Barbara Kroll.
Esquisse.
[ Ce texte, mi-nouvelle, mi-essai, est à considérer comme une approche fictionnelle de ce que pourrait recevoir comme définition l’être-que-nous-sommes dans une tentative de compréhension de soi (son propre « monde »), mais aussi de la totalité de l’étant dans lequel il habite en abyme (« l’univers »). Je poserai comme thèse initiale qu’être revient à prendre connaissance de soi à partir d’une constante relation (un passage, un métabolisme) s’établissant entre le « monde-pour-soi » et « l’univers-pour-tous ». Ceci constituant la signification ultime par laquelle se saisir de l’être dans un vaste essai synthétique. La métaphore de l’habitat servira de cadre général agissant comme nervure capable de fournir une architecture à un concept nécessairement abstrait. Bien évidemment, une telle fable est du domaine de la pure intellection, soit d’une vérité singulière recevant sa propre approbation du-dedans d’elle-même, à la manière de l’apodicticité des philosophes.]
C’était déjà une épreuve que de vous regarder et de ne rien savoir. D’où venait cet air d’abattement, cette attitude inclinée à la douleur alors que le ciel ruisselait dans le bleu, que Syracuse agitait ses palmiers dans la lumière d’été, que la Méditerranée faisait ses milliers de verroteries à l’infini ? Fallait-il qu’une tragédie vous eût atteinte, peut-être la survenue d’une brusque séparation ou bien quelque maladie sournoise faisant votre siège. Il est si difficile d’assister à une douleur muette, de n’en point saisir le sens, de demeurer les mains vides et l’âme troublée. De la Piazza Regina Margherita sur laquelle je venais souvent prendre un verre, j’observais le cube insolent de votre maison, terrier de ciment qui vous isolait du reste du monde. Les murs étaient ceux d’une forteresse avec de lourds étais de pierre prenant appui sur le sol, d’étroites fenêtres qui faisaient penser à des meurtrières, le toit brulé de soleil, le dallage de galets descendant en pente douce vers le port. Là était votre refuge, là était votre secret. Vous ne sortiez guère de votre abri ou bien alors dans la discrétion et c’est à peine si vos pas, sur les dalles de ciment, laissaient une fugitive empreinte, pareille à celle du scarabée sur le sol de poussière. Vous sortiez le matin, suivant la rigole d’ombre des rues, longeant l’arête plus claire des trottoirs comme pour mieux vous confondre avec votre propre fuite. Puis le soir, lorsqu’à l’aplomb des toits tombait une cendre violette, poudreuse, à la limite de la disparition, vous paraissiez, toujours dans cette même irrésolution qui donnait à votre allure le charme des impromptus. De cette cendre, de cette écume, vous étiez un genre de fragment, une infime particule s’effaçant à même qu’elle paraissait. Dans la journée, vous disparaissiez au profond de votre gîte, fuyant la ouate blanche de l’étoile au zénith, ses violentes éclaboussures. Il fallait bien reconnaître la manière d’inconscience qui consistait à longer les murs à l’heure verticale, au plein de l’été, alors que la Sicile brûlait du même feu que celui qui consumait l’Etna depuis la nuit des temps. Observant vos rares apparitions, comme l’entomologiste l’aurait fait d’un papillon rare ne sortant qu’avec la fraîcheur, j’en arrivais, notant tout sur un carnet - votre silhouette, la sévérité de votre robe noire, la sagesse de vos cheveux le plus souvent ramenés en chignon qu’une écaille retenait -, j’en arrivais donc à posséder de vous un savoir suffisant, sinon quelque hypothèse qui convenait à une approche de celle que vous sembliez être. C’était toujours mieux que de demeurer dans le silence avec une taie d’oubli où s’abîmait l’intelligence de vous. Il fallait connaître. Se voiler la face eût été indécent !
Du-dedans de soi ...
Vous avez choisi d’être là, au plein de votre demeure, dans le silence des murs, alors que tout s’agite autour de vous, aussi bien la foule colorée des gens, aussi bien les flammes solaires qui font leur carrousel dans le ciel teinté de blanc. C’est un refuge en même temps que le lieu d’un ressourcement. C’est une halte en même temps que l’occupation de l’espace en son entier. Il n’y a d’autre station que celle-ci afin que quelque chose s’éclaire comme un sens à donner aux choses. Aux yeux des incroyants et des analphabètes, aux oreilles des sourds, aux jambes lourdes des paralytiques, vous n’apparaîtrez qu’à l’aune d’une fuite et l’on n’aura de cesse d’assimiler votre existence à l’empan étroit d’une retraite, à la perdition dans la cellule définitive d’une réclusion. Vos geôliers, ceux qui vous auront condamnée avant même de vous avoir comprise auront fait de leur raisonnement aussi hâtif qu’indigent, le foyer même par lequel ils disparaîtront à une vision qu’ils auraient pu avoir du monde. Je dis bien « du monde », non de « l’univers » car, entre eux, « le monde », « l’univers », il y a comme un abîme sans fin qui se creuse. Une démesure, l’éloignement de deux pôles identiques qui se repoussent. Car, ici, il convient de placer du concept sous des nominations apparemment bien innocentes, immédiatement perceptibles, aisément repérables. En réalité, une manière d’apodicticité dont il conviendrait de s’éloigner afin de ne pas sombrer dans de trop faciles évidences. Il y a vous, il y a l’en-dedans de vous - « le monde » - ; l’en-dehors de vous - « l’univers ». Mais, un instant, demeurons et posons les choses devant nous afin qu’elles se présentent dans leur ordre naturel.
Afin de comprendre « l’univers », dans une première appréhension intellectuelle, il suffit de penser à tout ce qui n’est pas nous, qui nous est extérieur, que l’on peut facilement observer depuis sa propre place de sujet. C’est le domaine du préhensible, de l’utilisable, de l’ustensilité, de l’à-portée-de-la-main. Sous ce vocable générique, il faut aussi bien entendre les choses de la vie matérielle telles que le marteau ou bien la pomme, mais aussi bien l’étoile au fond du cosmos, le nuage, le feu, l’arbre et, enfin, l’Autre, puisqu’aussi bien nous pouvons en réaliser une approche matérielle, incarnée, rendre compte de ses qualités, décrire son épiphanie. L’on aura compris que le terme « d’univers » recouvre celui, quasiment homonyme, « d’altérité ». Est « univers », tout ce qui n’est pas nous, dont nous pourrions dire qu’il constitue un commode satellite nous permettant de fixer, depuis notre périphérie, les coordonnées de notre quadrature spatio-temporelle, en même temps qu’existentielle.
« Le monde », quant à lui, se déduira facilement de « l’univers » par la simple mise en relation ou, plutôt, par la mise en œuvre du processus dialectique, la loi des contraires y jouant le rôle d’une architectonique. Le système du « monde » se construira en raison inverse de ce que le système de « l’univers » nous aura fourni comme clé compréhensive, à savoir que le « monde » sera ce qui fera face à « l’univers » à défaut de s’y inclure. Le « monde » sera pure singularité, essence par laquelle un individu prendra non seulement acte de lui-même, mais de tout ce qui l’entoure comme ce qui n’est pas lui. Il n’y a guère d’autre voie pour se construire une ontologie et brûler de l’intérieur même de son propre être, s’excluant en cela de toute tentative de se percevoir comme un fragment d’un corps plus grand que soi mais qui ne nous appartient pas, pour la simple raison que, si nous admirons l’étoile, pour autant nous ne sommes ni Betelgeuse, ni Polaris, ni Capella.
… en direction du monde.
Le jour est levé sur Marzamemi, il ricoche sur les blocs de béton, sur la plaque lisse et éblouissante de la mer. Il peint en rouge brique, en blanc rococo le décor de stuc du Castello Tarufi avec ses murs lépreux, les grilles rouillées de ses fenêtres, sa piscine envahie d’une savane d’herbe, son clocheton de pierre hexagonal semblable à un bloc de nougat, ses moellons et ses créneaux, mémoires d’une ancienne gloire aujourd’hui décatie, vieille fille nostalgique de son passé glorieux. Ailleurs, sur les plages écrasées de soleil s’offrent les victimes expiatoires, faces tournées vers l’astre bouillonnant, seins comme des collines incendiées, peaux lustrées à la manière de bois rituels, sexes dardés ouverts à la puissance de l’heure, au désir violent des hommes. Ici, tout est extérieur à tout. Il n’y a pas de compréhension qui dirait la valeur intime de la poésie, le susurrement de la confidence, l’ébruitement d’un simple chant de cigale dans la rumeur souple de l’enceinte de peau. Ici, tout est violenté, tourné vers l’en-dehors de soi, autrement dit vers cet insaisissable qu’est tout « univers », vers ce fourmillement qui disperse et égare de sa propre certitude d’être. Les bassins des femmes sont pléthoriques, les hanches voluptueuses, les clitoris levés, les lèvres humides au regard des phallus monochromes hissés à l’extérieur de leur fourreau de chair, en quête d’une infinie turgescence comme pour dire la gloire de paraître dans l’accablement du jour. Parfois des freux noirs, en lame de faux, surgissent de la toile du ciel et déchirent l’air de leurs cinglantes mélopées. Alors, sur la terre, il y a comme une immense déchirure et tout monte à l’assaut du ciel, en immenses trombes blanches, en geysers de feux. Les lourds effluves du monoï, les imposantes fragrances des chairs cuites, les pyramides fruitées des crèmes glacées, leurs effractions de vanille outrageuse, la sueur, la dilatation des pores, les soupirs à peine voilés du désir, tout ceci s’étire en longs lambeaux fuligineux, en sourdes cantilènes avec leur bruit de bourdon. L’heure est tellement allouée à cette démesure qu’il n’y a plus que cette lente vibration par laquelle tout demeure figé dans la glu épaisse des heures et l’hébétude est grande qui fait éclater la conscience de soi en millions d’insaisissables particules, loin , très loin, si bien que ce que l’on prétendait connaître, ce préhensible, cet à-portée-de-la-main disparaît à même sa propre profération.
Du-dedans de soi …
Vous êtes dans cette posture étroite, hiératique, qui semble tellement vous définir, coller à celle que vous êtes depuis cette source silencieuse qui vous alimente, coule infiniment entre des rives herbeuses, s’étale en des lacs aux eaux claires, gagne l’aval dans le lacis des mangroves, arrive à l’estuaire dans l’éblouissement de soi. Car, jamais, vous ne vous êtes absentée de vous. C’est la même eau qui vous parcourt depuis la discrétion de la fontaine, ce sont les mêmes gouttes serrées, denses, réunies, qui animent le centre de votre être et le portent au recueil, à la signification, à la pureté. La vérité est là qui fait son parcours droit, dresse sa gemme orthogonale dans la densité du jour. Il n’y a pas besoin d’aller bien loin, de parcourir la crête des montagnes, de naviguer sur les vagues hauturières des océans de verre, de propulser son corps d’insecte dans le ventre glacé des carlingues. Non, il y a simplement lieu d’être en soi, dans le calme de l’aube et de voir poindre le jour. La maison est tout autour avec ses cloisons de ciment et c’est une comptine assourdie de « l’univers » qui arrive sur ses chaussons de soie. Cette une à peine parution des choses, c’est le « monde » qui s’annonce, le seul qui vous soit jamais accessible, « votre monde » inaltérable, celui qui se ressource éternellement à la lumière de la conscience. La vôtre. Il n’y en a pas d’autre ! Il n’y en pas d’autre pour la simple raison que la polyphonie des autres consciences, si elle est bien réelle, levée dans la brume, hissée tout en haut des effigies de vos semblables, elle ne vous parvient que par un jeu de miroir, un phénomène d’écho. Comment, en effet, pourriez-vous en témoigner alors que faire votre propre inventaire est déjà une tâche épuisante ? Et, d’ailleurs, comment pourrait-il en être autrement ? Vous ne savez rien de votre propre visage, ce sont les autres, (« l’extérieur ») qui le voient, en prennent acte et vous le livrent par le biais de la parole, d’un sourire, parfois vous en privent tellement ils sont absents de vous. Mais ceci n’est que pure digression. C’est de vous dont il est question, de votre apparition, de votre phénoménalité dans l’enceinte de celle que vous êtes. Mais il faut éviter la seule rhétorique, le concept abstrait qui dessèche et ne laisse apparaître que les nervures de la feuille à défaut d’en livrer le limbe. Une fois de plus il faut recourir à l’inépuisable, l’inoxydable métaphore qui livre en images ce qui, habituellement, s’énonce en pensée. C’est à trois harmoniques fondamentaux d’une possible ontologie qu’il nous faudra faire appel si nous voulons commencer à faire émerger ce qui, de vous, peut être dit comme possibilité d’existence.
Vous êtes donc dans l’enceinte de pierre, dans le frais des ombrages, penchée comme pour une cérémonie secrète mais vous en êtes la seule officiante, à la fois prêtresse, à la fois récipiendaire d’un geste qui s’annonce dans le secret d’une hiérophanie. La lumière est cendrée, identique à celle que l’on trouve dans les cryptes, au travers des vitres d’un aquarium ou bien dans les aubes grises alors qu’un fin grésil envahit le ciel de sa douce laitance. Vos cheveux sont dans l’abandon, genre de broussaille brune qu’un invisible mur semble attirer afin de le connaître. Votre visage de cire, votre cou d’albâtre sont séparés par la frontière sinueuse du maxillaire que souligne une ligne neigeuse. Vos bras sont des lianes infinies, de longues ramures cascadant vers l’aval d’un corps que l’on devine souple, fluet, posé dans une manière d’esthétique gracile. Pour seule vêture une longue robe tenue par deux fines bretelles et l’amorce de vos genoux que l’ombre reprend dans la nuit de la pièce. Tout ceci paraît tellement immuable, tellement réfléchi, décisif, comme si quelque chose allait avoir lieu d’important, d’irréversible. Mais ceci n’est que le praticable sur lequel le sujet - vous -, apparaissez alors que bien des choses demeurent occultées, inaccessibles. Revenons à la trilogie signifiante des métaphores et essayons d’approcher « votre monde » - c’est bien de cela dont nous sommes en quête -, à partir de ces images qui nous installeront dans une hypothétique vision de votre être ou, à tout le moins, aux esquisses qui s’en échappent et concourent à fixer le cadre de votre exister.
Votre propre symphonie - car tout être sur terre est de l’ordre du musical -, nous l’interpréterons selon trois mouvements afin que, de vous, tout se déploie jusqu’à la limite d’une énonciation proprement perceptible. Après, il n’y a plus que le silence qui puisse rendre compte du mystère de l’apparition. Donc trois parties qui se déclineront selon un rythme croissant : andante ; allegro ; scherzo. Andante ou modéré sera le premier temps caractéristique de la monade selon Leibniz ; allegro sera celui de l’écho ressenti dans la conque amniotique ; enfin, scherzo sera la mesure portée à son acmé dans la pure révélation de la chôra platonicienne, enfin de ce qui peut, intellectuellement, se déduire de son appréhension. Mais, dans cette approche sur le mode musical, vous verrez aussi bien une esthétique - à savoir l’appel à une forme afin qu’un fond se dévoile -, aussi bien le mode général par lequel une philosophie s’annonce. De la monade, de la conque, de la chôra, c’est d’abord de leur propre morphologie comme habitat de l’être à laquelle vous prêterez attention. C’est, à chaque fois, d’un monde-pour-vous dont il sera question et de sa capacité à faire efflorescence jusqu’à une manière d’absolu, d’une quête de l’indépassable.
Andante - Monade - Vous êtes au centre de votre demeure de pierres, genre de forteresse levée contre le jour. Vous avez tiré les lourds volets de bois, ménageant dans le secret des murs un genre de nuit dans laquelle vous trouvez refuge et gloire de vous-même. C’est un luxe que de demeurer ainsi et de ne rien devoir aux agitations qui sillonnent les plateaux de terre, l’aire lisse des océans, le parcours éthéré du ciel. De plier son être autour de son germe premier et de n’en rien savoir. Comme si l’omission de soi suffisait à clore la question avant même que l’interrogation ne soit posée. Silence contre silence. Syracuse est loin, l’Etna fais ses fumerolles confidentielles, la Sicile est une simple tache brune sur la carte des indécisions. Vous êtes là, dans le recueillement de vous-même, et les autres, ceux qui hantent les plages de la densité de leur chair brûlée par les rayons inquisiteurs ne sont que de pures hallucinations, de simples théâtres d’ombre. Certes votre être, ou du moins ce qui s’illustre dans cette effraction ne disant encore son nom qu’en termes aphasiques, cette pente vers une possible identité vous suffit. Vous êtes microcosme, atome ou bien quark brillant de sa propre euphorie autistique, de sa simple boule polychrome pareille aux calots des enfants faisant leurs lacets et leurs voltes sur les chemins de poussière. L’être est ce chant modéré au plein de vous, cette manière de source lovée sur ses gouttes claires, cet alphabet simple égrenant son chapelet de sèmes cryptés. Il en faut si peu pour que quelque chose comme paraître au monde fasse sa première ouverture, son chant de lampyre parmi le cristal des herbes alors que l’aube s’installe tout en bas de l’horizon, sur la ligne flexueuse entre ce qui n’est pas encore et ce qui sera bientôt. Ainsi posée, dans cette avant efflorescence, vous pourriez stationner jusqu’à la fin des temps, donnant lieu à une promesse d’éternité. Mais il en est de l’être comme de ses manifestations contingentes, cela s’anime continuellement en lui, cela veut dire, cela veut proférer et commencer le poème infini en direction de cet innommé qui, pourtant, doit bien consentir à se revêtir de quelques prédicats. Le blanc n’existe qu’en attente des couleurs, l’aube qu’à devenir lumière zénithale puis crépuscule, enfin nuit.
Allegro - Conque amniotique - Le jour avance dans le ciel, il est maintenant une lueur dense plantée dans la dalle mondaine où sont les trajets incessants de fourmis des hommes, l’éclair de leurs yeux traversés d’envies pléthoriques, de désirs pareils à la gorge bleue des caméléons, à leurs infinies variations colorées. Les volets, vous avez consenti à les entrouvrir, à faire que leurs coins de bois s’enfoncent dans la densité des heures. Ce n’est plus la nuit, maintenant, dans le cube de ciment, mais ce subtil clair-obscur (pensez à Rembrandt, à Georges de la Tour, au Caravage), par lequel s’annonce une ouverture de l’être, le début d’une clairière dans la savane du doute, la connaissance des choses, à commencer par les vôtres, puis celles de l’univers qui vous entoure, univers qui n’est qu’un fragment de votre conscience porté à un début d’incandescence. Connaître est toujours une combustion, une brûlure, mais intérieure, métabolisée, non l’exposition d’un épiderme au soleil et de teintes insues faisant leurs broderies à même une peau muette. Les plages ne sont que la rémission à paraître dans la pure verticalité, le simple abandon dans la dérive des corps. La peau est notre dernier rempart, il faut en faire le lieu premier d’une révélation. Le frisson est le paradigme originel de la pensée, la sensation brute par où frayer son chemin dans la glèbe lourde de l’exister. Il y a peu, dans l’obscur encore soudé de votre monade, dans l’étroitesse de l’être à se mouvoir, ne s’informait qu’une image unitive, vous confondu avec cela même qui vous abritait, cette cellule enclose sur son repos comme un immémorial pas de deux n’ayant encore pu inventer qu’une chorégraphie amputée de son partenaire, manière de valse à quatre temps s’immolant dans un seul temps, éternellement vide. Maintenant, depuis que vos fenêtres ont consenti à entamer le voyage pour plus loin que vous, vous sentez les rémiges de l’altérité faire leurs merveilleux et inquiets ondoiements. Cela bouge en vous, cela bouge au-delà de vous, dans ce qui est votre prolongement, qui est la source dont, à votre tour, êtes l’incroyable ruissellement. Cela bat dans le souple des eaux amniotiques et vous êtes algue dans les flots du devenir, et l’on est vous dans cette vague qui vous submerge tout en vous portant sur vos propres fonts baptismaux. Ecume de l’eau lustrale qui vous installe en vous, vous fixe au socle de l’exister, vous éloigne déjà de cette dyade par laquelle vous êtes, cette falaise qui vous domine du haut de son arche maternelle et vous rassemble dans le pur mystère d’être. C’est un immense progrès que de se sentir séparé de soi, de s’effeuiller selon une multitude d’images stellaires, de rayons faisant leurs effusions dans toutes les directions de l’espace. Depuis votre centre, depuis votre ombilic étoilé, depuis la moindre de vos cellules partent les milliers de mots qui, bientôt, fleuriront votre bouche. La grande roue s’est mise en marche, l’immense carrousel où monteront tous les passagers invités ou bien clandestins de votre « monde », les incroyables constellations qui feront de vos yeux des feux de Bengale, de vos mains les prodiges d’un possible artisanat, de vos pieds les infatigables messagers foulant les chemins de la terre et du ciel. Car, dès lors que la manifestation s’est installée, rien ne s’oppose plus à ce que votre savoir de l’univers s’irise des feux de la passion, se colore du fourmillement pressé des choses qui viennent à votre encontre, tout comme vous allez au-devant d’elles.
Scherzo - Chôra platonicienne - La bascule du jour est en voie d’accomplissement, portant en elle la résille serrée du temps, son inquiétude de s’absenter et de ne plus paraître qu’à l’aune d’une perte définitive. Les bruits sont grands qui parcourent la terre et la griffent de leurs dents éclatantes comme le soleil, tranchantes comme la lame du silex. Sur les plages, sur les millions d’éclats de mica, sur leurs arêtes éblouissantes roulent les corps d’acier, les corps de titane aux reflets crépusculaires. On se veut impérissables, on se veut rochers inexpugnables que, jamais les vagues n’atteindront, que jamais le vent n’effritera, l’érosion n’usera. On dresse au vent la gloire d’exister, on dispose ses reins en arcs tendus, on fait jaillir les muscles de ses jarrets, on amasse toute la puissance disponible dans le creuset bouillant de son bassin, on fait de la hampe de son sexe un diapason qui vibre dans la rumeur solaire, on expulse au loin les graines de ses verges d’or que des vulves disposées en arène reçoivent dans l’efflorescence ouverte de leur désir. C’est un immense feu d’artifice, un long crépitement qui monte dans l’air serré, gagne les hautes couches de l’atmosphère, tutoie la ganse blanche des nuages. Cela fait sa vibrante symphonie, bien après que les hommes sont couchés sur les nattes de leur destin, cela rugit jusqu’aux limites de l’empyrée, cela se mélange aux solfatares de l’Etna, cela habite le rêve en longues flammèches étourdissantes. C’est cela l’ivresse d’exister, la rhétorique du plaisir, la syntaxe infinie, la modulation inaltérable de la diaspora humaine aux quatre horizons de la puissance tant qu’elle peut disperser la semence de la folie de vivre. Car vivre est une folie : celle de paraître écartelé entre soi et l’autre, (cela qui nous est intimement étranger, bien qu’indispensable), donc de vivre et de ne pas chuter trop tôt dans l’abîme. Et vivre ici, en Sicile, sous cette nappe d’air pareille à un rideau de scène enflammé, c’est faire de son corps une voile solaire, de son esprit une matière ignée, de son âme la flamme prête à surgir au milieu de l’étonnement. De soi-même. Des autres. Alors, quand les heures virent au violet, que les visages se teintent d’indigo, que la mer fait rouler ses vagues dans des bulles claires, on se réunit sur des places, autour de verres où flotte un vin ambré et les yeux sont des vertiges où se lisent tous les mondes, où se devinent tous les univers.
Je suis assis à la terrasse d’un café de la Piazza Regina Margherita, verre à la main dans la décroissance de la lumière. Vos volets sont grand ouverts, maintenant, et je devine votre longue silhouette noire affairée à quelque tâche inconnue. Peut-être lire, peut-être lisser le maroquin d’un incunable, peut-être tout simplement rêver. Ou bien être absente de vous, dans l’attente d’être et d’en avoir, soudain, la révélation. C’est étrange combien votre abri, ce cube de ciment qui commence à se confondre avec l’encre nocturne se superpose avec l’image de la chôra platonicienne, cette « nourrice du devenir » précédant tout intelligible mais en constituant la condition de possibilité alors que, bientôt, le sensible en résultera et les infinies déclinaisons existentielles. Merveilleuse corne d’abondance, superbe intuition du philosophe portant à la parution ce qui ne saurait l’être, à savoir « l’être », précisément, dans une sublime forme métaphorique ne disant jamais ses propres contours, pas plus que le secret porté entre ses flancs. C’est à nous de réaliser le travail, de faire émerger à la force de notre envie de connaître l’étrange phénomène qui, du rien, fait naître ce quelque chose, fleur, bouquetin dardant les cannelures de ses cornes tout en haut du rocher, vol en V des oies sauvages, fines mains occupées à tresser un jonc, épiphanie du visage venue nous dire, en mode crypté, toute la beauté du « monde », le nôtre, en même temps que celui de « l’univers », cet autre que nous regardons, tout comme lui nous regarde dans une manière de vision en chiasme. Car, regardant l’autre, tout se retourne incessamment, le regardant devenant le regardé. Mise en écho des consciences dans un incroyable phénomène de réverbération.
C’est comme un atome perdu dans les mailles du temps, de l’espace, la simple vibration d’une lumière qui viendrait de très loin, une à peine rumeur dans la comète des incertitudes. Est-ce vous que j’aperçois dans la brume cosmique, vague forme noire si peu assurée d’elle-même, flottement d’une âme à la recherche d’un corps ? C’est tellement troublant, d’être là, dans le calme de la nuit sicilienne et de se disposer à voir la naissance d’une étoile. C’est si éprouvant pour un corps enserré dans sa tunique de peau, un esprit engoncé dans les rets des formulations coutumières, que d’assister à cela qui n’a pas de nom et qui, bientôt, foulera de ses pieds la poussière terrestre, ses contingences étroites, ses meutes de boue et de fange ! Si éprouvant. Je voudrais vous retenir, ainsi, tout au bord de vous-même, avant que le cycle du temps ne vous ait saisie et installée dans cette irréversibilité qui s’appelle l’existence, dont l’auréole, prochainement, ceindra votre front. Mais, peut-être, est-ce mieux de suspendre tout jugement, de se laisser aller à ce qui doit survenir, sans doute de toute éternité. Oui, maintenant, vous n’êtes plus que cette indistinction, cette coulure sans bruit, cette fuite, ces cheveux de comète égarés dans la longue nuit méditerranéenne. Déjà votre corps, ou bien ce qui en tient lieu, est à l’orée du toit, pareil à une eau nourricière, à une source égarée dans la densité d’une mangrove, dans ses subtils entrelacs, parmi les touffeurs végétales, alors que le jour est en attente de paraître. Cela prend corps, cela délaisse l’esquisse, cela occupe la densité d’une encre, la sourde présence d’une gouache, cela prend la matière d’une huile. Là, sous mes yeux étonnés, sous la giration des étoiles, parmi les effluves d’une chaleur finissante, c’est vous, l’unique, la singulière qui dépliez votre monde sous le regard de l’univers. Vous étiez pure intellection, idée flottant dans ses atours immatériels et voici que votre parution a lieu, dans la plus pure des évidences qui soit. Telle une fleur, une rose s’ouvrant au mystère d’exister. Votre demeure, sa soudaine feuillaison, cela n’a rien d’étonnant que je lui ai attribué le rôle matriciel de la chôra, ce récipient ontologique qui, sans cesse, interroge depuis sa sublime invention, la chôra, ce chaînon manquant qui rendait bancale la théorie platonicienne des idées. Oui, vous êtes la magnifique illustration de ce que connaître veut dire et du médiateur qu’y s’y emploie avec la sobre élégance de la métaphore.
Au début, au tout début, vous n’étiez, dans le refuge de votre monade, qu’un mouvement à peine esquissé, andante, pris de lenteur, vie simplement larvaire en attente d’une promesse d’exister. Puis l’ouverture s’est faite, allegro, plus vive, plus inclinée au dévoilement dans la rumeur simple de la conque amniotique, vous y deveniez cette chrysalide certes soudée à son hôte, mais déjà affiliée à une amplitude, à une vibration qui irait s’accentuant, scherzo, se plissant de milliers de significations pour déboucher dans l’aire extatique du papillon, métamorphose accomplie, dans cette tunique chatoyante, dans ce dépliement d’ailes mordorées et d’eaux claires comme celles des lagons, qu’installait la chôra dans la plus pure joie. Voilà, vous étiez arrivée dans la plénitude de vous, seulement occupée à vous y maintenir le plus longtemps possible, vous étiez dans le site incroyable de l’être, le vôtre confronté à celui du vaste univers. Les trois stations de l’être, vous les aviez parcourues sans que ceci vous affectât plus que le souffle du vent dans les hautes herbes des savanes. Une respiration, le passage du temps sur l’eau calme d’un marais. Et tout ceci avait eu lieu, sans même une césure, la moindre hésitation, sans qu’un suspens en interrompît le cours harmonieux. L’être, ce mystérieux être que partout l’on convoquait à défaut de pouvoir s’en saisir, c’était cela, la pure parution de soi, le processus inaperçu, sa propre métamorphose atteignant la sublime imago, l’incroyable métabolisme fécondant le monde-du-dedans pour l’amener au-devant de l’univers dans l’évidence d’exister. Mais, de ceci, aussi bien vous, la regardée, aussi bien moi, le voyeur, ne pouvions en être alertés pour la simple raison que le procès respectif de notre propre être se déroulait à notre insu, vérité s’occultant dans le moment même de sa révélation. Toute vérité reposait sur ces fameux fondements d’une vérité aléthèiologique, l’être se voilant à mesure qu’il se dévoilait. Identiquement au dépliement des pétales de la rose, à celui, majestueux, de l’ouverture de la fougère, enfin au secret ouvert par toute métamorphose en tant que révélation d’une synthèse spatio-temporelle et ontologique. Il semblerait qu’à observer ceci, ce simple dépliement et d’en réaliser l’intellection adéquate, l’on fût en possession d’un des paradigmes les plus pertinents permettant une approche de son propre monde intérieur ainsi que de l’univers qui nous entoure, auquel nous participons et duquel nous participons. Il semblerait qu’il n’y ait guère de métaphore plus éclairante.
Mais, maintenant, belle inconnue incise dans son cube de béton à la manière de l’insecte prisonnier de son bloc de résine, il convient de vous remettre à vous-même dans la plus grande liberté qui soit, la seule disposition de l’âme qui convienne afin de faire l’épreuve de l’être. Vous serez de telle ou telle manière parmi les contingences mondaines, mais toujours, en vous, cette chorégraphie andante, allegro, scherzo, comme pour dire l’urgence d’être et de comprendre. Ceci nous appelle et nous fait signe à la manière d’un absolu. Or, jamais, l’on ne s’exonère de connaître. Le faisant et c’est la finitude qui s’est emparée de nous. Soyons temporels : ceci est notre condition !