Amnésie du temps.
Œuvre : Dongni Hou.
L’aire libre du temps.
D’abord il n’y a rien qu’un flottement. Une irisation d’ailes dans l’azur infini. Tout est libre de soi. Le temps est cette ronde, cette circularité qui semble n’avoir jamais de repos. Tout s’enchaîne dans l’harmonie. Tout s’emboîte avec naturel. Les rouages entraînent les rouages dans la plus belle logique qui soit. Mouvement subtil d’horlogerie. Les roues oscillent en cadence. Les ressorts se plient en rythme. Les cliquets répondent aux cliquets. Les pignons aux pignons. Les balanciers se balancent à l’infini comme si, jamais, leur mouvement ne devait trouver sa fin. Tout coule de l’amont vers l’aval. Tout s’immisce dans le cycle joyeux de l’eau. Il y a des nuages. Il y a la pluie. Les ruissellements sur la terre gorgée d’humidité, les trilles de gouttes qui cascadent vers les fleuves, les fleuves qu’attire la masse anonyme, fascinante de la mer. Il y a la mer, les océans gonflés comme une immense goutte de verre, leur dôme resplendissant sous l’appui du ciel. Il y a le soleil, la clameur blanche, le rideau de vapeur, le fin brouillard ascensionnel. Il y a la nacelle des nuages, le peuple assemblé des perles liquides. Il y a la pluie. Comme l’éternel recommencement du même en sa joie plénière. Il y a les hommes, les femmes, leur ferveur tissée au-dessus de leur tête. Elle s’appelle désir. Elle s’appelle liberté, ouverture de soi dans la clairière du monde. Il y a la pluie encore, le nuage arc-en-ciel, les couleurs qui se fondent dans les couleurs, la fuite infinie de l’eau vers le domaine où vivent les hommes, visages tendus vers le ressourcement, la soif étanchée, la plénitude du corps lorsqu’il communie avec le vent, parle avec la terre, s’immole dans le feu comme la vive pliure de son esprit.
La décision de la Moïra.
Au-dessus des fontanelles où vibre la nécessité d’exister il y a l’invisible, le mystère tressé des hiéroglyphes, l’illisible palimpseste où se percutent tous les signes de l’inconcevable. On dilate ses yeux, on pousse la porcelaine de ses sclérotiques tout contre le vent du doute, on fore le puits de ses pupilles, on aiguise le chiasma de ses yeux afin que quelque chose d’un secret veuille bien s’y révéler qui dirait le chiffre de notre marche de guingois sur les chemins de limon. On sort de soi, on laisse faseyer la voile de son propre corps. On espère une brise signifiante dont le dépliement indiquera la marche à suivre sous l’empire des étoiles. On attend. On livre sa besace de peau à ce qui s’y inscrira en tant que possible à venir, que projet à faire surgir de l’incommensurable attente qui, à chaque seconde, à chaque battement du cœur, tisse la faille immensément ouverte de l’espoir, de la foi en l’être, de l’inatteignable cime que toujours l’on postule à bas bruit, la dissimulant comme s’il s’agissait d’une maladie honteuse.
« Maladie », voilà le mot lâché qui dit le risque majeur de vivre, la présence des fourches caudines, les chausse-trappes dans lesquelles se dissimule l’inaltérable faille où s’engouffre le disparaître, où souffle l’haleine délétère de la finitude. La Moïra, d’abord on ne la sent nullement. Elle est comme notre ombre, le double de notre silhouette, une écaille qui recouvrirait notre épiderme, un vernis illisible affectant notre condition mortelle, jouant avec elle comme en écho. On va au hasard des rues, on chante, on aime, ici et là, rapidement, pour oublier la lourdeur de nos pas frappés de contingence. On va dans les musées, on s’abreuve d’art. On va au cinéma, on emplit l’outre de ses yeux d’images, de leur carrousel, de leur étrange fascination dont le but est, on le sait, de nous soustraire au bruit tragique du monde.
Nous parlions d’ombre à l’instant. Nous parlions de nuit. Nous parlions des Filles d’Erèbe et de Nuit. Nommant ceci qui demeure dans l’obscur, nous faisions venir à la présence Clotho, la fileuse du destin, Lachésis qui le mesure grâce à sa baguette, Atropos enfin qui le tranche, accomplissant l’irréversibilité des choses en leur clôture. Tant que notre dérive songeuse est assurée, manger à sa faim, aimer suffisamment, dessiner des oiseaux, vaquer à ses manies diverses, s’affilier au régime de ses obsessions, tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles. Nous tissons notre toile telle l’araignée et le fil de cristal à notre suite est le témoin de ce parcours sans faille.
Songe arrêté en plein vol.
Cependant nous savons la possible rupture, l’hiatus, l’interruption, la fragmentation, la perte. Soudain voici qu’Atropos dans son aveuglement royal a tranché le fil qui nous relie au réel. Ce brusque suspens se nomme indifféremment, maladie, accident, séparation, deuil, remise du projet dans son carton primitif, songe arrêté en son plein vol. Moïra dont l’homologie pourra se lire sous les traits de cette pure abstraction clouant sur place, cette épée de Damoclès, cette lame divisant l’existence selon ses deux versants, l’adret lumineux, l’ubac empli des remugles de la noirceur. Epée qui suspend identiquement le voyage de Jacques le fataliste dans le roman éponyme de Diderot : « Le maître ne disait rien ; et Jacques disait que son capitaine disait que tout ce qui nous arrive de bien et de mal ici-bas était écrit là-haut ». « Le grand rouleau où tout est écrit ». C’est ainsi « le grand rouleau » a ses roses, ses épines. Ses épées de Damoclès, ses lames de ciseaux qui entaillent le réel, lui donnent ses angles vifs, ses plis, ses retournements, ses lignes de fuite. Surgissement de la surprise dans la toile unie de l’exister. On croyait jusqu’alors que tout allait de soi, que marcher n’était que cette infinie durée inaltérable, cette feuille de soie déroulant sa parure sans que la moindre déchirure ne vînt s’y inscrire, la plus infime incision par où se dirait l’imperfection des choses, le talon d’Achille de l’homme, la corde tendue du funambule, vibrante, prise d’oscillations sur laquelle on avançait avec les bras en croix et les yeux emplis d’hébétude. Temps lisse pareil à une aube qui se dirait dans l’humilité, l’évidence, le prolongement de la nuit sans coupure, sans heurts, comme un sourire d’enfant accueille le visage de sa mère et le retient en lui tel l’inestimable don qu’il est.
Instants goutte d’eau.
Mais voilà, tout espoir avait une fin, toute certitude son épilogue. Loin d’être ce poème dépourvu de césure, cette parole d’une seule traite proférée, il y avait des blancs, des silences, des hésitations, des retours en arrière, des émissions aphasiques, des hoquets et des pliures de la voix. Le réel que l’heure traversait n’était nullement homogène, ourdi d’une toile dont nul raccord aurait pu trahir la fragilité. Le réel était semblable à ces plateaux calcaires qui paraissaient une simple tabula rasa sans nul obstacle alors que les creux des dolines y imprimaient leur invisibles et dangereuses dépressions. Le temps qu’on percevait permanent, continu, voici qu’il se décomposait à l’infini, avec ses clignotements, ses instants goutte d’eau, gemmes de résine, ses moments bogue occluse dont on ne percevait même plus la progression vers un hypothétique futur. Le temps haché par le Destin, le temps de cire dans lequel s’imprimaient les heurs et les malheurs du monde.
Les attendus de l’image.
Visage. Le fond pareil à la lame lisse de l’exister tant que la faille ne s’est nullement ouverte, que tout coule de source avec son ébruitement d’eau originelle, cette pureté, cette innocence, cette disposition à la candeur, à l’accueil du monde en sa générosité, sa naturelle prodigalité. Visage mais mutilé, privé de la falaise du front par où se laisse voir, métaphoriquement, la lumière de la pensée, le brillant de l’intellection. Un œil est biffé qui détruit la vision stéréophonique, cette indispensable vue double dont le sens le plus affirmé est de figurer une vertu dialectique : apercevoir la beauté et la laideur, viser le bien et le mal, la vérité et la fausseté. Le seul œil apparent est clos comme si la vue s’était retournée sur son antre de chair, représentation opaque du monde, abandon de la certitude dont le regard est le révélateur à la seule puissance de la conscience qui projette son rayon et éclaire tout ce qui vient à son encontre. Lèvres scellées sur un indicible, un non-proférable, extinction de la fable humaine. Le bas du corps s’est absenté semblant avoir renoncé à toute attache terrestre.
Extases du temps.
Mais, ici, il s’agit de prendre à la lettre le titre que l’Artiste a choisi comme prédicat de son œuvre : « Amnésie du temps ». Cette perte, cet oubli de soi, du temps, du monde. Mais considérons le temps en son essence. Le temps est écoulement continu, suite d’instants que la vie synthétise en s’inscrivant en lui. Inévitablement l’existence est durée. Ne le serait-elle et elle revêtirait la forme d’une aporie, ce qu’est la finitude en son accomplissement. L’amnésie se définit rigoureusement par la « perte partielle ou totale de la mémoire ». C’est donc la mémoire qui est en jeu, cette faculté à nulle autre pareille qui nous relie à notre passé, l’utilise en tant que tremplin afin que, doté de cet élan, ce temps de jadis puisse remonter en direction du présent, le féconder, en faire la condition de possibilité de notre futur, donc assurer l’espace de notre propre liberté. En effet, nous ne sommes libres qu’à nous situer à même les trois extases de la temporalité au travers desquelles notre être reçoit sa totalisation. Coupé du passé, il s’absente de son origine. Privé du présent il se déréalise tout comme l’est l’univers psychotique dans son sidérant enfermement. Exilé du futur il se prive d’une finalité qui est l’acte terminal par lequel il se révèle à soi comme celui qu’il aura été dont le point final le remet à son ultime parole, dernier mot sur la scène de la représentation.
Le Temps perdu.
Alors comment ne pas associer mémoire et réminiscence ? Comment ne pas convoquer la haute stature psycho-philo-littéraire de Proust dont La Recherche du temps perdu est une longue dissertation sur la venue de l’être au monde ? Sur sa signification, dont l’art, l’esthétique, l’écriture sont les figures de proue avec lesquelles il dialogue pour faire présence et se dévoiler en sa nature profonde, fragment temporel que le passé révèle, que le présent transcende, que le futur mène à son terme comme l’interrogation qu’il est en son fond puisque ni l’instant, ni la durée ne l’auront sauvé de son naufrage, tête au-dessus de l’eau seulement, mais dans les plus belles pages qu’il nous ait été donné de lire. L’art est ceci qui nous élève à notre hauteur d’homme et nous y laisse le temps d’une sublimation avant que la terrible déréliction ne nous reprenne dans les mailles étroites et aliénantes de son filet.
Scansion de l’être.
Mais revenons à cette coupure de l’être, à l’évanouissement de ses souvenirs dont cette image le dote comme de son irréversible destin. Mutilation symbolique, terrible déchirure qui affecte Amnésie du temps dans son essence même. Comment continuer à être, alors même qu’on a abandonné une partie de soi, peut-être la plus précieuse aux buissons de l’in-souvenance ? Le tiret (-) situé au centre de ce néologisme en accentue l’irréductible séparation, en creuse l’impossible retour vers cette souvenance qui est comme notre chair vive, le tissu de nos impressions, la lymphe de nos sensations. Oublier le souvenir et c’est tout un pan de soi qui s’écroule, une fiction qui meurt, un roman qui disparaît à même l’épuisement de ses mots. Oui, car les mots ont besoin d’une assise pour tenir, assurer leur verticalité, signifier ce pour quoi ils sont nés au monde. Imaginez le cadre d’une ardoise magique, ces ardoises d’autrefois (le passé), qu’on ne connaît plus aujourd’hui (le présent) sur le fond duquel les lettres s’effacent et ne font plus leur beau ballet. Alors plus rien ne tient, tout s’écroule au fur et à mesure, l’horizon (le futur) se bouche puisqu’il est dépourvu de ses fondations. Cette métaphore babélienne (écriture-parole) est comme la mise en musique de la thématisation proustienne. Le temps ne tient qu’à reposer sur ses assises originelles. Les renier, les oublier c’est se faire son propre fossoyeur, c’est renoncer à l’essence de l’homme qui n’est que passage d’un point à un autre de l’espace à la mesure de ces secondes qui sont la scansion de l’être, sa vérité, son apparaître en son esquisse charnelle.
Réminiscences, esthétique, éthique.
Avant d’aborder la riche sémantique des réminiscences, gardons-nous bien, dans un identique souci de forer plus avant leur signification interne, de mettre entre parenthèses l’oublieuse mémoire de Jules Supervielle dont le vers suivant dit combien cette dernière, la mémoire, peut tourmenter le poète dont la Muse menace de s’éclipser dans le mouvement même de cet oubli : « Avec tant d'oubli comment faire une rose… ». Faire une rose : créer une œuvre. Impossible restitution du geste mémoriel qui féconde toute création puisque les pétales se sont évanouis dans les plis d’un temps devenu inconsistant, illisible, perdu à jamais. Mais regardons de plus près la belle constellation mise en lumière par l’auteur des Plaisirs et les Jours afin d’y faire émerger l’irremplaçable joie de tout souvenir fidèle. Les réminiscences proustiennes constituent non seulement une esthétique mais elles tracent en sourdine la trame d’une éthique. A savoir d’une conscience de soi à l’œuvre afin de faire émerger de ses souvenirs la flamme d’une vérité. Proust auteur reconnu, adulé, figure de proue du roman moderne n’est rien sans la référence au petit Marcel dans les arcanes du Combray d’autrefois, ou bien du jeune adulte traversant la cour de l’hôtel de Guermantes. Proust en tant que personne est ses souvenirs. En tant qu’auteur, ses réminiscences. La petite madeleine dégustée au cours d’une « morne journée » le restitue soudain à lui, dans ce « dimanche matin à Combray » auprès de « tante Léonie » qui n’est plus qu’une brume dans le lointain. Puis, en une autre évocation, c’est son pied qui bute sur un pavé, faux-pas qui le reconduit aussitôt, sentiment plus réel que le réel lui-même, « sur deux dalles inégales du baptistère de Saint-Marc » dans la Cité des Doges. Puis le narrateur raconte l’épisode de la serviette avec laquelle il s’essuie la bouche devant la bibliothèque de l’hôtel de Guermantes :
« Et je ne jouissais pas que de ces couleurs, mais de tout un instant de ma vie qui les soulevait, qui avait été sans doute aspiration vers elle, dont quelque sentiment de fatigue et de tristesse m’avait peut-être empêché de jouir à Balbec, et qui maintenant, débarrassé de ce qu’il y avait d’imparfait dans la perception extérieure, pur et désincarné, me gonflait d’allégresse ».
« Evidence de la félicité ».
Dans l’expérience de la re-souvenance telle que la vit le héros proustien, non seulement le moi trouve à se spatialiser, à plonger ses racines dans un sol ancien qui le constitua, à Combray-Venise-Balbec, mais le moi se dilate et parvient à une sublimité qui l’arrache à la fuite de l’instant présent. Le riche lexique laudatif chargé de nous restituer l’émotion esthético-sensorielle du moment fondateur, de la rencontre pleinement unitive, se traduit dans une richesse inouïe, modes à la limite de l’inconnaissable du temps à l’état pur », diamants brillant de tous leurs feux dans l’automne existentiel dont le narrateur vit la perte crépusculaire. ( plaisir délicieux » ; puissante joie » ; évidence de la félicité » ; pourquoi ce souvenir rendait si heureux » ; dans une sorte d’étourdissement » ; impression si forte »), donc tout un clavier de sensations vertigineuses situées au bord d’une extase. Transcender la réalité humaine pour en faire une œuvre d’art est ceci qui doit ôter de l’horizon de l’être toute tentative d’en obscurcir la possibilité d’illumination, la puissance de radiance. Les lames de ciseaux, l’épée de Damoclès, les décisions de la Moïra il faut non seulement les contourner mais en effacer la force de parution, tant que ceci, bien évidemment, demeure dans l’orbe du possible. L’art, l’amour, la pratique de la philosophie, la joie de la rencontre de l’ami, de l’aimée, la méditation, la contemplation, la vie au contact de la nature, l’observation des étoiles piquées au firmament, le rire des enfants, la marche attachée à quelque rêverie, le songe éveillé, l’écoute de la source sous l’arche bienveillante des aulnes, autant de motifs de satisfaction, parfois de bonheur directement palpable qui nous tirent de nos habituelles mélancolies et nous portent dans cette plénitude de l’exister que, souvent, nous cherchons dans un ailleurs alors que nous en sommes les détenteurs les plus visibles. Un regard souvenant en est sans doute la condition d’émergence. Aussi nous appliquerons-nous à regarder. A regarder en vérité.
« Exilée de soi » veut dire être coupée de son sol originaire que la mémoire a occulté. Alors le flottement est infini, longue dérive sur des eaux agitées que des rives absentes rendent insondables. Toute perte est ceci qui prive de repères. Mémoire comme lieu d’accès à soi par le regroupement des diverses temporalités toujours saisies d’éparpillement. Vision diasporique du monde qui fragmente le corps, dissout l’esprit. Or nous voulons le corps, nous voulons l’esprit, nous voulons la liberté ! Nous sommes mémoires.