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24 mars 2020 2 24 /03 /mars /2020 09:31
El Passatger.

 

     Photographie : François Jorge.

 

« La vie c'est comme une passerelle »

 

                          FJ.

 

 

 

 

   El Passatger.

 

   Pour voir El Passatger, il fallait ne pas craindre de se lever tôt. Il fallait longer les rues cernées d’ombres bleues, glisser le long des trottoirs de ciment et se diriger vers la brume légère qui flottait sur l’étang. Tout était si calme qu’on aurait pu croire la Terre déserte. L’heure est si étonnante avec son suspens, son silence, ses choses qui émergent à peine de la nuit. Coiffées de blanc, les dernières maisons du village paraissent reposer sous des toits de chaume, semblables aux huttes des gardians de Camargue. Ce pourrait aussi bien être un paysage de delta avec ses bouquets de roseaux, les robes noires des taureaux, les hérons perchés dans l’attitude de la pêche. Ici et là sont des assemblées de filets qui attendent leur obole d’argent et de suie, loups et soles, anguilles et muges, tout ce peuple aquatique dissimulé, quelque part, dans l’anse de la rive ou bien près des pontons ou dort la flottille des barques de planches.

   Donc, Lève-tôt, vous apercevez une haute silhouette, mince comme la bise, le dos légèrement voûté par l’âge (on se dirige vers les 80 ans), alerte, l’œil aux aguets, une sempiternelle casquette juchée sur le haut du front, mégot attaché à la lippe, à l’extrémité d’une passerelle de bois qui, bientôt, disparaît sous la vitre de l’eau. Eh bien, Lève-tôt, vous aurez rencontré celui, qu’ici, on nomme El Passatger. La raison de ce sobriquet ? Nul ne la connaît, si ce n’est l’intéressé lui-même. En réalité El Passatger n’était qu’une manière de nomination fantaisiste, de boutade, lui l’indigène qui n’avait guère déserté son lopin de terre que pour se rendre au conseil de révision à la ville voisine et sous les drapeaux dans le brouillard du Nord. Les exceptions confirmant la règle, plus jamais il n’avait émigré en quelque endroit éloigné de plus de dix kilomètres du lieu de sa naissance. Il était à la fois un homme de la garrigue semée de vent et de pierres et aussi un homme des étangs, là où le regard se perdait dans la lumière vive de la Méditerranée.

 

   Vie-passerelle.

 

   Vous regardez cette vie anonyme, cette existence sans doute si éloignée de la vôtre et vous vous interrogez. Que peut bien venir chercher cet inconnu à cette heure ensommeillée ? Un rêve ? Le reflet de quelque réalité ? Peut-être l’aile blanche d’un voilier au loin ? Peut-être une ambiance si neutre qu’elle est un repos pour l’âme ? Peut-être l’écume d’un souvenir faisant son pas léger à la surface de l’onde ? Peut-être le tout à la fois. C’est si complexe une vie, si emmêlé, on croirait les filets des pêcheurs où s’enroulent les flocons des algues. Si étonnant ce prodige qui fait se confondre en un même creuset, joies et peines, éclats de rires et sentiments tragiques, moments d’irrésistible bonheur et parfois de découragement quand les instants virent au gris et que de sombres nuées plaquent contre le ciel leur ténébreuse présence.

   Souvent, posé tout au bout du rythme de planches, El Passatger songe à toute cette symbolique qui irrigue la pensée de tout homme en quête de soi. Un constant bouleversement, la terre du corps constamment retournée par la lame de l’esprit, le luxe des chairs que taraude le fait d’être, ici et maintenant, dans cette peau qui, bientôt, ne sera que guenille retournant au Néant.

   La longue passerelle dont la fin se confond avec l’eau et la brume : signe avant-coureur de la finitude qui fait son bruit de bourdon dans le réduit de la conscience.

   Les cordes tendues, les liens de la socialité, les affinités, parfois les ruptures et il ne demeure qu’un fragment de chanvre pour dire la relation ancienne.

   Les pieux de bois, sémaphores de ce qui est ou bien a été, que l’on peut encore saisir entre ses doigts ou à la lumière de sa lucidité, parfois simples spectres dans le flou de la vision, dans l’incertitude du souvenir.

   L’eau étale qui dit le lexique de l’humain avec ce qui se montre, avec ce qui se dissimule et souvent trahit. Être El Passatger, ce n’est nullement différer de soi en conquérant l’espace. C’est, bien au contraire, s’accorder à son propre rythme, là, tout contre le rugueux de l’épiderme, là où brûle l’ombilic, là où les pieds bosselés conservent la trace immémoriale de l’argile fondatrice. Être là, si près de cette aventure humaine en ses dernières échappées, c’est entrer en lui, comme on le ferait dans une antique forteresse, jeter un œil par la meurtrière et découvrir l’entièreté d’un monde. Faire l’inventaire de quelques pieux et y reconnaître quelques unes des formes qui furent les points d’ancrage d’un parcours, les braises vives d’un ressenti, les émotions d’une rencontre, les volutes de l’amour lorsqu’elles frôlaient de leur palme la tête jeune et insouciante du conquérant qu’il avait été. La jeunesse est sans désarroi et porte en elle la confiance à la manière d’un étendard. Nul poids trop lourd de la mémoire qui viendrait troubler le chemin d’une jeune destinée.

 

   Premier amer : une terre qui chante et nourrit.

 

   Fixant l’un des pieux qui émergent, El Passatger est parti loin, en direction des rives heureuses de l’enfance. Pure félicité d’être sur le versant accueillant du monde. Les choses se déclinent avec naturel. L’oiseau plane dans le ciel avec la grâce du cerf-volant. Les feuilles du chêne bruissent sous la caresse du vent. Au loin sont des sillages de bateaux qui font leur ligne claire. Devant soi, sur des terrasses que délimitent des murs de pierres, les rangées d’amandiers, les coques vert-de-gris des fruits, l’architecture torturée des vieux oliviers (on lui a appris à les tailler de manière à ce que le vol de l’oiseau les traverse d’un seul coup d’aile), les ceps de vigne où s’accrochent les grappes noires au grain serré. Tout cela qui a constitué le lexique du quotidien est en lui, aujourd’hui, à la façon d’un ressourcement inépuisable. Il possède tout au creux de l’intime. L’amertume de l’amande verte, la sûreté tortueuse de la vigne, le filet d’huile verte qui coule du pressoir. Jamais on ne le dépossèdera de ces faveurs qui le font tenir debout. Jamais, la mort elle-même s’y emploierait-elle avec son habituelle alacrité. Jamais.

 

   Second amer : son double à venir.

 

   Réminiscence sublime logée au plein de l’affectivité, pierre angulaire sur laquelle se construit la présence de l’autre comme présence à soi. Àngela, son aimée de toujours. Celle par qui il advint à lui comme la brume s’élève de l’étang qui la féconde et la reprend toujours en son sein. Osmose, contiguïté des affects, ressentis pluriels en même temps que communs. Long travail du temps pareil à celui qui, de la goutte cristalline dans le silence de la grotte, fait s’élever la stalagmite translucide dans son infinie croissance. On n’en a jamais fini avec l’amour. Il est cette lumière qui s’abreuve à même son scintillement et disperse toujours la nuit dans ses illisibles ornières. El Passatger, Àngela, deux noms séparés pour dire, en réalité, une même et unique persistance comme une fusion dans la glace du miroir. El Passatger, son seul exil véritable : elle son double à venir. Nulle autre terre qui eût égaré, eût troublé car toute affection profonde jamais ne s’épuise. La source est toujours présente avec cette rumeur singulière qui est la marque de la pureté. La voix ne s’éteint pas. Identique à celle de la nature qui vibre toujours sous la tunique brune de l’écorce, dans le sillon de limon, entre les yeux distraits des feuilles.

 

   Troisième amer : Joaquim, le fils au loin.

 

   Qui donc pourrait prétendre que la distance gomme les sentiments, érode l’intérêt, use la douce fraternité ? Oui, fraternité. Père, fils comme deux frères jumeaux qui seraient l’un pour l’autre, des fac-similés, des doublons heureux de l’être. Don du père qui transparaît dans la voix du fils, dans sa façon de marcher, de fumer, d’aimer sans doute aussi. Jamais une chair ne diffère de sa provenance. Ceci ne veut en rien dire privation de liberté. Non. Seulement une façon identique de s’inscrire dans le concert du monde, d’en éprouver la touche de soie, mais aussi le rugueux du roc lorsque le vent acide en balaie la surface. Regardez El Passatger, puis regardez Joaquim, ce fils parti pour d’autres horizons, quelque part du côté de la terre brulée des Canaries. Même allure. Même rire franc. Même relation à la terre. Toujours un amandier, un olivier, un cep de vigne dans l’accent, dans la considération des événements, le recul par rapport aux mouvements de la mode. Si près d’un terroir, donc d’une vérité. Où, mieux que dans le sol natal retrouver un bonheur de vivre ? Où mieux que dans le toit de tuiles brunes qui a bercé votre enfance ? Où mieux que dans le susurrement de la fontaine qui recevait le caillou jeté par une main innocente ? Jamais de voyage plus révélateur de soi que celui qui circonscrit le premier regard et le porte pour toujours vers l’avenir comme le sceau premier qu’il imprime au paysage, à l’homme dans l’amitié, à la femme qui deviendra la compagne du long voyage. Rien !

 

   Quatrième amer : la Primaire.

 

   Dans les souvenirs du vieil homme quelque chose brillait à la manière d’une luciole dans la nuit d’été. Cette chose, c’était le temps de l’école primaire, si loin déjà, si proche encore. A seulement l’évoquer, là sur la passerelle mouillée d’embruns et tout un pan de sa vie revenait. Les matins d’hiver et le poêle en tôle qu’il fallait allumer. Les leçons de morale écrites à la craie sur le large tableau. La cour de récréation et les jeux d’épervier, ceux de billes aussi dans lesquels il se révélait être un redoutable concurrent. Parfois, dans le calme du matin, isolé du monde sur son ponton de bois, comme une parole élue qui venait dire le bonheur d’autrefois dans la salle de classe aux vitres blanchies à mi-hauteur. C’était une manière de murmure, une voix venue du plus loin de l’espace, c’était peut-être la sienne récitant un texte d’Ernest Pérochon dans « Les Creux-de-Maisons » :

 

   « Il y avait en effet une lourde gelée blanche : les petites feuilles dures demeurées aux ronces scintillaient et les herbes craquaient sous les pieds. A l’orient, un soleil rouge et très large commençait à monter dans le ciel pâle… »

 

   Puis le son s’exténuait pris dans les mailles serrées de l’air.

 

   Cinquième amer : de tout un peu.

 

   El Passatger se sentait relié, immensément relié à l’archipel qu’avait été sa vie. Depuis son point fixe, ici, dans la première approche du jour, il lançait de multiples grappins qui s’accrochaient ici à une éclisse d’eau sur le dos de la mer, là à une algue flottant dans le mystère de l’étang, là encore au pied torse d’une vigne ou bien aux cailloux blancs qui moutonnaient sur la garrigue au milieu des touffes de serpolet. Puis, évidemment, quantité de sémaphores attachés au bonheur des rencontres successives et une galaxie de portraits dont il symbolisait le centre, toile d’araignée qui déroulait ses invisibles fils en direction de ce qui, maintenant, n’était le plus souvent qu’une fumée se dissolvant dans les strates du temps.

 

   Sixième amer : le retour.

 

   Le chemin du retour est, en lui-même, l’une des figures de proue de cette généalogie existentielle. Quelle joie pour El Passatger d’avoir été, ne serait-ce que quelques impalpables secondes, ce voyageur immobile parcourant les avenues de sa vie. Images limpides disant l’exception d’un parcours avec ses haltes, ses clignotements, ses itinéraires pressés, ses fascinations parfois. Tout ceci est une brume qui cercle sa tête d’un continuel enchantement. Combien vit dans la félicité l’homme simple qui s’alimente à la source inépuisable des souvenirs. Seule richesse toujours disponible, aux mille reflets, aux mille chatoiements.

   Oui, vous les Attentifs, avez suivi cette aventure humaine jusqu’en ses pas ultimes qui signent le retour au foyer. Vous l’avez reconnue, c’est Àngela qui est sur le seuil de la porte, tout sourire dans la neige immaculée de ses cheveux. Mais entrez donc à la suite du Passatger, prenez avec lui le verre de l’amitié, et trinquez à la santé de vos hôtes. Ils seront tellement comblés de votre visite. Ainsi, peut-être, deviendrez-vous le Septième amer, celui par lequel le visiteur de l’étang, demain, commencera sa plongée dans les eaux fécondes de la mémoire. Peut-être !

 

 

 

 

 

 

 

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24 mars 2020 2 24 /03 /mars /2020 09:30
Goutte immobile du temps.

Le chemin qui mène vers la lune

11 Mars 2017

Photographie : Gines Belmonte

***

 La Lune vue par le Photographe

 Le temps est une goutte immobile, un cristal silencieux, une libre advenue, là, entre le passé qui flotte à l’horizon, le présent qui doute, le futur qui encore ne paraît que dans l’irrésolution de son être. Nul personnage qui dirait l’humain en son incontournable présence. Ici nulle médiation qui nous installerait dans une vision selon les Existants. Comme si la Terre avait été désertée par ses habitants, reconduite à une pure vision originelle. Alors la vie se laisse imaginer seulement, non déduire à l’aune d’un cheminement existentiel, d’un projet, d’une mémoire, d’un ici et maintenant qui fonderaient le socle d’une possible fiction. Tout ramené au jeu immédiat de la Nature. Plus de tentation anthropologique qui décrirait le réel grâce au filtre d’une subjectivité. Choses du monde contre choses du monde. Vérité indépassable puisque rien ne saurait altérer la relation des éléments entre eux. Comme si tout devait reposer dans ce cadre rassurant d’une immuabilité, d’une fixité qui ne sauraient encore dire leur nom. Pure innocence, eau dépourvue de bulles et d’écume, bouton floral en attente de sa germination. Espace immergé dans sa juste mesure, en instance de son déploiement.

 Eléments

 L’air est un glacis teinté de bleu transparent que souligne la fuite de nuages cendrés de gris. Le feu solaire n’est pas encore installé. Juste une esquisse plaquée contre le fond, à la limite d’un territoire nébuleux à peine distingué du sol dont il semble provenir. Les arbres dressés contre le ciel en dessinent l’inaltérable emblème : complémentarité du surgissement au monde du végétal qui féconde l’immensité du ciel en s’y fondant, en le révélant, en même temps qu’il s’y découpe en son apparaître. L’eau est présente en son invisibilité. Dispersée dans la fine texture de l’air, dissimulée dans le crin des herbes, scintillant dans la discrétion à la pointe des rameaux, coulant sous la tunique douce des écorces. La terre, l’humus discret font leur double ascension dans le chemin qui se dresse vers la Lune.

Ombre - Lumière

 Et puis l’ombre. Et puis la lumière. Car rien ne serait visible sans le jeu subtil qui les unit comme signes disant l’alphabet de la multitude. Ombre verte, dense, pareille à un roc, silhouette du taillis qui révèle la distance, installe la profondeur. Nul besoin d’une profération humaine, de l’éclat d’un verbe pour en faire voir l’unique beauté. Le dais immense de l’éther ne s’illumine que de cette opposition, que de ce contraste qui installe la scène du visible et donne lieu à toute chose. Lumière qui bourgeonne depuis l’infini et se révèle en tant que cette grâce de l’être qui ne saurait trouver de mots, seulement une apparition, seulement une épiphanie.

Lune - Statut ontologique

 Lumière de la Lune, ce mystère suspendu au centre d’un songe, qui s’y maintient par magie, qui irradie tel l’œil d’une lointaine créature dont rien ne saurait cerner l’étrange apparition. Le milieu de l’image est ce silence qui en assure la mise en forme, la maintient devant nous en la question qu’elle nous pose qui, jamais, ne saurait trouver son achèvement. Comme si elle était constituée d’une myriade de vues s’emboîtant en abyme jusqu’au centre incandescent de la conscience. En attente d’être décryptées. En attente seulement. Lune simplement positionnelle, dessinant dans l’espace le cercle d’une plénitude cosmique. Ni regardée en tant qu’objet (personne n’est là pour la viser), ni regardant en tant que sujet puisqu’elle apparaît comme ce luminaire suspendu dans l’éther dépourvu de conscience, privée de volonté. Un simple flottement, un être vide, une présence immémoriale remise à son contour, à son gonflement de matière inaccessible.

Lune-mot

 Lune-mot. Ici, dans le cadre de cette photographie les choses sont simples. Chaque chose jouant sa propre partition à l’insu des autres. Suspens, rhétorique du silence, dialogisme non encore installé. Chaque élément inclus dans son pour-soi, dans son immarcescible bogue remise à la certitude de l’éternité. Ciel, arbres, Lune, chemin, herbe, autant de présences immobiles isolées dans leur superbe autarcie. Nul langage qui relierait les éléments entre eux, nulle parole qui féconderait la rencontre. Liberté contre liberté dans une déconcertante dispersion ontologique. Il n’y a pas d’histoire. Il n’y a pas d’aventure. Le vocabulaire est figé à même sa propre beauté sans qu’il soit nécessaire de poser un commentaire comme propédeutique au connaître. Genre de savoir immédiat identique à celui d’un Quidam découvrant dans le secret des ombres bleues le chant pur de la source.

La Lune vue par le Peintre

Goutte immobile du temps.

Homme et femme contemplant la Lune

Caspar David Friedrich

Source Wikipédia

*

 Bien évidemment, ici, la représentation change de point de vue. Surgissement de la présence humaine qui métamorphose la sémantique de l’image. La Nature passe soudain d’un statut neutre (de la photographie) à celui d’une scène habitée, d’un spectacle contemplé. Le regard de la Nature qui était abstrait, désincarné, désubstantialisé, voici qu’il se trouve remplacé par la vision de personnages qui constitue non seulement un nouveau schème perceptif mais se donne en tant que changement radical de paradigme de la connaissance. Nouvelle interprétation que chacun peut mener à sa guise dans sa prise de possession de ce qui lui fait face.

 Lune - Statut ontologique

 La Lune devient un objet. Mais un objet quintessencié. Nullement une chose quelconque qui serait considérée en tant que pure contingence, hasard apparitionnel. La Lune est en effet « contemplée », ce qui veut dire que son être s’accroît de cette dimension que lui confère la dignité humaine, à savoir en faire le lieu d’une visée esthétique, peut-être lui conférer une place dans le site exigeant des choses artistiques. Car la Lune n’apparaît nullement comme un motif décoratif mais devient la figure essentielle de l’œuvre, le centre d’irradiation du sens. Tout y converge : aussi bien l’attitude hiératique des personnages qui semblent fascinés, aussi bien l’aire dessinée par les racines, le tronc incliné, la branche horizontale, la cape de l’homme qui en referme la belle circularité. La Lune est au foyer de ce qui est à dire. A elle seule elle tient en suspens tout ce qui s’y ramène de la même façon qu’un tellurisme n’est que l’écho d’un phénomène originel qui en assure la propagation.

Lune - Phrase

 En termes de linguistique, on est passé du mot immobile, solitaire à l’émission de la phrase. Car ici, dans l’œuvre de Caspar David Friedrich, il ne s’agit plus d’un pré-langage qui attendait une profération (la photographie dans sa position stationnaire) mais du début d’une fiction qui joue sur le vecteur d’un symbolisme religieux (un espace sacré est créé), sur la catégorie infiniment prolixe d’un tragique existentiel. Se dévoile la scène d’une inclination romantique dont chaque élément du tableau constitue un personnage émettant un discours. Le sol sombre et indistinct est annonce de l’inévitable finitude. Les racines sortant de terre, tels des membres humains dotés de doigts qui s’annoncent à la façon d’une allégorie, d’une délibération métaphysique faisant signe en direction des dangers qui guettent les hommes, sous les espèces du Destin. La teinte claire du ciel, son aspect de rumeur céleste s’annonce comme l’infini dont le fini terrestre est le confondant correspondant, le locuteur sans voix opposé à la fable illimitée de la transcendance.

La Lune vue par l’Ecrivain

 « Le silence protège les rêves de l'amour; le mouvement des eaux pénètre de sa douce agitation; la fureur des vagues inspire ses efforts orageux, et tout commandera ses plaisirs quand la nuit sera douce, quand la lune embellira la nuit, quand la volupté sera dans les ombres et la lumière, dans la solitude, dans les airs et les eaux et la nuit ».

Etienne Pivert de Senancour.

Obermann (1804).

*

Lune - Statut ontologique

 Si, de la photographie à la peinture il y avait accroissement d’être, avec la description dans Oberman la Lune parvient au sommet de sa signification. Elle n’est plus un être immobile, silencieux ou bien simplement « contemplé », elle est devenue cette amplitude au gré de laquelle tout s’expliquera et resplendira à l’aune de la diffusion de sa lumière. «… quand la lune embellira la nuit…» : comment formuler de manière plus précise le coefficient illuminateur dont l’astre de la nuit est investi, statut à proprement parler démiurgique, instance de révélation des choses placées sous le régime sublunaire ? Il semblerait que Senancour, dans son lyrisme cosmique, ait attribué à la Lune une essence, un rayonnement dont les êtres subalternes soumis à son influence recevraient le don sans même pouvoir en apprécier la juste mesure. Nous retrouvons cette même idée dans l’assertion de Jean Potocki dans Manuscrit trouvé à Saragosse : « Il semblait un esprit pur, qui aurait revêtu une forme humaine seulement pour être perceptible aux sens grossiers des êtres sublunaires ».

   Est-ce à dire que les hommes, dans leur dérive inattentive, ne seraient que ces êtres grossiers dont les sens approximatifs ne jaugeraient les effluves célestes que d’une façon prosaïque, demeurant enclos dans une nature primitive, archaïque ? Mais sans doute ici ne convient-il nullement de prendre les mots au pied de la lettre mais d’en deviner seulement la force symbolique. Créer une différence entre l’esprit pur et sa chute dans la forme matérielle, dense, souvent illisible. S’il est donné comme pouvoir à la Lune d’embellir la nuit, c’est bien qu’en plus de sa force créatrice elle possèderait une réelle puissance esthétique capable de métamorphoser le réel en autre chose que ce qu’il est, à savoir une beauté enfin accessible aux yeux décillés, ouverts aux mystères des choses.

Lune - Texte

 Ce qui, jusqu’ici, était silence (la photographie) ou bien début de profération (la peinture) se met à briller tel un texte (Oberman) qui entraîne un récit à sa suite. Mais les esprits rationnels argumenteront, et ils auront raison, qu’il y a différence de nature entre l’image et le langage. Ceci est une évidence et notre démonstration souhaiterait se situer simplement en termes de valeurs symboliques, comme si des sèmes représentatifs traversaient aussi bien les lumières et les ombres de l’image, les aires contrastées du tableau, les métaphores s’illustrant au travers de la fable pour user d’un terme générique.

   Mais demeurons sur les rives tracées par Senancour. Et référons-nous à ce qui a été dit au sujet de l’aspect linguistique qui court au travers des images précédemment évoquées.

   La Lune-mot était le domaine du silence, l’avant-profération ou l’apparition du mot isolé avant que n’intervienne la parole.

   La Lune-phrase reprenait et amplifiait ces prémices pour déboucher sur un assemblage de mots qui se livraient sous la forme essentielle de l’image, du symbole, de l’allégorie.

   Enfin la Lune-Texte clôt les essais antérieurs en les amenant à la fluence d’une histoire qui possède un avant et un après, un passé et un avenir, dont le présent de la donation ouvre les rives d’une temporalité, laquelle est la condition de possibilité d’une inscription dans le registre existentiel, dans le récit qui fait de nous des êtres habillés d’une réalité. Si l’énoncé de Senancour débute par l’évocation du silence (qui) protège les rêves de l’amour, combien, à la suite, son discours devient prolixe, combien le cours simple de la vie devient mouvementé, agité, furie des vagues et efforts orageux, tension des plaisirs, irisation de la volupté, genre d’amplification progressive de l’être jusqu’en son vertige le plus palpable.

   De la photographie à l’extrait d’Oberman en passant par la toile de Caspar David Friedrich, nous aurons été sous la fascination de la Lune qui n’est sans doute que le reflet de notre désir d’être un mot qui devient phrase, qui devient texte. L’homme est langage ou bien il n’est pas ! Peut-être est-ce là la leçon à tirer de cette mise en image qui ne saurait demeurer dans un éternel silence ! Nous voulons être Parole !

 

 

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24 mars 2020 2 24 /03 /mars /2020 09:29
Ton nom de Pierres Blanches

                      Photographie : JP Blanc-Seing

 

***

 

 

Ton nom de Pierres Blanches,

NIKITA,

Trois simples syllabes

Qui claquaient

Dans l’air pervenche.

 Comme ceci NI,

Comme le refuge de l’oiseau,

KI, comme le pli du souffle,

TA, comme le possessif.

 

Mais qui donc, Nikita,

 Toi la Fille du Vent,

Pourrait donc se targuer

 De te posséder,

Toi la libre qui n’as

Ni lieu, ni temps,

Ta seule vérité

Cette empreinte

Sur la colline de pisé,

Cette énigme à jamais

 Dont même le Sphinx

N’eût pu décrypter

Le message codé ?

 

Ignores-tu combien,

Dans ce matin

D’un premier soleil,

Mon trouble était avivé

De la trace par toi laissée ?

C’est terrible, Nikita,

De découvrir un luxe soudain

Et de ne jamais pouvoir l’enserrer

Au creux de ses mains.

 

Ton nom de Pierres Blanches,

Nikita,

Etait-il l’écho de ta hanche

Que je présumais troublante,

Saisie de mille picots

Disant la délivrance

D’un subtil écot ?

Sur ce coin de la terre,

Nikita,

En ce réduit du monde,

En cette invisible faille du jour,

Deux nous étions

Sous la voûte du ciel :

Toi que je ne connaissais pas,

Moi qui devenais,

De plus en plus,

A moi-même,

Ma propre inconnue.

 

Ne pas te savoir mienne,

Toi l’irrésistible,

Tutoyait l’indicible

Et mes yeux voguaient

Au loin embrumés

D’une infinie tristesse.

Comment étais-tu

Dans le réel

Qui flamboyait ?

Portais-tu des tresses ?

 Etais-tu rousse

 Avec des yeux verts ?

On dit ces Filles

Au tempérament de feu

Qui dévorent,

Telles les mantes,

L’objet de leur amour.

 

Ô combien, en un sens,

J’eus préféré m’immoler en toi

 Juste après la rencontre des corps.

 Ô crois-le bien

Sans aucun remords.

Certes, je n’aurais saisi de toi

Que la violence de ta loi,

Que l’étreinte mortifère

Mais peut-on survivre au feu

 Qui vous a brûlé

A cinglé votre âme

 Jusqu’en son principe premier,

Ce haut vol qui, jamais,

Ne devrait retomber ?

 

Ton nom de Pierres Blanches,

Nikita,

Abusé par mes sens,

Taraudé par mes fantasmes,

 Ne s’était-il donc mystérieusement

Métamorphosé

En LOLITA,

Même nom à un iota près.

Mêmes syllabes libres et claires.

Trois notes de clavecin

Tout contre la promesse

D’un fastueux festin.

 

Alors, Nikita,

 Je te voyais

Dans la douceur de l’âge,

Certes pas très sage,

Sans doute un peu volage,

Mais c’est ta primeur

Qui parlait à mon cœur,

C’est ta troublante naïveté

Qui m’ourlait de félicité.

 

 Oserais-je te dire

Telle que je t’imaginais,

Tes pieds mignons chaussés

 D’escarpins armoriés,

Tes mi-bas qui dévoilaient

Ton teint de rose,

Ta jupe si courte,

Elle incitait au voyage

Dont nul ne revient,

Même le plus ascète

Des patriciens.

Ton corsage enserrant

Deux fruits pommelés,

On eût dit des nuages

Dans le ciel apprêté.

 

Et ton visage,

 Cette nuée de bonheur

 Au milieu de tant de candeur.

Et ton sourire

 A peine esquissé,

Un rayon de soleil

Au cœur de l’été.

Et l’éclair de tes yeux,

 L’écho de ta chair

Dans le jour joyeux.

Ô Nikita-Lolita,

Puis-je encore demeurer

Dans l’essaim de tes bras ?

Te dire l’amour inaliénable

Que je te porte, ici,

Dans l’inenvisageable rime

Que trace ma vie

A mesure que mon regard

Te porte au centre même

De l’abîme ?

 

Un instant seulement,

Je t’aurais crue perverse,

Peut-être liée à quelque démon

Et mon chemin de hasard

Ne se fût tracé que dans

Un illisible limon.

Et pourtant,

Aimée hallucinée,

Es-tu autre chose qu’une fumée

S’élevant dans le ciel de mes idées ?

Fantasques, je dois bien l’avouer,

Moi l’éternel rêveur distillant

Mes pensées

Au hasard des nuées.

 

 

 

 

 

 

 

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23 mars 2020 1 23 /03 /mars /2020 20:21
Cette ligne au large des yeux.

Du côté de Saint Malo.

Photographie : Alain Beauvois.

 

 

 

 

  

   L’avant-dire des choses.

 

   Au début des choses, au tout début, dans le bourgeonnement premier du monde c’est une manière d’enfermement, une occlusion, un langage qui hésite et les mots se mêlent aux mots en pelotes, en nœuds inextricables, en fuseaux qui bourdonnent tout contre la vitre du ciel, au-dessus de l’illisible présence d’une terre encore dépossédée de ses attributs, simple absence glissant au sein même de sa vacuité. Ce qui est le plus incompréhensible, toute cette confusion de lignes, ces trains d’ondes indistincts, ces effusions appelant d’autres effusions. La terre n’est pas encore la terre, l’eau n’a pas commencé son long poème liquide, l’air est serré à la façon d’une tunique d’insecte, le feu dort dans sa gangue solaire, lumière incohérente qui attend l’instant de son surgissement, de son dévalement de photons.

 

   En attente de.

 

   Cela attend, cela s’impatiente parfois, cela fait son bruit d’arrière-monde comme si un démiurge malhabile tardait à mettre en œuvre son projet artisanal. Cela vit de l’intérieur, identique à une innocente conscience qui profèrerait un babil, jouerait à prononcer les termes de la venue au monde, sauterait à cloche-pied avant que de s’assurer de son hypothétique cheminement. Comme si le monde hésitait à être monde, à se donner sous la figure d’êtres achevés, promis à un devenir assuré de soi, à une surrection claire parmi le dédale des ombres, le labyrinthe des possibles existentiels. Il est si délicat de s’extraire de cette boule incantatoire avec son bruit de fond universel, de prendre forme, cette matrice définitive sous laquelle éprouver les limites de son essence, réaliser sa propre esquisse et se lever dans la faille étroite d’un destin.

 

   Trois lignes, d’abord.

 

   Quelque chose s’est déplié, quelque chose a parlé et voici que le silence se déchire, identique à une soie dont on partagerait la nappe serrée des fils. La nuit unitive, les ténèbres aux membranes de chauves-souris ont porté leur invisible voilure à la cimaise d’une connaissance. L’obscur est devenu lumière, l’étrange se décline sous le familier, l’illisible commence à tracer sur la toile du jour les signes de l’humain, ce paysage à l’extrême qui tire de sa proche inapparence le lexique de la beauté simple.

 

   Cela pleure en nous.

 

   Tout est là, posé dans l’évidence et pourtant cela pleure en nous, cela demande des comptes, cela fait sa complainte d’ennui, sa demande à devenir cette feuille de visibilité dont on lira les nervures, dont on goûtera le limbe à la manière d’une liqueur, d’un incroyable présent qui, précisément, se vêt du beau nom de « présence ». Tout se relie alors sous la bannière d’une harmone si vaste qu’on n’en discerne nullement les contours, les points de fixation qui s’arriment bien au-delà du regard des hommes dans cet inconnu qui appelle et referme d’un même mouvement la porte entr’ouverte de la question.

 

   Espace du recueil.

 

   Cela frappe les trois coups, comme au théâtre et les ondes du brigadier de bois fraient en nous l’espace du recueil de ce qui se donne à voir. Là, tout près, à portée de sentiment, une frise liquide qui fait sa trace de joie subite. Puis un grésillement de l’eau, les fils d’Ariane brodant la naturelle complexité des choses, leur complicité, le rythme de leur ordonnancement. Puis, au milieu de la plaine aquatique, cette barre d’écume, ce Verbe qui s’exhausse du presque rien, de l’inattendu, qui fait sa corolle de plénitude, son feu blanc instantanément rivé au pli intime de l’âme.

 

   A profusion.

 

   Cela fait sens soudain, cela s’entoure de noms, s’auréole d’adjectifs, se met à scintiller de la présence d’adverbes, parvient à la limite presque insoutenable de l’interjection. C’est si près du questionnement que nous en devinons les remous dans la citadelle du corps, la luxuriance sur la margelle de l’esprit. Plus loin les flux apaisés de la nappe vert-bleue si semblable à la turquoise de la fragile libellule. Enfin, à la lisière du déchiffrable, une langue de roches noires nous disant le terme, bientôt, du paradoxal événement. Un plateau de nuages,  schiste bleu qui traverse le jour vient clore la belle réalité de ce qui, à profusion, inonde la conque de notre vision.

 

  Qui floconne, là.

 

  Seulement nous ne sommes pas quittes de cette représentation. Des filins sont jetés qui nous rapatrient en nous et qui demandent raison. Mais peut-on jamais convoquer le paysage, acculer la nature à dévoiler le secret de son être ? Ce serait pure inconséquence que de le penser, inconscience majuscule que de requérir une réponse allouée au soulagement de notre mélancolie. Tout flotte là, maintenant, avec la belle tranquillité de ce qui va de soi. Nuages jouent avec mer qui joue avec terre qui se pose doucement sur l’immense lac bleu qui fait sa barre blanche qui floconne là, tout près de la braise de notre espoir. Il n’y a rien à dire, pas de geste à effectuer, nulle action à entreprendre. Demeurer assis en tailleur sur le socle des talons, sentir le fourmillement des choses dans la rivière de sable, le gris des grains gagnant l’anse marine du corps si près d’une fusion, d’une immersion. Eau lustrale qui pourrait nous reconduire en arrière de nous, avant même que notre nom ne nous assure d’une possible éternité.

 

   Gratuité du monde.

 

   Oui, d’une éternité. Le sentiment d’être glisse sur la feuille souple de l’eau, la demande d’accueil reçoit un don de ce qui, devant soi, fait son fruit de plénitude. A tout moment un corail pourrait émerger de l’eau pour nous dire la gratuité du monde à notre endroit. Une anémone teintée d’améthyste et de flagelles de nacre pourrait s’ouvrir en clairière afin de créer un poème nous encerclant de la souple latitude de sa prodigalité et les mots gonfleraient la nacelle de notre corps telle une baudruche marine, peut-être la semblance avec le poisson-lune, cet oursin des abysses portant avec lui l’entière charge de mystère qui nous étreint à chaque pas accompli dans la pénombre d’une incertitude.

 

   Empan océanique.

 

   Cependant, notre état d’âme, s’il est bien teinté de mélancolie ne s’abreuve nullement à l’essence du tragique. Oui, c’est bien une ivresse telle celle de l’infini qui nous rencontre, ici et maintenant, sur ce bout de terre qui devient la fondation même de notre patrie, le lieu éternel de notre chant, l’espace de notre communion avec ce qui est. Large empan océanique qui insuffle à notre séjour parmi les vivants la dimension d’une expérience cosmologique. Cela s’ouvre infiniment dans toutes les directions, cela palpite, cela fuse en rayons, cela s’étoile en milliers d’irisations comme si nous étions au centre d’un feu, foyer lumineux d’où part toute manifestation de félicité.

 

   Prolixe libation.

 

   Pourtant, dans un creux de notre pierre levée, peut-être le départ d’une fissure, la ligne de clivage qui, un jour, fera de nous deux territoires distincts, deux versants opposés qui se déliteront dans le sable d’une finitude. Non, nous ne serons pas ces colosses aux pieds d’argile tant que durera la sublime tension du paysage. Elle nous traverse, réalise son arcature, multiplie les crêtes et les sommets d’où observer la beauté insigne qui coule du ciel à la manière d’une prolixe libation. Rien, ici, ne peut être divisé. Rien ne peut se soustraire de rien. Le souffle est long qui parcourt d’un horizon à l’autre le dôme translucide du réel, cette subtile effervescence qui jamais ne pourra s’enclore en une enceinte, recevoir de limites, se laisser frapper au sceau d’une mortelle vacuité.

 

  Abîme qui se creuse.

 

   Le sublime est cette pure verticalité qui ne tient son pouvoir que d’elle, de nous aussi qui en éprouvons l’effrayante amplitude. Certes « effrayante », ce qui est le lot des choses belles lorsque celles-ci se situent à la limite de l’insoutenable. Ce qui est, à proprement parler, inenvisageable et qui nous tient en suspens, c’est l’écart, l’abîme qui se creuse de cette cruelle beauté à notre propre demeure qui tremble et demande une rémission. Celle-ci, seule le temps peut en accomplir l’incommensurable adresse afin que nous puissions emplir nos pupilles de ce qui pourrait les offenser si, d’aventure, nous devenions aveugles à ce ciel bourgeonnant, à cet horizon se disant tout en se retirant, à cette plaque d’eau couleur d’éternité, à ce  trait blanc  qui avance vers nous avec sa belle constance d’écume, à ces flots apaisés qui dessinent en leur mouvance les signes de l’immédiate saisie de cela même qui nous est remis comme notre destin. Oui, longtemps encore nos yeux s’ouvriront au bruit léger du jour. Qui, toujours est en attente d’accord. Seuls les hommes peuvent en être les récipiendaires. Seuls !

 

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22 mars 2020 7 22 /03 /mars /2020 09:47
C’était octobre finissant.

C’était octobre finissant. Il y avait si peu de jour et bientôt la nuit sèmerait son trouble, les hommes dormiraient. Seules les étoiles dans le ciel sans limite. Allant au hasard des rues, pourquoi avait-il fallu que je pénètre dans ce square ? Et, surtout, que je vous y rencontre. Enfin, voilà que je verse dans l’excès. La rencontre fut seulement visuelle. Votre regard, vous assise sur ce siège de bois, je l’ai saisi comme on le fait du froid, avec un frisson levant ses picots le long de l’échine. Un genre d’hibernation soudaine et le massif de la langue collé au palais. Comment aurais-je pu vous adresser la parole ? Jamais on ne parle à une déesse. Seulement la méditation, l’incantation intérieure et les mots au silence, recueillis devant tant de pure beauté.

Votre apparition - car c’en était une -, voici l’image qu’elle me livrait. Une coiffure semblable à celle de la Belle Epoque, deux courtes vagues de cheveux partagées en leur milieu, retenues par un discret bandeau, un front aussi blanc que la neige, le visage serti dans un ovale régulier, une bouche à la délicatesse de rose, deux arcs de sourcils réguliers qui cernaient de grands yeux sombres où semblait se lire, sinon une tragédie, du moins une infinie mélancolie. Un cou gracile comme le col d’une amphore, rehaussé d’un rang de perles claires. Vêtue d’une robe légère, près du corps, que soulignaient deux fines bretelles. Une fragilité dans la fraîcheur qui tombait.

Fallait-il être désemparée, pensais-je, pour s’offrir ainsi aux rigueurs du temps. Cependant, je ne voulais penser plus avant, imaginer une intrigue, édifier une fable qui eût détruit la beauté du geste dont vous me faisiez l’offrande. Le romanesque est toujours une perversion du réel, une fuite facile de ce qui cherche à se montrer. Je n’eus guère le loisir de songer longuement à ce qui pouvait vous affecter. Soudain, vous vous êtes levée comme sous l’effet d’une aimantation, avez gravi les marches, vous appuyant, parfois, contre la pierre des balustres. Je vous ai suivie, discrètement, non pour vous aborder, seulement pour mieux cerner cette existence au bord du vide. Sur le boulevard presque désert une longue limousine noire s’est arrêtée. Un homme élégant vous a ouvert la portière arrière. Vous êtes montée. La portière s’est refermée avec un bruit d’étoupe. La voiture a remonté lentement l’avenue. Il y avait comme une césure du temps. Je suis resté sur le trottoir de ciment gris, les mains enfouies dans les poches de mon manteau. Il ferait froid cette nuit sur la terre et les hommes se perdraient dans la serre chaude de leur chambre. Il ferait froid cette nuit, le jour serait long à venir !

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22 mars 2020 7 22 /03 /mars /2020 09:46
Du-dedans de soi en direction du monde.

Barbara Kroll.

Esquisse.

[ Ce texte, mi-nouvelle, mi-essai, est à considérer comme une approche fictionnelle de ce que pourrait recevoir comme définition l’être-que-nous-sommes dans une tentative de compréhension de soi (son propre « monde »), mais aussi de la totalité de l’étant dans lequel il habite en abyme (« l’univers »). Je poserai comme thèse initiale qu’être revient à prendre connaissance de soi à partir d’une constante relation (un passage, un métabolisme) s’établissant entre le « monde-pour-soi » et « l’univers-pour-tous ». Ceci constituant la signification ultime par laquelle se saisir de l’être dans un vaste essai synthétique. La métaphore de l’habitat servira de cadre général agissant comme nervure capable de fournir une architecture à un concept nécessairement abstrait. Bien évidemment, une telle fable est du domaine de la pure intellection, soit d’une vérité singulière recevant sa propre approbation du-dedans d’elle-même, à la manière de l’apodicticité des philosophes.]

C’était déjà une épreuve que de vous regarder et de ne rien savoir. D’où venait cet air d’abattement, cette attitude inclinée à la douleur alors que le ciel ruisselait dans le bleu, que Syracuse agitait ses palmiers dans la lumière d’été, que la Méditerranée faisait ses milliers de verroteries à l’infini ? Fallait-il qu’une tragédie vous eût atteinte, peut-être la survenue d’une brusque séparation ou bien quelque maladie sournoise faisant votre siège. Il est si difficile d’assister à une douleur muette, de n’en point saisir le sens, de demeurer les mains vides et l’âme troublée. De la Piazza Regina Margherita sur laquelle je venais souvent prendre un verre, j’observais le cube insolent de votre maison, terrier de ciment qui vous isolait du reste du monde. Les murs étaient ceux d’une forteresse avec de lourds étais de pierre prenant appui sur le sol, d’étroites fenêtres qui faisaient penser à des meurtrières, le toit brulé de soleil, le dallage de galets descendant en pente douce vers le port. Là était votre refuge, là était votre secret. Vous ne sortiez guère de votre abri ou bien alors dans la discrétion et c’est à peine si vos pas, sur les dalles de ciment, laissaient une fugitive empreinte, pareille à celle du scarabée sur le sol de poussière. Vous sortiez le matin, suivant la rigole d’ombre des rues, longeant l’arête plus claire des trottoirs comme pour mieux vous confondre avec votre propre fuite. Puis le soir, lorsqu’à l’aplomb des toits tombait une cendre violette, poudreuse, à la limite de la disparition, vous paraissiez, toujours dans cette même irrésolution qui donnait à votre allure le charme des impromptus. De cette cendre, de cette écume, vous étiez un genre de fragment, une infime particule s’effaçant à même qu’elle paraissait. Dans la journée, vous disparaissiez au profond de votre gîte, fuyant la ouate blanche de l’étoile au zénith, ses violentes éclaboussures. Il fallait bien reconnaître la manière d’inconscience qui consistait à longer les murs à l’heure verticale, au plein de l’été, alors que la Sicile brûlait du même feu que celui qui consumait l’Etna depuis la nuit des temps. Observant vos rares apparitions, comme l’entomologiste l’aurait fait d’un papillon rare ne sortant qu’avec la fraîcheur, j’en arrivais, notant tout sur un carnet - votre silhouette, la sévérité de votre robe noire, la sagesse de vos cheveux le plus souvent ramenés en chignon qu’une écaille retenait -, j’en arrivais donc à posséder de vous un savoir suffisant, sinon quelque hypothèse qui convenait à une approche de celle que vous sembliez être. C’était toujours mieux que de demeurer dans le silence avec une taie d’oubli où s’abîmait l’intelligence de vous. Il fallait connaître. Se voiler la face eût été indécent !

Du-dedans de soi ...

Vous avez choisi d’être là, au plein de votre demeure, dans le silence des murs, alors que tout s’agite autour de vous, aussi bien la foule colorée des gens, aussi bien les flammes solaires qui font leur carrousel dans le ciel teinté de blanc. C’est un refuge en même temps que le lieu d’un ressourcement. C’est une halte en même temps que l’occupation de l’espace en son entier. Il n’y a d’autre station que celle-ci afin que quelque chose s’éclaire comme un sens à donner aux choses. Aux yeux des incroyants et des analphabètes, aux oreilles des sourds, aux jambes lourdes des paralytiques, vous n’apparaîtrez qu’à l’aune d’une fuite et l’on n’aura de cesse d’assimiler votre existence à l’empan étroit d’une retraite, à la perdition dans la cellule définitive d’une réclusion. Vos geôliers, ceux qui vous auront condamnée avant même de vous avoir comprise auront fait de leur raisonnement aussi hâtif qu’indigent, le foyer même par lequel ils disparaîtront à une vision qu’ils auraient pu avoir du monde. Je dis bien « du monde », non de « l’univers » car, entre eux, « le monde », « l’univers », il y a comme un abîme sans fin qui se creuse. Une démesure, l’éloignement de deux pôles identiques qui se repoussent. Car, ici, il convient de placer du concept sous des nominations apparemment bien innocentes, immédiatement perceptibles, aisément repérables. En réalité, une manière d’apodicticité dont il conviendrait de s’éloigner afin de ne pas sombrer dans de trop faciles évidences. Il y a vous, il y a l’en-dedans de vous - « le monde » - ; l’en-dehors de vous - « l’univers ». Mais, un instant, demeurons et posons les choses devant nous afin qu’elles se présentent dans leur ordre naturel.

Afin de comprendre « l’univers », dans une première appréhension intellectuelle, il suffit de penser à tout ce qui n’est pas nous, qui nous est extérieur, que l’on peut facilement observer depuis sa propre place de sujet. C’est le domaine du préhensible, de l’utilisable, de l’ustensilité, de l’à-portée-de-la-main. Sous ce vocable générique, il faut aussi bien entendre les choses de la vie matérielle telles que le marteau ou bien la pomme, mais aussi bien l’étoile au fond du cosmos, le nuage, le feu, l’arbre et, enfin, l’Autre, puisqu’aussi bien nous pouvons en réaliser une approche matérielle, incarnée, rendre compte de ses qualités, décrire son épiphanie. L’on aura compris que le terme « d’univers » recouvre celui, quasiment homonyme, « d’altérité ». Est « univers », tout ce qui n’est pas nous, dont nous pourrions dire qu’il constitue un commode satellite nous permettant de fixer, depuis notre périphérie, les coordonnées de notre quadrature spatio-temporelle, en même temps qu’existentielle.

« Le monde », quant à lui, se déduira facilement de « l’univers » par la simple mise en relation ou, plutôt, par la mise en œuvre du processus dialectique, la loi des contraires y jouant le rôle d’une architectonique. Le système du « monde » se construira en raison inverse de ce que le système de « l’univers » nous aura fourni comme clé compréhensive, à savoir que le « monde » sera ce qui fera face à « l’univers » à défaut de s’y inclure. Le « monde » sera pure singularité, essence par laquelle un individu prendra non seulement acte de lui-même, mais de tout ce qui l’entoure comme ce qui n’est pas lui. Il n’y a guère d’autre voie pour se construire une ontologie et brûler de l’intérieur même de son propre être, s’excluant en cela de toute tentative de se percevoir comme un fragment d’un corps plus grand que soi mais qui ne nous appartient pas, pour la simple raison que, si nous admirons l’étoile, pour autant nous ne sommes ni Betelgeuse, ni Polaris, ni Capella.

… en direction du monde.

Le jour est levé sur Marzamemi, il ricoche sur les blocs de béton, sur la plaque lisse et éblouissante de la mer. Il peint en rouge brique, en blanc rococo le décor de stuc du Castello Tarufi avec ses murs lépreux, les grilles rouillées de ses fenêtres, sa piscine envahie d’une savane d’herbe, son clocheton de pierre hexagonal semblable à un bloc de nougat, ses moellons et ses créneaux, mémoires d’une ancienne gloire aujourd’hui décatie, vieille fille nostalgique de son passé glorieux. Ailleurs, sur les plages écrasées de soleil s’offrent les victimes expiatoires, faces tournées vers l’astre bouillonnant, seins comme des collines incendiées, peaux lustrées à la manière de bois rituels, sexes dardés ouverts à la puissance de l’heure, au désir violent des hommes. Ici, tout est extérieur à tout. Il n’y a pas de compréhension qui dirait la valeur intime de la poésie, le susurrement de la confidence, l’ébruitement d’un simple chant de cigale dans la rumeur souple de l’enceinte de peau. Ici, tout est violenté, tourné vers l’en-dehors de soi, autrement dit vers cet insaisissable qu’est tout « univers », vers ce fourmillement qui disperse et égare de sa propre certitude d’être. Les bassins des femmes sont pléthoriques, les hanches voluptueuses, les clitoris levés, les lèvres humides au regard des phallus monochromes hissés à l’extérieur de leur fourreau de chair, en quête d’une infinie turgescence comme pour dire la gloire de paraître dans l’accablement du jour. Parfois des freux noirs, en lame de faux, surgissent de la toile du ciel et déchirent l’air de leurs cinglantes mélopées. Alors, sur la terre, il y a comme une immense déchirure et tout monte à l’assaut du ciel, en immenses trombes blanches, en geysers de feux. Les lourds effluves du monoï, les imposantes fragrances des chairs cuites, les pyramides fruitées des crèmes glacées, leurs effractions de vanille outrageuse, la sueur, la dilatation des pores, les soupirs à peine voilés du désir, tout ceci s’étire en longs lambeaux fuligineux, en sourdes cantilènes avec leur bruit de bourdon. L’heure est tellement allouée à cette démesure qu’il n’y a plus que cette lente vibration par laquelle tout demeure figé dans la glu épaisse des heures et l’hébétude est grande qui fait éclater la conscience de soi en millions d’insaisissables particules, loin , très loin, si bien que ce que l’on prétendait connaître, ce préhensible, cet à-portée-de-la-main disparaît à même sa propre profération.

Du-dedans de soi …

Vous êtes dans cette posture étroite, hiératique, qui semble tellement vous définir, coller à celle que vous êtes depuis cette source silencieuse qui vous alimente, coule infiniment entre des rives herbeuses, s’étale en des lacs aux eaux claires, gagne l’aval dans le lacis des mangroves, arrive à l’estuaire dans l’éblouissement de soi. Car, jamais, vous ne vous êtes absentée de vous. C’est la même eau qui vous parcourt depuis la discrétion de la fontaine, ce sont les mêmes gouttes serrées, denses, réunies, qui animent le centre de votre être et le portent au recueil, à la signification, à la pureté. La vérité est là qui fait son parcours droit, dresse sa gemme orthogonale dans la densité du jour. Il n’y a pas besoin d’aller bien loin, de parcourir la crête des montagnes, de naviguer sur les vagues hauturières des océans de verre, de propulser son corps d’insecte dans le ventre glacé des carlingues. Non, il y a simplement lieu d’être en soi, dans le calme de l’aube et de voir poindre le jour. La maison est tout autour avec ses cloisons de ciment et c’est une comptine assourdie de « l’univers » qui arrive sur ses chaussons de soie. Cette une à peine parution des choses, c’est le « monde » qui s’annonce, le seul qui vous soit jamais accessible, « votre monde » inaltérable, celui qui se ressource éternellement à la lumière de la conscience. La vôtre. Il n’y en a pas d’autre ! Il n’y en pas d’autre pour la simple raison que la polyphonie des autres consciences, si elle est bien réelle, levée dans la brume, hissée tout en haut des effigies de vos semblables, elle ne vous parvient que par un jeu de miroir, un phénomène d’écho. Comment, en effet, pourriez-vous en témoigner alors que faire votre propre inventaire est déjà une tâche épuisante ? Et, d’ailleurs, comment pourrait-il en être autrement ? Vous ne savez rien de votre propre visage, ce sont les autres, (« l’extérieur ») qui le voient, en prennent acte et vous le livrent par le biais de la parole, d’un sourire, parfois vous en privent tellement ils sont absents de vous. Mais ceci n’est que pure digression. C’est de vous dont il est question, de votre apparition, de votre phénoménalité dans l’enceinte de celle que vous êtes. Mais il faut éviter la seule rhétorique, le concept abstrait qui dessèche et ne laisse apparaître que les nervures de la feuille à défaut d’en livrer le limbe. Une fois de plus il faut recourir à l’inépuisable, l’inoxydable métaphore qui livre en images ce qui, habituellement, s’énonce en pensée. C’est à trois harmoniques fondamentaux d’une possible ontologie qu’il nous faudra faire appel si nous voulons commencer à faire émerger ce qui, de vous, peut être dit comme possibilité d’existence.

Vous êtes donc dans l’enceinte de pierre, dans le frais des ombrages, penchée comme pour une cérémonie secrète mais vous en êtes la seule officiante, à la fois prêtresse, à la fois récipiendaire d’un geste qui s’annonce dans le secret d’une hiérophanie. La lumière est cendrée, identique à celle que l’on trouve dans les cryptes, au travers des vitres d’un aquarium ou bien dans les aubes grises alors qu’un fin grésil envahit le ciel de sa douce laitance. Vos cheveux sont dans l’abandon, genre de broussaille brune qu’un invisible mur semble attirer afin de le connaître. Votre visage de cire, votre cou d’albâtre sont séparés par la frontière sinueuse du maxillaire que souligne une ligne neigeuse. Vos bras sont des lianes infinies, de longues ramures cascadant vers l’aval d’un corps que l’on devine souple, fluet, posé dans une manière d’esthétique gracile. Pour seule vêture une longue robe tenue par deux fines bretelles et l’amorce de vos genoux que l’ombre reprend dans la nuit de la pièce. Tout ceci paraît tellement immuable, tellement réfléchi, décisif, comme si quelque chose allait avoir lieu d’important, d’irréversible. Mais ceci n’est que le praticable sur lequel le sujet - vous -, apparaissez alors que bien des choses demeurent occultées, inaccessibles. Revenons à la trilogie signifiante des métaphores et essayons d’approcher « votre monde » - c’est bien de cela dont nous sommes en quête -, à partir de ces images qui nous installeront dans une hypothétique vision de votre être ou, à tout le moins, aux esquisses qui s’en échappent et concourent à fixer le cadre de votre exister.

Votre propre symphonie - car tout être sur terre est de l’ordre du musical -, nous l’interpréterons selon trois mouvements afin que, de vous, tout se déploie jusqu’à la limite d’une énonciation proprement perceptible. Après, il n’y a plus que le silence qui puisse rendre compte du mystère de l’apparition. Donc trois parties qui se déclineront selon un rythme croissant : andante ; allegro ; scherzo. Andante ou modéré sera le premier temps caractéristique de la monade selon Leibniz ; allegro sera celui de l’écho ressenti dans la conque amniotique ; enfin, scherzo sera la mesure portée à son acmé dans la pure révélation de la chôra platonicienne, enfin de ce qui peut, intellectuellement, se déduire de son appréhension. Mais, dans cette approche sur le mode musical, vous verrez aussi bien une esthétique - à savoir l’appel à une forme afin qu’un fond se dévoile -, aussi bien le mode général par lequel une philosophie s’annonce. De la monade, de la conque, de la chôra, c’est d’abord de leur propre morphologie comme habitat de l’être à laquelle vous prêterez attention. C’est, à chaque fois, d’un monde-pour-vous dont il sera question et de sa capacité à faire efflorescence jusqu’à une manière d’absolu, d’une quête de l’indépassable.

Andante - Monade - Vous êtes au centre de votre demeure de pierres, genre de forteresse levée contre le jour. Vous avez tiré les lourds volets de bois, ménageant dans le secret des murs un genre de nuit dans laquelle vous trouvez refuge et gloire de vous-même. C’est un luxe que de demeurer ainsi et de ne rien devoir aux agitations qui sillonnent les plateaux de terre, l’aire lisse des océans, le parcours éthéré du ciel. De plier son être autour de son germe premier et de n’en rien savoir. Comme si l’omission de soi suffisait à clore la question avant même que l’interrogation ne soit posée. Silence contre silence. Syracuse est loin, l’Etna fais ses fumerolles confidentielles, la Sicile est une simple tache brune sur la carte des indécisions. Vous êtes là, dans le recueillement de vous-même, et les autres, ceux qui hantent les plages de la densité de leur chair brûlée par les rayons inquisiteurs ne sont que de pures hallucinations, de simples théâtres d’ombre. Certes votre être, ou du moins ce qui s’illustre dans cette effraction ne disant encore son nom qu’en termes aphasiques, cette pente vers une possible identité vous suffit. Vous êtes microcosme, atome ou bien quark brillant de sa propre euphorie autistique, de sa simple boule polychrome pareille aux calots des enfants faisant leurs lacets et leurs voltes sur les chemins de poussière. L’être est ce chant modéré au plein de vous, cette manière de source lovée sur ses gouttes claires, cet alphabet simple égrenant son chapelet de sèmes cryptés. Il en faut si peu pour que quelque chose comme paraître au monde fasse sa première ouverture, son chant de lampyre parmi le cristal des herbes alors que l’aube s’installe tout en bas de l’horizon, sur la ligne flexueuse entre ce qui n’est pas encore et ce qui sera bientôt. Ainsi posée, dans cette avant efflorescence, vous pourriez stationner jusqu’à la fin des temps, donnant lieu à une promesse d’éternité. Mais il en est de l’être comme de ses manifestations contingentes, cela s’anime continuellement en lui, cela veut dire, cela veut proférer et commencer le poème infini en direction de cet innommé qui, pourtant, doit bien consentir à se revêtir de quelques prédicats. Le blanc n’existe qu’en attente des couleurs, l’aube qu’à devenir lumière zénithale puis crépuscule, enfin nuit.

Allegro - Conque amniotique - Le jour avance dans le ciel, il est maintenant une lueur dense plantée dans la dalle mondaine où sont les trajets incessants de fourmis des hommes, l’éclair de leurs yeux traversés d’envies pléthoriques, de désirs pareils à la gorge bleue des caméléons, à leurs infinies variations colorées. Les volets, vous avez consenti à les entrouvrir, à faire que leurs coins de bois s’enfoncent dans la densité des heures. Ce n’est plus la nuit, maintenant, dans le cube de ciment, mais ce subtil clair-obscur (pensez à Rembrandt, à Georges de la Tour, au Caravage), par lequel s’annonce une ouverture de l’être, le début d’une clairière dans la savane du doute, la connaissance des choses, à commencer par les vôtres, puis celles de l’univers qui vous entoure, univers qui n’est qu’un fragment de votre conscience porté à un début d’incandescence. Connaître est toujours une combustion, une brûlure, mais intérieure, métabolisée, non l’exposition d’un épiderme au soleil et de teintes insues faisant leurs broderies à même une peau muette. Les plages ne sont que la rémission à paraître dans la pure verticalité, le simple abandon dans la dérive des corps. La peau est notre dernier rempart, il faut en faire le lieu premier d’une révélation. Le frisson est le paradigme originel de la pensée, la sensation brute par où frayer son chemin dans la glèbe lourde de l’exister. Il y a peu, dans l’obscur encore soudé de votre monade, dans l’étroitesse de l’être à se mouvoir, ne s’informait qu’une image unitive, vous confondu avec cela même qui vous abritait, cette cellule enclose sur son repos comme un immémorial pas de deux n’ayant encore pu inventer qu’une chorégraphie amputée de son partenaire, manière de valse à quatre temps s’immolant dans un seul temps, éternellement vide. Maintenant, depuis que vos fenêtres ont consenti à entamer le voyage pour plus loin que vous, vous sentez les rémiges de l’altérité faire leurs merveilleux et inquiets ondoiements. Cela bouge en vous, cela bouge au-delà de vous, dans ce qui est votre prolongement, qui est la source dont, à votre tour, êtes l’incroyable ruissellement. Cela bat dans le souple des eaux amniotiques et vous êtes algue dans les flots du devenir, et l’on est vous dans cette vague qui vous submerge tout en vous portant sur vos propres fonts baptismaux. Ecume de l’eau lustrale qui vous installe en vous, vous fixe au socle de l’exister, vous éloigne déjà de cette dyade par laquelle vous êtes, cette falaise qui vous domine du haut de son arche maternelle et vous rassemble dans le pur mystère d’être. C’est un immense progrès que de se sentir séparé de soi, de s’effeuiller selon une multitude d’images stellaires, de rayons faisant leurs effusions dans toutes les directions de l’espace. Depuis votre centre, depuis votre ombilic étoilé, depuis la moindre de vos cellules partent les milliers de mots qui, bientôt, fleuriront votre bouche. La grande roue s’est mise en marche, l’immense carrousel où monteront tous les passagers invités ou bien clandestins de votre « monde », les incroyables constellations qui feront de vos yeux des feux de Bengale, de vos mains les prodiges d’un possible artisanat, de vos pieds les infatigables messagers foulant les chemins de la terre et du ciel. Car, dès lors que la manifestation s’est installée, rien ne s’oppose plus à ce que votre savoir de l’univers s’irise des feux de la passion, se colore du fourmillement pressé des choses qui viennent à votre encontre, tout comme vous allez au-devant d’elles.

Scherzo - Chôra platonicienne - La bascule du jour est en voie d’accomplissement, portant en elle la résille serrée du temps, son inquiétude de s’absenter et de ne plus paraître qu’à l’aune d’une perte définitive. Les bruits sont grands qui parcourent la terre et la griffent de leurs dents éclatantes comme le soleil, tranchantes comme la lame du silex. Sur les plages, sur les millions d’éclats de mica, sur leurs arêtes éblouissantes roulent les corps d’acier, les corps de titane aux reflets crépusculaires. On se veut impérissables, on se veut rochers inexpugnables que, jamais les vagues n’atteindront, que jamais le vent n’effritera, l’érosion n’usera. On dresse au vent la gloire d’exister, on dispose ses reins en arcs tendus, on fait jaillir les muscles de ses jarrets, on amasse toute la puissance disponible dans le creuset bouillant de son bassin, on fait de la hampe de son sexe un diapason qui vibre dans la rumeur solaire, on expulse au loin les graines de ses verges d’or que des vulves disposées en arène reçoivent dans l’efflorescence ouverte de leur désir. C’est un immense feu d’artifice, un long crépitement qui monte dans l’air serré, gagne les hautes couches de l’atmosphère, tutoie la ganse blanche des nuages. Cela fait sa vibrante symphonie, bien après que les hommes sont couchés sur les nattes de leur destin, cela rugit jusqu’aux limites de l’empyrée, cela se mélange aux solfatares de l’Etna, cela habite le rêve en longues flammèches étourdissantes. C’est cela l’ivresse d’exister, la rhétorique du plaisir, la syntaxe infinie, la modulation inaltérable de la diaspora humaine aux quatre horizons de la puissance tant qu’elle peut disperser la semence de la folie de vivre. Car vivre est une folie : celle de paraître écartelé entre soi et l’autre, (cela qui nous est intimement étranger, bien qu’indispensable), donc de vivre et de ne pas chuter trop tôt dans l’abîme. Et vivre ici, en Sicile, sous cette nappe d’air pareille à un rideau de scène enflammé, c’est faire de son corps une voile solaire, de son esprit une matière ignée, de son âme la flamme prête à surgir au milieu de l’étonnement. De soi-même. Des autres. Alors, quand les heures virent au violet, que les visages se teintent d’indigo, que la mer fait rouler ses vagues dans des bulles claires, on se réunit sur des places, autour de verres où flotte un vin ambré et les yeux sont des vertiges où se lisent tous les mondes, où se devinent tous les univers.

Je suis assis à la terrasse d’un café de la Piazza Regina Margherita, verre à la main dans la décroissance de la lumière. Vos volets sont grand ouverts, maintenant, et je devine votre longue silhouette noire affairée à quelque tâche inconnue. Peut-être lire, peut-être lisser le maroquin d’un incunable, peut-être tout simplement rêver. Ou bien être absente de vous, dans l’attente d’être et d’en avoir, soudain, la révélation. C’est étrange combien votre abri, ce cube de ciment qui commence à se confondre avec l’encre nocturne se superpose avec l’image de la chôra platonicienne, cette « nourrice du devenir » précédant tout intelligible mais en constituant la condition de possibilité alors que, bientôt, le sensible en résultera et les infinies déclinaisons existentielles. Merveilleuse corne d’abondance, superbe intuition du philosophe portant à la parution ce qui ne saurait l’être, à savoir « l’être », précisément, dans une sublime forme métaphorique ne disant jamais ses propres contours, pas plus que le secret porté entre ses flancs. C’est à nous de réaliser le travail, de faire émerger à la force de notre envie de connaître l’étrange phénomène qui, du rien, fait naître ce quelque chose, fleur, bouquetin dardant les cannelures de ses cornes tout en haut du rocher, vol en V des oies sauvages, fines mains occupées à tresser un jonc, épiphanie du visage venue nous dire, en mode crypté, toute la beauté du « monde », le nôtre, en même temps que celui de « l’univers », cet autre que nous regardons, tout comme lui nous regarde dans une manière de vision en chiasme. Car, regardant l’autre, tout se retourne incessamment, le regardant devenant le regardé. Mise en écho des consciences dans un incroyable phénomène de réverbération.

C’est comme un atome perdu dans les mailles du temps, de l’espace, la simple vibration d’une lumière qui viendrait de très loin, une à peine rumeur dans la comète des incertitudes. Est-ce vous que j’aperçois dans la brume cosmique, vague forme noire si peu assurée d’elle-même, flottement d’une âme à la recherche d’un corps ? C’est tellement troublant, d’être là, dans le calme de la nuit sicilienne et de se disposer à voir la naissance d’une étoile. C’est si éprouvant pour un corps enserré dans sa tunique de peau, un esprit engoncé dans les rets des formulations coutumières, que d’assister à cela qui n’a pas de nom et qui, bientôt, foulera de ses pieds la poussière terrestre, ses contingences étroites, ses meutes de boue et de fange ! Si éprouvant. Je voudrais vous retenir, ainsi, tout au bord de vous-même, avant que le cycle du temps ne vous ait saisie et installée dans cette irréversibilité qui s’appelle l’existence, dont l’auréole, prochainement, ceindra votre front. Mais, peut-être, est-ce mieux de suspendre tout jugement, de se laisser aller à ce qui doit survenir, sans doute de toute éternité. Oui, maintenant, vous n’êtes plus que cette indistinction, cette coulure sans bruit, cette fuite, ces cheveux de comète égarés dans la longue nuit méditerranéenne. Déjà votre corps, ou bien ce qui en tient lieu, est à l’orée du toit, pareil à une eau nourricière, à une source égarée dans la densité d’une mangrove, dans ses subtils entrelacs, parmi les touffeurs végétales, alors que le jour est en attente de paraître. Cela prend corps, cela délaisse l’esquisse, cela occupe la densité d’une encre, la sourde présence d’une gouache, cela prend la matière d’une huile. Là, sous mes yeux étonnés, sous la giration des étoiles, parmi les effluves d’une chaleur finissante, c’est vous, l’unique, la singulière qui dépliez votre monde sous le regard de l’univers. Vous étiez pure intellection, idée flottant dans ses atours immatériels et voici que votre parution a lieu, dans la plus pure des évidences qui soit. Telle une fleur, une rose s’ouvrant au mystère d’exister. Votre demeure, sa soudaine feuillaison, cela n’a rien d’étonnant que je lui ai attribué le rôle matriciel de la chôra, ce récipient ontologique qui, sans cesse, interroge depuis sa sublime invention, la chôra, ce chaînon manquant qui rendait bancale la théorie platonicienne des idées. Oui, vous êtes la magnifique illustration de ce que connaître veut dire et du médiateur qu’y s’y emploie avec la sobre élégance de la métaphore.

Au début, au tout début, vous n’étiez, dans le refuge de votre monade, qu’un mouvement à peine esquissé, andante, pris de lenteur, vie simplement larvaire en attente d’une promesse d’exister. Puis l’ouverture s’est faite, allegro, plus vive, plus inclinée au dévoilement dans la rumeur simple de la conque amniotique, vous y deveniez cette chrysalide certes soudée à son hôte, mais déjà affiliée à une amplitude, à une vibration qui irait s’accentuant, scherzo, se plissant de milliers de significations pour déboucher dans l’aire extatique du papillon, métamorphose accomplie, dans cette tunique chatoyante, dans ce dépliement d’ailes mordorées et d’eaux claires comme celles des lagons, qu’installait la chôra dans la plus pure joie. Voilà, vous étiez arrivée dans la plénitude de vous, seulement occupée à vous y maintenir le plus longtemps possible, vous étiez dans le site incroyable de l’être, le vôtre confronté à celui du vaste univers. Les trois stations de l’être, vous les aviez parcourues sans que ceci vous affectât plus que le souffle du vent dans les hautes herbes des savanes. Une respiration, le passage du temps sur l’eau calme d’un marais. Et tout ceci avait eu lieu, sans même une césure, la moindre hésitation, sans qu’un suspens en interrompît le cours harmonieux. L’être, ce mystérieux être que partout l’on convoquait à défaut de pouvoir s’en saisir, c’était cela, la pure parution de soi, le processus inaperçu, sa propre métamorphose atteignant la sublime imago, l’incroyable métabolisme fécondant le monde-du-dedans pour l’amener au-devant de l’univers dans l’évidence d’exister. Mais, de ceci, aussi bien vous, la regardée, aussi bien moi, le voyeur, ne pouvions en être alertés pour la simple raison que le procès respectif de notre propre être se déroulait à notre insu, vérité s’occultant dans le moment même de sa révélation. Toute vérité reposait sur ces fameux fondements d’une vérité aléthèiologique, l’être se voilant à mesure qu’il se dévoilait. Identiquement au dépliement des pétales de la rose, à celui, majestueux, de l’ouverture de la fougère, enfin au secret ouvert par toute métamorphose en tant que révélation d’une synthèse spatio-temporelle et ontologique. Il semblerait qu’à observer ceci, ce simple dépliement et d’en réaliser l’intellection adéquate, l’on fût en possession d’un des paradigmes les plus pertinents permettant une approche de son propre monde intérieur ainsi que de l’univers qui nous entoure, auquel nous participons et duquel nous participons. Il semblerait qu’il n’y ait guère de métaphore plus éclairante.

Mais, maintenant, belle inconnue incise dans son cube de béton à la manière de l’insecte prisonnier de son bloc de résine, il convient de vous remettre à vous-même dans la plus grande liberté qui soit, la seule disposition de l’âme qui convienne afin de faire l’épreuve de l’être. Vous serez de telle ou telle manière parmi les contingences mondaines, mais toujours, en vous, cette chorégraphie andante, allegro, scherzo, comme pour dire l’urgence d’être et de comprendre. Ceci nous appelle et nous fait signe à la manière d’un absolu. Or, jamais, l’on ne s’exonère de connaître. Le faisant et c’est la finitude qui s’est emparée de nous. Soyons temporels : ceci est notre condition !

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22 mars 2020 7 22 /03 /mars /2020 09:45
Est-elle le chaos originel ?

Esquisse.

Œuvre : Barbara Kroll.

Le problème de l’existence, car il y a problème, ce n’est ni l’esprit à la consistance de souffle, ni l’âme dont l’eau fluide glisse continûment entre nos doigts hagards, ni la conscience, ce fameux « instinct divin » tellement coalescent à notre propre condition que nous n’en percevons nullement l’éternelle vibration. Le problème, le seul, c’est le corps. Dès avant notre naissance il se confond avec celui de notre génitrice, emboîtement si subtil d’œufs gigognes qu’aucun des deux ne peut se reconnaître comme autonome, pourvu de frontières visibles. Deux destins dont l’alpha et l’oméga consonent sans même s’apercevoir d’une quelconque différence. Puis nous naissons, ou plutôt, il est mystérieusement décidé que nous venions au monde sur le mode de la contingence. Ceci devait avoir lieu, tout comme son contraire eût été une simple possibilité du hasard, la rencontre hypothétique d’un spermatozoïde et d’un ovule dans l’infinie complexité du cosmos. Nés malgré nous il nous sera demandé tout au long de notre vie d’en porter les conséquences comme si, déboulant sur Terre, nous fussions en dette de ce dévalement. Dès lors pas un jour qui ne s’inscrive dans la douleur ou bien la perte. Pas un jour qui paraisse dans la joie simple d’être. Non une étonnante persistance parmi la plante, l’animal, l’autre, notre semblable qui flotte sur le même écueil et se raccroche, avec nous, aux flancs incertains et mortifères du Radeau de la Méduse. Pas un jour sans qu’une rage de dents ne nous vrille de l’intérieur, que l’amour nous désole, que le désir ne fasse au centre de notre ventre les flammes d’une lutte immédiate, urgente. Nous sommes les victimes de cette unité à laquelle nous aspirons alors que nos doigts ne saisissent jamais que des fragments de réalité, que l’incomplétude est notre alphabet quotidien. Le problème du corps n’est guère différent de celui du végétal, lequel d’abord graine, puis épi, puis simple flétrissure retourne dans le sol qui l’a originellement porté afin qu’une nouvelle génération puisse survenir. L’incontournable évidence biologique est celle de la corruption par laquelle tout vient à l’exister en même temps que les prémices de la vie sont en instance de clôture. La distinction de l’homme et de la plante ne s’illustre qu’au degré de conscience respectif qui les anime. La logique végétale est circonscrite au processus de la photosynthèse, à savoir à une quantité plus ou moins grande de lumière. La problématique de l’homme, elle aussi, s’affilie au registre de la lumière mais dans sa perspective métaphorique, plus ou moins de clarté se définissant selon la qualité d’ouverture de la conscience et l’empan de lucidité.

Mais privilégions donc l’image qui nous est proposée plutôt que de nous en remettre à de simples considérations conceptuelles. A prendre acte de cette œuvre en voie de gestation, c’est d’un sentiment de malaise dont nous sommes envahis. Il y a quelque chose qui nous déroute, quelque chose qui nous renvoie à une structure primitive, archaïque de figuration de la forme humaine. Comme si nous étions proches du Chaos dont nous fûmes tirés depuis des temps dont il est impossible de fixer les contours. Un temps d’indistinction, un temps entremêlé à l’espace, un temps d’où commencent à émerger les premières formes, les esquisses de la dimension anthropologique. Bien plutôt que de parler de corps, ici, nous serons amenés à considérer le langage pré-humain à la manière d’un balbutiement enfantin ou d’une espèce de sabir dont les premiers mots ne sont que des éructations de la matière. Il est si difficile de sortir de sa gangue de pierre et de lave, si difficile d’élever sa propre concrétion face à l’informe, au sauvage, à l’univers tératologique qui ne façonne que des bulbes, des moignons, des tubercules si indistincts, teintés d’animalité. Les premiers essais de la vie, il faut les imaginer comme sortant d’une boue primordiale, manière de boudins de terre, de colombins s’extrayant de la masse, édifiant laborieusement, avec force tâtonnements les murs d’une future Babel au sein de laquelle seront les vagissements, les bégaiements, les énonciations aphasiques avant que ne s’éploie le luxe du langage, ne rayonne la merveille du sens à accomplir.

Comment ne pas percevoir dans cette figure torturée de l’icône féminine l’arrachement à soi dont toute existence est le creuset fondateur ? Il faut rompre ses propres amarres avec le roc biologique, en oublier la densité immémoriale, l’inertie première. Car toute chose - l’eau, l’arbre, la racine, le vent -, toute chose donc veut, par nature, rejoindre l’abri qui le vit naître, la source qui le porta sur les fonts baptismaux. Instinct du saumon qui remonte au lieu de naissance qui est en même temps lieu de fraie et de mort, de renaissance ensuite puisque la généalogie naît, toujours, d’un ensevelissement de ceux, celles, qui ont été les instigateurs de ce qui est, croît et obéit au mouvement ancestral d’apparition-disparition. Le corps ici présent tient sa fulgurante présence et l’intensité de son drame des tragédies somatiques qui l’ont précédé. En lui le corps massif de l’homo erectus, cette énergie si proche des ondes telluriques qu’on pourrait en entendre les reptations à seulement imaginer les convulsions de l’écorce terrestre. Eu lui le corps du Christ dans la lumière déclinante du Golgotha et les clous égouttant le sang encore tiède du meurtre perpétré. En lui le monstre des jardins grotesques de la Renaissance avec leurs anatomies torturées, accueillant encore la densité du minéral, l’entrelacs du végétal. En lui le corps éparpillé du psychotique. Le corps humilié de l’esclave. Le corps du prisonnier cloîtré dans sa geôle. Le corps éreinté dans la camisole de force des déments ou bien, parfois, des génies. Celui, difforme de Quasimodo. Celui, étrange, illisible que Francis Bacon nous donne à voir, empilement de viscères et de chairs dolentes, formes abortives en proie aux premières convulsions du paraître au monde, corps suppliciés et sacrifiés comme si l’art dans sa volonté de transfigurer le réel et de le rendre transparent nous convoquait au chevet anatomo-physiologique de l’homme dans son irréductible assemblage de pièces manducatoires, osseuses et lymphatiques, demeure dernière avant que ne se réalise la prophétie d’une incontournable finitude. Ici nous sommes loin du luxe des corps tels que mis en scène par Modigliani ; Renoir, Ingres. Mais que ces tableaux où la chair devient si esthétique qu’elle en semble irréelle n’aillent pas nous abuser. Sous la pâte de l’huile généreuse, comme en filigrane, la douleur et la souffrance à fleur de peau. La mort avec sa figure d’os et son sourire édenté. Si « L’Olympia » de Manet nous séduit et nous comble grâce à sa lumineuse présence, à sa plénitude, l’arrière-plan est là pour nous rappeler qu’un coffre est à ouvrir où se cache la vérité, cette intrigante qui ne nous séduit un instant que pour nous immoler toujours. Jamais nous n’échapperons à notre destin. Ainsi, jour après jour, douleur après souffrance, se précise ce qui est à comprendre, que jamais nous n’en aurons fini avec les convulsions de notre corps sauf à rejoindre l’abîme, à sarcler des dents la toile abrasive du Néant.

Sentiment de déréliction. Appréhension de demain comme silhouette de notre propre et constant décharnement. Ventouses gluantes de l’aporie. Venin du nihilisme instillé à même les pores de la peau. Ainsi se précise la scène sur laquelle s’édifie toute révolte car l’homme est de telle nature qu’il n’en saurait faire l’économie. Seuls ce qu’il est convenu de nommer les « innocents », mais, ici, la connotation est proche de l’insulte. Nous trouvons une tâche ingrate et voici la révolte. Nous pestons contre notre insuffisante esthétique et encore la révolte. Nous envions les princes dans leur châteaux mirifiques, et toujours la révolte. Ceci est tellement enraciné en nous, ceci existe si fortement, mais à bas bruit, dans le pli de l’inconscient, dans un recoin de notre mémoire, dans le projet à venir et nous douterions presque de son existence. Pourtant le moindre grain de sable dans les rouages apparemment huilés de l’existence et la voilà prête à surgir, à nous envahir, à nous pousser au crime, à nous faire endosser le souhait d’une catastrophe nous engloutissant nous-mêmes ainsi que nos coreligionnaires et le sol sur lequel ils entonnent leurs chants d’esclaves et animent leur pitoyable progression de cloportes. Oui, ici le langage se dresse et sort ses yatagans, oui ici les mots deviennent des couperets, de sanglantes guillotines car comment pourrait-on aller à l’échafaud avec aux lèvres le sourire et à l’âme la douce complainte de l’amoureux ? Comment ? Alors il faut faire de la révolte l’inventaire afin que, la connaissant, à défaut de l’annuler, nous puissions en comprendre la logique, attacher des conséquences à des causes, repérer sa trame dans la marche du quotidien, en démêler les fils dont le tissu du vivre est tissé de manière si étroite que nous ne pouvons prendre l’une, la vie, sans l’autre, la révolte.

La révolte aux mille visages, celle qui s’annonce sous les traits de la Métaphysique, de l’Histoire, de l’Art. Car rien ne saurait jamais être en repos. On ne s’accommode pas si facilement de sa condition mortelle, de son constant dépérissement, des rides qui sillonnent la peau, des membres qui deviennent hémiplégiques, de l’amour qui ne fait plus son chant de gloire qu’à l’aune d’un minuscule grésillement. Partout, sur la ligne arquée de la Terre, sous le dôme glacé du ciel, dans la meurtrière étroite des rues sont les attaques qui blessent et entament. Alors ne demeurent que la révolte, l’imprécation, la prière, le silence, la disposition à une proche crucifixion. De toutes parts fuse le nihilisme, cette pieuvre qui annule à la puissance de ses tentacules tout espoir de vivre et de prospérer. Le nihilisme qui nous accule contre le mur de la déraison et nous y cloue le temps que notre jeu soit consommé. Alors, dans le monde convulsif, silencieux et immobile se déploient les guerres qui font s’élever l’homme contre les rets qui le cernent et le conduisent là où, depuis toute éternité, il doit terminer son chemin de croix, ce Rien qui, chaque jour qui passe, lime ses os, réduit ses membres, polit sa langue, occulte les orifices par lesquels il perçoit le monde en même temps qu’il le dit, le constitue et en établit la fable. Dans « L’homme révolté », Camus la définit, cette impossibilité à être de la manière suivante : « La révolte métaphysique est le mouvement par lequel un homme se dresse contre sa condition et la création tout entière ». On comprendra alors aisément que cette révolte fondatrice de l’âme mesurant ses propres abîmes contienne en son sein tous les types de révoltes, aussi bien celles liées à la marche en avant de l’Histoire, mais aussi les audaces artistiques qui ne sont que la mise en scène de cette détresse de l’homme et son essai d’affirmation face à la nullité. Toute œuvre est parole d’effroi, dénégation de fatalité, profération d’une liberté à gagner contre l’envahissement de l’absurde.

Y voir plus clair avec la révolte revient à éclairer sa conscience de la lumière de la lucidité, à savoir comprendre le monde en même temps que l’on se saisit de sa propre complexité. Penchons-nous donc sur ce visage grimaçant des choses qui n’ont jamais l’air aimables qu’à la mesure de notre incurie à les posséder de l’intérieur, à déceler, en elles, l’essence même qui les fait tenir debout. Soyons, un instant Sadeong> au fond de sa geôle, écrivant des milliers de pages hurlantes, ces pages qui crient sous la poussée du désespoir et de l’incompréhension de la situation de l’homme face à son existence toujours en péril. Certes, sur le plan moral, Sade est blâmable, mais ici le jugement de valeur ne sert à rien s’il ne fait qu’occulter le vrai motif qui anime les propos de son auteur. Car, avant tout, il s’agit de propos, donc de langage proféré au sujet de. Jamais on ne passe à l’acte, si ce n’est dans le cadre distancié d’une fiction. En effet, combien, du fond d’une sombre prison il devient facile d’inverser les apories de sa propre condition, de se désigner comme une manière de démiurge dont la puissance infinie peut faire de soi, pour commencer, de l’autre ensuite, une simple marionnette à fils à laquelle on dictera tous ses mouvements, y compris les plus infimes. Le libertinage de Sade - dans ce mot de « libertinage », on reconnaîtra, bien évidemment, la trace d’une « liberté » à conquérir, celle-ci le fût-elle au prix du mépris d’une éthique minimale -, son libertinage donc se justifie par la volonté d’accéder à la toute puissance de son propre désir au prix d’une objectalisation de l’autre qui acquiert le statut de jouet, ce qui veut dire qu’il est joué par un autre que lui à qui il se doit d’être soumis. Mais, par un juste retour d’un simple mouvement dialectique, celui qui opprime devient à son tour opprimé car les manœuvres de l’amour supposent toujours la possibilité d’une réversibilité des actes. Celui qui est aimé aime à son tour et façonne la situation au feu de son propre désir.

Pour ce qui est de la révolte, le monde des lettres nous offre un des plus beaux portraits qui soit dans l’étrange personnage du dandyrong>. Considérer celui-ci, le dandy, dans la perspective d’un acte frivole serait se méprendre sur la nature des liens qu’entretient l’artiste avec cette manière de paraître qui, en réalité, prend appui sur un véritable mode d’être. Essentiellement apparu dans un contexte de décadence, ce mouvement est défini par Baudelaire à la façon d’une métaphysique, laquelle engage celui qui s’y adonne à une tentative de rejoindre une certaine noblesse, sinon d’atteindre les rivages lumineux d’une aristocratie. « Le Dandy doit aspirer à être sublime sans interruption, il doit vivre et dormir devant un miroir ». En ce cas où l’exigence se fait jour, il s’agit pour le chercheur d’existence de se soustraire au registre de la facilité pour se confier à la verticalité d’une ascèse. C’est essentiellement contre l’injustice divine que le rebelle s’élèvera, ceci dans une quête de violence dont la finalité prendra le visage diabolique de Satan lui-même. L’esprit romantique cultivera l’idée de meurtre. La recherche constante d’une frénésie sera l’antidote au mal, au spleen qui travaille l’esprit et la chair de l’intérieur. Avant que la citadelle ne s’écroule, on la renforce par l’usage de l’absinthe, on cherche dans « la fée verte » le principe qui, à défaut de sauver l’âme, régénèrera le corps, lui donnera l’indispensable fièvre de la création.

Bien évidemment, par nature, il est un domaine dans lequel la révolte ne pouvait passer inaperçue, celui de la philosophie dont Nietzsche s’est emparé, portant le nihilisme à son acmé, ce nihilisme prophétique que chantera notamment son « Zarathoustra ». La cible nietzschéenne visera au premier chef la figure de Dieu à qui il reprochera de ne rien vouloir, de laisser le monde dériver, sans autre finalité que cette manière de perdition sans fin. Le philosophe annule l’idée même de Dieu qu’il juge irrecevable, tout comme Stendhal dans sa décisive formule : « La seule excuse de Dieu, c’est qu’il n’existe pas ». Et la lutte qui se nomme athéisme ne suffit pas, c’est d’autres idoles qu’il faut abattre à commencer par la morale qui n’est qu’un des signes de la décadence. Car l’idée même de la morale porte en elle les germes de sa propre destruction. A l’homme de chair et de sang elle substitue un homme abstrait, elle ruine passion et désirs, elle crée de toute pièce un univers imaginaire dont l’idéalisme s’empare comme l’un de ses symboles les plus apparents. Ainsi, abusé par les valeurs morales, la condition de l’homme se satellise, ne percevant plus ce qui est réellement, ce qui entre dans le champ du faire, ce qui constitue l’offrande de la vie ordinaire. Ce qui, en fait, doit s’annoncer comme morale, c’est l’exercice d’une constante lucidité. La révolte de Nietzsche est tout entière contenue dans cette violente assertion qui, à elle seule, pourrait apparaître comme la figure de proue du nihilisme : « Dieu est mort ». Une telle annonce annule l’histoire passée, ensevelit la tradition sous la nullité d’un suaire blanc et silencieux en même temps qu’elle ouvre la voie à un dépassement du nihilisme lui-même. Dès lors il ne reste plus qu’à envisager une renaissance, il en va du sort de l’homme et de son essence. Mais décréter la mort de Dieu ne saurait postuler l’accession à une liberté infinie. L’homme, certes libéré d’un lien, n’en mènera pas pour autant une existence pour solde de tous comptes. Il lui faudra assumer une solitude le mettant au devant d’une nouvelle détresse. Car ce qui peut apparaître comme une liberté sans bornes porte sa charge de perdition : « Hélas accordez-moi donc la folie … A moins d’être au-dessus de la loi, je suis le plus réprouvé d’entre les réprouvés ». A l’homme revient donc de plein droit la responsabilité de conquérir l’ordre ou la loi. Faute d’y parvenir, c’est la démence qui s’annonce avec son cortège d’effroi et de non-sens. La conclusion de la remise en question nietzschéenne du monde se résume dans le fait que la liberté ne saurait s’exonérer des lois. La progression des hommes en direction de leur destin ne peut s’accomplir qu’en regard d’une valeur supérieure qui est le sémaphore nous guidant au milieu des ténèbres. Toute libération ne croît qu’à l’aune d’une dépendance. « Si nous ne faisons pas de la mort de Dieu un grand renoncement et une perpétuelle victoire sur nous-mêmes, nous aurons à payer pour cette perte ». A l’issue d’une profonde réflexion la révolte s’impose donc comme une nécessaire ascèse. Or toute ascèse, autant qu’elle est renoncement de l’esprit à briller au firmament des idées est abstraction du corps et oubli de ses attaches terrestres.

Si révolte il y a chez nombre de contestataires de l’humaine condition, avec Lautréamont il convient de parler d’insurrection, comme si la vie, soudain devenue insoutenable, il convenait d’en bouleverser l’ordre habituel auquel, dès lors, on substituerait une manière de logique du désordre permanent. Rejoindre le gouffre dont l’individu semble issu, sauter dans l’abîme comme seule voie de salut. La forme littéraire empruntée par Ducasse est sa première révolte. Son œuvre est inclassable, non seulement par les thèmes surnaturels et fantastiques qui s’y développent, mais aussi par le style profondément anti-conventionnel qui désoriente le lecteur. Lisant « Les Chants de Maldoror » on est physiquement pris au piège, organiquement déconstruits comme si les mots, nous travaillant de l’intérieur, tentaient d’introduire en nous le venin de l’exister, la fureur d’être au monde. On ne peut sortir de cette puissance qu’en l’ignorant violemment ou bien en acceptant sa charge écrasante d’absurde. Le saut qui est à accomplir est celui qui doit nous relier aux forces primitives du « vieil Océan », dans le mouvement premier au cours duquel les énergies primordiales circulent qui, toujours, sont à l’œuvre, ne serait-ce que dans notre inconscient livré à la force des archétypes. Et puisque la vie est illisible, que tout est entrelacé dans une complexité dont on ne peut rien démêler, alors il faut consentir à faire se confondre les règnes entre eux, le minéral, le végétal, l’animal dans une manière d’étrange sabbat, de terrfiant maelstrom où l’homme sera privé d’orient, menacé de folie. Tour à tour le visiteur de Maldoror empruntera les traits de l’inquiétant rhinolophe, du pou, de la baleine, du rotifère, du requin, de l’araignée car l’on ne peut s’exonérer du texte, en être quittes sans que ces métamorphoses ne s’insinuent dans votre conscience de voyageur de l’étrange. Plus que d’une aventure dont il faut lire le versant fantastique, c’est à une manière de métempsychose que l’on est conviés, à une renaissance sous l’espèce de l’improbable, de l’innommable. Le processus, s’il est bien évidemment littéraire, n’en convoque pas moins l’ouverture d’une métaphysique abrupte par laquelle Isidore vous prend dans ses filets afin de ne pas demeurer le seul à être au milieu de cette confusion. Car être Lautréamont-Maldoror ne peut prendre corps qu’à l’aune du mal lui-même. Il est urgent de détruire le monde créé, les créatures et, au premier chef, le sujet que l’on est puisque, aussi bien, c’est par lui que l’on souffre et que l’on prend acte de ce qui est dans la perspective de la pure tragédie. Selon ses propres aveux, l’offrande faite à Maldoror est celle d’une vive blessure que même le suicide ne pourrait refermer, cicatriser. Mais il ne suffit pas de s’immoler soi-même par un acte quelconque, il faut s’évader des frontières de l’être et faire s’écrouler les lois de la Nature. Porter jusqu’aux limites de l’inconcevable cette fureur qui vient en ligne directe d’une lucidité fouettée à vif, d’un génie qui travaille au fer rouge chaque événement existentiel. Aussi verra-t-on Maldoror s’accoupler à une femelle requin, se changer en poulpe vindicatif attaquant le Créateur. L’on comprendra aisément que, pris dans les tourbillons d’une vie placée sous le sceau de la palinodie permanente, de la contradiction qui efface tout à mesure qu’elle le crée, l’expérience corporelle d’un Ducasse ait pu entretenir quelque analogie avec la peinture en voie de constitution de Barbara Kroll.

Mais, dans l’étude de la souffrance et de l’absurde de toute vie humaine, par essence entachée de finitude, pourrait-on faire l’économie d’une des vies les plus mouvementées qu’il nous ait été donné de voir ? Artaudtrong> pourrait constituer la figure la plus tragique de notre monde contemporain lequel, placé dans un conflit des valeurs, sinon dans sa perte totale, réduit la présence du génie à n’être que la folie de quelque saltimbanque à la recherche d’une inatteignable spiritualité ou bien essayant, par le détour d’une voie mystique, de s’atteindre soi-même ? Ce qu’Antonin cherche inlassablement, au travers du théâtre, des voyages, de son périple auprès des indiens Tarahumaras, de la consommation de peyotl, dans l’initiation aux rites solaires, dans son vagabondage sans but dans les rues de Dublin, puis, pour finir, entre les murs de l’hôpital psychiatrique n’est rien de moins qu’un médium qui lui permettrait de reconstituer les fragments épars de son corps torturé, de son esprit livré au tumulte d’une trop vive intelligence. Parlant d’Artaud, de son égarement parmi les hommes, de sa désorientation dans le monde multiple, comment ne pas citer ce pur cristal de la pensée qui, en un langage apuré de sa gangue mondaine, hausse la réflexion jusqu’aux cimaises de l’art :

« Le difficile est de bien trouver sa place et de retrouver la communication avec soi. Le tout est dans une certaine floculation des choses, dans le rassemblement de toute cette pierrerie mentale autour d’un point qui est justement à trouver. Et voilà, moi, ce que je pense de la pensée: CERTAINEMENT L’INSPIRATION EXISTE. Et il y a un point phosphoreux où toute la réalité se retrouve, mais changée, métamorphosée, - et par quoi ? ? - un point de magique utilisation des choses. Et je crois aux aérolithes mentaux, à des cosmogonies individuelles. »

« Le Pèse-nerfs » - 1925.

Certains, tel Serge Gainsbourg lui ont rendu hommage, s’appliquant, par là, à restituer au génie ce que beaucoup lui avaient refusé, à savoir cette reconnaissance sans laquelle il ne peut y avoir d’unité, seulement la brisure de l’être :

« Çui-là pour l'égaler faut s'lever tôt Ouais le génie ça démarre tôt J'veux parler d'Antonin Artaud Mais y a des fois ça rend marteau ».

Si l’œuvre en gestation de l’artiste, ce corps en voie d’accomplissement, encore chaotique, peut signifier métaphoriquement à la manière de celui qui lui est relié symboliquement, à savoir le corps d’une nation, celui d’une société ou bien d’une civilisation avec ses convulsions successives, on ne pourra clore ce rapide tour d’horizon que par l’évocation du mouvement surréaliste. Le mouvement Dada dont il provient était le visage même d’une subversion remettant en cause le système aussi bien bourgeois que nationaliste qu’offrait le monde à l’orée du XX° siècle. Il s’agissait essentiellement, dans les domaines du fait littéraire, culturel, artistique, de s’affranchir des forceps de la raison et de déconstruire les valeurs reçues. Périodiquement, à la façon dont un corps doit se libérer de ses toxines par le biais de ses émonctoires, la société doit se soumettre à une purge salvatrice. Ceci, cette libération des carcans de la tradition s’effectuera à l’abri de toute préoccupation esthétique ou bien morale. On ne peut renaître de ses cendres qu’en les soumettant au feu d’une exigence sans partage, sinon d’un absolu. C’est, armés de cette belle foi dans le changement, que les surréalistes aspiraient à une « révolution quelconque », habités d’une frénésie dont ils voulaient qu’elles « les sortît du monde de boutiquiers et de compromis où ils étaient forcés de vivre ». (Camus, dans « L’homme révolté ».) Un des plus efficaces promoteurs de cette soif de progrès et de nouveauté, André Breton, demandait la pratique d’une ascèse intérieure au travers de laquelle les individus pouvaient magnifier le réel et le transformer en merveilleux, antidote idéal du rationalisme hégélien et des thèses politiques du marxisme. Les surréalistes, donc, dans leur quête d’une sublimation du quotidien se mettaient à la recherche du point suprême, « du sommet-abîme, familier aux mystiques » (Camus). On ne pourrait mieux définir le chemin exigeant vers une transcendance dont on sait depuis toujours qu’elle est une échappatoire, un saut hors des contingences ordinaires. Vision sublime, vision idéale comme l’étaient les œuvres peintes de la Renaissance dont la chaleureuse plénitude, l’extraordinaire présence charnelle étaient promesse d’un genre de paradis terrestre, d’une réalisation sans fin, de la révélation de l’essence humaine bien au-delà de ses limites habituelles. Toute révolte est un cri qui déchire la toile du réel et se vêt des atours de l’absolu. Ceci est une telle évidence qu’il n’y a guère lieu d’insister.

Est-elle le chaos originel ?

Mais, pour finir ce tour d’horizon, revenons au corps, à son esquisse comme lieu géométrique d’une révolte. Décrivons-le simplement afin que, de cette posture de l’écriture, s’annonce ce qui le soutient au titre d’une expérience métaphysique puisque toute subversion, tout retournement, toute remise en question des valeurs fondamentales s’abreuvent à la source de l’invisible - l’absolu - et du questionnement : « Pourquoi y a-t-il de l’étant et non pas plutôt rien » pour répéter la célèbre formulation ontologique de Leibniz.

Posé sur l’ombre qui fait sa densité de charbon, le corps est là dans son écartèlement. Corps-Ravaillac que traversent d’insoutenables tensions. Mais quand la déchirure ? Quand l’éparpillement qui animera les membres d’une diaspora présente depuis l’origine des temps ? Nous ne sommes que provisoirement réunis. Notre chair est un puzzle que nos géniteurs ont patiemment assemblée, que les dents acides de la Mort réduiront à Néant. Oui, Néant avec une Majuscule car nous, faibles cirons pascaliens nous écroulerons un jour devant la puissance du Rien. Nous ne sommes un Tout que provisoirement. Une pirouette, trois p’tits tours et puis le retour à la longue nuit primitive, celle qui nous dissout dans le mutisme et nous cloître dans l’incompréhension de tout ce qui est. Ô visages de cire qui nous entourent. Ô frêles habitats, nids dont, déjà, à peine parus au monde, les brindilles du nihilisme attaquent le fragile assemblage. Je regarde cette femme de blanc de titane, cet albâtre transparent et j’y vois ma blême figure, mon ossuaire réalité, la permission qui m’est faite de produire un faible clignotement et de m’absenter de l’arbre, du vent, du nuage au ventre gonflé de paroles laineuses. Ô esquisse mortelle, ô incomplétude qui me dit ma terrible solitude. Comment donc pourrais-je me lier à ton image et n’y point voir ma prochaine dissolution ? Le visage est absent que recouvre la taie noire des choses cachées. Et la chute des épaules et le corps illisible dont on ne sait s’il est la face visible de l’être ou bien celle, dissimulée, qui porte en elle la promesse d’un crépuscule. Femme livrée au regard impudique de ceux qui te regardent et te condamnent d’avance, tu n’es que ma brisure, mon éclatement alors que le coin de la métaphysique s’enfonce au centre de mes chairs afin qu’éclate l’âme du bois, cette vibrante écharde qui, en moi, sonne le glas. Mais est-on jamais plus que la racine qui fait avancer ses convulsions dans l’écume sombre de la terre ? Est-on autre que cette écorce qui se délite et annonce le dépérissement de l’arbre, son retour dans le sol natal dont il ne sera plus désormais que la fable éteinte ? Femme de plâtre et de gravats non encore sortie de sa tunique fibreuse de lymphe que ne dissimules-tu au monde ton incoercible vérité ? Te regardant, notre vue se brouille, nos yeux s’emplissent de sable, notre bouche de boue, nos membres deviennent gourds, nos pieds ne nous portent plus que sur des chemins de poussière et nous demeurons là, atteints de cécité, non de lucidité et c’est pour cela que nous commençons notre voyage à rebours. Bientôt nous serons dépouillés de nos atours humains, bientôt nous rejoindrons ton corps informe, ô forme de l’incomplétude, ô forme de ce qui s’annule dès qu’apparu. Ça y est, ta chair de morte, ta chair livide pareille au sépulcre, voilà qu’elle m’entoure de ses plis obséquieux et sournois. Comme la muleta du toréro qui porte en elle le meurtre du Minotaure et lui enjoint de retourner dans l’ombre de l’arène, là où est dissimulée la perdition à jamais de ce qui ose vivre et briller sous le soleil. Oui, tragique peinture existentielle tu es bien cette représentation du Chaos, le nôtre, dont la claire conscience dessine le tien. D’un Chaos l’autre comme pour dire l’irrecevable, l’inconcevable : le temps nous est compté qui, chaque seconde, grignote notre falaise de sable. Bientôt nous ne serons plus que cette pliure d’ombre courant sur la plage au milieu des cris joyeux des enfants, cette chute lente de quelques grains sur l’épaulement d’une dune. Bientôt. En réalité nous ne sommes en attente que de cela. Oui, en attente ! Ceci est notre réalité la plus palpable.

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Published by Blanc Seing - dans L'Instant Métaphysique.
21 mars 2020 6 21 /03 /mars /2020 10:07

 

LA VOIE ROYALE

 

 

  - Qu’y a-t-il, Céleste ? Tu as passé une nuit vraiment agitée !!!

  La voix de Floriane me parvient, douce, calme, filtrée par des voiles de brume. Je m’assieds sur le divan, interroge ma femme d’un regard dubitatif.

  - Tu as beaucoup rêvé, sans doute. Tu n’as pas cessé de bouger, de parler d’Apollon, de Dionysos, du Docteur Simon. A ce propos, je crois que tu ferais mieux de mettre un terme à ta psychanalyse, je te trouve, comment dire, bizarre, étrange, ces temps-ci.

  - Oui, je sais, toujours préoccupé par des questions métaphysiques…

  - Qui frisent le délire, parfois. Peux-tu, par exemple, m’expliquer ta longue méditation sur le Temps ? Tes paroles étaient confuses, parfois peu audibles, mais j’ai pu mettre bout à bout les éléments du puzzle, reconstituer des bribes de phrases. J’avais le temps. Je n’arrivais pas à dormir, et pour cause !

  -Excuse-moi, Floriane, j’aurais dû m’installer dans le salon.

  -Donc, tes propos incohérents, donnaient à peu près ceci :

  - "La contemplation du monde...entaille...pouce...moyen de contention...âme trop abstraite...partage pas sa peau...un lézard...trou...peaux de bête...hallucination...gouffre...sous mes pieds...descente...enfers..."

  - Floriane, es-tu sûre de ne pas en rajouter ?

  - Oh, non, Céleste. J’abrège au contraire. Et tu vas voir, il y a mieux encore :

  - "Complexe...Exuvie...Oedipe...trouver...bonne peau...méthodos…"

  - S’il te plaît, Floriane, résume !

  -Oui, Céleste, j’ai bientôt fini. D’ailleurs, c’est comme pour les bons repas, je garde le meilleur pour la fin. Ecoute bien :

  - "J’ai retrouvé...chemin du ciel…"

  - Mais je croyais que tu étais agnostique ! Ton analyse te fait régresser. C’est classique ! Tu as dû revêtir ton aube d’enfant de chœur !

  - Floriane, s’il te plaît, arrête de me charcuter !

  - Juste un petit coup de scalpel. Encore quelques morceaux d’anthologie. Le Docteur Simon ne doit pas s’ennuyer avec un patient comme toi ! Donc, je poursuis :

  - "Le présent est un acte d’amour. Bien sûr...Insaisissable, le Présent, comme l’amour ! Docteur, je commence à mieux comprendre. Passé...Avenir, Apollon, Dionysos...réconciliés...grâce... Eros…"

  - "Oui, Céleste, vous êtes tout proche...certaine forme...vérité !"

  - "La « 3° voie », Docteur ?"

  - "Oui, quelque chose dans ce genre…"

  - "Incroyable...la « 3° voie »…"

  - Eh bien ,Céleste, je vais t’en proposer une, moi, de troisième voie, une bien concrète, une bien palpable, qui n’a rien à faire de la mythologie, de la psychanalyse, de l’hypnose, de l’imaginaire… Je t’offre une vraie voie royale, encore plus royale que le rêve, la voie de Terre Blanche, la voie du Parc. Celle-là, elle n’a besoin ni d’Eros, ni de Thanatos, ni du Docteur Simon, elle a seulement besoin de ta peau, la vraie, la vivante, avec des entailles, des bleus, des brûlures. Et tant pis pour l’âme si elle se révolte ! Je t’offre une thérapie gratuite, ni comportementale, ni psychodrame, ni art-thérapie, ni musicothérapie, ni mimodrame. Une thérapie gestuelle, manuelle, bien chevillée au corps, utilisant des outils simples et efficaces : sécateur, taille-haie, échenilloir, binette, sarcle, bêche, plus une touche de bon sens. C’est bien une sorte de vérité, je crois ! Pas besoin de paroles, de matière grise, de réflexion, tu peux même faire l’économie de ta tête. Qu’en dis-tu, Céleste ? La Nature t’attend, elle a besoin de tes bras, de tes mains, de ton énergie, ne la déçois pas. Adeline s’est bien convertie, alors pourquoi pas toi ?

 

  Floriane me fixe, attend ma réponse, la connaissant par avance. Elle a un petit sourire moqueur, malicieux, de victoire, peut-être. Ce sourire me rappelle quelque chose. Oui, un souvenir ou bien un rêve, je ne sais plus. Soudain, elle s’habille d’une peau de poils bruns, coiffe sa tête de cornes agrémentées d’une guirlande de fleurs, enfile à ses pieds des sabots de chèvre; ses oreilles sont pointues, une longue houppelande couvre sa poitrine garnie d’angéliques et de belles de nuit; l’hysope et le jasmin entourent ses chevilles. Elle me fait un clin d’œil, couleur noisette. Elle sort de la chambre dans une gigue endiablée qui arrache des étincelles aux dalles du couloir. Je lui emboîte le pas en sautillant, je ne suis pas encore habitué à mon corps velu, à mes cornes recourbées; ma démarche est hésitante sur mes sabots cambrés, mes bêlements sont timides, peu assurés. J’entends, dans le grand salon, comme en écho, Adeline, Suzy, leurs cris caprins, leurs danses effrénées, carmagnole et sarabande mêlées. La flûte de Pan résonne dans le Parc où les Nymphes se sont rassemblées.

  Alors peut commencer le grand sabbat du végétal, le déchaînement animal, le chambardement minéral. Nous sautons tous gaiement parmi les chênes et les bouleaux, nous entamons un menuet autour des massifs de chèvrefeuille. Nous ornons nos toisons de l’éclat des fleurs du forsythia, nous arrachons des grappes de raisin, nous les foulons de nos pattes dans les vasques qui boivent le vin goulûment, comme du sang nouveau. Bouquetins, cerfs, lièvres et faisans se mêlent à la fête, leurs cous entourés de colliers de marguerites et de bleuets. Les paons se pavanent dans leurs roues au rythme arc-en-ciel. Les carpes, les brochets, les perches nagent frénétiquement au centre des bassins d’eau claire. Leurs livrées d’argent font un anneau continu animé de musiques liquides.

  Venant du fond de la vallée, on perçoit d’autres bruits, légers, aquatiques, qui semblent cascader du côté du Chemin du Ciel. Soudain, à l’orée du Parc, une écume apparaît portée par des vagues. La Leyre, la source d’eau blanche, les fossés, les ruisseaux souterrains, les Hyades porteuses de pluie participent à la fête. L’onde, maintenant, se glisse au pied des pins centenaires, cascade dans les vasques, s’immisce dans les grottes. Du côté du Levant, en direction du Château des Térieux, un grand voilier apparaît, grand foc blanc gonflé par le vent. Des pirates y gesticulent à son bord; on perçoit, à la proue, le timonier qui manœuvre la barre. Le vent forcit, drossant le bateau vers la côte de Terre Blanche. Soudain, un craquement se fait entendre au milieu des voiles : le mât se transforme en un gigantesque pied de vigne chargé de pampres et de grappes gonflées de suc. Apparaît Dionysos lui-même, longs cheveux, barbe carrée couleur d’écume, main droite ornée d’une bague ronde au chaton resplendissant. Des volutes de fumée sortent de sa bouche, sa main gauche tient un long cigare couleur de terre. L’équipage est alors pris de terreur à la vue du Dieu androgyne de la Plénitude et de l’Extase qui rugit comme un lion. Tous se jettent dans les flots où ils se métamorphosent en dauphins.

  J’invite Suzy, Adeline, Floriane et tous les animaux à une grande fête marine. Une farandole s’organise, sorte d’immense serpent cosmique dont je figure la tête, Floriane, Suzy, Adeline, les anneaux. Notre corps, couleur de mercure, lance des éclats qui font, aux habitants de Beaulieu, des couronnes d’étincelles, des palmes de lumière. Du levant au zénith, du zénith au couchant, l’orgie bat son plein, fait onduler les croupes et les bassins, contorsionner les membres, virevolter les pieds, les pattes, fulgurer les yeux à la vitesse des diamants.

 

  Le soleil descend sur la Leyre, sur le Chemin du Ciel, sur le Parc de Terre Blanche. Les ombres envahissent bientôt les arbres majestueux, les conques d’eau, les galeries souterraines. Les étoiles s’allument dans le ciel, dessinent la route de la Voix Lactée, sorte de grande avenue où apparaît le disque de la Lune. Tout, soudain, devient éthéré, calme, apollinien, effaçant subitement le feu céleste, le Soleil et ses rayons dionysiaques. Séléné, déesse de la nuit, vient de sonner le terme de la fête. Chacun regagne son logis dans la profondeur secrète de la Nature.

  Suzy dort, allongée sous le grand eucalyptus; Adeline repose sur le bord d’un étang; Floriane s’abandonne aux coussins de mousse et de lichen. Je m’allonge près d’elle dans un creux de sable frais. Après un dernier regard à la Lune, aux Etoiles, mes yeux se ferment, mon corps se livre tout entier au pouvoir d’Hypnos dans un des immenses temples qu’il réserve aux rêves-oracles. Me demandant quel songe viendra me visiter, je sombre dans le sommeil, mêlant ma respiration à celle de mes compagnes, à celle du Ciel qui étend son ombre sur la Terre, à la façon d’un immense secret.

 

 

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21 mars 2020 6 21 /03 /mars /2020 10:05

 

Art and photos1

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21 mars 2020 6 21 /03 /mars /2020 10:04

 

  Retrouver ses racines, établir à nouveau les fondations de ce fragile édifice que nous sommes tous, voilà une tâche sans doute commune, mais combien inévitable, combien souhaitée mais que certains, par pudeur ou bien crainte, reporteront toujours aux calendes grecques. Peut-être y a-t-il danger de brûlure à renouer avec un passé dont, déjà, nous n'apercevons guère plus que de vagues signaux à l'horizon de la mémoire. Et si, d'aventure, nous y découvrions une manière de secret, un document généalogique capable de métamorphoser notre existence? En bien, en mal, en pire ? Qui sait ? Jamais nous ne sommes réellement assurés de notre identité, des contours dont nous faisons l'étalage au-devant de nous et qui contribuent à nous déterminer, à nous fixer dans le cadre de notre humaine condition.

  Ce voyage à rebours, vers la source première, vers l'eau qui nous abreuva et participa à notre parution dans le monde, ne le redoutons-nous pas, ne le craignons-nous pas, comme s'il était porteur de quelque sortilège ? Peut-être, alors, ne nous comportons-nous à la façon de nos lointains ancêtres qui préféraient le refuge dans  la caverne ombreuse plutôt que d'avoir à confronter la coruscation de l'éclair. Parfois, plutôt que de chercher l'origine, la cause au fondement de toute cette vive lumière qui inonde l'espace, il nous est plus facile d'accepter une provisoire cécité.

  C'est ce qui échoit à Ramon, cet éternel expatrié qui ne trouve de position confortable, ni dans son ancienne appartenance, ni dans sa nouvelle, dans ce pays d'accueil qui, parfois, malgré les dénégations demeure pays d'accueil et non patrie originaire. Les quolibets des autres, parfois, se chargent de faire le travail. Celui d'une nouvelle terre dans laquelle s'immerger totalement, celui d'une ancienne dont on n'a même pas conscience que le deuil, jamais, n'en a été fait. Et, du reste, quel que soit le pays, comment résister à l'appel de ce qui vous fonda et assura les conditions de votre séjour sur terre ?

  Comment, par exemple, ignorer la si belle Espagne, Séville, l'Andalousie, les touffes odorantes des lauriers-roses, les fragrances douces des orangers en fleurs ? Comment ?

 

 

 

Voyage à Séville.

 

 Des fois, Bellonte et moi, on prend Sarias par la main et on l'amène d'abord dans le pays de son père, à Séville, tout au sud, là où sont si proches Ceuta, Tanger, Tetouan, Chechaouen, Al-Hoceima, Nador et l'Afrique tout entière, puis Gibraltar l'antique Djabal Tariq que les Maures franchissent en 711 par les Colonnes d'Hercule, puis, en 756 la dynastie Omeyyade de Damas fondera l'émirat indépendant de Cordoue et l'Andalousie tout entière sera alors investie d'une brillante civilisation qui rayonnera sur l'agriculture, le tissage, la céramique, le façonnage du cuir, les armes de Tolède et enfin, la Grande Mosquée voulue par l'émir Abd-al-Rahman 1°, l'une des plus belles du monde.

   C'est tout cela que nous voulons offrir à Ramon et Ramon redevient l'enfant andalou qu'il n'a jamais cessé d'être et ses yeux sont grand ouverts sur la généreuse capitale du Sud. A ses côtés nous parcourons les damiers des places où poussent à profusion les palmiers, les acacias, les touffes de lauriers-roses et partout les orangers et leur odeur forte, entêtante, enivrante. Parfois, dans le dédale des rues fraîches, au travers des portes de fer forgé, nous découvrons les immenses patios où la lumière douce se réverbère comme sur les parois d'un puits et Ramon ne peut se retenir de glisser, entre les antiques barreaux, des yeux inquisiteurs et avides. Ce ne sont alors que dalles de marbre blanc et noir, murs d'azulejos, immenses plantes vertes se hissant vers le jour, éblouissantes fleurs tropicales et tout ceci a la magie d'un oasis qu'enclot, de ses fibres serrées, l'étouffante chaleur du jour.

  Puis nous gagnons le quartier du Barrio de Santa Cruz, havre de paix dans la grande cité. Bellonte et moi, nous nous demandons si la mémoire peut remonter le cours des gènes, si Ramon retrouve, dans ces rues que son père José a souvent parcourues, un peu de ce temps dissous et alors ces rues ne seraient plus pour lui totalement anonymes, elles lui parleraient et créeraient tout juste à l'horizon de sa conscience, les traces de ses fondements et, marchant dans le Barrio, ce serait un peu ses pas à lui qui résonneraient, et en écho de José, son père, ceux de toute sa lignée andalouse.

  Ce serait alors pour Ramon Sarias, une lointaine réminiscence et une actuelle redécouverte des hautes maisons aux façades de chaux et de céramiques, une vision heureuse et comme amicale des balcons surmontés de verrières, de fenêtres corsetées de grillage, de la ligne rouge des géraniums le long des corniches et des terrasses et Ramon ne s'étonnerait ni des tours romaines et mauresques, ni des chapelles émergeant des toits, ni des lourds portails de bois plantés de clous de cuivre. Et puis, ce qui est bien, dans cette étrange déambulation, c'est que Bellonte et moi découvrons, en même temps que notre initié, les arcanes de l'Andalousie. Puis nous longeons les terrasses des cafés où sont assis des hommes en costumes sombres sous des grands auvents de toile. Nous nous y asseyons un moment pour y trouver le repos et nos yeux se distraient du passage de deux "aguadors" qui portent, sur leur épaule droite, deux cruches de terre remplies d'eau fraîche. Parfois des passants demandent à boire et, sans poser leurs "alazoras" aux flancs blancs comme la neige, ils font couler un mince filet d'eau dans des gobelets de métal en échange de quelques pesetas. Dans un grand verre où transpire la buée, un garçon en habit noir sert à Ramon une boisson à base d'orgeat qui ressemble à du lait, avec un parfum d'amande et de fleur d'oranger. Bellonte et moi, buvons, à petites gorgées, du "Jerez Jandilla".

  Avril, mais déjà le soleil est généreux et on a tendu, au-dessus des rues et des places, les "tendidos", grandes bâches quadrillées qui ménagent des espaces de repos. Il est près de deux heures de l'après-midi et la foule se presse dans les cafés, foule bruyante qui boit la bière et la manzanilla, et les tables rondes sont remplies de minuscules assiettes truffées d'olives vertes et noires, d'anchois, de fromage de brebis qu'on appelle ici, "mancheca" et on se demande si tout cela, les "tapas", les poulpes frits, les crevettes roses de Cadiz, les "gambas", les homards, l'odeur de la "paella" au safran, si toute cette profusion de mets étranges signifient quelque chose pour Sarias, si la Semaine Sainte qui approche, la Féria aussi, lui parlent un quelconque langage. Et pourtant, si Ramon ne semble pas toujours percevoir ce qui lui arrive, cette sorte d'étrange "pèlerinage aux sources", nous sentons bien, Bellonte et moi, qu'il faut poursuivre, que c'est la seule façon de combler le manque, le vide autour duquel il s'est partiellement construit, en porte-à-faux, comme au-dessus d'une gorge profonde et ténébreuse. Car sa question fondamentale c'est bien cela, le fait d'être apatride : son pays d'origine il ne le connaît plus, son pays d'accueil il croît le connaître. Alors, il n'y a pas d'autre issue, il faut continuer, à la façon d'un voyage initiatique, traverser des obstacles, franchir des portes, satisfaire à des traditions et des coutumes, peut être même se disposer à des rites de passage et, au travers de tout cela, Sarias aura-t-il peut être subi une sorte de métamorphose et le "Club des 7" y gagnera-t-il une vision nouvelle, une façon neuve d'appréhender l'existence ?

 

 

 

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