Overblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
25 juillet 2020 6 25 /07 /juillet /2020 08:28
Etait-ce cela vivre ? (2° Partie)

Source : Pinterest.

  

  

   S’atteint-on jamais ?

  

   Un public assez clairsemé en ce milieu d’après-midi. Quelques habitués que je reconnais. Quelques signes de connivence puis l’attention à ce qui est sur les murs : l’Art en son rayonnement. Un long moment je m’absorbe dans la vision du tableau de Jawlensky, « Le châle rouge », essaie d’y deviner de quelle urgence il s’agit donc. Urgence de chercher à voir en soi ? Le Modèle a les yeux fermés, comme plongé dans une attitude méditative, sans doute une lente et longue exploration de cet univers interne si mystérieux qu’il semble échapper à celle qui le porte et paraît soucieuse d’en connaître les arcanes. S’atteint-on jamais ? Sans doute seule cette interrogation mériterait d’être posée. Une large capeline rouge coiffe la tête, semble l’isoler d’influences qui, peut-être, seraient néfastes.

 

   Demeurer en soi.

 

    Il faut demeurer en soi, voici le message le plus apparent que paraît formuler cette toile. Et cette cape, cette sorte de muleta derrière laquelle cette femme semble vouloir protéger sa vertu, n’est-elle la métaphore pourpre d’un désir qui convoite, d’un désir qui est convoité, contre lesquels il convient de dresser le rempart de la pudeur ? Céder à la confluence des désirs et voici que s’ouvre la dimension tragique au gré de laquelle la Condition Humaine chemine de Charybde en Scylla, de réel en existence mythique, d’Eros en Thanatos, double image rayonnante-mortifère telle que la culture l’a forgée en nos âmes. Car aimer est toujours se distraire de soi et porter l’objet de son amour au comble de la présence, autrement dit consentir à s’effacer, à se perdre en l’Autre, à faire don de sa personne. La vie redoublant la vie par l’amour puis renonçant à davantage paraître car la persistance à être ne ferait que signer la dissolution de cet amour. Tension extrême dont les Amants font l’épreuve à leur corps défendant car, dans l’Amour, il n’y a de place que dans l’Unique et toute autre présence est nécessairement atteinte de nullité. Dans la trilogie Amant-Aimée-Amour, seule une relation entre deux peut s’établir : Amant-Amour ; Aimée-Amour, le troisième terme est toujours de trop puisqu’il y a effacement de l’un des protagonistes au profit de l’autre. Etrange annulation de l’Acteur, de l’Actrice dont le rôle prend fin à même la première parole. « Je t’aime » veut dire « Je disparais », J’annule mon JE, je le biffe ».  « Tu demeureras seule avec mon Amour ».

  

   Différer de soi.

 

   Egaré dans mes propres pensées - l’Art est de cette nature qu’il fait différer de soi -, je ne vous ai pas devinée, vous, ici dans la salle aux mille reflets. C’est tout juste si, observant le corps blanc et massif proposé par Rouault dans « Au miroir », cherchant à en démêler le lourd lexique, j’ai pu percevoir ce discret martèlement du sol que vos escarpins impriment à la façon d’un bruit qui serait venu d’ailleurs, une espèce de signal lointain, de morse faisant son crépitement régulier. Sans doute un message à votre propre destination : Vous et l’Amour puis le vaste monde au-delà perdu dans le tourbillon des heures. Vous regardez avec la plus grande attention chaque œuvre. Puis une station bien plus longue que les autres devant la toile de Munch au titre si troublant : «Femme aimante ou femme dans le moment de l'amour».

Etait-ce cela vivre ? (2° Partie)

Source : Pinterest.

 

   Combien, alors, il devient « urgent » pour moi d’accoler les deux images, la vôtre et celle de « Femme aimante », de les fusionner en quelque sorte, tellement les analogies sont troublantes.   Êtes-vous cette femme qui se donne se dérobant, cette inaccessible Déesse n’admettant que la cour idéale, abstraite, utopique de l’Amour que l’Amant lui-même aurait désertée afin de mieux vous servir, de mieux vous isoler dans ce palais de cristal qui paraît être le vôtre ? Est-ce là votre vraie nature, cette fusion en vous, ce ressourcement continu à qui vous êtes comme le seul Destin possible dont vous puissiez suivre le cours ? Vous paraissez si absente, là dans la lumière discrète de la salle, attentive à ne pas diverger de votre silhouette noire - la même longue robe que l’autre jour-, concentrée sur le moindre indice qui pourrait vous poser en tant que cette forme originaire dont vous semblez être en quête. Comme s’il vous fallait toujours nager à contre-courant, annuler le moindre désir de rejoindre l’aval, là où se pourrait diluer votre précieuse essence.

  

   Centre intime.

 

   Bien des personnes présentes ont dû vous contourner, patienter, attendre que « Femme aimante » leur soit enfin rendue. Etonnant cet instinct de possession entière, de rapt de ce qui est, d’enfouissement au creux de votre corps, sans doute aussi de votre conscience. Mais je crois que je divague, que votre manque d’égard à qui je suis - vous n’avez pas daigné m’accorder un seul regard -, m’isolant en moi-même me désarme et me désespère. Mais peut-on parler de rapt quand sa propre attention n’est portée que sur soi, fixée sur son roc de chair, ses pensées tourbillonnant autour de ce centre intime que nul ne saurait voir, approcher, dont nul ne pourrait tracer la moindre esquisse ? Certes bien des Distraits pourraient vous vêtir de prédicats aussi fâcheux qu’inexacts : « égoïste, égocentrique, égotiste », que sais-je, tellement grand est le domaine des approximations, des supputations gratuites, des projections incohérentes.

    

   Jardins insondés de l’amour.

 

   Non, vous ne voulez venir à vous qu’en raison d’une énigme à déchiffrer. Peut-être alors, au clair avec votre propre lieu, pourrez-vous migrer, connaître l’Autre, l’accueillir dans le précieux qui vous marque comme la trace de votre indélébile présence ? Peut-être ? Mais me voici maintenant devant l’œuvre qui vous avait tant interrogée. Déjà vous êtes à d’autres peintures, à d’autres significations dont, intérieurement, vous devez sentir la secrète injonction. Je vous observe à la dérobée entre deux questionnements dont la toile de Munch est l’immédiat tremplin. Ô combien j’aurais aimé bâtir, en votre présence, l’architecture d’un possible sens émergeant de cette Abandonnée à ses plus troubles sentiments, en même temps, sans doute, que les plus radieux. Mais, ce faisant, je me serais immiscé dans votre citadelle secrète pour la simple raison qu’un calque aurait pu être posé sur « Femme aimante » que l’on pourrait aussitôt rabattre sur votre propre esquisse en tant qu’une terrible sœur siamoise, une jumelle en destin, une marcheuse de conserve sur les chemins inexplorés de la psyché qui ne sont jamais que les  jardins insondés de l’amour. Mais ne bougez pas, mais demeurez dans la ligne de ma visée de manière à ce que je mette en perspective votre pliure existentielle avec celle de ce Modèle à « l’inquiétante étrangeté ».

  

   Ce feu qui vous traverse.

 

   Vous, (Elle), c’est bien d’abandon dont il s’agit, d’état à la limite d’une perte de conscience, d’un trouble copernicien qui vous tourneboule et vous ôte votre être pour y faire surgir quelque prodigieux événement, la palme généreuse d’une révélation, un état si proche d’une expérience mystique ? Est-ce bien de ceci dont il est question, de ce feu qui vous traverse et vous porte au flamboiement, de cette libre avenue traçant dans l’espace la voie royale d’une naissance à neuf, d’une métamorphose ? C’est bien l’image d’une volupté triste, d’un désir ambigu de vous dépasser tout en vous possédant, en demeurant rivée à votre meute de chair alors que l’extase s’annonce comme le moment prodigieux qui précède la Grande Mort alors que votre état est celui de la Petite Mort, cette fusion de l’Amant et de l’Aimée en l’unité irremplaçable de l’Amour. Amant - Aimée - Amour : « A »,  lettre initiale triplement Majuscule pour dire l’exception d’un soudain passage du contingent à une forme d’absolu dont, sans doute, vous ne reviendrez jamais. Mais quelqu’un sur Terre est-il déjà parvenu à accomplir cette révolution autour de sa propre planète ? Planète toujours en errance, en quête de soi et l’univers est immense qui court au-devant sans attendre la réponse au questionnement.

  

   Enigmes peintes.

 

   Mais voici que la lumière baisse, que quelques spots s’éteignent plongeant dans l’ombre toutes ces Enigmes peintes qui ne profèreront plus qu’entre elles, leurs êtres de toile, leurs traces de suie dans la ténèbre qui vient. Sans doute sommes-nous les deux derniers Voyeurs à partir ? Un long moment je suis le flottement de votre robe noire pareille à un oiseau de nuit se confondant avec le deuil de mes pensées. Je n’ai rien résolu qui eût pu m’éclairer. Vous n’êtes plus qu’une vague pensée dans le jour qui s’écroule. Tout au bout de la Rue des Récollets votre image se confond avec les pierres sombres des quais, le miroir noir de l’eau.

 

   Lundi 16 Octobre -

 

   Beaucoup de travail au Journal en cette rentrée littéraire. Une infinité de livres à lire dont beaucoup ne se nourrissent que de mode, de verbiage dans l’air du temps, de considérations obsolètes sur les relations amoureuses, le hasard des rencontres, les sentiments postmodernes. Parfois l’éclat d’une perle dans les eaux des abysses et le contentement, la joie, le cèdent à une morne impression de vau-l’eau, de perdition du langage dans  des contrées qui ne devraient jamais être les siennes.

 

   Brouillon maculé des rêves.

 

   Une semaine sans vous voir. Sauf dans l’agitation des nuits, le brouillon maculé des rêves. Mais pourquoi donc faut-il que votre image m’obsède si violemment, torture mon esprit, assèche mon inspiration parfois ?  A tel point que me voici contraint de relire d’anciens articles pour y retrouver les traces ouvertes du sens, l’envol libre des phrases, quelques formules pesées au trébuchet de la raison, quelques envolées lyriques qui, paraît-il, signent mon écriture aussi bien que ma façon d’être. Mais croyez-moi, rien ne vaut la spontanéité, la source vive, l’écoulement naturel des mots, un murmure, le chant des abeilles, le bruissement des feuilles d’automne sur un quai, au bord d’un Canal. Les feuilles bruissent-elles Quai de Jemmapes, devant votre modeste logis qui assure mes nuits de bien étranges visions ? Je vous ai perdue « Femme aimante », comment donc vous retrouverais-je, Vous la Solitaire au long fourreau noir, Vous l’Esthète seulement appliquée à sonder votre reflet dans une toile, Vous dont je dis beaucoup mais dont je ne sais rien ? Et puis, retrouver quelqu’un c’est l’avoir déjà trouvé, en connaître quelques traits, en avoir écouté certaines rumeurs, avoir éprouvé à son endroit un sentiment, un bonheur, une peine. Je vous connais si peu dans cet automne finissant. Bientôt sera l’hiver, ses courtes journées, les causeries au coin du feu, les photographies jaunies sur lesquelles on laissera broder sa mémoire, peut-être inventer un futur.

  

   Donner lieu corps et chair.

 

   Quelques heures devant moi. Comment pourrais-je éviter de me rendre à « La Fabrique » ? Parfois la naïveté est sans limites. Ainsi sont les amoureux transis qui font les cents pas sur le trottoir où ils ont rencontré l’espace de leur rêve - une Belle Fille que le songe a encore enrichie -, martelant assidument le pavé, s’obstinant à faire surgir tout au bout de leurs yeux attentifs, de la volonté de leur pur désir cette hallucination dont ils pensent qu’elle est sur le point de s’incarner, là, dans la seconde qui suit et qu’ainsi leur âme apaisée ils pourront enfin vivre. Est-ce cela vivre ? Est-ce donner lieu, corps et chair à ce qui ne saurait en avoir, un bref passage, la survenue d’un éclair, un vertige fiché, là, au milieu de nulle part et l’on persiste à errer sans cesse autour de soi et l’on n’a plus de répit que ne survienne le miracle de la manifestation.

  

   Être en fuite du monde.

 

   L’air a fraîchi ce matin, une brume rampe à ras du sol et les feuilles mortes ne sont plus qu’un anonyme tapis, une lourde pâte recouvrant le réel de sa consistance d’ennui. Je pense aux complexités du sol, aux « Messes de terre » de Dubuffet, à cet impénétrable des choses, cette inconnaissable texture que nous longeons sans jamais la connaître vraiment, nous poser de questions au sujet de ce qui s’effondre et périt, là, sous nos yeux. Au moins en percevrions-nous l’éclairante allégorie, cet être en fuite du monde qui s’écoule à notre insu, et nous aurions fait un pas de plus en notre direction avec, en guise de viatique, la perdurance d’un savoir, une clarté s’éclairant du dedans, nous rendant le dehors plus visible donc nous guidant sur la voie d’une possible sagesse. Mais non, notre obstination d’homme nous talonne, nous aiguillonne, nous pousse toujours plus avant alors que bien des vérités sont foulées au pied dont nous aurions pu tirer quelque leçon sur la manière de nous accorder avec le proche et, par voie de conséquence, avec le lointain. Mais à l’ouverture des yeux, à la disposition de l’esprit forant la jungle où nous progressons, nous préférons le glissement de la taupe dans son fourreau de terre sombre, aveugle.

  

   Malinement, tout près, tout près.

 

   Et voici que, logé dans la geôle d’une méditation confuse, assis maintenant  dans la grande salle grise et blanche qui sert de bibliothèque, je n’avais nullement été attentif au glissement discret de votre présence. Nous sommes peut-être une dizaine de lecteurs occupés à feuilleter magazines et ouvrages. Certains prennent des notes, sans doute des étudiants préparant un exposé, un compte-rendu ou s’essayant au difficile exercice de synthèse des documents en vue d’une thèse. Nous sommes, l’un et l’autre, disposés dans la diagonale de la salle, Vous près des rayonnages du fond destinés à la littérature étrangère, moi au rayon poésie avec, posé sur ma table, un exemplaire d’un recueil de Rimbaud ouvert au plus pur des hasards sur « Comédie en trois baisers » dont je savourais les deux premiers quatrains :

 

« Elle était fort déshabillée,

Et de grands arbres indiscrets

Aux vitres penchaient leur feuillée

Malinement, tout près, tout près.

 

Assise sur ma grande chaise,

Mi-nue, elle joignait les mains.

Sur le plancher frissonnaient d’aise

Ses petits pieds si fins, si fins. »

 

   Je ne sais ce qui me troublait le plus, cette Apparition poétique caressée par la feuillée des grands arbres, vous dont j’imaginais les pieds si fins, vous assise sur votre grande chaise dans la position studieuse d’une écolière. Il ne vous manquait que deux tresses sagement ramenées de chaque côté du visage et l’illusion eût été parfaite. Je voyais vos mains agiles tourner régulièrement les pages, puis un arrêt, long, inspiré, me semblait-il, l’air un brin égaré comme si le livre dont vous saisissiez les mots était le lieu d’une révélation. Le plus souvent vos gestes demeuraient en suspens et votre pose était celle d’une gamine arrêtée au bord d’un coffre à trésors. Parfois votre halte prenait l’allure d’un saut en dehors de la « vraie vie », clouée en plein ciel par quelque « illumination ». Ainsi, en pensée, me rejoigniez-vous dans le site immense de la poésie et cette simple divagation de l’imaginaire suffisait à combler mes angoisses, à dissiper toute tristesse, peut-être à faire se lever la flamme de quelque espérance.

  

Partager cet article
Repost0
24 juillet 2020 5 24 /07 /juillet /2020 07:52
Etait-ce cela vivre ?  (1° Partie).

« Vivre ».

Photographie : Katia Chausheva.

 

 

 

 

  

   Un imprenable ciel.

  

   Souvent, le soir, après avoir bouclé mon dernier article, j’allais flâner du côté du Canal Saint-Martin, cette artère verte dans le gris damier des jours. Rien ne m’y attirait plus que le calme, l’indolence d’une marche au hasard des rues, parfois une incursion dans des quartiers qui, vers Gare de l’Est, ne laissaient voir que la lèpre des murs, quelques immeubles anciens de tuileaux rouges coiffés de zinc. La lumière y faisait ses infinies coulées le long d’un imprenable ciel. J’avais besoin de cette ville anonyme désertée par ses habitants, de ces trottoirs semés du jaune fuyant des feuilles, de ces chats sauvages qui, surpris, couraient se réfugier dans la trappe obscure d’un soupirail.

 

   Cette poudre des jours.

 

   La plupart du temps je me contentais de fumer rêveusement, la tête égarée parmi le lacis de mille idées toutes les plus irrésolues les unes que les autres, une manière de me soustraire aux mors assidus du temps. Je n’aimais guère que cet infini flottement, cette poudre des jours, cette limaille brillante que nul aimant n’attirait plus qu’à la force pâlissante de l’heure. Il me fallait le crépuscule, ses teintes de fin du monde, ce frémissement impressionniste qui me soustrayait aux tâches parfois si nébuleuses du quotidien. Il n’était pas rare que, muni d’un bloc-notes, je n’entreprenne de consigner quelque idée dont, plus tard, je tirerai un texte. C’était étonnant cette liberté, là au bord du Canal, ce seul souci d’énoncer le monde selon mon humeur, de rendre gracieux ce qui ne l’était pas, d’enrober d’optimisme une vue qui, habituellement, ne se déclinait le plus souvent qu’à l’aune d’images ternes, moroses. La fantaisie d’un dessin, le luxe d’un croquis, quelques traits de crayon fixant sur le blanc le passage d’une pensée, l’effleurement d’une intuition.

 

   Etincelles du désir.

 

   Mes haltes privilégiaient tel banc de bois verdissant, tel appui de façade, telle main courante qui longeait l’eau du rythme rassurant de ses balustres. Le plus souvent, ma terre d’élection était ce bord du quai que longeait un chemin de halage. L’autre rive n’était bordée que d’immeubles de bureaux déserts à cette heure tardive. Parfois l’éclat d’une lumière. Sans doute du personnel d’entretien occupé à emplir cette trêve d’une laborieuse présence. Existait-il un endroit dans la grande ville qui fût plus calme, plus retiré de la vie, plus à l’abri des mouvements, des fureurs citadines, des étincelles du désir, des agitations consuméristes ? Parfois plus d’une heure s’écoulait avant que la rumeur d’un moteur ne vînt troubler cette délicieuse quiétude. Des vélos fuyaient dans les plis avancés de la nuit. Des trilles d’oiseaux s’élevaient avant d’être dissoutes dans on ne sait quel mystère.

 

   Ces cendres sur le papier.

 

   Un soir d’automne, me voici occupé à tracer les grandes lignes d’un article sur les tendances stylistiques du roman contemporain. Tout à mes délibérations intérieures rien ne m’indique votre passage, vous l’Enigmatique qui, sans doute, demeurerez cette simple vibration à la surface d’un lac, un étrange remuement, un sillage flamboyant dans le tissu si terne de la cité.   Et, aujourd’hui, semant ces cendres sur le papier, combien je me rends compte de l’étrangeté de votre nature, de la difficulté que j’ai à vous fixer dans une catégorie qui reflète votre personnalité, tant l’ambiguïté, l’indécision, le variable semblent coller à votre personnage, genre d’effeuillement continu faisant un jour apparaître ce que le suivant recouvre d’un illisible glacis. Tantôt cette belle lumière diffusant sa longue éclaircie, tantôt ce demi-jour, cette lueur au ras du sol comme sur la terre usée d’Irlande. Une fugace impression, un genre de sautillement sur place, une disparition. Mais connaît-on jamais l’altérité autrement qu’à l’effleurer et la perdre, les doigts fussent-ils habiles à la préhension, l’esprit adéquat à saisir la plus évanescente des subtilités ?

 

   Longue robe noire.

 

   Alors que mes notes se sont suffisamment étoffées, que mon âme s’est ressourcée au contact du libre et du fluide, m’apprêtant à quitter le lieu de ma méditation, voici qu’un bruit de pas me tire de ma léthargie. Qui donc si tard dans la nuit qui vient ? Les boules des lampadaires se sont vêtues d’une coque de brouillard, les quais ne se distinguent guère plus de la nappe d’eau, la ville est dans le gris, ensommeillée, prête à franchir le rideau d’ombre. Une longue robe noire, un fuseau dans lequel votre corps doit être bien mince, un alexandrin non encore parvenu à sa césure, les prémices d’une histoire, mais courte, incisive, sans doute une nouvelle. Etonnante cette façon de marcher dans la légèreté - on croirait le glissement de la grue cendrée le long de la lagune -, étonnant le crépitement de vos hauts talons qui percutent le temps, y installent le sceau d’une infaillible volonté. Vous devez avoir du tempérament, peut-être diffuser une volubile fougue, vous imposer avec assurance et distinction, ce qui est le signe d’une généreuse présence, d’une vérité à l’œuvre.

 

 

 

   Meute libre du visage. 

 

   En cette heure tardive, c’est comme si nous étions deux naufragés parmi les flottements, ici et là, les éboulis de l’heure, les confluences de poussières, les tourbillons de vent, la chute des feuilles près des hommes pliés dans leurs corps de momies. Mais qui donc n’a jamais rêvé d’être seul au monde avec une Aimée à la pointe la plus avancée du désir, au sommet d’un violent surgissement, l’éclat d’une passion, le rougeoiement de sentiments posés sur la meute libre du visage ? Qui donc ? Mais me voici me surprenant à parler à voix haute dans la densité de la brume, à tresser dans le vide les cordes d’une étonnante incantation, à humer l’air, à y deviner l’empreinte de Celle que vous êtes. Serais-je donc amoureux à la seule mesure du flottement de cette robe, au seul martèlement du ciment que vos escarpins délivrent à la façon de quelque chose d’impérieux, cependant sans autre contour que cette récurrence obsessionnelle, cette assiduité pareille à la chanson épileptique d’un être à vif qui se désespère de ne vivre que dans la faille d’ombre où votre absence de regard la relègue ? Faut-il que ma complexion soit fantasque, mon humeur égarée, ma raison atteinte d’un grain de folie pour que, déjà, s’élabore la trame d’une histoire qui n’a nullement commencé. Qui, sans doute, n’aura nul lieu où s’accomplir.

 

   Figure écarlate du vide.

 

   Etait-ce cela vivre, pour vous qui étiez lointaine, pour moi qui n’étais présent qu’en pointillés, en points de suspension, en parenthèses avec, au milieu, la figure écarlate du vide, l’empreinte de soufre du néant ? Etait-ce cela vivre ? Voici que je me pose ces questions hors-champ, dans l’aire dévastée de ma vision puisque, au moment où ces lignes s’écrivent, vous n’êtes plus que cet être de passage, cet étrange migrateur qui a habité mon ciel l’espace d’un vol puis, soudain …

  

   Une fleur noire.

 

   Oui, combien je revois avec une cruelle précision - les images sont fixes qui ne tremblent nullement -, cette belle métamorphose dans la fuite nécessaire de l’heure, dans la chair des secondes que sonde la dague du réel. Mais il n’en sort jamais qu’un sang diffus pareil à la résine de la lymphe, au gonflement blanc des larmes dans l’intervalle des paupières. Je me souviens de votre entrée - dois-je dire « majestueuse » tellement elle semblait irréelle, hors-sol, votre robe flottant autour de vous, pareille à la corolle d’une fleur noire si mystérieuse ? -, de votre entrée donc dans ce modeste immeuble - rez-de-chaussée, un étage, couleurs éteintes, un ocre pâle, un bleu délavé -, la porte se referma sur une Déesse. Bientôt, à l’étage, une pièce s’éclaira qui vous révéla à mes yeux bien mieux que ne fussent parvenus à le faire ces romans qui tressaient la cohorte de mes heures.

  

   Profération silencieuse.

 

   Dans le clair-obscur que semblait diffuser une applique c’était une manière d’étrange chorégraphie, quelques mouvements souples tel les rameaux d’un saule pris dans une brise printanière. A quel rituel vous livriez-vous donc ? A quelle étrange icône adressiez-vous cette si étonnante posture qu’elle me faisait penser à quelque danse orientale lascive à souhait en même temps qu’empreinte de profondeur, peut-être même d’un hiératisme qui faisait de vous cette forme unique émergeant à peine du silence des lieux. Chute de vos longs cheveux pareils à une eau, front bombé que glace la lumière, tête légèrement inclinée, parfois quelques rotations, les rameaux clairs de vos bras docilement plaqués le long d’un corps s’évanouissant dans le noir. Noir de votre vêture qui recouvre un autre noir, ce fond dont vous semblez la déroutante profération silencieuse.

  

   Feuillure dans le pli de l’âme.

 

   Je venais chaque soir me tapir dans la calme fuite des quais, Voyeur attentif mais discret, mais parfois inquiet de sa propre présence, de l’effraction que constituait l’insatiable avidité de mes yeux, un sentiment mitigé, un numéro d’équilibriste sur la corde infiniment tendue du funambule. Certes le spectacle que vous me donniez, à votre insu, n’était en rien obscène ni provocateur. D’ailleurs comment eût-il pu l’être puisque, pour vous, je n’existais pas, étais une simple hypothèse à la confluence des hasards, une attention que le premier vent emporterait dans les mailles illisibles du quotidien. Il me fallait seulement apprendre à demeurer, à ne pas me figer dans cette pose qui eût risqué de devenir définitive, à ne pas me perdre dans mes propres méandres. Il était si facile de laisser se confondre sa propre silhouette avec le passage inaperçu de l’être qui n’était que temps, de jouer avec le temps précisément, cette obscure partition au gré de laquelle plus aucune différence ne s’établirait entre un présent si dense, un avenir si fluide. Jamais on n’arrivait au bout des choses, un effleurement simplement, un battement d’ailes, une feuillure dans un pli de l’âme.

  

   Silence à jamais.

 

   Ce dont il me fallait tenir compte, ce à quoi il me fallait me résoudre dans la douleur, cette séparation, ce fossé, cet abîme dont je faisais la cruelle expérience. Sans doute votre voix serait-elle un silence à jamais. Ce que la parole tait, le corps le dit. Observer vos mouvements, épier le moindre de vos déplacements, tel était mon sort, étrange messager de la nuit, observateur à demi-aveugle de la perte d’une eau dans une faille de terre. Cependant, je n’aurais su me contenter de demeurer là, en retrait, pareil à un Marinier qui aurait laissé passer les péniches pour un voyage dont il demeurerait orphelin. Afin de ne désespérer sur le quai, il m’arrivait, lorsque mon travail m’en laissait le loisir, de flâner le matin au sortir de la brume, l’après-midi lorsque le soleil faisait ses longues avenues sur le Canal. Parfois, remontant la Rue des Récollets, longeant les frondaisons rousses du Jardin Villemin, il m’arrivait de faire de longues haltes à « La Fabrique », cette ancienne filature qu’on avait transformée en centre culturel. Le lieu était accueillant et s’annonçait à la manière d’une réalisation concrète de mes utopies, centre géométrique de mes affinités. J’aimais cette ambiance de confort contemporain, cette architecture ancienne que des matériaux modernes venaient enrichir  de leur netteté, larges baies vitrées, dalles de béton gris, chaudes boiseries qui rehaussaient les hauts murs de plâtre en partie écaillés. Ce qui m’attirait le plus, la bibliothèque et ses milliers de volumes aux maroquins fauves, les salles d’art contemporain, l’exacte beauté de ses grandes toiles, enfin le café qui était le point à partir duquel s’ordonnaient les autres surfaces.

 

   Un souvenir perdu.

 

   Et voici qu’aujourd’hui, alors que votre présence n’est plus qu’un souvenir perdu dans le tumulte du passé, je feuillette ce carnet de moleskine au hasard duquel se trouvent rassemblés un fatras de notes concernant le roman, quelques croquis, de rapides dessins et, surtout, ce genre de Journal qui accueille mes réflexions, décrit quelques situations. En voici quelques extraits :

  

 

   Lundi 9 Octobre -

 

   Le temps est lumineux, solaire. L’été se prolonge, projette sur l’arrière-saison des feux qui, jamais, ne sembleraient vouloir s’éteindre. Une accalmie ce matin, mes derniers articles sont partis pour l’impression. A l’affiche de « La Fabrique » une exposition intitulée « De l’urgence d’être femme ». Une exposition d’art moderne qui regroupe quelques grands noms de la peinture, Jawlensky, Munch, Rouault, Delvaux, Bellmer. Comment résister à tant de magique présence ? Et puis ce titre si provocateur, comme si la femme n’était pas encore arrivée à elle, ne connaissait sa propre essence, ignorait le surgissement de la vérité la révélant ce qu’elle est, une exception d’être. Comment le considérer autrement ? Et puis quel besoin d’établir des catégories, d’installer des différences, de créer des divisions : les Hommes d’un côté, les Femmes de l’autre ? Le réel est plus simple qui regroupe le vivant en une seule et même entité, un monde unique. Encore l’un des excès des Lumières, cette irrésistible force de la Raison qui tire tout au concept, à la froide argumentation, à la nervure alors que la feuille est si belle, si généreuse en sa totalité !

Partager cet article
Repost0
23 juillet 2020 4 23 /07 /juillet /2020 07:48

   Ce sont les dernières vagues de la nuit. Des rouleaux d’écume grise poussent devant eux la première blancheur, la première neige. L’aube nait à l’horizon avec un frémissement de libellule. Cela se défroisse à peine, cela ne dit pas encore son nom, c’est un signe précurseur d’avant le baptême, d’avant la nomination. Alors on est soi hors de soi, alors on est soi sur le bord de son être. Tout attend à la pliure du monde et le grand souffle du ciel se retient avant de parcourir la terre, d’y semer les fleurs éparses qui diront aux hommes le devoir d’exister, de tracer leur sillon dans la glaise du vivant. Cette attente est belle, elle dit l’aventure sur le point de paraître, elle dit l’événement gros de sa propre stupeur, elle dit la prochaine turgescence du jour, l’étonnant surgissement des choses sur la toile libre de la conscience.

   Il doit être cinq heures du matin en cette fin de printemps. Depuis ma chambre je sens le prochain gonflement du jour, la grande parturition au gré de laquelle nous, les Errants, figurerons parmi les esquisses plurielles de l’exister. Ici, près de cette rivière à la claire voix, ici encore dans le pré piqué des dernières étincelles de la nuit, là sur le haut sommet de la montagne sur laquelle se découpe la flèche noire du vol des milans, là encore sur la margelle des villes, dans les banlieues bleues où se dressent les figures anonymes des hautes tours, elles forent l’espace mais leurs yeux sont éteints, bordés de cécité.

   J’ai dans les treize ans, autrement dit c’est une manière de bouton virginal qui s’éveille à la vie et ne rêve que de déployer son pollen, de faire vibrer son nectar sur tous les orients qui se lèvent et appellent à la grande fête de la vie. Par la fente de mes volets à demi fermés, c’est un genre de feuille illisible qui traverse ma chambre, une manière de soie qui palpite, ne se pose nulle part, regarde simplement le blanc des murs, la plaine blonde du parquet. Le silence est grand, il fait son troublant vortex où tout semble disparaître pour ne plus paraître. C’est méticuleux, le silence, ça se pose sur les choses comme un doigt sur des lèvres closes, cela dispose au recueillement intérieur, cela appelle à la méditation. J’épie le moindre bruit, retiens ma respiration. Ce qui doit advenir, qui est pure joie, je ne saurais en différer la venue au gré d’une distraction de l’âme. L’âme, c’est si léger, si fragile, un genre de papier d’Arménie qui pourrait se consumer dans une odeur de résine et s’absenter de nous et alors nous serions orphelins de nous-mêmes, sans plus de contour que le vide, sans plus de consistance que les fils de la Vierge.

   Voici, j’entends le premier signal, la première émergence d’une aventure qui, bientôt germera, pour l’instant se retient. C’est bien normal, les choses sont toujours engourdies au sortir de la nuit, elles veillent à leur dépliement, mais dans le secret, dans la rutilance encore présente des massifs d’ombre du songe, parfois encore des éclairs les traversent qui fusent dans le corail gris de la tête. Un matelas a grincé. Des gonds ont fait leur bruit lorsque la porte s’est ouverte. Des pas ont frappé le sol de planches, ont imprimé, dans le massif indistinct de la maison, l’espoir d’un lever, ont déposé l’obole d’un jour nouveau. D’un jour à connaître. D’un jour à créer. Oui, car c’est bien nous qui créons le temps à l’aune de notre volonté, de notre conscience. Grand-Père William a toujours été un lève-tôt, une impatience livrée à son propre tumulte, une énergie à mettre en marche dès la fin du somme.

   J’ai rejoint mon Grand-Père dans la cuisine qui donne sur le levant. La lumière est encore basse qui agrandit les ombres, leur donne une belle moirure, les plaque au sol où naissent les premiers reflets. William prend son petit déjeuner. Il a déroulé ses anchois, les a posés sur un lit de pain imbibé d’huile d’olive. Du bout de son Opinel il prélève de minces tranches qu’il porte à la bouche. Un cube de mie les accompagne qu’il mâche longuement. Chez Grand-Père, le simple fait de manger représente une attention toute particulière qui, parfois, confine à la dévotion. Il est un homme simple, un journalier agricole dont les modestes revenus lui permettent à peine de vivre. Séparé de ma Grand-Mère, il loge chez mes Parents et, accessoirement, dans une vielle maison adossée à un antique monastère sur la colline qui domine Beaulieu. Il vit au jour le jour. Il vit comme la Leyre - la rivière qui coule au bas du village -, faisant avancer son existence goutte à goutte, en direction de cet aval qu’il ne redoute nullement, trop occupé qu’il est par la fête unique, irremplaçable de l’instant, ce don qui s’épuise à chaque seconde mais, toujours se renouvelle. 

   Nous sommes dans la rue lorsque les premiers rayons du soleil se lèvent au-dessus de l’horizon. Nous traversons le village encore endormi. Douceur d’écume de cette solitude à deux, elle renforce des liens déjà profonds, inentamables. Nulle distance entre Grand-Père William et moi. Non seulement nous sommes de la même chair, mais nous sommes uniques en quelque sorte, deux vies s’abreuvant aux mêmes plaisirs simples, aux mêmes joies modestes, immédiates. Notre goût commun pour la pêche est un ciment supplémentaire, un indéfectible liant, une osmose dont nous n’avons nullement à interroger l’essence tellement elle est naturelle, incisée d’une identique félicité d’être, ici et maintenant, sur ce lopin de terre où plongent nos racines communes.

    Oui, cette pseudo-solitude rapproche les cœurs, ensemence de joie le trajet singulier qui s’étoile devant soi et indique la plus haute certitude dont s’investit tout sentiment vrai. Nos cannes à pêche, tout comme nos paniers, tout comme nos âmes, sont légers, tissés d’air et traversés de fins nuages. Quelle volupté alors que d’être logé au plein de soi, sous le vol léger des passereaux, la frise aérienne de l’azur, les dentelles vert-de-grisées des aulnes qui longent les rives de la Leyre. Je n’ai nullement besoin de regarder la lumière briller dans les yeux gris de William, je sais qu’elle est là, pareille à une brume qui flotte au-dessus de la lagune, lui donne sa belle couleur et le caractère qui la fait telle qu’elle est, irreprésentable hors de soi. 

   Nous avons atteint la grève de Talbert. Une plage de cailloux gris et blancs qui jouent avec une eau brillante, écumeuse, des bulles éclatent sous la poussée des demoiselles. Ici est notre Eden, le lieu de notre ineffable joie. Soudain nous nous sentons si légers, si libres de nos mouvements, de nos pensées. Grand-Père modèle, dans le creux de ses mains, des appâts qu’il a lui-même confectionnés avec de la mie de pain, du maïs concassé, des croûtes de fromage, des épluchures, le tout lié par de la farine et un peu d’eau. Lorsque les boules touchent la rivière, elles s’éparpillent en mille minuscules soleils, font des traînées le long du courant, troublent l’onde qui jaunit. Bientôt des frémissements, des frétillements. Ils disent la présence des goujons, des tanches, peut-être de carpes aux ventres lourds qui s’accrocheront à nos hameçons. Nous ne les attrapons pas pour les blesser, leur montrer notre soi-disant supériorité d’hommes. Nous les attrapons et les concevons à la manière d’une provende à destination des dieux, que nous accompagnerons d’une longue libation. Je sais la source qui coule à bas bruit dans le sol de mon aïeul, je sais la pertinence, pour lui, d’un repas pris entre amis, d’un désir accompli sous l’arche brillante de la rencontre, sous les auspices de ces moments qui scintillent telles des gemmes serrées dans leur écrin d’argile. Je sais le rare et le précieux, William me les appris, non d’une manière docte, ce n’était nullement son style, seulement par l’exemple qui, à première vue paraîtrait indigent mais qui, en réalité, ruisselle de bon sens, de don de soi ouvert, effectif, toujours renouvelé par le premier événement.

   Au travers du rideau des arbres, la clarté s’élève avec douceur, elle est pareille à la venue de la raison après la nuit de l’obscurantisme, une délivrance, une participation de qui on est à la fête fraternelle que les heures portent en elles pour qui sait les observer, y repérer les signes d’une intelligence secrète de la terre, des choses, de l’eau qui court, de l’abeille qui fait son butin des étamines solaires de la fleur. Tout converge dans un identique sillon de sens. La nature fait l’homme qui fait la splendeur du monde pour peu qu’il soit attentif à la tendresse de ce qui vient à lui : le rayon de soleil, la tunique noire du grillon, sa chanson discrète, la goutte de pluie qui féconde la joue et la dispose au repos, à la fraîcheur. C’est tout ceci que Grand-Père William m’a appris, tout comme le ciel nous apprend les nuages, les nuages les gouttes, les gouttes le mince ruisseau qui, bientôt, sera mer, sera l’immense pour nous les minuscules qui croyons tutoyer les étoiles, nous mesurer à l’infinité de l’univers, sans ciller, sans inquiétude aucune, alors que nous sommes infinitésimaux au regard des constellations.

   Du trou d’eau qui est le nôtre, qui est un peu le méridien sur lequel nous nous orientons, en cette radieuse matinée de printemps, nous avons extrait nombre poissons aux écailles d’argent, un arc-en-ciel de gouttes suivit leur capture. Du panier en osier que nous avions emporté, nous avons prélevé quelques nourritures terrestres qui nous ont fait hommes, sur cette terre, en cet endroit, en cet instant non renouvelable. Mais, ce que nous avons retiré de plus précieux, cette invisible substance dont est tissée toute relation vraie. Jamais elle ne s’épuise et, aujourd’hui, bien des années plus tard, c’est bien entendu la célèbre ‘petite madeleine’ proustienne qui a surgi du fond du passé.

   Mon Combray est ce Beaulieu de l’enfance. Ma Tante Léonie ce Grand-Père rieur dont, parfois, le visage me hante avec bonheur, lors de mes nuits d’insomnie. L’existence est une très longue nuit faite de sombres gouffres, d’oubliettes sans fin, de gorges étroites envahies de froid et de tristesse. Oui, elle est bien ceci, mais, dans le profond de la nuit, clignotent de vives étoiles, leur signal vient jusqu’à nous après des années-lumière, des épaisseurs immenses de temps, des vastitudes d’espace. Elles sont telles des balises qui nous indiquent le chemin à poursuivre. De hautes figurent s’y détachent qui tiennent nos mains et nous guident parmi le vague et l’immense dont nous ne connaissons jamais rien mais dont nous espérons la flamme d’une mince joie. Oui, d’une joie. A défaut nous serions perdus au monde et à nous-mêmes !

Partager cet article
Repost0
22 juillet 2020 3 22 /07 /juillet /2020 08:25
Bonheur du simple et de l’advenu

Photographie : JPV

 

***

 

   [DEFI - Faire rêver avec de petits moments subtils de bonheur tirés de la vie quotidienne. Que ce soit un instant de plaisir des sens, ou d'intensité des sentiments, notre vie est jalonnée de ces joyaux, ces instants précieux de bonheur, qu'il suffit juste de remarquer.]

 

*

 

   Le hameau est encore plié dans la douceur d’avant le jour. Nul bruit qui viendrait déranger. Nulle agitation qui troublerait et inclinerait à se distraire de soi. Il y a tant de bonheur discret à être assemblé dans cette douce venue de l’heure. Ici, les maisons sont groupées, bâtisses basses de schiste couvertes de lourdes lauzes. Tout dans le gris. Tout dans une manière d’indistinction que l’aube nimbe d’une lumière bleue. Septembre et déjà les premiers frissons et déjà les premières feuilles qui jaunissent. Quelques écus gisent au sol dans leur émouvante parure. Je me suis vêtu chaudement. Le vent parcourt le plateau, monte vers les sommets, s’élance vers le ciel pareil à un oiseau ivre. Rien ne bouge et les bergers sont encore allongés sur leurs couches, dans leurs abris que cernent de hautes clôtures. Parfois le bêlement d’un agneau, le grincement d’une porte, le choc d’une écuelle contre un mur.

   On grandit de ce silence. On avance sur le premier chemin avec la sûreté du pas qui sait, du pas qui fait naître, à chaque avancée, le plaisir immense de la découverte. Ici l’arche d’une haie qui découpe une sphère de clarté parme, là un buisson piqué de baies rouges, là, plus loin, une procession de cailloux blancs qui indiquent le chemin à suivre. Les pieds savent le destin immémorial des sentes et des layons. Les pieds se posent à l’endroit exact où ils sont appelés. Manière d’archaïque allégeance à une voie à suivre, à un mince événement à accomplir. Chaque pas est un livre dont on feuillette les pages, une beauté à chaque ligne, un poème lové dans chaque mot. Nul besoin, ici, des affèteries et des complexités de la ville qui ne font que cerner l’esprit et ruiner l’âme des erratiques Figures. Non, ici, tout va de soi et la garrigue est belle dans son immense dénuement. Du reste, elle n’est garrigue qu’à l’aune de ce modeste mérite, de ce parfum aérien diffusé par ses plantes, de la libre venue des lés sculptés par les sabots étroits des chèvres. Des sillons d’air qui la parcourent en tous sens.

   Maintenant le bourg est loin, tout en bas, sur son promontoire que tutoie le vide. Quelques mouvements s’y animent. Sans doute ceux des bergers qui préparent le troupeau à la transhumance. Aboiements des chiens, portes que l’on referme, serrures qui grincent. Mince symphonie d’une vie immédiate, spontanée, d’une vie qui avance sans se poser d’autre question que celle de son propre bourgeonnement, de sa naturelle effervescence. On est pareil à l’air qu’on respire, au filet d’eau qui serpente entre les pierres, aux troncs mal équarris qui servent de linteaux aux portes basses des masures. On ne diffère nullement du paysage, vaste, austère, immensément beau à la fois. On est environné de beauté. Les oiseaux, dans le haut azur, décrivent de grandes courbes puis plongent, soudain, à la façon de moellons qui se seraient détachés de la margelle du ciel. Le vent dessine, dans la dune de l’espace, d’invisibles arabesques, y creuse d’immobiles galeries traversées, sans doute, de l’étrange musique des sphères.

   Je suis sorti du couvert des haies. J’arrive sur un vaste plateau semé d’herbe courte. Quelques touffes de graminées y agitent leurs têtes grâcieuses, émouvantes à force de fragilité. Comment ne pas vivre au rythme de ces simples, comment ne pas évoquer, à leur sujet, la fable du ‘Chêne et du roseau’ ? Toujours leurs hampes se couchent sous les coups de boutoir du Marin ou de la Tramontane, toujours elles se redressent et font se lever la métaphore de l’endurance, du désir de vivre parmi les éclats de lumière, le fouet de la pluie, la rigueur du gel. Deux arbres plantés au revers d’une colline se détachent sur les lames d’air limpide, on dirait qu’une pierre d’opale leur sert de reposoir. Le soleil est levé, dans la discrétion. Il est comme une hésitation au bord des yeux, le poudroiement d’un phalène traversé de pliures de soie.  Il fait un simple filet rouge, une vibration tantôt Capucine, tantôt Nacarat, il est une ode vermeil dans la venue souple des choses. Il ne demande rien, n’attend rien que le déploiement de son être, cette sorte de prière, de communion qui va droit au cœur des hommes, leur dit le rare d’une vie qui n’a nul semblant, nul écho. Une singularité s’alimentant à sa propre flamme.

   Arriver tout au bout d’un sentier, connaître le rivage de sa destination, voici l’une des plus belles récompenses qui soit. Soudain, on s’allège du poids de l’existence, on fait son vol de montgolfière quelques coudées au-dessus de la terre des hommes. On s’étonne de tout. On se contente de l’un de ces petits riens qui font les grandes heures. On chante à mi-voix dans la grotte de son corps, on se glisse dans le clair-obscur de l’âme, des clignotements s’y allument, des feux de Saint-Elme y brillent de mille joies contenues, des photophores scintillent sous leur cloche de verre. On regarde partout où la vue peut se porter, dans un genre d’impatience bien légitime. Réprimande-t-on jamais ceux qui regardent, de toute la force unie de leur sens interne, l’admirable spectacle du monde ? Réprimande-t-on les enfants au motif de leur curiosité ? Tâter la pochette-surprise, y deviner le jouet dissimulé est déjà fécondation du plaisir, dépliement, ouverture pour ce qui, toujours, est plus grand que soi, cette joie qui déborde et touche aux confins de l’espace, aux arcatures mêmes du ciel.

   Fascination que d’aiguiser ses pupilles, d’affuter ses perceptions, de laisser place vacante à ces sensations qui font leur sublime flottement, leurs étonnants pas de deux, leur lente et méticuleuse chorégraphie. Ça glisse le long de l’étrave du front. Ça rutile au fond du lac moiré de l’iris. Ça dilate les cerneaux gris de la pensée. Ça fait ses lueurs de phosphore sur le linge immaculé de la conscience. Ça glace en douceur le parchemin de la peau. Ça murmure dans le golfe des hanches. Ça fait ses sourdes marées autour de la graine de l’ombilic. Ça attache des ailes aux nervures des pieds. Ça pullule tout autour de l’aura du corps. Ça relie l’en-soi et le hors-de-soi dans la plus constante harmonie qui soit. Ça métamorphose le réel en surréel. La matière devient idée. La contrainte, songe. L’aliénation, liberté au plus haut, là où plus rien ne fait sens que l’évidence d’une advenue à soi de ce qui marche, espère et croit à la seule fin de se connaître, de se multiplier, de se déployer dans la dimension immensément dilatée du Grand Tout. Oui, c’est une manière d’infini qui se présente à nous, avec ses galeries immenses, ses anonymes trompe-l’œil, la coursive de ses rêveries, une toison d’écume qui file loin, bien au-delà du pouvoir des yeux, dans un univers qui, en abyme, en reflète un autre, puis un autre, ainsi, sans cesse depuis toujours et pour toujours. Etalon d’une éternité qui se ressource à même son inconcevable profondeur. Une source jaillit du sol, telle une eau fossile qui n’aurait même plus la mémoire de son origine, surgirait en plein ciel avec l’ivresse de sa démesure.

   Et les yeux, perdus dans cette nacre légère, que voient-ils, que discernent-ils qu’ils ne connaissaient pas et qui va les sublimer pour le reste des jours à venir ?  Sur la colline teintée de beige, loin où vivent les lièvres, les chevreuils agiles, un long sillage blanc qui ondule sous les traits obliques du soleil. C’est le fleuve de la transhumance qui, bientôt, se dispersera en un large delta, les sentes sont plurielles qui tapissent le plateau à la façon d’une toile d’araignée. Parfois, dans l’intervalle entre deux émotions, le tintement cuivré des sonnailles, il résonne jusque dans la rivière pourpre du sang en longues stases qui sont la rhétorique des vaisseaux, cette rivière rouge qui palpite et compte nos pulsations, les hautes et les basses, les heureuses et les tristes. Au fond d’une vallée brille le miroir d’un lac entouré des hautes griffes des buissons. Sur les terres semées de vent, des barres de rochers plus sombres rythment l’immobilité d’un temps qui paraît sans attaches. D’un temps qui ne serait durée que dans une manière de jeu avec lui-même, sans souci aucun des hommes livrés aux rudes travaux et aux jours d’ordinaire destinée.

   Bientôt, la fraîcheur se répandant, la lumière baissant, il ne restera plus qu’à se mettre en quête de cette terre des Bergers, de rejoindre ce troupeau des hommes, de faire présence dans le cercle agrandi des consciences, parmi les mains ouvertes et accueillantes. Sous un toit de lourdes lauzes exténuées de la chaleur diurne, l’on boira le verre de vin de l’amitié en présence de Ceux d’en bas, ces Modestes qui se confondent avec la laine de leurs bêtes, avec le souffle du vent, avec la brume d’automne lorsque, le soir venu, elle n’est plus qu’un crépitement assidu faisant son givre parmi le concert des vieilles pierres. Oui, la journée aura été bonne avec le chemin exact de la solitude, la croisée multiples des layons, la dalle largement ouverte de l’horizon, les bruits montés des combes et des gorges profondes semées d’ombre, des hauts piliers de lumière soutenant la coupole du ciel, la longue perspective débouchant sur la plaque étincelante de la mer, surgie comme dans l’échancrure d’un rêve. Oui, la journée aura été féconde, apportant avec elle l’immense, le sans-mesure, ce qui, ayant tous les prix n’en a aucun. Aucun ! Nulle mesure pour la pure beauté. Elle est elle jusqu’au bout illisible du temps. Puisse ce dernier être circulaire et revenir jusqu’à nous agrandi des signes magiques rencontrés ! Toujours nous sommes en attente et nos mains sont ouvertes qui attendent l’offrande !

 

  

Partager cet article
Repost0
21 juillet 2020 2 21 /07 /juillet /2020 08:39
Fête des signes

                    « Comme dans un songe »

               Œuvre : Patrick Geffroy Yorffeg

 

 

 

                                                                    Le 28 Mars 2008

  

 

                Toi en attente de la lumière.

 

 

   Nous venons de passer à « l’heure d’été » et, ironie du sort, c’est la belle langueur d’un hiver mélancolique qui tresse nos jours des cordes de l’ennui. Tu sais combien il est éprouvant d’attendre l’éveil de la saison, d’espérer le rayon de soleil, de guetter le surgissement de la primevère et tout est en repos de soi comme si une hibernation devait succéder à une autre, sans trêve aucune. Alors que ressentir sinon les arpèges sombres d’une monotonie sans fin ? Oui, la poésie résiste à ceci, le dessin, le trait de peinture sur la feuille blanche. Mais encore faut-il dépasser une naturelle inertie, se disposer à trouver dans le gris du temps l’énergie indispensable d’où naîtra une œuvre, fût-elle modeste. Souvent il me prend de rêver à une manière de magie. Voici son être : « Comme dans un songe », les choses font phénomène à la façon d’une simple évidence. Face à moi la densité d’un mur blanc, sa surface légèrement granuleuse, son enduit faiblement teinté d’ivoire, une lumière assourdie le voile à la façon d’un brouillard diaphane. Je n’ai guère d’effort à faire pour exister, pareil à une flamme qui grésillerait au bout de sa mèche sans aucunement se demander la raison de son effusion, la durée de sa clarté, une finalité qui la justifierait. Eclairer pour éclairer avec, pour seule motivation, la puissance de cette tautologie.

   En réalité je suis assis sur un fauteuil, dans une pièce à l’allure quasiment monacale, jour ascétique qui entre par une imposte, aucun bruit que celui, régulier, de ma respiration. Mes yeux sont mi-clos afin de laisser filtrer les ondes lumineuses dans la rareté, l’atténuation. Mais sans doute as-tu éprouvé cette impression de flottement à la limite de l’état de veille dont on pourrait dire qu’il est nébuleux, sibyllin, en tout cas saisi de cette belle indistinction qui est la qualité essentielle du tissu onirique. Je crois que, soudain, je mets en place la fantasmagorie de tout artiste, créer à la hauteur de son seul imaginaire sans qu’aucune barrière physique ne vienne s’interposer entre son esprit et l’œuvre qu’il sécrète, telle l’araignée son filin, une toile surgie du néant, étonnante de présence en même temps que réellement insaisissable. Mais ce qui est à voir, je t’en donne ici quelques détails.

   Quelques traits au graphite apparaissent, quelques touches de couleur, des rouges bordeaux, brique, amarante ; des jaunes paille en coulures ; des bleus de cobalt et, surtout, des nuances de gris, des noirs profonds ou bien légers. Des noms aussi sur la matité du mur, toute une scripturaire mythologique : PAN - VENUS - ORPHEUS - APOLLO ; des titres d’œuvres, ADONAIS - ANABASIS ; des signatures d’artistes : MALEVITCH - TATLIN ; des inscriptions de lieux, BASSANO IN TEVERINA ; des chiffres 32  10  12, une éphéméride, CT July 1981 et des gribouillis, des griffures, des recouvrements, des biffures de craie grasse. D’ici je comprends ton étonnement. Cette logographie, que te dit-elle, sinon un emmêlement du sens qui ne peut être que confusion et vertige ? Mais je te fournis la clé de l’énigme. Du fond de ma cellule, dans l’aube levante (cette immense vacuité de soi avant que tout ne s’agite), sur le mur fantomatique se dessinaient, comme par magie, les si belles et singulières empreintes inventées par Cy Twombly, ce créateur inclassable, cet enfant prodige, ce scribe appliqué qui, en milliers de signes, fait apparaître le monde en son étrange complexité. Et si mon songe avait convoqué le vocabulaire de Twombly c’était pour dire l’urgence d’une parole dans le fourmillement des choses. Car, vois-tu, il faut sans cesse proférer si l’on veut éviter la désertification, la désertion, l’absence qui, plus que tout, nous réduirait à néant.

 

Fête des signes

« Apollo »

Cy Twombly

Source : ArtsHebdo/Médias

 

  

   Avec le peintre Américain, c’est tout l’univers du symbole qui se présente, du signal, de la manifestation, du vestige, du geste graphique, de la cicatrice, de la scarification, de l’idéogramme, enfin de tout le génie humain traçant sur la face de la terre le sillage de son être. C’est pour cette raison que toute cette floraison de figures nous interroge car nous sommes immédiatement remis à notre essence : parler, lire, écrire. Nul ne pourrait sortir de cette triple réalité qu’à biffer son propre sceau, à effacer sur le tableau noir sa marque de craie. Aussi bien, Solveig, aurais-je pu citer Henri Michaux, ses dessins au crayon, ses gravures, ses encres. Ou bien encore Zao Wou-Ki, ses lavis discrets qui sont, à proprement parler, des sinogrammes, des hiéroglyphes qui dessinent le pourtour de l’être. De ceci nous ne pouvons sortir. Nous ne sommes qu’assemblage de syllabes, confluence de sons, émergence de graphies.

   Ce matin, si je te parle si longuement de toutes ces empreintes, sillons, et autre stigmates, c’est seulement pour introduire le sujet d’une belle photographie qui me paraît aller dans la même direction. Ce qu’il faut faire : se poster à l’angle de la nuit, sous la parcimonieuse lumière de la lune, sous le scintillement voilé des étoiles. Il faut scruter de ses yeux agrandis tout ce qui se présente. Sur la toile nocturne qui ressemble aux représentations ténébreuses d’un Goya, dans sa période des « peintures noires », ces teintes de crypte et de caverne, ces bruns Bismarck, brou de noix, terre d’ombre, sur le fond donc d’une illisible nature se devinent, telles des résilles, des ramures, des hachures, des levées de bitume, des lignes, des saillies, des traînées, des flèches, des javelots, des lances, que sais-je encore, en tout cas une herse, une grille au travers desquelles ne se laissent deviner que de simples indices informels, des genres de pictogrammes dont, à défaut de percer le sens, nous sentons bien qu’il s’agit d’une écriture tâchant de s’extraire d’une illisible gangue  qui en retenait la claire dispensation. Tu le sais, Sol, tout est écriture, aussi bien le nuage se reflétant dans l’eau du lac, la fondrière traçant sa gorge dans la boue, les bouleaux de chez toi inscrivant leur destin de cendre sur le crépuscule qui tombe.

   Certes cette belle image nous propose un ciel d’hiver ténébreux, de sombres nuées, le faible éclat de la lune, le surgissement d’une neige duveteuse, la pente d’une colline, des troncs d’argent cernés d’ombres fuligineuses. Nous pouvons les identifier, les décrire, fonder, à partir de leur être, une histoire. Mais, en réalité, ce sont des signes qui nous interpellent, requièrent notre attention. Derrière eux le paysage s’efface pour céder la place à quelque chose de plus fondamental, une inquiétude à tout le moins  et, peut-être créer les assises de l’angoisse véritable, celle qui ne saurait s’exprimer qu’à la mesure d’une manière d’abstraction. Car alors le bavardage est inutile puisque la finitude ne saurait se présenter qu’en mots simples, concrets, dénués d’ambiguïté.

    A défaut de décrire la nature (elle se retire en son sein), nous ne pourrions que formuler les tonalités par lesquelles elle se manifeste, plus à nos affects qu’à notre entendement. Il faudrait avoir recours aux concepts et métaphores dont la psychologie est coutumière. Evoquer, par exemple, la notion « d’inquiétante étrangeté » chère à Freud et de son propre visage qui fuit dans la vitre d’un train ; recourir à l’idée de « complexe de castration » car il nous manquerait « l’objet originaire » de notre désir, à savoir ce monde sur lequel nous projetons nos fantasmes qui, ici, s’absente singulièrement ; ne percevoir que le vaste « inconscient », ses besoins, ses processus complexes, ses pulsions de vie et de mort, enfin tout ce qui, échappant à notre raison, s’annonce en tant que menace. Ce sont ces signaux qui sont prévalents dans cette représentation, ce sont ces archétypes de la psyché qui travaillent en sous-sol, ne livrent que leurs confondantes armatures.

   Soudain, c’est comme si mon regard s’était inversé. De ma cellule monacale d’où j’observais le monde grouillant des sèmes, me voici en dehors d’elle, regardé maintenant par le monde. Comprends-moi bien, Sol. Le monde, c'est-à-dire tous ceux qui, voyant cette image, m’observeront à travers la grille des arbres, sur cette plaque de neige qui est peut-être mon dernier refuge. Me voici devenu signe parmi les signes, peut-être une simple griffure sur une toile de Cy Twombly, une éclaboussure d’encre tout au bout du pinceau de Michaux, un tremblant lavis se détachant de la plume de Zao Wou-ki. Comment connaître sa propre sémantique alors que partout, sur la dalle de notre peau, dans le puits noir de nos pupilles, sur la muraille de notre front, au creux de notre ombilic, sur les pieux de nos jambes crépitent les milliers de significations qui font de nous cette levée humaine qui, jamais, n’en a fini de faire l’inventaire du langage insondable, le nôtre, celui de l’univers avec lequel nous avons commerce. Tout est affaire de noir s’inscrivant sur la page blanche. Tout est affaire d’une rayure de neige zébrant l’ombre de l’humus. C’est à ceci à quoi nous devons tâcher de nous atteler en priorité, comprendre et forer le réel jusqu’en son tréfonds. Nous n’avons pas le choix. Il en va de notre propre survie. Nous n’existerons qu’à être des signes doués de raison.

 

                 Alors, puisque tout se réduit, en définitive, au tatouage qui orne la peau, puisse ton corps devenir le plus beau des parchemins !

 

            

 

 

 

 

 

 

 

  

 

Partager cet article
Repost0
19 juillet 2020 7 19 /07 /juillet /2020 09:30

 

Je ne sais plus où je vous ai aperçue.

La mémoire a parfois des avens

dans lesquels elle se noie.

Peut-être dans la salle en demi-teinte d’un musée

 ou bien dans l’atmosphère apaisée d’une bibliothèque.

 Peut-être encore dans un boudoir,

dans un cabinet de lecture.

Peut-être seulement

dans la clairière de ma tête.

Parfois y naissent des images

sans réelle consistance,

elles glissent infiniment, clignotent,

font leurs étoilements et ne demeure,

le plus souvent,

qu’une palme indistincte agitée par le vent.

 

Mais, voyez-vous,

peu importent le lieu et le temps

de votre rencontre.

L’essentiel est votre présence

pareille au premier frimas

se posant sur l’étonnement des choses.

 Il m’arrive de me réveiller au cœur de la nuit,

l’esprit en déroute,

l’âme bousculée par la crainte de vous perdre.

C’est si léger les images du songe,

c’est si fragile,

c’est un cristal qui vibre

et menace de ne plus être.

Alors on tend les mains

dans la suie nocturne,

elles happent des taies de silence

 et on les replie en signe de deuil

ou de prière.

 

On est devenu autre que soi,

on ne reconnaîtrait même plus

la proue de son propre visage.

Le miroir ne renverrait

qu’une poudrée de cendre

et une immense solitude

serait le prix à payer.

Mais nul désespoir

ne saurait me sauver

de l’affliction de vous perdre.

 Pas plus qu’une soudaine joie

ne viendrait atténuer ma peine.

Et, d’ailleurs,

il me faut éprouver quelque chagrin,

 c’est le sol sur lequel

vous rendre désirée.

Non, le sourire ne convient nullement

à votre attente.

Une longue méditation plutôt,

une pensée faisant ses courbes

et ses élans dans la simplicité.

Vous en êtes le foyer

où nul ne songerait vous rejoindre.

Car il faut que vous m’apparteniez

en propre, sans partage.

 

La beauté ne se divise pas,

elle ne peut être que pleine et entière,

identique à un fruit mûr

dont on ne saurait violer la pulpe

mais regarder avec précaution

l’enveloppe charnelle,

 la tunique de pourpre

où bourgeonne le plaisir du jour.

Vous êtes une exception,

ceci vous le savez ?

Et, du reste,

pourquoi en dissimuleriez-vous

la juste effusion ?

Il n’y a nulle honte à avouer le rare

qui vous habite.

Sans doute avez-vous été élue des dieux ?

 Sans doute ont-ils tressé sur votre front

la palme d’une heureuse venue au monde ?

Bien qu’issue d’un rêve,

 je le crois et le redoute à la fois,

il me plaît de vous décrire.

Savez-vous, les mots

ont ce pouvoir magique

de vous poser ici, près de moi,

vivante effigie

que je pourrais toucher

du bout des doigts

si l’audace me prenait

d’oser quelque geste

en votre direction.

 

Mais la retenue est

ce qui vous convient le mieux,

 mais le silence est votre auréole,

mais la douce évocation

est l’empreinte qui sied

à votre naturelle pudeur.

Vos cheveux émergent à peine

du fond nocturne qui vient à moi.

Ils sont une à peine insistance,

comme une naissance

sur le bord du monde.

D’où viennent-ils donc ?

 De quelle source inaperçue

sont-ils le nom ?

Combien il est troublant

de vous relier à quelque mystère,

 de vous dire la Surgie d’un lointain

 et inconnaissable univers.

D’être mystérieuse,

vous entretenez le feu

qui m’anime,

 le ravivez et il crépite

dans le ventre de la nuit

pareil à une nuée d’étoiles.

Et ce front de marbre blanc,

ce front si lisse

que nulle veine n’y apparaît

qui dirait la douleur,

la servitude,

le désarroi de vivre.

 Il est une neige immaculée

 sur laquelle il me plairait

d’inscrire les traces

de ma propre quête de vous.

 

Mais jamais on n’offusque

qui l’on vénère.

Le devoir est de se tenir en retrait.

Quelques mèches éparses

(elles sont parfois

 la marque de la coquette !)

descendent sur vos tempes

à la façon d’une liane.

Vos sourcils,

 deux traits d’un pinceau délicat

 comme sur une toile de Fragonard,

cette exquise douceur retenue

à fleur de peau.

 

Vos paupières sont chastement mi-closes,

elles reposent sur les perles claires de vos yeux,

une lueur s’y anime,

sans doute venue de l’intérieur,

aussi n’en connaîtrais-je

que ce reflet,

cet éclair,

 cet instant

qui est instant de l’âme.

Pourrais-je vous dire soucieuse,

concentrée sur quelque pensée,

 oublieuse des êtres,

rêveuse ?

Voyez-vous combien

 j’ai de peine à cerner

ce qui vous anime en propre.

Mais c’est, je crois,

l’empreinte d’une grâce,

le sillage d’une félicité intérieure

qui ne laissent filtrer d’elles

qu’un mince filet,

je pense à ces résurgences

 d’une eau souterraine glissant

parmi les fins cheveux

des herbes aquatiques.

Le galbe de votre nez est parfait,

ni trop accentué,

ni trop linéaire.

 

Vos joues brillent

 d’une mince rumeur rose,

 vous savez ces délicieuses roses-thé,

on dirait la levée d’une aube

 traversée de brume.

Et vos lèvres tout juste entr’ouvertes,

 se disposent-elles à émettre un souffle,

 à prononcer le premier mot d’un poème,

 à faire s’élever les notes d’une chanson ?

Et votre menton,

cette blanche presqu’île

 baignée de lumière,

et la perte de votre cou dans le gris,

dans l’échancrure d’une chemise brodée,

et votre robe au rouge sombre de Falun,

ne termine-telle avec harmonie

 la délicatesse de votre portrait ?

Mais il me reste encore

à dire la double obole claire de vos mains,

elles illuminent du dedans de leur forme,

elles portent à l’éclat du paraître

cette étrange pomme

qui semble flotter dans les airs

 et vous fasciner

au-delà de toute expression.

 L’ai-je imaginée,

cette pomme,

afin d’introduire la notion

de tentation, de péché

et gommer d’une main

ce que l’autre avait donné

au titre d’une méditative splendeur ?

Non, mon Rêve au féminin,

soyez assurée de ma fidélité.

 Je ne pourrais renoncer à vous

qu’en renonçant à moi.

Il n’est pas si facile de mourir,

ne croyez-vous pas ?

 

 

 

 

 

 

Partager cet article
Repost0
19 juillet 2020 7 19 /07 /juillet /2020 08:35
Maja issue du silence.

                     « Les choses en face ».

                    Œuvre : André Maynet.

 

 

 

 

  

   Le silence venait.

 

   Au début, elle ne disait rien, se tenait dans l’emprise de soi, se dissimulait à même sa fuite dans le jour qui venait. Parfois elle murmurait entre ses douces lèvres couleur de romance : « Tout est silence qui vient à nous ». Et le silence venait à elle sur ses pattes de cristal. Elle demeurait là, dans l’intervalle libre du temps, et sa peau grésillait d’un désir opalescent, celui d’être pure transparence à soi. Sa conscience elle la voyait se dessiner dans le gris des murs et elle se percevait à la manière d’une brume posée à l’entour des choses. Son esprit elle le sentait voleter si près de sa membrure de peau qu’elle en éprouvait le souffle sublime, cette élévation de cendre dans l’air tissé d’absence. Son âme était cette manière d’oiseau blanc aux ailes largement éployées qui glissait dans le vide et le partageait en deux zones distinctes qui se valaient, blanc sur blanc et plus rien n’avait lieu que ce mystère cotonneux livré aux caprices du vent.

 

  Autre que soi. 

 

   Elle disait : « Je vois mon en-deçà de lumière éblouissante ». Ses yeux enduits de givre elle les laissait flotter en direction de son passé immédiat, elle leur intimait l’ordre de se dissoudre, de se fondre dans les oubliettes de la mémoire. Car il fallait l’amnésie, car il fallait l’indistinction de sa propre origine, le cotonneux des limbes, l’effleurement des choses anciennes telle une palme flottant dans le tissu du rêve. Il fallait être soi tout en étant autre que soi, cette libellule irisée touchant le miroir de l’eau de l’extrémité d’un songe immaculé,  cette couleur neutre de source que caressaient les aulnes de leur discret feuillage, cette diatomée faisant dans les plis de l’eau son magique diamant. Tout ceci, cette indécision du réel à son endroit, il était nécessaire d’en poser l’exigence sous peine de devenir étrangère à son propre destin. Oui, on n’était vraiment que cela, une absence se levant d’une autre absence qu’un vide attendait à partir de sa béance infinie.

 

   Cette illisible marée.

 

   Car les heures s’emboîtaient les unes dans les autres, les minutes fondaient et brillaient telles des gouttes de rosée, les secondes frémissaient à l’idée même de leur propre chute dans un puits sans fond  qui ne laissait entendre que sa circulaire vacuité. Tout était cercles gigognes, le cosmos, les étoiles, les planètes, les villes, les habitats, le foyer, soi dans le foyer et ce point illisible que l’on devenait à seulement agiter ses pensées à la façon des clochettes du fou livré à sa propre déraison. Mais que voulait donc dire « exister », s’exhausser du néant alors que l’on ne faisait que sauter sur place dans sa tour d’ivoire, que s’agiter dans sa geôle de chair, que flotter dans ces rivières de sang et de lymphe qui étaient les lacs par lesquels nous venions à nous dans cette illisible marée ? Toujours des reflux succédant à des flux, toujours des effacements  usant les signes tracés de nos menus événements. Et soi dans le corps menu et questionnant du hiéroglyphe, et soi tenu au secret.

 

   Usure du temps.

 

  Elle disait : « Je vois mon au-delà de douce carnation ». Et elle était cette figure marmoréenne,  cette consistance à peine issue de l’imaginaire. Elle se créait à mesure qu’elle se pensait. Un bras invisible d’abord comme s’il avait décidé d’appartenir au passé, de conserver le luxe d’une non-apparition. Puis le linge souple des cheveux, cette rouille si discrète pareille à l’usure du temps. Puis le visage d’albâtre éclairé de l’intérieur, étrange photophore disant la vie intime, l’attitude méditante, la réserve dans la déflagration lumineuse du jour. Puis le grain de terre de l’aréole dessinant déjà les lèvres de l’enfant ou bien de l’amant s’immolant à même la douce ambroisie. Puis la pente déclive du torse que troue avec minutie l’infime mare de l’ombilic.

 

   Être en son éclosion.

 

   Puis le triangle du sexe, cet à peine renflement d’une puissance en attente, ce ressort discrètement replié, cette catapulte qui exulte depuis le lieu de sa révélation. Il y a du feu. Il y a du solaire. Il y a un rugissement de lave mais dans le repli de la confidence, dans la luxure qui retourne son gant et fomente son proche assaut, sa libération soudaine. Puis la longue plaine des cuisses s’évanouissant dans les ombres, se dissimulant dans la moiteur des ténèbres. Le bras, lui, est affecté d’une pleine réalité, il demande l’action, il contient la caresse, il appelle la main qui tiendra le pinceau, le crayon, la plume qui feront surgir le langage. Oui, tout est dit ou presque d’un être en son éclosion. La fable ne fait que commencer, en attente des événements.

 

  

 

 

Maja issue du silence.

             La Maja desnuda (1790-1800).

                     Francisco de Goya.

                   Source : Wikipédia.

 

 

  

   « Je suis la Maja nue ».

 

   Parfois Maja dit : « Je suis la Maja nue ». Et c’est le tout de Goya qui se laisse approcher. Cette peau nacrée si sensuelle, ce regard direct, cette franchise, cette certitude d’être auprès du monde sans distance. La Maja nue nous parle de vérité, tout comme l’œuvre ici abordée le fait en sa partie gauche qui s’absorbe entièrement dans cette si belle nappe de lumière blanche. Ici, nulle afféterie, nulle affabulation, nulle progression biaisée qui viendraient dire la mesure de la fausseté, de l’illusion, de la mascarade. Tout est VRAI dans le rayon d’un regard unique, scrutateur d’une clarté sans partage. Ici, rien n’est dissimulé et Naja s’offre telle la réalité qu’elle est, sans reste, sans discours paradoxal, ambigu qui viendrait en ternir l’immédiate parution. L’évidence est ce surgissement à soi que rien ne vient altérer. Nul traître dans les coulisses qui viendrait compromettre le luxe du spectacle. Maja est offerte pareillement à un fruit, une pomme de Cézanne dans le saisissement d’une nature morte.

 

   Totalité indivisible.

 

   Mais, ici, « nature morte » ne signifie nullement une nature qui aurait atteint le degré irrévocable d’une finitude. Bien au contraire c’est d’éternité dont il s’agit, de pureté portée en son extrême pointe. La vérité n’a de prolongement que d’elle-même. Elle est une forme entièrement contenue en soi. Elle ne sollicite nul débordement, elle n’est pas une propédeutique qui appellerait d’autres paradigmes pour une connaissance ajoutée. La vérité est autonome tout comme la pomme cézanienne est un monde en soi qui se signifie dans la plénitude. Maja nue est à soi son début et sa fin, son alpha et son oméga, son endroit et son envers. Elle ne demande nul territoire annexe. Elle est totalité indivisible et c’est pour cette raison qu’elle nous fascine, tout comme l’image de la sphère délivre son sentiment d’accomplissement dans un absolu indépassable.

 

 

 

Maja issue du silence.

           La Maja vestida (1802-1805).

                   Francisco de Goya.

                  Source : Wikipédia.

 

 

 

   « Je suis la Maja vêtue ».

 

   Parfois Maja dit : « Je suis la Maja vêtue ». Et c’est Goya qui manifeste une tout autre réalité. Le Jardin de l’innocence est abandonné. Les vertus premières s’effacent. Tout se colore d’une félicité d’or qui dissimule la puissance du corps, sa tyrannie, le feu qui couve et bientôt s’embrasera. La carnation est si visible, cette ombre du désir ! Les bras sont ornés de multiples anneaux de vermeil qui énoncent la tentation. La nôtre en tant que Voyeur. La sienne en tant que Vue et désirée comme pourrait l’être la pomme cézanienne. Mais non dans l’offrande de l’art. Non, dans l’exact contraire d’une donation immédiate de la sensation, dans la pulpe qui croule sous la dent, dans le jus qui cascade dans le tube de la gorge. Cette machine à manduquer la vie !

 

   Cette irréelle réalité.

 

  Habillée, la poitrine est offerte à la mesure de sa fugue. L’abdomen voilé de rouge et de satin est cette aire magique dans laquelle nous glissons sans même nous en apercevoir. Nous sommes dans la geôle que nous tend Maja. Nous sommes en son pouvoir. La plaine du ventre est incisée du sillon de la pure féminité, mais dans l’approximation du paraître et c’est bien cette irréelle réalité qui nous met au supplice et nous tient en suspens au-dessus de l’œuvre. Les deux longs fuseaux des jambes coulent infiniment à la manière d’une voluptueuse aventure dont le cours paraît infini et nous buvons longuement cette liqueur que recueille la double faucille des mules orientales, cette représentation des charmes ténébreux des Mille et Une Nuits.

  

   Commedia dell’arte.

 

   Cette Maja est l’analogue de la partie droite de l’œuvre contemporaine. Elle se dit dans la chair du réel, elle trace ses vibrants prédicats, elle se pare de couleurs, elle est l’instigatrice d’une fable. Autrement dit d’un mensonge. Si la partie gauche et son double, la Maja nue, s’annonçaient comme virginité essentielle, innocence première, langage dépouillé de ses artifices, celle-ci, l’affirmée, la vêtue, la coloriée installent le monde de la fausseté. Tous les attributs y jouent le rôle de masques qui dissimulent la vérité. Univers de la falsification, lieu du mythe, cité de la mystification, Palais des Doges et son cortège vénitien avec les bouffonneries colorées d’Arlequin, avec le libertinage méticuleux d’un Pantalone, les mensonges cruels d’un Polichinelle, les fourberies du valet Brighella, la hardiesse et l’insolence de Colombine,  les vantardises et les fanfaronnades de Scaramouche, en bref avec les ruses matinées d’ingéniosité de la commedia dell’arte, avec les tromperies et les dérobades de l’existence en ses atours les plus fantasques, ses spectacles les plus séditieux, ses voltes et ses faces disant le vrai et le faux dans la même somptueuse énonciation.

  

   Jeu pour le jeu.

 

   Oui, c’est tout ceci que nous dit le triptyque Maja-issue-du-silence ; Maja-desnuda ; Maja-vestida. Comme une histoire d’enfant débutant dans la pure vérité, dans le récit empreint de fidélité, puis sombrant brusquement dans la fantaisie, la mascarade, le jeu pour le jeu, le mensonge pour le mensonge. Eclairant processus dialectique empruntant, chez André Maynet, la contiguïté de la lumière et de l’ombre, chez Goya la successivité de deux toiles jouant en mode complémentaire. Pour un même résultat : nous éclairer sur l’âme humaine, sur ses variations infinies, ses brusques déclinaisons, ses clignotements, ses hoquets de sémaphore dans la nuit complexe du devenir. Arche brillante qui se ternit au rythme de son avancée dans le temps. Etonnante planisphère qui connaît successivement la lumière du jour, puis la densité de la nuit. Pourtant il s’agit toujours de la même planète qui tourne à la recherche de sa propre compréhension. Oui, tout est problème de connaissance. Nous sommes des savants en quête d’eux-mêmes, tantôt dans le blanc, tantôt dans le noir. Telle est notre condition d’hommes, de femmes. Tant et si bien que, parfois, nous doutons même d’exister. « Vérité en-deçà, erreur au-delà … »

  

   « Les choses en face ».

 

   Sans doute faut-il entendre le titre de l’œuvre « Les choses en face » comme une métaphore de cette vérité qui ne fait face qu’à la viser dans la seule optique qui lui convienne, à savoir la pureté d’un regard originel avant qu’elle ne se métamorphose en ces ombres qui la voilent et nous la rendent illisible. Il est encore temps d’ouvrir les yeux. Nous sommes conviés à voir ce qui se présente dans la beauté. Pas d’autre voie que celle-ci.

 

 

Partager cet article
Repost0
18 juillet 2020 6 18 /07 /juillet /2020 13:04
LE MAL

Source : France-Inter

***

  

Le Mal, rarement nous le percevons en soi, pour la simple raison que l’idée même que l’on en a, nous la repoussons comme s’il s’agissait de la Peste et du Choléra réunis. Il est donc nécessaire de le mettre en perspective, à savoir de le jauger à l’aune d’une position dialectique.

 

Noir sur noir ne dit rien.

Blanc sur blanc ne dit rien.

Seuls parlent Noir sur Blanc.

Blanc sur Noir.

  

   Å la fin de faire paraître le Mal en sa plus effective réalité, nous le confronterons à ses antonymes éternels : Le Bien, Le Beau. C’est seulement à l’aune de ce violent contraste que le Mal se donnera comme ce qu’il est : une indépassable aporie.

  

   Le Bien

 

   Nous n’avons nulle difficulté à nous le représenter. Sa signification est ouverte, immédiate. Il peut trouver son illustration dans le personnage de Socrate, lui l’homme exemplaire que l’oracle de Delphes désigna comme le plus sage des humains. Nous comprenons ce qu’est la vertu, comment elle exige une existence droite, simple, à l’écart des manigances et des faux-semblants.

 

   Le Beau

 

   Nous le percevons d’emblée. Nous regardons la statue d’Apollon et nous sommes de plain-pied avec la beauté, la beauté physique appelant la beauté morale. Nous n’avons nul besoin d’explication, la perception directe suffit à nous assurer que nous sommes bien en présence de ce qui est grand, aimable, parfait. Avec le Bien, le Beau, c’est notre conscient qui est à l’œuvre, C’est notre lucidité, la justesse de notre regard qui décident d’accorder à ces vertus le privilège dont elles sont naturellement investies.

  Nul étonnement, nulle surprise à en découvrir l’inestimable valeur, à en ressentir au plein de soi la douceur de nacre, l’onctuosité, une écume qui coule en nous, nous met en contact avec le plus précieux de nous-mêmes. Toujours avec les choses essentielles, toujours avec les choses qui nous élèvent, nous sommes au plus près d’elles, au plus près de nous car c’est en vérité que nous sommes alors et nous n’avons plus à chercher puisque nous sommes comblés et notre plénitude est assurée, et notre joie est entière. Là où nous sommes démis de nous-mêmes, déportés en dehors de notre être, c’est lorsque s’absentent Le Bien, Le Beau pour ne laisser place qu’à une immense vacuité. Elle a pour nom Le Mal et pour tout horizon Le Néant.

 

   Le Mal, nous ne savons trop quelle est sa nature. Le Mal n’a nulle essence, il existe seulement

et se pose sur les hommes comme cette terrible fatalité qui réduit au Rien ceux qui y sont confrontés. Le Mal, tout comme Méduse, est personnification de tout ce qui est négatif. Le Mal, tout comme la mortelle Gorgone, possède une chevelure formée de serpents et métamorphose en pierre ceux qui ont le malheur de croiser son chemin. Le Mal ne sourit de sa bouche dentue qu’à mieux vous manduquer, qu’à mieux vous déglutir et vous jeter aux Enfers, là où vous demeurerez pour l’Eternité.

   Le Mal, on ne sait pas vraiment ce qu’il est, il est si réfugié dans la nasse de l’inconscient, tapi parfois derrière un sourire, dissimulé par une soi-disant bonne intention, mais il veille et ne vous laissera de repos qu’une fois que votre âme aura séché à la manière d’une vieille racine.

 

Le Mal, on lui donne noms et visages.

L’Histoire en dessine les formes :

Caligula et sa folie meurtrière ;

Gilles de Rais qui moissonna

les têtes de 140 enfants ;

La Voisin et l’affaire des poisons ;

Pol Pot le tortionnaire du Cambodge ;

Ben Laden qui, un 11 Septembre,

décréta la mort  du monde occidental

 

Le Mal On lui attribue aussi

des formes invisibles,

Microbes et Virus

 Peste, Choléra

On lui destine  

Des noms bizarres  

Abstraits :

SRAS

H1N1 2009

H5N1 en Asie

EBOLA en Afrique

COVID 19 pour le Monde entier

 

 

  Le Mal, seuls les symptômes se montrent et disent la grande détresse humaine face à l’invisible menace qu’il constitue. Le Mal ne traverse pas uniquement les corps, ne mutile pas seulement les chairs, il est l’une des composantes majeures du fait littéraire contemporain

 

On le trouve chez Emily Brontë,

pulsion de mort  dans ‘Wuthering Heights’ ;

 

Baudelaire et ses ‘Fleurs vénéneuses’

Lui qui disait dans sa proximité avec Satan :

‘Sans cesse à mes côtés s’agite

Il nage autour de moi comme un air impalpable ;

Je l’avale et le sens qui brûle mon poumon

Et l’emplit d’un désir éternel et coupable.’

 

Puis l’étonnant William Blake

 

Il y a des cheveux en flammes, des chimères et monstres fantasques, de l’humain enchaîné en position d’enfant recroquevillé, des montagnes accablantes ou magiques, des jeunes femmes et des éphèbes rêvant sur des cadavres.’    (Libération – 16 Juin 2009)

 

Puis Sade

Et le déchaînement des passions sans limites.

Toutes les passions sont bonnes

si Dieu n’existe pas !

 

Enfin Kafka

qui fait dire à l’un de ses personnages :

 

‘Que voulez-vous, je suis un homme de loi.

C'est pourquoi je ne peux me libérer du mal.’

 

LE MAL EN L’AUTRE

 

Sartre : ‘L’enfer, c’est les autres’

 

Plutôt le trouver chez les autres qu’en soi.

Pour parodier Sartre :

‘Le Mal, c’est les autres’

‘Le Mal, c’est l’Autre’

Qui me tend des pièges

et m’ouvre la porte du Néant.

L’Autre :

Celui qui me juge

et me condamne,

celui qui contrevient à mes désirs,

celui qui me vole mes biens :

Caligula,

La Voisin,

Pol Pot,

Le SRAS,

La COVID

Tout ce qui,

n’étant nullement moi,

m’aliène et entame ma liberté.

 

   Oui, le Mal est au-dehors, comment ne le serait-il pas ? Il est dehors quand il est à l’extérieur de la conscience, simple force de la Nature en acte. Tout ce qui vit à la surface du globe est placé sous l’irrémédiable sceau de fourches caudines.  Toute vie comporte en elle le germe de la mort.  A peine sommes-nous nés, et déjà nous sentons que le ver est dans le fruit, qu’il lance

ses assauts sournois, qu’il nous conduit irrésistiblement vers cet Inconnu qui nous fascine et nous inquiète tout à la fois. Nous ne sommes vivants qu’à être promis à la Mort, qu’à poser notre tête sur le billot définitif qui aura raison de nous.

   Oui, mais LE MAL est aussi et surtout DEDANS.  C’est parce que LE MAL habite foncièrement l’homme que LE MAL est aussi imprévisible qu’irréductible. LE MAL est violence, haine, jalousie, perversité.  Les 7 péchés capitaux n’épuiseraient nullement le thème des vices dont l’homme est le récipiendaire.  Oui, le Mal est en l’homme, nul besoin d’aller le chercher ailleurs.

Le Bien, le Beau coulent de source, ils sont éclairés et se donnent à voir dans la lumière de la conscience.  L’origine du MAL est plus diffuse, plus cryptée, coutumière des rivages brumeux, fuligineux de l’inconscient

 

   Le problème du MAL humain se pose avec le plus d’acuité lorsqu’il ne se justifie plus au gré de notre héritage limbique-reptilien, c'est-à-dire trouverait explication dans notre inconditionné profond, abyssal, hors de toute raison. La difficulté essentielle concernant LE MAL se pose dès lors qu’il est assumé en pleine conscience, se dotant alors de quelque chose comme une essence, faire LE MAL pour LE MAL

 

Alors LE MAL n’est plus Seulement en l’homme,

Le Mal : c’est l’Homme.

  

   Lourde dette que l’homme paie à sa condition.  Il ne peut s’y soustraire qu’à prodiguer Le Bien, à connaître la Beauté.  Le chemin est long qui est semé d’embûches !

 

Puissent Le Beau, Le Bien triompher de ce Mal qui ne cherche qu’à les hypostasier, à les pervertir.  Sans doute serait-il naïf de prétendre éradiquer le Mal, lui donner la moindre prise serait déjà beaucoup. Mais tenons-nous sur nos gardes,

c’est lorsque le Mal fait ‘pattes de velours’

qu’il devient le plus grand danger

Oui

Le plus grand danger !

 

 

 

 

 

 

 

 

Partager cet article
Repost0
18 juillet 2020 6 18 /07 /juillet /2020 08:16

Cependant nous avons vécu

et les saisons ont passé.

 

Le Printemps était

cette touche virginale,

cette douce empreinte,

cette à-peine venue

dans le champ de l’heure.

Tous les jours

nous allions à la fontaine

 puiser une eau nouvelle.

Elle nous affermissait

dans la conscience

que nous avions

de nous-mêmes.

Elle ouvrait à notre jeunesse

le chemin sur lequel avancer.

 

Radieux !

 

L’Été arrivait sans crier gare.

Tout s’épanouissait à l’excès.

Tout s’élevait de soi

dans une manière de gloire.

Les filles étaient court vêtues.

 La lumière bondissait

sur les écailles brillantes

 des feuilles.

Les glycines chutaient

dans des cascades parme.

 On riait aux terrasses.

L’Amour bourdonnait

 telle une ruche ardente.

 

Admirable !

 

L’Automne glissait

 parmi les jours

dans ses belles teintes

de rouille et d’argile.

Les vignes flamboyaient

dans leurs vêtures pourpre.

Les guêpes faisaient

 leurs trajets incessants

 au milieu des pampres

et des vrilles.

On chantait autour des tables

dans le mauve du crépuscule.

On buvait le vin nouveau

dans de grands éclats de rire. 

 

Bucolique !

 

L’Hiver s’annonçait froid.

Les premiers frimas

poudraient les visages.

 On coupait du bois en forêt,

on faisait du feu

des petites branches.

 Lors des longues nuits,

autour de l’âtre rougeoyant,

on mangeait des châtaignes,

on buvait du vin nouveau.

On remontait le col

de sa pelisse.

La bise était acide

qui venait du Nord.

 

Rigueur !

 

Cependant nous avons vécu

et les ans ont passé.

 

Enfants,

nous demeurions

dans notre domaine originel.

Une maison aux volets rouges.

Un marronnier dans le jardin.

Des marrons avec lesquels

nous jouions.

La voiture du Père,

son long capot noir,

le bruit de son moteur pareil

 à la chute d’un torrent.

Le visage de la Mère, souriant,

sous ses boucles châtain.

L’amorce des jours,

 une promesse.

Une félicité à l’horizon.

Un ciel sans nuages.

 

Adolescents,

 nous agrandissions

le cercle.

Myriade de copains,

vol erratique d’étourneaux.

Premières passions.

Des livres, des échanges,

des filles.

Une ambroisie au coin

de chaque rue.

Un espoir au bout

de chaque sentier.

Premiers enivrements

 qui en supposent d’autres,

en appellent d’autres.

 

Adultes,

 tout faisait sens

 jusqu’à la démesure.

Le soleil brûlait au zénith.

Les cerfs-volants planaient

haut dans le ciel.

Les enfants riaient.

La table était joyeuse,

les discours prolixes,

les réussites allaient de soi

qui consonaient avec bonheur.

 

Âgés,

inclinés à la dette

de la mémoire.

Qui devient partielle,

parfois capricieuse.

Le Passé, loin là-bas,

faisant sa tremblante auréole,

un chatoiement qui semble

se suffire à lui-même.

La maison comme

port d’attache.

Le soleil est au nadir,

couché sur l’horizon,

flaque vermeil qui allume

 ses derniers feux.

Une bûche dans la cheminée.

Un trouble dans les yeux.

Les souvenirs qui planent

tel un vol de phalènes.

 Il faut baisser la lampe,

 la lumière est trop vive.

 

Cependant nous avons vécu

et la vie est passée

 

Où est-il l’encrier de l’école

dans lequel nous trempions

nos plumes Sergent-Major ?

Où sont les boucles,

les pleins et les déliés

que nous tracions

sur nos feuilles blanches ?

Où sont les feuilles du tilleul,

elles faisaient dans la cour

leurs traînées vives de papillons ?

Où les premiers émois amoureux,

les promenades et les mains

qui se scellaient,

dans la fenaison du jour ?

Où les marronniers,

nous nous amusions

de la chute de leurs fruits

sur le sol de pierre blanche ?

Où le lavoir animé

de conversations

et l’eau claire qui chutait

depuis le mystérieux trou

dans la roche claire ?

Où les longues aventures

dans les bosquets de chênes,

nous y élevions nos cabanes,

un refuge où nous retrouver

et dire le lieu de notre être ?

 Où tout ceci qui a eu lieu,

que le temps a repris

dans les intervalles serrés

de ses heures

de ses secondes ?

Où ?

Mais qui donc

 pourrait nous répondre ?

Un malin génie,

une bonne fée,

un être mystérieux

venu du fond des âges ?

 

Cependant nous avons vécu

et les saisons ont passé.

Cependant nous avons vécu

et les ans ont passé.

Cependant nous avons vécu

et la vie est passée.

 

*

Partager cet article
Repost0
17 juillet 2020 5 17 /07 /juillet /2020 08:19

Longtemps j’ai attendu

qu’un miracle survienne.

Tu sais à la manière

de la magie

de la petite enfance.

On se hisse

sur la pointe des pieds,

on fixe sans ciller

l’objet convoité

et déjà on en sent

le trouble délicieux

 aux paumes de la main.

J’ai regardé, oui, regardé

de toute la force de mes yeux.

Je croyais qu’apparaîtrait

 l’une de ces villes de cristal

des Mille et Une Nuits

avec ses coupoles bleues

comme à Samarkand.

Seul le bleu était là

et le ciel était vide.

 

Longtemps j’ai attendu

qu’un désir s’allume,

que rougeoie une braise

dans quelque nuit féconde.

Tu sais ce rubis rouge

qui brûle au sein des églises

pour nous rappeler

la passion du Christ.

J’en ai fixé la lente pulsation

mais ma passion n’a trouvé

que la lueur éteinte

des cryptes,

la blancheur ossuaire

des cierges,

des fumées d’encens,

des dalles sous mes pieds

où glissait la clarté.

Seul j’étais

et nulle prière

 n’aurait pu

 me sauver de moi.

 

Longtemps j’ai attendu

qu’une espérance se lève.

Tu sais, à la façon

de ces légères montgolfières

qui parcourent la plaine d’air

dans le genre d’un papillon coloré.

Oui, j’étais à bord, simplement,

comme un Jules Vernes curieux de tout,

le paysage était une étendue vide

 que ne tutoyait nul oiseau.

Dans la libre venue

 de cette aube naissante,

 j’étais perdu aux autres

perdu à moi-même.

Où aurais-je pu jeter l’ancre ?

Le vide m’aveuglait

de sa rumeur insolente.

 

Longtemps j’ai attendu

 qu’une rencontre

se dessine,

qu’une esquisse

se détache du monde,

 portant avec elle une argile

dont une Ève eût pu naître

comme la troublante Vénus

sort des eaux

dans le tableau de Botticelli.

Mais de Vénus, je n’apercevais

ni le fleuve roux de sa chevelure,

ni le coquillage qui la portait

sur la plaine émeraude de l’eau

 

Rien

 

Les villes étaient loin,

leurs bruits une sombre mélopée

qui mourait au hasard des rues.

 

Rien

 

Les hommes étaient vaincus,

 leurs corps calcinés,

allongés dans des citadelles

 désertes.

 

Rien

 

Les femmes étaient

d’illisibles images,

des mots se levant à peine

d’une imaginaire fable.

 

Rien

 

L’amour était

une fulguration

de comète,

un sillage oublié,

 une nuée chutant

dans la nuit.

 

Je ne pouvais demeurer longtemps

sur l’arête de cette mesa aride

qu’au risque de ne plus être.

Il me fallait sortir

de la dague étroite

de mon corps,

donner des ailes

à mon esprit,

convoquer mon âme

à de plus amples libations.

 

Alors j’ai eu une vision.

Venait-elle de ma propre conscience ?

S’était-elle créée de toutes pièces ?

Peu m’importait son origine.

 L’essentiel était qu’elle fût

et pût persévérer dans son être.

Voici, Fille des Songes

 telle que je t’ai aperçue

dans le couloir livide de ma tête.

Je m’adresse à toi en ces termes

et peu me chaut

que tu sois une chimère.

Peut-être est-elle supérieure

à la réalité ?

Je te vois de dos,

comme si, anonyme,

 tu voulais te réfugier

au sein de ta personne

et y demeurer,

dissimulée,

inatteignable.

Tu es coiffée

d’un haut chignon

couleur de nuit

qui porte encore en lui

l’empreinte du takamakura,

ce reposoir qui donne

à ta nuque

ce port altier,

cette si fine élégance.

Une épingle kanzashi,

sans doute en ivoire,

 traverse le doux maquis

de tes cheveux.

Un kimono de soie

orné de formes chamois,

dont je ne sais si elles sont

oiseaux ou bien feuilles,

descend lentement

sur le galbe de ton épaule.

 

Ton visage poudré

de riz blanc

se dessine dans l’ovale

d’un miroir.

Mais que réfléchit

donc sa surface ?

La trace d’un possible miracle ?

La flamme assourdie

d’un désir caché ?

La bannière

d’une espérance ?

L’attente

d’une rencontre

dont la nuit te fera l’offrande

dans une okiya

aux murs de papier huilé ?

 

Parlant de toi,

évoquant ton image

de parchemin ancien,

 je m’aperçois,

 maintenant que le jour se lève,

que je n’ai fait que feuilleter

ce livre d’estampes

d’Utamaro Kitagawa,

m’arrêtant sur

‘Femme se poudrant le cou’,

cette si belle illustration

de la touche japonaise

de l'ukiyo-e,

ce monde flottant

qui se nourrit d’illusions

et faseye longuement

avant qu’un miracle ne survienne.

Vois-tu, tout est toujours

signe du temps

qui, jamais,

ne s’arrête.

Demeure,

je demeurerai !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Partager cet article
Repost0

Présentation

  • : ÉCRITURE & Cie
  • : Littérature - Philosophie - Art - Photographie - Nouvelles - Essais
  • Contact

Rechercher