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10 juin 2020 3 10 /06 /juin /2020 09:30
En-deçà du Bien et du Mal.

Œuvre : André Maynet.

Savait-on au moins qui on voyait, qui était Celle qui nous visitait dans cette atmosphère si étrange qu’on eût cru être exilé de soi, ramené dans la touffeur d’avant notre naissance ou bien dans les corridors invisibles d’un outre-monde ? C’était comme une présence d’avant la présence, c’était l’absence venant dire son nom d’incertitude, dessiner l’empreinte d’une possible parution dans l’être. Cela faisait sa lumière de savon, sa consistance de bulle, sa perte dans l’obscur dont l’Innommée semblait provenir. Songe. Lueur. Clarté en fuite. Avancée existentielle pareille à l’imaginaire d’un enfant fou. Image éthérée dans la tête d’un philosophe. Icône plantée dans l’épiderme du sage. Intuition et l’écharde s’enfonce dans l’âme de l’artiste. Bourgeonnement des mots sur le front à peine advenu du poète. Cymbalisation de cigale sur la hanche de l’amante. Feu d’une gemme dans la veine assourdie de la terre. Dépliement du sentiment dans l’esprit romantique. Etincelle de la passion patientant dans l’azur. C’était ceci qui inclinait à se montrer et n’avait de réalité qu’à se retirer dans le luxe d’un mutisme.

Ce que les hommes voyaient habituellement, c’était ceci : des femmes de chair que la vie plaçait dans une vision immédiate, des femmes clouées à leur destin, des femmes-matière, des femmes-racines, des femmes-tubercules, enfin des concrétudes, des formes, des volumes, des couleurs, des respirations dont on pouvait suivre les traînées dans l’air. Des femmes qui écrivaient l’amour avec leurs doigts, le disaient avec leurs lèvres, le livraient avec leurs sexes rutilants et leurs ongles carmin, ceux-ci qui se cambraient sous la poussée du plaisir, brûlaient à l’aune du désir. Les femmes, autres que Celle qui nous occupe ici, on pouvait les dire ainsi : cette Attentive, assise sur le plateau couleur de ciel de son lit, regarde fixement par la baie vitrée comme si un événement allait se produire. Au loin sont des immeubles de brique rouge, des rangées de cheminées d’où ne sort nulle fumée. La lumière emplit la chambre, découpe sur un mur pareil au clair d’une falaise, un grand rectangle qui décolore l’ombre. La posture est cambrée, un caraco de teinte corail coule le long du corps, les bras sont réunis selon un ovale qui retient les jambes relevées en direction du bassin, la peau est claire que le jour blanchit alors que les épaules se perdent dans les plis d’une nuit proche. Cette Attentive est dans la vie, au bord de la survenue de quelque chose, fût-ce un fait infime, mais on s’attend que s’ouvre un langage, que jaillisse une action, que se produise ce que nous attendons toujours qui reçoit le nom de rencontre, péripétie, épopée, entaille du tragique, développement d’une intrigue. Nous sommes attente, nous sommes à l’origine d’une fable, nous en supputons la fin et peut-être la mise en jeu d’une morale.

D’une autre femme nous pouvons également décrire la posture de manière à l’insérer dans l’étoffe compacte du réel. Nous disons Liseuse, placée elle aussi dans l’intimité d’une chambre. Chaudes tonalités qui baignent les murs, font écho sur la chair heureuse de Celle qui médite sur sa lecture. Casque de cheveux si semblable à la robe de la châtaigne, épaules à la belle courbe, haut de la gorge s’échappant d’un corsage vermeil, plaine des cuisses inondée de lumière alors que les jambes disparaissent dans le clair-obscur qui habite le sol. Livre épais -sans doute un roman à moins qu’il ne s’agisse d’un volumineux essai -, les tranches de l’ouvrage pareilles à un talc ou bien une porcelaine ; couverture simplement devinée, foncée, aucun signe d’imprimerie visible, seulement halluciné par l’espace de l’imaginaire. Un meuble acajou apparaît que prolonge le vert-bouteille d’un fauteuil de salon, des rideaux blancs laissent passer une généreuse nappe de clarté. Ici aussi, comme pour Attentive, nous pouvons installer Liseuse dans le cadre d’une fiction, nous avons tout loisir de la faire sortir de sa pièce, de la suivre dans la rue, de remettre entre ses mains toutes les cartes de jeu dont elle fera usage de façon à exister dans le vraisemblable, à faire signe en tant qu’intelligible, perceptible, douée de multiples prédicats qui la définissent et la portent au-delà d’elle-même dans l’orbe des mouvements du monde.

En-deçà du Bien et du Mal.

Mais revenons à cette Etrange dont nous avons fait l’origine d’un questionnement et le centre d’une vision. Osons le dire, elle ne nous émeut ni ne nous dispose à l’accueillir dans la vasque de notre corps, dans la conque de nos mains comme nous le ferions de l’eau de la fontaine ou bien de la fleur des champs. Car Celle qui se dévoile dans une manière d’anonymat ne parvient pas jusqu’à nous. Elle est comme derrière une vitre opaque, comme si un gel, une glu la retenaient en arrière d’elle afin d’en préserver la haute pureté. Oui, la pureté. Si d’Attentive et de Liseuse nous pouvions dire quelque chose, débuter une histoire, créer un spectacle, d’Innommée nous ne pouvons rien dire pour la simple raison qu’elle n’est pas arrivée à nous, pas plus qu’elle ne parvient à elle-même. Elle est en réserve de la même façon que le bouton de rose est en attente de son dépliement, que la goutte d’eau s’impatiente des gouttes adjacentes afin que le nom de fontaine puisse lui être attribué. C’est rien de moins qu’admirable cette tenue sur le seuil du monde, en dehors de l’espace et du temps, dans l’aire libre des significations. Immense vacuité qui puise à même son absence de forme les linéaments qui la constitueront et la remettront à toutes les formes possibles et imaginables. Oui, il faut être dans le retrait et l’anonymat, ce que l’on nomme habituellement, en terme philosophique, condition de possibilité. Celle qui est là dans le grisé de l’image est, en effet, sa propre condition de possibilité, autrement dit à l’origine de l’arche ouverte de son déploiement. Elle est en-deçà du Bien et du Mal, ces deux polarités par lesquelles tout existant s’affirme de telle et telle manière dans le cheminement au monde qui est le sien. Si l’exister est une éthique, donc une posture vis-à-vis du Bien et du Mal, (et faisons la thèse qu’il en est ainsi), alors Celle qui vient à l’être n’a d’autre raison que de demeurer sur le bord des choses, là dans cette marge indéfinie qui l’empêche d’osciller, de choisir entre une action bonne ou bien une mauvaise et c’est l’essentielle raison pour laquelle elle nous fascine. La vertu est cette éminente qualité qui se maintient en suspens dans l’ouvert, seule manière de regarder adéquatement le Beau, le Bien, le Vrai. Ces absolus ont pour essentiel caractère de chuter dans le relatif dès que l’homme s’ingénie à les mettre en œuvre.

Voyons si l’image dit bien ceci. Qu’y voyons-nous ? Nous y apercevons cette attitude de réserve qui témoigne d’une si belle humilité qu’elle nous incline à penser les choses essentielles du genre de la rareté de l’art, de la droiture de la justice, de la vérité du réel dès qu’on les pense dans leurs fondements. Cette Innommée n’appelle ni le désir, ni l’idée du péché pas plus qu’elle ne s’inscrit dans le domaine de quelque projet. Tout comme l’être en son essence elle est infiniment libre d’aller où bon lui semble, y compris de ne pas prendre figure dans l’univers. En quelque manière elle est le monde qui nous contemple dans cette si étonnante attitude de la méditation. Elle ne paraît dans ce clair-obscur qu’à nous intimer l’ordre de nous poser la question : qu’en est-il de notre attitude en regard des choses essentielles ? Consentons-nous, au moins, à nous y arrêter un instant afin que de cette halte puisse naître un possible ressourcement. C’est le mérite d’une telle photographie que de nous acculer à notre propre condition, ce constant balancement de pendule, cette éternelle oscillation entre nature et culture, matière et esprit, absolu et relatif, passé et futur, ici et là-bas car nous n’avons site quelque part qu’à nous être suffisamment assurés en direction de notre être, lequel, toujours en fuite, demeure inconnaissable. Or nous voulons connaître, c'est-à-dire exister. C’est pourquoi nous avançons pareils à des aveugles, les mains tendues sur le vide, tâchant ici, de saisir Attentive, là de rendre Liseuse concrète alors que dans l’ombre Innommée nous attend comme notre ressource la plus constante. Une pure magie !

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9 juin 2020 2 09 /06 /juin /2020 08:18
Sous les flammes du ciel

                                                   Photographie : Blanc-Seing

 

 

***

 

                                                                         Le 30 Juillet 2018

                                                                                 

 

           Chère Solveig,

                   

   Je deviens négligeant en ces temps d’ardeur solaire. Cela fait si longtemps que je n’ai établi de lien avec ce beau pays du Nord qui est le tien. Je présume qu’en cet instant tu es du côté de la Laponie, peut-être vers Gällivare ou bien Luspebryggan, sur ces routes infiniment droites qui filent vers le Septentrion au milieu des épicéas et des pins, des lacs d’argent, des bouleaux blancs qui parsèment d’une façon clairsemée le paysage de la taïga. Sais-tu, pour le méridional que je suis, ce mot de taïga ne cesse de m’émerveiller. Peut-être une survivance de ces romans russes où il était un personnage à part entière avec ses racines qui plongent profondément dans l’imaginaire collectif de ce Grand Nord qui est, sans doute, une pure affabulation plus qu’une réalité. Mais c’est ainsi, il faut à l’âme humaine des tremplins où elle trouve à s’élancer, les pesanteurs terrestres sont parfois si contraignantes ! Nous avons des boulets attachés à nos basques dont nous voudrions nous libérer, cependant nous savons qu’ils participent à notre condition. Ne sommes-nous des aliénés en sursis, de grands enfants qui se haussent sur la pointe des pieds pour apercevoir un paysage dont, le plus souvent, ils n’embrasseront qu’une infime parcelle ? La totalité n’est nullement possession humaine, un vœu brûlant de ses propres insuffisances, un espoir brasillant dans les feux du crépuscule.

   Ici, dans mon beau pays du Causse, tout comme chez toi d’ailleurs, c’est le règne sans partage de la chaleur. Une chaleur dense, une étoffe serrée au plus près du corps et l’impression que ceci ne cessera jamais. A peine le jour bascule-t-il que la nuit prend la relève dans une identique confusion. Etuve si éloquent, si présent, que l’esprit défaille de tant d’énergie cumulée libérant sa puissance à même la peau, les murs, et la charpente craque d’être continuellement sollicitée. Le jour, encore, la clarté est là qui diffuse ses rayons, mais la nuit, acculée à sa touffeur, semble ne pouvoir se libérer de son étau. Souvent, lorsque j’écris, marquant quelque pause, l’oreille aux aguets, le chant ininterrompu des cigales parvient jusqu’à moi, pénètre les vagues d’une chair rendue indolente. Cette cymbalisation qui vibre tel l’archet du violon, voici qu’elle se met à parler en termes destinés à ma conscience. Oui, j’avoue, ceci est vraiment déconcertant. Mais tu connais ma tendance à dérouler quelque broderie autour du sujet qui m’occupe.

   Ce chant si semblable à un cri, voici que j’en fais une manière d’allégorie. Autrefois, ici, il n’y avait pas de cigales. Seulement en Provence. Leur migration doit bien vouloir signifier quelque chose pour la simple raison que tout signifie, parfois jusqu’à la douleur. Les incendies de massifs forestiers sont fréquents du côté du massif de l’Estérel, vers les Calanques ou la Plaine des Maures. Souvent, enfant, j’aimais me promener dans cette nature aux fragrances si accentuées : odeur de résine, de serpolet, des touffes de romarin. Il m’est arrivé d’y prélever d’innocentes tortues afin de les accoutumer au climat de chez moi. Mais que deviennent donc cigales, tortues, fauvettes et roitelets dès l’instant où le feu a détruit leur habitat ? Peut-être n’ont-elles d’autre choix que de migrer vers des territoires plus accueillants ? Assurément, les cigales du Causse sont provençales !

   Ce que je veux dire quand je parle d’allégorie, c’est que le chant entêtant des cigales vient nous rappeler à notre devoir d’homme. Il n’est simple mélodie pour âmes romantiques. Il n’est passe-temps de songe-creux. Vois-tu, pour moi, il sonne à la façon d’une étrange mélopée, il dit l’exode du peuple des insectes voulant se sauver des incendies qu’allument les Existants sans bien toujours s’en rendre compte. Oui, des Existants que nous sommes qui, voulant vivre leur destin jusqu’à l’excès, créent les conditions mêmes de leur propre disparition. Sans doute, un jour guère lointain, les cigales seront-elles boréales puis simples fantômes dans la mémoire sinistrée des Errants de la Terre.

   Les feux font rage chez toi, dans ce beau pays de Suède et la température au Cercle Polaire bat des records. Des pans entiers de tes belles forêts partent en flammes chaque jour qui passe. C’est l’âme de la taïga, c’est celle de ses habitants qui se dissipent en fumée ! Ces temps-ci on parle beaucoup de réchauffement climatique, de montée des eaux, d’inondations, de tsunamis, de canicule. La prise de conscience, nous dit-on, est une réalité. Certes, mais qu’est la prise de conscience dès l’instant où les comportements ne changent pas, où l’on continue à faire de la vie un continuel champ de bataille, une lutte contre la Nature. Une lutte contre nature. Là est le problème fondamental de l’humain en ce XXI° siècle qui rougeoie, dont les coutures craquent de toutes parts, où les digues cèdent qui nous submergent et menacent de nous noyer.

   Il faudrait, mais sans doute est-ce un vœu pieux, une véritable révolution des consciences, une métamorphose des conduites. Si l’Homme apprenait à devenir sage, corrélativement les difficultés s’estomperaient, les feux s’apaiseraient, les cigales pourraient repeupler les forêts de Provence. La question essentielle, Sol, c’est que nous nous contentons tous d’une morale à bon marché, de quelques préceptes faciles dont nous pensons qu’ils nous mettront à l’abri de toutes sortes de déconvenues. Mais combien ceci est insuffisant. C’est d’une éthique dont nous avons besoin, c’est d’une vérité dont nous devons nous saisir, individuellement, en responsabilité, avant que la communauté humaine estimant avec justesse les vrais enjeux ne modère ses désirs, ne réduise ses plaisirs. A l’évidence, sans convoquer l’état de nature cher à Rousseau, il devient nécessaire de revenir à un mode de vie plus simple, frugal, de redécouvrir les valeurs authentiques qui sont les fondements que, jamais, nous n’aurions dû congédier avec tant de légèreté. Mais je te sais en écho avec mes propres paroles.

   Voilà, pour aujourd’hui, la tonalité de mes méditations. Ce matin le temps est couvert. Un peu d’air respirable nous vient sans doute de l’Océan. Puisse-t-il visiter tes belles contrées ! Si, du côté de ta Laponie, tu entends la rengaine immuable des cigales, songe que c’est ta conscience qui est visée. Tout comme la mienne. Tout comme celle du Monde.

 

Mais peut-être aurons-nous un répit ? Rassure-moi, cela ne cymbalise pas encore du côté du Grand Nord ? J’attends de tes nouvelles. Avec impatience, comme toujours !

 

 

 

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8 juin 2020 1 08 /06 /juin /2020 10:16

 

    Noir et cuivre, voici les simples termes au gré desquels je vous désignais. Comment nommer quelqu’un que l’on ne connaît pas, qui n’est que fugitive présence, simple feuille morte s’imprimant sur le flou de la mémoire ? Comment nommer quelqu’un sans le fixer à demeure dans une vêture qui, peut-être, ne lui convient pas ? Plutôt que d’user du langage à votre égard, peut-être eût-il mieux valu que je vous aie définie dans le vague d’une image qui n’aurait reçu pour contours que des esquisses fuyantes, une nouvelle silhouette effaçant l’ancienne, la remisant en quelque inaccessible archive du passé ? Mais, du reste, connaît-on vraiment jamais quelqu’un ? N’apercevons-nous des autres que quelques traits, quelques lignes vite dissoutes dans les mailles serrées de l’espace ? Et puis le temps, ce genre de pierre ponce qui abrase tout ce qui se manifeste, le réduit à néant, si bien que, parfois, évoquant Hélène ou bien Béatrice, ce ne sont que fantômes dont nous parlons, ils sont si éthérés, si loin de nous, au-delà d’une invisible frontière.

   J’avais loué une maison basse à la façade enduite de blanc, semblable à toutes les autres maisons du Quartier de L'Albaicín à Grenade, cet étonnant quadrillage de rues étroites qui domine la ville depuis la colline qui, autrefois, portait la cité antique d’Elvira. Comme à mon habitude, j’avais disposé sur ma table de travail les feuilles éparses maculées de notes, à partir desquelles je traçais, petit à petit, les ébauches des articles en cours. L’automne était arrivé, encore cerné des lueurs blanches d’un soleil qui semblait décidé à briller avec intensité aussi longtemps qu’il le pourrait. Tous les matins, de bonne heure, avant même d’entreprendre mon travail d’écriture, habillé de vêtements légers, je descendais la Rue Nevada encore plongée dans l’ombre, gagnais la minuscule Place de la Cruz de Piedra, passais devant son calvaire blanc, faisant résonner mes sandales de corde sur les galets polis par la lumière, puis remontais en direction du Jardín de los Adarves, y faisais une longue halte parmi les candélabres des ifs chandelles et les massifs aux feuilles lustrées couleur de bronze. Dans ce Jardin, cette manière d’oasis égarée parmi le tumulte de la ville, il me plaisait de me réfugier à l’abri d’une tonnelle, sous les bouquets blancs de jasmin étoilé. J’y lisais des poèmes de Federico García Lorca, imprimés dans une édition rare, m’attardant sur celui intitulé ‘La femme adultère’, dont les premiers vers me plaisaient pour leur charge d’énigme :

 

‘Je la pris près de la rivière

Car je la croyais sans mari

Tandis qu'elle était adultère

Ce fut la Saint-Jacques la nuit’

 

   Je pensais à cet enlèvement d’une femme dont on ne connaît à peu près rien, dont on ne sait même si elle possède un mari, si elle a des enfants, si elle aime la culture des roses ou bien lui préfère la lecture, les promenades romantiques, la méditation, l’amour sous l’aiguillon du démon de midi. J’étais perdu dans le labyrinthe de mon imaginaire, si bien que les premiers jours de votre apparition glissaient telles les gouttes d’eau sur les plumes lustrées des cygnes. Ce ne fut guère que le troisième ou le quatrième jour que je vous aperçus, sans doute alerté par un comportement qui ne laissait d’être étonnant.

   Toujours vous vous installiez sur les marches de marbre blanc d’une gloriette (elle me faisait penser à celle du Temple d'Apollon dans le parc de Nymphenbourg, à Munich), peut-être étiez vous séduite par ce temple à l’antique, propice au repos et à la poésie, dont l’époque baroque raffola, en édifiant à l’envi dans les moindres parcs et jardins ? Certes, ce n’était nullement un grand mystère que d’affectionner ces fantaisies architecturales et tout ceci aurait pu s’effacer immédiatement de ma mémoire si votre conduite ne s’était traduite par cette vêture pour le moins étrange qui vous plaçait, immanquablement, hors d’un monde commun, à tout le moins dans un cercle si restreint que nul autre que vous ne pouvait prétendre y habiter. Mais il me faut consentir à vous décrire, au cas où un Lecteur égaré viendrait lire la prose du ‘Journal Intime’ dont je noircis les pages depuis au moins une éternité.

   Votre chevelure est une abondante pluie rousse qui cascade le long de votre visage, sa course prenant fin sur le marbre blanc (tout comme la gloriette, effectivement) de vos épaules. La face que vous tendez aux autres (à moins qu’il ne s’agisse que de se soustraire aux regards), est blême, je pourrais dire presque livide, sans doute en raison de cette peau fragile qui est propre aux roux et aux rousses. Vos yeux sont abondamment charbonneux et le contraste est frappant par rapport à votre teint si discret, si proche d’une absence, d’une neige. Vos lèvres sont violemment badigeonnées d’un grenat soutenu qui vire au mystère nocturne. Vos bras sont frêles, pareils à ces sarments de vigne qui, ici, se dessèchent sous l’ardeur solaire. Votre bras droit et votre main sont gantés d’un long feutre noir dont votre bras gauche est dépourvu, ce qui, bien évidemment, accentue le feu de mes questions vous concernant. Votre robe enfin, est un fourreau étroit en lamé, vraisemblablement tissé de fils d’argent, qui laisse vos genoux à découvert. De hauts escarpins cerise sont le point final de votre silhouette. Votre démarche, lorsque quittant les marches de la gloriette, vous décidez de vous lever, se donne à la manière d’un curieux déhanchement. Je ne sais si vous en maîtrisez le rythme, s’il est voulu à la façon d’une provocation, s’il est naturel, accentué, s’il a une quelconque signification en dehors du fait qu’il vous appartient et, de ce fait, ne saurait être que singulier.

   Mes Lecteurs habituels le savent, l’un de mes jeux favoris est de me placer ici où là, de préférence dans une zone d’ombre, à l’angle d’une rue, dans le recoin d’un Jardin Public, sous un porche, le long d’un quai de gare et de découvrir ces mystérieuses ‘Voyageuses de l’Impossible’ auxquelles j’essaie de prêter une existence hypothétique, de bâtir sans doute une sorte de légende, demeurant toujours à distance, m’immisçant dans le sillage invisible qu’elles tracent lors de leurs déplacements. Rares sont celles qui surprennent mon manège (ou bien je fais mine d’entrer dans un bureau de tabac pour y faire provision de cigarettes ou acheter un journal) reprenant ensuite ma ‘filature’ avec aisance, naturel, faisant mine d’être attiré par le chant des oiseaux, le passage d’une voiture ou plongé dans les nouvelles du jour. Si bien que ne se sachant nullement suivies, mes Muses (oui, elles m’inspirent et on les retrouve parfois dans les pages de mes romans), déambulent avec spontanéité, se croyant seules au monde alors qu’en réalité, elles ‘m’appartiennent’, l’espace d’une déambulation, l’intervalle d’un rêve. Lorsque, tournant le coin d’une rue, elles disparaissent soudain dans la bouche d’ombre d’un immeuble, elles sont quittes de toute dette, elles sont libres d’elles tout come je le suis de moi ou bien le croyant puisque la plupart se retrouvent dans mes notes intimes et visitent parfois mes nuits sans sommeil.

   Bien sûr et ce n’est qu’activité ludique, gratuite, je m’essaie au jeu des significations multiples, au jeu des hasards, au jeu imaginaire qui lance ses lianes volubiles dans toutes les directions de l’espace, dans toutes les mesures du temps. Donc, d’une manière irrépressible, dénuée de toute logique, vous revêtez les habits successifs d’une Fille de Joie lasse de ses nuits blanches, d’une Bourgeoise que son mari trop occupé délaisserait, errant aux hasards de l’heure dans ce square, cette salle de cinéma obscure, cette terrasse de café bourdonnante des mille et un bruits d’une jeunesse libre dont, en conscience, vous aimeriez rejoindre les rives ruisselantes et escarpées, tissées de beauté. Mais il est trop tard, vous le savez, feignez d’ignorer votre âge, montrant vos genoux désirants à qui veut bien les voir. Mais qui donc les voit, à part vous, à part votre irréfragable envie de demeurer de ce côté-ci de l’âge, de vous y agripper tant que vos mains en supportent l’épreuve, que vos bras ne lâchent prise. Oui, en vous, d’une manière pathétique, toute cette lutte pour demeurer celle que vous avez été autrefois, aujourd’hui une image tachée de points jaunes sur le filigrane antique de quelque photographie.

   Parfois, c’est un vivant tableau dont vous occupez le centre, à la manière d’un Modèle dont le peintre aurait fixé les inaltérables traits dans l’épaisseur de la toile. Alors je pense à ce portrait un brin triste, nostalgique, ‘Femme rousse ‘, tracé par Modigliani en 1918. Je pense à une possible affliction, à quelqu’un de cher dont vous auriez perdu la trace, à un deuil dont vous subiriez la douloureuse épreuve. Je ne sais, de la femme libre de ses mouvements, de celle vivant dans l’effroi, laquelle pourrait le mieux convenir à votre silhouette. Parfois vous n’êtes pas sans évoquer cette huile de 1929, ‘Portrait de Madeleine Grey à la rose’, cette sorte d’infinie douceur mélancolique qui semble désespérément chercher au tréfonds d’elle-même les motifs d’une incoercible langueur, baudelairienne sans doute, tissée du mal de vivre. D’autres fois encore, comme au travers d’une vitre enduite de buée, c’est ce doux pastel de Paul-César Helleu qui vous représente, mi-allongée sur un sofa beige, votre bras gauche soutenant votre tête poudrée d’un fin bonheur, dans la force de l’âge, simplement soucieuse de plaire, aux autres, ces hommes qui vous font la cour, de vous plaire à vous-même d’abord puisque vous êtes au centre de la fête, cette Reine disposant, devant elle, de tout un royaume.

   Oui, vous êtes cette galerie aux cent miroirs dans laquelle votre image fuit comme au travers d’un curieux dédale. Je cherche à vous y rejoindre, mais vous avez toujours une distance qui vous sauve de moi, comme si d’invisibles parois de verre d’un labyrinthe effaçaient votre présence à mesure de ma progression. Vous voyez combien vous êtes polyphonique, un concert de voix multiples parmi lesquelles il ne m’est guère possible d’identifier la vôtre. Je la crois cuivrée, chaude, dissimulée par un voile qui, la rendant mystérieuse, vous fait d’autant plus précieuse, désirable, hors d’atteinte comme le sont les hautes pensées pour qui n’a jamais pris la peine de chercher à comprendre les concepts, à saisir les fascinantes idées.

   Vous venez tout juste de quitter, en ce jour de brume et de premiers frissons, les marches circulaires de la gloriette. Vous levant, votre robe en lamé s’est défroissée avec un bruit qui m’évoque l’envol de pigeons tout contre la lame sourde de l’air. Vos escarpins cerise résonnent à chaque pas comme ils le feraient sur les dalles d’une cathédrale. Une brise légère s’est levée qui fait flotter votre crinière rousse, elle vous suit à la manière d’une longue flamme. J’imagine vox yeux verts, couleur d’émeraude, afin que vous coïncidiez avec quelque réalité. Vous arpentez avec attention les pavés de la Place de la Cruz de Piedra.

   Vous remontez la rue bordée de maisons basses, la Rue Nevada, celle que j’habite provisoirement. Du fourreau noir de votre unique gant, vous extrayez une clé. Au bout pend un colifichet, peut-être une image de vous dans un médaillon d’argent. Vous ralentissez, je vous suis à distance pour ne nullement être repéré. Vous vous arrêtez tout juste devant ma maison. Un moment, vous faites semblant de regarder autour de vous. Vous introduisez votre clé dans la serrure de la porte qui grince de manière familière. Votre rousseur a disparu, avalée par la tâche d’ombre. Vous êtes entrée dans MA maison, je ne peux en douter. Que me reste-il d’autre à faire que d’emboîter votre pas et, sûrement, de vous demander des comptes ? Je franchis le seuil, les paumes de mes mains légèrement moites. Personne dans l’étroit couloir. Personne dans la pièce qui me sert de bureau.

   J’entre dans ma chambre. Juste le rayon d’une demi-clarté. Les persiennes laissent passer le jour avec discrétion. Quelques lignes claires sur les tomettes de tuiles rouges. Votre robe en lamé luit faiblement, abandonnée sur l’unique fauteuil. Vos escarpins cerise brillent dans l’ombre à la manière d’un désir qui n’attendrait que d’être rallumé. Votre corps est un talc avec deux brûlants sémaphores : le rougeoiement de votre chevelure, la toison plus cendrée de votre mont de Vénus. Vous feignez de dormir comme après une harassante épreuve. Je vois la braise de vos aréoles bouger doucement au rythme de votre attente. Mais, qui êtes-vous donc, Vous l’Inconnue pour vous être introduite CHEZ MOI avec tant de désinvolture, de calme assurance ? Qui êtes-vous ? Le saurais-je bientôt ?

 

 

 

 

 

 

   

 

 

 

 

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8 juin 2020 1 08 /06 /juin /2020 09:39
Errance mauve du jour.

          Photographie : Patricia Weibel.

 

 

 

 

 

   On est comme disloqués.

 

   D’abord il y a la nuit. La nuit dense, d’encre, la nuit scellée à sa propre dérive. Nappe de suie étendue d’un bord à l’autre des consciences humaines. Chape de plomb et les poitrines sont des soufflets aux dépliements rauques. L’air est poisseux qui glace les membres, les enduit d’une pellicule translucide à peine visible. C’est tout juste si la pulpe du cœur gonfle sous la pression carmin. Tout juste si les membres demeurent attachés à la douve du corps. Sur les couches de toile on est comme disloqués, en chemin vers une possible diaspora avant que de rencontrer une réalité archipélagique incontournable, un éclatement de soi dans les mystérieuses travées du temps. Partout le mouvement syncopé des meutes d’eau et l’impression d’un déluge avec ses cataractes de gouttes, ses javelots d’ondes serrées qui percutent le cuir de la peau. On est traversés de traits, sillonné de points et la chair se hérisse dans le genre d’un papier semé de verre. Lente abrasion de l’esprit qui ne s’allume plus que par endroits, fanal perdu dans les brumes de l’inconscient.

 

   Constellations d’opium.

 

   Et le rêve, le rêve qui lacère la chair, élève ses cathédrales de brume, lance ses ponts de corde dans l’espace, déroule ses escaliers à double révolution, dresse ses pont-levis, livre ses anatomies cabossées, écartèle le désir, ouvre les vannes rubescentes de l’imaginaire. Oui, là, demeurer dans la faille onirique, boire toute l’ambroisie des étoiles et s’attacher aux constellations d’opium, se lier aux sorcelleries du peyotl, s’aliéner dans la libre ouverture des cosmogonies de sable et d’étain. Être métal en fusion, gorge bleue du pigeon, avenue du plaisir dans les catacombes étroites du doute, manducation verte de mante religieuse, métamorphose infinie et polychrome du caméléon aux ocelles d’émeraude et de gemme bleue. Oui, c’est cela que disent les hommes aux muscles tendus, les femmes aux gorges pléthoriques dans les encoignures grises du sommeil. C’est cela même qui délivrerait de la nasse de peau, ouvrant un monde flottant, illimité et l’on n’aurait plus besoin de se sustenter, plus besoin de demeurer dans la varlope désirante qui découpe en minces copeaux ce qui se donne à voir dans la mesure consternée du regard.

 

   Simple racine blanche.

 

   Être sans condition, être sans attaches, être souffle de vent dans la demeure lisse du ciel, simple racine blanche qui avance dans la vanité de l’humus, pluie d’arc-en-ciel au-dessus du dôme violet de l’océan aux eaux profondes. Être sans histoire, sans lien qui attache et soude aux forceps des événements, sans langage qui installerait le règne d’une fable, initierait le cheminement d’une biographie. Être sans chambre où copule la lumière blanche, aveuglante de la rencontre des amants. Passer au travers de soi, retourner sa peau, déplier sa calotte, en inventorier les viscères, en éprouver les sombres gluances, en saisir les gaines électriques, s’électrocuter à même la puissance de son propre ego, cet abîme sans fin où se précipite tout individu afin de se croire vivant. Se croire vivant, oui !

 

   Furie céleste.

 

   « Se croire vivant ». C’était ceci que proférait l’humain dans son vibrant désarroi. Il suffisait de pousser sa croisée sur l’entaille mauve du jour, de laisser les sclérotiques des yeux gonfler sous l’ardeur solaire. C’est à peine si l’on percevait quoi que ce soit des choses du monde abrasées par l’inconséquence de l’heure zénithale. L’immense boule blanche crachait son venin depuis les hautes sphères invisibles du ciel. Partout des lambeaux en proie à la fureur, partout des échardes de brûlante lumière, partout des flammes avec leurs éclats mortuaires. Oui la Mort était proche qui se disait selon la violente rhétorique de l’astre fou. La chaleur suintait, dégoulinait en longues tresses que les caniveaux de ciment régurgitaient avec peine. Les hauts candélabres de tôle se vrillaient et, parfois, mouraient dans une piteuse flaque de zinc. Les feuilles des arbres étaient de minces oriflammes desséchées, des perditions de carton qui attendaient leur dernière heure. Les voies ferrées étaient des nœuds d’acier violentés, enserrés dans les mors d’une puissance démente. Y avait-il au moins quelqu’un qui pût encore témoigner de l’existence, proférer une seule parole, émettre un signal perceptible par une intelligence extra-humaine ? Peut-être simplement par une diatomée qui, depuis son antre glauque, recevrait encore quelque message du monde. Y avait-il ?

 

   Dans l’attitude de la stupeur.

 

   Sur la passerelle de bitume que le jaune boulotte consciencieusement, Dernière Femme est là dans l’attitude de la stupeur, saisie par le glaive d’effroi qui la transperce à la manière d’un phallus dément. La dernière semence anthropologique vient d’expurger sa liqueur séminale d’or et de pollen dans la sidération du jour. Sur Terre, plus aucune profération qui dirait le parcours d’une vie, les diaprures de la passion, les surgissements obséquieux de la gloire. Enfin la justice établie. Enfin l’égalité assurée, un néant équivalent à un autre néant. La déraison exponentielle de l’homme a eu raison de son inconstance, de sa naïveté foncière, de la légèreté selon laquelle il se confie avec innocence à la certitude de son paraître.

   Dernière Femme est hagarde, plantée dans la rumeur solaire qui la frappe de nullité. Combien sont loin les jours passés avec leur ébruitement de source claire, leurs aubes diaphanes s’éveillant au bonheur de l’heure ! La corolle mauve du parapluie n’est plus désormais une parade suffisante afin qu’une vie ait lieu à l’abri des orages existentiels. Le visage, déjà, se dilue dans une illisibilité qui semble n’avoir aucune limite. L’ample robe noire, vestige symbolique du royaume nocturne se pare maintenant des couleurs d’un deuil immédiat. Le plus confondant qui se puisse imaginer, savoir le sien et après rien n’aura plus lieu que le silence éternel et les espaces infinis où se perdaient, autrefois, d’aventureux oiseaux. Les jambes claires sont l’ultime attache de chair - mais s’agit-il encore de cela, de chair dans cette irrémédiable perte du corps ? -, l’attache terminale avant le grand saut dans l’inconnu. Avec plus d’élan que n’en autorise le chanvre indien, avec plus de persistance que les éclairs de l’opium, plus de consistance que la puissance hallucinogène du LSD. Un éblouissement, une explosion de photons, une déflagration de magma et la conscience illuminée pour des millénaires avec des cortèges de pensées mauves, de souvenirs bigarrés, de rêves multicolores dans les limbes de l’être. Oui, nous voulons cette conflagration, ce feu d’artifice final, cette ouverture magistrale de la corne d’abondance qui nous fera passer d’un univers à un autre. Nous ne sommes dans l’errance mauve du jour qu’en attente de cela. Qu’en attente ! De cela !

 

 

 

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7 juin 2020 7 07 /06 /juin /2020 09:00
L'aile d'un papillon.

Photographie : Katia Chausheva.

Etait-ce seulement l'effleurement du jour qui m'attachait à vous, ce lacet noir que vous portiez au cou, cette aile de papillon qui faisait son tremblement sur la plaine claire de votre épaule ? Etait-ce la lumière, son poudroiement de cendre grise ? Etait-ce le doute dans lequel vous me laissiez de vous, comme sur le bord d'une lagune solitaire, le ciel faisant sa courbe d'infini ? Etait-ce donc cela l'air de Dubrovnik, une presque apparition, comme un étain sur le point de s'effacer ? J'étais arrivé la veille, dans la brume solaire de fin octobre, pensant trouver, dans la vieille ville de Raguse, la fraîcheur et, surtout, le calme auquel j'aspirais. Ma légendaire naïveté s'était rapidement teintée d'une amère déception, la foule était encore là qui faisait ses confluences dans les artères de la ville close. Comme un lent étouffement, une imperceptible reptation dont je ne ressortirais qu'avec de bien pénibles meurtrissures. Cette houle des curieux anonymes, leurs yeux globuleux comme ceux des pieuvres, leurs tentacules qui, partout, déployaient leur viscosité dans le lacis des ruelles, près des monuments d'antiques pierres, il fallait m'en distraire à jamais. J'étais rentré de bonne heure faire une retraite entre les cloisons fraîches de ma chambre, rideaux tirés sur le jour. Au travers de la percale, j'apercevais, comme dans une brume bienfaisante, les luisances assourdies de la mer, l'émergence d'une île coiffée de verdure, le balancement d'eucalyptus sous la brise du large. Distraitement, j'avais ouvert un livre, "Palomar", d'Italo Calvino, ouvrage que je tenais toujours à moins de deux coudées de ma conscience. J'aimais sa fraîcheur, sa spontanéité, la façon de vivre de Palomar et sa manière de voir le monde, avec la lucidité qui convient aux âmes simples, en même temps qu'elle participe à leur constant agacement.

"Monsieur Palomar, homme nerveux vivant dans un monde frénétique et congestionné, a tendance à réduire ses relations avec le monde extérieur et, pour se défendre de la neurasthénie générale, il cherche à contrôler le plus possible ses sensations."

Suivait la méditation de Monsieur Palomar au sujet d'une vague dont il essayait d'inventorier tous les mouvements, afin que cette patiente observation parvînt à renverser le temps, l'ordre du monde et à installer, dans son âme, la sérénité qu'il cherchait à y trouver. Mais ses persévérants efforts se soldaient, toujours, par un échec, résultant de la fausseté du raisonnement doublée d'une belle ingénuité. Le soir venu, alors que la brume de mer se levait et que l'air fraîchissait dans une belle teinte d'indigo, je gagnai la terrasse d'un restaurant donnant sur le vaste horizon. Des passants y déambulaient mais dans la juste mesure du crépuscule. La houle des touristes était devenue mer presque étale, en même temps que mes mœurs s'adoucissaient dans un genre de douce écume. Il ne me déplaisait pas de penser que Dubrovnik, par je ne sais quel miracle du temps, était redevenue l'antique Raguse, blottie dans l'enceinte de ses remparts, genre d'île hors du monde et de ses rumeurs. Les réverbères de la ville s'étaient allumés, faisant leurs halos verts et la nuit venait à pas comptés, laissant derrière elle les copeaux blancs du jour et leurs agitations étoilées. Quelques rares passants - dont je pensais qu'à cette heure tardive, ils s'intéresseraient plus au sens des choses qu'à leur simple réverbération -, déambulaient dans les ruelles de la cité déjà prises d'une encre profonde. "Plus on se rapprochait des abysses, plus on avait de chances d'échapper au tumulte du monde", formulais-je à mi-voix comme si, par distraction, j'avais endossé les habits de Monsieur Palomar.

Quelques égarés, entrés par la porte ouest, arrivaient sur les pavés de la place Paskova Milicevica, tout près de la fontaine d'Onofrio dont j'admirais les macarons sculptés dégorgeant une eau fraîche et limpide. C'était presque le silence et un air de religiosité, de recueillement, semblaient s'être posés sur l'antique citadelle, la reconduisant, peut-être, aux rives de sa fondation, bien en arrière du temps. Cette très ancienne fontaine - elle avait échappé au séisme de 1667 -, à défaut de m'intriguer, me comblait d'aise en raison de ses dimensions parfaites, de la régularité de ses seize faces, de l'équilibre que son dôme de briques complétait de sa tranquille puissance. Il y avait si peu de bruit et les vagues de la nuit déjà avançaient. J'avais terminé mon périple circulaire et m'apprêtais à quitter la place, lorsque dans la perspective de l'Église Saint Sauveur, s'inscrivit, dans son porche d'ombre, la pure beauté d'une vision qui, désormais m'habiterait longuement. C'est vous, l'Invisible, qui aviez investi le champ de mes yeux pour ne plus le quitter. Des Déambulants parmi les dalles claires, je crois que j'étais le seul à vous avoir aperçue, à moins que je n'aie été le témoin de quelque hallucination. Dans le dernier rayon de clarté qui, à cette heure, frappait le porche, vous apparaissiez la tête légèrement inclinée vers je ne sais quelle pensée secrète, vos cheveux en buisson cendré faisant leur tache légère. Votre cou était celui du cygne séduisant la belle Léda. Le haut de votre dos luisait à la manière du galet lissé de l'eau du songe. Votre bras, le bas de votre corps chutaient dans un genre de neige grise, éteinte, alors que, sur le dessus de votre omoplate un papillon d'encre s'était posé dont je croyais entendre le doux bruissement, voir la rapide vibration des ailes. C'était comme d'assister au miracle de la métamorphose, de surprendre sa dernière mue, son stade terminal d'imago et l'esprit s'embrumait déjà du brouillard dense de l'imaginaire. J'ai quitté l'aire de la fontaine dans un simple glissement. Ma translation dans l'espace était devenue si floconneuse que nul, sans doute, ne s'aperçut de mon déplacement, me retrouvant dans l'instant sur le parvis de l'église, puis dans le secret refermé de son narthex où je pensais vous rejoindre. Mais, à cette heure indécise où le chien se fondait dans le mystère et la sauvagerie du loup, il ne restait rien de votre apparition, sinon le rythme des prie-Dieu dans la pénombre de la nef, les effigies dorées du chœur, les vitraux presque éteints de l'abside.

C'était si étrange, d'approcher de si près la pure beauté, de tendre ses mains vers l'avant à la manière de l'aveugle qui tache de saisir la lumière cependant que ne demeurent entre ses doigts médusés que quelque filament de doute et la pluie du désarroi. On est là, démuni, nu au milieu du désert, on est pris de tremblement, on croise ses doigts dans la forme de la prière, on s'agenouille devant l'icône, on implore mais rien ne se passe que le vide et la solitude qui fait son sifflement de vipère. Puis, la tête basse, le dos courbé de chagrin, les poings serrés sur le vide, on sort du porche, on sort hors de soi, on maudit la mer à l'horizon, on injurie les sautes de vent, on frappe les pierres de ses mains calleuses, puis on disparaît, quelque part derrière les collines avec d'éternels regrets de ne s'être pas connu. Car c'est bien cela qui était au centre du jeu. Se connaître enfin, se posséder de l'intérieur, de l'extérieur, comme on le ferait d'une sublime jarre soumise au feu du regard. L'intérieur, Nous; l'extérieur, Vous qui êtes apparue pour nous dire la totalité, la complétude, l'achèvement de l'être dévoilant ses deux faces, l'entièreté de ses nervures. Le côté face au jour qui réverbère la pure lumière, Soi sous le regard de l'Autre, puis l'Autre sous le regard de Soi. Au croisement des mondes. Le mien qui ne vit qu'à l'aune de l'apparition de qui vous êtes, belle Disparue qui me prive de moi, qui m'offense de son retrait. C'est si brusque, cela fait si mal de se retrouver orphelin, là, sur la Place où ruisselle la rivière nocturne de la lune, dans l'esseulement de soi. C'est comme si, soudain, les étoiles s'absentaient du ciel, que les fleuves arrêtent leur cours, le sablier l'écoulement de ses paillettes de mica. C'est si douloureux dans la fuite du jour cette dissolution de l'exister, un simple papillon prenant son essor dans la nuit claire de l'angoisse ! Cela vrille l'ombilic, cela s'invagine jusque dans l'antre de la bouche, cela fait ses effusions dans la moindre cavité, cela colonise le sable des pensées, cela fait tarir la source des idées, cela résonne dans la gorge étroite, cela ligature la voix, cela se greffe sur les nodules usés de la parole, cela dissout le langage, cela vit de la vacuité du silence éternel. Cela s'arrête longuement dans la plaine que seul le vent parcourt de son haleine acide. Alors, on fait demi-tour, on rebrousse chemin, pris de l'agitation de qui ne sait plus qui il est, où demeure son espace, ce qu'est son temps. On est dans le plein de l'exister, dans le dense mais le non encore advenu, on est soi dans la désertion de sa propre essence, on est cette simple larve qui, jamais, ne trouvera le chemin de la chrysalide, la sublimation de l'imago, le surgissement sur la scène libre de l'être, on est unique perdition dans les fragments de soi, on est autiste plié sur son éternel noyau d'incomplétude, on est sans être vraiment, on est sur le seuil de quelque chose qui, constamment se cèle et nous dit son mot d'occlusion, le seul cantique par lequel, désormais, nous serons audibles et préhensibles si, d'aventure, une main se tendait, une lèvre s'ouvrait, un papillon consentait à venir se poser sur le bourgeonnement que nous sommes et que nous demeurons.

On rentre à l'hôtel, on replie son maroquin couleur de sang séché, on y dépose Palomar, ses utopies, ses secrets désirs, ses plans sur la comète, son Mont orienté vers les étoiles. Déjà, au travers des vitres teintées, Dubrovnik n'est plus qu'une cendre à l'horizon, une antique Raguse que sa fontaine irrigue des eaux claires du songe. Jamais on ne reviendra dans la ville close, là où les papillons disparaissent avant même d'avoir pu butiner le nectar qui faisait vibrer leurs désirantes antennes. Ici, la parole s'éteint qui demande le repos. Ici est le retrait qu'offenserait toute parole. La véritable beauté ne se révèle qu'à l'ombre de son propre miroir. Demeurons les yeux fermés. Là quelque chose arrive et nous attendons …

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6 juin 2020 6 06 /06 /juin /2020 08:05
La douce cruauté du monde

                    Œuvre : Dongni Hou

 

***

 

« Dans ce monde cruel, c’est courage

que d’avoir un cœur tendre, non faiblesse » - DH.

 

*

 

   Ce qui, dans un premier geste de la vision, nous questionne au plus près, c’est cet étrange rapport d’une douce Jeune Fille et du scorpion qui lui fait face, queue dressée en signe d’attaque plutôt que de défense. D’abord, une telle rencontre nous paraît hautement improbable au motif que les scorpions se font rares en nos latitudes, ensuite parce que nous comprenons bien qu’il s’agit simplement d’une image, ou plutôt d’une allégorie dissimulant en soi quelque règle de morale ou de conduite en direction des humains que nous sommes dont, constamment, il faut déciller une vue décidément trop basse. La plupart du temps nous nous comportons à la manière des autruches dont on nous dit qu’elles enfouissent leur tête dans le sable, même si la réalité contredit cette pure décision imaginaire. Mais supposons vraie cette assertion. Combien cette attitude de fuite devant les problèmes du monde reflète exactement la marche de l’humaine condition ! Et l’exclamation n’est nullement de trop. Nous avançons dans l’existence tels des enfants gâtés qui ne supporteraient aucune frustration, ne voudraient voir, dans Noël qui approche, que de somptueux cadeaux accrochés aux branches du sapin, dont ils seraient les uniques destinataires. « Uniques », oui, pour la simple et confondante raison que la mesure de nos egos est si prégnante que rien ne pourrait y résister, même pas les digues les plus puissantes que pourraient dresser à leur encontre, les autres volontés présentes.

   C’est ceci, nous vivons dans un registre d’autarcie si plénier que nous sommes, à nous seuls, des continents qui n’en admettent guère d’autres. Pour cette raison, nombreux sont ceux qui sont à la dérive. Uniques en nos genres respectifs, nous sapons continuellement les fondements de l’altérité, dût-on, pour ce faire, n’en nullement reconnaître l’effectivité. Faute d’accomplir un devoir de morale, nous nous contentons d’en diffuser la douce fragrance à qui voudra bien en humer l’incomparable odeur. Cette fluence se fait à notre insu, manière de diffusion de phéromones pour attirer le ou la partenaire à moindre coût. En quelque façon une générosité, une oblativité distribuées à l’économie, comme quelque chose que nous produirions en excès, peut-être un filin de soie déroulé par un organe excréteur. En saisira l’invisible rayon qui voudra.

   « Innocence » (le nom attribué à cette surprenante vision), est cette belle apparition qui semblerait sortir d’un conte pour enfants, avec plein de délicates fleurs tout autour et de gracieuses frondaisons qui s’écarteraient pour laisser le passage à l’allure parfaite d’une Princesse. La nappe de cheveux est fournie, subtilement colorée d’un blond vénitien. Le visage est de claire porcelaine, identique à celui des poupées ou des Marquises du Siècle des Lumières. Sa main est fine, fragile comme un sarment, mais combien douée d’une disposition à l’accueil, elle qui montre du bout de son index, dans un geste amical, la petite brindille noire courroucée qui se nomme « scorpion » et joue, ici, le rôle symbolique du Mal en sa plus constante érection.

   La robe est bouffante, enveloppante, teintée de sang et de pourpre. La robe est l’étendard des souffrances humaines, le miroir du sang des Révolutions, de celui des pogroms, de celui des enfants qui souffrent et des adultes qui ahanent sous une charge trop lourde pour eux. En son temps, Franz Fanon les nommait « Les Damnés de la Terre ». Oui, ils sont là dans la sanguine, le vermillon, qui s’exaspèrent et rappellent au devoir de mémoire. Faut-il, encore une fois, énoncer ceci : l’homme est amnésique qui n’apprend rien. Ni de la petite histoire, la sienne, ni de la Grande puisque les mêmes erreurs sont toujours réitérées qui conduisent aux désordres irréversibles du monde. Voyez les atteintes léthales faites au climat. Voyez les guerres qui fleurissent ici et là. Voyez le dogmatisme et le fanatisme  politiques, religieux, ils déciment des populations entières et les réduisent à leur merci.

   Oui, cette robe n’est pas simplement une vêture ordinaire, une cosmétique pour dissimuler ou mettre en valeur une plastique humaine. Ne serait-elle que ceci et alors elle ne toucherait nullement sa cible. L’art n’a pas pour fonction première de dresser la stèle du beau devant laquelle des milliers de fidèles se prosterneraient. Non, l’art a aussi et surtout, notamment sous les régimes où la liberté est spoliée, la mission d’ouvrir les consciences, d’instiller en leur sein les questions fondamentales qui doivent percer la sphère anthropologique (l’ego en sa plénitude), l’amener à une vue authentique des choses afin qu’aveuglée par sa propre marche en avant elle ne pratique, lors de chaque saison qui passe, son propre génocide. Cette robe en son écarlate amplitude est une bannière, un cri, un appel à la révolte. On en conviendra, le message est feutré, subliminal en quelque sorte mais il n’en possède que plus de force.

   Certes, Innocence se tient à distance du Mal qui se dresse et la menace. Mais elle n’en tire aucune conduite qui ressemblerait au miroir inversé d’une violence qu’elle destinerait à son vis-à-vis. Bien à l’opposé, son attitude est de douce compréhension et de disposition manifeste à une possible hospitalité. « C’est courage que d’avoir un cœur tendre », nous dit l’Artiste sur le ton d’un humanisme voué à la compréhension de l’altérité. L’image est hautement dialectique qui met en rapport la guerre et la paix, l’affrontement et le partage, la violence et la douceur. Innocence est le contre-type de la factualité humaine originaire, laquelle s’annonce depuis toujours sous les traits de la faute, du péché et de l’idée de pénitence qui lui est associée. Dès le départ les dés sont pipés, l’homme frustré et il n’aura pas de trop de sa vie entière pour réparer le destin dont, en tout état de cause et ceci depuis sa plus tendre enfance, il estimait qu’il lui était redevable des plus précieuses faveurs qui se puissent imaginer. Ainsi, sur cette source fondamentalement négative, tarie en son principe, se bâtit le Principe de l’Ego qui se décline selon les beaux mots « d’égoïsme », « d’égocentrisme », « d’égotisme », auxquels on pourrait adjoindre au titre de quelque néologisme, ceux « d’egophile », « d’egomaniaque », « d’egolatre », et ainsi de suite jusqu’à extinction du lexique.

   Car le problème ne saurait résider en quelque fatalité historique qui déterminerait les hommes jusqu’en leurs actes les plus quotidiens. Il est simplement question du Sujet en sa plus exacte particularité, du Sujet en ses actes déterminés par sa propre volonté. Il n’existe pas d’eschatologie universelle qui porterait en elle les modes selon lesquels l’humanité progresse et s’illustre au cours des civilisations. Non, c’est en l’individu lui-même que se trouve le foyer de toute explication, c’est dans la posture qu’il a face à sa conscience, c'est-à-dire que tout est principiellement question d’éthique et rien que ceci. Cessons de nous dissimuler derrière le paravent de nos inconséquences. Cessons d’affirmer que tout vient de l’autre, de l’ami, du voisin, des institutions, de l’état. Non, tout vient de nous au regard de la pollution, du climat, des luttes fratricides, des mises à l’écart, des discriminations, des exclusions, des ostracismes. C’est au sein même de notre conscience que doit se passer le colloque nécessaire avec notre libre arbitre. En ce XXI° siècle, comme en bien d’autres, mais le mouvement s’amplifie, le régime de la subjectivité gomme tous les autres, si bien que la Vérité, bien plutôt que d’être universelle, son état naturel, est devenue affaire d’individus, de singularités aveuglées par de fallacieux raisonnements. Voyez l’irrationnel qui se diffuse exponentiellement dans la galaxie protéiforme et labyrinthique des nouveaux médias. Ceci est plus qu’affligeant. Il y va, en quelque sorte, de l’essence de l’homme et de ses missions les plus hautes, affectives, culturelles, intellectuelles.

   Bien évidemment telle lecture d’image peut entraîner des significations aussi multiples qu’opposées. Face à une œuvre il ne saurait y avoir une quelconque prémisse interprétative qui jouerait au détriment des autres. Face à cette toile de Dongni Hou, on peut se satisfaire de son contenu immédiatement esthétique et ne percevoir qu’un genre de fable telle celle du Petit Chaperon Rouge rencontrant le loup. Certes, mais limiter l’image à cette posture d’Epinal ne saurait suffire. A preuve la belle citation de l’artiste qui se donnera en conclusion de ce rapide article : « Dans ce monde cruel, c’est courage que d’avoir un cœur tendre, non faiblesse ».

   Ne serait-ce pas, aujourd’hui, l’exact inverse qui constituerait la trame même du réel ? Mais poser la question ne saurait la résoudre. Sans doute une longue méditation à ce sujet est-elle nécessaire. Suivie d’actes concrets, il va de soi. Tout est là qui attend ! « La douce cruauté du monde » est à nos portes. Mais attention, sous tout énoncé oxymorique, tel le visage à double face du Janus de la mythologie, dorment toujours deux significations contraires, l’une n’étant jamais exclusive de l’autre.

  

 

 

 

 

 

 

 

 

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5 juin 2020 5 05 /06 /juin /2020 08:20

J’étais venu en voyage en Irlande afin de voir ce qui, depuis longtemps, hantait mes rêves. Ces paysages teintés de gris, ces landes couchées sous le vent, ces étendues d’eau à l’infini, leur beau miroitement sous l’appui du ciel, ces grèves de galets sur lesquelles ricoche la lumière. Un genre de symphonie s’étendant jusqu’à l’origine des choses. Peut-être y percevait-on l’aube du monde, son initiale clarté ? Toujours j’avais été fasciné par ces paysages matinaux, sereins, modestes, qui, le plus souvent se donnaient dans une biblique blancheur. Je ne sais, il y avait comme un air sacré qui entourait, nimbait les collines, leur conférait une noble douceur en même temps qu’un genre de sévérité, de belle tenue. Rien ne pouvait altérer cette sensation de pure beauté. Ici, il fallait le souffle régulier du Noroît, les murs de pierres sèches à l’infini, les moutons à la laine hirsute, à la tête noire, on devinait à peine la prunelle brune de leurs yeux. Il fallait la touche à peine affirmée des nuages, plutôt une trainée de poudre au plus haut de la vision, un ciel lactescent, des monts au loin, presque invisibles, sur lesquels se détachait la silhouette décharnée d’une ligne d’arbres. Il fallait les touffes d’herbe rase, des affleurements de roches que l’air ponçait continûment.

   Ici, il fallait être en harmonie avec cette sauvage nature. Elle ne pouvait tolérer quelque écart que ce soit. En quelque manière il fallait être soi et en même temps cette Fillette au visage taché de son qui interrogeait le Passant, être ce calvaire où était cloué le Christ, un oiseau planait longuement au-dessus de la croix, décrivant de larges cercles. Être cet arbre mutilé, plié par la force du vent, il semblait dire le tragique de toute condition lorsqu’elle rejoint la mutité de la pierre, son harassante lourdeur. Être ces dalles quadrillées, trouées en maints endroits, elles rampent jusqu’au rivage d’un lac aux belles teintes d’argent. Il m’arrivait parfois, à la lueur d’un crépuscule de plomb, d’entrer dans un pub, d’y boire une Guinness, noire, chocolatée, à l’écume abondante, une amertume que voilait une grande douceur. Sans doute la pensais-je le simple reflet des personnages d’ici, des taciturnes, des mélancoliques oubliant leur peine parmi les nuages de tabac, les complaintes de l’accordéon, les plaintes du violon. Mais des hommes au grand cœur, à l’inentamable amitié. Ici l’on est contraint à la solidarité, sinon l’on meurt. Seul face à soi, l’on ne saurait relever le défi permanent de ce pays rude, austère qui met les nerfs et les cœurs à rude épreuve. Non, décidemment, je n’étais nullement de cette race de Vikings que rien n’effrayait, ni les travaux des champs, ni la consommation d’alcool, ni la lutte corps à corps si l’occasion d’une confrontation leur était offerte. Néanmoins je me sentais en confiance même si certaines mines rétives paraissaient m’examiner longuement avant d’entamer quelque relation.

   J’étais venu en voyage et étais resté une année pleine, louant une modeste bergerie au toit de chaume, aux murs de moellons blanchis à la chaux, à la porte étroite, aux croisées de modeste dimension. Ici il faut faire face à la violence des éléments, leur offrir le moins de prise possible. En réalité, je m’étais alloué une sorte d’année sabbatique. Je continuais à travailler à mes manuscrits, j’envoyais des articles régulièrement à mon Journal, j’en profitais pour relire ces magnifiques écrivains Irlandais, Joyce d’abord et ses ‘Gens de Dublin’, qu’il dépeint avec ironie et lucidité, sans complaisance aucune ; puis Beckett et ses fameux Vladimir et Estragon, les vagabonds de ‘En attendant Godot’, les deux paumés du Théâtre de l’Absurde. Rien ne m’était plus agréable alors que de parcourir ces livres, pipe bourrée d’un Amsterdamer à l’odeur de miel, âtre rougi par le feu des bûches. Parfois des rafales rabattaient les flammes et une senteur de bois vert envahissait la pièce. Je crois bien que tout ceci faisait partie d’une mince dramaturgie que j’avais bâtie tout autour de moi, non pour me protéger du climat rigoureux, mais pour m’abriter de moi-même et éviter que mes pensées n’errent sans fin.

   A l’exception du cabinet de toilettes qui était muni de cloisons, mon logis consistait en une seule pièce de dimensions modestes. En fait, je retrouvais à ma manière, laquelle était  poinçonnée d’urbanité, la vie rustique des bergers. Tout autour, la lande avec ses murets de pierres délimitant les parcelles, des cairns dressés ici ou là on ne sait par qui et pour quoi, une grève de galets, un genre de petite baie où venait battre l’eau de la mer. La maison la plus proche était située dans un hameau, à environ un bon kilomètre. Je ne voyais guère âme qui vive et il me fallait rejoindre Kilmurry pour y acheter mes provisions. Bien moins qu’un village il s’agissait d’une accumulation de granges et de bâtiments gris que traversait un chemin de poussière plutôt qu’une rue. Cependant j’y trouvais le nécessaire, y compris le pub que je visitais de temps à autre de façon à y faire des rencontres autour d’une ‘Murphy's’ ou d’une ‘Kilkenny’, ces bières au grand caractère qui revigorent et, parfois leur alcool semblerait dissiper les brumes qui, ici, sont tenaces.

   Finalement, après les quelques hésitations au début de mon installation - ici les tempéraments sont rudes, bien trempés, le climat rigoureux -, je m’étais accoutumé à ce genre de ‘ballade irlandaise’, j’y trouvais même des motifs de réjouissance au regard de cette manière de ‘solitude habitée’, l’oxymore disait, à lui seul, la joie et l’infinie tristesse attachées à ces nordiques contrées. C’est un genre de sentiment ineffable qui emplit le cœur et le déborderait presque et je crois bien que l’âpreté du climat y est pour quelque chose. C’est ainsi, souvent le plus grand bonheur est éprouvé, non aux contours de quelque joie mais, à l’opposé, à la rencontre d’une langueur, d’une tristesse qui, bien souvent, sont les attributs les plus vifs de ces zones interlopes des banlieues des grandes villes ou bien des campagnes lorsqu’elles paraissent vides et blanches, seulement traversées de lignes de cairns, de meutes de pierres usées, de lacs à la teinte de plomb, d’oiseaux noirs perdus en plein ciel. Alors, même si le vague à l’âme n’est nullement votre inclination naturelle, même si vous êtes constamment habité d’une belle ardeur, loin que votre cœur fonde comme neige au soleil, il battra la chamade en quelque sorte, peut-être à bas bruit, mais vous en serez alerté à l’aune de quelque signe discret, peut-être un battement de cil, peut-être une larme suspendue brillant tel le diamant dans l’air tendu comme une lame.

   Alors, comment connaître un sentiment plus plein que celui qui vous saisit, le soir au coin du feu, alors qu’un vent acide souffle, rugit parfois dans la cheminée, que la brume glace le toit de chaume, que vous imaginez, tout là-haut, dans un ciel blanchi de neige, les cercles noirs d’oiseaux perdus dans un lac translucide, leurs cris étouffés par les volutes d’air ? Ils vous arrivent telles des plaintes, telles des paroles serrées en pleine gorge, des cris qui disent l’infinie beauté de ces terres hauturières que ne connaissent que les poètes et les ‘peigneurs de comètes’. Alors, près de la cheminée, un ballet de flammes s’y anime, des braises y crépitent, quel bonheur, quelle ivresse de se sentir là, dans ce pays de pierres et de vent, visité par l’immuable douceur des choses. C’est comme un ventre souple et maternel, la caresse d’une main d’enfant sur la plaine du visage, la visitation d’un ange dans de fuligineuses ténèbres. On est là, plié autour de soi, immergé en soi, comme s’il n’y avait au monde de plus sûr refuge. L’âtre est la Mère, le feu le Père. On est le Fils qui vit, là, en confiance, si près d’une origine des choses. Tout le temps que durera la flamme, tout le temps du crépitement des braises, l’on sera un genre d’éternité, de temps immarcescible, de luxueuse parenthèse dans l’espace illisible, inaltérable du cosmos. On n’aura besoin de rien d’autre que de la flamme, du rougeoiement de l’âtre, du grésillent du feu.

   Ce sera comme de connaître un inextinguible sentiment de temps infini, d’espace dilaté, d’emplir ses yeux du foisonnement inouï des étoiles, de s’inscrire dans le sillage d’or des comètes. Oui, ce sera comme un chant lyrique, des voix cuivrées qui résonneront dans le cercle attentif des oreilles, de longs frissons courant sur la face de la peau. Tant et si bien que l’on évitera de bouger, de différer de soi, que l’on s’appliquera à demeurer en l’enceinte plénière de la chair multipliée par les lointains échos du monde. Un genre de caisse de résonance taillée à sa propre mesure. Un genre d’amande soudée au plus près de soi. Une semence enfouie superbement au centre de la glaise. Une feuille dans son bourgeon avant qu’elle ne se déplie. Un cristal de neige abrité au creux du froid. Une goutte de pluie en suspens au-dessus de la plaine des hommes.

   Oui, connaître un pays est ceci. S’y orienter depuis son pli le plus intime, le découvrir comme l’enfant le fait de sa pochette-surprise : les mains tremblent d’impatience, les yeux sont de cristal, la parole suspendue, en attente du jour, l’air magique qui se tend et attend. Quel immédiat bonheur alors que celui de la palpation qui hésite, tâche de deviner, progresse plus avant en direction de ce qui, encore, brille du secret longtemps contenu, du désir bridé qui ne saurait tarder à s’épanouir, à faire ses voltes, ses entrechats, ses sauts de carpe, ses divins saltos. Oui l’impatience est belle à voir lorsqu’elle s’anime d’une félicité anticipatrice. L’enfant se retient comme sur le bord d’un ravissement. Je me retiens aussi, l’adulte que je suis devenu, là tout au bord d’une désocclusion sublime des choses. Je suis soudain au passé, l’instant d’un rapide flamboiement, le petit garçon que j’étais il y a bien longtemps, celui-là même qui s’impatientait près de la crèche, sous le sapin où brillaient les mille feux du bonheur, la présence des parents aimés, leurs offrandes qui, bientôt, ne tarderaient à livrer leurs mystères. C’est cette même joie diffuse, belle, totale, que je ressens ici en cette terre d’Irlande, la même que celle de l’enfance qui, maintenant me rejoint, fait ses mille enchantements, ses pliures d’écume.

   Le feu, dans la cheminée se réduit, maintenant, à quelques tisons qui rougeoient. Le noroît s’est calmé. Il rugit encore parfois, traverse les brins de chaume, fait trembler la vieille charpente, on la dirait transie, repliée sur elle-même afin de rassembler ce qui lui reste de chaleur, du plus loin de sa longue mémoire. Je bourre une dernière pipe. Le fourneau est chaud, culotté, des senteurs d’Amsterdamer hantent encore ses parois. Les vrilles du tabac s’enroulent autour de mes doigts. J’en sens la belle consistance souple, mielleuse, disposée comme sait l’être une chose depuis le socle de son innocence. Du tisonnier, je saisis un brandon qui rougeoie faiblement, l’approche du tabac qui se déplie, s’enflamme, une fumée grise monte lentement vers les solives durcies de feux successifs qui les ont habitées depuis des générations et des générations.

   J’ai versé un peu de bière dans une chope irlandaise au verre épais, sur ses facettes brille la lumière du plafonnier. La mousse est odorante, généreuse qui fait deux traits d’écume sur le bord des lèvres. Je trinque en solitaire à cette terre celte qui m’attache paradoxalement à elle comme si j’était un natif d’ici, un descendant d’un lointain Viking qui voudrait rejoindre le lieu ancien de sa migration. C’est un peu comme si l’Irlande entière coulait dans mes veines, irriguait mon sang. En quelque endroit du corps, un fragment de roches millénaires, des étendues d’eau grise où se reflètent les nuages, ces montagnes noires qui plongent dans des lacs d’argent. Quelque part dans la tête, ces chemins qui serpentent et se perdent dans la lande, la géométrie régulière des briques de tourbe, les visages de ces hommes si appliqués à jouer de la flûte, à frapper le tambourin, à gratter les cordes de la harpe, à tirer sur le fourneau de leurs pipes recourbées. Quelque part, dans le souvenir, quelques vers du Poète William Butler Yeats. Ils disent, dans la simplicité, l’invitation à être au plus près de la terre, au plus près de l’eau infinie, de la tourbe séculaire, être soi, cet enfant qu’une fée accompagne afin que ses yeux désertés de larme puissent contempler la beauté éternelle du monde :

 

‘Viens, enfant des hommes, viens!

Vers le lac et vers la lande

En tenant la main d'une fée,

Car il y a plus de larmes au monde

Que tu ne peux le comprendre’

 

   Voici l’Irlande telle qu’en elle-même. Ma maison y est encore, dans le lointain du temps, dans le lointain de l’espace. Puissent les choses demeurer. Il y a tant à savoir du monde !

 

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5 juin 2020 5 05 /06 /juin /2020 07:09
Grain de beauté.

Grain de beauté.

Tempera acrylique sur toile.

28.03.17.

Œuvre : Dongni Hou.

 

 

 

 

« A, noir corset velu des mouches éclatantes

Qui bombinent autour des puanteurs cruelles… »

 

(Extrait du sonnet « Voyelles »

D’Arthur Rimbaud).

 

 

 

 

   Mouche et corruption.

 

   Il faut commencer par ces zones obscures où se réfugient et l’immonde et l’inconcevable, à savoir les faubourgs que hantent les odeurs délétères de la corruption. Toujours est tenté d’adosser sa poésie à l’abîme. Seule voie d’accès à la beauté. Alors combien nous paraît paradoxale cette aventure qui pourrait bien être sans lendemain. Mais jamais beauté ne se décrète d’un simple geste de la conscience comme s’il s’agissait de dire la transparence de l’air, la teinte du ciel et nous aurions devant nous l’esthétique en son paraître. Autrement dit une image impérissable d’un bonheur immédiatement atteint. Tout est plus complexe.

   Evoquer la rose ne suffit pas. Ronsard le sait bien qui, sous l’apparat, montre le funeste dessein à l’œuvre :

« Las ! voyez comme en peu d'espace,

Mignonne, elle a dessus la place

Las ! las ses beautez laissé cheoir ! »

 

   Sous la « robe de pourpre » sommeille le ternissement, s’ouvre la gueule du Néant avec son haleine acide. Choir, telle est l’essence du vivant qui le cède toujours aux assauts du temps. Combien les deux vers de Rimbaud enfoncent dans l’âme leur cruelle lucidité ! La mouche est le vecteur de cette dissolution et peu s’en faudrait qu’elle n’en devienne l’origine et la fin comme si son « corset velu » était l’emblème même de la mort agissante. Puisque, en réalité, il ne s’agit que de cela. La mort que l’art a pour tâche de soustraire à notre vue en lui substituant la lumière infrangible de ses œuvres. Du moins cette résistance à la brisure définitive de l’être nous en fait-elle le don le temps d’un regard, d’une émotion, d’une pensée.

   Tout essai de profération, se montrât-il sous les espèces du beau poème, de la peinture fascinante, de la musique harmonieuse, s’affilie nécessairement à un principe dialectique. Le beau n’est que l’envers d’un mal à l’œuvre qui transparaît, ici ou là, sous l’écaille d’un glacis, dans l’intervalle entre deux notes, dans la césure qui, un instant, immobilise le vers et le tient en suspens à la façon de l’épée de Damoclès.

   De Rimbaud à Baudelaire, d’identiques « fleurs du mal » traversent la langue et la font être ce qu’elle est : cette tragédie oubliant pour un temps ses racines, offrant au lecteur un bouquet éclatant. En attendant…La beauté est universellement cette douleur qui a revêtu son masque de carnaval, endossé ses vêtures dorées, chaussé ses escarpins vernis. Alors on fait semblant, on feint d’être Celui, Celle qu’on n’est pas, on se joue la comédie. Mais lorsque la fête est finie, que le déguisement est tombé, que la poudre de riz a été lavée, ne demeurent plus que le revers des choses et les visages sont empreints de cette mélancolie qui est le prix à payer. En soi la beauté est scandaleuse, sans doute immorale, douée d’intentions maléfiques puisque, sous ses pétales, fleurissent les épines par lesquelles elle se révèlera en tant qu’incontournable destin. L’émotion esthétique devant le frêle et délicat bouton de rose n’est que la nécessaire biffure d’une anticipation qui serait l’image même de l’affliction.

 

   Métamorphose de la mouche.

 

   Donc cette mouche mortifère ne prospérant qu’à l’aune de ses basses œuvres, que devient-elle dans la peinture de Dongni Hou ? Logiquement nous devrions éprouver quelque effroi à sa seule vision. Or nous sentons bien qu’il n’en est rien. Ni la rose fanée de Ronsard, ni les puanteurs cruelles exhalées par la lettre A, dont un devine qu’elle évoque par son triangle la forme du ténébreux insecte, ne sauraient nous plonger dans quelque bouleversement. Cette mouche est d’une autre nature. Son rapport à l’art n’est nullement médiatisé par un mal nécessaire dont nous devrions nous enquérir avant que d’en goûter la chair exquise. C’est à une prise de possession sans délai de son être qu’il nous est suggéré de procéder. Non seulement ce diptère nous apparaît dans toute son innocence, mais c’est d’une grâce dont il s’agit, de quelque chose de précieux dont notre jugement doit être saisi. Bien plutôt que d’un possible deuil, c’est une réassurance qui nous visite, une simple et heureuse distinction qui nous effleure dans la délicatesse. A la vérité nous ne savons pas à quoi tient ce genre de fascination. Car, dès que notre regard l’a rencontrée, cette mouche devient indispensable tout comme l’air à la respiration. Seulement l’ôter d’un trait de l’esprit reviendrait à occulter le lexique de l’œuvre. Entre elle et l’Enfant qui lui offre le site de sa joue, il y a convergence, affinité, l’une devenant l’écho de l’autre. Comme si, de toute éternité, la rencontre s’était disposée de telle manière que sa réalisation devînt irrémédiable. Nécessité d’une présence en amenant une autre. Jeu de miroir dans lequel chacun s’agrandit d’une différence qui devient non seulement invisible mais trace le subtil chemin d’une harmonie. Elle est là à la manière d’une évidence et seul un étourdi se hasarderait à tracer une autre réalité que celle qui s’offre à notre curiosité.

 

   Les chemins de la métamorphose.

 

   Il faut s’interroger. Pourquoi la mouche habituellement amie de la putréfaction endosse-t-elle, tout à coup, des habits qui seraient de lumière ? Car, non seulement elle ne nous dérange pas, non seulement nous la trouvons convenable, mais nous l’appelons comme une clé qui ouvrirait un monde. D’elle part un invisible rayonnement qui fait de l’Enfant du portrait cette exceptionnelle présence, cette fragilité de porcelaine, ce précieux céladon que nous voudrions abriter des déconvenues et des toujours possibles fêlures. Elle est un point de fixation. Elle est la mesure par quoi survient la beauté. Mais non en raison d’un mal qui lui serait sous-jacent. C’est du contraire dont il s’agit, cet étrange diptère est beau en soi. La mouche est devenue parure. La mouche est devenue onyx. Eclat d’obsidienne. Perle rare en tout cas. Motif à porter sur soi comme le faisaient les élégantes du XVIII° siècle, collant une infime pièce de mousseline noire pour simuler un grain de beauté. Toute une symbolique y était attachée selon sa localisation. Ainsi trouvait-on « L'assassine ou la passionnée, près de l'œil ; la baiseuse, au coin de la bouche ; la friponne ou la coquette, sous la lèvre ». (Source : Wikipédia).

Grain de beauté.

François Boucher.

La Mouche ou Une dame à sa toilette.

1738.

(Source : Plume d’Histoire).

 

  Mais éloignons-nous de cette sémantique aussi riante que galante pour revenir aux cimaises de l’art. Et d’abord à ce sublime portrait de François Boucher dont l’heureuse plénitude, le teint incarnat, l’élégance du geste, la pureté du regard ne peuvent que nous éloigner des poétiques mais non moins étonnantes « errances » rimbaldiennes. Ici la mort est loin. Ici seule la radiance de la peau, le charme qui émane de cette douceur de fruit, la teinte dominante si proche de l’aile du flamant et cette inimitable touche près de l’œil qui vient apporter sa ponctuation signifiante comme si elle était l’ultime signe d’une volupté promise. D’abord à Celle qui en est l’heureuse manifestation, ensuite celle, supputée de l’amant qui saura en cueillir l’effleurement discret. A s’inspirer du code galant précédemment cité, le Modèle de Boucher serait « passionnée » ou bien « assassine », ce qui, on en conviendra, paraît pour le moins offenser cette réalité-là. La nature de cette Jeune Personne, tout en réserve et intériorité, semble s’inscrire en faux contre ces jeux de la séduction qui, effectivement, ne sont que des jeux.

 

   Grain de beauté en situation.

 

   Celle que nous nommons « Grain de beauté », elle, arbore une mouche dont on ne sait si elle est réelle ou bien résulte seulement du choix et de la virtuosité de l’Artiste. Mais peu importe son degré d’appartenance aux choses du monde. Ce que nous avons évoqué, il y a peu, sous la forme d’une parure en tant qu’attribut remarquable de la féminité, nous avons choisi de lui conférer la dignité d’un objet rare, sublimé. Mais quel est donc le phénomène qui la fait subitement passer du statut d’insecte ordinaire à celui de « bijou indiscret » pour parodier le titre célèbre de l’ouvrage de Diderot ? Car si l’intention n’en est pas obligatoirement libertine (mais connaît-on jamais les arcanes de l’inconscient ?), elle est de l’ordre de la séduction et emprunte donc un cheminement parallèle. Sublimation donc qui procède par étapes et références historiques. Comment, en effet, ne pas reconnaître dans cette admirable représentation de la pureté enfantine quelque belle influence artistique ? En faire l’économie reviendrait à considérer l’œuvre telle une peau de chagrin et la reconduire à la simple anecdote, au vol capricieux d’une mouche qui aurait fait escale sur l’aire lisse d’une joue.

 

   Des poupées à Vermeer.

 

   Sans doute, un premier coup d’œil nous inviterait à aller voir du côté des poupées vénitiennes en porcelaine avec leur teint de talc, leurs joues de vermeil, leurs grands yeux couleur de lagune. Mais, ici, le risque serait grand de demeurer dans l’orbe de la fable, de donner site à une mythologie d’essence provinciale, de confondre l’art et l’artisanat. Donc il faut poursuivre dans d’autres directions.

   D’abord se rendre dans la mythologie florentine renaissante, auprès de « La naissance de Vénus » de Sandro Botticelli. Combien le visage de Vénus et celui de Grain de beauté peuvent être superposables. Même douceur de l’inclinaison de la tête, mêmes yeux révélateurs d’une intense vie intérieure en même temps que porteurs de la fièvre d’une profonde mélancolie. Même ovale des physionomies, même arc de Cupidon qui semble s’éteindre dans un unique silence.

   Ensuite tâcher de retrouver toute la subtilité d’un Fragonard dans « Portrait d'une jeune femme ». Identiques teintes adoucies, identique sensibilité dont le XVIII° siècle savait si bien rendre compte. Coloration à peine affirmée du sentiment mais tout se dit dans l’attitude d’abandon générale, dans l’ambiance de sérénité et de confiance, dans la présence au monde comme don de soi réservé, comme naturelle disposition à être sur le bord des choses en même temps que sur sa propre lisière.

   Enfin se porter en direction de l’Ecole Hollandaise, chez un Vermeer dans « Portrait d’une jeune femme ». Le teint, sans doute une couleur plus affirmée que chez Grain de beauté, mais le même travail de la lumière jouant sur les joues, le menton ; volonté d’affirmer une solitude heureuse, impression de coïncider avec soi, de connaître une paix, de goûter une joie intérieure.

   Bien évidemment comparaison n’est pas raison et établir des parallèles est toujours prendre le risque de projeter ses propres visions, de les imposer comme référence. Jamais œuvres ne sont totalement superposables. Seulement une approche de l’ordre d’une homologie des formes, d’une coloration proche, d’une lumière, d’une façon de traiter le sujet, d’une « ambiance », ce lexique qui ne veut rien dire tant il emprunte aux idées générales leur ambiguïté. Parmi les trois œuvres citées en référence, aucune ne met en scène de mouche ou de grain de beauté. Mais là n’était pas l’objet de ce qui était donné à voir. Ce que nous souhaitions montrer, c’est que l’œuvre contemporaine de Dongni Hou laisse transparaître des motifs artistiques essentiels dont on peut trouver les sources d’inspiration chez des Grands Maîtres du passé. Cette seule filiation donne au portrait qui nous est proposé ses lettres de noblesse en même temps que ce dernier se situe en tant que ces manifestations de l’art qui courent au travers des âges. Bénéficiant de cette dignité, de cette reconnaissance implicite, tout ce qui touche l’œuvre est sublimé, aussi bien sa composition, que ses qualités formelles. Aussi bien les sujets qui s’y trouvent exposés. Aussi bien cette mouche qui y gagne son statut de motif d’apparat, d’objet de séduction, de témoin remarquable de ce qui se joue en sourdine et n’éprouve nul besoin d’être désigné. Alors combien nous sommes loin des « vénéneuses fleurs du mal ». Combien la distance est grande qui nous sépare des « noirs corsets velus » de cette médiatrice des desseins funestes. Nous sommes en pleine lumière. Lumière : autre nom pour l’art lorsqu’il nous soustrait aux mors du réel. Une de ses missions fondamentales.

 

 

 

 

 

 

 

 

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4 juin 2020 4 04 /06 /juin /2020 08:48

 

  Tout ce qui existe et paraît s'alimente le plus souvent à une dialectique du plein ou du vide, du tout ou du rien. Cependant, les choses ne sont pas si simples qu'il y paraît et nous ne saurions nous ranger d'un côté comme de l'autre. A l'évidence, bien qu'issus du néant nous ne sommes pas une "tabula rasa". Que nous le voulions ou non, nous sommes "ensemencés", en attente de germination. De toute les façons quelque chose se produira dont nous serons les spectateurs ravis ou désabusés, c'est selon. Parfois se lèveront les vents mauvais sous lesquels nous inclinerons notre frêle anatomie; parfois tombera une douce pluie nous invitant à nous hisser vers plus d'azur. Tour à tour et selon les humeurs du temps, nous serons inclinés à être. Tantôt dans le manquement, l'absence à nous-mêmes.  Tantôt dans le fleurissement, l'accomplissement d'une plénitude. Il ne dépendra peut-être pas de nous qu'il en soit ainsi, qu'il en soit autrement. Entre ces deux pôles d'égale valeur - le Tout, le Rien -, nous oscillerons continûment, pareillement au balancement des jours, au rythme des marées, à la pulsation du sang dans nos artères. Ainsi va la vie par à-coups, syncopée, éternellement convoquée entre deux rives d'apparition, de disparition.

 

 

 

La Plénitude ou le sentiment de soi.

 

 

1-copie-2

Rembrandt - Le Philosophe en méditation.

Musée du Louvre - Source : Wikimédia Commons.

 

   "La plénitude" : évoquer un tel mot résonne, sinon comme une provocation, du moins comme un genre d'impossibilité, d'utopie qui se situerait hors de notre vision, loin de tout entendement, presque irreprésentable sur l'aire de la psyché. Peut-être pourrait-on l'envisager dans l'ordre des grandes intuitions philosophiques quelque part dans un tableau de Rembrandt, "Le Philosophe en méditation", par exemple.  Car, pouvoir seulement s'inscrire dans  la plénitude, suppose que l'âme ait atteint un état d'équanimité, l'esprit une zone de libre envol, le corps se soit détaché de sa pesanteur mondaine. Prononcer "plénitude" et , aussitôt, d'un même mouvement, nous avons "bonheur"; "épanouissement"; "totalité".

  Or ceci, lors d'un premier examen, ne paraît  accessible dans les limites d'un temps ordinaire, d'un espace familier. Surgir au plein de l'être est un événement d'une telle ampleur qu'il paraît ne pouvoir  se manifester que dans une rareté, une manière de parenthèse de l'expérience anthropologique. Nous disons "anthropologique" pour la simple raison qu'il y faut l'exercice d'une conscience attentive dont ne saurait faire montre l'animal fût-il hors du commun et, a fortiori, la plante livrée à la seule économie de sa photosynthèse.

  C'est donc bien de l'homme dont il s'agit. De l'homme lorsque, délaissant son implication mondaine, son affairement quotidien, il se dispose à accueillir l'ineffable, le transcendant, le sublime. Seuls sembleraient pouvoir  y prétendre, le Philosophe donc, le Saint illuminé par sa foi, le Savant découvrant un nouveau paradigme de la connaissance, le Paléontologue mettant à jour les vestiges immémoriaux de l'aventure humaine, le Scientifique s'approchant d'une vérité qui, jusque là était passée inaperçue, l'Artiste-démiurge créant à la force de son imaginaire une nouvelle vision du cosmos, le Spiritualiste totalement livré à la contemplation du sacré.  Des situations bien évidemment inhabituelles, confiées  à quelques  phares qui dresseraient leur haute silhouette au-dessus d'une nuit compacte affectant la presque totalité de l'humanité. Parlant des "grands hommes", le propos concernant la plénitude devient un genre d'évidence ou, à tout le moins, une condition atteignable.

  Est-ce à dire que, hormis ces  exceptionnelles figures, l'accomplissement d'un temps plein serait hors de portée des Existants ordinaires ? Que ne seraient "élus" que quelques privilégiés doués par nature ou bien destinés par vocation à connaître l'essentiel, sans doute après bien des sacrifices et un laborieux cheminement ? Y aurait-il, à côté de ces expériences existentielles rares, la place pour une plénitude procédant par une manière d'euphémisation du sens, une "approximation" de l'expérience totale? Bien évidemment, non. Du moins est-ce ce que nous formulons avec quelque hâte, pressés de reconduire un tel état à sa charge de beauté imprescriptible. La plénitude, si proche d'un absolu, ne saurait admettre une quelconque hypostase. Cependant, de telles entités ne peuvent se contenter de procéder par la catégorie de la définition. Si le dictionnaire, l'étymologie nous sont un précieux secours afin d'assurer la nécessaire rigueur d'une langue, ils ne sauraient suffire à graver dans le marbre une réalité dont le moins que l'on puisse dire, c'est qu'elle est sujette à caution. Mais demandons donc au dictionnaire de nous éclairer :

  Le Dictionnaire Larousse définit la plénitude comme l' "État de ce qui est à son plus haut degré de développement, qui est dans toute sa force, son intensité ; intégralité."

  Car, si la plénitude est bien un état, fût-il porté à son acmé, elle ne saurait revendiquer l'exactitude de la science, la précision orthogonale de la géométrie. Toute notion abstraite, par essence, n'accepte jamais de se plier aux lois de la nature ou bien à celles, rigoureuses, d'une physique. Nous sentons bien là, qu'avec de tels concepts, il devient nécessaire d'introduire un jeu grâce auquel tout Existant pourra procéder à une modulation personnelle d'une chose telle que la plénitude afin qu'elle puisse  s'adresser à lui dans un essai de compréhension. De prime abord, avant de nous confier à un telle condition, il nous est d'abord demandé de connaître au plus près, à savoir dans l'ordre de ce qui nous est intimement accordé, de nous saisir de ce qui nous est remis afin que notre relation au monde ouvre l'accès à un éclairement. Or, ceci nous ne le pouvons qu'à la mesure de ce degré intimement personnel dont nous disposons, de cette vue singulière, de cet empan de subjectivité dont nous ne pourrions faire l'économie qu'à renier notre propre essence.

  Parvenir à entrer dans le domaine psycho-affectivo-conceptuel que suppose tout essai de s'approcher de la plénitude nécessitera, sans doute, de procéder par analogie. La plénitude, c'est un état semblable à ceci, à cela. Procéder de la sorte n'obèrera en rien le contenu de ce que nous cherchons à circonscrire mais l'installera à notre portée, dans une manière d'expérience plus immédiatement accessible. Et, en la matière, une notion nous paraît essentielle, celle d'affinité, avec le monde, les choses, le vivant en général, l'homme en particulier. L'affinité est de telle nature qu'elle met en relation, qu'elle place en situation de voisinage philosophique, éthique, esthétique deux pôles qui, par essence, n'ont pas forcément vocation à se rencontrer - l'acide sulfurique et le gypse des "Affinités électives" de Goethe -, mais qui, mis en contact, vont constituer un troisième pôle distinct des deux premiers mais empruntant à chacun les éléments nécessaires à cette nouvelle formulation chimique, à cette nouvelle configuration humaine si l'on parle d'émotions, de perceptions, de ressentis, de vécus. C'est d'un véritable phénomène de participation dont il faudra alors parler : les deux pôles s'entr'appartiennent, partagent ce qu'ils ont en commun, vivent de la même substance, s'alimentent à la même source, s'élaborent sur des fondements identiques. Comment alors ne pas penser au croisement du spermatozoïde et de l'ovule, chacun gardant son autarcie, alors qu'un élément du "troisième genre", à savoir l'embryon fait son apparition à l'intersection des deux processus créatifs.

  L'Artiste, dans sa relation  à la matière se comporte identiquement à la fusion de la gamète mâle dans la gamète femelle, fusion débouchant sur une harmonie parfaite au cours de laquelle se réalisera la coïncidence des opposés, la mystérieuse affinité élective à laquelle s'attachera inévitablement ce sentiment de plénitude à nul autre pareil. L'embryon, l'œuvre, seront cette nouvelle réalité issue de deux ordres différents se confondant en un seul et même mouvement apparitionnel. La métamorphose résultera d'une exacte adéquation entre Sujet intentionnel et objet intentionné. C'est uniquement dans cette coïncidence de soi à soi que l'Artiste pourra donner lieu et temps à ce qu'il a porté au plein jour. Créant, l'Artiste parvient à suppléer au vide originel dont il est constitué - il provient du néant -, par un acte de remplissage de sa propre conscience, cet acte se soldant par l'émergence de l'œuvre, une telle connivence avec le phénomène  n'étant possible que par l'excès de sens dont le créateur est parvenu à se doter intérieurement, dont il fait l'offrande aux Regardants grâce au surgissement de sa "créature" sur la scène du monde, donc hors-de-soi. Mais c'est en-soi, dans le pli intime de sa compréhension du monde  que l'Artiste a réalisé les conditions de possibilité de l'œuvre.

  De plus modestes "créations" peuvent se révéler à tous les Existants dans un ordre d'apparition différent quand bien même les modalités formelles seraient plus modestes. Ainsi le jardinier se révélant à élever des arbres fruitiers, l'ébéniste sculptant sa corniche, l'horloger accordant ses rouages avec minutie, le sportif signant une performance, le jeune enfant façonnant sa première boule d'argile et livrant au monde l'ébauche d'un minuscule cosmos. Dans tous ces menus essais, aussi bien que dans les manifestations du génie humain, c'est parce qu'une conscience est allée jusqu'au bout d'elle-même qu'elle a pu trouver les moyens de projeter dans l'espace cet événement qui était en attente et ne demandait qu'à se déployer.

  Plus qu'une simple question d'amplitude, de quantité, de puissance, toutes notions mettant en jeu des jugements essentiellement quantitatifs ( "plus haut degré",…"toute sa force",…"son intensité" ) , il semble bien que la plénitude s'accorde davantage à n'être qu'une perspective qualitative intrinsèque à l'individu qui en fait l'expérience. C'est du-dedans de lui-même, en son for intérieur, qu'il l'éprouve et en ressent l'étrange pesanteur. Comme une faveur qui ne voudrait dire son nom mais pourrait aussi bien naître de l'inapparent que de l'exceptionnel.

 

2-copie-2

Les cent vues d'Edo - Printemps.

Hiroshige - Avril 1857;

Source : Wikimedia Commons.

 

 

   Par exemple de la contemplation du "Nouveau Mont Fuji à Meguro" tel que représenté par Hiroshige pendant la période de l'ukiyo-e ou "monde flottant" où il s'agit, pour "l'adepte" de "dériver comme une calebasse sur la rivière", c'est-à-dire de se livrer totalement à la beauté de l'instant, d'entrer en résonance avec ce qui fait face, de s'y laisser immerger dans un sentiment proche de celui de la fusion, lequel confond dans un même élan transcendant toute réalité, l'Amour, l'Amant, l'Aimée. Jamais plénitude ne saurait trouver de meilleure métaphore que celle de cette trinité rassemblant dans un même creuset l'ensemble des significations du monde pour ceux qui s'y livrent corps et âme et esprit rassemblés en une seule et même unité.

  Mais il semble bien que l'accession à une telle condition ne soit uniquement attachée à la nature des Sujets et objets mis en présence. La plénitude, en sa valeur universelle, peut aussi bien résulter d'une rencontre fortuite de deux catégories immanentes : la feuille d'automne tombée sur le sol, et le hasard  des pas accomplis par le chemineau qui, la rencontrant (au sens fort du terme) lui procure et se procure un sentiment proche de l'exaltation. La feuille est dans l'homme comme l'homme est dans la feuille : croisement des significations qui affecte, chacun, chacune, d'une soudaine transcendance. La feuille portée à l'incandescence, la feuille devenue beauté, œuvre d'art. C'est alors de ravissement dont il faut parler. La feuille est ravie à sa condition ordinaire, cachée, inapparente, alors que l'homme est porté au-delà de lui-même dans la contrée d'une pure esthétique. La plénitude est ce sentiment de soi avant d'être ce qui hors-de-soi ne joue souvent qu'à titre d'illusion  et que nous essayons de porter au-devant de notre conscience avec une exigence de vérité. Il y faut une intention doublée d'une éthique : notre regard ne sublime le réel qu'à l'aune d'une recherche, d'une authenticité, lesquelles ne vont jamais de soi mais, toujours, dépendent de soi.

   

 

 

  

 

 

 

 

 

 

 

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3 juin 2020 3 03 /06 /juin /2020 08:35
De quel mystère étiez-vous le lieu ?

                          " Un visage sans mémoire "

                                  Collage papier

                           François-Xavier Delmeire

 

 

***

 

  

  

   Aller au hasard des routes

  

   Pourquoi donc, en cet automne finissant, mon errance m’avait-elle conduit dans ce pays de pierres brunes, de causses  blancs et de vent acide qu’une pluie fine collait aux choses avec une douce insistance ? C’est ainsi, un esprit fantasque n’a d’autres ressources que de se lever tôt, un matin de brumes, de se saisir d’une carte et, pas encore rasé, de laisser tomber, au hasard, son index sur cette image ancienne où courait le vert des bocages, se dessinait l’ocre des reliefs, se creusait le tracé bleu des rivières. Une ville s’y trouvait perchée sur un promontoire, tel un nid d’aigle. Après tout un choix en vaut un autre, tel est le destin ambigu des décisions qui n’en sont pas, seulement une manière de vagabondage pour faire du temps un usage qui ne soit celui d’une éternelle mélancolie.

 

    Gris des pavés

 

    Paysage blanc, comme pris de neige, air compact pareil au fog londonien. Parfois des sillages d’oiseaux en raient la sublime monotonie, faucilles noires qui se perdent dans la trame étonnée du silence. Des villages de maisons hautes, flanquées du guet sérieux des pigeonniers. Infinis murs de pierres sèches qui courent à l’horizon à la façon d’un illisible mirage. Bientôt le premier soleil, une surprise diaphane coulant du ciel, les premiers tons d’une vie en acte après ce suspens qui paraissait ne jamais vouloir finir. Des  faubourgs. De massives demeures aux moellons gris,  coiffées de toits d’ardoises. Une rivière en contrebas fait son chant monotone parmi les galets usés. Matinée ponctuée de trajets incertains. Une photographie d’arbres jaunis sur un ciel de schiste, là-bas au loin ; quelques visites de musées où ne figurent guère que des couleurs locales, d’anciens documents, des costumes régionaux ; une déambulation au cœur de la ville, cet emmêlement de tuileaux clairs, de poutres noires, de façades en encorbellement le long de rues étroites où court le gris des pavés.

 

   Vous, seule sur un banc  

 

   Une pause. Une place de petites dimensions. Un ilot dans le vaisseau de pierres. Quelques arbres en partie effeuillés. Rares les passants qui tournent rapidement le coin des rues, se fondent dans l’ombre des venelles. VOUS, seule sur un banc. Attentive. Comme en méditation. Vous lisez un ouvrage à la couverture de cuir. Lentement comme si son contenu était si précieux qu’il fallait n’en perdre le moindre mot, en saisir la plus mince signification, en faire le lieu d’une particulière recherche. Peut-être d’une découverte ? D’une joie ? D’un bonheur à venir  dans l’heure qui suit ? La raison d’une tristesse ? Comment savoir lorsque, en soi-même, ne souffle que le vent des incertitudes, ne s’allume jamais que la faible étincelle de l’irrésolution ?

 

   Si difficile d’être soi

 

   Voilà à vous, l’Inconnue, je dois confesser une bien fâcheuse habitude. Ou plutôt une plaie secrète de l’âme, une faille à combler, une solitude à laquelle fournir quelque aliment afin qu’elle ne meure d’inanition. Il est si difficile, ici, sous ce ciel de plomb - quelques nuages en ont obscurci la lente dérive -, d’être soi et, en réalité, de ne nullement se sentir entier, accompli, parvenu au bout de son être. Voyez-vous c’est une manière de joie triste, de combustion de la conscience sous un dais de cendre, un égarement que de demeurer dans cette contrée sans limites, sans horizon visible avec au centre du corps cette curieuse doline qui creuse sa manifestation au sein de qui vous êtes.

   Si bien que le naturel vertige qui y est attaché réclame une présence immédiate, juste, ouverte, le comblement d’un furieux désir. Oui, car il y a toujours une grande violence à vivre ce désert jusqu’à l’hébétude, à la dislocation parfois. Serais-je simple phénomène autiste dont la vie aurait partiellement assemblé les fragments, négligeant cependant de clore sa tâche, laissant le soin aux diverses vicissitudes de réaliser une synthèse approximative à défaut d’une harmonie. Bancale, vous devez vous en douter, l’effigie que je présente au monde, vous l’Esseulée qui êtes peut-être le miracle dont j’attends la survenue depuis l’enceinte ravagée d’une conscience qui ne fait que tourner en rond. C’est circulaire, la folie, ne croyez-vous pas ?

 

   Cet arsenic qui ronge

 

   Mais combien mes pensées vous paraîtraient étranges, peut-être empreintes de d’extravagance si, d’aventure, votre pouvoir était de lire mes pensées, d’y déchiffrer ce subtil poison, cet arsenic qui, depuis toujours, ronge ma meute de cuir et de bois. Voici, je suis rendu à l’état végétal, minéral, à la façon  primitive du paraître. C’est pour ceci que mon doigt, ce matin, dans l’indistinction de l’aube a « choisi » ce pays de pierres trouées, cette aire libre où souffle le vent, cette ville qui n’est que la duplication d’un étrange labyrinthe. Serez-vous au moins cette Ariane dont l’invisible fil me conduira, sinon jusqu’à vous - quelle singulière idée de me sentir élu en quelque manière ! - du moins en un lieu qui se donnera en tant que contraire du vide. Ce silence est insoutenable qui fait son bruit de râpe continu, son souffle de forge, sa chute de gravats dans le puits sans fond où seul le noir brûle de son horrible densité.

  

   Crucifié en plein vide 

 

   Voilà, vous vous êtes levée. Avez fermé votre livre précautionneusement, il contient, c’est sûr, une confidence, une révélation. Vous êtes si close en vous, si rassemblée autour de votre dague de chair. Nul ne pourrait s’y immiscer tant la soudure est forte qui vous plie sur votre centre, vous intime l’ordre de ne point différer de vous, de demeurer dans l’orbe qui vous tient droite, vous ôte aux yeux des Indiscrets et des Curieux. Ô combien je voudrais ne pas être classé au nombre de ces Insuffisants qui se croient les explorateurs de tous les continents que les autres leur offrent en toute naïveté. Si je vous suis, maintenant, dans le demi obscur des ruelles, ce n’est ni avec une intention précise, ni pour obtenir quoi que ce soit, seulement avoir de vous le don le plus précieux, celui de vous regarder simplement et combler cette fissure, au moins un instant, qui scinde mon être, cette lézarde qui n’en finit pas de s’ouvrir, de me démanteler, de réduire ma présence au rang de simple figurant. Scène vide. Le Souffleur dans sa boîte de métal ne profère plus rien si ce n’est quelque imprécation muette qui pourrait bien m’atteindre en plein front. Crucifié en plein vide : voilà ma vérité !

 

   Inconsolation à jamais

 

   La cathédrale est haute, hissée tout en haut de ses piliers de roches grises. La nef est immense, on s’y éprouve tel un insecte flottant sur le vaste océan. Sur le sol de larges dalles, des taches colorées, projection des vitraux qui font des Visiteurs - ils sont rares -, des silhouettes hallucinées, étranges métamorphoses, destins pluriels qui semblent ne se fixer en rien, sinon être les jouets d’un démiurge caché qui en tirerait les imperceptibles fils.

   Vous voici maintenant agenouillée sur la pierre froide du maître autel, près de la chaire. Êtes-vous en prière ou bien est-ce un simple recueillement dans un lieu de silence et de repos ? Comment savoir ? Parfois, levant les yeux vers la figure de la rose occidentale, votre visage s’entoure de motifs colorés, d’images de saints, de lueurs bleues telles celles des abysses, de changeantes tonalités.

   Vous êtes plus inaccessible que jamais. Comme si déjà vous n’étiez plus là, emportée  loin de vous dans un district sans âge, sans temps, un éternel flottement que rien ne saurait arrêter sauf la mort. Vous êtes de dos. Votre visage je l’imagine. Pur, traversé de lumière, des zones y allument de douces clartés, d’autres y creusent de luxueuses frondaisons d’ombre. Vos yeux sont fixes. Ils regardent au-delà du visible. Mais quel cosmos s’y allume-t-il ? Quel empyrée vous accueille-t-il ? Votre bouche est scellée. Elle fait penser à ces gisants qui, dans la lumière avare des cryptes, prient un dieu qui n’existe pas. Pour cette raison ils sont tristes et immobiles. Ils n’ont plus qu’eux-mêmes à attendre, cette inconsolation à jamais qui les cloue, là, au sein de la gemme silencieuse.

 

   A la proue de votre île

 

   Votre attention à vous-même - il s’agit bien de ceci, n’est-ce pas ?, le monde compte si peu parfois -, dure longtemps. Vous n’avez nullement bougé de votre reposoir. Un rien et vous auriez pu être changée en pierre, devenir la cariatide d’un étrange avenir, là dans la méticuleuse obsession du temps à vous immoler à votre propre présence. Debout maintenant. Seule à la proue de votre île comme je le suis dans mon fortin de chair que le jour entaille. Le livre vous l’avez abandonné, là sur le froid anonyme du basalte. Il luit faiblement. Il dépasse à peine la lueur des cierges, il s’inscrit tout juste dans l’embaumement de l’air, cette étrange fragrance de papier d’Arménie qui flotte longuement sous l’infinie hauteur du transept. Serait-ce ici « La Nef des fous » ? On veut canaliser la folie humaine, endiguer la carnavalesque engeance, enfoncer les racines du mal dans les profondeurs de la terre. Embarcation en route pour nulle part, privée de voile et de gouvernail. Infinie dérive qui n’a d’autre but qu’elle-même.

 

   Vide qui saute au visage

  

   Sommes-nous condamnés à errer, Vous l’Inconnue, moi le chercheur de rien, à ne nullement posséder la clé qui ouvrirait enfin la porte de notre voyage ? Vous êtes sortie sans qu’aucun sillage ne persiste. Tout s’est effacé à même votre éphémère contour. Je prends le livre. Le titre : « Un visage sans mémoire ». Le nom de l’auteur est effacé. Pages de garde illustrées des signes du temps, traces jaunes, pointillés ocres, vagues nervures inapparentes dans la trame du papier. Page après page : rien que le blanc et le silence. Aucun caractère, aucune typographie. Nul fleuron, nul cul-de-lampe qui viendraient en rompre l’ineffable monotonie. Le vide est là qui me saute au visage. Suis-je, moi aussi, nimbé des lumières du vitrail ? Ai-je une mandorle qui détoure ma face tels les personnages sacrés à l’indicible nature ? Oui, combien il est vain de chercher à s’y retrouver avec soi, avec l’autre, avec tout ce qui nous entoure dont l’image n’est, le plus souvent, qu’une illusoire fantasmagorie.

 

   Feuille d’automne

 

   J’ai repris la route pour chez moi. Mais « chez moi » existe-t-il vraiment ? On n’habite correctement une demeure qu’à s’y reconnaître, d’abord soi, à y tracer son image, à la déposer ici et là au coin des choses familières, des objets aimés qui sont comme nos doubles. Mais voilà où le bât blesse, je ne me suis jamais senti « à demeure » en quelque endroit de la Terre. Seulement un vagabondage, le dépôt dans telle ville d’une partie de qui je suis, d’un fragment qui me compose sans doute à mon insu, la chute devant tel paysage, aussi bien devant telle femme, d’une bribe de conscience, d’une once d’idée, la perte de quelque chose en somme d’indéfinissable. Décrit-on l’état d’âme de la feuille d’automne qui rejoint le sol de poussière sans que nul n’y prenne garde ?

  

   Amnésie salutaire

 

   Voilà, l’espace d’un court instant, Inconnue, vous aurez été ma partie manquante, la pièce d’un puzzle à jamais compromis, d’un roman esquissé que nul lecteur ne lira. Nous sommes des êtres du partage, de la dispersion, des individus de la diaspora humaine et nous avons beau nous agiter en tous sens, rien ne changera notre mortelle condition. Nous sommes des « visages sans mémoire », des épiphanies si distraites que nous ne saisissons rien du temps qui passe si ce n’est un effeuillement, une pliure, le zeste d’un fruit qui s’épuise dans l’espace ouvert. Immensément ouvert.

   Où êtes-vous maintenant Vous que je n’ai pu suivre ? De toute façon ce n’aurait été que suivre une ombre. Non, pardon, deux ombres. Vous. Moi. Deux ombres se précédant, se suivant. Combien tout ceci est étrange. Deux ombres. Celles qui, depuis l’éternité naissent des limbes, se dissolvent identiquement dans les limbes qui les ont portées au jour La nuit approche en cette parenthèse avant le long deuil hivernal. Que vienne le froid, la rigueur blanche des choses, le poudroiement des yeux dans la perte du jour. Oui, que vienne cette amnésie salutaire. Toujours, de nous, de l’autre, nous en savons trop ou pas assez. Jamais justement dans l’exactitude, jamais dans la vérité avec ses facettes brillantes. Que vienne l’heure d’une ultime parole. Ainsi il n’y aura plus quelque question devant paraître. Seulement le silence et la corne de brume du vide. Oui, du Vide ! Vous, « mon Ombre », vous n’attendez que cela !

 

 

 

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