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7 juillet 2020 2 07 /07 /juillet /2020 08:04
Une esthétique mémorielle

                   « Atelier des silences »

 

                  Photographie : Thierry Cardon

 

***

 

   On regarde cette photographie et l’on pense aussitôt à son coefficient esthétique, à sa beauté largement accomplie. De prime abord on n’est de plain-pied qu’avec une ou des formes, leur horizon plastique, l’exacte qualité de leurs volumes, l’esprit de raison qui anime la relation des objets les uns avec les autres. Autrement dit on chemine avec sa composition spatiale, le jeu contrasté des noirs et des blancs, les valeurs de gris qui les relient en un seul et même souci d’évidente présence. C’est donc du visuel dont on part, c’est donc de l’espace que l’on déplie comme si cette figure, dans son phénomène essentiel, ne voulait trouver en nous que des spectateurs fascinés par quelque lieu atteint d’immédiate magie, un lieu appelant en lui, ouvrant, et refermant, paradoxalement, les connotations sous-jacentes qui en tissent le réel.  L’on se comporte comme des géomètres soucieux d’installer les lois au gré desquelles ce qui se montre ne peut être qu’ainsi et de nulle autre manière. Ici, tout est si précisément configuré que nous ne pourrions, imaginativement, déplacer tel ou tel plan qu’au risque de l’image. Il faut donc se tenir en retrait et laisser advenir ce qui, nécessairement, doit se montrer. « Nécessairement », pour la simple raison que toute œuvre porte en elle un destin qui ne peut qu’apparaître, c’est, aussi bien, toute loi d’un destin.

   En relation avec cette photographie, nous ne le sommes d’abord qu’au présent, dans un genre de temps fixe qui évince tous les autres temps, et, surtout, le passé dont, sans doute, elle est chargée, de la même façon que l’est une chose qui existe. Elle n’est nullement un être spontané surgi du néant. La narration qu’elle met en place, avec ses différents protagonistes, arrive de quelque part, chargée de ses faits et gestes, de ses événements singuliers, plus ou moins configurateurs d’aventures, de lumières vives, d’ombres portées, une image incisée au feu étrange du clair-obscur. Mais qu’est-ce donc que ce clair-obscur, métaphoriquement, sinon le clignotement de la nuit et du jour, l’enchaînement des heures, le cliquetis des secondes qui président au temps humain, lui confèrent épaisseur et souveraine saveur ? Car nous sommes bien des hommes qui regardons ceci, nullement des automates qui en prendraient acte à la seule hauteur de leurs enchaînements mécaniques. Voici, nous avons fait un saut, nous sommes sortis de ce foyer d’envoûtement qui nous rivait aux apparences de l’image et nous livrait, pieds et poings liés, aux affres d’une saisie purement organique de l’effectif qui vient à nous et ne vit qu’à être mis au jour, porté à sa plus visible nudité.

   L’espace le cède enfin au temps, c'est-à-dire à ce qui nous constitue en propre, nous les hommes qui avons une mémoire, cette admirable nervure, cette étonnante spirale autour de laquelle, tel un lierre sur son hôte, nous colonisons notre propre domaine.  Il est cette prose ou bien ce poème, c’est selon, que nous adressons au monde comme le visage dont nous pouvons, à chaque instant, témoigner, singulière et non renouvelable épiphanie que distille notre être au fur et à mesure qu’il se dévoile. Nous sommes passés du site simplement iconique à celui, ontologique, qui nous dit comment sont les hommes, à chaque fois, ici et ailleurs, autrefois et maintenant, dans leur existence, ce don qu’ils éprouvent tantôt dans la joie, tantôt dans la douleur. Nous nous hissons du domaine des objets en direction de leur valeur essentiellement humaine. Ce qui était vacant, laissé dans une espèce d’indétermination, nous lui attribuons une spécificité authentiquement anthropologique. Hormis ceci, nous demeurerions dans une insupportable abstraction qui nous réduirait à de simples conjectures horlogères, infinis et mystérieux agencements de rouages dépourvus de sens.

   C’est, bien entendu, d’un atelier dont il s’agit. Ancien, de surcroît, donc pourvu de mémoire. « Atelier des silences » nous dit le titre du livre qui contient cette photographie. L’on pourrait s’étonner de la formulation au pluriel : « des silences ». On a coutume, bien plutôt, d’évoquer le silence au singulier, tel le vide sans contours qu’il paraît être. Mais, ici, cette apparente absence de paroles, bourdonne des rumeurs du passé. Nous en entendons les mille harmoniques qui résonnent jusqu’à nous. C’est comme une fête ancienne dont nous retrouverions les aimables participants, dont nous redécouvririons les gestes précis qui, jadis, sculptèrent le temps laborieux de nos ancêtres, ces bâtisseurs de possibles sur lesquels nous reposons encore, le plus souvent à notre insu.

   De mystérieuses puissances sourdent de ces objets  qui, pour un peu, sombreraient dans l’anonymat de leur belle simplicité. Ils pourraient s’effacer sans que nous n’y prenions garde. Il est nécessaire de les convoquer en un autre lieu que celui de leur perte. Le ciel de l’image est cette rangée de briques claires  que traverse la chute verticale d’une chaîne. Cette même chaîne qui, le plus souvent, prend valeur d’aliénation, trouve son destin allégé de la présence d’un palmier dont le côté ludique est repris par cette jeune femme dénudée, vue de dos. Le commentaire de l’affiche « LE SOLEIL DANS LA PEAU » enlevant définitivement toute idée qui serait tragique ou simplement triste. Et, voyant cette image, ce sont les hommes que l’on surprend le temps d’une pause, se défoulant de longues heures de travail grâce à cette échappée imaginaire qui est comme une île solaire surgissant dans le sombre de l’atelier.

   La terre de l’image, qu’égaie un soleil étoilé, (cette rangée de briques noires) nous renvoie au quotidien des hommes travaillant dans les ateliers de réparation des locomotives de Saint-Pierre des Corps. Ainsi amarrée à l’espace, cette figuration « prend corps », se vêt de réalité, élabore en nous quelques icones dont notre souvenir est chargé. Elles sont le bien commun de l’humanité,  elles sont les fondations qui sont à l’œuvre, celles qui nous traversent et chantent le bel hymne de l’activité humaine. La main métamorphose la matière, laquelle, à son tour, sculpte les formes selon lesquelles l’Histoire avance et paraît telle cette lutte, parfois dramatique, souvent pleine de gloire, que nos aînés ont su déployer afin que leur génie reconnu, ils puissent s’imposer tel de mythologiques héros modelant l’airain, y déposant la mesure de l’esprit qui, toujours, domine les contraintes d’une physique têtue, d’une nature quasi-indomptable. Beau, infiniment, est le geste de l’homme qui informe le vivant, le discipline, le porte à l’acmé de ce à quoi il peut prétendre.

   Rien, désormais que notre regard est aiguisé, ne demeurera dans le silence des choses mais révélera, à chaque fois, ceux qui en organisaient l’événement, décidaient de leur sort : ces hommes attentifs que l’on sent ici et encore là, et nos consciences s’ouvrent, frappées au coin de l’émotion. Combien cette combinaison, ourlée de belles vagues, nous fait penser à cette évocation de Jacques, le conducteur du train, dont Emile Zola trace le portrait dans « La Bête humaine » :

   « Seulement, il faisait jour encore, un crépuscule clair, d’une douceur infinie. La tête à la portière, Séverine regardait.  Et, sur la Lison, Jacques, monté à droite, chaudement vêtu d’un pantalon et d’un bourgeron de laine, portant des lunettes à œillères de drap, attachées derrière la tête, sous sa casquette, ne quittait plus la voie des yeux, se penchait à toute seconde, en dehors de la vitre de l’abri, pour mieux voir. »

   « La bête humaine », quelle belle appellation pour la machine qui tient son identité d’une force animale et son caractère « humain » (La Lison), de sa disposition à servir fidèlement celui qui la dirige et lui donne son âme. Il pourrait bien s’agir d’une femme qui obéirait aux injonctions de son amant et tiendrait son mystère de ces impératifs secrets logés au sein même de ses pièces les plus discrètes, de ses rouages les plus inaccessibles. Bien évidemment, nous songeons aussitôt à la belle évocation poétique de Lamartine dans « Milly » : « Objets inanimés, avez-vous donc une âme ? » et nous ne pouvons nous empêcher de penser que les objets mécaniques ou artisanaux portent, en eux, l’ineffaçable empreinte de qui leur a donné vie. Ces choses qui paraissent inertes, anonymes, vivent dans les œuvres naturalistes qui, d’une certaine manière, leur ouvrent une voie magistrale, puisque relativisant d’emblée l’assertion définitive de Protagoras : « L’homme est la mesure de toutes choses ». Peut-être faudrait-il concevoir, parfois, sinon une égalité de destin, du moins un partage des tâches.

   Cette image s’insère habilement dans le jeu ouvert des symboles. Tout en bas le lieu du travail, de la matière dense, parfois rebelle, parfois même éprouvée par certains comme l’équivalent d’une terre ingrate, dure à travailler, un genre de purgatoire dont on attendrait qu’il s’éclairât afin de le recevoir en soi tel une insigne faveur. Tout en haut, un genre de terre paradisiaque, avec son air lumineux, le balancement de son palmier sous les vents alizés, la femme comme promesse d’un bonheur qui brille à l’horizon, mais parfois, tarde à se manifester.

   C’est ce jeu croisé des choses et des êtres qui nous retient, justifie notre présence au bord de l’image. Jeu infini de la fascination faisant écho avec son envers, cette lucidité qui nous dispose à la vérité du monde. Comme s’il y avait, toujours, cette alternance du principe de réalité avec le principe de plaisir, cette scansion de l’exister, cette harmonie en noir et blanc qui, tantôt fait apparaître la nuit, tantôt le jour, avec le cortège des significations qui gravitent tout autour. C’est nous, hommes-spectateurs, qui en traçons l’orbite, en décrivons la courbe singulière. Une telle image nous met en demeure d’en saisir les illisibles voies. Quelque chose pourrait bien s’éclairer de l’ordre d’une compréhension !

 

 

 

 

 

 

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6 juillet 2020 1 06 /07 /juillet /2020 08:17
Ici dans l’avenue de l’être

                Photographie : John Charles Arnold

 

 

***

 

 

On pourrait écrire

 

Branche-Lune-Givre

 

Et l’on aurait dit

Le tout du monde

Celui qui nous regarde

De son œil atone

Depuis le lointain

Où il paraît

Etrange

Séparé

 

*

 

Sais-tu combien le jour est

Cette obole miraculeuse

Cette naissance inaperçue

Ce faible tremblement à l’orée

De l’être qui ne connaît

Ni son heure

Ni la trace qui le porte

Au-devant de lui

Dans la marée

A peine ouverte

Des choses

 

*

 

On est livré au sommeil

On est accordé au rêve

Plein d’indulgence

Pour ce corps meurtri

LE SIEN

Le seul qu’on possède jamais

Qui dérive dans les plis

Encore inaccomplis

De l’aube

 

*

 

Branche-Lune-Givre

 

Le corps n’exulte plus

Après le combat de l’amour

Le corps se retire en son carquois

Ses flèches émoussées

N’ont plus de cible qu’elles-mêmes

Une chute dans le néant

Une perte de soi

Dans l’autre retiré

 

*

 

Pourquoi au seuil du jour

Faut-il que ce corps de l’amante

Ici alangui dans le blanc du drap

Soit ce territoire perdu

Cette puissance soudain

 Indomptée

Cet isthme rompu

Dont peut-être

On n’aura plus que l’image

Logée dans le dôme de l’oeil

Pareille à une poussière d’albâtre

Semée dans le vent acide

De la marâtre folie

 

*

 

On pourrait écrire

 

Branche-Lune-Givre

 

Et l’on n’aurait

Donné lieu

Qu’à  l’immense solitude

Qui étreint les êtres

Au sortir de la Nuit

Tout juste issus

De ce ventre maternel

Cet abri amniotique

Qui nous berce

De ses vagues hypnotiques

Nous appelle comme

 Ses surgeons

Abandonnés au diapason

Du péril de vivre

Ivres

 

*

 

Sais-tu combien le voyage

Est risqué

Qui de l’un à l’autre

Tend le filin de l’impossible

 Unité

As-tu au moins été

Dans le sombre creuset

Où nous avions de conserve

Sombré

Cette conscience ouverte

Cet accueil autre que

De toi à toi

 

*

 

L’être est si plein

Si sphérique

Qui jamais ne se scinde

Se veut seulement

Monadique

Ce haut météore

Que même les étoiles

Jamais n’atteignent

Fût-ce au plein de l’aurore

 

*

 

Branche-Lune-Givre

 

L’être peut-on le graver

Ailleurs que dans l’airain

De la singularité

Il est tellement logé

Dans sa propre vérité

Si beau dans le cristal

De sa félicité

Des lianes de ses bras

On n’en peut éprouver

Que l’envol obsidional

Des griffes de ses mains

Que l’essor adamantin

 

*

 

On pourrait écrire

 

Branche-Lune-Givre

 

Aussi bien tracer

L’amphore d’une hanche

Elever au ciel

La courbure de la dune

Faire rutiler

Le maroquin d’un livre

On n’aurait fait que rimer

S’escrimer

A tracer

Sur le voile du jour

Cet immense détour

Ce cercle infini

Qui ne revient qu’à soi

 

Branche-Lune-Givre

 

Puisque l’autre n’est en soi

Que le reflet

Que le tain nous renvoie

Cette figure finie

Avec laquelle on est en deuil

Jamais on ne déserte

De soi le seuil

Tout le reste n’est

Que trompe-l’œil

 

Branche-Lune-Givre

 

*

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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5 juillet 2020 7 05 /07 /juillet /2020 08:51
Désert ou la présence à soi

                   Photographie : Hervé Baïs

 

 

***

 

 

   Envol de l’âme

 

   Aux portes du désert on a quitté sa parure mondaine, on s’est dépouillé de ses atours, on a poncé sa peau jusqu’à la chair, on s’est détaché de toutes ses adhérences matérielles afin que, l’âme libérée, puisse prendre son envol. C’est léger une âme, c’est brillant. Ça a la transparence d’une eau, la résonance d’un cristal. C’est comme un cerf-volant, ça nage dans la trame souple de l’air, ça claque au vent, ça a une traîne qui déplie longuement la minceur d’une histoire. Juste une fiction tutoyant la partie libre, ouverte, des choses. Seuls ceux qui, en eux, reconnaissent cette simple figure peuvent connaître le désert, s’y inscrire tel l’un de ses fils, y dérouler la pelote sans début ni fin d’une félicité imminente qui ne doit rien à quelque calcul, à quelque compromission. Son propre désert face au désert de sable et d’immensité. Il faut donc être parvenu à cette exigence qui vous livre nu face à la nudité. Comment pourrait-on rencontrer l’invisible depuis le socle d’une présence massive ? Seules les ressemblances, les affinités, les convergences électives réalisent cette rencontre de l’homme avec une Nature qui, certainement le dépasse, mais l’englobe comme l’un des siens. Et cette tâche ne trouvera sa complétude que dans une mimétique des comportements : le désert est mon miroir dont les reflets m’attirent et me fascinent. Nous sommes le lieu confondu d’une même tension : être soi plus que soi dans la dimension accueillante de l’autre.

  

   Monde étrange des Nomades

 

   Mais qu’est-ce donc qui vient à moi dans ce prisme de pureté ? Ici, il n’y a pas d’heure, sauf la fraîcheur de l’aube, la brûlure au zénith, le froid, la nuit, dans les vagues de sable. Ici, il n’y a pas d’espace, sauf la vastitude du ciel ricochant sur l’amplitude du rien. C’est là le monde étrange des Nomades, cette féérie sans autre cadre possible que la scansion d’une marche infinie. Ils passent, lentement, au rythme immémorial de leur monture, drapés dans de grands châles de silence. Leur présence dans cette scène irréelle sonne à la manière d’une absence dont on n’apercevrait que quelques nervures, telles ces feuilles d’automne trouées par le vent. Leur avancée dans l’imperceptible est chorégraphie du balancement, cette manière d’à peine insistance qui sied aux peuples à la grande sagesse, aux chamans sacrificiels, aux sourciers des profondeurs, aux chercheurs d’étoiles dans l’encre du firmament.

  

   Trace originelle

 

   Cette scène qui nous est offerte dans le genre d’un privilège tient sa densité d’une trace originelle. Comme si, veilleurs d’aube, cette caravane venait à nous dans un matin initial que nulle souillure n’aurait pu atteindre. Hors limite. Dans le plein d’une vérité. Le désert ne triche pas. Pas plus que les immenses steppes de Mongolie, la dalle des plateaux andins, les cimes du Karakoram, la calotte glaciaire des pôles. Toujours les lieux d’exception, domaines de l’unique, du ciel, du sable, de l’herbe, du rocher, de la glace, sont les déclinaisons des plus hautes vertus au pied desquelles tout homme ressent intensément sa condition mortelle tout en s’y arrachant. Simple question de dialectique : l’immense appelle toujours l’inaperçu, le modeste, le discret. Présence infinie du monde jouant en écho avec notre présence finie, bornée, marquée au fer de la contingence. Dépliement de la transcendance occultant la pure immanence de l’être de chair et de corruption. De cet affrontement naît le tragique. De cet affrontement naît la beauté.

  

   Chair du réel

 

   La nuit a été froide dans le bivouac cloué sur la dalle de sable. Corps roidis qu’un thé brûlant a bien du mal à réveiller, à ramener sur la rive du jour. On étire ses membres qui craquent. On déplisse ses paupières. On fait quelques pas pour retrouver la chair du réel. Le réel est ce qu’on touche. Tout le reste n’est qu’image, illusion, pure affabulation. Pour cette raison on palpe son corps. On éprouve le rugueux des vergetures du sable. On pousse du pied la dernière braise nocturne. On lustre ses yeux afin d’y enclore toute la verticalité possible. Autrement dit toute l’exactitude qui, ici, ouvre son domaine. Le haut du ciel est une floculation noire qui flotte au plus haut. Là-bas, au loin, la crête des dunes s’ourle de gris profond, une bande plus claire d’air vient s’y poser tel l’oiseau sur la branche. Teinte à peine visible devenue métaphore de calme, de paix.

  

   Feu de la nécessité

 

   Au pied de l’isthme de sable, quelques nomades sur leurs montures, ligne furtive qui glisse vers l’horizon et se confond avec lui. Seul ce geste pudique convient à la sérénité du lieu. Puis une grande flaque d’eau argentée. N’est-elle le miroir où les consciences, nécessairement s’abreuvent dans le long voyage vers l’inconnu ? Vers quel destin s’évanouissent ces hommes ? Vers les Salines de Dkhila, ces mers intérieures ? Vers le grand marché de Mopti au bord du fleuve Niger ? Vers le puits de M’Hamid El Ghizlane, au milieu du chaos de pierres ?  C’est si étrange un destin de nomades, si poinçonné au feu de la nécessité. Marcher d’interminables heures pour ne rencontrer que d’étiques provendes, des troupeaux harassés, une eau saumâtre qui brûle le gosier. Là est la vérité nue. On ne peut plus reculer. On ne peut plus prendre de prétextes fallacieux. Là on est face à soi, dans l’en-soi le plus aride, celui qui n’autorise nulle fuite. Là est l’absolu dans sa concrétude. Il n’y a plus de jeu au gré duquel se dispenser d’exister. Vivre est une dette dont il faut s’acquitter jusqu’au bout.

 

   On a connu le voyage

 

   On a marché sur le sol hérissé de bosses et de creux, parcouru de pleins et de déliés. On a connu l’eau que, bientôt la chaleur dissipera. On a connu la flaque. Bientôt elle deviendra mémoire du sol jusqu’à son prochain ressourcement. On a connu la longue plage qui ne semble finir, la falaise de mica qui la borde. On a connu le voyage des nomades qui n’est plus qu’une utopie se fondant dans les collines de dunes, ces illisibles contrées semées de signes dont nous ne connaîtrons jamais les significations secrètes. On s’est connu jusqu’à l’excès ou bien la douleur. On a vécu au rythme de cet espace qui, aussi bien, n’aurait pu recevoir de nom. Il en est ainsi des paysages essentiels. Leur présence suffit. Nommer est déjà limiter, circonscrire, répertorier, archiver dans l’étroitesse d’un prédicat. Liberté (entendez « Désert ») est d’un autre ordre. L’illimité ne saurait avoir de frontières.

   Bientôt le jour baissera. Les ombres grandiront. Le froid gagnera. On se glissera dans son sac de couchage, sous la veille attentive des étoiles. On deviendra nomade invisible à la recherche d’un chemin où graver ses pas. Que le sable effacera. Le chergui a sa loi qui n’est pas la nôtre. Sa brûlure, sa puissance inclinent à plus de modestie. Désert est exigence ou n’est pas.

 

 

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4 juillet 2020 6 04 /07 /juillet /2020 08:34

   Tu étais là, campée dans cette douce clarté hivernale, si distante de toi, on aurait dit un souffle d’air sur le moutonnement d’une colline. Les beaux jours s’étaient évanouis, ne laissant derrière eux qu’une feuillée d’automne couleur de rouille, un avant-goût des frimas qui viendraient bientôt. Je ne t’apercevais que rarement, au détour d’une rue, fuyant dans l’ombre méticuleuse d’une place ou bien errant sur ces Quais de Seine dont, sans doute, tu aimais la brume persistante, l’humeur vaguement inquiète. Tu traversais l’espace de ma fenêtre à la manière d’un feu-follet et ma mémoire était bien en peine de saisir de toi, plus que cette fuite, cet au-delà de ton corps qui te précédait telle une flamme vacillante, elle paraissait n’avoir été allumée qu’au risque de se perdre. De te perdre, en réalité. Etais-tu différente de ton corps ? Ton corps était-il l’emblème secret que tu portais au regard des autres ne craignant rien tant qu’il ne pût se dissoudre dans les yeux de ceux dont tu croisais le chemin ?

   Mais, en réalité, croisais-tu quiconque hormis ta propre silhouette ? De toi, je ne connaissais que ton passage à ces heures indécidées de l’aube et du crépuscule. Tu glissais dans l’aube comme une main épouse un gant, une simple avancée dans le jour qui modelait ton ombre. Tu te perdais dans l’or du crépuscule, tu disparaissais attirée par quelque mystérieuse porte cochère dont nul n’avait vu la trace, imaginé la possible apparition. Parvenais-tu à coïncider avec toi-même ? Avais-tu une autre empreinte sur les choses que ce tremblement, que cette vacuité dont tu paraissais tressée jusqu’en ta plus grande profondeur ? Combien il m’est étrange, cherchant à te définir, d’utiliser le mot vertigineux, en quelque sorte, de ‘profondeur’, toi dont le trajet de libellule se refermait avant même de s’être annoncé. Tu aurais pu être une plume dansée par le vent et nul ne t’aurait devinée dans cet effacement de rémiges, ce vol seulement inscriptible dans le tissu du songe. Vois-tu, parler de toi, c’est comme invoquer le ‘Rien’, dresser la marge invisible du ‘Néant’. Si bien qu’à tâcher de circonscrire ton image, c’est peut-être de ma propre disparition dont il est question. Peut-on même proférer quoi que ce soit qui ait quelque sens lorsqu’on délimite le ‘Vide’, que l’on tente de le vêtir de quelque apparence ?

    Et pourquoi, du reste, écrire sur ce qui n’a pas de lieu, ni ne parle, ni ne vibre, ni ne cherche à sortir de son éternel repos ? Sans doute, devinerais-tu mes propos, t’alarmerais-tu de cet étrange tutoiement puisque nulle rencontre n’a trouvé son accomplissement et, je crains bien, n’en pourra trouver. Deux monts se rejoignent-ils jamais ? Oui, toi et moi sommes comme deux pics, chacun perdu dans son isthme de brume et autour rien ne vit que l’empreinte du vent, les grands cercles que décrivent les oiseaux du ciel, parfois une feuille arrachée à un arbre, elle virevolte, plane longuement et se perd dans la trame de l’air. Oui, vraiment, c’est une réelle épreuve que de regarder au loin ce qui me fascine, me fait signe, m’interpelle et ne vit guère que de ces ondes nébuleuses, de ces aimantations vagues, de ces signaux qui ne sont peut-être que les images qui tapissent ma tête, l’ourdissent de mille toiles qui ne feront que faséyer longuement sous la poussée d’imaginaires noroîts.

   Divaguais-je ? C’était la question que, sans cesse je me posais, ou bien était-ce toi qui m’avais entraîné à ta suite dans le tourbillon infernal d’un irréductible non-sens ? C’est curieux cette fusion du même qui se produit sans qu’on en ait clairement conscience. Car, oui, plutôt que de tergiverser, il convenait que je pusse me reconnaître en toi, t’adouber en quelque manière, assembler nos âmes errantes en un seul et unique creuset. Tant et si bien que je ne parvenais plus à me dissocier de qui tu étais, que j’en venais à douter de ma propre existence, perpétuel nomade à la recherche d’un moi hypothétique, dispersé aux quatre orients de ta présence. Être moi et toi à la fois. N’être moi qu’en raison de toi. N’être unique qu’à te sentir proche. Sans doute ineffable mais ô combien précieux témoignage d’un esprit qui vacillait et ouvrait devant lui la trappe infinie des justifications. Je ne vivais qu’à t’halluciner, à te convoquer au centre de mon désarroi. Tu sais, comme le tout jeune enfant qui ne se sent arrivé à son être qu’à la grâce de celle qui l’a mis au monde, l’a porté sur le bord rutilant des choses, là où tout se déplie dans l’arche merveilleuse des donations.

   Mais que je te dise plutôt comment je t’ai vue apparaître sur la plaine nue de ma nuit, gisement d’un rêve infini dont tu figurais le centre de rayonnement. Tu étais un genre de Princesse discrète, dans la fleur avant-courrière de l’âge, ayant tout juste franchi le bouillonnement adolescent, reposée toutefois, alanguie, portant en toi ce temps seulement inscriptible dans les âmes nobles et fragiles. Ton visage avait la consistance des biscuits anciens, patinés à point, lissés d’une exacte lumière. Je ne savais si cette clarté de gemme t’était extérieure, si elle diffusait à partir de toi, si elle était ta parole silencieuse, mots en clair-obscur que ta peau offrait à ton monde intérieur. Car, c’est bien vrai, je ne m’abuse pas, ton dialogue singulier est un simple monologue, une faible rumeur montant de toi et y retournant ? Une lumière méditative, en quelque sorte. Elle fait ses boucles et ses voltes et rejoint son être propre sans qu’aucune effraction vers le dehors n’ait été conclue. Une effusion de soi à soi. Une fable s’élevant des lèvres et y mourant plutôt que de connaître la dispersion, la perte dans le vague, l’indéterminé. Oui, tu as raison, demeure en ton essence, ne te livre qu’à ton bourgeonnement plénier, puise à la source qui t’est allouée depuis ta naissance les motifs de ta pure joie. Tout s’altère et s’étrécit qui voit le jour. Tout se ressource de soi qui demeure dans le pli du secret, dans l’améthyste lueur des intervalles occultes, dissimulés.

   Toute image féconde, ruisselante de savoir vrai, se relie toujours à la forme de la spirale, à celle de la cochlée où gisent les sons, du palais où siègent les douces fragrances, de la grotte avec ses sublimes marques pariétales, de la noix et de ses cerneaux en leur plus évidente retenue. C’est en ce recueil que je t’ai vue, c’est en cette amande que reposait, telle une émeraude, ta nature la plus farouche mais aussi la plus belle. Le sais-tu, le sauvage est beau, l’indompté somptueux, l’ombrageux plein de significations. Sauvage, indompté, ombrageux sont tout près d’une origine, encore en leur irruption native. Ils sont comme des dieux impatients de connaître leurs pouvoirs, d’accomplir toutes sortes de prodiges. Mais ce qui est beau au-delà de tout, c’est cette ultime retenue avant que l’éclair ne lacère le ciel, que le tonnerre ne gronde, que l’averse ne transperce les feuilles du dard aigu de ses aiguilles. C’est toujours au bord des choses que les choses nous parlent leur langage le plus clair, délivrent leur message le plus audible. De la margelle où elles se trouvent, encore à l’abri des manigances et des faux-semblants, elles sont le poste avancé de toute vérité. Oui, car tu le sais, toi l’Irrésistible Présence, la vérité n’est qu’une tension, un projet, un mouvement vers. Une attente sur le bord du chemin. Le premier pas est fatal qui accomplit la marche et dénature l’originel. C’est cela la fausseté, l’irrespect du natif, sa falsification, son travestissement. C’est pourquoi, ne te voulant que dans l’entièreté de ton être, toi qui ne fais que passer, demeure en ta réserve, abrite-toi derrière ta bulle de cristal, file entre tes doigts la navette qui t’a vue naître et te retient comme celle que tu es : une indivise, fière de l’être, une pure que rien ne viendra contrarier, la félicité d’une aube dans le jour qui éclot et se multiplie à l’infini. C’est ceci dont j’ai rêvé. Puisse mon songe te trouver telle qu’en toi-même tu rayonnes et éblouis !

  

 

 

 

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3 juillet 2020 5 03 /07 /juillet /2020 08:11

Voyez-vous, de vous avoir croisée

en ce matin de brume

et je demeurais en moi,

au plus profond de mon être,

sans possibilité aucune de m’en exiler.

Il est parfois des rencontres

dont jamais l’on ne revient.

C’est comme de se retrouver,

sans intervalle aucun,

au fin fond d’une geôle,

 dans la touffeur d’une forêt primaire,

dans l’écart de soi le plus grand

qui se puisse concevoir.

 

Soudain l’on n’a plus rien

 à quoi donner forme,

attribuer un sens.

Mais pourquoi cette perdition

à la seule vue de votre présence ?

Êtes-vous une inaccessible déesse,

une mystérieuse habitante de l’Olympe,

 une Aphrodite intouchable

puisque née de l’écume,

y demeurant en cette touche

si légère ?

Ou bien une Athéna

à la longue sagesse

retirée en ses intimes méditations ?

Ou bien encore Hestia,

maîtresse d’un foyer

à vous seule destiné ?

 

Ne croyez-vous pas que

poser des questions à votre sujet

est déjà vous perdre définitivement ?

Car interroger est se déporter de soi,

entrer dans le corridor mystérieux

de la Métaphysique.

Combien il serait plus sage

de planter sa propre racine

dans une glaise fondatrice

de quelque espoir !

Rencontrer le sol que vous êtes

et attendre de cette langueur

une possible germination

Ô, nous hommes de faible destinée

qui espérons toujours les bras d’une Mère,

l’étreinte d’une Amante,

que ne tâchons-nous d’éprouver

une plus essentielle liberté,

de vivre en nous, hors de nous,

sans que quelque souci

ne vienne effleurer notre âme,

en noircir la virginale ivoire ?

 

Nous voudrions être grands,

tutoyer la chevelure d’ange des nuages et,

la plupart du temps,

nous nous élevons à peine

du concert faiblement rubescent

de notre sang.

Nous faisons du surplace,

 nos pensées se meuvent

dans l’indistinct,

nos mains ne brassent

que des nuées de silence.

Mais, au moins, rassurez-moi,

faites lever en moi le grésil

du lumineux espoir,

semez la graine qui me dira qui je suis,

où je vais, guidé par votre seule beauté,

appelé par votre unique voix,

celle qui susurre aux hommes

le chemin à emprunter,

qui s’appelle ‘Confiance’,

qui se nomme ‘Amour’.

 

Que se dresse dans l’air

immensément tendu

la clameur d’une joie !

Que de déploie à l’horizon

la bannière étoilée du désir !

Que vos mains consentent

à étreindre mon visage,

que vos ongles incrustent en moi

les stigmates du Mal,

je n’en ressortirai que plus téméraire,

plus enclin à écrire votre gloire

dans l’écorce des arbres,

sur le glaive nu et blanc des racines,

à même le derme

des Curieux et des Médisants.

Ne me laissez pas dans le silence

car il fore en moi les trous

par lesquels un Déluge

pourrait me visiter,

me réduire à la peau de chagrin,

me conduire au Néant dont,

un jour lointain dont je n’ai plus souvenance,

je me suis extrait à la seule force

de mon courage de naître.

 

Oui, naître est un courage puisque, dès lors,

 il nous faut affronter notre propre mort,

compter les jours qui nous séparent de l’abîme.

En nous ils font leur maléfique sabbat,

en nous ils incisent la difficulté d’être

et de demeurer au sein de la lumière

qui érode notre âme,

 en déclenche la sournoise ignition.

Ô, vous que j’ai nommée ‘L’Instant Bleu’,

d’abord pour dire le temps furtif,

ensuite pour dire l’immensité de l’Océan,

 la course inaltérable du Ciel,

la vastitude en sa fuite essentielle.

Ô vous, ‘Instant’,

que ne me donnez-vous l’Eternité ?

 Ô vous ‘Bleu’,

que ne me donnez-vous l’illimité,

 le toujours libre, le fuyant au-delà de soi

pour d’étranges et innommées contrées ?

Oui, le toujours libre est sans nom.

En aurait-il, il ne serait

qu’une chose parmi d’autres,

une apparence celée

dans les aberrations du monde,

 une simple silhouette promise

à son long et fastidieux délitement.

Car, ‘Instant’, vous le savez bien,

tout se perd de soi et rejoint les limbes

avant même que le jour n’ait été connu,

que la lumière n’ait brillé

sur le front des Innocents,

n’ait illuminé le revers blanc

de la sclérotique.

Non, ‘Instant Bleu’,

ne m’accusez pas de fatalisme,

ne me faites nullement le procès

d’être un penseur tragique.

Du reste ce n’est nullement moi qui pense,

seulement le monde en moi avec ses ruses,

ses étranges incantations,

ses polkas endiablées, ses mazurkas,

un pas avec la Vie, un pas avec la Mort.

Ceci se nomme ‘pas de deux’ :

un pied dans le réel incarné, vibrant, érectile,

un pied dans la soue, dans l’ornière

et le piège se referme

qui reconduit l’homme

à sa propre origine. Donc à sa perte

puisque les deux termes sont équivalents.

 

Mais ne seriez-vous muette,

incapable de vous dire autrement

qu’à vous laisser regarder,

à vous laisser surprendre,

à vous laisser aimer autrement

qu’à l’aune de la distance ?

Peut-être n’avez-vous nul miroir

où refléter le prisme changeant de votre être ?

Je me résous à être votre Psyché,

autrement dit votre conscience,

laquelle vibre de mille feux

dans les limbes de votre esprit.

Vous êtes vêtue d’un justaucorps noir,

 image d’un deuil dont, à peine,

vous semblez émerger.

Ne seriez-vous, à vrai dire,

en perte de vous-même ?

Vos cheveux, une pluie bleue continue,

un infini sanglot qui cerne votre visage de cire

ou bien qui fait signe

vers un masque maya de jade,

vous savez, cette figure énigmatique

 aux pupilles de jais étrangement orientés

 à la fois vers l’intérieur, à la fois vers l’extérieur

dans une manière d’au-delà aux obscurs contours.

Oui, vous êtes à la charnière de deux mondes,

écartelée en quelque sorte.

Un monde vous requiert

auquel vous répondez par une absence,

un autre vous convoque

dont vous voulez ignorer l’esquisse,

elle pourtant si proche,

vous en sentez parfois la bise froide

tout contre l’étrave de votre visage.

 

Un être de ‘l’entre-deux’, en somme.

Une fragile statue d’argile

que la première pluie pourrait dissoudre

avant même qu’elle ne se soit connue,

ait pu tracer sur le parchemin de l’exister

la possible esquisse qui la livre au monde

dans le pli de son dénuement.

Et vos yeux, ces deux griffures

qui lacèrent l’univers des formes,

qu’ont-ils d’autre à découvrir

que votre propre territoire ?

Ne me dites pas qu’ils sont

en quête d’altérité,

l’Autre n’existe

que dans le massif altéré

de votre tête

et nulle part ailleurs.

Mais par quel étrange cogito

voudriez-vous le faire apparaître ?

Son cogito parlant ?

Mais qui vous prouve

que c’est bien lui qui parle ?

Ne lui prêteriez-vous votre propre parole ?

Son cogito aimant ?

Ne lui destineriez-vous votre amour

à son corps défendant ?

Savez-vous, ‘Instant Bleu’,

vous n’êtes pour moi,

peut-être, qu’une Illusion,

qu’un oiseau de passage

bu par le ciel qui le reprend en son sein.

 Ou bien dois-je vous appeler

‘Insistance bleue’

pour vous doter d’un futur,

vous offrir une possible ouverture ?

Ce que nous sommes tous,

des ‘Insistances’

dont jamais nous ne connaîtrons

les fondements.

Les connaîtrions-nous

que nous nous ingénierions

à en biffer la trame des certitudes.

Nous sommes ainsi faits

que nous voulons toujours

tutoyer les cimes

alors que l’abîme les longe

de son ‘Indécence bleue’.

Malgré ceci nous avançons.

Notre être ne se réduit-il

qu’au nombre de nos pas ?

Une bien curieuse arithmétique

qui nous définirait

jusqu’en ses assises les plus floues.

Là-bas, quelque chose vibre

au cœur du monde.

Serait-ce notre âme

qui nous hèlerait

du fond de son

inextinguible désarroi 

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2 juillet 2020 4 02 /07 /juillet /2020 08:01

Dans la région, il y avait de bien étranges légendes qui circulaient, auxquelles tout le monde voulait croire de manière à loger un peu de rêve au creux du réel. Avec mon camarade François, à l’époque, nous avions à tous les deux pas plus d’une vingtaine d’années, l’âge de tous les mystères, de toutes les croyances, de tous les espoirs. Parfois, François confiant à mon oreille : « Tu sais, Michel, je crois qu’un de ces jours nous ferons une incroyable découverte. Je le sens en moi, c’est comme quelque chose qui me parle la nuit, une voix qui voudrait me guider jusqu’en un endroit secret. » Et moi de répliquer : « Il est où cet endroit ? » Et François de reprendre avec le ton de quelqu’un qui sait : « Du côté de la Mouline, tu sais ce vieux moulin à eau abandonné sur la Leyre, personne n’y met plus jamais les pieds. » « Tu veux dire qu’on pourrait y aller, qu’on pourrait y découvrir un mystère ? » « Oui, c’est ce que je dis, mais tu n’as pas l’air de me croire ! » « Si, je ne demande pas mieux que de te croire, mais il est comment ton mystère ? » « Tu n’as qu’à me suivre, un mystère on ne peut pas le décrire, il faut le voir ! »

    Je m’étonnais de l’aplomb de mon ami, je doutais de ses certitudes, on racontait tellement d’histoires invraisemblables, le soir au coin de l’âtre, quand le crépuscule se teintait de vermeil, que la fatigue gagnait les têtes, que les verres de vin chaud donnaient aux châtaignes des ailes invisibles dont on n’entendait que le froissement tout contre les murs chaulés à blanc des masures. Des ‘masures’, oui car le pays était pauvre en biens, riche seulement en parlottes qui s’éternisaient jusqu’à la nuit venue lorsque la bougie posée sur la table en lourds madriers n’était plus qu’un quinquet vacillant à peine plus lumineux qu’un ver luisant dans les chaumes d’été. Souvent, lors des longues soirées d’hiver, écoutant mes parents dévider l’écheveau de leurs histoires, il m’arrivait d’être distrait, plongeant parfois dans des sommes rapides, des genres de clignotements qui passaient sans intermède de la lumière pâle de la veillée à celle plus semblable à une brume des songes qui s’étiraient au loin avec une curieuse consistance d’écume. Certains mots traversaient ma conscience avec des effets de feux de Bengale…’Château des Terrieux’…’ruine’…’souterrain’…’lac’…’échelle de fer’… ‘Château de Formentier’…, il n’en restait jamais que quelques sons incompréhensibles et j’avais beau, durant la nuit, essayer de reconstituer la trame de ce qui s’était dit, rien d’autre ne subsistait que cette étrange comptine à trous qui hantait longtemps ma tête, posant plus de problèmes qu’elle n’en pouvait résoudre. Cependant je me contentais de ces fragments, jouais avec, comme un jeune chiot l’aurait fait avec des bouts d’os, les abandonnant bientôt sur un chemin de poussière.

   En ce matin d’automne d’autrefois, parmi le tumulte joyeux des feuilles soulevées par un vent capricieux, François et moi nous rejoignons devant la serre où d’habitude nous jouons, genre de maison vitrée badigeonnée de chaux qui nous abrite aussi bien du froid que de la chaleur. Sur le sol de terre battue, avec des triangles de lames de faucheuses, nous traçons les sentiers de nos aventures ordinaires, y faisons rouler des modèles réduits de voitures ou de tracteurs, y traçons les itinéraires complexes que doivent suivre nos billes en terre cuite ou nos calots de verre bariolé. Sur un bout de papier que François me tend, au premier abord, je ne saisis qu’un bizarre rébus avec des lignes tracées au crayon, avec des flèches, des pointillés, des genres de friselis qui semblent indiquer la présence de l’eau, comme dans notre livre de géographie. Je dois avouer que je ne comprends rien aux hiéroglyphes qui figurent sur la feuille et interroge mon vis-à-vis qui me précise : « Tu sais, Michel, c’est le dessin du mystère. Je t’en parlais l’autre jour. Maintenant il faut aller voir ! » Devant le ton péremptoire de François il ne me reste plus qu’à le suivre, espérant qu’enfin quelque chose s’éclaircisse.

   Dans une sacoche de toile il me montre les instruments supposés résoudre le mystère : une très longue pelote de fil, une bougie avec des allumettes, une lampe acétylène emplie de blocs de carbure, une vieille boussole, une faucille, un piochon à manche court, un Opinel à la lame ébréchée, un marteau de maçon. M’étonnant devant cet inventaire à la Prévert, il me fait signe de le suivre, estimant sans doute qu’il possède entre ses mains les clés qui vont déchiffrer l’énigme. Je me résous à ne plus poser de question. François est ainsi fait qu’il n’aime guère que l’on s’oppose à ses projets. De toute manière je verrai bien de quoi il retourne. Nous dépassons les dernières maisons du village, en réalité des tas de pierres branlantes plutôt que des logis accueillants. Ici, il n’y a plus que d’antiques ruines du Moyen-âge avec leurs façades en torchis, leurs poutres en encorbellement, leurs toits envahis de mousse et de lichen. Nous longeons l’ancienne boulangerie, des moellons usés envahis de ronces. Enfin nous arrivons au Moulin à eau qui enjambe un petit canal de dérivation, lequel provient de la Leyre, cette modeste rivière qui, autrefois, accueillait des pêcheurs, mais maintenant plus personne n’en longe le cours encombré de taillis épais, d’herbes d’eau, les rives boueuses semées de nombreux trous. Les habitants du lieu : des grenouilles qui coassent sans cesse, des couleuvres à collier qui filent parmi les cannes des roseaux, des ragondins qui creusent les rives et les font parfois s’écrouler.

   « On va aller explorer La Mouline. Je passe devant, tu n’as qu’à me suivre. »

   François saisit la faucille et se met en devoir de dégager le bouquet de ronces qui obstruent l’entrée. J’ai protégé mes mains de gants et enlève au fur et à mesure tiges et feuilles. Bientôt nous atteignons la porte qui s’ouvre en grinçant. François craque une allumette. Le bec de la lampe acétylène fuse en un drôle de bruit de succion. La flamme jaillit avec de brusques avancées et des retraits. Il suffit de régler le débit d’eau, ensuite la lumière est blanche, presque éblouissante. Les ombres reculent devant elle, de grands pans se dévoilent à la manière d’un théâtre magique, d’une scène fantastique. Sur les parois emplies de poussière, voilées de toiles d’araignées, la clarté danse, crépite, crée de minces hallucinations. Etrangement nous n’avons pas peur, trop occupés à découvrir ce domaine secret déserté depuis des temps sans mémoire. Des machines bizarres surgissent des ténèbres, de longues courroies de cuir se balancent sous la poussée d’un vent léger, des pignons et des engrenages figurent des créatures fabuleuses telles que révélées par nos rêves les plus sinueux, les plus cryptés. J’ai pris soin de dévider la longue pelote de ficelle dont j’amarre l’extrémité à la porte en bois : ce seul fil d’Ariane nous relie au monde extérieur dont il nous faudra bien retrouver la voie à l’issue de notre exploration.

   Dans le moulin, d’étranges bassins aux eaux jaune-vert, couleur d’aquarium. Parfois de gros poissons aux yeux éteints s’y illustrent le temps d’une rapide vision. François, toujours sur le qui-vive dès qu’il s’agit de commettre une bêtise, actionne un lourd volant de fonte. Une vanne de fer remonte dans une glissière libérant des trombes d’eau qui se mettent à actionner les machines reliées les unes aux autres. C’est à la fois fascinant et inquiétant car nous ne connaissons pas les conséquences que peuvent avoir nos gestes un peu inconscients. Nous ne sommes pas trop de deux pour actionner à nouveau le volant, apaiser les flots. Nous attendons que tout soit rentré dans l’ordre avant de continuer notre progression. Nous empruntons une échelle de fer bringuebalante qui longe d’imposantes trémies. Cela sent la farine, le vieux grain moisi, il y a une odeur de graisse qui se mêle au froment et c’est comme un étrange cocktail qui nous fait tourner la tête, nous énivre. Tout en haut de l’échelle, pareille à une tache noire, une cavité dont l’ouverture est obstruée par des végétaux. Patiemment nous enlevons les décombres, dégageons ce qui se montre tel un étroit chenal. Nous activons la flamme de la lampe. A l’aide du marteau, nous faisons céder de vielles planches qui s’éboulent, l’écho du bruit se répand au milieu du désordre du vieux moulin. Cela nous fait penser à des fantômes que nous aurions tirés de leur lourd sommeil.

   Maintenant c’est un genre de mince boyau qui chemine tout en longueur, en pente douce et dont nous n’avons guère d’idée quant à l’endroit de sa destination. C’est cela un secret, ne pas savoir où l’on va, ce que l’on va découvrir et, parfois, on a l’impression de n’être même plus soi, d’être devenu autre, d’avoir un nouveau corps, un nouvel esprit. Nous progressons un peu difficilement et nos bottes de caoutchouc glissent parfois sur des nappes d’argile humide. Nous n’avançons pas très vite, seulement au rythme des ombres qui nous précèdent, projetant sur nos corps d’enfants de fuyants spectres. Quelques chauves-souris affolées traversent le faisceau de la lampe. Nous entendons le bruit froissé de leurs ailes de carton, nous devinons leurs oreilles pointues, nous imaginons leur gueule grimaçante, leurs petites dents aiguës, leurs cris stridents ricochent sur les parois de calcaire. Dans des flaques d’eau claire, s’agitent des sangsues au corps noir, strié, dont nous savons, pour en avoir entendu parler, que ce sont des suceuses de sang dont nous devons nous protéger si nous voulons ressortir à l’air libre sans dommage.

   « Il va jusqu’où ton secret ? », c’est la question que je pose à François et ma voix résonne comme si elle provenait d’une crypte ou bien surgissait d’abysses habités par une inquiétante faune marine. Sa réponse ne se fait guère attendre : « Je n’en sais rien, il faut marcher plutôt que de poser des questions ! »

   Je renchéris, ne m’avouant nullement vaincu : « L’autre nuit j’ai rêvé à des choses que mes parents avaient racontées aux voisins pendant une veillée. Ils disaient qu’ici, dans le village de Barsac, autrefois, certainement au Moyen-Âge, les seigneurs des châteaux aux alentours avaient fait construire des souterrains qui communiquaient les uns avec les autres pour pouvoir fuir en cas d’état de siège. Qu’est-ce que tu en penses ? »

   « Rien, ce ne sont que des sornettes pour amuser les enfants avant qu’ils aillent dormir. Tu ne vas tout de même pas croire à de telles bêtises ! Mais aide-moi plutôt à ranimer la flamme. Nous aurons l’air malins si, tout à coup, on se retrouve dans le noir ! »

   Maintenant le chemin s’élève comme s’il suivait la pente d’une colline qui le surplomberait. Sur notre gauche, une ouverture. Nous nous arrêtons, tendons l’oreille. Il y a un bruit de ruissellement, de chute d’eau. Nous nous glissons dans la fente de rocher, pareils à des spéléologues expérimentés. Je suis en tête et François me suit à peu de distance, portant le sac avec les outils. Soudain je sens un courant d’air qui fait vaciller la flamme. Une clarté, là-bas tout au bout, qui fait son cercle régulier. Nous continuons d’avancer en retenant notre souffle. Peut-être, bientôt, la solution à notre problème. Au milieu de ce goulet, une sorte de canal où court une eau vive, joyeuse, bondissante à cause des barrages de cailloux qui parfois en contrarient le cours. Me voici parvenu à l’extrémité de notre périple à étapes multiples. Je suis obligé de mettre ma main en visière devant mes yeux afin de ne pas être aveuglé. Mes pupilles forent l’espace étroit entre mes doigts. Mes pupilles découvrent, dans une manière d’émerveillement, un mince paysage qui m’est familier, qui, en quelque sorte, fait partie de mon univers intime. Je ne peux retenir ma joie ainsi que mon heureuse surprise : « François, tu sais où on est ? » « Pas la moindre idée », rétorque-t-il avec un brin de mauvaise humeur, comme s’il était vexé de n’être que le second de notre aventureuse cordée. « On est au Turon ! » « Au Turon ? Pourquoi au Paradis tant que tu y es ? » A l’évidence il ne me croit pas. Je me déplace un peu afin qu’il puisse accéder à l’échancrure dans la roche. Avec ses yeux de jais et sa peau tannée il ressemble à une fouine surprise dans son sommeil. « Pas possible, pas possible, Michel, on a fait une découverte géniale. On va en boucher un coin aux copains de l’école ! ». En effet, on est bien ici parvenus à ce genre de microcosme que les gens nomment ‘Le Turon’, résurgence surgie des entrailles de la terre pour continuer sa course dans le lavoir communal (toutes les femmes du village viennent y laver draps et linge), puis, par un fossé herbeux habité d’orties, rejoint le cours de la Leyre près du pont qui enjambe la rivière.

   Nous demeurons, un instant, muets comme on pourrait l’être face à un crépuscule d’automne flamboyant. Nous sommes fiers et heureux d’avoir fait cette découverte. Longtemps nous en parlerons à nos copains d’école puis, plus tard, aux adultes que nous croiserons aux hasards de la vie. Le jour est encore haut dans le ciel mais nous n’avons pas bouclé notre périple et nous nous préparons à repartir, quand la lumière de la lampe faiblit puis, brusquement, s’éteint. Le bec est sans doute bouché par quelque saleté. Comme par miracle, le fond de ma poche recèle quelques trésors : des billes, un bout de chiffon, un câble à vélo que j’utilise, le plus souvent, pour ligaturer des branches lorsque nous construisons des cabanes dans les bois autour du village. J’en défais patiemment la trame et m’en sers pour nettoyer le bec de la lampe qui reprend son service à notre plus grande satisfaction. « Tu t’imagines, si on n’avait eu que la bougie pour nous éclairer ? Il nous aurait fallu faire demi-tour et renoncer à découvrir notre mystère » J’acquiesce à la sagacité de François et nous repartons bientôt en sens inverse.

   Nous avons rejoint le boyau par lequel nous étions arrivés. Sur le sol, au milieu de filets d’eau qui s’écoulent, la surface est un peu usée mais il nous semble que des marches ont été taillées dans le sol de calcaire. Parfois il nous faut éviter un éboulement, parfois nous recevons sur le visage une pluie de gouttes tièdes qui suintent lentement jusqu’au bout de notre menton. Cette fois-ci, c’est sûr, c’est bien un genre d’escalier qui s’élève, sur lequel nous posons nos pieds avec prudence afin de ne pas chuter. Tout en haut de la volée de marches nous débouchons sur un espace en forme de cercle, en réalité une rotonde taillée à l’évidence par la main de l’homme. Au sommet, une pierre ovale grossière tient lieu de clef de voûte. Nous sommes à une croisée de galeries disposées en étoile. La rotonde est donc le moyeu autour duquel s’ordonnent, à la manière des rayons d’un chariot, ces étranges corridors qui nous trouvent muets, interdits. Le voudrions-nous que nous ne parviendrions à énoncer quelque parole que ce soit. Je présume que nos visages éclairés par le faisceau blanc de la lampe doivent refléter, en une seule et unique expression, joie de la découverte et inquiétude de cette même découverte. Quel mystère se cache donc dans ce monde souterrain habité, à chaque pas, d’une nouvelle surprise ?

   Nous faisons lentement le tour de la rotonde. Nous éprouvons de la main le bâti régulier des moellons de pierre, leur architecture exacte. Mais qui donc étaient les hommes qui avaient longuement oeuvré en des siècles passés, dans quel but, pour quelle vaine gloire, pour aboutir où ? Je saisis le chiffon qui est roulé en boule au fond de ma poche et, comme au gré d’une subite intuition, je m’approche de l’une des galeries. J’ai allumé la bougie pendant que François inventorie d’autres endroits à l’aide de la lampe. Au départ de l’un des couloirs j’ai repéré une pierre plate portant une inscription illisible. C’est une ardoise qui paraît avoir été gravée avec un outil rudimentaire. J’essuie toute la surface avec application. Petit à petit, quelques caractères se dévoilent, laissant bientôt la place à un nom, ‘JOUVENEL’, dont nous savons bien qu’il correspond à celui d’un vieux château en partie ruiné, situé à quelques kilomètres de Barsac. François et moi ne revenons pas de cette surprise. Alors, au comble de l’exaltation, nous nous mettons en quête des autres plaques qui, d’une manière identique, indiquent le départ de chaque tunnel. Et, successivement, voici que se livrent à nous d’autres noms magiques : ‘LA CALITIE’, ‘SAINTE FELICIE’, ‘FORMENTIER’, ‘LES TERRIEUX’. Mais tous ces noms sont ceux des châteaux médiévaux qui entourent notre village, dont les mystères sont évoqués lors des longues soirées hivernales, tout contre l’âtre où flambe un feu généreux. On y retrace, le plus souvent, des batailles entre seigneurs rivaux, des pillages, des incendies, des oubliettes où sont jetés vivants ceux qui sont considérés comme des ennemis. Les gens d’ici racontent tout ceci avec une évidente jubilation et celle-ci s’accroît de la présence de jeunes âmes qui s’effraient d’entendre les forfaits de ces princes nocturnes dont jamais ils n’auraient pu soupçonner l’existence. Ces événements, ils les pensaient inventés, seulement dignes de figurer dans leurs livres d’Histoire, à la façon de lointaines légendes sans grande réalité.

   Tout au long de notre exploration l’heure a tourné et il nous faut sans doute nous résoudre à renoncer à poursuivre notre quête, demeurant ainsi sur un demi-succès. Alors je propose à François de prendre au hasard l’une de ces galeries afin de savoir où elle conduit. Nous montons le long d’un boyau en pente douce. L’eau suinte sur les parois. La roche est claire, brillante, qu’éclaire le feu de la lampe. Plus loin, à quelques centaines de mètres de l’endroit où nous sommes, il y a comme une tache blanche qui semble vibrer dans l’ombre. Au fur et à mesure que nous nous en approchons, cette dernière s’élargit et nous devons bientôt abriter nos yeux en raison d’une vive lumière. Au-dessus de nos têtes, le plafond de la galerie comporte une cavité de dimension moyenne qui est obturée par de lourds madriers de bois que nous identifierons bientôt comme ces traverses de chemin de fer recouvrant le ‘Trou du Diable’, c’est du moins le nom que les habitants de Barsac ont donné à ce genre de puits qui s’enfonce dans l’obscurité de la terre, près du Bosquet de Vignals. Ce puits qui a fait l’objet de tous les racontars. Et pourtant l’une de ces fables disait vrai. Elle disait qu’à la fin du Moyen-Âge les seigneurs des châteaux environnants, avaient décidé, d’un commun accord, de créer un réseau souterrain de galeries qui leur permettrait, en cas d’attaque, de passer d’un château à l’autre et ainsi de sauver tout ce qui pourrait l’être.

   Ainsi, François et moi apportions notre involontaire caution à ce que certains qualifiaient de ‘ragots’, lesquels, en fait, reposaient sur une véritable réalité historique. Nous étions donc devenus, l’espace d’une journée, des inventeurs heureux qui avaient tourné quelques centaines de pages d’Histoire poussiéreuses. Le ‘Moulin Perdu’ était devenu le lieu d’une merveilleuse aventure. Ceci, il nous faudrait en persuader les habitants de Barsac, jeunes et vieux, mais la tâche qui était la plus rude était celle qui consistait à convaincre nos copains d’école, sans doute croiraient-ils à une blague !

  

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1 juillet 2020 3 01 /07 /juillet /2020 08:13
Plus que ce lien

                   Photographie : Blanc-Seing

 

 

***

 

 

Sommes-nous plus que ce lien

Qu’on dirait voué

 

Aux sombres abysses

Là sont les poissons

Aux yeux aveugles

Qui nous toisent depuis

Leur regard de méduse

 

Du plein de l’eau

Ils nous disent

Notre éternelle chute

Dans ces fonds

Qui ne sont que

Nos consciences torturées

Par le désaveu de vivre

 

Longs sont les jours de corde

Auxquels nous tendons

Le vide de nos cous

Ils enlacent nos existences

Avec l’insistance d’un présent

Qui ne connaît plus le lieu

De son heure

Ils nous pénètrent

Avec la force

D’un pieu chauffé

À blanc

Ils traversent

 Notre dure-mère

Y gravent les stigmates

D’une incolore douleur

 

Alors nos mains

Battent le vide

Alors nos corps

Sont aux abois

Et les forêts alentour brûlent

Telle notre âme calcinée

Alors notre destin a l’épaisseur

D’une usure ancienne

D’une pièce de monnaie

Sans avers ni revers

Cette étroite carnèle

Ne faisant retour

Qu’à la vacuité

De son être

 

A quoi servirait-il

De méditer plus longtemps

Sur un sens à donner

A notre marche

Vers demain

Puisque demain

N’existe pas

 

Tout se défait

À être à peine touché

L’amante dont nous faisions

Le but de nos hasardeuses

Recherches

Voici qu’elle glisse

Telle la noire anguille

Dans sa nasse de fer

Quelques écailles seulement

En marquent le passage

Quelques ondes en indiquent

Le temps de perdition

 

Sommes-nous plus que ce lien

Qu’on dirait voué

 

A n’être que piège

Faux-semblant

Trompe-l’œil

Dont notre esprit

Ne saisirait jamais

Que les immatériels lacets

Ce tremblement de l’instant

Toujours déjà évanoui

Avant même le geste

 De la capture

 

Ô trop déchiffrable nœud

Du destin poinçonné

Au chiffre du pathétique

Telle l’antique tragédie

Où Phèdre jouée des dieux

N’allume sa passion

Qu’à incendier son sang

D’un coupable amour

Qui l’aliènera

La reportant à l’impossible

 La Mort est au bout

Qui attend son dû

 

Sommes-nous plus que ce lien

Qu’on dirait voué

 

A apparaître

Comme temps commettant

Ses basses œuvres

Serions-nous le lien lui-même

Maitre de son périple

Ou bien son jouet

Cloué au centre de la scène

Ce délire immémorial

Par lequel la tribu humaine

Trouverait l’espace

De sa propre agonie

 

Toute réponse serait de trop

Nous savons le berceau

De l’énigme

Depuis notre orageuse naissance

Tout attachement

Se délie constamment

Du fondement dont il a surgi

 

Que vienne le Jugement Dernier

Que vienne le trébuchet

Dans lequel nos actes

Seront pesés

 

A nous absenter

Nous sommes disposés

Tout comme le jour décline

Pour laisser place à l’ombre

Salvatrice de nos plaies

Toujours elles se referment

Le gisant de pierre est là

Qui attend le luxe

De nos corps

Ô lien dicible

De l’événement singulier

Paraître sur fond de néant

Le seul accueil

Qui nous soit réel

Il est don ultime

Don

Ultime

Existe-t-il

Une parole

Après ceci

Une

Seule

 

*

 

 

 

 

 

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30 juin 2020 2 30 /06 /juin /2020 08:13
Rouge écriture.

Lettre rouge.

Œuvre : Dongni Hou.

 

 

 

 

 

Dehors est loin.

 

   A sa table de travail Attentive est assise en retrait du monde. Dehors est loin. Dehors est illisible. Comme si, au centre d’un possible néant, il y avait la vibration d’une conscience puis plus rien qui ne fasse signe au-delà. Un peu comme un caillou perce l’eau de sa vibrante entaille et ne demeurent plus que des rythmes d’ondes concentriques et un immense silence s’alimentant à cette manière de mouvement infini. Dehors. Quel est-il ? Existe-t-il au moins ? Quelle est donc son hypothétique figure ? Peut- être le miroitement d’un lac couleur d’étain cerné des ombres d’arbres décharnés avec la tache blanche du soleil, loin là-bas, pareil à la promesse du jour. Peut-être un immense linceul poudré de gris se perdant dans la fente d’un horizon illimité. Ou bien encore le ruban laiteux d’une rivière entre des rives emplies de brume. Mais qu’importe dehors puisque dedans est si vif, animé, parcouru d’étranges lézardes en forme de joie ? Alors on demeure là, enclos dans l’enceinte de son corps, à l’abri derrière son bastion de chair et l’on écoute sa propre rumeur faire ses va-et-vient, ses subtils allers et retours. On est à l’affût de ses fluides internes. On devine le lent écoulement des fleuves pourpres dans la touffeur des tissus. On devine les perles des larmes identiques à de mystérieux bourgeons en attente d’éclosion. C’est si près d’un sanglot l’écriture. Si près d’un bonheur, aussi, avec ses coups de boutoir, ses sauts de carpe, ses atermoiements, ses disparitions soudaines, ses brusques résurgences. Cela sinue en soi, cela ruisselle avec la nécessité de faire présence et de s’actualiser en mots, de se traduire en images.

 

Praticable lumineux des métaphores.

 

  Oui, en images, ces merveilleuses métaphores qui dressent le praticable d’un lumineux spectacle à même la profération du texte. On écrit : ce sentiment était l’exacte reproduction d’un vent d’hiver, un blizzard balayant la grande plaine semée de neige et, aussitôt, l’on a près de soi, tout contre le roc de son corps, toute cette présence froide, ces congères que l’air lisse de son feu et l’on a la vision agrandie d’une immense dalle de blanc qui lutte pour sa survie parmi la solitude infinie d’une taïga, d’une terre extrême où l’existence devient si étroite qu’elle semblerait avoir été poncée par la rigueur d’un climat austère. C’est alors que le sentiment suscité par l’image gagne les plis de la conscience, que la déshérence se présente telle qu’elle est dans sa confondante verticalité. D’avoir écrit ceci qui paraissait n’être qu’une déclinaison de quelque étrange paysage, voici que la métaphore s’est glissée en nous avec sa puissance de destruction, genre de submersion dont nous serions atteints à la seule force des mots.

 

Mots lissés d’humanité.

 

   Oui les mots sont puissants, redoutables. Oui les mots sont doux, lissés d’humanité, ourlés de plénitude. Ils ne le sont jamais par eux-mêmes comme s’ils étaient dotés, dans leur substance propre, d’une force magique dont ils seraient détenteurs à notre insu. Non, c’est nous et seulement nous depuis le tremplin de notre esprit qui leur insufflons toute la charge dont ils sont de simples révélateurs, phénomènes déployant dans l’espace de la compréhension les spirales d’une énergie toujours renouvelée. Les mots sont nos amis. Ils sont nos confidents. C’est pour cette seule et unique raison que, parfois, dans le silence de l’aube, alors que la pièce est encore livrée aux démons de la nuit, Attentive se saisit de sa plume et trace dans la pulpe généreuse du papier les empreintes des flux qui la traversent et la réalisent en tant que la profonde nature qu’elle offre au monde. Tout repose. Tout est calme. L’air, tout autour de Studieuse est une toile grise dans laquelle faire se lever toutes les humeurs, faire bourgeonner tous les désirs, souffler sur les braises de la passion, aiguiser les fibres de la sensibilité, tisser les mailles d’une impalpable mélancolie.

 

Oui, les murs parlent.

 

   Oui, les murs parlent. Mais ils ne tiennent nullement de discours à l’aune de leur visage de chaux ou de plâtre. Ils sont des réceptacles de ceci qui se dit dans le luxe de l’attente et se dépose, tel un gel, sur la face sombre d’un lac. Etrange vitalisme qui fait de ces figures immobiles, énigmatiques, infiniment muettes, la possibilité d’une présence, la tenue d’un singulier colloque. Que nous disent donc les falaises des murs que nous n’entendons pas ? Nous parlent-elles d’elles, de cette infinie mutité de la matière ? Nous parlent-ils de nous ? Nous parlent-ils des Autres, ces hallucinations, ces étranges masques de cire auxquels nous prêtons notre voix, auxquels nous confions la grâce d’une mobilité, que nous fécondons à la mesure de notre pensée ? Mais ces bizarres hiéroglyphes, ces caractères dignes des graphies des anciennes langues sémitiques, ces assemblages de signes, ces conflagrations de barres et de points, ces jeux de monogrammes et de trigrammes ne sont-ils de simples illusions dont notre raison se contente afin de rendre vraisemblable une présence qui, peut-être, n’a pas lieu d’être ?

 

Faire surgir l’altérité.

 

   אחר : « autre » en hébreu. Cet autre qui devait d’emblée être familier, c’est du moins ce que nous pensons, voici que son étrangeté, אחר, nous atteint en pleine face à la mesure de son opacité naturelle, de son inintelligible graphe qui non seulement nous déconcerte, nous désoriente, mais nous annihile purement et simplement. Jamais présence étrangère dans sa posture inquiétante ne nous atteint dans une juste évidence, une plénitude dont elle serait porteuse. Nous n’écrivons, peignons, sculptons, aimons qu’à faire surgir l’altérité dépossédée du mystère qu’elle nous oppose comme le fardeau dont Sisyphe est le jouet, c'est-à-dire insuffler dans le vide qu’il est, le néant qu’il cache, la certitude dont nous avons besoin pour le rendre vraisemblable. A nous-mêmes nous sommes le plus souvent un palimpseste illisible, raturé, poncé jusqu’en son ultime trame. Alors, comment l’Autre pourrait-il inscrire sa trace en nous sans reste, sans qu’une coruscante question ne nous atteigne au plein de notre intime obscurité ? Comment ?

 

Ecrire dans la citadelle étroite.

 

   Ecrire au sein de la chambre noire c’est confier son être au vertical abîme de l’autisme, c’est entrer dans la citadelle étroite (celle-là même que Bettelheim qualifiait de « Forteresse vide »), écrire c’est biffer le monde dans son entièreté avec ses luxuriantes grappes de présence, c’est se défaire de toute cette lourde et encombrante matérialité, tailler à vif dans la chair existentielle dont on a reçu l’offrande malgré soi, dont on ne peut exprimer tout le suc puisque, jamais, totalité ne nous sera accessible, seulement les fragments épars de glaces flottant dans une éternelle dérive auprès des Princes du septentrion, ces majestueux Glaciers qui nous toisent de leurs yeux vides, nous mettent au défi de comprendre leurs méandres questionnants, de nous introduire dans le lexique pluriel de leurs complexités labyrinthiques. Toujours nous sommes des chercheurs aux mains vides, des icônes aux yeux de diamant dont les pointes se sont retournées et forent sans cesse l’intérieur, tels des trépans fous en quête d’une inaccessible richesse, cet or noir enfoui dans les strates des sédiments.

 

Alors il n’y aurait plus d’altérité.

 

   Ecrire. Ecrire les couleurs qui font leur continuelle gigue juste derrière la falaise du front, dans l’aiguillage du chiasma optique comme si, de cette subtile géométrie subitement inversée, pouvait naître un retournement des choses, le dehors surgissant dans le dedans, le dedans se précipitant au dehors. Alors il n’y aurait plus de séparation, alors on serait le monde, tout comme le monde serait celui qui l’interroge depuis la nuit des temps. Seul parmi les vivants, le Dasein est celui, unique, qui explore son possible ontologique à même son inquisiteur langage. Si le chiasma était plus qu’un réseau anatomo-physiologique, s’il correspondait à sa valeur métaphorique de retournement, de réversibilité, de passage d’un monde interne à un monde externe, alors il n’y aurait plus d’altérité.

 

Plus langage, plus peinture.

 

   Et, sans doute, corrélativement, il n’y aurait plus ni langage, ni peinture, ni dessin, ni quelque pantomime signifiante à la face de la Terre et l’on pourrait retourner poussière sans même avoir poussé le moindre cri. Pour cette seule raison il nous faut la tension, le contraire, le mur qui dresse devant soi la barrière de son hostilité. Il faut la chambre. Il faut la quadrature aliénante des murs qui, paradoxalement, est le seul gage de notre liberté. Nous ne pouvons être des Simon du désert avec les bras en croix contre la meute de sable jaune et proférer dans l’air qui vibre de chaleur des paroles sitôt effacées que parues.

Ecrire arc-en-ciel.

 

   Ecrire. Il faut écrire. Ecrire en bleu afin de faire naître des Océans. Ecrire en gris et ce sont les sentiments qui naissent dans la cendre native du jour. Ecrire en jaune tout comme le faisait le génial Vincent depuis sa chambre d’Arles et faire éclater les Tournesols de la folie de manière à réveiller les consciences. Ecrire en terre de Sienne et nous voyons paraître cette belle teinte d’argile mêlée d’humus qui récite la fable de notre origine. Ecrire en mauve et c’est le rayon améthyste de l’imaginaire qui vibre depuis son invisible cristal et féconde le lourd réel, le métamorphose en conte de fées. Ecrire en vert pareil à celui de l’émeraude, là où reposent les lourds secrets dans leurs mystérieuses chambres pareilles à des sépulcres sous-marins. Ecrire en blanc pour dire le silence de la beauté et poser sur les yeux des hommes, des femmes les corolles de la paix. Ecrire en noir la tragédie afin que, comme Phèdre, l’humanité puisse s’immoler à la mesure de sa propre douleur.

 

Ecrire en rouge.

 

   Ecrire en rouge, en rouge cardinal, cette teinte si proche du sang ; en rouge cerise ; en alizarine ; en rouge feu, ce signe de la passion immédiate ; en rouge rubis qui, déjà, décline vers la couleur subtile de la rose, cette si belle onction du romantisme lorsqu’il est conduit dans sa nature même, à savoir se vouloir infini, à la recherche de cette belle essence humaine qu’il pose en tant que son pouvoir être le plus propre. Ecrire dans ce rouge si subtil tel que peint par Dongni Hou, cette sublime effervescence, cette quintessence unique parce que, tout simplement, à la limite de quelque aperception. Nous pourrions dire « rouge idéal », comme l’on dirait « Beau idéal » cet indépassable paradigme de l’art antique.

 

La lettre rouge.

 

   La lettre rouge est posée sur la table alors que, tout autour, tout baigne dans une flaque grise (serait-ce le marais des sentiments, tel que, précisément aurait pu l’envisager l’âme romantique ?), la robe d’Attentive est cette longue chape noire couleur de nuit dont même les songes ne sembleraient pouvoir émerger. Il faut annuler le bas du corps. Il faut réduire les désirs charnels. Il faut tout reporter dans l’attitude studieuse de Celle qui écrit. Rien ne saurait la distraire de sa tâche qui est de faire surgir l’une des dimensions de l’art. Les avant-bras ont la teinte de la porcelaine pour dire le précieux de l’écriture (entendons de la peinture), la collerette blanche hisse du reste de l’anatomie la tête éclairée d’une belle lumière spirituelle, la coiffe est sagement rabattue de chaque côté de la tête. Seules s’en échappent quelques mèches rebelles qui contrastent avec l’attitude presque pieuse de la Faiseuse de mots. Toute la lumière converge en direction de la main qui accomplit le geste essentiel de faire paraître du visible là où il n’y a que de l’obscur, du replié, du refermé sur le secret. Habilement la page se continue en long châle carmin, manière d’infini parchemin signifiant en mode visuel ce que le mode intellectif s’essaie à dire en milliers de mots, cette magnificence de l’art qui toujours s’écoule tel un fleuve vers son estuaire et semble renaître avec le cycle naturel de l’eau à la manière d’un Eternel Retour du Même. Oui, d’un éternel retour… L’art est toujours renaissant là où la beauté s’éclaire.

 

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30 juin 2020 2 30 /06 /juin /2020 08:05
Amnésia.

                             VORTICE DI MEMORIA.

                 Œuvre : Livia Alessandrini.

                             Roma 1998.

 

 

 

 

               « Pâle soleil d’oubli, lune de la mémoire,

         Que draines-tu au fond de tes sourdes contrées ? »

 

                               Jules Supervielle.

 

 

 

 

   Ce que Mnémosyne tisse le jour, Amnésia le détisse la nuit.

 

   Sur la colline que touche à peine la lumière, Erable est en attente de son destin. Il sait le printemps, sa luxueuse prodigalité, ses inflorescences en forme de grappes, la couleur d’eau de ses feuilles, le tronc d’où exsude la vie pareille à une goutte de résine vibrant depuis sa gemme silencieuse. Erable sait l’été, l’étalement de ses ramures sous l’air qui chante d’insectes, les larges avenues de ses frondaisons, la fraîcheur des ombrages où viennent jouer des enfants innocents. Erable sait l’automne, le feu d’airain de ses yeux multiples, de ses faces en forme d’étoiles, de mains ouvertes attendant l’offrande du jour. Soleil vermeil qui glisse parmi le peuple sylvestre, le teinte de cette couleur de gloire et de dernière puissance avant que la saison ne capitule devant les premiers frimas. Alors la colonie des feuilles s’esseule dans sa chute et sur le sol de poussière le tapis est épais dans lequel les pas s’enfoncent. Hiver accomplit ce que ses sœurs les saisons avaient commencé, la perte à jamais d’un monde qui ne se souviendra même pas avoir existé. Une estompe que la pensée aura tôt fait de remiser dans les archives d’indéchiffrables palimpsestes.

 

   Ce que Mnémosyne tisse le jour, Amnésia le détisse la nuit.

  

   Tout en bas, dans la brume légère de la vallée, se tient debout la maison près de l’eau. C’est un moulin avec sa roue à aubes qui compte le temps en son cycle régulier. Les pales de bois avancent toujours dans le même sens qui gagne le futur avec sa lente régularité, sa patience à archiver des milliers de gouttes qui sont comme les perles des secondes, hésitantes, suspendues. Une goutte poussant l’autre dans le même rythme lent, immémorial. Et, parfois, sans qu’on en connaisse l’exacte raison, la roue inverse son mouvement. Alors tout rétrocède, tout s’efface à la manière d’évènements anciens se diluant dans les mailles distendues du souvenir. Bientôt, de la fière demeure poudrée de farine, ne restera plus qu’un éparpillement de pierres, le rond d’une meule, quelques poutres enchevêtrées. Autrement dit presque rien de la fable de jadis.

 

   Ce que Mnémosyne tisse le jour, Amnésia le détisse la nuit.

 

   Des enfants gais et insouciants jouent sur le rivage à tracer les armatures de leurs rêves. Ici une barbacane, là un donjon, là encore de profondes douves, un pont-levis en brindilles, le dessin d’un chemin de ronde, une échauguette en surplomb, les trous réguliers des poternes. La marée est loin encore qui fait sa sourde rumeur. Puis elle approche mettant en joie les apprentis guerriers. Flux er reflux alternés sapent la base de l’ouvrage, s’attaquent aux passerelles, rongent les hautes murailles, les tours d’angle. Bientôt, de l’édifice, sur l’écran de la mémoire, ne demeureront que des éclats de rire atténués, des pâtés de sable, une architecture illisible qui ne témoignera de rien d’autre que de l’impuissance humaine à s’opposer au lent et irrémédiable basculement des heures.

 

   L’œuvre en son langage.

 

   On dirait ces sculptures de sable qui animent les plages au milieu de la chaleur estivale. Tentacule de poulpe géant, bras démesuré de la mangeuse de vies qui semble tout droit sortie des « Travailleurs de la mer » de Victor Hugo. Mais ici, dans l’œuvre peinte, « Gilliatt le Malin » n’aura pas le dessus et ce sera le triomphe du monstre des abysses sur la vanité humaine. Tout sera phagocyté des créations terrestres. Poulpe-vortex aspirant dans l’œil du cyclone, indifféremment, les architectures de la pensée, les oculus au travers desquels elles regardaient le monde, ces fenêtres armoriées qui étaient leur façade visible alors que, dans l’ombre, se délitait la chair de leur présence. Pensée se dissolvant à seulement avancer.

  

   Instant-éternité.

 

  Amnésia était l’autre nom du poulpe, son mode d’apparition symbolique. Il y avait une lutte sempiternelle qui l’opposait à Mnémosyne la pourvoyeuse de mémoire. Il fallait que tout disparût, fût gommé de la souvenance du peuple des Egarés. Il fallait éradiquer toute trace mnésique, nettoyer les lobes où s’étaient imprimés les stigmates mémoriels. Il fallait dépouiller les Existants de la connaissance de leur origine. Ils devaient demeurer dans le non-savoir, nager dans le pur mystère puisqu’ils étaient des êtres jetés en pâture au temps, ce temps qui déroulait son tissage dans le seul présent alors que le passé s’effilochait, loin derrière, dans l’inconsistance d’un non-dit, dans le flou d’une profération qui n’avait même plus d’écho à offrir qui eût donné la clé de l’énigme. Car la vie dans son étrange verticalité devait demeurer cet inconnu sollicitant, à chaque instant, la curiosité des Fugitifs. Oui des Fugitifs car tout était en fuite depuis le début du monde. Fuir vers l’avant qui gommait l’ancienne généalogie, détruisait les murs décorés des citadelles antiques, superposait aux anciens signes sémitiques, aux pictogrammes primitifs, aux bâtons-messages l’alphabet contemporain seul à prétendre posséder quelque chose de la réalité, un instant, certes, mais dont il fallait s’assurer comme de sa fragile éternité. L’instant-éternité était, désormais, la seule vérité possible, le seul chemin d’accès à sa propre connaissance.  

 

    Archéologie agonisante.  

 

   Tout dans cette peinture joue le jeu de l’effacement, la dramaturgie de la disparition. La teinte est le monochrome d’une argile, la forme spiralée l’outil par lequel broyer les scories de la mémoire, les fenêtres en ogives, en carrés, en damiers la dernière trame visible d’une archéologie agonisante. La force de cette figuration picturale réside en son pouvoir de monstration d’un temps aboli dans la même perspective que se révèle la seule efficience réelle du présent. En effet, toute temporalité est entièrement localisée dans la présence du présent, seule dimension perceptible de cette fluence qui jamais ne s’arrête, dont notre conscience ne perçoit que le battement régulier de métronome, un coup après l’autre, comme un gong existentiel qui voudrait figurer l’insaisissable visage de l’être.

 

   Souvenir de l’aimée.

 

  Puisque le temps est de l’être et rien que cela. C’est pour cette unique raison que toute mémoire est inadéquate, immotivée, obsolète dans sa configuration même. Elle n’est que feuille qui jaunit, moulin à la roue folle, château-fort que les boulets des mois et des jours percutent en plein front. Et puis, la mémoire aurait-elle des raisons d’exister que ne demeureraient jamais dans les mailles de ses impécunieux filets que le souvenir de l’aimée, non sa chair nacrée et douce ; que le mauve d’une soirée d’été sur le bord du rivage, non cet air embaumé qui en lissait l’épiderme ; que cette musique aérienne qui tressait l’air de sa mélodie, non la harpiste qui lui donnait naissance en même temps qu’elle lui insufflait son âme.

 

   Contre Proust.

 

   Ici se dessine avec subtilité, dans cet habile camaïeu de couleurs d’absence, l’exact envers du paradigme proustien de la connaissance de soi, des autres, du monde par l’entremise de la réminiscence. Ici sont biffés, d’un seul trait de pinceau, tous les Combray du monde et leurs délicieuses petites madeleines, tous les pavés  de Venise et ceux de l’hôtel de Guermantes, toutes les serviettes de Balbec et leurs étranges évocations de figures familières d’autrefois. Ici et maintenant est le seul et unique lieu de cette création qui ne vit que l’instant, par l’instant, pour l’instant. VORTICE DI MEMORIA veut dire cet essai de saisie de la temporalité qui n’est que le jeu d’une immense vacuité. Tout est constamment en déshérence de soi. Tout disparaît dans tout. Ne persiste jamais que ce pas en train de s’accomplir - le présent du présent -, alors que celui qui suivra n’est encore que pure virtualité et celui qui a été ne se perçoit plus qu’à la manière d’une inintelligible buée, d’un mirage se sustentant à l’horizon d’un passé irréductible au seul phénomène de la remémoration. Rejoindre un événement qui a eu lieu consiste à lui donner l’assise occulte de l’imaginaire, à l’investir d’un pouvoir sans pouvoir, d’un fondement qui lui est retiré en raison de son essence furtive, qui plus jamais ne s’actualisera sauf à prendre le délire ou la folie pour la matière imprescriptible de ce qui nous affecte en chair et en os.

 

   Vortex - Finitude.

 

   Métaphoriquement, le temps est cette feuille en constante métamorphose qui jamais ne s’arrête et s’annonce sous la figure du limbe parfait, puis de sa partielle fragmentation, puis de ses nervures, enfin de cette tige qui sera bientôt poussière et risée de vent. Tout vortex est l’image de la finitude. Tout instant qui s’annonce est la finitude de l’instant qui précède, la naissance de l’instant qui suit. Tout est ainsi qui passe et se dilue comme l’eau de la rivière est en fuite en son insondable cortège de gouttes pressées. Le mouvement du vortex s’inverserait-il et nous serions immédiatement des enfants du cosmos, des contemporains du big-bang et nous apercevrions les premières déflagrations de l’univers, les premières efflorescences du temps. Oui, les premières ! Il ne nous resterait plus qu’à être infiniment, dans le cristal de l’instant. Nulle part ailleurs !

 

  

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29 juin 2020 1 29 /06 /juin /2020 09:53

Parfois faut-il remonter loin dans le souvenir afin qu’il révèle toute sa saveur. Un peu à la façon de la petite madeleine proustienne qu’on aurait archivée au fond de la mémoire et qu’un événement fortuit ferait remonter à la surface. Je ne suis allé qu’une fois dans cette belle région d’Andalousie, il y a de cela de très nombreuses années et, parfois ce voyage se fait si flou, si évanescent que je le penserais simple invention de mon esprit. Et pourtant, sur ma table de travail, à portée de main, des photographies de paysages, de villages, des portraits de mon correspondant espagnol Pedro. Souvent j’ai eu la tentation de retourner en cette contrée qui fait le lien entre l’Europe et l’Afrique. Mais c’est mon travail de journaliste qui a été prioritaire et de rapides incursions en Espagne ne m’ont jamais permis de renouveler cette expérience ancienne.

   1975 - Cela fait deux ans que je pratique ce beau métier de l’information. Déjà beaucoup de voyages à l’étranger, des cahiers pleins de notes, des croquis et esquisses à la gouache, des bobines de films innombrables. Depuis mon arrivée à Paris, je vis dans un appartement du Quai aux Fleurs, face à l’Île Saint-Louis. C’est un lieu plaisant, calme, bien situé. Un lieu ouvert où ruisselle la lumière. Parfois, entre deux écritures, je m’installe sur mon balcon pour fumer une cigarette. J’observe le va-et-vient continuel des péniches. De temps en temps je fais signe à un enfant de marinier qui agite son bras en ma direction.

   Mois de Mai. Je viens de recevoir une lettre de Pedro dont je n’avais plus de nouvelles depuis bien longtemps. Il m’invite à venir passer une dizaine de jours à Alméria où il réside. De là nous visiterons quelques villages d’Andalousie. Pedro, depuis longtemps, cultive de projet de me faire découvrir cette Espagne profonde, si belle, parfois si mystérieuse. Comment pourrais-je refuser un tel cadeau ? Je prendrai mes congés début Juillet et ferai le périple à bord de ma rutilante 2 CV à la teinte bleu de France. Certes le voyage est long et je prévois quatre jours pour effectuer l’aller-retour. Je présume que le trajet me réservera de belles surprises.

   Début Juillet. Je me suis levé très tôt. J’ai embarqué mes affaires dans la voiture. Paris dort. Paris fait silence. A part des noctambules égarés, je traverse la ville sans rencontrer âme qui vive. Il faut dire à quatre heures du matin les visiteurs sont rares. Je traverse la France sans problème. Première halte à Figueras, non loin de la frontière.  Deuxième jour, arrivée dans le charmant petit port de Dénia. Je loge dans un hôtel de style ancien, baroque, faux-marbre, miroirs au tain piqué de chiures de mouche. Les robinets fermés laissent couler un mince filet d’eau. Mais ceci n’est guère important, c’est l’Espagne d’antan et c’est surtout le point de vue qui s’ouvre à partir de mon balcon qui est remarquable. La mer est un lac au bleu intense qui scintille sous les derniers feux du soleil. Il a fait très chaud aujourd’hui et une sorte de brume vibre au-dessus du bitume, fait osciller le ciment des trottoirs, se perd dans la tête ébouriffée des palmiers. Je remonte la ‘Carrer Major’ bordée d’immeubles aux façades colorées, aux fenêtres grillagées de fer forgé, de longs balcons courent devant les portes-fenêtres du premier étage. Des personnes âgées sont assises sur le seuil des maisons, en quête d’un peu ‘d’air frais’. Une légère brise s’est levée qui vient de la mer, balaie les rues, amenant avec elle un brin de quiétude. Je fais une longue promenade en bord de mer qui dessine une anse bordée de palmiers. Là-bas, au loin, dans une nuée mauve, la Montagne du Montgó se donne comme un lieu inaccessible.

    Je quitte Dénia, de bonne heure, comme à mon habitude. Je suis un voyageur du matin. Au-dessus du village, un autre village. Il se nomme Javea. De lourds moulins à vent se détachent sur la crête des rochers. J’ai découvert la 2 CV, roulé sa toile vers l’arrière. C’est si agréable de voyager ainsi, tête au vent, corps parcouru des étincelles du premier soleil. Bientôt Elche, son étonnante palmeraie, une des plus grandes du monde dont l’Afrique elle-même pourrait être jalouse. Ici se ressent la proximité du Continent Noir, son influence sur le paysage, mais aussi sur l’habitat, la religion, l’alimentation. Je dépasse Murcie. La chaleur commence à s’accentuer. Je fais halte à Véra sur la promenade plantée d’arbres de la ‘Calle Mayor’. Cela ne fait plus de doute, je suis bien en Espagne et je pourrais aussi bien être entré en Afrique sans même m’en apercevoir. Vers les seize heures le soleil est encore vertical, réverbéré par les hautes façades blanches ornées de fers ouvragés. Les habitants ont la peau tannée, ils sont volubiles et parlent autant avec leur physionomie qu’avec leurs voix, les mouvements de leurs mains les précédent et font une manière de halo derrière lequel ils paraissent s’abriter.

   Soudain la route plonge en direction du sud. J’aperçois les premiers moutonnements blancs et beiges des maisons d’Almeria, la haute fortification de l’Alcazaba, cette forteresse, ouvrage défensif, dont j’apprendrai plus tard, de la bouche de Pedro, qu’il a été édifié en 955, grâce au calife Abd al-Rahman III. Puis le port et son ferry à destination de l’enclave espagnole de Melilla. En cette fin de journée le climat n’est rien moins qu’une fournaise. J’ai remonté la toile de la 2 CV afin d’être abrité. Je regarde le plan que Pedro m’a envoyé. Il habite en plein centre ville, une petite rue commerçante, ‘Calle Las Nieves’, face à une pharmacie. Quelques boutiques dans la rue, coiffeur, bureau de tabac, café, épicerie. Pedro aime cette proximité d’une vie foisonnante, luxuriante.

    Il lui faut le bruit, l’animation, les mouvements incessants, un genre d’effervescence continue qui marque bien son appartenance à cette faune urbaine qui n’aurait d’autre lieu où habiter que ce genre de chaos permanent, de brouhaha, d’allées et venues polychromes. Devant le numéro 42, vêtu d’un simple bermuda, d’une chemisette, chaussé de tongs, Pedro me fait signe de me garer le long du trottoir. Quelques places sont encore disponibles. Mon correspondant m’accueille avec un large sourire. Il me serre dans ses bras et me lance un « Hola amigo, bienvenido a Almeria’ ». Je le reconnais bien là, à cette emphase ibérique, à cette inépuisable faconde dont je me suis toujours demandé à quelle source il pouvait puiser cette continuelle énergie. A quoi je réplique avec les quelques mots qui me restent de la langue espagnole « ¡Qué calor en Andalucía, amigo! ». Il me répond dans un français impeccable « Tu ne perds rien pour attendre. Demain sera pire qu’aujourd’hui ! »

   Je ne sais si je dois mettre cette dernière remarque sur le compte de l’humour de mon hôte ou bien si je dois la prendre pour argent comptant. Je me doute qu’en de telles latitudes, Juillet doit ruisseler de chaleur. Nous franchissons le porche du 42. Nous gravissons un escalier plutôt raide, genre échelle de meunier. Je pense « c’est bien dans l’esprit de Pédro ce genre de dénuement en même temps que de fantaisie. Un appartement au rez-de-chaussée avec de grandes baies vitrées, c’eût été trop simple ! » Les pièces sont de dimensions modestes, sauf le séjour que mon ami a transformé en ‘Académie Franco-Espagnole’ (c’est ici le terme consacré, certes un peu pompeux mais empli d’un beau souffle andalou). Pedro donne des cours de Français à des Espagnols, travailleurs saisonniers en France, à des cadres d’entreprises, à des commerciaux qui viennent régulièrement à Paris, Marseille ou bien Lyon. Son activité marche bien, lucrative suffisamment pour que Pedro s’en contente, lui l’amateur de voyages à l’intérieur de sa Province, l’amateur de livres et de nature. Nous grimpons sur la terrasse. Pedro est impatient de me faire découvrir ‘sa’ ville. Elle est un peu sa Fille, sa Mère, sans doute aussi sa Maîtresse. Avec elle il a une relation charnelle, voluptueuse, ancrée, sans doute dans la géographie même de ses gènes.

   Dix-huit heures. Le soleil est encore haut dans le ciel qui lance ses gerbes de clarté. J’abrite mes yeux fragiles derrières les verres teintés de mes lunettes. Un joli panorama s’offre à nous. Les hautes murailles de l’Alcazaba sont teintées de pourpre, la mer laisse voir ses eaux d’émeraude, les maisons du quartier gitan sont serrées les unes contre les autres, pareilles à des grappes de fruits mûrs. A l’horizon une brume de chaleur rend les choses indistinctes, a gommé l’horizon qui semble soudain s’être effacé, comme reporté dans une autre dimension de l’espace. Sur la terrasse de Pedro, sur les terrasses voisines, d’étranges cubes de métal dont je ne perçois guère la fonction. En réalité, ce sont des ballons d’eau chauffés par le soleil pour la toilette. Nous redescendons dans la cuisine. Nous mangeons des tranches de pastèques aux quartiers rouge sang, nous buvons du sirop d’orgeat dans de hauts verres qui transpirent. Ici, je perçois combien la notion de temps est relative à la courbe du soleil. Point besoin de montre. On se lève de bonne heure, au nadir quand l’air est encore frais. On fait la pause méridienne quand l’astre est au zénith. On attend à nouveau le nadir pour regagner les rues que rafraîchit doucement l’air venu de la mer.

   Vingt heures. Les ombres commencent à s’allonger du côté de l’Alcazaba qui fait sa rumeur sombre au-dessus des cubes colorés des maisons des Gitans, du côté de la mer aussi qui se vêt de couleurs mauves, légèrement abyssales avant que la nuit ne badigeonne tout en noir. Nous quittons le numéro 42. C’est pareil à un éblouissement. Les parebrises des voitures, les chromes étincellent, contrastant avec le clair-obscur qui commence à envahir le damier des ruelles étroites. Nous marchons du côté de l’ombre, évitons les flaques de trop vive lumière. Maintenant nous découvrons le quartier tsigane de ‘La Chanca’, son habitat groupé fait d’un étonnant bric-à-brac polychrome : des rouges éteints, amarante ; des jaunes soufre ; des blancs éclatants. Toute une palette à l’image du peuple bigarré qui y vit. Les grandes familles initiatrices du flamenco proviennent de ce genre de jungle. Pedro est volubile, intarissable sur cette culture musicale tumultueuse, sauvage, qui semble courir dans ses veines, tout comme les taureaux martèlent le sol de l’arène de leurs sabots fougueux. Regardant Pedro, l’écoutant, c’est un peu un condensé de l’Andalousie qui vient à moi, une manière d’anthologie dont il ne me reste plus qu’à feuilleter les surprenantes pages. Des hommes, des femmes sont assis sur le seuil des maisons, le plus souvent à califourchon sur une chaise, attirés par les images animées de la télévision. Certains se retournent, nous adressent un amical bonjour auquel nous répondons. A quelques larges sourires, je comprends que mon accompagnateur n’est nullement inconnu ici, qu’il doit y venir pour écouter les voix voilées, chaudes, mystérieuses, déclamer les ‘cantos’ que rythment les claquettes et le claquement des talons, entendre la ‘guitara flamenca’, au son clair, métallique, brillant comme une étoile au cœur de la nuit.

   A la limite de ‘La Chanca’, des grappes de cafés s’agglutinent dans les rues qui retrouvent un peu de calme sinon de fraîcheur. Les devantures, ici, sont peintes en vert soutenu, bouteille. Les vitrines sont encombrées d’affiches, de bibelots cosmopolites, de poteries locales, de rideaux de perles qui sont censés dissuader les mouches d’entrer. Une enseigne ancienne, en tôle peinte, ‘Al Rincon de Pepe’. Nous y entrons comme on entre dans un moulin ou plutôt dans une ruche. Il y a beaucoup de monde à l’heure des ‘tapas’. Ici l’on dit ‘tapear’, ce qui signifie faire le tour des bars pour y déguster une infinie variété de tapas : minces tranches de Jamón Ibérico ; Queso, plateau de fromages avec Manchego, Roncal, Mahón ; Olivas fourrées aux anchois ou aux poivrons ; Calamares frits dans de l’huile d’olive ; Calamares au crabe, aux crevettes, à la morue ; Chorizos et la liste serait encore longue de ces ‘mises en bouche’ puisque tout ceci n’est qu’un en-cas en attendant le vrai repas, mais bien plus tard lorsque la nuit aura avancé.

   De lourds et lents ventilateurs aux palmes culottées de chiures de mouches brassent un air épais, presque sirupeux. Mais l’air doit être comme ceci, une sorte de friture sinon l’on n’est pas dans un bar à tapas mais dans une vulgaire gargote qui n’offre que des menus frelatés, des cartes de restauration rapide. Avec Pedro nous trouvons deux places libres au bar (« Un miracle », me dit-il). Nous nous installons sur de hauts tabourets. Une belle Andalouse, brune à souhait, lourdes créoles amarrées aux oreilles, prend notre commande. Je me fie aux goûts de mon Cicérone dont je connais le naturel éclectisme. Successivement nous goûterons des Caracoles en su salsa, des Calamares aux crevettes, de belles tranches de Jamon, des Quesos venus de différentes régions. En guise d’accompagnement, Pedro me suggère que nous prenions deux verres de ‘Tio Pepe’, ici, c’est plus qu’un choix ou bien un rituel, c’est une véritable religion. Et que faire de mieux que de rapporter les impressions d’un sommelier ? Les voici résumées dans cette belle langue solaire, onctueuse, pétillante, savoureuse, lyrique, de quelque Brillat-Savarin ébloui par un merveilleux cépage :

 

"Le Soleil de l'Andalousie en bouteille »

  

   ‘TIO PEPE est plus qu'un vin. C'est un état d'esprit, une attitude envers la vie, c'est le soleil andalou illuminant les coins plus cachés de la planète. Il est élaboré à partir du cépage Palomino Fino, provenant de terroirs historiques que Gonzalez Byass possède depuis plus de 100 ans.

   Tio Pepe vieillit en fûts de chêne américain avec le très particulier système de criaderas et soleras. Son vieillissement sous voile lui donne son caractère très particulier. Nous recommandons de le servir froid.

   Notes de dégustation :

- Oeil : Tío Pepe a une Robe jaune pâle.

- Nez : arômes venant de son long vieillissement en bois sous le voile de fleurs, avec des notes de fleurs, de noix grillées et d'épices comme la vanille.

- Bouche : Attaque sèche mais très lisse. Une finale marquée par l'amertume qui laisse des souvenirs très agréables.

   Accords mets et vins : Tapas, Poisson et coquillages.’

 

   Oui, TIO PEPE a un goût inoubliable. Un goût d’Andalousie. Un goût de subtile ambroisie dégustée entre amis dans la salle enfumée er nébuleuse d’un Bar à Tapas. Oui, TIO PEPE, depuis ce temps déjà ancien de mon voyage habite encore mon palais. A la moindre dégustation tout s’y retrouve : les hautes murailles de l’Alcazaba, les ruelles du quartier gitan, le rythme profond et envoûtant du flamenco, de lourdes créoles, des visages entrevus qui sont les constellations des gens d’ici, des métaphores d’une vie qui se donne avec excès mais aussi délicatesse dans cette province à nulle autre pareille. Toujours, chez moi, une bouteille au frais, lieu d’une réminiscence, prétexte à agapes entre amateurs de Sud et ces inévitables tapas sans lesquelles le ‘Tio Pepe’ ne serait pas le ‘Tio Pepe’ ni l’Andalousie la terre singulière qu’elle est, ce bel enracinement entre deux cultures, l’européenne et l’africaine.

   Après ces plaisirs gustatifs, Pedro a tenu à m’entraîner dans les rues d’Alméria, à la rencontre de ses hôtes, de son ambiance, des signes les plus manifestes de sa personnalité. Nous allons jusqu’au port, admirons la belle rangée de palmiers qui le borde, apercevons entre les bâtiments portuaires les flaques bleues de la mer. Un vent s’est levé qui apporte un peu de douceur. Nous remontons le ‘Paséo’, cette institution radicalement hispanique sans laquelle l’Espagne n’existerait même pas. Imaginerait-on un seul Andalou capable de bouder cette heure bénie entre toutes, cette heure mauve, cette heure du repos mais aussi de l’animation due à la présence de nombreux cafés aux terrasses largement éployées jusqu’aux abords de l’Avenue ? Le ‘Paséo’ est une artère toute droite qui s'étend de la ‘Puerta de Purchena’ à la ‘Plaza Emilio Pérez’. Une artère vitale, la pulsation de la ville, sa respiration, son centre géométrique, le lieu de rassemblement de ses habitants. C’est ici que le ‘Tout Alméria’ déambule, mais sans distinctions de classe, seulement pour le plaisir de vivre, de goûter la fraîcheur après la tornade de chaleur, ses éclairs blancs, ses canifs qui déchirent le ciel de leurs lames aiguës. Nous ne goûterons plus d’autres tapas, ne boirons plus de ce vin généreux qui, d’abord, surprend par son côté diaboliquement sec puis s’étale souplement sur le palais, développant ses notes florales, imprévues, étonnantes. Longtemps en bouche demeure ce côté abrupt, cette manière de surprise. Jamais on n’aurait pu imaginer vin aussi marqué par un caractère étrange, puis le palais s’habitue, puis les papilles réclament cette source venue du plus loin des âges, ce côté aride, ascétique, ce dépouillement qui se vêt bientôt d’autres caractères plus suaves, plus onctueux par contraste.  

    Nous rentrons chez Pedro sur les dernières rémiges de chaleur diurnes, les nocturnes commenceront bientôt. La définition de la canicule repose sur des degrés presque aussi élevés la nuit que le jour. Mais, ici, peut-être faudrait-il inverser les valeurs, dire la nuit encore plus étouffante que le jour, trouver un autre lexique, peut-être dire le ‘fournocturne’ pour évoquer cette ambiance d’alambic chauffé à blanc sur fond d’un sombre que, déjà, ponce la première lumière, comme si elle ne s’était pas couchée, manière de jour permanent avec ses longues coursives incendiées de clartés assassines. Nous dînons d’un gaspacho glacé, de quelques tranches de pastèque, de fines lamelles de jambon que rehausse un vin rosé généreux, un vrai ‘soleil en bouteille’ comme l’affirme la note du sommelier. A peine suis-je couché, fenêtres grand ouvertes sur la nuit, qu’un groupe de noctambules festoie dans l’immeuble en face. Bruit des fourchettes qui touillent longuement la tortilla dans un bol que je suppute en métal. Rires qui fusent. Les Andalous ont une voix généreuse qui porte loin, résonne, fait le tour des ruelles, revient frapper mes tympans avec la douceur d’un frelon butinant les têtes ébouriffées de pollen. Un doux supplice en réalité qui accompagnera longtemps mon insomnie. Après la tortilla, la guitare, le flamenco, les chants, les claquettes, mais non sur le mode mezza voce, plutôt sur celui risoluto, sostenuto, enfin il faudrait inventer un néologisme du genre ‘diabolissimo’, sur tous les tons, toutes les mélodies, tous les arpèges. Je me demande bien comment l’on peut dormir dans ce beau pays si versé au pandémonium. C’est vrai, les Andalous ne se lèvent pas de bonne heure, raison pour laquelle ils peuvent festoyer jusqu’au bout de la nuit et parfois au-delà.

   Matin. Nuit presque sans sommeil, sauf quelques rares plongées, en apnée suivies de brusques remontées à la surface. Aujourd’hui je ferai cavalier seul car Pedro encadre un groupe de commerciaux dans son ‘Académie’, autrement dit dans la seule grande pièce qui jouxte ma chambre. J’ai demandé à mon Ami un conseil de visite, un village qui ne soit pas trop loin, une route pas trop éprouvante. Il a déplié une Carte Michelin, a pointé de son doigt une plage portant le doux nom d’Aguadulce, en réalité la plus proche d’Alméria. Je suis parti alors qu’arrivaient ses premiers stagiaires. J’ai emporté un casse-croûte qu’à improvisé Pedro. Il a même eu la délicatesse de me confier une glacière au milieu de laquelle trône une bouteille de ‘Tio Pepe’ « pour te remonter le moral », a-t-il rajouté avec un clin d’œil. Sans doute a-t-il supputé que ma nuit avait été blanche, qu’il me fallait un cordial pour me requinquer. La route pour Aguadulce est sinueuse, constituée de montées et de descentes presque ininterrompues. De nombreux cyclistes qui, déjà, suent à grosses gouttes sous la première ‘fraîcheur’ matinale. Je gare la 2 CV près de paillottes installées dans une anse que dessine le rivage. Pedro m’a confié un parasol au cas où. Je m’installe à l’écart de ce que je pense être un lieu trop animé. J’ai pris un livre dans la bibliothèque du francophone. Il s’agit de ‘La Petite Gitane’ de Miguel de Cervantès. Histoire d’une petite fille élevée par des gitans qui vit de subterfuges, jouer de la musique, chanter. Un noble s’entiche de cette jeune fille, partagera sa vie nomade. Tout ceci se terminera d’une manière tout à fait conventionnelle pour l’époque : un mariage réunira les deux amants. La lecture terminée, je décide d’aller me baigner afin de reprendre mes esprits. Quelques personnes sur la plage, mais des groupes encore clairsemés. Le sable est semé d’un étrange tapis pareil à une nappe de chiendent. Au loin, sur la mer décolorée par la chaleur, l’horizon disparaît derrière une vibration permanente qui me fait penser aux mirages qui visitent ceux qui s’égarent dans le désert.

    Mon impatience de fraîcheur me rend téméraire. Je plonge tête la première dans l’eau si bleue qu’on la croirait pure laque posée délicatement sur la surface. L’onde est glacée qui me saisit de la tête aux pieds. Je sens un long frisson envahir ma colonne vertébrale, l’électriser jusqu’au bout des orteils. Un peu l’impression de ce ‘fluide glacial’ qu’autrefois on versait délicatement sur l’assise d’une chaise afin que son occupant, surpris, bondissant, n’amusât la galerie. A vrai dire je ne suis amusé qu’à demi, transi, soudainement métamorphosé en un bloc de banquise flottant entre deux eaux. Je regagne la plage, m’allonge sur ma serviette, là, en plein soleil, sous le ruissellement écumeux des phosphènes. Je balaie des yeux l’horizon de la plage, puis celui de la mer. A mon grand étonnement, le premier est occupé, plusieurs personnes devisent à l’ombre des parasols, le second est désert, ce qui veut dire, qu’à part moi, nul n’a encore osé aller se baigner. J’apprendrait plus tard de la bouche de Pedro (il aurait pu m’avertir tout de même !) qu’ici les fonds marins plongent directement dans l’eau glaciale des abysses, que des courants remontent à la surface portant avec eux la rigueur de ces fonds. Ici, les gens viennent à la plage surtout pour deviser entre amis, bénéficier d’une éventuelle brise marine, pique-niquer puis ils regagnent la ville sans avoir pratiqué de bain, simplement avoir trempé les pieds dans le courant stimulant des vagues. Si je comprends bien, l’on se baigne peu et les plus courageux vont faire de la plongée du côté de ‘Cabo de Gata’, vêtus de combinaisons qui les protègent des assauts d’une mer gelée. En peu de temps je serai passé des Tropiques au Pôle, étrange Andalousie, terre des contrastes.

   Le jour suivant, Pedro libre de tout engagement, nous décidons, d’un commun accord, d’aller visiter ces fameux villages blancs qui sont l’une des plus belles signatures de ce sud de l’Espagne. Depuis longtemps déjà il me parle de ‘Blancos de la Sierra’ à la façon d’un mythe. Je sais les Andalous habiles à parler, à bonimenter avec d’infinis gestes des mains, à rajouter à la belle réalité l’éventail de leur inépuisable faconde. ‘Blancos de la Sierra’, comme si le nom de ce village venait tout droit du mystère des ‘Mille et Une Nuits’. Comme s’il n’était que l’étonnante résurgence d’une mythologie enfouie au plus profond de la mémoire. Nous quittons Almeria de bonne heure. La ville est déserte, témoin des festivités de la veille. Les Espagnols du Sud ont cette habitude de jeter à terre, mégots, serviettes en papier, mouchoirs, si bien que les rues paraissent décorées comme pour une jonchée de mariée. Je pense au ‘Ricon de Pepe’ qui, en cette heure native doit dormir, parcouru des odeurs musquées de Jamón Ibérico, de celles fermentées du Manchego, de celles boucanées des Calamares. Juste à évoquer ceci et c’est un vivant fragment d’Espagne qui se loge au creux du palais, demeurera longtemps telle une fragrance dans les archives du souvenir. Curieusement, il fait frais et nous avons laissé la capote de toile rabattue, il sera toujours temps de la déplier lorsque la température s’élèvera. Plus nous nous éloignons de la côte, plus le terrain devient accidenté, succession de rochers en encorbellement au-dessus d’étroites vallées, parfois on dirait des canyons envahis de nuit. Combien cette terre est belle ! Combien Pedro a de la chance de vivre ici, parmi cette nature généreuse, ces paysages sublimes parce que vrais, intacts, touchés par la main de l’homme juste ce qu’il faut pour lui donner ce caractère sauvage, indomptable sans doute. L’horizon qui s’ouvre devant nous est une rébellion contre la morne platitude des plaines sans âme. Tout ici est profondément sensuel, marqué au feu de la passion. Un peu comme si les collines de terre rouge, les rochers escarpés, les entailles des vallées étaient le reflet du rythme andalou tel qu’il se manifeste dans la culture ancestrale du flamenco : claquement vif des talons, robes à franges qui virevoltent, yeux des danseuses qui incendient les âmes des hommes et luisent étrangement dans le clair-obscur des tavernes.

   Nous approchons maintenant de ‘Blancos’. Nous traversons les damiers vert sombre des champs d’oliviers, le revers de leurs feuilles, plus clair, vibre au soleil, pareil aux ailes translucides des cigales. C’est une succession de collines que traverse la route sinueuse qui monte vers le village. L’air se défroisse et porte l’empreinte de la première chaleur qui est supportable car nous sommes en hauteur et une brise agréable vient nous apporter un peu de répit dans cet été caniculaire. Mais je crois que les Andalous ne connaissent pas le mot de ‘canicule’ auquel ils doivent substituer celui de ‘normal’ puisque tout mérite cet attribut, aussi bien le temps, que la beauté des paysages, que l’éclatante blancheur des villages entièrement badigeonnés à la chaux. Nous garons la voiture sur une petite place. Au centre, une fontaine coule avec son doux grésillement. Le ‘feu et la glace’, je pense. Là je comprends soudain l’infinie multiplication des patios, comme à Séville ou Grenade, ces enclaves de fraîcheur et de repos au sein des villes assiégées de chaleur. Je vois, en un éclair, comme en surimpression, ces genres de palais de briques aux fines colonnes de marbre qui soutiennent une galerie à arcades, je vois le feston des tuiles écrasé de chaleur, la réverbération à l’infini d’une nappe de clarté. Je vois un bassin d’eau claire, vert des reflets des massifs qui l’entourent. J’entends et sens le friselis de l’eau, l’égouttement continu d’un jet qui soutient le rythme lent, patient, de l’heure. Je crois même que je m’y prépare à une ablution symbolique, mes pieds trempant dans cette fontaine de jouvence. Mes joues en recevant la douce onction. Nous, les hommes, ne fonctionnons que sur des contrastes, sur des dialectiques. Ce n’est pas ce qui est présent que nous voulons. Ce que nous voulons c’est ce que dessine l’empreinte de l’absence : cette nourriture, cette femme, cette fraîcheur que nous élisons, pour un instant, comme nos indispensables compléments. Sans elles nous mourrons, avec elle nous assurons notre salut.

    ‘Blancos’ est un village étonnamment beau, autrement dit il se situe à cent lieues des images de cartes postales. Il est authentique et sa vérité est celle de notre regard qui le vise avec exactitude. Nul touriste ici. Pedro a bien pris soin de m’emmener dans cette contrée reculée où nul ne passe si ce ne sont les milans noirs qui balaient le ciel de leur incessant ballet ou bien les habitants, cordiaux, ouverts, ils ne connaissent nullement la fréquentation soutenue de la côte, ses cohortes de Visiteurs bruyants, ses chapelets curieux qui s’agglutinent devant les vitrines, font la queue devant le miracle consumériste des ‘Ventas’. S’il reste un lieu préservé, c’est bien ici, tout contre les rochers qui abritent les habitats troglodytes. Les maisons sont littéralement collées aux parois de pierre brune, elles en constituent des excroissances, des manières de bourgeonnements ou bien, au contraire, elles creusent leur voie en s’enfonçant dans les cavités naturelles, sinuent le long des boyaux qu’éclairent, le plus souvent des oculi, des puits de lumière. C’est un genre de féérie ordinaire, de suprême don de la nature. J’ai tant de peine à imaginer que ceci puisse exister, librement, tout comme l’air traverse le ciel sans se soucier de son cheminement, tout comme l’eau coule dans des acequias de pierre depuis les hauteurs de la Sierra Nevada pour rejoindre les champs de culture, loin dans la vallée, que moissonne une chaleur lourde, têtue, obstinée à brûler la terre des hommes.

   Les rues sont identiques à des voies escarpées, minces sentiers qui sinuent entre les falaises blanches des maisons. Les festons de leurs toits de tuiles claires se découpent sur les massifs sombres des rochers, sur le ciel bleu azur que commence à décolorer la montée rapide du jour. Nous croisons quelques habitants. Ils nous saluent joyeusement, nous adressent quelques mots en espagnol que, parfois, Pedro traduit pour moi si je n’en comprends pas immédiatement le sens. Il s’agit toujours de messages de bienvenue, de considérations sur le temps qu’il fait, de questions sur le lieu de notre provenance. Tout dans le calme d’une vie qui ne saurait se presser, il faut prendre le temps d’apprécier les choses, de les faire se déplier à la manière d’une secrète corne d’abondance. C’est ceci une culture, une âme, un corps liés à la pierre, au sol de terre, à la haute dérive du ciel, aux chants de la nature le soir, lorsque la lumière vire au mauve, que le vin sue dans des jarres, que les yeux se prennent d’amour, que les mains se serrent en signe d’amitié. Alors il n’y a rien d’autre à faire qu’à exister, à en écouter le bruit de fontaine au sein de son propre mystère. On se sent soudain rattaché à ce qui n’est pas soi mais le devient au rythme subtil des affinités.

   ‘Calle Cuevas de la Sombra’, sous une avancée de rochers, nous nous restaurons de quelques tapas arrosés d’un Vieux Xérès Fino à la robe couleur or pâle, aux fines saveurs d’amande. Je crois que Pedro veut parfaire ses dons de sommelier et multiplier les miens en tant qu’amateur. Longuement nous regardons le paysage. Un lac aux eaux vert turquoise s’étend en bas du village avec ses criques, ses ilots minuscules où tremblent des frondaisons légères, aériennes. Un quadrillage de champs cultivés, une palette de zones en camaïeu de jaunes subtils, paille, sable, safran, une à peine variation de la même teinte qui en réalise l’unité. Puis un massif dans les verts sombre, sans doute des chênes-lièges, puis, plus haut, des pics se détachent sur un ciel qui devient illisible, poncé par l’air de la haute altitude. Le voyage de retour, toile repliée sur le toit de la 2 CV, se fait dans la discrétion. Pedro et moi sommes encore trop envahis de ces images de beauté pour que nous consentions à quelque bavardage. Oui, les images de beauté, il faut les conserver longuement en soi comme on le ferait d’une eau précieuse, fossile, immergée depuis des millions d’années dans un pli secret de la terre. Il faut les laisser briller, ces images, doucement de leur propre lumière, leur permettre de se déployer, de faire leurs multiples efflorescences là où elles choisissent de les accomplir, là où elles décident de se révéler avec le naturel, l’harmonieux des choses rares.

   Nous avons regagné la ville aux dernières heures du jour. Déjà sur le ‘Paséo’, dans les rues attenantes, des groupes déambulent joyeusement, on dirait des adolescents en train de découvrir la vie, d’en déguster par avance les joies multiples, toujours reconduites lorsqu’on est jeune, que l’on sait que, pour soi encore, le soleil se lèvera un nombre illimité de fois. On dirait un monôme d’étudiants s’égaillant telle une volée de passereaux dès les examens terminés. L’Espagne est gaie, l’Espagne est festive mais il n’en faut nullement demeurer à cette première impression, l’Espagne est aussi tragique, elle qui livre le matador à la vindicte noire des taureaux, à la fureur écumante de ses naseaux, à la poussière maculée de sang de ses arènes. Les arènes ? Une moitié exposée à la lumière, une autre plongée dans l’ombre. La tristesse succédant à la joie, le principe de plaisir s’effaçant derrière celui de réalité. Toujours sous le rire pointe la douleur, l’excès de vivre mais aussi son envers. Mais, ce soir, en cet été qui rutile et incendie la meute des jours, tout semble gai, en une certaine manière dionysiaque. On se dispose aux agapes, on remise dans un coin secret, oublié de la mémoire, ses peines et ses soucis. On se vêt d’habits de lumière, on dissimule ceux du deuil dans des coffres que l’on sait inaccessibles, au moins le temps d’un rapide bonheur. Les filles sont vêtues de court, les garçons en beauté cintrés dans leurs chemises blanches, les vieux messieurs ont mis leurs belles toilettes, les vieilles dames sourient comme au temps béni de leur jeunesse. On se précipite aux terrasses des cafés, on festoie dans les tavernes où coule la douce ambroisie blonde, où crépitent les mets aux mille odeurs, aux mille saveurs.

   La suite de mon séjour Andalou consistera en cette série inoubliable de clignotements, d’atermoiements, de rencontres inattendues, de promenades sans but dans le long fleuve du ‘Paséo’ qui descend en pente douce vers la mer, vers ces ferries en partance pour ce bout d’Afrique qu’est Melilla. En une suite d’incursions sur la plage d’Aguadulce, un livre à la main, des lunettes de soleil et un parasol, en une suite de crépitements imaginaires où se mêleront, dans la fantaisie, les patios de Grenade baignés de fraîcheur ; La Giralda de Séville, la flamme blanche de son minaret s’élevant dans la toile bleue du ciel ; l’Hôtel de Ville de Cadix, cette sorte de temple blanc entouré des bouquets ébouriffés des palmiers. Une suite de mots de français scandés par les élèves studieux de l’Académie de Pedro, les éclats de rire de mon hôte, sa bonne humeur, sa spontanéité, son inévitable faconde poinçonnée de ‘si’, de ‘muy bien’, de ‘no’, à la façon d’une ponctuation rythmant la cadence existentielle de cette province ouverte à toutes les influences mais demeurant toujours en sa singularité, son originalité qui en est la marque essentielle. Ensuite, Pedro fera plusieurs séjours en France, me rejoignant à Paris, ‘Quai aux Fleurs’ et rayonnant, à partir de là, dans toutes les régions du pays. Hasards de la vie, caprices des rencontres et des cheminements personnels, je n’ai plus guère de contacts avec Pedro qu’épisodiques, téléphoniques. Le son de sa voix est demeuré le même, enjoué, enlevé, toujours ponctué de ‘si’ qui claquent comme des oriflammes au vent d’Andalousie. Ce soir, sur mon balcon, face aux quais de la Seine, aux promeneurs épars sur l’étrave de l’Île Saint-Louis, un verre de ‘Tio Pepe’ à la main, je trinquerai à la santé de Pedro, ‘si’, à celle de la merveilleuse Andalousie, ‘si’ !

 

  

 

 

  

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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