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20 mars 2020 5 20 /03 /mars /2020 11:46
Inquiétude du temps

« La tête »

Gravure

François Dupuis

 

***

 

    Nul ne peut regarder cette gravure sans être troublé jusqu’en son intime, sans être affecté d’une vive inquiétude quant au fait de vivre. En réalité nous ne savons nullement d’où vient cette brusque immersion qui nous conduit en quelque endroit métaphysique dont nous ne soupçonnions pas l’existence avant même cette rencontre. Nous sommes émus, aussitôt placés dans une manière d’écho, pathos contre pathos. Celui de cette Jeune Fille sans doute à l’âge prépubère, le nôtre qui ne sait la nature du temps qui l’affecte en propre et ne se donne jamais qu’à la façon d’une eau invisible qui chute du ciel sans que nous nous avisions d’en questionner plus avant, ni la provenance, ni la destination. Ce qui nous désarçonne le plus, dans la conscience que nous avons de notre exister, cette fluidité à jamais, ce long flux immémorial qui nous traverse, cette avancée qui jamais ne s’arrête. Ce qui nous préoccupe c’est bien la mesure temporelle, elle qui ne se donne que dans le retrait, la fuite, la dissolution de son essence.

   A peine une seconde vient-elle de bourgeonner, qu’une autre la recouvre de son insistante scansion et, nous, au milieu de cette incessante chorégraphie, qui ne savons plus où faire porter notre regard : vers ce passé qui n’est plus, vers ce présent qui s’écoule, vers ce futur qui vient vers nous mais dont nous ne percevons jamais qu’un lointain brasillement, un feu ondoyant, une gerbe d’étincelles ? A côté de ceci, l’espace est un don immédiat que nous pouvons décrire, enclore dans l’empan d’une vision, contempler poétiquement ou bien seulement dans l’horizon d’une pure immanence. Ce que le temps soustrait à notre regard, l’espace le comble dans la prodigalité de son être.

   Mais, puisqu’il y a interrogation, puisqu’il y a champ livré à son propre secret, il ne nous reste plus qu’à décrire, peut-être les mots dévoileront-ils une pensée ? Le crêpe des cheveux est haut placé qui découvre un large front où s’impriment des rais de lumière. Les sourcils sont arqués, fournis, ils nous font songer à ces lumineux portraits de Frida Kahlo auprès desquels nous ne savons si nous avons affaire à une enfant ou à une femme, à moins qu’il ne s’agisse d’un être hybride empruntant à ces deux âges de la vie. Les cils sont longs, les yeux deux taches noires qui s’effacent presque dans un geste grâcieux de pudeur. L’arête du nez, l’aplat des joues sont visités d’une belle clarté. L’ovale du menton se perd dans l’évocation rapide du cou. Tout ceci qui compose cette nature ne se révèle pleinement qu’à l’aune du tracé de la gravure, mille lignes, mille patiences entrelacées, mille incisions disant ce qui, ici, se dévoile, qui est certes l’inquiétude du temps, comme l’annonçait le titre.

   Or, si le temps est toujours affecté d’inquiétude, s’il est l’oriflamme du souci humain, ici, il se rend visible à la manière dont un filigrane fait apparaître la texture d’un billet, ce que nous pourrions nommer « son devenir », rendu visible à la hauteur de ce pur artifice. Mais il faut maintenant dire en quoi, sous la gravure, perce une ontologie, une donation du principe temporel, en quoi aussi cette technique se différencie radicalement de la peinture. A cette fin et choisissant de mettre en opposition deux temporalités différentes en leur nature, identiques en leur finalité, nous ferons appel à un autre portrait de facture certes bien éloignée, mais qui annonce ce tourment humain plus qu’humain, il s’agira d’un « Autoportrait » de Van Gogh.

 

Inquiétude du temps

"Autoportait" de Vincent Van Gogh

 Agostini/Getty Images

Source : « L’Express »

 

 

   Sur cette toile, l’inquiétude donc, se donne avec une évidence radicale. Nul espace qui viendrait distraire en fixant les lignes de fuite et les perspectives d’un paysage, fût-il provençal ou bien nordique. Non, ici, tout fond sur le sujet pourrait-on dire, comme le rapace fond sur sa proie. Vincent est un tourmenté et comme tout candidat existentiellement assiégé par sa propre angoisse, c’est de temporalité dont il est question, qui n’est que le redoublement de la finitude. Qu’y a-t-il à remarquer sur le plan strictement formel ? Les lignes sont longues, flexueuses, le fond est un genre de végétalisation, d’efflorescence qui dit le temps de la germination, donc celui de la durée. Certes les coups de brosse sont visibles mais entre les touches de pleine pâte, nulle césure, nulle scission qui donneraient à voir la trame des choses. Une seule et unique continuité qui court le long de la peau, tresse les fils de barbe. Nulle interruption et l’on croirait apercevoir une manière d’onde, de mouvement aquatique qui parcourt toute l’œuvre et pourrait, aussi bien, dépasser le cadre, rejoindre quelque coefficient d’immuabilité dont nous ne saurions deviner les contours. L’inquiétude est sans repos qui se cherche une hypothétique éternité. L’angoisse vangoghienne est-elle liée à ce défaut de futur, de certitude qu’il y aurait à dépasser sa sombre condition pour connaître les longs rivages d’une vie éternelle ? Ceci nous le croyons et d’autant plus que Vincent a étudié la théologie en ses jeunes années, qu’il a voulu devenir pasteur. Doivent bien demeurer, en quelque coin de la psyché, des traces de cette possible vocation dont chacun sait bien qu’elle n’est, au final, que cette recherche d’une existence infinie que la foi nous donnerait, que nous refuse notre vie commune, ordinaire.

   Mais il faut revenir à « La tête » gravée par François Dupuis et, par contraste, y deviner les motifs profonds qui en traversent le graphisme scandé par la venue du noir, les retraits du blanc.

Ce que le pinceau lisse, étale, installe dans la durée, fragment d’éternité, la gravure à coups rapides de burin qui incisent le métal, fait surgir les esquisses successives de l’instant. Ici et encore, d’une manière récurrente dans nos écrits, il nous faut citer ce beau et inimitable « kairos » des anciens Grecs, cet « instant décisif » au gré duquel quelque chose comme un jaillissement de l’être-des-choses nous serait donné, dans la brusquerie de l’éclair, dans le coup de fouet de l’intuition, pareil à ces météores venus du plus loin du cosmos qui brillent d’une rare intensité puis s’évanouissent dans la nuit de l’espace après qu’ils nous ont marqué de l’expérience d’un temps irréductible à son apparence, marque insigne du destin venant poser sur nos fronts le sceau de l’illimité et de l’inexplicable. Sans doute, au cours de notre vie, chercherons-nous à réactualiser la venue de l’illumination, mais ces instants ne brillent qu’à être rares et singuliers, aussi nous marquent-ils du rougeoiement d’une braise.

   La brosse est plus douce que la gravure, elle étire les couleurs, applique les nuances, fond le tout dans un chromatisme des quatre saisons : parmes printaniers, lumière solaire estivale, teinte rousse de l’automne, vert Véronèse ou malachite se perdant déjà dans les torpeurs hivernales. La gravure, elle, est bien plus incisive, mordante, ne jouant que sur une temporalité binaire comme si l’on devait passer, sans interruption, sans délai, des hautes lumières de l’été, au froid déchirement des glaciations de décembre. Surgissement de l’instant et de lui seul dans la figure retirée en soi comme si, à chaque coup de scalpel, de burin, correspondaient la brusque prise de conscience de l’éphémère, le basculement de la seconde dans l’abîme, le moment parcellisé, source d’angoisse au seul motif de sa brièveté.

   Si le regard de Vincent, sombrement tragique, semble fixer quelque chose au loin, peut-être l’image hallucinée de quelque Paradis espéré ou bien perdu (ce qui, en définitive, revient au même), celui de « Tête », sans doute plus mélancolique, plus méditatif, ne semble guère se focaliser que sur le site proche qu’elle occupe, peut-être se limiter au territoire de son propre corps. Comme quoi, en seconde instance, la qualité de l’espace varierait selon la nature de la temporalité : distale pour les préoccupations éternelles, proximale pour celles, plus étroites, de l’instant, de l’immédiateté. On le voit bien, les variations formelles entraînent avec elles des changements sémantiques qui ne sont nullement de l’ordre d’une cosmétique mais touchent aux profondeurs les plus substantielles de l’âme. Ainsi les techniques artistiques, isolées de leur contexte simplement matériel, porteraient en leur sein même des valeurs essentielles fondatrices d’une singulière et toujours renouvelée vision du monde.

   Pour nous qui sommes les Voyeurs, percevons-nous une différence dans les tourments respectifs de ces deux visages ? Il faut faire le pari que nous n’en voyons aucune, si ce n’est sur le plan du traitement de l’image. L’une est colorée dans une espèce de continuité, alors que l’autre joue sur un vacillement, un tremblement du noir et du blanc, nous disant une fois la présence (le noir), une fois l’absence (le blanc), comme des notes de musique sur une portée musicale, comme des mots inscrits sur la neige de la page, le mot comme sens, la séparation comme non-sens ou, plutôt, comme médiateur de ce dernier car il ne saurait y avoir de signification en l’absence d’une altérité. Prendre conscience de l’éternité de l’instant ou de l’instant d’éternité, sans doute est-ce là notre tâche d’homme la plus exaltante. Une fois dans la touche lisse, l’effleurement de la brosse, une autre fois dans le geste pointilliste, scarificateur, qui taille, entame la matière afin que, soustraite à notre regard, en éprouvant le manque, nous nous mettions en quête de son être. Oui, en quête ! De son être. Eternel instant. Instant éternel !

  

 

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20 mars 2020 5 20 /03 /mars /2020 11:45
Oursine en son exil.

« Sous une belle lumière rasante,

Je voguais sur la longue digue

Je regardais s’éloigner les ferries

J’oubliais les tempêtes de ce monde

Mon âme mettait les voiles

J’explorais mes mers intérieures

Et l’océan de mes souvenirs

Et, sous une tendre bise

J’avais du vague à l’âme

J'avais envie de m’offrir

Une belle carte postale

De Calais… »

 

CALAIS

Très tôt le matin

il y a quelques jours

Sous une lumière rasante.

 

Photographie : Alain Beauvois.

 

 

 

 

 

   Grand est le silence.

 

   « Oursine », quel nom étrange tout de même pour une jeune fille d’à peine quinze ans, si discrète qu’elle aurait pu se confondre avec le souffle d’une brise marine. Oursine donc, depuis son plus jeune âge, - peut-être aux environs de neuf, dix ans -, avait institué un genre de rituel auquel jamais elle ne dérogeait. Levée à la première heure, alors que la lumière n’était encore qu’une hypothèse dissimulée derrière la boule de la Terre, elle sortait de son lit, posait ses pieds nus sur le froid du carrelage, faisait une rapide toilette, grignotait une pomme, des figues sèches ou bien quelques dattes sucrées et franchissait le seuil de la maison alors que ses parents et son jeune frère dormaient, livrés au monde lointain du songe. Quel bonheur de glisser sur les dalles lisses des pavés, de remonter la rue aux volets clos derrière lesquels sont les hommes aux yeux soudés, aux corps pliés en chien de fusil. Grand est le silence, droites les pensées qui connaissent le but de leur méditation. Loin, à l’horizon de la ville, des fumées égrènent dans le ciel leur supplique muette. Parfois l’aboiement d’un chien à la Lune qui s’éteint à l’ouest. Parfois un cri, sans doute celui d’un oiseau surpris dans sa retraite sylvestre.

 

   Présente à soi.

 

   Ce matin la lumière est une rosée qui sème ses gouttes à l’horizon. La plage, encore dans l’ombre, est pareille à une présence inquiète, avec ses ilots plus sombres, ses creux où reposent les lézards, ses dépressions où stagne une eau teintée de nuit. A portée des yeux, une frange d’écume qui se soulève à peine. Quelques clapotis, quelques vagues remous dans l’heure qui sommeille. La nappe d’eau si peu visible, parcourue seulement de quelques murmures, de quelques irisations où se reflète le ciel. Longtemps, la Jeune Contemplative demeure debout, pieds enfoncés dans le sable humide, abandonnée à ce qui, bientôt, sera l’éveil du monde. Elle aime intensément ceci : sentir la longue vibration du sol venue des mystérieuses profondeurs, en discerner la progression dans le pieu des jambes, pareille au fourmillement d’un courant électrique, à une aimantation qui ferait son bourgeonnement dans la sève intérieure. C’est comme une conque qui s’ouvre on ne sait où, une baie qui palpite, un golfe qui vit de sa propre plénitude. Pas de joie plus accomplie que celle d’être là, infiniment présente à soi, aux choses immobiles, au monde.

 

   Comme un essaim d’abeilles.

 

 Ce qui est le plus enivrant, c’est de se disposer à recevoir le luxe de la lumière, ses premières palpitations, ses curieux ondoiements. C’est d’abord sur la peau comme un essaim d’abeilles avec sa couleur de miel et son onctuosité, sa lente progression. Maintenant le soleil est levé, mince lunule qui dépasse à peine du royaume de l’eau. On en sent la présence dans le globe des yeux. Les paupières sont de minces fentes par où s’insinue la clarté. Bientôt c’est l’entièreté de la tête qui est visitée de l’intérieur. Ses corridors s’allument, ses coursives gonflent sous la poussée, ses bastingages flottent pareils à des postes avancés qui voudraient connaître l’entièreté de l’univers, son intime fourmillement, ses labyrinthes, ses dédales à l’infini où s’abîme la réflexion de l’homme, où les rêves échouent à conduire plus avant leur ténébreuse investigation. Puis le grain de l’ombilic devient le centre d’un rayonnement, comme si tout partait de lui, si tout naissait là, dans le secret d’un pôle fondateur, d’une germination destinée à unir le Soi à ce qui s’oppose à lui mais en réalise en même temps l’étonnante complétude. Cosmos inaperçu qui s’essaierait à dialoguer avec la profondeur des choses visibles, mais aussi avec leur envers - le rien, le néant, l’absolu -, et alors tout ferait déclosion et l’on serait celui, celle qui dépassent l’énigme de l’exister et tout s’ouvrirait à la compréhension à la manière du dépliement du subtil lotus, cette habile métaphore de la floraison de l’être en sa pureté. Oui, c’est bien cela, comprendre n’est que réaliser les conditions d’une affinité, d’une porosité : soi et le monde dans une relation dialogique qui dépasse la traditionnelle opposition des contraires. Être un Je en même temps qu’un Tu. Être fusion. C’est cette certitude qu’Oursine venait chercher dans la naïveté des choses dont l’aube était l’offrande permanente, le médiateur le plus sûr pour atteindre le versant inaperçu de ce qui, habituellement, fait obstacle et se métamorphose en transparence - cette évidence, cette vérité-, qui décille les yeux du corps et multiplie ceux de l’âme.

 

   Les acteurs sont invisibles.

 

   Assise sur une butte de sable, Attentive est dans l’enclin du jour, à la lisière de l’imaginaire et du réel. La scène est sous le feu des projecteurs. Elle est la Spectatrice dans sa loge. Depuis la discrétion de sa boîte le Souffleur - est-il un démiurge qui procède à une mise en ordre du monde ? -, distribue les rôles. Le rideau de scène est levé. L’avant-scène est ce plancher de sable jaune bordé par les feux de la rampe, cette limite d’écume au-delà de laquelle s’instituent les jeux de rôle. Les acteurs sont invisibles. Seul un navire dérive au loin. Sa blancheur se perd dans l’exacte fente de l’horizon. Serait-ce là la représentation d’une allégorie venue nous dire le voyage, l’éternelle fuite de soi, la recherche de « paradis artificiels » ? Vers quelles perspectives voguent ses hôtes ? Une connaissance de leur propre essence ? Un effacement des soucis que réaliserait l’éloignement ? Un rêve à instaurer dont l’inquiétude serait évincée ?

 

   Cette singulière coquille.

 

   Ce qu’est Oursine dans l’instant où le théâtre déploie ses apparences (souvent trompeuses, comme tout simulacre), c’est tout simplement ce vers quoi son nom fait signe : identique à l’oursin, son intérieur est une nacre qu’emplit la douceur d’un corail éclatant. Sans doute le symbole d’une jeune existence dans la passion de l’âge. Car, parmi ceux, celles qui l’ont rencontrée, nul doute que sous la cendre couve la braise, que sous les roches noires s’écoulent les filaments pourpres de la lave. Et que dire de ses piquants, ces minces aiguilles de verre qu’elle plante dans le sol afin que son assise assurée, elle pût bénéficier d’une position stable afin de regarder le monde avec une vue assurée d’elle-même ? Oursine, depuis le feu de sa conscience, veut éprouver ce qui vient à elle dans la justesse, dans la certitude qu’exister n’est nullement une pantomime, un miroir aux alouettes mais l’ouverture d’une signification insigne. En réalité elle venait au monde avec le même désir de le posséder dans son entièreté que mettait le jeune narrateur du roman de Thomas Mayne Reid, dans « A fond de cale », à se procurer le précieux échinidé :

   « Ce qui me faisait aller au bout de cette pointe rocailleuse, où j’apercevais des coquillages, c’était le désir de me procurer un oursin. J’avais toujours eu envie de posséder un bel échantillon de cette singulière coquille; je n’avais jamais pu m’en procurer une seule ».

 

   Les Vivants sur Terre.

 

   De son promontoire, sur la plaque marine, ce qu’elle voyait et retenait surtout c’était cette énigmatique coque blanche flottant entre eau et ciel qui, bientôt, serait l’invisible que l’horizon aurait effacé. Par la pensée elle se mêlait aux voyageurs des cabines, aux curieux de l’entrepont, aux erratiques des coursives, aux scrutateurs du pont avant. L’exil d’Oursine, c’était cela : demeurer dans ses frontières de chair, ici sur ce littoral semé de vent et d’embruns et, d’un seul empan de la vision imaginative, être auprès de … Auprès des Voyageurs Multicolores - Jaunes, Rouges, Blancs, Noirs, indigènes de l’Insulinde ou bien des Tropiques, aussi bien des natifs du septentrion que des terres australes -, auprès de tout ce peuple fraternel qui ornait de sa beauté singulière toutes les péninsules, les continents, les hauts plateaux, les lagunes disséminées au hasard des paysages, des villes aussi où confluaient selon mille trajets hasardeux les Vivants sur Terre.

 

   Une chance pour l’humanité.

 

   Ce qu’elle aimait, c’était ce beau métissage qui faisait des peuples pluriels le lieu d’une affinité, l’espace d’une rencontre, ouvrait le layon d’une amitié. Il n’y avait nullement à s’enclore dans des frontières, à dresser des fortins, à planter des pieux comme à Alésia afin de se protéger de l’autre. L’Autre, l’Etranger, le Migrant, l’Exilé étaient une chance pour l’humanité, non une calamité dont on aurait eu à endurer la difficile présence. Peuple arc-en-ciel, peuple uni, peuple bigarré qu’aucune diaspora n’éparpillerait aux quatre coins de la Terre. De ceci elle était convaincue comme de la nécessité pour l’homme de respirer, de se sustenter afin que son chemin pût trouver une issue. Il y avait urgence à dilater la pupille de son jugement, à dresser haut le pavillon de sa raison, à faire claquer l’emblème de la liberté pour le simple motif homme égalait un homme, tout comme une pomme valait une autre pomme. Et abstraction faite de sa couleur, de sa texture, de son goût. Seule la nature des choses comptait, à savoir l’exception d’être, fût-on végétal, animal ou humain. Enoncer ceci était de l’ordre de l’apodicticité des philosophes, cette vérité d’évidence qui ne convoque nul raisonnement en vue d’établir sa justification. Existence à elle-même son propre motif.

 

   Tant de beauté disponible.

 

   Demande-ton à une rose d’énoncer ses conditions de possibilité ? « La rose est sans pourquoi, elle fleurit parce qu'elle fleurit », disait le poète mystique Angelus Silesius au XVII° siècle, indiquant par cette sentence que cette belle fleur, pas plus qu’une autre, n’avait à rendre raison d’elle-même, à adosser sa présence à un quelconque principe qui en aurait constitué le fondement. Ce que pensait Oursine en son for intérieur c’est que les choses allaient de soi, que le vent était le vent, le nuage le nuage, l’homme l’homme et que nul n’était comptable de sa propre condition. Aussi éprouvait-elle une naturelle inclination, une réelle sympathie pour tout ce qui croissait, rampait, marchait sur les allées mondaines. En elle, dans le corail même qui se dissimulait sous l’apparente arrogance des piquants, c’était comme un fluide qui coulait, une onde qui faisait ses cercles harmonieux, une musique sans doute semblable à ce que pouvait être celle des Sphères de l’univers si, cependant, une conscience était assez aiguisée pour s’en saisir. Il y avait tant de beauté disponible, tant de générosité amassée dans la pupille d’un œil, le pli d’un sourire, le raphé d’une graine, l’étoilement d’une diatomée, la transparence d’un cristal. N’en pas apercevoir ce prodige était soit le résultat d’une coupable inconscience, soit la pente d’un sombre fatalisme, ou bien le renoncement à sa mission simplement humaine.

 

   Si obscure la nuit qui s’annonce !

 

   C’était tout ceci qui traversait la tête d’Oursine à la façon d’un orage de grêle et il n’était pas rare que des larmes ne vinssent se mêler à la brume de mer lorsque le soleil basculait à l’horizon et que la Jeune Pensive parcourait à rebours le chemin qui la ramenait vers les faubourgs où vivaient les hommes ensommeillés. Parfois, longeant quelque porte, elle devinait leur lourde lassitude comme s’ils avaient été les Passagers d’un navire en partance pour l’au-delà de l’horizon, peut-être des oublieux d’eux-mêmes et de leur fond d’humanité. Peut-être n’étaient-ils que d’étranges passagers clandestins de leur propre traversée existentielle ? Comment savoir ? Le soleil est si bas maintenant qui n’éclaire plus le ciel ni le logis des hommes. Si obscure la nuit qui s’annonce !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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19 mars 2020 4 19 /03 /mars /2020 10:51
Celle qui se voulait nocturne.

"Pasolini".

Photographie : Katia Chausheva.

Quel hasard l'avait donc fait vivre seule dans cette immense maison dont elle n'arrivait même pas à connaître toutes les pièces ? Elle se cantonnait à ce salon aux grandes fenêtres que cloisonnaient des carreaux aux surfaces dépolies. Ses repas - elle picorait seulement - pris sur un haut tabouret face au mur de faïence rouge. La lumière entrait par une sorte d'imposte. Une lumière sourde, proche d'une extinction. Nul ne savait depuis combien de temps cette existence de recluse s'était offerte à elle. Elle sortait si peu. Ses occupations : des jeux de solitaire, la lecture de vieux livres aux maroquins usés, l'écriture, sur un carnet, de ce qui ressemblait à un journal intime. Le village des Pouilles, à côté, elle n'y allait qu'à l'aube, longeant les murs de pierres vives, pour y faire quelques emplettes : des légumes, du pain, des pâtes. Rarement autre chose. Elle était vêtue de robes sombres, un grand châle noir couvrant sa tête. Seul le visage, patiné à la façon d'un vieux bois, en émergeait mais dans la discrétion, peut-être même dans la stupeur d'être connu. C'est si terrible d'être dévisagé lorsque l'on n'est personne ! Dans la journée, jamais on ne la voyait, longeant un chemin de campagne ou partant pour la ville proche. Elle était née dans le mystère et l'alimentait, à son insu, seulement à être absente parmi les hommes. Dans le pays, on disait qu'elle était la bâtarde d'un notable qui l'avait cachée dans cette bâtisse du bout du monde afin de ne pas en subir le déshonneur. On disait aussi que, pendant la guerre, sa mère avait failli avec l'ennemi, rejetée par sa propre famille, exposée nue, le crâne rasé, sur une place aux yeux d'une foule qui avait failli la lyncher. On disait encore qu'elle était le produit d'une idiote et d'un chemineau et que sa folie était, simplement, cet enfermement dans lequel elle semblait avoir sombré. On disait tout cela et, en réalité, on ne disait rien qui correspondît à la réalité, pour la simple raison qu'elle était une inconnue, un genre de théorème dont personne ne résoudrait jamais l'équation. Cependant elle avançait dans la vie avec la précaution d'un funambule tutoyant le vide. Longtemps ses années s'étaient confondues avec ce passage dans les ténèbres, sans faire plus de bruit que le grésil sur le sol poudré de neige. Un glissement hors de tout, une avancée sur la pointe des pieds, un simple frémissement de marais dans le silence des tourbières.

Ceci aurait pu durer une éternité. Mais c'était sans compter sur cette passion qui, au-dedans d'elle, faisait ses tourbillons, allumait ses flammes alors que la surface demeurait dans un infini silence. Parfois, délaissant ses patiences ou bien marquant sa page d'un signet, elle se levait, comme dans l'urgence, dévalait le large perron de pierres, traversait l'aire d'herbe rase et allait se poster en arrière des grilles ouvragées. Elle y était si inapparente : le vol de l'hirondelle dans le ciel d'orage. Nul n'aurait même songé à risquer un regard derrière le lourd portail de fer. Pour le monde, elle n'existait pas plus que ces religieuses cloîtrées derrière de hautes enceintes. Sur la route de pierres blanches qui longeait sa retraite les passages étaient rares. Quelques paysans se rendant aux champs, des écoliers rentrant chez eux, le facteur, un marchand ambulant. Quelques animaux en maraude. Ici, c'était si retiré, comme une île en plein océan et le vent qui dissolvait tout dans une même monotonie. C'est tout juste au sortir de l'adolescence - elle était si jeune - que les premiers signes s'étaient manifestés. Des braises dans les reins, une fournaise dans le ventre, des flux et des reflux dans le creux des hanches, des vrilles de feu forant l'ombilic. Ses nuits étaient si agitées que ses draps devenaient le site tumultueux d'un océan et la lune la voyait sur le perron, dans la lumière bleue des nuits, ses yeux étrangement phosphorescents, la falaise de son front ruisselant de clarté. Parfois, elle semblait aimantée par quelque vision fantastique, courait jusqu'à la grille à laquelle elle demeurait attachée jusqu'à ce que, la fatigue ayant raison d'elle, elle consentît à regagner le domaine silencieux de sa chambre. Alors, des heures durant, une lampe restait allumée au contre-jour de laquelle sa frêle silhouette s'imprimait, ne se dissolvant que dans les premières lueurs de l'aube.

Cependant, au village, ses curieuses allées et venues avaient fini par être remarquées et ses sorties nocturnes allouées à quelque vice dont elle semblait atteinte. On la disait prise de folie, animée d'une sombre volupté qui la livrait au premier venu et la déposait au seuil du jour, terrassée, sur sa couche nymphomane. On cloitrait les maris, on enfermait les adolescents à double tour et l'on ne sortait plus des logis qu'avec d'impérieuses raisons. Mais tout ceci, ces sulfureuses allégations, n'étaient que le produit de têtes inoccupées que la première théorie comblait. Ce pays caillouteux et aride, cette insolence du soleil au zénith, cette vie rude amenuisait les consciences, les amenait au bord d'une urticante démence. Partout rôdait la peur qui aiguisait les pensées délétères. Partout le venin s'instillait dans les pores, enténébrait les massifs de chair, assombrissait les visions. Les légendes étaient multiples qui soudaient les hommes aux humeurs de la pierre, à l'acidité du sol, à l'étroite armature des racines. On était pris dans la résille d'une histoire sans horizon, dans les rets d'un imaginaire étroit; on était, sur terre, sans demeure où habiter. Alors on vivait de menues rapines, de faciles inventions, on s'inventait une plausible généalogie. Celle des autres, on l'édifiait de toutes pièces à la seule condition qu'elle parût vraisemblable. Et vraisemblable, la piètre existence de l'esseulée eût pu en recevoir le prédicat, sauf que le réel était tout autre et que le drame remontait bien au-delà de sa propre chair, dans une chair qu'elle n'avait jamais connue et qu'elle ne pouvait qu'halluciner. Des heures durant, alors que le village sombrait dans son sommeil de gemme, la solitaire feuilletait un album photographique qu'elle avait découvert dans un vieux coffre. Les images y étaient si altérées - les visages, quelqu'un avait pris soin de les effacer -, qu'elles apparaissaient davantage sous la forme de spectres que d'existences dont on avait voulu témoigner, les imprimant sur la surface glacée du temps. Privée de ses racines, déposée sur une terre qu'elle ne connaissait pas, l'Illisible n'avait d'autre choix que de se fondre dans ce paysage qui érodait l'âme, usait l'esprit, délitait le corps. Elle avait choisi de vivre dans les plis d'ombre, d'ignorer la lumière, sa possible vérité. La douleur était en elle qui, les nuits durant, la laissait hagarde. N'ayant personne à qui s'attacher, elle noircissait les pages de ses cahiers d'écoliers, avec application, minutie. Elle pensait, qu'à défaut d'ascendance, un jour, quelqu'un découvrirait la vie qu'elle s'était inventée de toute pièce, qu'un livre en résulterait. Enfin lue, elle serait reconnue et éviterait de sombrer dans ces fosses, ces abîmes qui émaillaient ses journées, les dissimulant sous un ennui sans fin. Les vices qu'on lui prêtait n'étaient que l'envers facile d'un désespoir qui confinait à la disparition. Ô combien elle eût aimé être atteinte d'une perversion l'inclinant à débusquer un partenaire quel qu'il fût. Au moins sa solitude eût-elle été partagée le temps d'un soupir ! Mais non, rien de cela ne se produirait jamais. Seule elle était, seule elle demeurerait sur cette terre cernée de désarroi. La lumière n'avait pas voulu la visiter, elle se vouerait à l'ombre de sa grande demeure, espérant y trouver un peu de quiétude.

De longues années passèrent ainsi, dans un genre d'hébétude, tôt levée pour les rares courses au village, tard couchée à griffonner des notes presque illisibles, des cahiers succédant aux cahiers. Et toujours la quête d'introuvables racines, et toujours la recherche de soi comme au bord d'un aven et de son cercle de calcaire grand ouvert sur une bouche d'ombre. C'est tout à fait par hasard si l'un de ses manuscrits est arrivé entre mes mains. Trouvé chez un antiquaire qui avait dû débarrasser la maison vidée à la mort de son occupante. Par recoupements, j'ai réussi à assembler les fragments, à la manière de tessons de poterie. A la faveur d'un voyage dans cette belle et sauvage terre des Pouilles j'ai pu retrouver le village, faire le tour de l'immense demeure maintenant livrée aux usures du temps. Pendant mon trajet en train, j'avais emporté "Obermann" de Senancour, lisant une lettre par-ci, par-là, soulignant un passage qui me paraissait pertinent. Maintenant, avec le recul du temps, relisant mes notes, je comprends pourquoi, sur le chemin du retour, j'avais glissé un marque-pages à la Lettre IV, entourant ces quelques lignes qu'aurait pu écrire la Solitaire des Pouilles :

"Là, dans la paix de la nuit, j’interrogeai ma destinée incertaine, mon cœur agité, et cette nature inconcevable qui, contenant toutes choses, semble pourtant ne pas contenir ce que cherchent mes désirs. Qui suis-je donc ? me disais-je. Quel triste mélange d’affection universelle et d’indifférence pour tous les objets de la vie positive ! "

Senancour, écrivant ceci, depuis Thiel, le 19 Juillet, an I, avait tracé, sans le savoir, le chemin de vérité - cette perte de soi dans l'oubli des hommes -, que, sa vie durant, suivrait la Solitaire des Pouilles, dans la constance du plus profond des désarrois qui se pût imaginer. Parfois, la littérature préfigure-t-elle ce que l'existence offre aux hommes dans un inconcevable dénuement. Pour cela elle est infiniment précieuse, comme l'est toute conscience appliquée à sonder les énigmes de l'âme humaine. Plus tard, quand la mémoire aura conduit son travail d'oubli, je reviendrai dans cette contrée désolée des Pouilles. Peut-être y trouverai-je cette trace déposée sur le sol de poussière qu'une inconnue, un jour, y déposa dans l'espoir de vivre enfin ? Peut-être !

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19 mars 2020 4 19 /03 /mars /2020 10:50
Toujours en avant de nous.

Bain de minuit.

Photographie : André Maynet.

 

 

 

 

  

   Cela se dérobe. 

 

   Ce qui, le plus souvent, nous surprend dans notre essai de nous y retrouver avec les choses c’est cette volte-face à laquelle nous nous livrons qui nous remet dans les mailles d’un immédiat incompréhensible. Nous nous dépouillons de nos vêtures, nous nous immergeons dans la nappe liquide du passé, nous y cherchons les ombres de notre présence effacée, les silhouettes qui furent les nôtres, dont nous sentons encore le trouble quelque part dans le corridor du corps. C’est illisible et d’autant plus soumis à l’imperium d’un acte à accomplir sans délai. Nous voudrions avancer de conserve avec le rythme des jours, voir s’égoutter la trille des secondes, éprouver la chair luxueuse de l’heure, sentir le frémissement pressé des grains du temps. Mais, toujours, cela se dérobe et nous appelle au loin dans un signe d’invisibilité. C’est comme si, armés d’un télescope, nous nous ingéniions à scruter l’au-delà des étoiles dissimulé dans les tourbillons d’une marée primordiale, d’un chaos non encore saisi de la nécessité d’un ordonnancement.

 

   Un vertige nous assaille.

 

   Ce sentiment d’une manière de désolation existentielle inscrit en nous la lame de l’effroi, le silex tranchant d’une question qui s’affaisse sous le poids même de son irrésolution. Jamais ne peut se poser l’interrogation qui nous conduirait aux limites de la raison car, alors, nous serions en dehors de notre essence, incapables de reconnaître dans le reflet qui nous serait retourné par le miroir du futur, de l’espace éloigné, la mesure de qui nous sommes. Nous serions seulement des Narcisses abusés par le paradoxe de leur propre image. Il en est ainsi de tout retour spéculaire en notre direction qu’il contient beaucoup de fausseté et si peu de vérité que son visage est, soudain, celui de l’inconnu, autrement dit celui de l’effroi. De vivre et de n’en pas sentir les rives, pas plus celles du passé que celles du futur qui reculent à mesure de notre hésitante avancée, ceci nous tient dans une sidération sans fin. Alors nous nous débattons. Alors nous n’attendons plus rien de ce présent figé telle une glu, qui nous tient à demeure, au foyer d’un vide si coalescent à notre être qu’un vertige nous assaille et nous ouvre les portes du néant.

 

   Un virage résolu.

 

   Plutôt que de supporter ce fardeau d’inexistence, nous préférons amorcer un virage résolu qui nous met face à une expérience connue, celle des jours anciens dont nous sommes l’aboutissement. Il doit bien demeurer quelque chose de notre être d’autrefois, la flamme d’une ardeur, la confluence d’une rencontre, une incision de l’âme résultant d’un acte d’amour, la vision de quelque beauté accrochée au revers d’une colline ou bien posée sur le paysage noyé sous la clarté de la Lune. Il doit bien ! Simple loi de tout retour sur la terre de sa propre patrie.

 

   Môle du présent.

 

   Voici ce qui, présentement, se rend visible au regard de la conscience. Nous avons replié notre corps dans la posture qui cherche et demande sa voie. Le buisson du visage est dissimulé dans les ornières de l’inquiétude. Une trop exacte épiphanie serait destructrice si, d’aventure, nous nous disposions à ne saisir que des flocons de brume et des oublis en forme de couperet. La pliure des reins est encore attachée au môle du présent, on en perçoit les reflets atténués dans cette lunule qui brille dans l’anse des reins. Un bras, une jambe demeurent dans la zone de presque imperceptibilité, comme s’il fallait se présenter au passé avec toute l’humilité qui sied à la rencontre des choses importantes, des événements fondateurs de l’être. L’autre bras, l’autre jambe s’auréolent d’une clarté d’aquarium, cette étonnante lueur des abysses et des antres marins. Sans doute ceci nous montre-t-il toute la difficulté qui consiste à inverser le cours des choses, à biffer le présent ou, à tout le moins, à l’inclure dans une parenthèse, à le confier au régime contradictoire d’une attente.

  

   Imploration et refus.

 

   La chorégraphie corporelle, ce geste lancé en direction d’une ancienne épopée, voici qu’il se tend identiquement à la corde d’un arc, qu’une main se relève dans une attitude équivoque d’imploration et de refus. Comme au bord d’un gouffre : attrait du vide et répulsion car la chute pourrait signer le dernier acte avant la disparition du monde. Dans le fond, comme surgi d’une invisible paroi, quelque chose flotte dans le clair-obscur des jours anciens. Serait-ce cette mémoire visqueuse pareille à la membrane d’une hydre qui confondrait dans une même vision désordonnée des événements actuels et des épisodes de jadis, cette toile unie qui use sa trame et s’ouvre aux assauts mortifères du temps ?

 

   Cette résille lumineuse.

 

   Et cette résille lumineuse qui parcourt le sol à la façon d’un discours métaphysique inquiet de ne pouvoir surgir au-delà de sa pensée inaccomplie, nullement assurée de la justesse de ses postulats, de l’authenticité de ses hypothèses, qu’est-elle, en réalité, sinon la dernière affirmation d’une fumée se dissolvant dans le ciel illusoire des valeurs ?   Puisque, aussi bien, ses réflexions, ses spéculations ne se laissent apercevoir qu’à la mesure fuyante de ces lignes flexueuses qui, une fois, disent ce côté-ci des choses, une autre fois cet autre face cachée dont nous ne percevons que quelques rebonds, quelques pluies qui cinglent le visage de la philosophie sans l’éclairer, sans en ouvrir la voie vers une affirmation de son être-au-monde. Et le visage de la philosophie, ne serait-il pas le nôtre, celui au gré duquel nous espérons le don d’une sagesse, le dépassement des phénomènes pluriels en direction d’une position unitaire qui ferait de notre connaissance le fondement même de nos certitudes ? Oui, car nous avons besoin de savoir la raison de ces lignes emmêlées du réel qui, constamment, nous abusent. Nous avons besoin de nous éprouver selon la perspective longue du futur, la clarté sombre qui gît aussi, là-bas, au bout du tunnel de nos réminiscences.

 

   Nuit obscure de l’angoisse.

 

  Au bout du tunnel, quoi d’autre que ce gonflement, ce garrot du temps, cet œdème gris-blanc qui fait son œil de Cyclope (cette vue grossie des choses qui ne décèle nullement son être à une si prosaïque disposition de la perception), cette « inquiétante étrangeté » qui fait sa parution de Sisyphe, cette boule que semble faire rouler un inaperçu bousier, un genre d’anonyme individu, d’erratique manifestation de ce qui, depuis la nuit des temps, s’appelle non-sens, et depuis l’aire de la modernité, nihilisme, absurde, position du sujet acculé par cet objet sans feu ni lieu à ne devenir qu’une forme sans devenir, une piètre silhouette clouée par l’arraisonnement de la technique toute-puissante, une ombre cachée par une ombre bien plus envahissante, empire des géants qui dissimulent la volonté sans partage de dominer le monde, de réduire  la prétention des fourmis humaines à figurer sur la scène bariolée de l’existence. Alors tout se réfugie dans le noir, tout fond dans la suie, tout disparaît dans la nuit obscure de l’angoisse. La boule est là qui nous fixe de ses yeux magnétiques. Elle ne va pas tarder à déplier ses flagelles contondants, ses épines venimeuses, ses tentacules boulotteurs de vie, ses griffes qui lacèrent et déchiquètent qui passe à portée de son avidité sans borne.

  

   Démente boussole.

 

   Alors nous ne savons plus qui, du présent, du passé ou de l’avenir, constitue la position stable à laquelle raccrocher l’aiguille de notre démente boussole. Car, en réalité, nous perdons la tête et c’est une danse de saint Guy qui vrille notre corps, torture notre esprit dès l’instant où plus rien ne tient de ce que nous tenions pour assuré : cet objet familier, la courbe de ce paysage, le profil de tel visage, le sourire de tel être, l’amour de telle belle âme. Rien ne s’actualise jamais qui fait sa gigue endiablée, son escarpolette insaisissable, son menuet baroque avec ses appuis alternés qui nous perdent à même leurs constantes oscillations. Pour nous y retrouver, il nous faut des points de repère, une stabilité, la trame d’un projet, une vue qui porte au loin les signes que nous semons ici et là à la manière de ce qui pourrait être notre alphabet, nos premiers mots, l’esquisse d’une phrase dans le réseau dense de la dramaturgie humaine.

 

   Se déploie le chant du monde.

 

   Quelle autre issue, alors, que celle de rebrousser chemin, de rassembler son corps selon son attitude verticale, de se vêtir de ces atours qui sont comme notre seconde peau, d’emprunter ce chemin de lumière qui trace son sillage, droit devant, vers cet océan qui palpite à la façon d’un immense cœur, vers cette montagne qui lève ses rochers en direction du ciel, vers cette plaine où souffle l’haleine régulière du vent, où se déploie le chant du monde ? Bien vite nous aurons oublié cette sombre crypte abyssale de l’inconscience qui nous tirait vers le bas. Bien vite nous rejoindrons le site ouvert des archétypes qui sont les allures fondamentales par lesquelles nous gagnerons, en même temps que notre liberté, la demeure plénière de notre être. Et, faute d’être infiniment libres, mais doués de mobilité aérienne, nous cinglerons, tels de blancs oiseaux parmi les fleuves de l’air et les remous incessants du temps. Cette demeure de la possession de soi qui nous accueille en son foyer toujours renouvelé. Nous volerons haut, assurément ! Nous porterons le bain de minuit en plein midi, dans l’incandescence de son rayonnement, dans la démesure de la puissance, là où plus rien ne peut l’atteindre, sauf la beauté. Autrement dit l’unique miracle de la présence qui, toujours se déploie en avant de nous. En arrière ne sont que les scories éteintes des jours. Il faut allumer des incendies pour les temps à venir. Des brasiers. Oui, des brasiers dans l’été qui chante.

  

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19 mars 2020 4 19 /03 /mars /2020 10:49
Te vois en clair-obscur.

Photographie de Patrick Geffroy Yorffeg

 

"Ô Lumière"

 

CREDO [EXTRAIT]

 

« Je crois à l’opacité solitaire

au pur instant de la nuit noire

pour rencontrer sa vraie blessure

pour écouter sa vraie morsure…»

 

Zéno Bianu.

 

Infiniment proche.

 

***

 

 

   L’automne est arrivé et la lumière baisse

 

   Comment te définir

                 TOI

            Qui fuies toujours sous l’horizon des choses

Comment TE saisir

                  Dans l’approche

                          Dans la fuite

                                   Dans l’approximation du dire

   Pareille à la nuée d’oiseaux

                                                Que le vent emporte

Il ne demeure

                   Qu’un vague poudroiement

              Et alors l’on croît avoir rêvé

               Et l’on suffoque longuement

                                              Dans le bouillonnement

                                                                                      Des draps

 

   Comment ne pas désespérer de

                                                     TE cerner un jour

Autrement qu’à l’aune d’une dépossession

                                             Dire ton nom est déjà TE perdre

                                       Tracer ton esquisse est déjà renoncer à TOI

                                        A ton image perdue dans le ciel de cendre

 

   L’automne est arrivé et la lumière baisse

 

   A peine une frange

                                  Effleurant la terre

A peine une insistance de cristal

Dans le temps qui s’égoutte et pleure

                 Brumes matinales

                Pluies crépusculaires

                      Et entre-deux

Un air tissé

                   De brun

                                 Que rien ne semble atteindre

Une feuille de parchemin jauni

Dans les pages d’un incunable

Avec sa senteur

De papier d’Arménie

Ses notes soufrées

Ses remarques marginales

                           On dirait la chute de sanglots

                             Dans le profond d’un puits

               Ou bien une fugue distillée par quelque violon

                                                                                           Aux confins du monde

 

   L’automne est arrivé et la lumière baisse

 

   Est-ce TOI dont la conscience vacille

                    Sous les meutes de l’heure

Est-ce ma rêverie qui s’obstine

A m’entraîner

                       En des chemins

                                                Qui ne conduisent

                                                                             Nulle part

Sauf dans d’irrémissibles ornières

               Dans des forets

  Que n’ouvre nulle clairière

La clarté est simplement un souvenir

                                                            La vie

                                                                      Une toile suspendue à la plus haute branche

                               Hors de portée

                                                         Hors de saisie

Et nos mains disent l’inutile à tâcher de se vêtir

                                                                            De ce Rien

Qui nous toise

Et nous réduit à la taille du ciron

 

   L’automne est arrivé et la lumière baisse

 

   TU es si semblable

                                  A cette rumeur cuivrée

                                                                      A cette flamme qui brille dans l’âtre

                                                                            A ce feu assourdi du temps

                                            Qui déjà

Nous immole

                     Et nous déporte de nous comme

En notre finitude

                           Tout semble si lointain

                                                                Soudain

   Tout semble si éteint et la vue se perd dans d’inutiles

                  Et troublantes mydriases

Peut-être n’y a-t-il rien d’autre à voir

                                                            Que SOI

Dans le miroir que nous tend la Nature

   SOI

         &

                L’AIMEE

Ou bien l’illusion de ce que l’on est

                                                         Cet infime corpuscule à la recherche

   De cet Autre

Qui lui dirait la réalité de sa présence

                               Ici

                                       Là

En maints endroits afin que la répétition crée

Ce qui jamais n’arrive

L’assurance d’exister autrement qu’à la mesure

De ceci qui n’en a pas

Une braise s’allumant sur l’écran de la conscience

Etincelle de vérité

Dont jamais nous ne pourrions douter

                  

                       « Je crois à l’opacité solitaire »

 

   Dit le Poète

Signant en ceci la même idée d’une dévastation de l’étant-présent

Ne demeurant

                       Au jour

                                      Que ce voile ôtant à nos yeux

La forme même des choses

                                            Leur persistance à être

Dans le tumulte

     Cette rumeur qui dissimule à notre vision

                                                                        Les fondements mêmes de l’être

 

   L’automne est arrivé et la lumière baisse

 

Me disais-tu et alors j’apercevais ceci

        Telle la métaphore de cet étrange parcours

                         Parmi la résille complexe du vivant

Une pomme chutait de l’arbre

                                                 Dans son habit flétri

La bogue d’une châtaigne

(Tes yeux en avaient la sourde brillance)

                                          Faisait son bruit de carton

                                                                                     Roulant au sol

Les tapis de feuilles rouillés

(La couleur de sanguine éteinte de tes lèvres)

Crissaient sous tes pas et nous demeurions

Silencieux

Attentifs à ne pas contrarier le chant du poème

 

   L’automne est arrivé et la lumière baisse

 

   Sur le bois blond que la clarté effleure

La blancheur de ton bras soutenant

                                                         Le casque

                                                                          Diffus

                                                                                     De tes cheveux

Ton visage tel une énigme

      (L’automne disais-tu en est une

        Prétextant cette saison ambiguë

        Entre

                 La claire-voie d’été//

                                                 //La nuit d’hiver)

Ton visage ôté de toute chose alentour

La pente douce de ton cou

Qu’avive cette lame de jour à peine plus vive

                                                                          Qu’un rire d’enfant

Cette question que tu es

                                      Offerte

                                                 En même temps

                                                                            Qu’en Toi retirée

Et ces teintes d’ombre

Cernant de près cet éternel mystère

Elles sont si semblables à ces terres que tu aimes tant

   A leurs sillons tels des rides

   A leur glèbe luisante

   A leurs versants en partance

                                              Pour le séjour des Morts

Car bientôt sera Toussaint

Et la lourde senteur des chrysanthèmes

Leurs têtes ébouriffées

Te font penser à un enfant espiègle

Comme si la Dame à la Faux

Ne faisait que nous jouer une comédie

En réalité tu n’y croyais pas vraiment

                                                            A ces histoires à dormir debout

                                                               A ces sentiments d’outre-tombe

                                                                  A ces pensées de l’oubli

 

Vivants me disais-tu

Nous sommes déjà dans

                                       L’oubli de SOI

Comment ceci pourrait-il être dépassé

Par le seul fait de notre absence

Tu voyais tout

                       Dans un clair-obscur

Je t’apercevais aussi au travers de ce sublime clignotement

                                      Du jour//

                                                   //De la nuit

                       

                           L’automne est arrivé et la lumière baisse

  

    Etait-ce là ton dernier mot pour dire

                                       L’effacement

                                                             La perte

                                                                            Le Rien

          Qui toujours nous arrive alors que la nuit

                                                                           Survient

La longue nuit du repos

   Il fera bon hiverner

En attendant le réveil

D’un nouveau commencement

Puis d’une nouvelle fin

Oui

D’une nouvelle

Fin

     

        « au pur instant de la nuit noire

        pour rencontrer sa vraie blessure

       pour écouter sa vraie morsure…»

 

  

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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19 mars 2020 4 19 /03 /mars /2020 10:17
Vous, ma rémission bleue

Barbara Kroll

 

***

 

 

Quelque part, en quelque heure, sur Terre, avant la fin du monde.

 

 

   Vous, ma Rémission Bleue, vous qui m’êtes apparue en songe dans la casemate abîmée de ma tête, il me plait de m’adresser à vous dans la forme épistolaire, cette forme si prisée au XVIII° siècle dont, sans doute, « La Nouvelle Héloïse » de Rousseau fut le type le plus accompli. Donc ce sera sur le mode de la confidence que je vous livrerai quelques esquisses d’un être fantasque, celui que je serai à jamais puisque, aussi bien, nul ne change, vieillit seulement, se métamorphose à petits pas en cette figure dont le miroir ne renvoie plus qu’une image altérée de celui qu’il fut, dont la silhouette meurt de ne plus recevoir du monde qu’une faible lumière, étique pour tout dire. Vieilli, certes, mais heureux d’habiter en plein Paris, cette grise mansarde bordée de zinc, une lucarne s’y découpe au travers de laquelle se livre un vaste panorama. C’est un peu comme si j’étais une vigie perchée en haut de son mât, rendant compte, pour la navigation hauturière des Existants, des mouvements divers de la foule, des fusions amoureuses, des attentes vaines sur un banc peint du vert de l’ennui, cette imitation de la Nature qui n’est qu’une piètre mascarade.

   Voyez-vous, Rémission, tout comme je vois l’immense désolation d’un monde saisi à la gorge, marchant sur le bord d’un précipice ? Un vent mauvais souffle, venu dont ne sait où, qui menace de faire chuter quiconque s’aventurerait dehors dans les coulisses d’un Enfer sans fin. Oui, j’ai bien dit « Enfer » et je crois même que ce bon Dante rit sous cape que ce mot, en quelque sorte si banal, retrouve dans les circonstances actuelles quelques couleurs qu’il avait perdues pour n’être devenu qu’un irréel parmi tant d’autres. Rémission, jugez donc notre mortelle condition, taxez-là de légère, attribuez-lui tous les prédicats les plus péjoratifs que vous pourrez imaginer, vous serez encore quelques crans au-dessous de la cruelle réalité.

   Longtemps les Hommes, mes Semblables, ont flirté avec tout ce qu’ils rencontraient, le pollen solaire d’une fleur, l’écaille d’une feuille au sol, un rayon de clarté, le sexe d’une Compagne, la mousse blonde d’un verre de Champagne. Vous me direz, « il n’y a pas péril en la demeure », et certes vous aurez raison. Loin de moi l’idée de m’ériger en Procureur, en Moraliste qui tracerait au cordeau les lignes selon lesquelles avancer dans la vie, se doter d’une éthique. Non, les choses sont beaucoup plus simples. Je suis seulement le Spectateur amusé de la giration du monde, j’en déplie méticuleusement la longue farandole, j’en examine les subtils mouvements, je regarde mes Coreligionnaires à la loupe, je les place sous l’optique de mon microscope et alors, quel émerveillement, quel étonnant feu d’artifice, quelle généreuse donation de l’altérité à mon endroit !

   Oh, parfois, la langue chatouille, le verbe fulmine, les idées se font critiques qui voudraient supprimer les contradictions, raboter les excroissances de l’irrationnel, poncer les aspérités des opinions et alors le Bien de la Terre serait assemblé en un seul et unique endroit, comme si les humains, pris d’une juste et louable frénésie, avaient consenti à se fondre en un même creuset où ne s’écriraient, en tubes de néon, comme autrefois dans les fêtes foraines, que les volutes de l’amitié, les spires de la rencontre, les pampres de l’amour. Oui, je sais, Rémission, combien il est utopique, sinon benêt de proférer de telles perspectives. Autant construire une Tour de Babel à la Brueghel, y loger tous les bons sentiments, réserver un étage à l’Altruisme, un autre à l’Humanisme, un autre au Beau, à la Paix, à la Justice et à bien d’autres universaux qui, à la seule force de leur magnétisme, dissoudraient tout ce qui contrarie le destin des hommes et les pousse, le plus souvent, à la faute.

   Oui, le MAL est arrivé sur Terre. Oui le MAL gagne du terrain, il fait tache d’huile que nul barrage ne saurait arrêter, dont nulle imprécation ne saurait venir à bout, y compris celles venant des Puissants de ce Monde. Le MAL n’a cure de toutes ces agitations aussi vaines que risibles. Le MAL a affûté ses dents, a aiguisé ses griffes, le MAL est une bogue d’oursin dont chaque piquant est une lance emplie de venin qui frappe au hasard et moissonne tous ceux qui s’aventurent dans les rues. J’ai chaussé mes yeux de fortes jumelles et je peux observer la Capitale sous toutes les coutures. Rien, il n’y a rien et pas une seule victime couchée au sol. Le pire est bien ceci : le RIEN et nulle autre chose alentour. Le Champ de Mars est vide. Le Trocadéro est vide. La Place du Tertre est vide. Saint-Germain-des-Prés est vide. Les Quais de Seine : vides.

   Non, Rémission ne crois pas que je souhaiterais des tombereaux de victimes comme lors des épidémies de peste au Moyen Âge. Ne crois nullement qu’il faudrait des morts ou des blessés afin que mon compte de réel soit assuré. Non, j’aurais voulu simplement voir mes Semblables sillonner les rues, non en groupes, c’est interdit, mais seuls, même horriblement seuls et c’eût été une consolation suffisante. Au lieu de ceci, un désert avec le moutonnement de ses dunes à l’infini, la vibration de ses mirages, le feu de l’Harmattan brûlant tout de son haleine ininterrompue, insupportable, avec les poignées de sable qui cinglent le visage, poncent les corps, ruinent l’âme.

   L’immeuble au haut duquel gît ma mansarde est pareil à une ruche que les abeilles auraient fuie pour suivre leur Reine dans un pays inconnu, peut-être une autre planète au large de la Terre. Certes, Rémission, tu ne me connais pas, tu m’habites, présence onirique sans substance, halo de lumière, silence à l’entour des yeux éteints des aveugles, tu m’habites mais sans épaisseur, dans la transparence, la fuite, pareille au grain de brume dans l’illisible de l’aube. Sache, cependant, que tu m’aides à vivre, que tu es le souffle qui anime mes poumons, le battement par lequel mon cœur s’anime, le sang qui irrigue mes veines.

   Tu t’en es sans doute aperçue, mon vouvoiement s’est transformé en tutoiement. Plus que le glissement sémantique d’une politesse, c’est seulement pour me sentir proche de toi, pour partager avec toi ce sentiment d’effroi qui m’étreint depuis que je sais que je suis SEUL au Monde, SEUL sans qu’aucun retour en arrière ne soit possible, sans que la moindre alternative ne puisse se profiler à l’horizon qui ferait se lever l’AUTRE, celui par lequel je vis, dont l’absence éternelle est signe de ma propre mort. J’ai toujours été un solitaire, mais un solitaire relié toutefois, une manière de presqu’île choisissant la qualité de ses Amis. Voici que, maintenant, je suis cet Insulaire qui n’a plus pour horizon que son propre rivage, ce cercle qui se referme sur lui et menace de devenir un nœud coulant.

   Il n’y a plus d’altérité, ce miroir où faire soi-même écho, que le bruit d’une porte qui grince, le cliquetis d’un robinet mal fermé, le glissement en bas, dans la rue, d’une feuille de journal le long du caniveau. Percevoir ceci est encore exister mais a minima, être sur le bord du vide, attendre que plus aucun son ne paraisse que celui de son propre corps qui avale la salive, une jointure qui craque, un ligament qui s’étire, un éternuement qui ne se retient plus et se donne comme l’ultime dialogue de Soi avec ce qui n’est pas Soi. Jusqu’ici, je n’avais nullement remarqué, les animaux aussi ont été évincés de la grande fête mondaine. Le chat de la Concierge, appelé communément « chat de gouttière », ne vient plus s’encadrer dans la vitre de ma mansarde. Autrefois il faisait ses longs et soyeux étirements tout contre le zinc chauffé par le soleil, sa présence était un divertissement, son départ un léger pincement au cœur.

   Jadis, avant que le MAL ne surgisse, je n’avais même pas à descendre les sept étages qui me séparent de la terre ferme pour faire des rencontres et me distraire de ce qui passait, me réconfortait, comme si chaque être croisé tressait en moi les fils indicibles de l’exister, ce creux au centre de soi, cette souple et soyeuse doline recevant la pluie bienfaisante du ciel, les échos de la terre, les passages des Autres en leur irremplaçables présences. Mon immeuble est étroit, haut monté sur pattes, situé à l’angle des rues de Tolbiac, Avenue de Choisy, Avenue d’Ivry, un genre de sémaphore d’où tout se donne dans la visibilité. Le carrefour est l’endroit des restaurants chinois avec sa foule bariolée, joyeuse, en constant mouvement. Une minuscule place abrite le peuple des vélos en location. A peine l’un d’entre eux se libère-t-il que le voilà repris dans une manière d’éblouissant carrousel.

   Je me souviens d’un jour de pluie, un orage d’été avait soudain éclaté et je m’étais réjoui du ballet des parapluies multicolores qui jouaient avec les bandes horizontales des passages piétons. Du haut de ma mansarde j’avais pris quelques photographies pour immortaliser la scène. Parfois, lorsque le temps se fait lourd, que les vagues de mélancolie ne menacent de tout envahir, j’affiche sur l’écran de mon ordinateur ces images d’un bonheur passé. Que reste-t-il aujourd’hui de ces lumières, de ces bruits, de cette gaieté qui coulait à la façon d’un miel sortant de ses rayons ?

   Que reste-t-il sinon cette immense désolation qui annonce la Fin des Temps. Voici que les Devins d’une eschatologie meurtrière, si décriés dans l’histoire de nos sociétés contemporaines, avaient raison et que le tout du monde se délite peu à peu à la manière d’une termitière que des eaux diluviennes réduiraient peu à peu à merci. Hier encore, des Passants sillonnaient les rues, masques sur le visage, pressés sans doute de rejoindre la sécurité de leurs logis. Oui, même masqués, même fantomatiques, combien ces silhouettes étaient rassurantes, combien leur lointaine fuite sur les trottoirs de ciment était un baume au cœur !

   Vois-tu Rémission, la seule qui sois maintenant en ma possession, il va me falloir vivre le restant de mes jours dans l’intervalle de MOI, dans la proximité de MOI, MOI au centre de MOI, quelle terrible épreuve que celle-ci, quel tragique affrontement ! L’altérité nous sauve de nous, nous apporte cette distance fondatrice de joie, cette unique réverbération qui la situe en tant que différence, écart, variété. Un site où respirer, ne demeurer à l’étroit dans la prison de sa peau, faire effusion dans l’en-dehors, se détourner d’une immobilité qui deviendrait vite étouffante, mortifère.

   Rémission Bleue, notre moi n’est vivable qu’à connaître un autre moi, à en faire l’épreuve, à se déprendre de soi, à opérer une transitivité, à initier un passage qui, nous distanciant de notre propre conscience, nous ouvre à une autre conscience, nous fasse, en quelque sorte, des « sans-limites », des arpenteurs d’espace, des explorateurs de temps autre que celui qui, d’habitude, nous étreint et nous fait croire qu’il est le seul à exister, l’unique en soi, l’irremplaçable. Sais-tu combien mon naturel travers resurgit en ces temps d’absurde radicalité, nécessité de philosopher, de trouver justification à tout, d’argumenter sans fin sur le sexe des diatomées et l’intime conviction des virus. Ceci, au moins, me sauvera-t-il de moi à défaut de me sauver des autres qui ne sont plus que buée à l’horizon du souvenir ? Je sais ta consistance diaphane, ton évanescence, ta perte prochaine lorsque mon rêve touchera à sa fin, que le réel me sautera au visage telle une grenade ravageant celui du Combattant.

   Mais, laisse-moi donc te décrire avant que tu ne t’absentes définitivement de la scène sans doute abusée de ma tête. Je suis un théâtre sans acteurs autres que moi, sans Spectateurs, sans Souffleur dans son trou pour me susurrer le texte de l’exister, ce texte à trous, ce texte à faille, ce texte-abîme. Ton corps est long. Ton corps est bleu. Tu es allongée sur un sofa. La pièce est grise, neutre, couleur de vide et d’abandon. Ton bras droit repose sur le haut du sofa, comme fatigué de lui-même, comme abandonné à la lourde tâche de gésir et de ne se savoir qu’en ceci, cette pesanteur sans limite. Ta main gauche repose sur ta cuisse. Tes jambes sont légèrement soulevées, tes pieds dans leur prolongement.

   Tu es totalement nue, seulement vêtue du bleu de ta peau. Quelle belle et étrange couleur tout de même ! Es-tu une espèce mutante ou bien cette teinte qui tapisse ta peau est-elle celle d’un déclin à jamais, d’un effacement à la face des choses, d’une disposition à connaître le rien du néant ? Sur le mur quelques motifs de tapisserie. On dirait des arbres dépouillés de leurs feuilles, des êtres étranges situés à la fin de l’automne en attente d’un hiver qui les réduira à leur simple expression, peut-être à l’extinction définitive de cette belle sève qui les parcourt et ne reconnaîtra plus le signe de leur destin, devenu totalement illisible.

   Demeure donc en toi aussi longtemps que ta consistance de rêve le permettra, Rémission, je ne suis moi qu’à ce prix, peut-être d’une illusion. Mais mon illusion est mon altérité, elle me maintient debout dans ce temps qui se dissout. Ne bouge pas, Rémission, je ferme la fenêtre, le froid est vif en cette saison qui bascule. Qui bascule et se retire à pas de velours de cet éternel retour du même qui la portait au-devant d’elle afin que les Hommes en soient agrandis. Les Hommes…

 

 

 

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17 mars 2020 2 17 /03 /mars /2020 16:32
« Fou, afin de devenir sage ».

                    « Epître ».

          Œuvre : André Maynet.

 

 

 

        « Que nul ne s'abuse soi-même.

             Si quelqu'un parmi vous

           pense être sage dans ce siècle,

                 qu'il devienne fou,

           afin de devenir sage ».

 

       1° épitre aux Corinthiens.

 

 

 

 

   La lame aiguë des questions existentielles.

 

   A la voir là, dans l’ovale de lumière, simple posture grise dans l’arrivée du jour, nul ne se serait douté qu’elle portait en elle la lame aiguë des questions existentielles. On ne savait pas très bien qui elle était, la raison de sa présence ici à l’aube des temps. Oui, c’était comme une naissance, le premier dépliement après que le cri de la stupéfaction a été poussé dans l’irruption au monde, saut dans l’abîme et, dès lors, le langage n’aura plus de cesse de proférer les vrilles continues de l’étonnement.

   On regarde et on se livre à quantité d’hypothèses dont chacune, sans doute, sera fausse. Est-elle un genre de déesse qui serait venue sur Terre annoncer aux « hommes de bonne volonté » la mesure de leur destin ? Ou bien est-elle l’incarnation de l’idée d’un poète ? Est-elle la créature surgie de la chambre noire d’un photographe ? Est-elle l’aventurière d’un roman, sortie des pages d’un livre ? Ou bien le modèle posant pour un peintre ? Le motif d’une illustration ? Un simple caprice végétal ? La concrétion de quelque imaginaire en mal d’une belle présence ?

   Mais il est exténuant de se ruer dans l’œil sans fin des supputations, de s’engouffrer dans le vortex de l’inconnu avec ses sombres tourbillons et ses vrilles néantisantes. Il faut s’en remettre à une sorte de pensée universelle, se fondre dans la masse de ceux qui avancent pas à pas, se glisser dans l’anonymat du « ON », se faire imperceptible, invisible et observer la réalité comme s’il s’agissait de la scène sur laquelle se déroulait la longue procession humaine.

 

   SAGE - On est à peine visible dans ce corps immatériel, dans ce faible halo virginal. Choses si peu affirmées qu’elles ne sont nullement encore empreintes des stigmates des prédicats. Comme un langage sur le point d’être proféré qui conserve toute sa limpidité, se hausse sur la pointe des pieds avant que d’accomplir le grand bond qui le jettera dans le siècle. Toute parole avant qu’elle n’ait eu lieu est cet accueil de tous les possibles, cette enivrante liberté qui s’abreuve à son propre mystère. Rien ne l’entache, rien ne la cerne des lueurs des intentions mauvaises, rien ne la pousse à se dévoiler dans l’hypocrisie ou bien la fausseté. Elle est simple dentelle de la pensée, unique et singulière émanation de la conscience. Elle est, en son fond, sagesse immémoriale non encore maculée par les sombres manigances mondaines. Elle est réserve de soi dans le sceau imprescriptible de la pureté.

  

   Empreinte apollinienne.

 

   On est dressé au-dessus d’un impalpable horizon, seulement occupé de soi, à l’écart de toute distraction, dans la vision de son propre événement. Tout atteste de cette généreuse empreinte apollinienne : le fin glacis du jour pareil à la réverbération d’un soleil présent dans les lointains de l’espace ; la lumière de la raison partout visible en son éclat générateur de joie ; l’harmonie des tons qui désigne la réalité de l’art ; la musique pareille à une fugue qui glisse selon de subtils harmoniques, à peine élévation d’une note jouant avec une autre note ; la subtile poésie qui noie tout dans le luxe immédiat des affinités ; la douce onction d’une essence plénière qui est déjà un genre de médecine, annonce de guérison si, par aventure, quelque chose de fâcheux s’immisçait dans le précieux de l’instant. On est un genre de créature placée sous la tutelle du dieu Apollon, ce fils du Ciel et de Létô la Titanide, déesse de la Modestie et de la femme sage.

 

   FOU - On est là dans son corps de marbre et de calcite, assuré de ne jamais subir les outrages du temps pas plus que les intentions mauvaises qui feraient basculer dans les fosses de la pure incompréhension. On est là dans l’immobilité, pareille à l’eau paisible de la lagune qui ne craint rien des hommes - ils sont trop loin -, ni du ciel d’étain qui est la pure continuité de la plaque liquide, sa réverbération, son écho atténué -, il est attention généreuse à cela qui survient comme l’annonce d’une paix.  Mais est-on si résolu de vivre cette manière d’éternité heureuse qu’il faille s’abandonner à son destin avec l’ineffable trace de l’innocence ?  Toujours le feu couve sous la cendre. Toujours l’orage se dissimule derrière la nuée, toujours la violence des couleurs surgit dans les mailles atones de l’aube.

  

   S’anime un étrange sabbat.

 

   On vit dans la solitude comme si, au monde, seule notre présence justifiait les levers de soleil, les journées coulant le long des vallées, la perte du jour dans la diagonale imperceptible du crépuscule. Mais bientôt on se demande la raison de cette continuelle félicité, de cette unité qui semblerait n’avoir jamais de fin, ce luxe inouï de correspondre à son essence sans partage aucun, sans division ou accident qui en altérerait l’immense royauté. Mais voici que sous l’arche des pieds, venu du plus lointain de la terre, s’anime un étrange sabbat. Serait-ce un fleuve de laves en fusion ? Serait-ce le geyser impatient de libérer sa fougue ? Serait-ce une eau fossile qui attendrait l’instant de sa révélation ? Mais non, ces explications sont trop « naturelles » pour avoir un semblant de réalité. Elles sont trop courtes. L’homme est rarement préoccupé de nature, souvent indifférent aux emblèmes de la culture. Ce que cherche l’homme, à défaut de l’avoir jamais trouvée, son image reflétée jusque sur les rives océaniques, son esquisse gravée dans le tronc des arbres, l’empreinte de ses pas dans le limon fertile des consciences humaines. Rien que cela, une trace d’humanité qui lui ressemble et lui dise l’exception qu’il est, là, exposé à la pluie solaire, aux bourrasques, aux orages qui sillonnent les plaines de leurs lézardes bleues.

   

   Ça s’agite en dessous.

 

   Oui, toujours la violence succède au repos, toujours le yatagan à la lame courbe se substitue à la souple onction de la plume. On fait pivoter son regard vers le bas, on focalise ses sensations, on palpe les perceptions du bout aigu de sa lucidité, ce rasoir qui lacère le réel de son impitoyable curiosité. Ça s’agite en dessous, ça demande sa pitance, ça fait sa danse du ventre et ses ondulations lascives. Ça attire tel l’aimant et ça invite à la pliure du désir immédiat, à la soumission sans partage. Cela monte du sol, on dirait un lierre invasif qui veut coloniser son hôte, y trouver refuge en même temps que le réduire à l’esclavage. Dialectique du Maître et de l’Esclave par laquelle l’Histoire manifeste son étrange balancement. Un peuple détruit l’autre et le remplace, une civilisation s’impose qui recouvre la précédente d’une taie de cendres.

  

   Dionysos n’a rien à faire de l’éternité.

 

   Disant le lierre on disait en même temps le règne sans partage de Dionysos, ce dieu impétueux se vautrant dans le sang rouge de la vendange, se livrant à tous les excès imaginables sur tous les praticables du monde, se déchaînant partout où battent les oriflammes de la fête, partout où grimacent et gesticulent les oripeaux de la folie, où se rend le culte du priapisme  mettant en déroute le peuple entier des vierges et des communiantes effarouchées se cachant derrière des rideaux d’eau bénite. Mais il en faut bien plus pour mettre en déroute le fils de Zeus et de Sémélé la mortelle. Dionysos n’a rien à faire de l’éternité. Ce qu’il veut c’est la consommation immédiate du plaisir, la résolution sans délai du désir, la possession de tout ce qui exulte et se destine par nature aux joies puissantes de l’instinct sans frontière, aux inondations peccamineuses de la lubricité. Qui s’ingénierait à contrarier la puissance vinicole s’exposerait soit à périr sur le champ, soit à subir les derniers outrages. Choisissez donc le menu de votre mort, ce sera la dernière marque de votre volonté, l’acte ultime de votre liberté !

  

   On avait simplement disparu à soi.

 

   Ô combien il est heureux, un instant, de se laisser aller à la transgression à laquelle pousse l’Impétueux. Combien cet affranchissement, cependant, apparaît aussitôt dérisoire, factice, brodé des pierreries de l’impéritie. Certes on a cru fendre la cuirasse brillante d’Apollon, renoncer à l’éclat de ses rayons solaires pour se vautrer dans la soue dont on attendait qu’elle nous sauverait des ornières étroites de la contingence. Mais c’est bien le contraire qui a eu lieu, cette immolation de soi dans un festin qui n’était que l’annonce de son propre épilogue. En cela nous avions choisi la logique dionysienne qui est de créer de la mort avec de la vie, d’encenser la corruption en lieu et place de l’innocente pureté. On avait simplement disparu à soi, préférant au rayonnement de l’or la sourde mutité du plomb. On avait cru pouvoir faire procession en compagnie d’une joyeuse bande de satyres, entourés des panthères à la robe de nuit, des boucs aux odeurs musquées, des ânes à l’éthylique braiement.

  

   Ainsi la sagesse devenait supérieure à la folie.

 

   En réalité on  était  resté au seul lieu qui, un jour, pût nous accueillir, à savoir cette lumière que le corps diffusait de manière à être en harmonie avec l’intarissable beauté des choses. Un livre était grand ouvert sur la dalle de la poitrine qui semblait un lutrin dressé pour une étrange cérémonie, disposé à des fins d’un illisible rituel. Une salamandre y était posée tel le symbole d’une indestructible foi identique à cette belle jeune femme dont Paracelse prétendait que même les flammes ne pouvaient en atteindre l’être. Ainsi la sagesse devenait supérieure à la folie qu’elle tenait en son pouvoir. Enfin, de connivence avec le subtil Erasme, pouvait-on affirmer, commentant « La République » de l’inventeur des Idées :

 

    « Trouvez-vous une différence entre ceux qui, dans la caverne de Platon, regardent les ombres et les images des objets, ne désirant rien de plus et s’y plaisant à merveille, et le sage qui est sorti de la caverne et qui voit les choses comme elles sont ? »

 

  

   Quelque chance de connaître cette sapience.

 

   Tout ceci résonnait comme un écho de l’Epitre aux Corinthiens. Tout ceci disait l’impossible sagesse, la nécessité de tutoyer la grimaçante folie pour avoir quelque chance de connaître cette sapience dont tout le monde était en quête à son insu mais qui, tel « Le Mont Analogue » du poète René Daumal, reculait dans les brumes du ciel à mesure qu’on tâchait d’en atteindre l’inaccessible sommet. Toujours question d’une altitude qui se dérobe alors que les pieds demeurent rivés au réel avec la presque certitude d’en connaître tous les arcanes. Et pourtant…

 

  

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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17 mars 2020 2 17 /03 /mars /2020 16:31
Ce chemin inemprunté

            Patrik Geffroy Yorffeg " Vallée d'Aoste "

                        (Technique mixte ) (2)

 

 

***

 

   Vois-tu, Sol, ce chemin qui fuit vers l’horizon, mais quel horizon ?, il faudrait faire se lever une voie inempruntée. Une « voie royale » en quelque sorte. Une voie singulière qui porterait nos paroles au loin, bien au-delà de nous vers cette contrée illisible dont sont tissés nos rêves. As-tu, comme moi, cette exigence multiple de te connaître et de connaître le monde jusqu’en sa plus fuyante perspective ? Oui, je sais, les gens me disent fou de courir après de telles billevesées. Mais doit-on attendre le signal du départ dont d’autres seraient les ordonnateurs ? Doit-on aliéner le peu de liberté de notre aire au consentement de ceux qui ne savent de nous que notre frontière de peau, les faibles exhalaisons de nos poitrines, la couleur noire de notre sang dès qu’il s’échappe de notre enceinte maudite ? Il y a tant de mort présente dès que l’on se rive à soi, naufragé accroché à la branche qui, inévitablement, verra le bout de son destin. Les eaux ne sont infinies, elles aboutissent quelque part, dans un delta, à l’ombre d’une mangrove où les crabes aux pinces levées guettent dans les plis du clair-obscur.         

   Oui, demeurer en soi est une réelle épreuve. Soi face à soi, il ne saurait y avoir de plus redoutable confrontation. Image dans le miroir ricochant vers cette autre image, ce visage qui toujours se dérobe, jamais ne se montre que sous les traits fuyants d’une apparence. Piège des pièges : se regarder dans le tain d’argent et croire se posséder tout comme l’on s’assure d’une pièce de monnaie, d’un arpent de terre ou bien  d’un air du temps dont on fait son entêtante ritournelle.

   Il faut être inconscient ou bien amoureux ou bien poète. Peut-être même les trois. L’inconscient vise une bulle qui éclate sans qu’il le sache. L’amoureux court après celle qu’il adule alors que seul son narcissisme est en question, jamais la forme de l’autre, fût-elle approchée. Le poète tresse ses mots qu’il adresse au monde et ce dernier demeure sourd à ses imprécations, n’admettant de vers que ceux qui concourent à sa propre gloire.

  

   Vois-tu, Sol,  ce chemin qui fuit vers l’horizon, mais quel horizon ? Il le faudrait aérien, peut-être doté d’ailes à la manière des anges, peut-être disert tel l’habile Mistral, furieux comme l’Harmattan au-dessus du désert, ce fiancé des sables, ce courtisan des mirages. Je crois bien, Sol, que des deux, Mistral et Harmattan je tiens mon tempérament si instable, si impétueux. Je me lève dans l’inquiétude d’être. Je monte au zénith dès la moindre création, une feuille de papier pliée en origami, un vers chantant telle la sonnaille accrochée au cou de la brebis. Le premier déclin de la lumière me trouve en possession d’une incommunicable nostalgie que les éphémères brumes nocturnes portent à la vibration cristalline du diapason. L’insoutenable autrement dit.

   Es-tu sujette, toi aussi ma Muse du Nord, à ces sautes d’humeur qui s’éveillent dans l’émerveillement de l’aube, rutilent dans l’azur du plein midi, meurent tels des phalènes dans la touche mauve du crépuscule, cette heure où sonne le cor afin que les âmes tout juste éveillées, elles puissent se libérer des lourdes chaînes terrestres et voguer dans l’éther infini qui scintille tout en haut, là où les yeux s’abreuvent de silence.

   Je sais la cruauté de tout lyrisme. Plus il fait tinter ses notes cuivrées, plus lourde sera la chute, cette ténébreuse floculation qui ourdit le pavillon des oreilles de blanches dentelles, tresse autour de la porcelaine des yeux ces vrilles de verre où viennent s’écarteler toutes les images du monde. On reste cois, à la limite de la catalepsie, on entend des meutes de bruit qui se cognent à la vitre de la cochlée, on sent, sur le tapis de sa peau les milliers d’épingles qui disent l’assaut de la multitude.

  

   Vois-tu, Sol, ce chemin qui fuit vers l’horizon, mais quel horizon ?  De ses mains il faudrait le semer des lueurs blanches de l’espoir. Poser ici le bourgeonnement d’un premier mot. Bien sûr il serait adamique, encore empreint des effluves du songe paradisiaque. Ô licornes blanches à la corne tressée ! Ô cortèges léonins emplis d’une réelle sollicitude ! Ô bœufs à la robe fauve, paons au plumage multicolore, bouquets de fleurs, femmes-lotus flottant sur l’ovale d’un lac translucide ! Et l’air, cet effeuillement du jour, ce poudroiement sans fin, cette rumeur à peine posée sur le globe des yeux ! Cette soie qui lisse la source des afflictions, ce baume qui oint les têtes et les porte à leur étincellement.

   Certes, Sol, combien ces images d’un lieu céleste qui n’existe que dans des têtes embrumées paraît naïf, pareil à ces bluettes que de romantiques enfants enlacés déplient autour de leurs têtes angéliques avec leurs yeux bleu-myosotis, leurs boucles blondes, leurs visages joufflus, on dirait des saints Jean-Baptiste de la Renaissance occupés à déployer des perspectives dont, jamais, ils ne pourront avoir la jouissance. Seulement des manies de songe-creux, des lubies d’enfants de chœur attendant que l’acte de la confirmation vienne les délivrer d’une mortelle niaiserie. Tu sais, comme moi, la douleur d’enfanter ces trompe-l’œil qui ne sont jamais que nos propres insuffisances jouant en écho avec celles des autres. La meute humaine est si douée qu’elle invente toujours le poison dont, plus tard, elle s’abreuvera ! Ainsi des guirlandes surannées entourent-elles le monde de leur confondant sophisme. L’erreur s’alimentant à sa propre source.

  

   Vois-tu, Sol, ce chemin qui fuit vers l’horizon, mais quel horizon ?  Il nous faudrait y inscrire la trace double de nos pas, ignorer le peuple d’herbe, ne prêter à la cendre des arbres qu’une vue distraite, gommer les collines vêtues de noir, dissoudre la ligne d’horizon, faire des blancs nuages de simples distractions de l’esprit, boire la nuée du ciel jusqu’à la lie et demeurer DEUX-EN-UN, enfin rassemblés, juste l’espace propice à notre intime connaissance. Se déplierait alors la pure félicité dans la bannière heureuse des jours. Inépuisable ressourcement, ultime touche originaire par la grâce de laquelle nous serions remis l’un à l’autre comme à l’aube d’un nouveau commencement. Puisse ceci avoir lieu, Sol ! C’est du dedans de nos corps mutilés que tout ceci se dit, du dedans de nos cœurs semant au vent leurs éclats de grenade. Ils saignent longuement et les fleuves sont pourpres qui s’écoulent vers l’aval du temps ! Pourpres, passionnément pourpres.

 

 

  

 

 

 

 

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17 mars 2020 2 17 /03 /mars /2020 16:30

 

L'Enfant de la Dune.

 

 

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                                      Photographie : Thierry Chiès.                                             

 

  On le voyait souvent, à contre-jour du ciel, sa frêle silhouette se découpant sur la colline aux mille remous. Parfois un cerf-volant glissait sous le ventre des nuages avec son trait  noir pareil à une liane. On disait de Neptune - tel était son nom - qu'il était né de la rencontre du sable et de l'eau. Enfant de la Dune, héritier de l'Océan, il en avait les caractères mêlés. Toujours prêt à se fondre dans le premier pli de sable, à plonger dans l'écume blanche de l'eau. C'était un enfant de neuf ou dix ans, au visage taillé à vif dans quelque ébène, les yeux pleins d'étincelles, cheveux léonins brillant au soleil. On n'en savait guère plus de lui que cette esquisse se dissolvant dans la brume. Personne ne l'avait jamais approché. Comme les lézards il disparaissait derrière la première vague venue et ne reparaissait que bien plus tard, à un endroit où on ne l'attendait pas.

  Ses journées, il les passait à graver au canif  des bois éoliens, à cueillir sur la plage des plumes de goéland ou bien des écorces qu'il faisait brûler dans un cercle de pierre. La nuit, les bateaux croisant au large apercevaient ces tremblants sémaphores, la trace de fumée légère aspirée par les étoiles. Il vivait dans un creux de la dune, entre deux falaises de mica. Son refuge était fait de quelques branches blanchies par les flots, de touffes de varech, de cheveux d'oyats tressés. Il se nourrissait de peu : quelques moules pêchées dans le trou des rochers, des patelles à la consistance de cuir, des algues brunes qu'il mâchonnait longuement, des pignons de pin huileux qu'il cueillait dans la forêt.

  Le temps semblait glisser sur lui sans jamais l'affecter : il demeurait un éternel enfant, une brise, une onde, un simple écoulement de sablier. Il regardait le paysage comme le paysage le regardait et il semblait qu'une manière d'équilibre s'était établi. Intangible, non aisément perceptible. Mais c'était cela qui faisait son prix, sa singularité. Jamais on n'aurait pu envisager la Dune sans aussitôt ménager un abri pour Neptune; jamais l'enfant n'aurait pu apparaître longtemps sans son écrin de vent, d'air et d'eau. En quelque sorte, inclus dans cette nature sauvage, indépendante, il en constituait le pendant humain, la nécessaire conscience, la présence indéfectible. Il vivait au rythme des marées, la course du soleil était son constant éphéméride, les caprices du sable imprimaient sur sa peau le rouage des heures. Ce que Neptune aimait le plus, c'était courir sur l'aire de poussière, dévaler les pentes en s'enfonçant à mi-jambe et, enfin, se laisser choir sur la plage, puis plonger dans un éblouissement de bulles.

  Ce qu'il aimait, surtout, c'était la constante métamorphose de la Dune, son aspect si différent selon l'heure du jour, la saison, les variations du climat. Oui, la Dune"sa Dune", était pareille à un caméléon, suite alternée de teintes grises, blanches, marron. Couleur de terre, de cendre, de lave, de feuille morte, de céramique ancienne. Et, au loin, les reflets métalliques de l'eau, ses longues zébrures, ses écarts, ses confluences. On aurait dit de la limaille de fer, avec ses spirales, ses brusques aimantations, ses divisions, ses éclaboussures. Parfois, le matin, sur la plaque de mercure, glissait un long tanker garni de cubes multicolores, rouges, bleus, verts, argentés. Neptune ne se lassait de regarder ces myriades de mouvements, ces longues fuites vers la courbe de l'horizon, ces histoires qu'écrivaient les hommes à la force de leurs trajets.

 

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  Mais, ce qu'il aimait par-dessus tout, c'était imprimer des signes à la face des choses. Il ramassait un bout de bâton et gravait, sur le lisse du sable, les lettres maladroites de

N e P T U n E.

  Et personne n'aurait pu dire comment cet enfant sauvage avait appris à graver son nom. Sans doute avait-il un don, une ressource omnisciente qui lui permettait, ainsi, naturellement, d'être au contact des choses. Il était presque le seul à voir son écriture trembler sur les grains de silice alors que le soleil faisait sa course immobile dans le ciel. Parfois, de son œil perçant, une mouette rieuse dévisageait ces inscriptions qui semblaient avoir existé de toute éternité. Parfois un lézard y superposait-il son empreinte comme pour dire l'harmonie du monde, ici, sous les rafales de vent surgi de nulle part.

                                               

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  Parfois, sur les traces laissées par les hommes, il dessinait des contours, hachurait des parties, faisait des suites de tirets et cela voulait dire son appartenance à la communauté du monde, mais de loin, comme si tout cela avait été regardé au travers d'une longue vue. Car Neptune voulait cet éloignement, cette distance et s'il avait su l'écrire, sans doute aurait-il gravé, du bout d'un bâton, simplement, un des plus beaux mots de la Terre :

 

L i B e r T é

 

  Sa façon à lui, de dire les beaux mots secrets que les hommes cachaient au fond d'eux, c'était de marcher dans la frange d'écume, de bondir dans le vent, de dormir sous l'aile des nuages.

 

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  Parfois il dessinait l'ombre portée d'une plume d'un  grand oiseau blanc et cela voulait dire le vol au-dessus du cordon des dunes, à la lisière verte de la forêt, ou bien le tumulte infini de l'eau, la pluie oblique, les marées d'équinoxe et les grands icebergs d'écume fouettant le sable, la brume comme un songe lointain, les paroles des hommes dans les villes au-delà des montagnes de sable.

 

 

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  Souvent, il s'amusait à suivre les ruisselets d'eau lors du reflux, faisant de minuscules barrages aves ses pieds, puis relâchant soudainement la pellicule liquide qui imprimait de longs rhizomes dans la croûte du sol. C'était cela que Neptune aimait. Cette infinie disposition des choses  à se recomposer, à signifier, à déposer sur la peau l'empreinte du soleil, la caresse du vent, la vitesse de l'embrun, la croissance lente du temps, la démesure de l'espace. Tout s'ouvrait, brillait se répercutait en écho sur la courbure du ciel, tout paraissait dans la simplicité, comme si le monde était un arbre et qu'il suffisait de tendre la main pour en cueillir les fruits lourds, généreux, gonflés de sève. Neptune vivait, sans même s'en apercevoir, alors que les Existants, dans les termitières des villes, étaient à la peine, constamment livrés à leurs occupations multiples, à leur désarroi. C'étai là qu'il fallait vivre, sous le ciel, près des nuages, au contact de l'eau, entouré de brume et de lumière.

  Parfois, le soir, le ciel se teintait d'indigo, la lagune faisait son miroir argenté, l'horizon s'éclairait de feux lointains. Il y avait partout, sur la grande colline minérale, près de l'Océan apaisé, le long des rochers couleur d'encre, les signes d'une paix immédiate, saisissable, si réelle qu'on aurait pu en dresser la figure pareille aux grands totems immémoriaux. Tout alors était si calme. Les grands bateaux qui dérivaient au large, tout près de l'horizon courbe, apercevant la silhouette de Neptune, lançaient leurs signes amicaux. Longtemps leur corne de brume retentissait entre eau et ciel, jusqu'aux confins des étoiles, alors que l'Enfant de la Dune, plié dans son rêve, se fondait dans l'éther. Bientôt les étoiles repliaient  leur longs rayons. Le jour n'était pas loin de paraître.  

 

(Les petites vignettes illustrées

sont de l'Auteur.)

    

 

  

 

 

 

 

   

 

 

 

 

 

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16 mars 2020 1 16 /03 /mars /2020 20:18
Ciel de profusion

Huile.

Œuvre : Elsa Gurrieri

 

 

 

 

      

   D’abord la nuit de l’œuvre

 

    D’abord il faut partir de la nuit de l’œuvre, se réfugier dans cette zone d’ombre qui est comme un accueil, une aire de repos, mais douée d’inquiétude, doublée d’une sourde angoisse. Il faut éprouver le retrait du langage dans un silence d’obsidienne, sentir la perte des couleurs où paraissent s’abolir les significations du jour, où les chemins du songe s’enfoncent dans la lourde étrangeté des ténèbres, où la densité des choses est telle que tout se confond en une teinte unique, celle d’un néant originaire non encore parvenu aux premiers mots d’une phrase. Pas même un balbutiement. Seulement une attente longue, un ennui s’abreuvant à sa propre source, une cécité qui ferme les yeux à la beauté du monde. Ici, dans cette primitivité confusionnelle, on est ramenés à la pesanteur de la terre, à l’empreinte grasse du limon, au resserrement de la glaise autour des tiges séculaires des racines.

  

   Lacet de la finitude

 

   L’espace est un non-espace. Le temps est un non-temps. Le temps est profondément soudé, reclus dans sa cosse. Il ne dit rien, ne sait rien de lui-même, n’a même pas accès à ce qui en constitue l’essence, ces trois extases passé-présent-futur par lesquelles il se manifeste comme cette infinie mobilité qui en traverse le corps immatériel. A la rigueur il pourrait se donner à la façon d’un éternel présent qui, encore, n’aurait nullement décidé de paraître, demeurerait en réserve, se dissimulerait, disparaîtrait à soi-même en quelque manière dans la faille d’une obscure nature. Temps d’ubac et de ravine. Temps de grotte et de douve. Temps de latence et de suspens. Temps de rien dont rien ne se déploie que le lacet encerclant de la finitude.

 

     Conscience ouvrante de sens

 

   Humains juste issus du limon originel nous avançons dans cette zone convulsive qui semblerait fermée à jamais. Les cataractes d’ombre, les enveloppements de suie, les souricières de bitume nous en sentons les lianes arbustives enlacées à notre anatomie d’aliénés. Il est si difficile, si éprouvant, d’avancer dans ce quadrillage de tourbières, de tâcher de se frayer un passage dans le dédale des mottes et des fondrières. Est-ce là le premier sacrifice existentiel que de se dégager de cette masse informe afin que, libérés de la matière, nous puissions figurer au monde tels des Sujets pourvus d’une indispensable liberté ?

   Sans doute, être des individus conscients d’eux-mêmes, est-ce, en premier lieu, s’arracher à cette gangue de mystère qui nous attache, nous lie à l’ombilic de la Terre, nous rive à une immobilité avant-courrière d’un possible essor, le seul à même de nous affranchir de l’enchantement fondamental, de la dépendance organique, de la soumission au sol qui nous tient en otage.

   Sans doute la materia prima est-elle celle qui nous retient en-deçà de la création, dans un illisible giron, c’est de cette prime essence dont il nous faut nous extraire soit à la façon des alchimistes en recherchant la pierre philosophale, soit par l’exercice de la poésie (cette sublime création), soit en façonnant un pot de terre qui, symboliquement interprété, ne sera que la manière de se modeler soi-même, de se mettre en forme, condition préalable à toute épiphanie. Nous ne sommes jamais au monde qu’à la mesure d’une extraction volontaire. L’art, toujours, nous invite à transcender la nuit primitive pour gagner la clarté de la conscience ouvrante de sens.

 

   Ce ciel lumineux

 

   Donc, après le voyage nocturne, que voyons-nous qui pourrait nous faire tenir debout, nous projeter en direction de notre singulier destin ? Nous étions, jusqu’ici, dans une sombre veine, tels les haveurs d’Emile Zola dans « Germinal », allongés dans le lit de houille noire, attaquant le schiste, dégageant les blocs avant de parvenir au bout du long tunnel qui les livrerait, hagards, à la lumière violente du jour. Qu’apercevons-nous au sortir de l’obscur, si ce n’est ce ciel lumineux que des générations de peintres appliqués ont mis des siècles à nous livrer de façon qu’à leur contact, un signe de feu entre en nous, nous exonérant, soudain, de la ténébreuse angoisse qui nous étreignait ? Le Ciel jouant avec la Terre sa partition alternée. Le Ciel jouant avec la Terre ce dialogue nous ouvrant au langage de l’exister. Terre rétrocédant, mourant pour que s’éploie le Ciel en sa radiance, son effusion illimitée, la promesse d’un futur emplissant les yeux des hommes.

 

   Sortir de la nuit

 

   Là est le déploiement de soi dans la draperie colorée qui nous convoque au plus haut de nous-mêmes. Sortir de la nuit, jaillir en plein jour, voici que tout se donne avec l’assurance d’une immédiate félicité.  Non à conquérir mais à cueillir dans le récipient ouvert de nos mains. L’offrande est si teintée d’une juste oblativité que l’effort ne sera que de courte durée. Seulement le temps d’un décillement. Le temps d’une accommodation. Sortir de la Caverne mythique est toujours lié à un éblouissement. Soudain délivrés de nos chaînes, la liberté est immense qui nous emplit d’une inévitable ivresse. Haut est le Soleil qui nous tire à lui de toute la force de son énergie vitale. Le Bien est soudain si visible que toute possibilité d’effroi est radicalement évincée, que les ombres funestes, les ombres captatrices de vie s’effondrent à la manière d’un château de cartes. Voir ceci n’aura lieu qu’en creusant le site d’une analogie avec « L'éruption du Vésuve » de Pierre-Jacques Volaire, datant de 1802.

 

Ciel de profusion

L'éruption du Vésuve

Pierre-Jacques Volaire

Source : Chercheurs de vérités

 

 

  La partie droite du tableau, comme dans l’œuvre d’Elsa Gurrieri, est la figure nocturne d’où tout provient avant que d’émerger dans le champ libre des souverainetés célestes. Les hommes se tenant face au volcan sont ceux issus de la Caverne platonicienne, ces anciens prisonniers libérés du carcan des illusions, de la parodie des apparences, heureux d’accéder enfin à la vraie connaissance, ce réel qui se manifeste dans toute sa splendeur sans qu’il soit besoin de simulacres, d’agitateurs de marionnettes aux ombres trompeuses. Le Ciel d’Elsa est enflammé, parcouru de rivières mouvantes, doué de virtualités fascinantes, comme si Héphaïstos en personne s’y livrait à la forge des prépotences démoniques, tirant de son enclume le foudre de Zeus qui incendiera l’univers tout entier.

  

   Continuel rayonnement

 

   Ciel de braise et de soufre. Ciel qui dit le prodige de sa présence alors même que nous, les hommes, subissons sa loi, le craignons mais ne rêvons que d’attirer ses faveurs. C’est une grande beauté que cette huile lumineuse qui ruisselle, appelle à elle et, dans un même mouvement, tient à distance, dans un éloignement respectueux. Voir le Bien à l’œil nu est un tel prodige que nous sommes envoûtés, cloués sur la face de la Terre, que nous nous laissons pénétrer par cette lumière étincelante teintée de spiritualité, empreinte de mysticisme, toute tissée de crainte admirative. Les dieux sont si étrangement captivants, magnétiques, pulsants, que notre corps lui-même en ressent les vibrations, en éprouve les tensions, en demande le continuel rayonnement.

  

   Battements internes

 

   Certes on pourra objecter que dans le tableau contemporain ne figure nul personnage, pas plus que ne s’enlève du fond l’image d’un volcan. Et l’on aura raison au regard de la stricte discursivité logique. Mais l’art nous donne toujours bien plus à voir que ce qui se montre sous l’autorité d’une activité déductivo-logique. Toujours, sous la surface, des forces latentes sont à l’œuvre, elles œuvrent à même la matière , à même la couleur qui est travaillée dans sa texture même, dans sa chair vive, traversée de courants d’énergie, de battements internes qui en disent la vérité. Regarder adéquatement une toile n’est jamais le travail d’un habile géomètre qui en tracerait l’exacte topographie, en dresserait les méridiens et les tropiques. C’est bien plutôt question de regard qui fore le réel jusqu’en ses soubassements, vision de Poète, vision souvent d’écartèlement, seule condition d’accès au ravissement. Car il faut abattre nos idées reçues, gommer nos poncifs, enrayer nos jugements trop tôt formulés. Il faut se rendre libres, en un mot. Ecoutons l’injonction de Rimbaud :

 

« Je dis qu'il faut être voyant, se faire voyant. Le poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. Toutes les formes d'amour, de souffrance, de folie ; il cherche lui-même, il épuise en lui tous les poisons, pour n'en garder que les quintessences.»

 

   Sensation vive

 

   Oui un « dérèglement de tous les sens » qui, de la pure perception sensorielle brute transite vers cette inouïe et inépuisable fluence de la sensation vive, cette écorchure à vif sans laquelle il ne peut y avoir de sentiment esthétique, de passion éprouvée et a fortiori d’ouverture à l’art. Certes dans le beau travail d’Elsa on peut se contenter de l’aspect simplement coloré, de la composition, de la forme climatique du sujet traité et n’y voir qu’une aimable diversion d’une Nature mise en image. Mais on peut aussi y voir naître toutes sortes de manifestations, depuis la sombre et énigmatique présence des dieux jusqu’à la fournaise de la vérité en passant par l’activité volcanique qui n’est que l’archétype de notre propre effervescence. Sans doute plus qu’une longue argumentation inopérante, vaut-il mieux citer ces quelques phrases de J.M.G. Le Clézio en quatrième de couverture de « La Fièvre » :

 

   « Ces neuf histoires de petite folie sont des fictions; et pourtant, elles n'ont pas été inventées. Leur matière est puisée dans une expérience familière. Tous les jours, nous perdons la tête à cause d'un peu de température, d'une rage de dents, d'un vertige passager. Nous nous mettons en colère. Nous jouissons. Nous sommes ivres. Cela ne dure pas longtemps, mais cela suffit. Nos peaux, nos yeux, nos oreilles, nos nez, nos langues emmagasinent tous les jours des millions de sensations dont pas une n'est oubliée. Voilà le danger. Nous sommes de vrais volcans. »

 

   En plein orage

 

   Ce court morceau d’anthologie pour dire la nécessaire folie dont nous sommes quotidiennement traversés. Vertiges, colères, jouissances trament en nous le lexique troublant se disant tel le paradigme d’une connaissance intime de soi, laquelle est le sésame d’une approche véritative de cette étrange altérité que constitue l’œuvre d’art. L’aborder n’est nullement question d’une saisie heureuse et détachée des choses. Seulement une immersion en plein orage, un saut à même la gueule béante et soufrée du volcan. La lave dit toujours infiniment plus que cette croûte refroidie qui étale devant nos yeux le fleuve mort de son ancienne fulgurance. Oui, nous voulons nous abreuver à l’ambroisie divine, elle seule peut étancher notre soif. Elle seule !

 

 

 

 

 

 

 

 

  

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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