« Changer d’eau ».
Œuvre : André Maynet.
Il y avait beaucoup de bruit sur la Terre. Beaucoup de bruit compact qui collait au corps, faisait ses sombres ramures, parcheminait la peau qui se tendait sous la multiple clameur. Carrefour des paroles arbustives sur les agoras où s’affairaient les fallacieux Sophistes. Télescopage des voix dans les trains qui chaloupaient sur les nœuds ferroviaires. Cataracte des soupirs dans les loges d’amour. Persiflage des talons qui poinçonnaient de leur hargne les trottoirs des villes. Grincements des ascenseurs dans leurs cages de verre. Infinis cliquetis des Roues de la Fortune. Harangues volubiles des camelots sur les champs de foire du monde. Nulle part d’espace pour la respiration, nulle part de repos, de halte, de suspens. En ce temps pléthorique, il fallait ne point laisser d’aire disponible. Il était urgent de combler la moindre faille, d’abraser la plus infime vacuité qui se manifestait ici où là, entre deux portes, deux automobiles, deux amants enlacés. On avait peur du vide, de l’instant d’irrésolution, du silence qui pouvaient surgir à l’improviste et vous clouer face à votre angoisse. Manière de crucifixion dont les Postmodernes ne voulaient pas, affairés qu’ils étaient à leur constante combustion, jusqu’à l’escarbille dernière qui s’allumerait sur le bord de leur conscience mince comme le fil d’Ariane. C’était la grande frayeur, incompressible, irréductible, de se retrouver face à soi et de sombrer dans la folie tellement ce geste de Narcisse, cette confrontation spéculaire, la découverte de sa propre image dans le tain qui faisait face était tout simplement inconcevable. C’était déjà le début d’une altérité, l’adoption d’un prédicat particulier, le reflet d’une couleur qui différencierait, stigmatiserait, vous poserait au regard de l’univers comme original, déviant, peut-être anarchiste. Il fallait que rien ne dépasse, que tout soit semblable à tout dans un genre d’égalitarisme sans fin, de silhouette formelle interchangeable. Au fil des ans, dans la suite pressée des civilisations et des cultures l’on n’avait eu de cesse de poser ses pieds dans les traces qui vous précédaient, l’on avait pris soin de bêler à l’unisson des autres membres du troupeau, de faire de son instinct grégaire le point focal à partir duquel assumer son humanité et la porter à la façon d’un prestigieux trophée. La solitude était la pire des conditions qui se pût imaginer et condamner un Existant à se confier à sa verticalité revenait à inoculer dans l’âme un poison mortel, une ambroisie définitive dont, jamais l’on ne se relèverait. Pour le dire simplement, on était parvenus, à force de modes successives, de langages stéréotypés, de comportements mimétiques au statut confondant de mouton suivant le mouton qui précédait, précédant le mouton qui suivait. On était un seul et interminable troupeau, genre de chenilles processionnaires dont le but ultime, se réduire à une boule compacte et uniforme, indissociable, monochrome, monosémique, constituait l’horizon indépassable, l’aboutissement d’une esthétique, l’épilogue d’une éthique.
Cependant cette belle harmonie, cette infatigable uniformité souffrait une exception, une seule mais ô combien signifiante. Parmi le concert des rhétoriques bavardes, des confusions verbales et autres tracasseries mondaines, un silence se faisait entendre. Oui, le silence est un bruit, le silence est un CRI dès l’instant où il surgit parmi les clameurs partout répandues et y fore son puits de questionnement. Car, pour un peuple disert, se plier dans une non-parole est étrange, sinon suspect. Mais voici ce qu’il faut imaginer à défaut de pouvoir en prendre acte de ses propres yeux. Loin, là-bas, dans un pays de brume et de lumière impalpable se tenait, dans l’attitude approchée d’un flamant rose (existe-t-il des flamants blancs ?), une manière de silhouette androgyne (difficile était la nomination de son identité, à mi-chemin de l’éphèbe, à mi-chemin d’une pré-nubile), une concrétion blanche (Blanche était le prénom qui semblait le mieux lui convenir), visage oblong serti de pureté, lèvres purpurines à peine esquissées, lunule de cheveux cendrés, long corps semblant se dissoudre à même les volutes d’air. Mains identiques à des plumes d’oiseau, genoux émergeant à peine d’une eau qui semblait être son naturel prolongement. Partout, autour, des nappes d’air si légères qu’on aurait pensé à de minces conciliabules, à une féerie enfantine, à la cime impalpable de quelque merveilleux pour enfants dociles et inquiets. Flottant à côté d’elle, image d’une rêverie infinie ne disant point son nom, un bocal de verre abritant la forme presque indistincte d’un poisson à la teinte si dissimulée qu’il eût pu disparaître de la vue comme par l’effet d’une subtile magie. De cette belle vision naissait un souverain calme, se déployait la corolle souple d’un nymphéa, se donnait à voir ce qu’est le silence en son essence, cette efflorescence de la méditation, le dépliement de la contemplation, ces postures si élégantes, empreintes de grâce qu’on les croirait l’apparition de quelque Divinité de l’air ou de l’eau. Peut-être une Ondine en quête de sa propre présence. C’était un tel bonheur que de se laisser aller à ce flottement, à ce prestige d’un langage tout intérieur, à ces impressions à peine tactiles, à ces sensations de l’ordre du flocon, de l’écume, de la vibration du cristal dans l’espace infini du temps. Entre Blanche et son Poisson il y avait comme une supplication muette, une entente fragile mais sûre, les mailles d’une communication de conscience à conscience, cette parole dentellière qui vaut tous les bavardages du monde. Tout était ourlé de silence. Tout vibrait de la vertu des choses rares qu’il n’est nullement utile d’étaler aux yeux des Curieux et des Inconséquents.
Combien, ici, dans cet infini dessiné par la lagune, dans cette heureuse communion des âmes, dans cette épiphanie de l’être à peine visible, toute chose hasardeuse, tout objet contingent, toute visée matérielle, intéressée, outrecuidante, trouvaient leur plus haute relativisation, pour ne pas dire leur rejet le plus incisif. Mais qu’avait donc le Peuple moutonnier des pressés et des éternels insatisfaits à se précipiter, d’un seul mouvement, d’une seule et urgente décision corporelle vers tous les feux qui brillaient de leurs vérités tronquées, de leurs simulacres aigus, de leurs rotations de miroirs aux alouettes ? C’était si bien d’être ainsi, dans la sublimité du jour, dans les plis du silence, cette ouate pour l’esprit, d’y demeurer et de faire de cette halte le foyer d’une immarcescible joie, d’une félicité qui s’abreuvait à sa propre source et bruissait avec sa discrétion de fontaine. Si bien !