sa longueur. Je suis assis sur le banc face à la fontaine. Il est trop tôt encore pour que des Villageois déambulent sur la Place. Je suis seul avec le murmure du puits, le chant des oiseaux. Parfois un chat en maraude passe, on ne voit guère qu’une traînée noire au bord des caniveaux. J’ai amené un livre de nouvelles, ‘L’Enfant de la haute mer’ de Jules Supervielle, j’aime beaucoup ses phrases simples, son style fantastique, ses personnages qui paraissent flotter au-dessus du réel, étonnante fiction qui, soudain, vous arrache à vous-même pour vous emmener loin, très loin en des contrées inconnues qui ressemblent à des mirages. Soudain j’interromps ma lecture. Il m’a semblé entendre une voix. Je me retourne, interroge l’espace des rues qui est désert. J’ai dû rêver, sans doute, me laisser piéger par ces histoires qui sollicitent l’imaginaire, dissolvent tout ce qui est matière, annulant les corps pour ne laisser flotter que des âmes indécises qui vont de-ci, de-là, au hasard des brises et des courants d’air. C’est une voix modulée, fluide, comme venue du plus loin de l’espace, d’un temps illisible, une voix qui résonne quelque part en écho, rebondit sur les falaises brunes des maisons, frappe aux lourds volets de bois, se fond dans l’air qui tremble. Un silence, long, puis à nouveau « ÉHOOO, ÉHOOO ... OOOHÉÉÉ ».

   Je quitte mon banc, bien décidé à faire se lever ce voile de mystère. Seulement le bruit de mes chaussures sur les dalles inégales du sol. Puis la voix ressurgit, comme si elle s’adressait à moi seul, voulait attirer mon attention. Je m’approche doucement du puits. C’est bien de là que vient ce son étrange dont je ne sais quelle peut bien être l’origine. Je colle mon oreille aux planches de bois et à nouveau « ÉHOOO, ÉHOOO ... OOOHÉÉÉ ». J’essaie de soulever les planches mais elles sont fixées à même le bâti de pierre. Alors je retourne à la maison, prends un pied de biche, ma torche puissante qui me sert à l’exploration des cratères des volcans. A nouveau près du puits. La voix est maintenant plus sourde, comme nappée de coton. Je l’entends tout de même et reconnais la même bizarre antienne qui semble jouer d’elle-même « ÉHOOO, ÉHOOO ... OOOHÉÉÉ ». J’engage le pied de biche dans l’intervalle entre deux planches. Un long craquement puis la fermeture cède. Un fin brouillard monte du fond du puits, saupoudre mon visage. Tout au fond j’aperçois la lentille d’eau qui scintille, un vif argent qui paraît être immobile depuis le lointain du temps. J’allume ma torche, règle le faisceau dans sa plus grande largeur. Les parois sont recouvertes de mousses, de fougères naines, des racines venues des arbres proches dessinent un réseau blanchâtre qui se perd dans des lueurs d’étain.

   Je regarde alentour, dans l’inquiétude que des gens ne découvrent mon étrange manège. Mais tout est calme. Caldeyrac abrite surtout des personnes âgées qui ne se lèvent guère tôt, profitant de la douceur des draps avant d’entamer une nouvelle journée. Puis, soudain, je découvre dans l’épaisseur du mur circulaire une échelle de fer rouillé qui descend à la verticale et paraît s’arrêter devant une cavité sombre qui débouche à peu de distance au-dessus de la nappe d’eau. Je suis chaudement vêtu, ma torche est quasiment inépuisable, mon courage est inentamable, aussi, après avoir fait glisser les planches de manière à ce qu’elles obstruent à nouveau l’ouverture du puits, je commence ma descente.

   De temps en temps, la petite ritournelle « OOOHHÉÉOOOHÉÉ » vient frapper mes tympans et m’encourage à poursuivre ma quête. Les barreaux sont glissants, aussi dois-je bien assurer mes chaussures de géologue sur chaque montant, m’agripper solidement afin de ne pas chuter. Maintenant, me voici arrivé au niveau de la cavité que j’observais depuis le cercle supérieur du puits. Je balaie les parois du faisceau de la lampe torche. Tout est de calcite blanche, immaculée et c’est un peu comme si je remontais en un temps originel, peut-être celui de ma naissance et au-delà. Le boyau est plutôt étroit, aussi ne puis-je avancer que courbé, évitant les filets d’eau qui courent partout, les crevasses, les espèces de moignons qui, ici et là, sortent du long couloir avec des allures de visages menaçants. Puis voici que cela s’ouvre, que cela s’éclaire. Devant moi un plafond immense avec les hallebardes de ses stalactites, les excroissances de ses stalagmites aux formes si variées, si figuratives, avec leurs draperies translucides. Mon regard grimpe le long d’une immense colonne. Tout là-haut, un œil rond par où se laisse voir une trouée de ciel clair, un azur délavé qui tremble dans la lumière. Je ne sais me décider, choisir entre un aven qui débouche en plein jour ou bien l’ouverture d’un puits et l’eau, ici en bas, qui peut être recueillie par d’invisibles habitants. J’arrive à un étrange carrefour, un genre d’étoile comme on en trouve dans la Forêt de Saint-Germain-en-Laye, Etoile de la Muette, Etoile du loup, ces layons qui partent en faisceaux dans toutes les directions de l’espace. Je ne sais où aller mais me laisse guider par la voix, toujours lointaine, toujours modulée, pareille à une comptine d’enfant ne jouant que sur les voyelles « OOOHHÉÉOOOHÉÉ ». C’est étonnant combien je suis inquiet et rassuré à la fois, comme si j’entendais une voix familière venue de l’autre côté du monde, me demandant de venir à sa rencontre.

    Maintenant c’est un genre de sentier lumineux qui s’étend devant moi, en pente douce, des puits de lumière par lesquels la clarté tombe dans le monde d’en bas. Ils me font penser à ces oculi du Canal Saint-Martin, à cet étrange clignotement qui surprend les visiteurs embarqués sur des péniches. A ma droite, une sorte de canal où court une eau claire. De loin en loin des barrages de moraines font des lacs où viennent s’alimenter les puits. Oui, les puits car à chaque cercle de lumière correspond un bâti reposant sur la terre ferme. A intervalles réguliers j’entends le sourd bruit des seaux qui cognent l’eau, se remplissent, puis le bruit de chaîne s’enroulant sur la poulie, puis un éclair lorsque le récipient rencontre la flamme vive du jour. Ici donc, au-dessus de ma tête, des Existants viennent puiser de l’eau pour la boisson, la cuisine, sans doute pour la toilette aussi.

   Je marche très longtemps dans ce clair-obscur, mon visage s’illuminant en cadence des flaques de clarté qui le visitent à chaque passage sous la cavité creusée dans la roche. Jusqu’ici je ne pouvais nullement imaginer tout ce riche réseau souterrain, ses ramifications infinies pareilles à des rhizomes dans la nuit profonde de la terre. Mon démon de la géologie a bien vite fait de les baptiser, ces puits. A chacun je confie le nom d’un puy : puy des Marais, puy de Goulvy, puy de l’Espinasse, suc de la Louve, puy de Tressous, puy de Nugère. Bien sur je sais que les puys d’Auvergne sont des élévations, des cônes se jetant dans l’eau infinie du ciel. Mais par un simple jeu d’homophonie, joint à un jeu imaginaire, j’inverse les valeurs, je ne garde du puy que le creux de son cratère, je le métamorphose en un cercle de pierre que je destine aux besoins des hommes. C’est un peu comme d’être magicien dissimulé par les plis de terre et d’offrir aux Vivants cette inépuisable provende qui est le suc même de leur chair.

   Ma torche, vacille parfois, puis reprend de la vigueur. Sous terre on n’a nullement conscience du temps. Le temps des horloges a disparu, remplacé par le temps des pulsations cardiaques, par la mesure de mes pas, par le halètement de mon souffle. La voix, qu’un instant j’avais presque perdue, la voici qui revient à moi avec un troublant coefficient de présence. C’est comme si elle murmurait à mon oreille une chanson d’autrefois qui aurait été ensevelie sous la cendre des jours. «OOOHHÉÉOOOHÉÉ», puis à nouveau « HHHÉÉÉOOOHHHÉÉÉ », si bien que je jurerais être sur le point de découvrir un secret. Un bruit de chaîne au-dessus de ma tête. Le grincement d’une poulie. Une cruche de terre vernissée remonte vers la surface. J’aperçois la gueule claire du puits avec l’échancrure qu’y dessine la cruche. Une échelle de fer. Je gravis les marches une à une. Des gouttes d’eau chutent de la margelle et parfois mes yeux en sont remplis.  «OOOHHÉÉOOOHÉÉ», maintenant le son provient de l’extérieur, me hèle vers ce que je pense être une sorte de fête. Je viens de franchir les dernières pierres qui ruissellent de rosée. Je dois mettre mes mains en visière afin de ne pas être ébloui. Au-dessus de la margelle j’ai pivoté, regardant les ténèbres du puits. Tout au fond la teinte d’argent de la feuille d’eau. C’est un miroir qui me renvoie mon image. J’articule clairement, distinctement, avec des modulations dans la voix mon incantation au monde de l’eau «OOOHHÉÉOOOHÉÉ» ,encore une fois «OOOHHÉÉOOOHÉÉ», encore une fois «OOOHHÉÉOOOHÉÉ».

   Comme c’est curieux. En un instant me voici redevenu l’enfant que j’étais vers l’âge de huit ans. Je viens de puiser une cruche d’eau pour la table. Près de moi la citerne où nagent les carpes rouges et noires auxquelles je jette des miettes de pain qu’elles happent goulument. Je passe tout contre le vieux magnolia chargé de pétales qui embaument. Je traverse la rue. En face, ‘La Petite Maison’, celle de mon enfance avec sa marquise de tuiles, son marronnier planté dans le jardin, la couleur rouille de ses volets. Je pousse la porte de la cuisine. Mes Parents sont à table. « Eh bien, Jacques, tu en as mis un temps pour puiser une simple cruche d’eau ! On te croyait parti pour un autre monde. À la bonne heure, nous te retrouvons, et avec une belle eau fraîche en prime. » Ma Mère remplit les verres qui font un tintement de cristal en se choquant. Nous sommes tout simplement heureux. « Si mes Parents savaient d’où je viens », pensais-je en répondant à leur sourire. C’est si loin dans le temps, si loin dans l’espace. Oui, si loin !

 

 

  

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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19 juin 2020 5 19 /06 /juin /2020 08:28
Sous les fourches caudines.

"Souricière à mirages".

Œuvre : André Maynet.

Être hors-sol.

C’était ainsi, il fallait avancer dans la poussière de sable, au milieu des tornades de chaleur, envelopper son visage du linge blanc du taguelmoust, plisser les yeux, retenir sa respiration, devenir légère comme le criquet pris dans les mailles fibreuses de l’harmattan, sentir son corps devenir cette pure abstraction, cette ligne flexueuse à mi-distance du ciel et de la terre, cette manière de flottement qui ne serait jamais accompli que du centre de ses propres sensations. Il fallait être hors-sol et le demeurer tant que vous visiterait l’écume du rêve, là, à des milliers de lieues du réel, où ne flottaient que des idées, des pensées, de simples intellections affairées d’elles-mêmes.

Au milieu des dunes.

Ici, au milieu des dunes, parmi leurs souples oscillations, leur immobile progression, une jeune femme du doux nom de Sibylle - cette pourvue du don de prophétie -, marche au-devant d’elle-même, son corps la suivant à peu de distance, pareille à une ombre, à une nuée grise attachée à un mystérieux cheminement. L’air est une toile compacte faite d’un tissage de grains de sable, de pliures de vent, de fragments de réminiscences venues du plus loin de la mémoire. Ici, nul besoin d’évoquer la force illuminante de la foudre, de se pencher sur la dépouille d’animaux sacrifiés pour déceler ce que sera l’avenir, en deviner la couleur, en dessiner l’essence. Il suffit d’avoir séparé son corps de son esprit afin que ce dernier, enfin déliré des entraves de la matérialité, puisse s’affranchir de toute contrainte et vogue librement dans l’espace infini des délibérations ouraniennes. Se projeter dans l’heure qui vient, dans le jour qui s’annonce au loin, dans la minute qui grésille d’impatience est ceci : se sustenter à l’aune de sa propre liberté et fixer de ses yeux de braise ce qui apparaît, tout là-bas, au bout du long tunnel noir que déchire l’arche brillante d’une vérité. Nulle autre voie que de déciller longuement ses yeux, de les laisser se confronter à cela qui surgit, ou bien la noirceur d’une aporie ou bien l’étincelle d’une connaissance, la flamme d’une beauté. Avenir : une maille à l’endroit qui nous dit l’ouverture du monde, sa merveilleuse image, sa libre disposition à s’affirmer dans la clarté ; une maille à l’envers qui est sa face cachée, le revers d’une fortune, une plaie de l’âme, la perte d’un avoir, la dissimulation d’une pépite dans l’obscur de la roche, sans doute cet inconscient qui nous ôte la vision des choses pour la mettre au secret.

Sibylle en sa nudité.

Dans la lumière de porcelaine, sur la toile de fond de l’inconnu, Sibylle avance dans la pure verticalité qui la fait être. Elle s’est débarrassée de la complexité du long taguelmoust, a abandonné la vêture blanche qui emmaillotait son corps. Elle avance, bien droite, campée sur l’échasse double de ses jambes. La fente discrète de son sexe repliée sur la mystérieuse colline du mont de Vénus. Son abdomen de neige est pareil à un toboggan sur lequel glisserait la discrétion du temps. Cavité du nombril, ovale à peine parvenu à maturité comme pour dire la naissance latente, le bientôt surgissement sur la scène du monde. Les deux boutons de la poitrine, minces rubis que la modestie éteint de la cendre de sa touche à peine proférée. Tiges des clavicules sur lesquelles repose le masque blanc de la tête que recouvre le buisson hauturier des cheveux. Et les yeux, le nez, la bouche, à peine quelque ponctuation pour dire la présence humaine, sa belle déclinaison dans l’ordre du percevoir, du ressenti, ces ondes longues qui, longtemps, font leur ondoiement dans le massif de chair après qu’un son, une image, un langage en a touché la sublime silhouette.

Lampe-tempête.

Et les bras, ces étranges péninsules qui font des mains les récifs les plus avancés de notre rapport aux choses. Les mains, objets artisanaux qui façonnent notre relation au préhensible, à l’Autre surtout que nous effleurons, parfois pétrissons comme si nous souhaitions en faire une terre annexée, un territoire prolongeant le nôtre afin que nous ne demeurions orphelins, démunis avec le bâton des doigts serrant le vide et la perte à jamais. Et cette lampe-tempête qui diffuse sa blanche clarté, qui fait sa boule de brillant mercure, qui fait rayonner autour de soi cette manière de subtile aura, qui est-elle ? QUI ? Oui, car elle n’est pas une chose ordinaire, un simple lumignon dont on s’enquerrait afin de percer la nuit et tracer l’ouverture par laquelle on s’immiscerait dans l’antre multiple du monde, cette caverne d’Ali Baba encombrée de monts et merveilles, de coffres secrets, peut-être de pièges et de « souricières à mirages ».

Individus de l’abîme.

Cette lampe est, à l’évidence, le fanal de l’esprit, le lumignon de la conscience. Pour cette raison parlions-nous, précédemment, d’une séparation du corps et de l’esprit. Corps dans sa pure présence verticale, esprit-conscience porté au-delà de la tunique humaine afin de témoigner, mais aussi de voir plus loin que soi, dans ce futur qui nous constitue à chaque instant, trille, égrènement des secondes dont nous ne percevons que le ruissellement rapide en notre fond, puits oublieux, eau noire que n’illumine guère le cercle signifiant de la margelle. Car nous sommes des êtres de la profondeur, des individus de l’abîme que n’aborde guère l’effervescent contact de l’esprit avec la réalité pour paraphraser Pierre Reverdy. Ce que, toujours, nous cherchons à savoir, c’est cet absolu, ce réel primordial dont tout poème est la mise en forme, le diamant par lequel nous accédons à l’arête tranchante de ce qui est essentiel et constitue nos propres fondements, à savoir cette temporalité qui nous amène à notre propre être et, d’une façon coalescente, à l’être-du-monde, cette heure qui nous traverse et, s’effaçant continuellement, nous porte en avant de nous. Sibylle, que nous regardons, comme fascinés par tant d’énigmatique présence, est cette Visionnaire qui nous invite au voyage de l’être. Son corps est pure hypothèse qui ne tient qu’à l’aune de cette lumière aurorale qui la révèle et invite les Voyeurs que nous sommes à procéder à l’inventaire de nos paysages corporels qu’ourle la lumière d’une connaissance différée des choses puisque le réel est tissé de cette nécessité même qu’il détruit sa construction babélienne à mesure qu’il l’édifie. Lumière-ombre-lumière-ombre, surprenant clignotement qui, en réalité, n’est que l’écho de nos propres clignotements, de nos humaines dialectiques, inspir-expir, diastole-systole, flux de l’amour-reflux de la mort.

Corps-mirage.

Cette image, au travers de ses symboles, pose simultanément le problème philosophique de la liberté. Corps-mirage, corps-illusion provisoirement endossé qu’ignore la conscience, tant celle-ci est mobile, sans attache, indéterminée, voguant à la vitesse des comètes. Notre corps n’est-il que cette forme constamment livrée à la rébellion existentielle alors que notre esprit serait pure décision ontologique hors de portée de notre savoir ? Avançant dans le désert, comme cette sublime Apparition, nous voyons des montagnes bleues, des villes blanches où règnent des princes et des princesses, des forêts peuplées d’animaux édéniques, des sources faisant jaillir du sol des myriades de bulles légères. Alors nous déployons nos bras, tendons nos mains mais il ne reste jamais au creux de nos paumes qu’un peu de sable gris, des pliures d’ennui, des sautes de vent insaisissables. Notre esprit n’a su s’emparer à temps ce qui s’illustrait comme la forme d’une félicité, ces éternels mirages que sont les choses, qui s’évanouissent dans la matière impalpable du lointain.

Fourches Caudines.

Et ce puits africain, cet emmêlement de bois éoliens usés, est-il le signe d’un possible ressourcement ? L’eau est si loin qui fait sa lueur d’amphore antique. Ou bien est-elle la parution métaphorique de ces Fourches Caudines qui nous rivent à demeure et nous ôtent toute liberté ? Qui, parmi les Egarés sur Terre a le savoir de cette énigme ? Qu’il nous délivre donc de ce doute. Notre éternité humaine est à ce prix !

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18 juin 2020 4 18 /06 /juin /2020 08:30
Esthétique de l’effacement

 "Sans titre", huile sur papier,

 cm 52x40, Milan 1984

 Œuvre : Marcel Dupertuis

 

***

 

 

« Cet acte existentiel qu’est le recouvrement »,

nous dit Marcel Dupertuis en avant-propos

d’une exposition réalisée en 2014.

 

*

 

   On est là, face à l’œuvre. On est là, dans le face à face. Mais quelle face ? Celle de l’œuvre ? La nôtre propre ? On est, soi-même, dans l’indistinction du paraître, tout comme cette huile qui se referme sur son propre mystère. Et c’est bien sa fermeture qui entraîne la nôtre et nous cloue à demeure. On est là, dans la plus grande immobilité. On attend. On pense à une possible catharsis du temps, peut-être à une dilatation de l’espace où l’on trouverait possibilité d’un refuge. On ne se pose nulle question cependant. On voudrait que l’éclair de lumière vienne en ligne directe de la sensation. Pure. Immédiate. Un genre de déflagration traversant la densité de notre cristallin, percutant le rocher de matière grise, s’invaginant par toutes les failles possibles jusqu’au lieu de réception des images. Que cette image se dépouille de ses artefacts, qu’elle profère son nom de vif existentiel, qu’elle nous dise les contours de son être, qu’elle nous installe dans son effervescente prose, qu’elle nous enchante comme une fable contée à un enfant sage en attente de merveilleux. Mais rien ne se passe que la contrée de l’étrange et du non-advenu. Les lignes se brouillent. La couleur-bitume se même à celle de l’argile. Il en résulte un curieux maelstrom au gré duquel, notre inquiétude croissant, nous ne sommes qu’un monde agité de courants contraires, parcouru d’itératives convulsions.

   Voici que l’angoisse se manifeste et fait son brandon écarlate dans les environs de l’âme. Avec ceci qui nous fait face nous n’avons nulle réponse à notre questionnement intime. Nous aurions souhaité un simple écho, un mince accusé de réception. Nous n’avons, en réalité, qu’un lourd silence de glaise, qu’une lointaine parole aux borborygmes éteints. Comme une lave qui ramperait dans l’illisible destin d’une terre vouée à sa propre perdition. Peut-être un soufre venu de l’enfer qui badigeonnerait tout dans une manière d’écrin de stupeur. Mais qui donc est là qui nous toise depuis son destin d’aveugle ? Car il n’y a pas d’yeux et la tête est un simple boulet de fonte hissé en haut d’une masse indistincte. Et le corps ! Y a-t-il un corps, au moins, ou bien est-ce nous qui projetons le nôtre et l’offrons en sacrifice à notre propre vision ? Ne serait-ce un miroir déformant, empli de suie, qui nous renverrait notre singulière esquisse inscrite sur les fonts baptismaux de la plus haute déréliction ? Alors on se demande que veut dire exister. On pense, encore une fois, à « La nausée », à Roquentin faisant l’expérience de la racine noire et noueuse qui rampe dans le Jardin Public de Bouville, avec sa douloureuse lourdeur d’existence, cette pâte visqueuse qui ruine le sol à seulement affirmer son irrémissible présence, sa volonté farouche de marquer notre conscience au coin de la peur, au poinçon du tragique.

   Ce que nous voudrions, en regard de ce monticule existentiel, le déchiffrer, le connaître sous toutes ses formes, pouvoir dire la tête dressée en plein ciel, le cou si mince, la haute poitrine, (nous voulons dire la femme en son exception), la plaine bistre du ventre, la fente du sexe avec ses luxurieuses frondaisons, les boules des genoux, les jambes telles des cariatides soutenant l’ensemble de l’architecture. Rien ne se présente que du confus et du mutique. Que nous reste-t-il d’autre alors que de convoquer une image que nous pourrions superposer à celle-ci afin de lui donner corps et âme ? Surgit en nous, à la manière d’une résurgence souterraine, cette merveilleuse « Vierge à l’enfant » en bois polychrome de l’Église Notre-Dame de l'Assomption à Ainhoa.

 

Esthétique de l’effacement

Les postures sont les mêmes, la fixité identique, l’assise semblable. Ici nous voulons dire, l’Artiste s’en offusquât-il, qu’il y a évidente analogie, convergence des formes. Comme une « Vierge Noire » qui serait le pendant de cette « Vierge Blanche ». Ceci, nous le voulons ainsi au prix de notre pure subjectivité. De toute manière il n’y a nulle objectivité sauf celle de la pierre énonçant : « je suis pierre » et retournant à son éternelle mutité. Nous ne doutons guère que dix observateurs auraient vu dix événements différents. C’est cette variété même qui fait la richesse de la souple et multiforme conscience humaine. Si, par un jeu de pure gratuité, nous faisons la thèse que l’œuvre de Marcel Dupertuis est une vibration de l’œuvre religieuse ici convoquée, nous disposerons d’un précieux parangon auquel nous reporter dans l’exercice critique auquel nous convie ce troublant parallèle. A partir d’ici, il nous faut dire les formes de celle que nous nommerons, par facilité, « Vierge Noire ». Quelles sont-elles ? Que jouent-elles en leur énigme ?

   A l’évidence, le travail de l’Artiste qui se donne selon le procès d’un constant recouvrement, que pouvons-nous y apercevoir dont nous pourrions tirer quelque signification ? Car il ne s’agit nullement de simplement regarder, éprouver, mais aussi, mais surtout, de comprendre. Les analyses qui suivront seront à saisir avec, en contre-champ, les prédicats associés à l’essence de la statue médiévale. Le recouvrement donc, quel est-il ? Quelle est donc sa nature, la loi qui en oriente le cours ? Le recouvrement est l’autre nom du métamorphique, de la temporalité à l’œuvre qui fait époque, qui fait système, qui fait concept, qui remplace une idéologie par une autre idéologie, une mode par sa jumelle, une génération par sa descendance. S’il n’y avait le recouvrement, il y aurait l’éternité car le temps se serait immolé à sa propre permanence, l’espace focalisé sur son point essentiel, non mutable, non modifiable.

   Le recouvrement est ce par quoi se dévoile notre soif de connaître. La connaissance n’est que ceci, enlever patiemment, couche après couche, glacis après glacis, les sédiments du réel afin de déboucher sur cette vérité toujours voilée dont, toujours, nous sommes en attente mais que, le plus souvent, nous négligeons de questionner. Le recouvrement, c’est le motif par lequel l’amour, la passion disent leur mutuelle profusion. Nous n’aimons qu’à dévoiler l’autre, à sonder les plis mystérieux de son altérité, cet autre visage de soi que nous rêvons de rejoindre afin que, rassurés, nous puissions déboucher sur l’aire libre d’une possible et espérée plénitude.

   Tout, à l’évidence, est recouvrement, depuis les lourdes terres géologiques jusqu’aux plaines et aux collines de notre temps présent. Ainsi notre espèce : l’Homo Sapiens a recouvert le Néandertalensis, lequel a recouvert l’Erectus, lequel l’Habilis, lequel l’Afarensis et ainsi de suite jusqu’à la nuit des temps. L’art romantique a recouvert l’art classique, lequel a prospéré sur les traces du symbolique. Le Cubisme s’est développé sur les ruines de l’Impressionnisme, lequel prenait son essor sur la chute du Réalisme. Le recouvrement, bien plutôt qu’un mouvement particulier, subjectif, est le moteur objectif par lequel fonctionne l’Histoire, il a valeur universelle, valeur ontologique éminente puisque tout processus biologique vit sur les cendres des énergies qui l’ont précédé. Tout est ainsi recouvrement à l’infini.

   Mais il nous faut interroger, maintenant, cette silencieuse « Vierge Noire ». A l’évidence elle procède d’une esthétique de l’effacement. D’abord tracer les contours de la forme humaine, puis, à contre-courant de la logique picturale traditionnelle, en détruire patiemment l’esquisse à coups de brosse vigoureux. Laisser seulement, ici et là, quelques lunules de clarté, l’éclat de la chair, le satiné d’une peau. Non dans le cadre d’une volonté de réaliser les conditions d’apparition du beau. Non dans la direction d’un dessin qui affirmerait les nuances du bon goût. Non en raison de dresser la statue d’une « belle âme ». Et ici, l’on voit combien ce travail de foisonnement sur l’œuvre initiale vient à contre-courant de l’icône de bois polychrome de la « Vierge Blanche ». Cette manière de peindre de l’Artiste contemporain est radicalement iconoclaste. Elle détruit les valeurs du classicisme, elle renie les lois de la perspective, elle foule au pied toute règle de composition. Avançant, progressant, elle détruit, « dé-construit », « dé-figure », autrement dit plonge la figure humaine en sa condition originelle de boue non encore modelée, d’où sortiront l’homme, la femme commis à « croître et multiplier ». Ici, croissance et multiplication ne trouvent leur actualité qu’à l’aune d’une profusion de lignes qui se contredisent et s’annulent mutuellement.

   Ce type de travail rigoureux sur la matière peinte n’est pas sans faire penser aux efforts immenses déployées entre 1949 et 1962, sur le matériau même, par le mouvement « destroy the picture », afin d’en sonder la nature profonde, en explorer l’envers, en déduire la structure intime et, en un certain sens, exprimer sa révolte aussitôt après le cataclysme de la seconde guerre mondiale. Que l’on songe aux projections colorées sur toile d’une Niki de Saint Phalle, aux pâtes telluriques d’un Jean Fautrier, aux perforations d’un Lucio Fontana, aux affiches lacérées d’un Raymond Hains, aux toiles trouées et attachées d’un Otto Muehl, aux violences plastiques d’un Kazuo Shiraga, aux sacs reprisés d’un Alberto Burri. Ces différentes rhétoriques sont belles, sinon dans leur sens conventionnel esthétique, du moins dans leur effort pour mettre en place une éthique. Ethique, esthétique, deux rimes riches si elles affirment leur indispensable coalescence. Autrement dit, il ne saurait y avoir d’art qui s’affranchisse de règles morales. « Art sans conscience n’est que ruine de l’âme », pour paraphraser la célèbre sentence de l’humaniste Michel de Montaigne.

   Car il s’agit moins de dessiner de belles figures que d’en interroger la venue en présence, que de se pencher sur le substrat qui les anime de l’intérieur. Oui, il faut forer l’intérieur, faire dire à « Vierge Noire » tout ce qu’elle peut nous dire de la condition humaine, certes de ses beautés, de ses joies, mais aussi de ses peines, de ses limites, des drames qui en tissent l’intime subjectile. C’est un peu comme si l’on peignait sur l’endroit d’une toile, sa face de lumière puis que, subitement, on la retournait pour montrer son envers, ses ombres fuligineuses, ses coutures, ses scories et ses déformations. Alors le sens ainsi entendu ne se limiterait uniquement à la seule face lisible mais appellerait, en une manière de contrepoint, l’autre, l’inconnue, la secrète, celle qui fomente à l’abri des regards les destins qui nous sont échus comme notre ressource la plus imminente.

   Rien ne sert de se voiler la face. L’art en sa haute sphère ne saurait faire exception à la règle, lui dont l’une des missions les plus exaltantes est de nous révéler les multiples dimensions de la forme anthropologique et de nous en délivrer les mille facettes, les brillantes aussi bien que celles qui se replient dans leur cône d’obscurité. Dans cette belle œuvre travaillée au plus près du corps, au plus près de l’âme, Marcel Dupertuis nous convie à une « conversion du regard » : partir de la forme belle, puis par paliers successifs, en biffer les traits afin que notre curiosité piquée à vif se mette en chemin pour d’autres voies différentes de la fable ou du conte. Toujours sous les eaux cristallines de la fontaine dorment d’inquiétants génies qui ne sont, peut-être, que nos ombres portées, que les cercles concentriques du poème de Dante par lequel se laissent percevoir, en un seul empan du regard, aussi bien le Paradis que la Purgatoire ou bien l’Enfer. Nous observant dans le miroir, pensant y voir la trace brillante de notre séjour sur terre, éternels Narcisses pensant découvrir le beau en soi, peut-être n’apercevrions-nous, face à de telles œuvres, qu’une habile psyché déformante, la subtile anamorphose qui ferait de nous, aussi bien des Anges que des Démons. Ils semblent avoir partie liée. Mais de quel côté pencherait donc la balance ? De ceci nous devons faire notre permanente et profonde méditation !

  

 

 

 

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16 juin 2020 2 16 /06 /juin /2020 14:17

   Ce matin, je me suis réveillé avec une impression bizarre. Tout semblait flotter autour de moi. La couche sur laquelle j’étais étendu avait la consistance d’une brume. Je ne reconnaissais plus le lieu familier de ma chambre avec sa croisée aux rideaux couleur de feuilles mortes, avec mes dessins punaisés au mur, avec mon fauteuil encombré de livres et de papiers. Je me suis levé, ai marché d’un pas hésitant comme si j’avais été l’un des protagonistes de la retraite de Russie. Quelques vers confus, tirés des ‘Châtiments’ de Victor Hugo, traversaient la banquise de ma tête :

 

‘Il neigeait. L’âpre hiver fondait en avalanche,

Après la plaine blanche une autre plaine blanche’

 

   En lieu et place de mon habituel parquet de chêne, de grandes et froides dalles de pierre sur lesquelles mes pieds nus parfois glissaient, parfois hésitaient à trouver leur chemin tellement leur surface était irrégulière. Dire que j’étais décontenancé eut été pur euphémisme. En réalité je ne comprenais rien à ce qui m’arrivait et je pensais à l’expérience déroutante que font les cérébrolésés à leur réveil après qu’une zone de leur cerveau a été atteinte par une maladie sournoise. Une clarté diffuse venait d’étroites ouvertures situées haut dans des parois entièrement blanches. Nul meuble n’occupait la pièce. Nul bibelot qui aurait pu m’indiquer le lieu de mon égarement. Seul, au centre de cette désolation, un rectangle de papier portant l’étrange inscription :

 

"Vous avez été banni de l'existence"

 

   Ceci était tracé dans une bizarre calligraphie, à la main, sans doute avec un calame trempé dans une encre forte en pigments. En quelque sorte c’était de la belle ouvrage, quelque chose qui aurait pu être accompli par un scribe ou bien un moine. Mais, en cette bizarre posture existentielle, il ne m’était guère loisible de philosopher plus avant. Sur-le-champ, il me fallait connaître ceci qui m’arrivait et me mettait aux cent coups. Je m’approchai d’une paroi, profitai de quelques interstices afin d’assujettir mes pieds et mes mains. Au travers d’une fenêtre de petite taille, j’aperçus, dans un genre de brouillard diaphane, de hauts rochers surmontés de bâtisses blanches aux toits de tuiles rouges. Je ne tardai guère à identifier des météores identiques à ceux que j’avais vus, autrefois, en Thessalie. Par conséquent, compte tenu de la position élevée que j’occupais, j’étais moi-même à l’intérieur d’un monastère perché sur ces bizarres amas de poudingue. Si cette déduction du lieu était facile, ce qui se donnait avec bien plus de complexité, c’était le motif qui expliquait ma présence ici et maintenant dans une situation qui eut simplement paru ubuesque si elle ne m’avait étreint de l’intérieur et obligé à considérer les instants que je vivais peut-être comme les derniers. A peine avais-je fini de gamberger et d’envisager toutes les hypothèses de mon évasion qu’une clé se fit entendre, libérant le mécanisme complexe d’une lourde serrure.

   Un homme entra dans la pièce, vêtu d’un ample chiton à plis multiples, pétase sur la tête, tenant un caducée et une bourse d’argent, chaussé de sandales ailées. Je n’eus guère de mal à reconnaître Hermès en personne, l’éternel messager des dieux. J’avais apprécié sa forme parfaite au travers d’une copie romaine conservée au ‘Musée national’ à Rome. Je me doutais, qu’en tant qu’émissaire, il devait porter avec lui le contenu qui, sans doute, mettrait fin au mystère. Dans un français impeccable, sans accent, je l’entendis énoncer la phrase suivante qui, bien plus que d’apaiser mes doutes, les renforçait :

   « Ô, toi, noble habitant du météore, Zeus et quelques uns de ses locataires de l’Olympe souhaiteraient t’interroger sur ton existence. Suis-moi donc et sois accommodant, il en va de ton avenir ! »

   Sur ce, Hermès fit demi-tour sur ses sandales ailées et je lui emboîtai le pas sans grande conviction, ma curiosité tout de même fouettée. De tous temps j’avais été un fervent adepte de la mythologie. Nous entrâmes dans une grande salle. De lourdes poutres couraient au plafond. Une cheminée monumentale trônait au fond de la pièce. Des torchères en fer forgé portaient des flambeaux de cire dont la flamme crépitait, projetant parfois une bordée d’étincelles. Une immense table centrale en noyer luisant était le centre géométrique de la scène. Au milieu de cet imposant mobilier se tenait Zeus, le dieu du Ciel, drapé dans sa majesté. De son visage émanait une force tranquille qui, cependant, n’était sans dissimuler les puissances telluriques qu’il pouvait déchaîner à chaque instant. Son abondante chevelure, sa barbe comme sculptée dans le marbre lui conféraient une étonnante vigueur en même temps qu’une assurance qui paraissait sans limites. Autour de lui, des personnages de haute lignée dont il m’était difficile d’apprécier la qualité. Une demi-clarté régnait qui nimbait les visages, les nappait d’une certaine douceur indéfinissable. Je croyais assister à la Cène originelle, le Christ entouré de ses apôtres. A cette image venait se superposer la belle toile éponyme de Léonard de Vinci et je m’attendais, d’un instant à l’autre, à ce que le Christ me tendît un ciboire d’or empli d’un vin délicieux, ajoutant la célèbre formule : « ceci est mon sang ». Alors nous nous serions réunis le temps précieux d’une libation et il serait resté sur mon corps ébloui les stigmates ineffaçables de la joie.

   Mais, soudain, un rayon de soleil surgi de nulle part inonda la noble assemblée et à apercevoir les mines maussades de mes vis-à-vis, abandonnant l’idée du Christ, ce fut la vision d’un Tribunal avec ses Juges et ses Assesseurs qui s’imposa à mon esprit. Je craignis alors que cette cohorte n’en vînt à prononcer ma condamnation dans les plus brefs délais et, sans doute, devais-je me faire à l’idée de terminer ma vie, ici, tout en haut de ce météore entre quatre murs traités à la chaux, sans mobilier et je priais en silence pour au moins qu’un vulgaire brouet me fût servi en guise de viatique, sinon tous les jours, du moins avant que je ne meure d’inanition. Autour de la table en noyer, il y avait bien treize personnes, à savoir Zeus, entouré de douze zélateurs tout comme le Christ dans la Cène. Il m’était difficile de les identifier tous mais ma vue s’habituant à la lueur des candélabres, il me devenait possible de cerner quelques détails. En réalité il s’agissait bien d’une Cène, mais Mythologique, les convives grapillaient au hasard quelque nourriture terrestre disposée dans des coupes placées devant eux. Il y avait aussi des aiguières d’argent et des bouteilles emplies d’une ambroisie couleur d’opale. Je me doutais qu’il s’agissait d’un vin grec antique, peut-être le célèbre ‘retsina’, ce mets délicat pour le corps, cette subtile essence pour l’âme. Face à la table, en son milieu, un tabouret rustique en bois dont je compris vite qu’il m’était destiné. Et il l’était en effet.

   La voix tonnante de Zeus se fit entendre, qui ricocha sur la falaise des murs :

   « Ô, Mortel, sais-tu pourquoi tu es ici devant le cercle très précieux des Olympiens ? »

   « Non, à vrai dire, je ne sais même pas pourquoi je suis ici, sur ce foutu météore avec lequel je n’ai rien, mais vraiment rien à voir ! », répondis-je sur un ton qui, apparemment, eut le don de courroucer le dieu des dieux :

   « Je te trouve bien insolent, toi le Terrestre qui devrais baisser les yeux lorsque tu t’adresses à Celui qui préside aux destinées du vaste Ciel ! Mais je ne m’abaisserai point à polémiquer davantage et je suis, aujourd’hui, d’humeur disposée à la mansuétude. Tu m’en sauras gré, cela n’arrive pas tous les jours. Mes Assesseurs, quelques autres dieux de l’Olympe et non des moindres ont des questions précises à te poser. Montre-toi conciliant, tu as tout à y gagner. »

   Trouvant Zeus en de bonnes dispositions, je me hasardai à lui poser la question qui, depuis mon lever, me brûlait les lèvres :

    « Mais, très honorable Zeus, pourquoi cette missive sur les dalles de ma geôle : ‘Vous avez été banni de l’existence’, pourquoi ? Ai-je donc tellement démérité ? Ai-je commis des fautes irréparables ? Ai-je été l’hôte consentant de tous les péchés capitaux ? »

   « Ne te tourments donc pas, nous allons essayer de tirer l’affaire au clair. Prépare-toi, en ton âme et conscience à répondre aux questions qui te seront posées et, surtout, n’élude rien, tu ne ferais qu’aggraver ta peine ! »

   Ce fut Eos, déesse de l’aurore qui ouvrit le bal des questions. « C’est logique, pensais-je en mon for intérieur, que l’aurore ouvre le bal ! »

   EOS : « Marc (tiens comment connaissait-elle mon prénom ?), pourquoi m’as-tu le plus souvent négligée, ignorant la douceur des aurores, leurs belles teintes vermeil, le silence qui les habille d’un voile de quiétude ? Pourquoi ? Eh bien, oui, tu préférais le crépuscule et après, le pli de la nuit dans lequel tu t’évanouissais à la poursuite de tes Conquêtes. Mais qu’avaient-elles donc qui te fascinait tant ? Aucune ne pouvait m’égaler. Je suis tissée d’invisible, mes doigts ouvragent des dentelles dont le jour naît. Connaîtrais-tu des pouvoirs aussi merveilleux chez tes Compagnes d’une nuit ? Tu les butines et elles prennent leur envol avant même que tu n’aies pu apercevoir la couleur de leurs yeux. »

   MOI : « Oui, je reconnais, j’ai un cœur d’artichaut, une feuille pour chacune et le cœur pour la plus belle. Mais c’est un travers bien humain, ce n’est qu’un péché véniel. »

   ZEUS : « Tes arguments, Mortel, sont un peu spécieux, mais nul ne les commentera. A la fin de l’interrogatoire nous te dirons quelle sera notre sentence. A toi, Chloris, fais donc fleurir ton verbe, il nous rend la vie si belle à nous, Ceux du Ciel ! »

   CHLORIS : « Mon cher Marc, le plus souvent as-tu préféré le faux-semblant au réel incarné dans quelque beauté à portée de la main. Les fleurs, dont je suis la déesse, tu passais devant sans même les regarder, sans même prendre le temps d’en humer les belles fragrances. C’est dire combien, dans ton existence, tu as toujours préféré les apparences à la vérité. Cette dernière te gênait-elle à tel point que tu ne pouvais en supporter l’éclatante lumière, ou bien, simplement, étais-tu aveugle ? »

   Je voulus répliquer qu’il s’agissait d’une simple inattention, que j’aimais bien les roses, les jacinthes, les géraniums et que sais-je encore et déjà mon interlocutrice laissait la place à sa suivante.

   GAÏA : « J’ai entendu les arguments de mes compagnes. Ils ne sont guère en ta faveur et prépare-toi à trembler car, s’il s’agissait, avec elles, de péchés véniels, avec moi c’est de péchés mortels dont il retourne. Moi qui préside aux destinées de la Terre, tu m’as foulée aux pieds au propre comme au figuré. Tu as labouré mon ventre sans aucun égard pour moi, à l’aide de coutres qui me blessaient, à la seule fin de récolter de beaux épis, d’en tirer du froment dont tu faisais des pains dorés, odorants, ceci afin de combler ta naturelle gourmandise. Tu n’as eu de cesse, comme tes semblables, de me diviser en parcelles, en fragments qui portaient atteinte à mon unité de façon à t’enrichir grâce à tes spéculations outrancières. Du fond de ma chair tu as extrait des gemmes pour habiller les cous de tes Belles. Tu as pompé sans précaution aucune cet or noir qui te fascinait, et pour cause, tu devenais ainsi l’un des hommes les plus riches du monde. Tu as assassiné les forêts pour bâtir tes palais, faire des flambées royales dans tes cheminées à la taille démesurée… »

   MOI : « Chère Gaïa, chère protectrice de la Terre, je reconnais mes erreurs. Je pensais les richesses de la Nature inépuisables, aussi ai-je puisé en elles d’une manière inconsidérée… »

   Ce que je souhaitais être un dialogue portant une justification n’était en réalité qu’un soliloque, Gaïa croquant délicatement du bout de ses lèvres carminées des grains de raisin et n’écoutant nullement mon homélie. Je commençais à désespérer de la Justice Olympienne, me pensant condamné par avance. Il me restait à écouter et au pire à me réfugier dans mon imaginaire. Ainsi se succédèrent les émissaires de l’Olympe, chacun, chacune apportant à mon moulin une eau que je considérais bien plus dévastatrice que lustrale.

   APHRODITE me reprocha d’avoir transformé l’amour en une pure sensualité sans autre but que mon propre plaisir.

   APOLLON m’indiqua son juste courroux au regard de mes piètres goûts musicaux, de simples refrains à la mode plutôt que de grandes et belles symphonies.

   ATHENA trouvait mon comportement trop léger, trop mondain, nullement orienté vers les matières nobles qui m’eussent transporté sur les rives apaisées de la sagesse.

   CRONOS jugea mon emploi du Temps superficiel, accordé au seul instant, à une satisfaction immédiate alors qu’il eût souhaité me voir fêter les promesses d’un temps long, m’abreuver aux sources illimitées de l’éternité.

   MORPHEE avait analysé mes rêves comme peut le faire un psychanalyste. Il n’y avait guère trouvé que des noirceurs de bitume, des matières lourdes telles du plomb, des roueries de fantasmes, des pirouettes de saltimbanques.

   OURANOS n’était guère satisfait de mon attitude avec le Ciel qu’il eût souhaitée plus conciliante, plus respectueuse. Le Ciel, je l’avais noirci des fumées de mes déplacements automobiles, je l’avais maculé des traces d’avion qui le zébraient en tous sens.

   POSEIDON considérait que ma relation aux Océans n’avait été tissée que d’opportunisme. Les Mers, je les traversais sur de luxueux ferries sans même les regarder, ces inégalables mers, en apprécier la sauvage beauté, me rendre compte de leur capacité nourricière, de la valeur infinie dont elles étaient les dépositaires éternelles.

   PAN était plus que mécontent de celui que j’avais été au regard de la Nature. Je provenais de cette dernière et mes seuls remerciements consistaient à l’ignorer, lui préférant les artifices d’un monde soi-disant ‘moderne’.

   EROS fustigeait en moi l’amant que j’avais été pour des conquêtes faciles. Il m’aurait préféré serviteur de sentiments profonds en direction d’une Aimée unique avec laquelle j’aurais pu fonder un foyer, élever des enfants, fruits d’amour du couple. Mais j’avais préféré ma ‘liberté’, courant après le premier jupon qui passait.  Elle lui paraissait, cette liberté, de bien piètre valeur.

   Nous étions arrivés au bout de cette plaidoirie dont j’attendais la sentence avec des craintes sans doute justifiées. La plupart des dieux et déesses jouaient à se taquiner entre eux. Je soupçonnais même quelque jeu franchement polisson. « Oui, pensais-je, eux sont des dieux et des déesses, ils ont le droit d’imiter des humains, ceci s’accomplît-il dans la perversité ou le vice. Au contraire, l’homme que j’ai été a parfois voulu imiter les dieux, se doter de leur toute-puissance. Je présume que se prendre pour un dieu est un crime de lèse-majesté. Mon compte est bon. Je peux dire adieu à l’existence. Je souhaite seulement que ma mort soit la plus douce possible et qu’elle serve au moins à quelque chose, racheter le genre humain par exemple, de ses naturelles inconséquences. »

   A peine ces pensées mortelles me quittaient-elles que Zeus, sortant d’un profond sommeil (les plaidoiries de ses Assesseurs l’avaient profondément ennuyé), s’étirant, passant sa main droite dans les boucles abondantes de ses cheveux, sa main gauche dans la toison de sa barbe, après deux ou trois bâillements sonores, s’exprima en ces termes :

   « Mortel, voici donc venue l’heure de la sentence. Si je m’en tenais aux propos proférés par mes alter ego, tu irais tout droit en Enfer. Mais rappelle-toi, je t’ai dit au début de mon intervention que j’étais bien disposé et ceci est d’autant plus remarquable que ceci se produit rarement. La sentence est donc la suivante :

 

"Tu es confirmé dans ton existence"

Et

«Fay ce que vouldras !»

 

   Vous vous doutez de mon soulagement. Mais mon étonnement résultait moins de ceci, de ce soudain retour à l’existence, que du fait que je ne comprenais nullement comment Zeus, depuis sa lointaine Antiquité, pouvait connaître les paroles distantes dans le temps du très précieux Rabelais. Remarquez, il y avait une logique dans tout cela, une manière de cohésion magique, d’osmose, de rencontre entre le Monastère de Thessalie et l’Abbaye de Thélème. Il y a des choses bien curieuses, ne trouvez-vous pas ?

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15 juin 2020 1 15 /06 /juin /2020 08:46
SI…, m’avais-tu dit

                             « SI… »

            Œuvre : André Maynet (détail)

 

 

***

 

  

   Tu me disais : « Si seulement la Beauté pouvait briller aux yeux des hommes ! »

   Je te disais : « En eux, les hommes ont la beauté. Mais la beauté est un tel éblouissement, ils n’en perçoivent, le plus souvent, que quelques éclats et ils s’en retournent à leurs tâches avec le cœur léger, l’âme en paix. Cette légèreté, cette paix, ils n’en devinent pas la source, ils n’en conçoivent nullement le mérite venant des choses remarquables, cette rose épanouie sur la soie de laquelle étincelle la goutte de rosée ; ce vallon si frais, cette naissance au jour, les teintes bleutées qui le portent à son être avec la figure de ce qui est inimitable, sans possible analogie, image singulière dans le fourmillement du monde. Cette Jeune Femme qui passe en son inaltérable luxe, tout comme le tien, ce ravissement sans fin à l’orée de toute poésie. Je dis le cuivre pluriel de tes cheveux et je dis beauté. Je dis la claire margelle de ton front et je dis beauté. Je dis l’océan de tes yeux, ses vagues immobiles, leur profondeur d’abysses, parfois, et je dis beauté. Vois-tu, c’est ainsi, la beauté nous est donnée et, le plus souvent, elle nous échappe, rapide filet d’eau dont nos mains malhabiles  ne retiennent presque rien, la fuite  de quelques gouttes. »

 

***

 

   Tu me disais : « Si la Vérité, un jour, se manifestait à l’homme, en aurait-il la subite intuition ? »

   Je te disais : « L’énoncer, déjà en proférer le nom, c’est être en quête de son essence. Mais seuls les Lucides et les Rares sont en possession de cette exactitude du regard. Toute vérité est si bien enfouie en soi, tellement dissimulée derrière le voile des hallucinations, sous les apparats des salons mondains, dans les faux-semblants des rencontres qu’elle ne brille que d’un faible éclat. D’aucuns, prétextant cette anémique lueur, s’exonèrent bien vite du travail ardu qui, seul, conduit à sa trop rare manifestation.

   Si je dis la belle douceur de tes joues, leur faible coloration carmin, cette touche de fraîcheur qui les habite, tu pourras en déduire, connaissant  tout ceci de l’intérieur, si près de l’origine, la profération d’une vérité. Que tu seras à même de connaître puisque des sentiments du type de la délicatesse, de la spontanéité, de la grâce immédiate, tu pourras en juger, seule, l’incontournable réalité. Pour ma part je n’aurai fait que coïncider avec ce en quoi se montre ta belle posture. Alors mon énoncé n’aura consisté qu’à lire adéquatement ce que tu auras donné à connaître dans le bref éclair d’une intuition. Il faut ainsi beaucoup de coïncidences, de hasards heureux, de subites illuminations pour que quelque chose de l’ordre d’une authenticité se dévoile et fasse corps avec une réalité qui lui est attachée. »

 

***

 

   Tu me disais : « Si ceux et celles que nous côtoyons étaient doués de plus de Vertus, combien alors il serait facile de vivre ! »

   Je te disais : « Plein de mérites sont ceux dont tu croises la route. Mais toujours nous avons un aveuglement quant à les reconnaître. Ceci provient du fait de notre naturel narcissisme et de notre inclination à thésauriser tout ce qui est bon, à rejeter tout ce qui nous paraît mauvais, non-conforme à nos jugements de goût et à nos valeurs. Ainsi nous croyons-nous possesseurs des plus hautes instances morales, alors que les autres seraient les détenteurs d’altérations de tous ordres. Pour nous les vertus. Pour les autres les vices.

   Si j’attribue à ton visage sérieux et ouvert une qualité de charité, qui donc pourra en témoigner, sinon ta conscience se plaçant de telle ou de telle manière face au dénuement de celui qui vient à toi ? Si j’attribue à la belle clarté de ton regard, à ton apparente détermination, ta disposition à la persévérance, quoi d’autre que ta conduite face aux aléas pourra donc en témoigner ? Si, observant ton teint si clair, la belle verticalité de ta parution, ton air si affranchi de toute spéculation, j’en ressors convaincu que la Justice t’habite, y aura-t-il autre chose que le contenu de tes propres actes pour en faire émerger le noble penchant ? »

 

   Tu me disais : « Beauté, Vérité, Vertus : points cardinaux de l’homme. Comment pouvons-nous nous en saisir ? »

   Je te disais : « Tu es un être de Beauté, l’arc étonné de ta bouche en est la plus belle des illustrations. »

   Je te disais : « Tu es un être de Vérité, la profondeur de jugement de tes yeux en est la constante oriflamme. »

   Je te disais : «  Tu es un être de Vertu, l’élégant équilibre de ton visage en est l’évidente attestation. »

 

***

 

   Tour à tour, nous sommes des êtres de questions, des êtres de vice, des êtres de vertu. La vérité qui y est à l’œuvre, d’une manière liminale, nous appartient en propre. Nous sommes source, fleuve, estuaire. Les Autres sont sur les rives qui regardent passer les flots. Sans doute ont-ils une opinion à leur sujet : lents, tumultueux, agités, plaisants, furieux, dévastateurs. Seuls les flots savent.

   Tout questionnement est toujours de trop. Seul le silence est la texture première, inaltérée, objective de ces êtres mystérieux qui tressent notre architecture terrestre, ces nervures éthiques qui nous traversent et tiennent debout la demeure humaine. Sur le drapé neutre du silence peuvent se détacher du Beau, du Vrai, de la Vertu. Toute parole qui veut en faire surgir la présence est discréditée par avance à l’aune de son constant remuement, du bruit de fond qui en sape les fondations. Ce qui se donne en tant que qualités essentielles de l’existence ne peut jamais être explicité d’emblée, sauf à tomber dans la fausseté, la naïveté, la gratuité.

   Infiniment pudiques sont ces grâces de l’instant qui jamais ne se dévoilent au plein jour. Si cette Jeune Femme de l’image nous touche à ce point en son alphabet essentiel, c’est bien en raison du mot mystérieux qu’elle tend à notre sagacité. Il nous faut être des déchiffreurs de caractères discrets. Tout hiéroglyphe ne livre ses arcanes qu’aux patients et aux tempérants. Des vertus si rares qu’elles passent inaperçues.

 

   Tu me disais : « Qui suis-je ? - Je te disais : « qui tu es. » Ainsi demeurions-nous dans le secret de l’être. Il n’y avait rien à savoir, ni en-deçà, ni au-delà. Seulement

 

 

  

 

 

 

 

 

 

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14 juin 2020 7 14 /06 /juin /2020 09:24
Sortir de l’ombre.

« Dongni peint et c'est beau ! »

 

Photographie : André Maynet.

 

 

 

 

   « L’œuvre au noir ».

 

   « L’œuvre au noir », voici comment regarder cette belle image en lui appliquant le titre alchimique de Marguerite Yourcenar. Car, en effet, toute création reproduit, symboliquement, les degrés d’évolution de la materia prima depuis son premier état, brut, indifférencié, jusqu’au terme du devenir où paraît l’or ou pierre philosophale en tant que forme sublimée de ce qui n’était que sourde virtualité en attente de son être. Ce qui revient à dire que l’œuvre ne surgit, ne s’exhausse que d’un informel se revêtant, au cours de sa métamorphose, des prédicats qui concourent à en délivrer la substance interne, cette pulpe intime, cette essence qui ne fait efflorescence qu’à être dévoilée et remise aux Regardeurs comme le bien le plus précieux. Acte de donation indépassable de ce qui se constitue à partir de rien.

 

   Essence fuyante.

 

  A partir de rien, en tout cas, qui serait visible ou préhensible. Car, ici, c’est à proprement parler à la métaphysique que nous avons affaire, soit ce qui, étymologiquement, vient «après les choses de la nature». Or l’art est toujours constitué de cette essence fuyante que l’artiste, désespérément, essaie de fixer sur la toile, le photographe de capturer dans la mystérieuse enceinte de sa chambre noire. Tout est toujours en attente qui demande à être révélé et il n’est pas indifférent que la première partie du processus photographique trouve son essor dans ce bain révélateur qui fonctionne à la manière du dévoilement d’une vérité, ce en quoi l’œuvre trouve son appui et ses conditions de possibilité. Donc partir du noir et y demeurer suffisamment longtemps afin que nous soyons appelés par la lumière, sollicités par l’ouverture qui sont seules donatrices de sens. La densité nocturne, si elle prépare ce qui va s’élever d’elle, cette germination artisanale, cette poussée métabolique qui initient le mouvement de l’œuvre, la densité donc ne saurait à elle seule amener une présence puisqu’elle est, avant tout, mutité, réserve en soi des sèmes non encore portés à la parution.  

 

   Méditation spéculaire.

 

   C’est le noir absolu qui nous requiert dans la lecture de cette œuvre à double entrée. A la fois photographique et picturale puisque l’image nous propose en abyme les deux perspectives : une œuvre regardant une autre œuvre en train de naître. Subtile méditation spéculaire qui renvoie face à face le Regardant et le Regardé comme si la signification dernière résultait de ce mouvement relationnel, de cette constante réciprocité. Je regarde l’œuvre qui se crée en même temps que se crée en moi l’intuition de ce que constitue la gestuelle artistique, cette traduction en valeurs figurales du dépliement de la conscience.

 

  

   Du fond de l’obscur.

Sortir de l’ombre.

Cheval représenté dans la grotte de Lascaux.

Source : Wikipédia.

 

 

   C’est dans les boyaux de la terre, au sein de la roche, au plus profond du mystère que cela s’annonce alors que la conscience, à peine dégagée de l’homo faber et de l’erectus, se dirige lentement vers le sapiens qui commence à explorer les chemins ombreux de la connaissance. Les hommes ne sont pas encore vraiment des hommes, seulement des humanoïdes aux fronts bombés, aux corps massifs, à l’allure voûtée comme si, en eux, vivait encore un être de pierre, une manière de racine primitive, de concrétion à peine levée pour dire les balbutiements de la civilisation. Mais déjà, dans cette complexité indistincte se dessinent les premières ébauches de l’art. Tout est noir et les signes posés sur les parois de calcaire ressemblent aux simulacres de la caverne platonicienne. Une forme tremblante que la torche de résine révèle comme s’il s’agissait d’une réalité seconde, la projection d’un spectre mais qui, déjà, fait signe en direction de ce cheval réel qui se déplace parmi les hautes herbes de la savane.

 

   Objet mental.

  

   Ce qui est à comprendre ici, c’est le lent dégagement de l’obscur, l’à peine issu d’une forme archaïque, élémentaire qui commence à prendre corps. Dans la nuit de la grotte le cheval d’ocre et de suie est à peine visible. C’est comme s’il émanait de la paroi même, s’il en était une subite extraction, s’il se donnait à voir en tant qu’image primordiale se détachant de la matière pour devenir objet mental, substance spirituelle. Autrement dit signifié, représentation de ce qui est absent mais dessine une proximité pour l’homme, plus tard l’une de ses plus « belles conquêtes ». Mais ici il faut entendre, bien plus que la domestication animale, sa transcendance sous la forme accomplie d’une œuvre qui hantera la conscience collective, parfois à son insu, mais souvent le processus des civilisations s’affirme à même la distraction des humains, sauf quelques regards lucides qui prennent acte des mutations d’une manière synchrone.

 

   Absence de parole.

 

   De l’obscur naît la lumière. Cependant il faut qu’une conscience intentionnelle en ait visé la ressource latente et l’ait amenée au jour, là où le regard du Voyant en assurera la brillante synthèse. L’atelier est plongé dans une pénombre dense comme s’il fallait cette absence de parole, cette aphasie constitutive afin que du nul et du non advenu naisse ce qui aura pour tâche de dire le monde en sa beauté. L’Artiste est face à son destin qui est de provoquer les formes, de les porter à la visibilité, de les assurer d’un être qui ne s’actualisera qu’à la mesure de la trace de fusain, de la touche du pinceau, du médium qui en assurera la transparence.

  

   Telle l’eau de la fontaine.

 

   La lumière fait sa tache cendrée au sommet de la tête puis glisse insensiblement le long de la natte comme si cette dernière était l’entrelacs de la pensée, la pente obligée de l’intuition chargée de travailler le réel au corps, de lui faire rendre raison de ce qu’il réserve en lui de puissances inactuelles dont il est urgent d’assurer la résurgence. Telle l’eau de la fontaine qui sourd de terre à la manière d’un chant longtemps contenu dans le discret rhizome qui en est la parole anticipée, l’incantation annonciatrice, la juste mesure esthétique.

  

   Signes de la visibilité.

 

   Le visage est cette douce et attentive épiphanie, cette décision de débusquer tout ce qui,  porté à la manifestation, sera digne de figurer. Une couleur particulière, un galbe doué de présence, une estompe faisant voir tout en dissimulant, une posture disant l’élégance des choses, une ligne concourant à la compréhension du propos pictural. Une main, la droite qui tient l’outil de la révélation, est elle-même révélée par ce subtil bourgeonnement de la lumière qui accompagne tout geste décisif. La main imprime dans la trame du subjectile les premiers signes de la visibilité. Le geste reproduit non seulement le poème antédiluvien de l’homo sapiens face à l’attente pariétale, mais il engage toute gestuelle antérieure à partir de laquelle une lumière s’annonce en tant qu’émettrice d’un sens inaugural : le fiat lux divin qui rompt les ténèbres et installe la parole, autrement dit les linéaments de la signification ; le big bang qui lacère le chaos de son feu afin que naisse le cosmos ordonnateur du monde et de beauté. Il est en familiarité lexicale avec cette « cosmétique » qui efface les stigmates de l’incompréhensible pour les traduire dans la belle épopée universelle qui sera le miroir le plus fécond auquel se référeront les Chercheurs de plénitude.

  

   Genre d’hallucination.

  

   Ce n’est qu’en mode différé que nous apparaît l’image du cheval, telle qu’elle se révèle dans la lumière inactinique du laboratoire, un genre d’hallucination, de farfadet, de simulacre qui ne manque de nous interroger. Toute création est cet essai de dépasser l’invisible en lui donnant acte dans le visible de sorte que ce qui se réfugiait dans les mailles souples de la métaphysique trouve son lieu dans cette physique - la phusis des anciens Grecs -, cette « nature » qui n’est jamais évidente qu’à l’aune de la familiarité que nous entretenons avec elle depuis notre présence au monde. Enfin cela commence à dire le réel en termes intelligibles.  

 

   Voir l’invisible.

 

   Mais le monde n’est pas simplement l’assemblée de la totalité des étants réunis dans une synthèse qui nous donnerait le tout comme forme indépassable. Le monde est avant tout cette posture de l’être qui nous met en demeure de comprendre depuis le rivage de notre condition humaine. Sans doute l’art en est-il l’actualisation la plus pertinente. Nous voulons voir l’invisible. Nous voulons que les œuvres se dévoilent à nous comme ces mystérieux hiéroglyphes qui parcourent en tous sens, avec une ineffable beauté, la Pierre de Rosette. A sa manière toute œuvre est faite de ces signes que nous devons déchiffrer. L’activité de décryptage fait partie intégrante du dessein esthétique.

 

   Sortir de l’ombre.

  

  Nous devons sortir de l’ombre afin que parlant, elle nous intime l’ordre de parler à notre tour. Nous sommes êtres de langage à déjà tâcher d’informer ceci qui se présente à nous dans l’hypothétique demeure d’un pouvoir-être. Faute de nous en acquitter, c’est de nous dont il s’agit, de notre propre complétude, de notre plénitude. Or nous ne pouvons demeurer les mains vides, les yeux infertiles, la conscience dénudée. Si tel était le cas, c’est de la désertion de notre être dont il s’agirait. Nous ne voulons nulle vacance. Seulement l’affirmation d’un regard juste. Il n’y a guère plus à espérer que cette belle acuité. Oui, cette braise !

 

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13 juin 2020 6 13 /06 /juin /2020 09:56

   Il faut dire, en ce début de III° millénaire, les choses n’étaient guère brillantes, tout allait de mal en pis, toute navigation hauturière ne rencontrait que Charybde et Scylla et le petit peuple qui restait après les ravages de la pandémie se posait de troublantes et irrésolues questions sur son avenir. On prêchait un ‘Nouveau Monde’ dont nul ne savait de quoi il serait fait et il y avait fort à craindre que l’essence humaine, une nouvelle fois, ne chute dans quelque aporie qui ferait de ce fameux ‘Nouveau Monde’ un monde bien pire que l’ancien. C’était comme les résolutions de la Nouvelle Année, elles ne duraient guère que le temps de leur profération et le 2 Janvier ne trouvait que des gens amnésiques qui ne se souvenaient même plus de leurs fermes résolutions de la veille. Mais il ne servirait à rien de se lamenter au sujet de notre condition, au simple fait que c’est elle qui nous détermine bien plus que nous ne pourrions prétendre le faire. Jusqu’ici et de longue date, l’humanité n’avait guère fait que bégayer, reproduisant à l’infini ses erreurs bien plutôt que ses coups de génie. C’est ainsi, nous avons la propension à fêter la dimension exacte de la lumière et, la plupart du temps, nous vivons à l’ombre dans un cocon dont nous croyons qu’il nous protège, mais en réalité nous aliène et tresse autour de nos corps de momies les chaînes qui nous conduisent à la folie puis, bientôt, au trépas !

   A vrai dire c’était l’inclination de l’homme à tout classer dans des catégories arbitraires qui avait faussé la vue des Existants, leur avait fait perdre leur orient et ils progressaient tels des totons fous, dans d’itératives et usantes girations dont ils ne comprenaient nullement le sens. En quelque sorte, ils tournaient pour tourner, non à la manière des Derviches à la recherche d’une spiritualité induite par une sorte d’ivresse, d’extase, mais plutôt comme des Voyageurs aveugles embarqués sur des Montagnes Russes qui paraissaient être sans début ni fin, un genre de mouvement perpétuel auto-engendré, un genre d’ouroboros, de serpent mythique se mordant la queue comme s’il voulait s’ingérer, retourner dans une manière d’unité primordiale dont il aurait perdu toute trace.

   Mais revenons aux catégories. Si l’homme avait été sage il en aurait fait un usage modéré si l’on peut dire, se défiant de ses excès, se confiant à sa sagesse, tâchant de trouver le juste milieu. Eh bien non, l’histoire existentielle des hommes les avait portés à vouloir connaître uniquement ce qu’il y avait de plus haut ou de plus bas, de plus lumineux ou de plus ténébreux, de plus riche ou de plus pauvre, de plus comique ou de plus tragique. Mais cette façon de faire, cet unique privilège uniquement reconnu aux valeurs extrêmes était un fruit qui portait un ver en sa chair. Ce ver consistait en ceci : il ne restait plus à l’homme, en termes de possibilité, qu’à tutoyer le génie ou bien à sombrer dans la folie. Or chacun sait bien, en son for intérieur, que le génie est rare, la folie courante qui se cache sous les traits rassurants du sourire, de la convivialité, de la politesse, de la ‘moraline’ bourgeoise, dans le lexique nietzschéen.  Mais personne ne s’y trompe, toutes ces attitudes ne sont jamais que des faux-fuyants, des genres de simagrées sociales, de ‘faire semblant’ qui font inévitablement penser aux décors de carton-pâte des plateaux de cinéma. L’endroit est brillant, coloré, léché, l’envers n’est que roupie de sansonnet, nul ne saurait prendre ceci pour argent comptant.  

    Afin de ne pas égarer le Lecteur, nous donnerons ici quelques exemples concrets de cette dérive de la Raison qui aurait pu constituer un ‘Eloge de la Folie’, selon le titre de l’ouvrage de l’excellent Erasme de Rotterdam. On n’avait donc pesé les choses, jusqu’ici, qu’au trébuchet de l’irraison, à savoir n’apercevoir en elles que leur degré supérieur ou bien inférieur, leurs moyens termes s’effaçant ainsi au profit de ce qui faisait Jour ou Nuit, négligeant les belles heures de l’Aube et du Crépuscule. On avait laissé s’affronter en une sorte de pugilat les couples d’opposés :

 

Noir/Blanc

Diable/BonDieu 

Immanence/Transcendance 

Bien/Mal 

Beau/Laid 

Microcosme/Macrocosme 

Matière/Esprit 

Dionysiaque/Apollinien

 

   et la liste serait longue de ces affrontements du réel. On avait donné quitus au Noir, au Blanc, on avait négligé le Gris, cette belle teinte médiatrice qui contient à la fois sa propre nature mais aussi celle de ses coreligionnaires, ils sont les Proches dont aucune dissociation ne saurait être opérée sauf par l’opération d’abstraction du concept. C’est un peu comme si, sur un planisphère, on ne considérait que Pôles et Equateur, rayant du globe Tropiques et régions tempérées.

   Pour autant certaines personnes, plus lucides que les autres, sans doute plus rationnelles, postulaient un changement radical d’existence au motif que la pâte humaine ne pouvait se contenter, vitam aeternam, de reproduire ces schémas anciens, usés jusqu’à la corde. Celle-ci menaçait de rompre et il fallait songer à la remplacer par une autre, plus solide, plus qualitative, qui servirait l’humain en sa plus noble dimension. On avait donc échangé la Terre pour la Vénusie, ce lieu de ressourcement, d’idéalité, de félicité pour les cœurs simples et les âmes bien trempées. Mais, ici, il convient d’expliquer ce terme étrange de ‘Vénusie’. Il est forgé sur Vénus, la Déesse de la mer, de la beauté et de l'amour, cette Merveilleuse née d’une vague de l’océan. Elle qui ne peut vivre sans beauté, elle pour qui la Terre se couvre de fleurs à sa seule venue. En elle tous les motifs étaient dessinés qui abattaient d’un coup les dogmes étriqués, les projets politiques sournois, en elle l’égoïsme se dissolvait, lui  qui faisait des ravages, en elle tout s’allégeait du poids éthéré de l’amour, les religions abandonnaient leurs croisades, les sectes leurs conditionnements, les confréries leurs cercles fermés, les sociétés ésotériques leurs rituels abscons. Ce que les hommes avaient mis en exergue de leur vie, avant tout, la BEAUTE, dont ils pensaient que le rayonnement abolirait toute espèce de vice, de trucage, d’attitude malsaine, chacun se sentant appelé par la vérité, la simplicité, l’immédiate jouissance des choses dans une manière de Jardin des Hespérides, doué d’immortalité, réservé aux Dieux mais où, d’après eux, ils pourraient accéder s’ils consentaient à être beaux et droits eux-mêmes. Parfois ils rêvaient aux sources d’ambroisie, à l’arbre fabuleux qui donne les pommes d’or. Mais cependant ils savaient qu’il s’agissait là d’un songe et ne tombaient jamais dans l’utopie qui les aurait aliénés au même titre que l’avaient fait tous les spectacles et commedia dell’arte d’un monde devenu maintenant ancien, obsolète, il ne figurait plus dans les mémoires qu’au titre d’une archéologie se perdant dans les brumes de jadis.

   Alors, l’on se demandera, à juste titre, comment vivait cette Société Nouvelle dont on espérait qu’elle ferait se lever de nouveaux horizons, ouvrirait des perspectives inconnues, livrerait des histoires réelles, tangibles, incarnées que, jusqu’ici, l’on pensait être de pures fictions. Il y en avait assez des perpétuels recommencements, de ces modes cent fois remises sur le métier dont on nous disait qu’elles nous sauveraient du péril de l’anonymat, de la perte dans des zones grises où nous deviendrions fatalement invisibles, inaudibles, des riens en quelque sorte. Eh bien, il faut croire qu’un miracle s’était accompli ou, à tout le moins qu’une métamorphose avait eu lieu qui avait chamboulé le monde, nous le présentant sous des formes dont, jamais, nous n’aurions pu soupçonner qu’elles pussent exister. La Nouvelle Société, pour l’essentiel, était constituée de communautés aisément reconnaissables, non en raison de quelque uniforme dont elle se serait vêtue, c’eût été s’aliéner une fois encore, mais dans la simple apparence qui lui convenait, celle d’une affinité évidente existant entre ses membres. Cependant, que le mot de ‘communauté’ n’aille nullement induire en erreur, faisant signe vers l’ancien ‘communautarisme’, lequel voulait imposer sa culture, ses valeurs aux groupes qui possédaient des amers différents. Non, la communauté était communauté d’intérêts, de points de vue, de ressentis et n’oublions pas que la BEAUTE était le pivot essentiel autour duquel tout tournait et faisait sens.

   D’une manière approximative, les Communautés étaient calquées sur les étapes du développement de l’art en ses principales manifestations. Ainsi trouvait-on la ‘Communauté des Paléolithiciens’, à savoir des amateurs de ce bel art paléolithique qui avait marqué de manière originale la naissance des œuvres picturales. Ils admiraient les propulseurs sculptés, les mains négatives pariétales accompagnées de leurs ponctuations, tout le bestiaire gravé ou peint sur les parois, cerfs, félins, mammouths aux formes trapues, bisons, bouquetins et aussi les Vénus aux lignes pléthoriques. Leur emblème était la ‘Vénus de Laussel’, cette pierre ambrée, couleur de chair rayonnante. Pour autant ils ne pratiquaient aucun culte à son égard car cela aurait consisté à retomber dans les ornières de l’idolâtrie qui, en certaines époques, avait fait tant de mal à l’humanité. Ils en réalisaient des croquis, des esquisses qu’ils traçaient à même les parois de leurs grottes car ils voulaient être en harmonie avec leurs goûts, ne différer en rien des œuvres qu’ils admiraient.

   Il y avait les ‘Primo-Renaissants’. La plupart vivaient dans des palais vénitiens ou florentins aux riches apparats. Toutefois ils ne se laissaient nullement aveugler par ce luxe patricien. Il n’était qu’un écrin pour les œuvres rares qui y figuraient. Bien évidemment, une beauté jouait en écho avec une autre, une beauté était renforcée de la présence d’une toile contiguë. Une de leurs œuvres favorites était le ‘Portrait de Simonetta Vespucci’ de Piero di Cosimo. Ce tableau était un monde à lui seul. Ils voyageaient à l’intérieur de la toile comme ils l’auraient fait dans un paysage réel. En songe, ils parcouraient le beau corps dénudé de Simonetta, un doux albâtre rehaussé d’ivoire aux parties les plus troublantes de la féminité, ils contournaient la parure du cou, un serpent sans doute synonyme de tentation. Ils montaient jusqu’à la chevelure blonde enserrée dans un bandeau semé de pierres précieuses, de soies chatoyantes. Ils parcouraient la noble argile couleur de bonheur, s’allongeaient sous les ramures des arbres agitées de vent, escaladaient la colline d’où se laissait embrasser une vaste vue sur une mer couleur d’opale. S’ils étaient amateurs de culture, pour autant ils n’avaient nullement déserté la Nature, celle archaïque, primordiale, traversée de remous et de contradictions, celle que les Anciens Grecs nommaient ‘phusis’ dont ils ressentaient les tremblements dans les vibrations mêmes de la toile et jusqu’au centre de leurs corps.

   Il y avait les ‘Sublimes’, ceux que le Romantisme chamboulait au point d’opérer en eux un genre de retournement. Ceux-là vivaient sur les rivages nordiques pris de brume, traversés des aiguilles piquantes du Noroît. Bien entendu ils avaient dressé des tentes en peau de renne, les avaient doublées d’une laine épaisse qui sentait le suint mais protégeait du froid. Quel que soit le temps, ils installaient leurs chevalets sur la plage, l’assujettissaient au sol mouvant à l’aide de grosses pierres. De leurs longs pinceaux aux poils de martre ils léchaient consciencieusement la peau de la toile qui devenait, l’instant d’une création, leur Maîtresse. De la nasse de leur subconscient ils extrayaient images et sensations, ces dernières empruntées à la belle œuvre de Caspar David Friedrich, ‘Mer de glace’. Ils ressentaient le tranchant des fragments à même leur chair, non comme une morsure mutilante, plutôt à la manière d’un aiguillon qui fouettait leur sens esthétique et leur enjoignait de réaliser ce chef-d’œuvre qui était l’aboutissement de toute une vie. Nul esprit de compétition, seulement une juste émulation, la confluence d’affinités mystérieuses qui les dépassaient mais les accomplissait au-delà de toute espérance.

   Il y avait encore ‘Paysage avec une rivière et une baie dans le lointain’ de Joseph Mallord William Turner. Ceux qui avaient élu ce Peintre logeaient également en limite de mer mais dans des conditions moins rigoureuses que celles exigées par ‘Mer de glace’. Ici, tout se donnait dans un genre d’astigmatisme, de flou irréel de la vision. Les Romantiques, du reste, semblaient apprécier ce décalage du réel, certainement au motif que ce tremblement était, en quelque manière, appel de la rêverie, perte de soi en des terres imaginaires tout entières voués à l’exercice d’une pure liberté. Ici, dans ce généreux espace sans contours précis, aux abords de l’illimité, beaucoup se prenaient à espérer en des jours infinis, lumineux, que rien ne viendrait contrarier, chacun s’orientant à sa guise sans cependant renoncer à voir toujours émerger de cette brume diaphane la Déesse aux mille attraits, celle qui avait décidé, à leur insu, d’infléchir de manière significative, la ligne de leur destin. Oui, leur destin qui, maintenant, ressemblait à ce trajet lumineux d’une rivière frayant son chemin parmi la blondeur des sables, le miroitement de la mer au loin figurant cette félicité que les hommes avaient longtemps attendue sans en voir la fuyante silhouette.

   Il y avait le ‘Club’ des ‘Post-Impressionnistes’, ceux dont l’existence entière se référait aux oeuvres inimitables du génial Vincent Van Gogh. Ils avaient élu domicile près d’Arles, dans cette campagne provençale certes abrupte, solaire en diable, mais Van Gogh lui-même, l’exilé de Hollande, n’en était-il le pur produit, celui qui en avait saisi l’essence jusqu’en son plus intime ? On ne pouvait évoquer cette région et laisser son peintre fétiche dans l’ombre. Chaque année, sans que cela atteigne la force aveugle d’un rituel, ils se livraient à ce que l’on pourrait nommer une ‘commémoration’, à la mémoire de Vincent. Ils s’habillaient d’habits rustiques, des toiles bleues délavées le plus souvent, se rendaient dans un champ de blé qu’ils coupaient à la faucille, dressaient à la fin une gerbière, ces tiges assemblées pareilles à un soleil. Puis, par petits groupes, dans la tache d’ombre fraîche, ils s’adonnaient à une longue pause méridienne, cette sieste que Van Gogh avait si bien peinte fin 1889, début 1890, à Saint-Rémy de Provence, alors qu’il était interné dans un asile. Une de ses dernières œuvres avant sa mort. Un ultime repos avant le long et définitif. Les ‘Post-Impressionnistes’ en connaissaient la valeur et, peignant ou tâchant de peindre à leur tour ‘La Méridienne’, il s’agissait en fait d’un hommage rendu à ce génie solaire trop tôt disparu, une brusque apparition dans le domaine des beaux-arts puis une éclipse et puis plus rien. C’est bien cette sauvage beauté vangoghienne que ses ‘héritiers’, en quelque sorte, essayaient de retrouver à la mesure de leurs modestes moyens.

   Il y avait enfin, mais l’énumération pourrait durer ce que durent les œuvres belles, à savoir une éternité, il y avait les ‘Imaginatifs’, ceux qui témoignaient de l’œuvre singulière du Douanier Rousseau. On aura compris que ses admirateurs n’aimaient rien tant que la nature, son exubérance tropicale, la beauté infinie de sa prodigieuse corne d’abondance. Ils séjournaient, d’un commun accord, au profond d’une jungle où tout se donnait selon une inépuisable prodigalité. En quelque manière ils avaient reconstitué la scène théâtrale dressée par le Douanier, avaient façonné une femme nue aux tresses pareilles à deux cordes d’eau. Le corps était d’écume qui reposait sur un sofa bordeaux. Partout croissaient, dans une manière de confusion ordonnée, de hautes fleurs aux pétales bleus, chair, parme. D’immenses fougères montaient vers le ciel. Des fruits jaunes faisaient éclater leurs soleils dans le vert-bouteille des feuillages. Des oiseaux aux larges rémiges caudales, au plumage sombre se tenaient, silencieux, dans ce qui ressemblait fort à un Paradis. La lune blanche teintait doucement le ciel d’une touche lactescente. On imagine combien la vie des Communautaires devait être somptueuse, ici, bordée de perles et cousue de brandebourgs rehaussés d’or. Mais nulle ostentation, beauté seulement.

   EPILOGUE - Certes on pourra développer nombre d’arguties, prétendre que de telles existences ne se peuvent trouver que dans des livres imaginaires ou bien dans quelque grimoire d’alchimiste, dans les pages glacées d’un album pour enfants. Cependant, nous pouvons vous l’assurer, ce monde existe, non seulement dans des œuvres peintes mais dans le réel le plus concret qui se puisse imaginer. Non, il ne s’agit ni d’une fable, ni d’une comptine surgissant de la tête d’un Illuminé. Mais ce monde, il faut le vouloir, donc renoncer à ses habitudes anciennes, sans doute se dépouiller de son confort, surseoir à la douceur d’une vie bourgeoise enrubannée et poudrée comme une Marquise du XVIII° siècle évoluant dans un salon d’apparat.

   L’on pourrait penser ces Communautés autarciques, coupées du monde, à l’écart des autres Communautés. Mais ceci n’est qu’illusion de gens cultivés, mieux même, ‘formatés’ par les conditionnements de tous ordres dont notre Ancien Monde n’est guère avare. Ces Communautés forment un tout uni. Mais unies par quoi ? Par leurs AFFINITES, par la BEAUTE qui est leur mot d’ordre fédérateur. Certes, chaque Communauté visée à la loupe, semble se donner à l’aune d’un microcosme fermé, sinon d’une ‘monade sans portes ni fenêtres’. Mais ceci n’est qu’une illusion, comme le serait le fait de croire, à leur sujet, à une existence purement utopique. Ici, chacun se détermine en soi et pour soi mais aussi pour les autres pour la simple raison que l’Art est un Universel, qu’il appartient à tout le monde et à personne en particulier. Il en est de même des affinités, elles nous relient inconsciemment - l’inconscient est aussi un universel -, à l’ensemble des archétypes du monde qui nous modèlent et que nous avons en partage avec Ceux, Celles de la Terre. Le problème avec la terre traditionnelle, celle de ‘l’Ancien Monde’, c’est qu’elle ne fonctionne que sur le mode de la propriété, de l’avoir, de la division, de la lutte et, en définitive, de la guerre. L’Art est une si haute figure, une si haute valeur que nous ne pouvons que nous incliner devant sa transcendance, nous réfugier dans notre immanence mais à condition de nous en extraire pour donner lieu et temps à cette divine Beauté sans laquelle nous ne serions que des orphelins aux mains vides. Or ce que nous voulons, c’est d’un seul et même geste, donner et recevoir. Donner à l’ami qui donne en retour. Quoi donc ? Mais de la beauté !

 

 

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12 juin 2020 5 12 /06 /juin /2020 08:22
Demeurer près de vous.

Voir votre demeure était déjà une manière d’audace. Comment, moi, l’écrivain surnuméraire, le plumitif des belles lettres aurais-je pu prétendre vous approcher, ne serait-ce que d’un iota ? Depuis trois jours j’errais dans la ville à la recherche d’une inspiration, du moindre indice qui eût pu constituer le début d’une fable. A dire vrai, je me serais même satisfait d’une comptine, d’une berceuse pour enfants. C’est si douloureux, lorsque l’extrémité de votre stylo ne sécrète plus que des gouttes pareilles à une eau fossile, sans mémoire. Mais aussi sans avenir. Orphelin du manuscrit. Orphelin de celui que j’avais été, autrefois, écrivant tout le jour et le temps n’existait plus.

Comment dire, à la fois ma stupeur, à la fois ce genre de ravissement qui m’envahit à la seule vue de votre demeure. Assurément, on était dans les beaux quartiers et je ne doutais guère d’avoir affaire à une aristocrate, à une femme dont le sang bleu illuminait la peau sans doute embaumée des plus riches fragrances. Assis sur un banc, face à votre hôtel, je détaillais ce qui, peut-être, deviendrait la trame romanesque de mon prochain livre, en tout cas la matière de mes rêves. Il y avait tant de présence mystérieuse dans la haute façade blanche, tant de poésie voilée dans le toit d’ardoises à la Mansart, tant de possibles aventures dans la pièce sous les combles, juste en arrière des chiens assis.

Et, bizarrement, je ne vous voyais nullement semblable au logis qui vous abritait. Nul fac-similé, mais bien plutôt un évident contraste, une tache pourpre dans la carrière semée de blocs gris. Vous deviez échapper au ciseau du sculpteur qui avait équarri les moellons de manière à en discipliner le bel ordonnancement, à le ranger dans les usages d’un quartier soumis aux lois sociales. Je vous imaginais volontiers rebelle, subversive, déliant les liens qui vous avaient été imposés par une unique beauté. Rétive, non soumise. Rien ne pouvait mieux me séduire que cette forme de sédition permanente, inscrite dans votre chair comme les lettres dans le parchemin.

Voici celle que vous êtes : une femme libre de son corps, libre de sa pensée, de ses mouvements. Et nullement soumise. A qui que ce fût. Indépendante, fière de s’appartenir, d’abord à soi, ensuite à l’art qui vous porte bien au-delà des circonstances mondaines, dans un univers clos, seulement connu de vous. Vous êtes coiffée d’un chapeau couleur coquelicot. Vos yeux sont des lacs sombres, immenses, passionnés. Où chacun pourrait choisir de se noyer, mais il n’y a pas la place pour quelque intrus, fût-il prince ou bien héros. Votre teint est de porcelaine claire avec des rehauts de rose nacré. Votre bouche un fruit mur, une cerise au jus sucré. Votre cou, le tronc d’un mince bouleau qu’un crépuscule aurait habillé des couleurs du corail. Vous portez, en tout temps, une cape grise dont le haut col dissimule votre gorge à la vue des curieux. Cette cape, la seule concession à l’aspect austère de votre hôtel, manière de cage dont, chaque jour, vous vous échappez pour seulement vous retrouver, vous, l’étrangère à son propre logis. C’est ainsi que je vous vois. C’est ainsi que vous figurerez dans les pages nécessairement fiévreuses de mon livre. Rien n’est plus troublant qu’une énigme non résolue. Mais tout ceci, mon rêve de vous, vous ne le saurez pas. Le vôtre, ce songe si illisible dans la trame serrée du temps, le saurais-je un jour, vraiment ? Le saurais-je ?

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11 juin 2020 4 11 /06 /juin /2020 09:27
« Une fin lumineuse ».

Œuvre : Dongni Hou.

 

 

“La nuit la plus sombre a toujours une fin lumineuse”.

 

Poète persan.

 

 

 

 

 

   La question.

 

   D’où venait-elle, elle la Passante dont on n’aurait pu dire le nom, tellement l’énigme était profonde qui faisait son halo de brume ?

   Où allait-elle, elle la Passante, avec son air hagard, sa vision qui paraissait aller bien au-delà du monde, de ses mystères ordinaires, de ses apparences trompeuses ?

   Qui était-elle, elle la Passante, tout juste issue de cette vapeur blanche qui l’entourait et la portait au devant des choses sans qu’elle paraisse y être présente autrement qu’à la mesure d’un égarement ?

   Venir, aller, être : sans réponse ! Seulement une interrogation qui prenait les tempes en tenaille et menaçait d’insomnie tous ceux qui s’inquiétaient de cet être semblable au remuement déconcertant d’une folle avoine. Les gens les plus étranges sont toujours ceux qui fuient, se dissimulent, dont le visage est impénétrable, manière de sphinx ne se laissant nullement déchiffrer. Mais ce sont aussi les plus dignes d’intérêt. C’est ainsi, l’hiéroglyphe des choses est ce chiffre qui s’efface constamment dans la cendre du jour et les doigts sont désemparés de ne saisir que le vide qui les habite. Alors on se pose forcément la question de la légitimité de la question, précisément, comme si l’énoncer était déjà la soumettre à une réponse en forme de néant. Seulement l’humain est curieux qui veut toujours connaître bien au-delà de sa propre statue et le carrousel est lancé qui fait ses orbes multicolores. Il n’y aura plus de répit. Il n’y aura plus de repos.  

 

   Le portrait de Cosette.

 

   Passante, à seulement regarder l’image, on aura compris qu’elle ne descendait ni d’un Prince oriental, ni d’une noble lignée inscrivant ses pas dans les livres d’Histoire. A la rigueur on eût pu rencontrer son sosie dans les pages du génial Victor Hugo, quelque part entre Gavroche et la gargote des Thénardier, disons dans le portrait de Cosette, cette silhouette de la fillette humble que le sort a vouée à toutes les vexations du siècle. La décrire revenait à ceci : dire le bouquet des cheveux, sa liberté, son flottement tout contre le vent. Dire le vaste front bombé où se devinait une intelligence mûrie par la vie, non ce pétillement aussitôt surgi qu’éteint qui est la marque des espiègles et des mutins, eux qui sautillent tels des moineaux. Dire les deux arcs charbonneux des sourcils surmontant des yeux teintés de noir, presque nocturnes. Des yeux insolites qui semblaient n’apercevoir que des songes, imaginer de lointains jeux d’enfants, peut-être des occupations sérieuses qu’une jeune expérience aurait amenées à leur incandescence.

   Dire le nez délicatement retroussé avec son écume d’odeurs et de fragrances animées de souvenirs. Dire les deux boules des joues avec une sorte de mince plaine blanche dont on aurait pensé qu’elle était le symbole même d’une souffrance ancienne. Dire la pliure de la bouche, non celle gourmande de quelque capricieux mais cette constante réserve, ce gonflement du silence sous la lame du jour. Dire cette courbe du menton : on aurait pu évoquer une anse marine avec ses faibles clapotis, son abri pour les bateaux esseulés. Une sorte d’accueil, de disponibilité aux autres, une générosité tout intérieure qui, parfois, transparaissait à la commissure des lèvres comme pour dire le précieux de la vie, sa tension, ses reflets sur la belle géographie humaine.

   Dire le cou vigoureux, assuré de soi, non cette grâce vite distraite de l’enfant gâté. Dire la chute des épaules dans la fuite en avant du destin. Dire le balancement des bras, l’attitude légèrement de biais, la détermination du corps à s’inscrire dans la rainure exacte du réel, la posture générale à la fois décidée et en retrait. Ce portrait de Passante est si attachant que pourrait s’ensuivre une totale fascination si nous n’avions pour tâche d’en démêler un peu de la riche complexité, d’en saisir quelque perspective s’approchant de son être, si cependant une telle faveur pût jamais nous être accordée.

 

   Passé : Guerra a la tristeza.

 

   Autrefois, dans la tête cernée d’ombres de Passante. Comme une image lointaine, tremblante, à la limite d’une hallucination, du débordement de la conscience par la marée de l’irréel. La nuit est dense, au tissu serré, pareille à des mots qu’une phrase distraite aurait emmêlés, les fondant en une seule illisible profération. Murmure continu, bruit de souffle du geyser, avec parfois, de sourdes explosions, de rapides lueurs de soufre dans le ciel maculé de suie. Ici est une fête avec ses stridences, ses cataractes de sons, les déchirements de l’obscur, ses trouées dans la toile infiniment tendue du temps. Foule distraite qui déambule avec l’hésitation de l’ivresse, la force occulte du désir dont la braise rougeoie quelque part entre les baraques peinturlurées de couleurs vives. Partout ça bouge. Les femmes font rouler leurs hanches voluptueuses, on dirait des collines d’herbe prises dans la folie du vent. Des hommes au torse velu croisent d’autres hommes pris de vin. Les haleines sont puissantes qui font leur bruit de forge. D’un instant à l’autre le tragique pourrait surgir, une lame brillante déchirant les chairs. Un ruisseau pourpre s’enfuyant dans la rigole de poussière, une vie s’exhalant d’un massif de muscles, une voix s’étranglant dans une dernière éructation.

   Mais rien ne se passe que la reptation de l’angoisse archaïque des hommes pris dans la nasse étroite de la multitude. Rien ne se produit que le long râle d’amour des femmes qui attendent d’être séduites. Embrassées par des volontés de héros. Emportées dans la flamme noire du toréador. C’est ceci que dit la fête avec ses habits de carnaval, ses masques de carton, les claquements des carabines, la percussion des voitures aux mufles de chrome. Montagnes russes avec la vie au zénith, la mort au nadir. Partout sont les sueurs d’exister, les douleurs de vivre et les mors d’acier grincent et s’agitent en cadence car manduquer, broyer, détruire, ceci est leur seule mission.

   Au milieu de la marée des corps, comme isolée sur son île, une effigie humaine qui dit la désolation de soi, la perte des repères - mais en eût-il jamais ? -, une Pauvre Figure n’arrivant même pas à saisir ses propres contours, à tracer son intime périphérie. Personne est là et n’y est nullement. Y aurait-il image du désarroi plus exacte que cette perte d’identité, cette presque disparition, cette immobilité sur le bord du gouffre ? Le béret est une calotte noire qui ceinture la tête. La tête est étroite, médusée, identique au regard qui paraît être retourné au-dedans du corps. Dans quelle étrange « confusion des sentiments » ? Dans quel effroi de persister, de faire du surplace avec des semelles de plomb ?

   Bouche entr’ouverte sur le spectacle du monde. Quel spectacle sinon le vide immense de l’être ? L’absence de parole. La non émergence de la pensée. La désertion de l’imaginaire. Médusé. Interloqué. Sidéré. Un poudroiement à l’infini de prédicats qui signent la négation, l’annulation de ce qui est, la mortification de ce qui pourrait être. Veston de toile usée dans laquelle Personne dissimule des mains qu’on suppute gourdes et noires aux ongles recourbés. Une vague chemise autrefois blanche se perd dans les plis du pantalon. Que regarde-t-il qui se situe à l’horizon des yeux sinon sa propre démesure d’être au monde en n’y étant nullement ? Que vise-t-il à part le néant lui-même ? A-t-il au moins une histoire ? Une date de naissance ? Un toit où s’abriter ? Une oreille attentive à la confidence de sa dérive ? A-t-il autre chose que cette longue inclinaison de l’âme privée d’un amer où fixer son repos ?

   Derrière lui un manège avec ses chevaux de bois, ses colonnes peintes, ses arcades où ruisselle la lumière. On devine la clameur des enfants, leur joie à monter et descendre au rythme de leurs montures d’un soir. On devine la félicité des jeunes parents tout au bonheur de contempler leurs petits prodiges de vie. Sur tout ceci, cette évidence de plénitude, Personne fait tache, fait douleur, fait privation de liberté. C’est à ceci que Passante est attentive, à toute cette douleur muette qu’aucune facette, fût-elle resplendissante, n’apportera son éclat. Alors Cosette fixe l’Etranger de toute la force de son regard comme si, de cette simple volonté, le sort pouvait s’inverser, le bonheur faire son étrange bourgeonnement sur le visage de pierre privé de paix. Car ne pas être, c’est être en guerre contre soi, c’est donner lieu à cette tristeza infinie dont aucun Vivant sur terre ne peut supporter l’intolérable poids.

 

   Présent : sourire clair, lumineux.

 

   Le sourire de Passante est clair, lumineux, tout intérieur, saisi depuis ce foyer qui ruisselle et demande son dû. A savoir la réciprocité d’une délectation immédiate. Être soi jusqu’en son excès en demandant à l’Autre, le démuni, le guerrier vaincu avant même d’avoir combattu, de devenir ce qu’il n’aurait jamais dû cesser d’être : une forme en devenir qui ne doute plus de ses possibilités, qui puise en lui la source limpide, libre qui en jaillira malgré l’adversité, les embûches, les actes fomentés pour réduire l’homme à la servitude. Pas de plus entière satisfaction que de vivre en paix avec soi, avec l’Autre. Réverbération de son propre regard dans le regard qui fait face et donne acte à la force d’exister. En réalité, par la générosité de son regard, Passante a déclaré la guerre a la tristeza, tout comme la fête essaie de conjurer les attaques funestes du destin, instillant dans l’âme des Joueurs un peu de cette ivresse sans laquelle nulle joie ne saurait être complète. La fête est l’ambroisie des dieux, elle inocule son esprit, sa flamme dans le sang des Participants, elle les relie l’espace d’une communion. Elle panse les contusions, cautérise les plaies, efface les douleurs qui rutilaient à la face de l’épiderme. Elle est une onction qui adoucit les mœurs tout en les exaltant, en accroissant l’expansion des corps, en exacerbant le désir d’être multiple tout en restant unique, singulier, mais intimement soudé à la marche commune.

 

   Futur : laisser venir les images du monde.

 

   Passante a déclaré la guerre a la tristeza à la seule force de son regard car elle a vu cette Existence en désarroi du fin fond de sa lucidité, elle en a épousé le drame humain, elle a tressailli à ce qui devient impensable et, le plus souvent, oblige les Distraits à ne pas prolonger la prise de conscience, à se détourner, à passer leur chemin alors que le dénuement de l’Insulaire s’accroît de l’amplitude de cette indifférence.

   Et, soudain, il y a eu comme une métamorphose de la nuit festive. L’image de l’Homme seul s’est effacée. Non pour céder la place à une joie naïve qui ne serait qu’une reconduction de la réalité à une pure simagrée. Mais à la vision du simple qui ravit le regard de Celui qui a été changé par la seule vertu d’une contemplation sans faille. Savoir regarder : tout est contenu là. Regardé avec le souci correspondant à son être, Personne s’est enfin doté d’une identité. Naturelle, droite, sans fioriture ni forfanterie. Se sentir respirer. Se sentir immobile. Se sentir reconnu. Pas de signe humain doté d’un plus grand prestige. Désormais il peut s’ouvrir avec confiance, laisser venir à lui les images du monde.

   Ce qu’il voit, là, dans la braise de la nuit révélatrice, au centre du rayon de son regard, isolé du bruit de la fête, l’image d’une douceur immédiate des choses. Sans doute se reconnaît-il lui-même dans cet événement si mince qu’il pourrait être insignifiant. Et pourtant ! Combien de choses inapparentes sont plus précieuses que les vitrines éblouissantes des temples du consumérisme !

   Là, dans une flaque de lumière cernée d’une ombre dense, le spectacle d’une heureuse humilité. Une Jeune Femme est assise dans une nappe de clair-obscur, son regard rivé sur l’insaisissable. Une autre, Voyageuse de la nuit, tout sourire, visage épanoui telle celle qui assiste à un prodigieux événement, tient dans les bras une poupée sans doute gagnée à quelque loterie. Ravissement qui l’arrache à sa propre destinée tout en l’accomplissant jusqu’en son flux le plus admirable. Le mythique Eldorado atteint en une seule possession, sans douleur, sans haine, sans lutte avec l’autre pour arracher la pépite qui brille dans l’ombre et attise l’envie, fait se gonfler l’outre de la cupidité. Recevoir le don de vivre à l’aune d’un si modeste présent, une simple poupée, voici de quoi retrouver foi en l’homme, saluer sa capacité à sourire au dépouillement, à la feuille de l’arbre, au filet d’eau qui s’écoule de la fontaine.

   Savoir regarder l’Autre en son don irremplaçable, savoir regarder l’objet qui se dévoile dans la frugalité, savoir se regarder soi-même avec justesse, voici ce que semble nous dire Passante dans son étonnante ressemblance avec la jeune héroïne des Misérables. Tout comme cet autre personnage du panthéon hugolien, l’épatant et généreux Gavroche qui accueillait ses amis errants dans le ventre de l’éléphant de ciment, quelque part dans le froid de la nuit du côté de la Bastille. Ici se laisse rejoindre le poète persan :

 

“La nuit la plus sombre a toujours une fin lumineuse”.

 

 

 

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