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4 décembre 2019 3 04 /12 /décembre /2019 17:58
Une fois, seulement

                Œuvre Dongni Hou

  « Ce monde, je ne le traverserai

                qu’une fois »

                  Stephen Grellet

 

***

 

   Toujours, dans le cours de notre vie, nous proférons quelques souhaits dont nous savons bien, par expérience, qu’ils ne se réaliseront nullement. Ainsi dit-on : « Je reviendrai sur les lieux de mon enfance, je reconnaîtrai ma maison, mon premier abri ». Ainsi : « Je ferai à nouveau ce voyage sur ces belles terres d’Irlande, elles sont, en quelque sorte, mon lointain écho ». Ainsi : « A nouveau je prendrai mes pinceaux, je peindrai ces natures mortes qui, autrefois, m’enchantèrent ». Emettant ceci, au moment même où se produit l’éclair du désir dans le massif ombreux de notre tête, quelque chose passe comme un voile qui en atténuerait le vif projet, en effacerait l’éclat à jamais. C’est un constant étonnement que de formuler et, d’un même geste de la pensée, de biffer ce qui vient de surgir dans le silence des promesses qui brûlaient tel un fanal vacillant dans la brume.

   Parfois, nous arrêtant sur cette inconséquence qui place d’un côté la lame de la décision que vient contredire la nullité de l’acte, nous doutons un instant de notre propre réalité. Si tous ces vœux n’étaient que le résultat d’une existence illusoire, la conséquence d’un marché de dupes dont nous serions les premières victimes, à notre corps défendant ? C’est toujours l’irréel, le non advenu en leur coefficient d’irrémissible perte qui bourgeonnent tout au bout de notre destin et le placent dans un tel porte-à-faux que nous sommes mis au pilori à seulement envisager le vide sur lequel nos jours se sont construits, le néant qui traverse des heures que, pourtant, nous pensions inaltérables. Tout ceci est bien évidemment lié à l’essence du temps elle-même non reproductible. Tel instant, qui a été, est définitivement aboli, s’ingéniât-on à en tisser à nouveau les fils de trame qui en soutenaient l’effectivité. Certes c’est une souffrance que de constater combien les événements sont fixés, lesquels jamais ne refleuriront tels les perce-neiges au printemps. Il n’existe nullement « d’éternel retour du même ». C’est pur fantasme, simple hallucination que de penser une chose pareille.

    Cette « Petite Madeleine » proustienne à laquelle, toujours, il faut se référer, qui est-elle en réalité ? Elle est l’autrefois de l’enfance à Combray et de Combray mais nullement le présent parisien du Narrateur en train d’écrire « La Recherche ». Tout au plus les petites friandises dont l’Auteur nous dit qu’elles « semblent avoir été moulés dans la valve rainurée d'une coquille de Saint- Jacques », qu’en demeure-t-il, sinon le vague d’un souvenir, peut-être une intime sensation au creux du palais, un léger frémissement de bonheur, une onde de douce mélancolie. Ce ne sont qu’états d’âme qui se reconstituent, autrement dit de l’imperceptible, du non-saisissable, de l’éphémère dont sont tissés les rêves nocturnes ou bien éveillés. Mais Proust a décrit si brillamment la nature de ces réminiscences pour qu’il soit inutile d’y insister davantage.

   « Songeuse », cette toute Jeune Fille à l’âge aussi indécis qu’est le papillon sur le bord de la fragile corolle, nous la devinons à cent lieues d’elle-même, en quelque territoire aussi innommable qu’objectivement cernable de frontières précises. Elle est comme en sutentation dans le temps, seulement occupée à entretenir une manière de vol stationnaire, tel le minuscule colibri face au fascinant nectar, sans doute égarée dans quelque songe ineffable dont, peut-être, jamais elle ne pourra revenir. C’est si envoûtant le passé lorsque, en son sein, brillant à la façon d’une pépite dans son fourreau de terre, un précieux souvenir jette ses feux qui rayonnent et débordent la mémoire elle-même.

   « Rêveuse » est infiniment touchante en sa posture qui fait penser au Modèle - par exemple « La Dentellière » qu’un peintre, par exemple Johannes Vermeer, aurait posé sur la toile en 1670. Identique attitude de vive et vaporeuse passion attachée à la contemplation d’un objet : bouteille d’encre de Chine chez « Songeuse », motif de broderie et fuseaux de bois pour La Dentellière. Mais à quoi donc peut bien penser cette dernière dans le feu de sou ouvrage ? Est-elle si concentrée sur le tissage des fils que rien d’autre ne pourrait la distraire de sa tâche ? Ou bien fonctionne-t-elle sous le régime d’une attention diffuse, flottante ?

 

Une fois, seulement

                          « La Dentellière » -J.  Veermer 

                          Source : « Si l’art était conté… »

 

   Le vague sourire dont elle est atteinte, reflet de quelque joie intérieure, profonde, nous incline à croire que son corps est ici mais son esprit ailleurs. Peut-être dans un passé récent qui la combla et la porta au faîte d’elle-même. Bien évidemment toutes les hypothèses sont possibles, depuis la satisfaction d’un ouvrage antérieur témoignant d’un goût raffiné, jusqu’à la souvenance d’un moment d’enfance, en passant par la visite d’un Amant qui la laissa chamboulée, ivre d’un bonheur palpable. Tellement d’événements dans le cours d’un destin peuvent se hisser au niveau d’une telle joie ou bien ne s’agit-il, parfois, que d’un fait inapparent mais qui consone tellement avec l’être qu’il le magnifie et le porte à l’exultation. Certes, chez « Songeuse », s’ajoutant à une possible remémoration d’une circonstance ancienne, semble se superposer la lucidité d’un regard qui fore loin dans le derme complexe et diffus du labyrinthe psychique. Cette bouteille d’encre qu’elle tient de sa main gauche, si inclinée que des gouttes s’en échappent, ne saurait être considérée tel un objet adventice qui ne serait venu là qu’au degré d’un certain hasard. Non, il y a plus, il y a intention vivement métaphysique, laquelle ne saurait se suffire d’une vision en première instance, mais essaie, à l’évidence, de désoperculer le réel, le mettant au pied du mur, en demeure de dire son être véritable.

   Or l’être véritable de cette bouteille, en dehors de sa vocation commune, dessiner, écrire, est bien un genre d’allégorie nous intimant l’ordre de réfléchir au flux du temps. Oui, c’est ici la signification interne de la temporalité qui est mise sous nos yeux, en sa plus étrange composante, à savoir de qualifier l’instant comme cette matière impalpable qui, paradoxalement, nous comble d’une main, alors que l’autre nous retire ce que nous considérions tel un dû ou une possession. Si cette encre servait à écrire, voici que bientôt asséchée, non seulement elle ne pourra plus tracer de pleins et de déliés sur la face lisse de la feuille, mais elle sera dans l’incapacité d’établir une correspondance, donc de rejoindre un quelconque passé. Et puis, ce lent écoulement, goutte à goutte ne nous guide-t-il vers ce sablier temporel ou cette clepsydre qui, inexorablement, tel un collier de perles, égrènent chaque seconde sans possibilité aucune de retourner en arrière, de vivre à nouveau ce qui vient de s’immoler dans la lourde glaise du passé.

   Que le geste de « Songeuse » soit la résultante d’une volonté, ceci ne fait aucun doute et doit être porté au compte de cette lucidité dont il a été parlé plus haut, le scalpel le plus redoutable qui soit  pour disséquer le réel et le contraindre à affirmer la seule chose qui vaille sous l’horizon terrestre, cette vérité qui, trop souvent, ne traverse nos massifs de chair sans s’y arrêter vraiment. Seules quelques vagues plaies en témoignent, quelques stigmates scarifient notre peau existentielle. Qu’une telle proposition picturale, en plus d’une généreuse émotion esthétique, vienne creuser en nous l’abîme de quelque question, voici le motif profond par lequel une œuvre se donne à voir telle une chose essentielle. « Ce monde, je ne le traverserai qu’une fois », énonçait   Stephen Grellet en un temps déjà lointain. Gageons qu’aujourd’hui, en notre monde sujet aux mutations les plus radicales qui se soient jamais vues, dans le vertige d’un siècle ivre de vitesse, son assertion trouve en nous les échos les plus vifs. Comment pourrait-on en faire l’économie ?

 

 

 

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3 décembre 2019 2 03 /12 /décembre /2019 09:57
 L’immense face à soi

 

                             Illes Formigues

                         Palafrugell, Espagne

                      Photographie : Hervé Baïs

 

***

 

   Avons-nous jamais une réelle sensation de l’espace ? Avons-nous conscience, en quelque endroit du corps ou de l’esprit, de l’immense, de l’étendu, de cet ailleurs qui toujours nous questionne au motif que nous n’en connaissons ni les limites, ni la substance ? Le monde est si multiple avec ses milliers de montagnes qui se perdent dans le peuple des nuages, avec ses océans aux eaux illimitées, ses hauts plateaux semés de vent, ses larges plaines où ondule la meute serrée des épis. Notre curiosité est grande qui voudrait tout saisir, notre soif de connaissance inépuisable dont nous voudrions, qu’un jour, elle fût comblée au centuple de sa longue et anxieuse attente.

   C’est une plaie vive au sein de l’âme humaine que de vivre sa possession de l’univers selon son envers, une constante privation qui nous laisse au bord des choses avec un sentiment d’infini dont, jamais, nous ne pourrons imaginer la vastitude. Nous nous vivons tels des êtres fragmentaires envoûtés par cette totalité qui toujours recule au fur et à mesure que l’on poursuit son chemin têtu d’annexion de nouveaux territoires. Aussi, nous faut-il renoncer à découvrir ces terres australes qui flottent au loin dans un brouillard blanc, ce plateau de Mongolie étoilé de yourtes rondes, ces rizières d’Asie dont les terrasses étincelantes nous font signe tels de magiques miroirs. Certes nous avons l’imaginaire, la littérature qui nous racontent le monde à leur manière et peut-être est-ce mieux ainsi, notre liberté n’en est que mieux décuplée.

   Le poème, le roman, mais aussi la photographie qui témoigne pour nous d’un univers dont nous ne pouvions soupçonner l’existence. Le dépaysement, le rêve ne se donnent nullement à l’aune du lointain, du tropical, de l’exotique qui, le plus souvent, déguisent le réel sous les atours d’une facile beauté. Toute beauté, par définition, est exigeante, toute beauté se mérite. Il suffit de s’y rendre attentif par un travail permanent de la conscience. Démêler le vrai du faux, sous l’apparence déceler ce qui ne fait que nous abuser et ne brille qu’en raison d’une supercherie. Rien n’est plus précieux que les paysages modestes, exacts, logés au sein même de leur propre nature. Une feuille balancée par le vent, le cours d’un ruisseau dans l’étroit d’une gorge, la garrigue semée d’arbres dépouillés et parcourue de l’éclat blanc des pierres, un semis d’îles près d’une côte, la pure élégance de rochers qui flottent au ras de l’eau, pareils à d’étranges animaux antédiluviens qui n’auraient plus la mémoire de leur antique provenance.

   Le ciel est haut, très haut, il est cette inépuisable symphonie qui se ressource constamment à la lisière des vents, à la courbe des nuages, aux gouttes de pluie qui le festonnent de leur lumière de cristal. Le ciel est noir, profond, attaché au vertige de la galaxie, proche cousin des trous noirs gonflés d’énergie, traversés par la lointaine clarté des étoiles. Le ciel, ce ciel, est la ramure qui couvre de sa palme le front soucieux des hommes, il est la cimaise qui accroche nos regards lorsque nous sommes amoureux ou bien désespérés. Le ciel est un baume, une onction, raison pour laquelle nous lui confions nos secrets et nos peines. Sous sa mer sombre glissent, comme dans un lent ballet, les fines crinières des nuages. Les nuages courent, ici et là, et parfois l’on entend leur galopade pressée que cernent les coups de boutoir du tonnerre, que divisent les éclairs au dard rubescent.

   Plus bas, le ciel se décolore, vire au gris, cette teinte qui n’en est pas une, ce simple passage de la nuit au jour, cette tache d’acier dans l’œil de l’Amante qui se rend désirable autant que redoutable. Désirable en ce qu’elle nous trouble, nous enivre. Redoutable car nous pourrions la perdre et il ne demeurerait dans la grotte de nos mains que la poussière des souvenirs et la cendre des regrets. L’horizon est un simple trait, une parenthèse qui ne se serait ouverte qu’à nous convoquer vers cet inconnu qui nous happe et nous tient en suspens. Qu’y a-t-il donc au-delà de notre vision que nous ne pouvons percevoir : d’autres îles groupées en essaim, des Sirènes aux longs cheveux ruisselant d’eau, des caravelles aux voiles gonflées, des Conquistadors aux vêtures chamarrées, aux cuirasses luisantes ? Ou simplement le Rien dans son absolue plénitude ?

   Au-devant du mystérieux horizon, un ilot court au ras de l’eau, suivi d’un poudroiement de rochers qui fait penser à la queue d’une comète. Ressent-il la solitude ? Ou bien est-il heureux dans cette marche solitaire au gré des flots et des courants ? Comment savoir si la matière pense, si elle n’est que pure gratuité dans le vaste événement de monde ? Sans doute est-ce nous qui projetons notre pensée, appliquons nos raisonnements, poinçonnons le réel de nos fantasmes, de nos étonnantes divagations. Peut-être est-ce mieux ainsi, témoin d’une liberté toujours en mouvement. Puis la nappe claire de l’eau, écumeuse, lumineuse. C’est comme le bourgeonnement d’une parole qui viendrait des abysses et trouverait le lieu de son déploiement, là, au centre de la belle lumière, de ses éclaboussements, ses ruades joyeuses, ses cabrioles facétieuses.

   Y aurait-il quelque chose de plus beau, de plus vrai, qu’elle, la lumière, dans sa constante et souple effusion ? Regardez la lumière. Voyez ses bondissements, ses reflets, ses milliers d’échos, ses ondes qui frissonnent et deviennent semblables à une immense plaque de métal qui contiendrait le ciel, la terre et tout ce qui fourmille dans la variable et toujours renouvelée diaprerie humaine. Voyez sa force, sa puissance, ses éclats, mais aussi son incroyable douceur, cet onguent qui coule à fleur de peau, cette source s’abreuvant à même son constant jaillissement.

   Si, au moins une fois, vous avez vu la lumière avec l’œil de l’esprit ou de l’âme, vous n’en oublierez jamais la si belle texture et serez en demande de sa réitération. Car l’avoir vue, c’est être allé au cœur même de qui vous êtes, à savoir cette unique conscience autour de laquelle tout vit en orbite, aussi bien votre propre corps, que la bannière de vos sentiments, que le satin de vos émotions ou le coutil de vos chagrins. C’est pourquoi nous ne pouvons détacher notre regard de cette plaine lisse, fascinante, porteuse de tous les destins de la terre, du ciel et, bien évidemment des siens, de cette eau qui, ici, se donne comme lustrale car, aussi bien, nous pourrions y renaître et prendre un nouvel essor. Tout en bas de l’image, sont de larges taches d’argent qui sans doute, ne sont que les reflets des nuages. Fusion accomplie des éléments en un seul et unique creuset, tels Amant et Amante qui se donnent à la manière d’un être indivisible, inaliénable. Quelques fragments de rochers émergent de cette étendue de platine et d’écume comme pour dire la persistance de l’archipel avant que de rejoindre la « Terre des hommes ». Tant de beauté en un seul lieu recueillie et nous sommes comblés d’avoir vu. Ainsi se gravent dans la chair les images que nous avons rencontrées dans la pure joie d’être. Ceci est ineffaçable.

 

 

 

 

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30 novembre 2019 6 30 /11 /novembre /2019 10:03
Existe-t-il un futur au passé ?

  « La dernière lettre »

    Œuvre : Dongni Hou

 

***

 

 

   Le temps nous survole-t-il de telle manière que nous ne pouvons jamais en saisir que quelques bribes vite disséminées dans la toile serrée des jours ? Le temps de l’instant, celui qui brille et rougeoie au plein de notre cœur, dans le pli de notre conscience, que devient-il une fois qu’il a délaissé notre territoire de chair ? La mémoire peut-elle encore s’en emparer comme d’un objet vivant ou bien ne rencontre-t-elle qu’une manière d’étui gris et mort laissé par une chrysalide ? Rien n’est plus précieux que le moment singulier que les anciens Grecs nommaient « kairos », cette décision de l’événement nullement reproductible, cette moirure de la durée qui lisse la peau en y déversant la plus douce des onctions qui se puisse imaginer. Le « kairos », tout un chacun l’a éprouvé un jour. Dans la vision du paysage sublime. Dans le ravissement initié par la contemplation d’une œuvre d’art. Dans le bruit de cristal d’une source. Dans la lumière saisie au plein de la pupille de l’Aimée.

    Mais il en est du « kairos » comme de toute chose rare, c’est un éclair zébrant la nuit, la soudaine fulguration d’une comète, le bond du lynx sur sa proie, la note cuivrée qui frappe le tympan à l’endroit précis de l’émotion. Il n’y a d’autre façon, pour cet étonnant phénomène, que de surgir du néant, de tracer dans la clarté de l’esprit les tresses rapides de la joie et de retourner au lieu même de sa provenance dans la plus intime discrétion. Qu’en reste-t-il, au demeurant, qu’un brillant identique au tranchant de la lame, que la brume d’une larme dans des yeux dépossédés de vision ? Etonnante persistance de l’instant qui n’a de futur que le lieu même de sa parution, puis seul le souvenir en témoigne comme d’une chose si éphémère dont parfois l’on doute qu’elle ait même pu exister. Ainsi se trame la brume de la mélancolie. Ainsi se donne la soie de la tristesse qu’un simple vent pourrait déchirer.

   Pourquoi faut-il donc que, dans la nasse cruelle des jours, parfois, ne demeurent que vase et limon, quelques écailles d’argent et des remous qui témoignent d’une aventure, d’une rencontre, d’une découverte qui furent aussi précieuses que brèves ? Une illumination puis la dalle noire de la nuit qui recouvre de sa chape étrange les rêves les plus audacieux. L’instant qui fut, ce saphir bleu-marine qui, en lui-même, était l’écume, puis la vague, puis l’Océan tout entier que n’est-il là, face à notre réel, que ne nous métamorphose-t-il en cette pure pensée qui n’aurait cure ni des jours qui passent, ni des saisons, ni des frimas et des pluies ? Le déracinement de l’âme est une telle épreuve lorsqu’elle ne trouve plus son sol, qu’elle n’est en dette que d’elle-même, qu’elle n’éprouve ni l’ici ni l’ailleurs et se tourmente de son infinie vacuité.

   Certes, toutes ces considérations pouvaient paraître périphériques, presque à la limite d’un songe creux. Mais voici que la belle toile de Dongni Hou nous éclaire sur l’origine de ce mal infini qui ronge le corps et fore son trou jusqu’à la substance de la conscience. « Affligée » est là en sa douleur aussi belle qu’abstraite. Elle est la note exacte qui joue en écho avec l’irreversible perte de ce qui fut à la manière d’une gemme retrouvant son linceul de terre. Désormais elle n’aura plus d’éclat que sa mutité, que son sanglot intérieur, sa peine que nulle résurgence n’abolira.

   Sa coiffe est belle, pareille à ces apparences singulières de la Belle Epoque, une touche élégante s’enlevant sur un genre de retrait, de modestie. Blanc est le visage, poudré à l’ancienne, une neige à peine éclairée par la douce insistance du jour. Les yeux sont clos sur quelque secret que, sans doute, dévoilerait le contenu de lettres d’amour, fièvreuses, promesses d’une félicité. La bouche est scellée sur des projets qui furent puis parvinrent à leur étiage. Le cou est fin, pareil à celui de la gazelle. Le haut de la vêture est virginal, immaculé. Est-il le témoin de noces qui eurent lieu ou furent simplement projetées ? Le bras est souple, la main fine qui repose sur une table, tout près de cette tache rouge - est-elle sang ou bien signe de la passion ? -, alors que le stylo vient de poser sur le parchemin les derniers mots d’une correspondance.

   Mais « Affligée » convient-il comme prédicat pour souligner cet état de pure absence à soi ? « Résignée » n’eût-il pas été plus opportun ? Mais comment savoir ce que dissimule un visage, ce que vit un corps dont l’effacement est si total, on le dirait de brume et d’albâtre ? C’est nous, les Regardeurs, qui sommes décontenancés par l’attitude de cette Jeune Femme. Elle paraît si loin, dans un monde étrange où ne vibrent plus les trilles des secondes, où ne paraissent plus que des myriades d’instants à la faible lueur de luciole. N’a-t-elle donc rien d’autre à espérer que cette dépossession qui la met aux fers et lui intime l’ordre de ne plus connaître que l’humidité et la nuit d’une geôle ? Un désespoir peut-il être si profond qu’il confine aux rivages d’une perte de soi qui n’aurait plus comme recours que de s’immoler à sa propre peine ?

   La scène d’une tragédie ancienne, « Phèdre » par exemple, n’est guère si éloignée. Mais qu’a donc à se reprocher cette jeune existence ? Et d’ailleurs est-elle en faute ? Ne serait-ce son Amant qui lui a jeté un sort dont, jamais, elle ne reviendra ? Nous voici donc réduits aux conjectures les plus hasardeuses. En réalité, la raison profonde en est que nous sommes passés de l’autre côté de l’image, dans ce marécage de l’inconscient où grouillent toutes sortes d’étranges natures  qui, peut-être, ont aboli nos facultés de juger.

   Mais pourquoi cette encre rouge qui convoque aussitôt aux pires hypothèses qui soient ? Est-ce là le symbole d’une passion qui se serait mutée en son contraire, le désir de convoquer le sang à des noces funestes ? Nous demeurons là, cloués au seuil de l’image et l’instant s’éternise. Puisse la durée revenir ! Puisse le futur s’extraire de la lourde gangue du passé et nous offrir un présent vraisemblable ! Oui, de ceci nous avons besoin. Faute de cela, ce pourrait bien être nos derniers mots posés sur la margelle du monde. Le puits est si profond qui fait son œil noir tout au fond du secret !

 

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27 novembre 2019 3 27 /11 /novembre /2019 14:54
Douleur paradoxale de la beauté

                   Font-Romeu, lac des Bouillouses,

                             Pyrénées-Orientales.

                     Photographie : Thierry Cardon

 

***

 

 

   A Villefranche de Conflent on a pris le « Train Jaune ». Longtemps, dans la voiture ouverte, on a sinué parmi les ravins enjambés de hauts viaducs, on a traversé mille tunnels sombres et humides, l’air frais coulait sur le visage à la façon d’un fin ruisseau, on a pris des photographies pour immortaliser les lieux, on a frissonné parfois sous la lame de la bise, on a eu des vertiges, de courtes joies, des moments de flottement venus d’un lointain passé. On est descendu à Mont-Louis puis on a pris la route pour les Bouillouses. En cet automne déjà traversé des rumeurs hivernales, le Plateau de Cerdagne avait des airs de proche Sibérie. On s’était chaudement vêtu, solides chaussures au pied, un bâton de marche frappait en cadence le sol de schiste et de granit. Dans la tête carillonnait en mesure, pareil à une litanie, une formule magique : « Lac des Bouillouses - Lac des Bouillouses », comme si cette simple incantation pouvait, à elle seule, tracer la voie d’un bonheur immédiat. On voulait voir ce lac « qui fait des bulles » selon la version occitane de son nom, on voulait voir la plaque d’eau ou bien de neige et la double découpe triangulaire, sur le ciel, des Pics Carlit et Péric.

   Le paysage, tout autour du lac, était majestueux, poudré de blanc telle une Marquise des temps anciens, quelques flocons virevoltaient dans l’air sec comme le tranchant d’une faux, le ciel était gris, étendu d’un bord à l’autre de l’horizon tel un tissu soyeux, peut-être un drapeau de prière portant aux dieux de l’Olympe les visages des hommes, parfois clairs et insouciants, parfois embrumés par quelque infinie tristesse. C’était là une sorte de non-lieu qui, par son silence originel, sa pureté, sa blancheur, les contenait tous, les autres lieux du monde, les assemblait en un microcosme qui se suffisait à lui-même, le reste du réel n’étant là que de surcroît, peut-être au gré de l’action de quelque démiurge capricieux et distrait. On aurait pu demeurer là, à ne rien faire, à voir, simplement, tout le reste de sa vie. Il est certaines visions qui sont le tremplin d’une telle félicité, que, jamais, l’on n’en voudrait différer, demeurant tout contre le ciel, la terre, l’eau en leur plus belle conjugaison.

   Mais de l’essentiel, on n’a pas encore parlé, à savoir de cette étonnante sculpture d’un arbre décharné par le vent, couché contre un gros rocher, ses bras s’élevant dans l’air pareil à des stalagmites figées pour l’éternité. Existerait-il une beauté supérieure à celle-ci, simple et réalisée en totalité, à la fois ? Un lieu commun répété à l’envi - c’est bien là son sort le plus évident -, présente la « Nature comme une grande Artiste ». C’est là outrepasser son essence puisque poser le problème de l’art nécessite le recours à une volonté qui se serait manifestée dans l’œuvre. Mais peu importe, cette remarque est adventice et ne sera jamais résolue pour la simple raison qu’en l’esprit de l’homme traîne toujours une miette de panthéisme rendant un culte divin à toute représentation paysagère dont la hauteur excède les possibilités d’en connaître l’origine.

   Là, en plein cœur du froid vertical, face à la pure beauté, on demeure fasciné. Comment ceci est-il donc seulement possible ? Cette perfection qui paraît jaillir du sol à la manière d’une eau de fontaine que le froid aurait pétrifiée ? Tout y est exact, sans fioriture qui nuirait à l’harmonie de l’ensemble, tout y est reconduit à sa valeur essentielle : paraître en-soi et pour soi en tant que cette finalité à proprement parler indépassable. A la première vision, c’est toujours la beauté qui se donne en premier, telle la belle Jeune Fille rencontrée dans la rue qui aimante les regards et se soude, d’une manière indéfectible, au roc inaltéré de la mémoire. Oui, la beauté est une telle exception qu’autour d’elle tout s’arrête et se tait, tout se focalise en un seul et unique regard et ce dernier n’en quittera le prestige qu’avec le plus vif des regrets.

   Enonçant la beauté on ne veut simplement dire l’aspect, l’apparaître en leur sublime rayonnement. Bien sûr c’est eux qui, originellement, nous retiennent au bord de l’abîme, comme en sustentation. Mais il y a plus. Cette beauté qui rougeoie et étincelle n’est possible qu’en raison d’une beauté intérieure, d’une qualité éminente forgée au plus secret de l’intime. Ici, bien entendu, se donne à entendre la visée panthéiste dont on parlait il y a peu. Comme si cet arbre mort portait encore en lui, âme et esprit, sensations internes. Il y a fort à parier que ces branches, cette souche dorment du sommeil des pierres et que rien n’en troublera le songe de gemme soudé à sa propre surdité. Cependant, si l’on veut percevoir adéquatement le propos développé dans ce texte, l’on aura présent à l’esprit, à la façon d’un écho, la présence humaine perçant sous cette belle torpeur végétale. Peut-être l’image d’une présence féminine qui s’y imprimerait en creux

   Ce que la vision de la beauté occulte à nos yeux assoiffés de perfection et de délicatesse, c’est d’une façon qui pourrait bien se donner en tant que tragique, l’idée de la douleur, de la souffrance. Car ce que l’on voit ici est bien le résultat d’une sourde épreuve qu’a subi l’arbre et ce qui nous apparaît sous cette forme esthétique, c’est sa mort ou les traits qui en sont apparents. Il y a une constante dans les choses belles ordonnées par la Nature, c’est l’idée de dénuement, de spoliation de la matière, terre, bois, fer, au terme de laquelle elle, la Nature, nous rencontre sous le sceau d’un genre de sublimité. Voyez l’aridité des déserts, leurs vagues de sable, leurs roches érodées, striées par l’action du vent. Voyez les canyons, leurs larges entailles polychromes dans une terre violentée. Voyez les salins étincelants des hauts plateaux andins. Voyez les steppes désolées de Mongolie où ne court que le peuple égaré d’une rare végétation jaunie. Voyez les roches d’Eire usées par le temps, érodées par une lumière basse agissant telle une pierre ponce. En tous ces lieux, ce qui nous émeut et nous touche profondément, c’est bien cette atteinte des choses, lesquelles dépouillées jusqu’à l’âme nous font l’offrande de leur vérité. Or il ne saurait y avoir de beauté qui se dispense de vérité.

   Nulle beauté sans souffrance donc. Nulle beauté qui ne résulte d’une usure, d’un lent polissage, d’un geste mille fois répété qui supprime, écaille après écaille, le bavardage inutile, le copeau disgracieux, la barbe de métal qui fleurit au bout du tranchant de l’outil. Le travail de l’artisan est exemplaire à plus d’un titre, lui qui rabote, lisse, décape, polit, caresse le bois, au terme de son travail, d’une touche de généreuse encaustique. Comme s’il s’agissait d’oindre d’un baume régénérateur ce qui a été offensé par le tranchant de la lame. L’objet que nous voyons et admirons, tel ce bol touareg consacré à la nourriture, porte encore en ses flancs les blessures infligées par le maniement de l’herminette d’acier, laquelle a dompté la matière, l’a façonnée à des fins de domesticité. Rien n’est plus beau que ce travail de façonnage du réel qui procède par suppressions, entailles, incisions, scarifications, creusements, échancrures, lacérations qui ne sont, en définitive et symboliquement considérées, que des plaies vives infligées à la substance afin que, parvenue à son essence ultime, elle demeure en son être qui, par sa forme, participe aux belles manifestations de l’esthétique. Remarquable dialectique Nature/Culture qui trace les sillons de la civilisation à même la stupeur d’un réel transfiguré.

   Mais, sous la plastique matérielle et utilitaire, sous le bol et la souche, on n’a nullement oublié l’épiphanie humaine qui donne sens et direction aux actes du devenir. Donc, si le bol en son creusement, l’arbre en son déracinement, dévoilent une douleur sous-jacente, nombre d’œuvres d’art portent le témoignage, les stigmates à même leur visage, de ce travail identique à celui d’un enfantement, car toute portée au jour de l’être est toujours le résultat d’un tourment, le témoin d’une affliction.

   Regardez Mona Lisa en sa pure beauté. Est-elle joyeuse, assurée de sa condition, empreinte de félicité ? Assurément non. Son visage est un bois éteint sur lequel glisse la lumière. Ses yeux sont profonds, comme enfouis dans le massif de chair, inatteignables en quelque sorte. Sa bouche esquisse un demi-sourire qui ne dit qu’une tristesse vacante, une mélancolie à fleur de peau, un vague à l’âme dont, enjambant les siècles, l’on penserait qu’il est de la nature filandreuse, cotonneuse du spleen baudelairien dont « Les Fleurs du Mal » tracent le portrait mot à mot. Mona Lisa n’est pas arrivée à son être en totalité. Quelque part quelque chose lui manque que le célèbre sfumato du Maître Toscan - cet autre nom de l’affliction -, est habile à révéler. Mona est en dette d’elle-même, elle ne parvient même pas à se connaître. Elle demeure en-deçà de qui elle est, dans une zone d’incoercible fascination. Son regard, elle le tourne vers l’en-dedans et s’y perd comme un regard se perd dans la contemplation d’une eau de fontaine ou bien au contact de la lentille brillante d’un puits immergé dans les profondeurs de la terre.

   Elle est sa propre énigme et sans doute l’avisé Œdipe ne parviendrait-il nullement à en déchiffrer le contenu. Car tout est crypté chez Mona, tout est enfoui au plus profond de sa chair. Ce qu’il y a de patent, à regarder la Florentine, ce qui se donne pour sa propre vérité, c’est qu’elle est grosse d’elle-même, c’est qu’elle est tout juste avant la parturition, c’est qu’elle n’a encore nullement consenti à retourner sa peau de manière à surgir dans le réel. Certes sa souffrance n’est nullement visible, dira-t-on, et l’on aura raison et tort tout à la fois. Elle n’est pas sans évoquer le personnage féminin illustrant le tableau de Lucas Cranach l’Ancien dans « Allégorie de la mélancolie » ou bien l’attitude profondément retirée en soi, comme perdue dans d’inaccessibles songes du Modèle qui illustre la toile « La Robe rose » chez Henri Matisse.

   C’est ainsi, toute beauté que l’on penserait hors d’atteinte, rayonnant de son propre prestige, ne fait que s’acquitter d’une dette, peut-être à l’égard de la nature, des hommes, des choses, le monde est si complexe dans ses significations polyphoniques ! Voilà, l’on était parti bien au-delà du Lac des Bouillouses, bien loin de ses congères de neige, peut-être grisé par l’altitude des deux pics qui en constituent la toile de fond. Il n’en demeure pas moins que nous n’avons fait que quelques cercles autour de cet arbre mort, de sa cathédrale de branches, des dagues hérissées de ses anciens rameaux. Oui, souvent, les choses qui signifient sont dans la distance et nos yeux ne les perçoivent nullement. Nous prenons rarement le temps de regarder, d’interroger. Nous nous ruons sur le réel avec une telle précipitation que, d’ordinaire, nous en oublions l’exacte mesure. Cette nef de bois échouée sur le rivage est clouée dans sa pure beauté. Son voyage n’est nullement terminé qui se poursuit dans notre imaginaire. Nous penserons en avoir oublié l’étonnante présence, cependant, à la manière d’une comptine il continuera à habiter notre inconscient. Parfois, regardant l’un de ses frères d’infortune couché sur le sable d’une plage, nous aurons comme une sorte d’éblouissement, d’image en écho venant se superposer à notre actuelle vision. Bien évidemment nous n’en saurons rien, notre monde d’images est un tel carrousel ! C’est ce vieux compagnon rencontré un jour sur la hauteur neigeuse du Plateau de Cerdagne qui nous fera signe depuis sa retraite infinie. Les nuits d’hiver, dans sa parure de glace, piqué de la lumière des étoiles il poursuivra son lent cheminement vers l’infini de son destin. Aura-t-il au moins le sentiment de sa douleur depuis sa conscience de bois ? Peut-être, pour le savoir faudrait-il être arbre soi-même ? Peut-être !

 

 

   

 

 

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22 novembre 2019 5 22 /11 /novembre /2019 15:20
Parfois l’on ne sait plus

                Edition : Léa Ciari

 

***

 

   Voyez-vous, c’est un matin lorsque l’heure est bleue, que les ombres émergent à peine de la nuit, que les bruits sont encore étouffés, que les hommes sont pris d’un lourd sommeil. On croirait le monde endormi, déserté par ses habitants. On croirait à un début ou à une fin des choses. On s’est levée tôt, dans le premier déclin de la nuit alors que les vagues de clarté rôdaient au sol, mêlées à une brume étrange, encore saturée d’ombres denses. On était à la lisière du rêve et de l’éveil, dans ce territoire sans nom et sans contours qui se nomme aube et hésite à se dévoiler.

 

On était à soi mais dans une manière

 de transition,

de passage,

d’inaccomplissement.

 

   Une partie de soi, on l’avait laissée sur les rivages brumeux de l’inconscient, là où rien ne faisait sens que dans l’approximation et l’inconstance. On avait du mal à se saisir, à rassembler le massif de son corps autour d’une nervure qui en assurât la parfaite cohésion.

 

On était disséminée en quelque sorte,

un fragment dans l’irréel présent,

une partie dans les strates invisibles du passé,

une bribe en sustentation dans un illisible futur.

 

   Comment vivre alors dans cette nébuleuse étroite qui distillait la lumière comme l’aurait fait une antique meurtrière, un oculus percé dans le ventre d’une lourde muraille ? On n’avait d’autre choix que de se poster, là, dans cette marge d’incertitude, juste en arrière de la fenêtre qu’un rideau de tulle voilait à la façon d’un sfumato vénitien.

 

Parfois l’on se sait plus.

  

   Certes, à adopter cette simple et naturelle posture il y avait comme une sorte d’immédiate satisfaction.

 

On se rassurait de l’immobilité de son être,

on s’abreuvait aux sources du silence,

on témoignait de soi dans la nuée de l’heure.

 

   Le temps, c’était comme si on l’avait réduit au vol d’un insecte transparent qu’on aurait tenu sous la fascination de son propre regard. Oui, ce temps constitutif de son intime destinée, voici qu’on le maîtrisait, du moins en avait-on la brève certitude. C’est ceci qu’il aurait fallu faire pour connaître le dépliement fabuleux de la liberté : s’ouvrir à l’existence dans la retenue, appréhender l’instant qui venait et le figer dans une glu, se munir d’une perche d’équilibriste et longer le fil existentiel en l’effleurant du bout discret d’une ballerine. Ainsi les choses de la vie, si peu sollicitées, se seraient inclinées à l’aune de cette délicatesse et nul danger ne se serait manifesté à l’horizon, seulement un genre d’onde infinie courant le long de sa propre mesure.

 

Parfois l’on se sait plus.

    

   On s’est distanciée du temps, de l’espace, autrement dit on survole son être comme l’oiseau du ciel survole la terre, le souci des hommes, leurs stalagmites de chair souvent inutilement dressées vers l’azur. Les dieux l’ont déserté, l’azur, il n’en demeure qu’un genre de coquille vide contre laquelle se heurtent les chercheurs d’impossible, les quêteurs d’une indicible joie. Alors on s’aperçoit devant son propre regard, placée sur la vitre d’un futur qui brasille et souvent réduit à la cécité.

 

On voit la sombre silhouette de la tête,

on suppose la chair duveteuse du cou,

on aperçoit le corps drapé dans son étole nocturne.

 

   On se surprend à se découvrir telle une terre du lointain dont n’aperçoit même pas la forme, uniquement un vague flottement parmi les écueils du monde.

 

Parfois l’on se sait plus.

 

Qui l’on est.

Vers où l’on va.

Quel est le but

de son cheminement.

 

    On a si peu d’assurance à être soi-même qu’on choisit le peuple étroit de la solitude. Rencontrerait-on les Autres que l’on tremblerait au seul fait de ne pouvoir que se fondre en eux, disparaître dans la masse confuse des discours, des gestes, des marches apeurées de la meute humaine.

 

Ce que l’on fait avec empressement :

 se rassembler autour de soi,

s’encoquiller,

revenir au germe fondateur,

se faire graine dans quelque pli inaperçu

d’un limon originel.

 

Là on est bien,

là on demeure,

là on se rassemble

dans la craintive avancée du jour.

 

Parfois l’on se sait plus.

  

    Là on a fait l’essentiel du chemin. Les choses de la vie sont oubliées, les objets loin, les obstacles dissimulés dans une réserve d’ombre, les soucis cloués au dais de la mémoire, les projets encore soudés à leur propre texture. Voyez-vous, l’essentiel se donne curieusement dans cette haute irrésolution. Ou bien l’on agit et se referme sur nous le piège de l’insatisfaction : jamais nous n’atteindrons cet idéal que nous postulons comme possible. Ou bien l’on reste à demeure et l’on se rassure du fait que rien n’étant décidé, tout se donne comme imaginable, virtuel, envisageable. On est là, au plus près de soi, non certes dans une coïncidence absolue, ceci ne se verrait que dans une condition qui n’est nullement celle des Mortels.

 

On s’imagine,

on pose sa propre hypothèse,

on sculpte sa statue d’ébène et d’ivoire,

on l’oriente vers le jour qui vient

et l’on attend. 

 

Parfois l’on se sait plus.

 

  

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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19 novembre 2019 2 19 /11 /novembre /2019 11:02
L’empreinte subtile de la joie

                Œuvre : Léa Ciari

 

***

 

 

   Existe-t-il une manière de regarder l’image qui serait totalement objective, son sens plénier apparaissant dans la lumière de l’évidence ? Alors une brève vision suffirait à nous donner la certitude que nous nous y connaissons en sentiments humains, que la profondeur mentale de nos alter ego ne nous poserait plus de problème, que nous verrions en eux comme le devin dans le marc de café. Nos coreligionnaires, nous les découvririons transparents et ils ne diffèreraient guère de la feuille de cristal n’ayant plus, pour nous, aucun secret. Qui donc n’a jamais rêvé d’être atteint de cette sorte d’omniscience qui, d’emblée, poserait devant nous le monde en sa naïveté originelle ? Il ne resterait plus qu’à le feuilleter comme un album, à lire dans ses pages les caractères clairs qui ne seraient plus hiéroglyphes mais simples mots rayonnant depuis la dimension ouverte de leur centre. Cette pensée est-elle de l’ordre du simple fantasme ou bien pourrait-elle recevoir quelque justification au motif que, nous connaissant mieux les uns les autres, la climatique humaine en serait apaisée, l’harmonie en devenant la figure de proue ?

   De temps à autre, dans les premières brumes d’automne alors que s’annoncent les frimas hivernaux, convient-il d’allumer, au foyer de nos consciences, quelque feu qui nous dirait la positivité de l’être, des choses, du monde. L’image que nous propose l’Artiste, c’est elle qui a déclenché ce vouloir savoir de l’Autre en son étrange configuration. Si nous parlions, il y a peu, de clarté, de cristal, de transparence, nous voici ici placés dans l’ornière étroite de l’énigme. Tout s’y donne dans le flou, tout y fait signe dans l’approximation. On dirait une forme humaine, dont nous ne pouvons décider si elle est masculine ou bien féminine, identique à la vision qui se présente lorsque nous tâchons de faire l’inventaire de quelque insecte logé au cœur d’un bloc de résine.  Image du doute et de l’interrogation. Nous voyons sans voir et ceci est la prémisse au carrousel infini des interprétations sur la nature de ce qui vient à nous, sur sa forme exacte, sur son identité.

   Mais peu importe, cet astigmatisme, ce dédoublement des formes ne feront que mieux fouetter notre intellect, lequel s’ingéniera à bâtir toutes les hypothèses imaginables. Cependant, il faut choisir mais laisser planer un certain air de mystère. Disons qu’il s’agit de la silhouette d’un quidam placé sur le seuil d’une maison. Il pousse la porte. La clarté est derrière lui. Le rectangle sur lequel il se découpe est le seul indice à partir de quoi il fait fond. Pour notre propos, contrairement au vœu exprimé plus haut, il demeurera dans ce coefficient d’imprécision, de mutité, de silence dont nous pourrons tirer, peut-être, quelque explication, sinon objective, du moins liée au plaisir de laisser flotter l’imaginaire, de lui donner une nourriture substantielle dont il tirera une fable à sa guise. En une première saisie de ce réel ourlé d’obscurité native, de nébulosité manifeste, nous disons que cette composition photographique, du moins pour nous, s’annonce tel le symbole de la joie, du rayonnement, de la coïncidence du Sujet avec lui-même et, sans doute, avec la présence d’une altérité qu’il vit comme son double. On ne franchit nullement le seuil d’une maison - on la suppose familière de qui s’y inscrit en tant que Visiteur -, sans éprouver quelque sentiment profond. Ici, l’image le donne pour précieux, unique, donation de l’instant en sa plus effective parution. Franchir un seuil est toujours action douée d’un sens profond, immédiat, s’inscrivant dans le pli le plus mystérieux de la psyché.

   Certes ce mouvement peut être suivi d’une déception, d’une hésitation, déboucher sur un chagrin ou une tristesse. Mais ici, dans cette effusion dorée, subtile, de la lumière, dans la posture ouverte du personnage, dans cette sorte d’élan qu’il met à accomplir un pas, nous devinons une âme sereine, rassurée, l’exacte dimension d’une joie se donnant à quiconque, de retour au foyer - pensons à Ulysse -, retrouve les assises fondatrices de son être. C’est comme si un objet uni, subitement fragmenté - pensons à la forme ancienne du symbole -, retrouvait dans une sorte de juste euphorie les contours de sa propre présence au monde. Toute joie profonde est immobile, silencieuse, c’est simplement un glissement de l’âme, une buée s’élevant de l’eau de la lagune, le tintement d’une fontaine dans le jour qui bleuit. Cela s’irise doucement, cela se réfugie au centre de soi, cela fait son feu inapparent au plein même de la chair. Cela fait tout, sauf effraction. C’est pour cette raison que nous nous inscrivons en faux contre l’assertion de Simone de Beauvoir lorsqu’elle dit dans « Mémoires d’une jeune fille rangée » : « Je me laissai soulever par cette joie qui déferlait en moi, violente et fraîche comme l'eau des cascades ». A la rigueur nous pourrions garder la fraîcheur de l’eau mais ignorer le reste qui ressemble plus à la violence d’une passion qu’au doux remuement d’une félicité.

   La joie ne marche nullement au pas. La joie n’appelle ni rythme, ni cadence. La joie ne demande ni clairons, ni trompettes. La joie est la joie et pourrait se contenter de cette curieuse tautologie, « curieuse » pour qui n’en a jamais éprouvé la merveilleuse onction. La joie n’est nullement démonstrative et se refuse avec obstination à toute exposition, à toute forme de spectacle. La joie est une onde purement intérieure qui est le point d’acmé, d’effervescence, de la subjectivité lorsque celle-ci n’est purement considération de soi, exhibition de l’ego mais, au contraire, effusion de l’être dans la justesse de son en-soi. Voyez quelqu’un placé sous le signe d’une joie véritable. En quels signes reconnaîtrez-vous la beauté du sentiment intérieur qui l’envahit et le comble tout à la fois ? Seulement quelques indices aussi rares que presque totalement invisibles : une lumière dans la pupille, le battement d’un cil, un sourire à peine esquissé, une marche légère, printanière, pareille au pollen qui poudre l’air.

   Alors, maintenant, combien il est heureux pour nous de nous abreuver à la belle et exacte phrase de Vladimir Jankélévitch dans « La mauvaise conscience » : « La définition de la joie, c'est qu'elle est pure lumière sans ombre ». Oui, combien cette « pure lumière » bourgeonne et palpite dans cette image. Elle est attouchement sur le visage d’un nouveau-né. Elle est premier baiser ému entre deux amants. Elle est peau fragile aux premiers rayons du soleil. Elle est l’empreinte invisible du crépuscule, doux basculement du jour dans la nuit qui l’accueille et l’attend. Et la litanie des métaphores pourrait ainsi dérouler ses anneaux à l’infini, tressée des émotions les plus impalpables, des troubles les plus délicieux qui se puissent imaginer. Il n’y a pas à demander, à attendre la joie, encore moins à l’implorer. Demande-t-on au ciel la raison de sa couleur, la profondeur de son air, la limpidité de sa trace ? Non, tout ceci coule de source et vient à temps devant nos yeux, à nous les hommes.

   L’épreuve de la joie, jamais ne peut être envisagée en conformité avec un réel que l’on aurait sollicité, provoqué en quelque sorte. L’unique joie resplendissante n’est nullement celle qui peut s’expliquer par quelque détermination qui en justifierait l’apparition. Nulle joie n’est logique qui découlerait du souverain Principe de Raison, nulle joie n’est le résultat d’un enchaînement systématique de causes et de conséquences. Bien à l’opposé, la joie est libre de soi, libre d’un espace qui la cloisonnerait en son être, d’un temps qui lui allouerait un maintenant et nullement un autre. La joie est simplement libre d’être joie, c’est dire qu’elle est une manière d’absolu qui, jamais, ne peut s’enfermer dans l’étroitesse d’un dogme, dans la fantaisie de formules magiques, pas plus qu’elle ne peut être l’aboutissement de quelque projet. Il est accoutumé de prononcer la joie illuminant de rares et hautes figures : du saint contemplant son Dieu, du savant résolvant de difficiles équations mathématiques, du virtuose interprétant une sonate, du mystique en sa rencontre avec son corps éthéré, de l’artiste mettant au jour cette peinture qui, jusqu’ici, se donnait comme un inaccessible futur. Certes, ce sont bien là des joies mais, pourrait-on dire secondaires, dérivées, livrées clés en main au seul prestige des curieuses et désirantes destinées humaines. Or toute véritable joie est trop haute pour être ainsi bradée, remise au souci d’une matérialité, soudée au gré de la pesanteur terrestre.

   Nous sommes présentement arrivés au point où il nous faut faire se retourner l’image, l’amener à subir un genre d’involution, la soustraire à une première vision qui l’avait déposée sur les fonts baptismaux d’un ravissement qui n’aurait trouvé ses propres fondements qu’au regard d’une extériorité : la rencontre d’une altérité amie ou aimée, le retour au foyer, une sécurité éprouvée, un confort retrouvé. Mais, faisant ceci, nous avons biaisé la joie en la justifiant, c'est-à-dire en la faisant chuter de son essence pour la placer dans l’inextricable réseau des conventions et des drames humains, des désirs réciproques et des antinomies originelles. Tout ceci il nous faut le gommer. Il nous faut rétrocéder dans un temps antérieur de l’image où ni le seuil ne se donne comme support de sens, ni la maison n’apparaît comme accueil de ses hôtes, qu’ils y habitent ou y reviennent.

   Alors la joie dépouillée de ses possibles et aliénants artéfacts sera la joie en elle-même, parvenue au site de sa plus exacte parution : JOIE POUR LA JOIE. A partir de ce moment-là, la joie ne s’enlèvera qu’à partir d’elle-même et y retournera constamment, avec la plus belle des facilités, à la manière dont un cerf-volant sillonne le ciel à la seule force de son esthétique aérienne. Plus rien alors, ni la teinte d’or de la toile, ni la clarté du jour, ni les vitres enchâssées dans la porte à titre d’anecdote, ni la figure d’ombre n’auront plus de quelconque importance. De simples apparences s’affichant et s’effaçant au gré des secondes qui passent.

   JOIE EGALE JOIE, ainsi s’énonce toute création, soit-elle artistique en sa plus belle nature. Rien d’autre qu’une UNITE vers qui tout converge, dont part tout sens dont, nous les hommes, nous enquerrons au gré du temps qu’il fait, de la Belle qui passe, de l’or qui brille dans la confidence de sa matrice de terre. RIEN QUE LA JOIE !

 

  

 

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19 novembre 2019 2 19 /11 /novembre /2019 10:21
Dans l’esquisse ouverte de soi

               Esquisse : Barbara Kroll

 

***

 

 

   Comment apparaît-on à soi, aux Autres, au monde ? Ceci, jamais nous ne pourrons le savoir. Il y a la multitude des nos propres formes qui s’enlacent aux formes plurielles de ce qui n’est nullement nous et cependant nous regarde et nous demande, en quelque sorte, de rendre des comptes. Nous ne pouvons guère faire confiance à nos sens, ils nous trompent, nous abusent et leur indulgence à notre égard ne saurait être que coupable, complaisante, truffée d’une manière de permanente autosatisfaction. Avant tout, nous sommes des êtres repliés sur notre singulière centralité et nos alter ego, tout au plus, ne sont que de lointaines comètes qui girent au loin, perdues dans le tissu profond et compact de l’espace. Que serait donc le regard des Autres sur notre réalité, sinon une vue biaisée, subjective, peut-être ourlée d’envie ou bien nous estimant hors d’atteinte pour des raisons qui, sans doute, ne pourraient trouver de justification, reposer sur des arguments rationnels ?

    Oui, les conduites sont étranges qui inclinent chacun à tracer sa propre voie sans se préoccuper du chant de l’autre ou bien de sa plainte, de sa douleur. Jamais souffrance n’est partageable, échangeable, tout au plus entraîne-t-elle l’affliction véritable ou feinte, une compassion vite éteinte car quiconque veut vivre pleinement doit être atteint d’une salvatrice amnésie. Se sauver est à ce prix d’une cécité aux problèmes de l’Autre. Se soucie-t-on outre mesure de la misère des peuples égarés du monde ? Le visage de l’indigence, partout aperçu, dans les journaux, sur les écrans, nous ôte-t-il le sommeil ou bien ne fait-il que déranger nos consciences ? Elles ont déjà tant à faire, nos consciences, avec la gestion d’un quotidien parfois bien morne, un enchaînement de lassitudes succédant à la monotonie des habitudes.

   C’est ceci le cercle étroit de la mondéité, avancer sur son chemin, tête baissée et ne nullement dévier de sa propre empreinte. Car, alors, il y aurait trop de risques à s’éparpiller, à sortir de soi, à ne plus se reconnaître en tant qu’être complet, doué d’une belle totalité. Ce que nous redoutons le plus, la fragmentation de qui nous sommes, l’éparpillement de nos membres aux quatre vents de l’incertitude, la combustion de nos chairs dans quelque enfer qui ne guetterait que le premier de nos faux-pas. Quand nous marchons, mangeons, aimons, inconsciemment, nous n’avons pour fin que de donner de constants gages de présence à notre complétude. Celle-ci suppose la satiété des catégories qui tressent en nous la loi de l’existence : boire, manger, dormir, faire l’amour, donner à notre corps et à notre esprit la pitance dont ils sont en continuelle demande.

   Nous redoutons le manque, le vide et sommes saisis de vertige à la seule pensée que pourrait nous faire défaut la goutte d’eau, la miette de pain, le sexe doux et velouté de l’Amante. Nous sommes des entités fondamentalement angoissées au seul motif que cette bribe d’amour, cette pincée de plaisir, ce microcosme de joie nous soient retirés comme si nous avions commis quelque bêtise d’enfant pervers ou simplement indiscipliné. Nous avançons les mains ouvertes face à l’abîme du ciel et nos paumes, plutôt que de se voir gratifier d’une offrande céleste, ne reçoivent, la plupart du temps, qu’une résille de pluie semblable à des piqûres d’aiguilles.

   Parfois, certes, le réconfort plénier d’une ondée solaire qui multiplie la face de notre peau et lui donne cette onction bienfaisante qui électrise notre chair et attise nos désirs les plus secrets. Mais nous jugeons toujours les faveurs qui viennent à nous, trop timides, trop hésitantes. Certes, nous méritons mieux et nous nous étonnons que les faveurs des dieux ne se délivrent à notre égard qu’avec parcimonie. En réalité nous sommes d’insatiables figures dont les demandes font écho aux demandes et ainsi jusqu’à l’infini du temps.

   Nous sommes une eau de source qui palpite au cœur de la terre, dans un scintillement heureux, un ondoiement sans fin, une théorie de gouttes claires et limpides dont, jamais, nous ne supporterions que le flux parvienne un jour à son étiage. Nous écrivons notre cheminement  comme ceci : CONDITION HUMAINE, mais la vérité nous la pensons en tant que cette insatisfaction plénière, cette omission orthographique qui ne se traduirait, peut-être, qu’à l’aune d’une suite de lettres insignifiantes : C-ND-T--N H-M--N-. Toutes les valeurs vocaliques auraient été gommées et il ne demeurerait que cette suite consonantique sans réel contenu signifiant. Nous ne pourrions plus émettre que de vagues salmigondis, d’abstrus galimatias, de confondants et étranges sabirs.

   « Dans l’esquisse ouverte de soi », est le titre reçu par cet article. Malgré son étrangeté il n’est pure gratuité. Il est simplement inspiré par l’image placée à l’initiale du texte. Mais, d’abord, avant tout essai d’explication, convient-il de décrire. De suivre la ligne selon laquelle se donne cette représentation humaine, rien qu’humaine. La ligne court sur le papier sans se soucier d’une possible logique. C’est ceci, le destin d’une esquisse, de se laisser intuitionner par l’esprit de l’Artiste et d’aller où bon lui semble, à savoir dans la direction d’une hypothétique esthétique. Et où va-t-elle, sinon dans les sinuosités de l’inconscient, autrement dit dans ces manières de vérités inapparentes qui nous traversent tout comme l’éclair le ciel sans y laisser d’empreinte, sauf le souvenir d’un feu maintenant éteint.

   Cette esquisse donc, suit le trajet du dénuement humain, traduit l’éternel manque-à-être, sinue à la manière d’une ligne flexueuse ontologique. Il y a, ici, une réelle biffure de l’être, une manière de « symphonie inachevée » qui ne trouverait que le lieu d’une fugue ou la mélancolique plainte de l’adagio. Tout commence par ce V (Vérité ?), qui simule l’échancrure d’une vêture, se prolonge par cette verticale sinueuse (hanche, bassin), se hausse pour poser l’approximation d’une jambe, puis l’autre est croisée, reposant sur le pied opposé, une rapide griffure simulant le sexe. Observant ce dessin, consciemment ou non, le travail continu de notre conscience demande qu’une logique s’installe, que le Principe de Raison pose sa loi. Certes, mais il s’agit d’une ébauche de l’art, d’une simple esquisse dont la seule prétention est de tracer une forme parmi la complexité des choses du monde.

   « L’esquisse ouverte de soi » est cette figure symbolique au gré de laquelle nous nous posons tels des êtres désirants dont les vœux, jamais ne seront comblés, ni par les propositions de l’art, ni par les dogmes religieux, pas plus que par les fantasmes qui s’agitent quelque part en arrière de nos fronts soucieux, de notre éros insatisfait, de nos pulsions sexuelles qui tournent à vide et dévident la pelote des frustrations manifestes. Alors, pour autant, notre condition est-elle désespérée ? Non, elle ne le serait qu’aux yeux d’entités nous dépassant de la hauteur de leur transcendance, Dieu lui-même, les dieux du panthéon grec, l’Art en soi en sa pure abstraction, les grands desseins de l’Histoire universelle. Humains rien qu’humains il nous faut supporter cette charge qui souvent nous éreinte et nous fait croiser le fer avec toutes sortes d’apories vénéneuses et de contingences affligeantes. Mais, peut-être, notre situation d’êtres-du-manque est-elle la meilleure qui se puisse imaginer. Elle nous incline à chercher dans les coulisses et sur la scène du vaste monde, ici un bout de pain, là une boisson, plus loin encore l’esquisse ouverte d’une Amante dont nous voudrions que sa présence nous conduisît aux portes d’une plénitude. Oui, d’une plénitude !

 

 

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16 novembre 2019 6 16 /11 /novembre /2019 15:50
Esthétique de l’effleurement

                   Toutes photographies : Hervé Baïs

 

***

  

   Prémices à un voyage photographique

 

  Les trois images qui vont être commentées ci-dessous sont d’Hervé Baïs. Il faut en dire quelques mots généraux, théoriser sur cette belle et discrète matière qui file entre nos doigts dès qu’aperçue. Nous voudrions en saisir dans l’instant les mailles souples mais la photographie est déjà loin qui poursuit son voyage bien au-delà de nos corps, non à l’extérieur de nos consciences ou de nos sensibilités cependant. Elles demeurent quelque part, en un endroit secret où elles distillent leur miel, diffusent leur nectar.

   A l’origine de ces œuvres il y a une infinie délicatesse qui ne s’empare du réel faisant face qu’avec une pure et simple attention, une sûreté du regard qui n’est que la mise en scène de la vérité. Nulle affèterie qui cernerait l’image d’une poudre de riz destinée à en occulter quelque détail, quelque forme ou qui voudrait en souligner telle ou telle ligne de force. Non, le paysage tel qu’il est dans sa naturalité la plus effective, aussi près que possible de son essence. Une idéalisation du réel qui se traduit par ce que nous nommons une « esthétique de l’effleurement », telle qu’elle peut apparaître, par exemple, dans les zones intermédiaires, sans délimitation précise, ces rumeurs des faubourgs dont les romans de Modiano nous délivrent les originales métaphores. Tout y est sans doute question de lumière, de retenue, d’un désir qui sait gommer son impatience, retenir sa parole sur le bord du dire. Exacte ferveur de ce qui s’adresse à nous selon la pureté d’un être-au-monde.

   A ces œuvres, rien ne saurait être rajouté ou bien retranché, c’est dire qu’elles trouvent d’emblée leur propre accomplissement. La composition, dans ce beau format carré, repose toujours sur une trilogie dont la singularité est déjà le gage d’une belle mise à l’épreuve des choses : un ciel, une mer ou bien une plaine lissée de vent, une ligne d’horizon. Ces signes directeurs se complètent, le plus souvent, de quelques touffes végétales qui ponctuent et rythment plutôt qu’elles n’affirment, de rochers qu’on dirait diluviens, de bâtisses décharnées perdues dans le vide, de terres à la profonde personnalité géologique. Tout ceci concourt à dresser l’espace d’une poésie directe, avec laquelle une âme sensible ne peut que se sentir en profond accord. Les clartés sont toujours douces, mariant en une savante alchimie, des noirs plus ou moins affirmés, des blancs soyeux, écumeux, que médiatise la palette élégante des gris. Dire que ces images sont propices à la méditation, au recueillement, est le simple énoncé d’un truisme. A leur vision il y a une telle évidence ontologique que nous ne pouvons demeurer étrangers à leur pouvoir de fascination. Tout bavardage étant ici exclus, notre regard se focalise sur le paysage qui est autant mental, affectif que simplement naturel. Ces photographies nous visitent à la manière d’un souffle qui viendrait lisser notre peau, d’un alizé, d’une écume saturée de blancheur, d’une feuille d’automne en sa patine sereine. Elles évoquent la douceur intime d’un galet lissé de lumière. Elles font signe en direction de cette belle nature gaélique où le ciel et le vent glissent continuellement sur la vitre argentée des lacs.  Elles posent le réel à la manière d’un songe et nous invitent à traverser leur mince épiderme. Peut-être portent-elles, sur leur envers, toute la félicité que la terre prosaïque que nous rencontrons quotidiennement ne serait jamais en mesure de nous offrir, seul l’art le peut qui fréquente de hautes frondaisons.

 

   Quelques rapides commentaires d’images

 

   Celle qui figure à l’incipit de cet article - D’abord il faut partir de la nuit, de sa douceur charnelle, de sa plénitude, de sa rotondité. Oui, toute nuit est douce, enveloppante, épidermiquement matricielle. Dans la nuit on se love, on se met en boule, en boule duveteuse, consciente de sa propre forme, de sa valeur intimement narcissique. C’est de l’ordre de l’abri et de la réassurance, cela a la consistance de voiles flottant infiniment dans le dais sombre du ciel. Mais regardez donc le ciel, potentiels dormeurs, belles entités oniriques, flottant bien au-delà du possible, de l’organique étroit, de ce qui oppresse et maintient dans les murs blancs, aseptisés, d’une cellule. Jamais le ciel nocturne n’est totalement noir, occlus sur lui-même. Il est traversé des flocons du rêve, de l’invisible trajet des comètes, de la respiration claire des enfants aux yeux étincelants. Voyez cette belle unité du sombre en sa subtile réverbération. Tout en haut, les nuées sont compactes, chargées d’une lourde suie. Puis une plage plus claire au centre de laquelle s’ouvre l’œil de la Lune, cette origine d’une lactescence qui semble n’avoir nulle fin. L’horizon est un fil si discret, il semblerait avoir disparu, mêlant onctueusement ciel et terre dans de splendides noces cosmiques. Long est le sillage de la Lune qui irise les flots et trace son chemin de beauté. On pourrait rester toute une nuit, ainsi, à en regarder la ligne semblable à l’exercice d’une pure vérité. Tous les ailleurs seraient faux, inauthentiques, voués à d’éternels mensonges, à de lâches compromissions.

 

Esthétique de l’effleurement

Mais le sommeil, soit-il régénérateur, ourlé de promesses infinies, il faut un jour lui fausser compagnie et rejoindre les rivages de l’aube par où s’annonce notre futur le plus proche. Ce futur que féconde la lumière en sa plus ouverte présence. Quelques lambeaux de nuit traînent encore ici et là, semblables à un tissu de crêpe accroché à la voûte du ciel. C’est un subtil flottement, une réverbération mémorielle de ce que furent les songes qui, encore, entourent nos têtes des faveurs de voyages lointains, utopiques et beaux au seul mérite d’une liberté qui ne saurait connaître son envers, cette aliénation terrestre d’un quotidien qui, toujours, nous échappe. Tout s’annonce selon la belle légende d’un commencement, d’un début de monde étonné de sa propre venue. Tout est si calme, ici, dans ce genre de non-lieu primitif. Les hommes ne sont nullement encore venus à eux. Ils sont quelque part dans d’ombreuses conques, attendant que leur heure s’annonce. Il n’y a pas de bruit, pas de parole, seulement une belle et ample respiration pareille au rythme immémorial des choses. Il y a trois venues à l’être dans la pure faveur : un ciel intouchable, lointain ; l’immobile plaine de la mer ; un flux d’écume qui ne cesse de retomber comme immobilisé sur le seuil de sa propre parution. A cette image nous nous ressourçons comme à l’eau d’une fontaine limpide. Nous souhaiterions même que le temps s’arrête sur cette crète d’incertitude et nous ouvre le rideau qui occulte l’éternité.

Esthétique de l’effleurement

Le demi-jour s’est déplié libérant la totalité de la conscience. C’est une incomparable lucidité qui ouvre, dans le puits de notre vision, la marque d’une joie manifeste. Ici, tout contre le jour qui ruisselle, contre le blanc qui purifie tout, sous la mousse claire des nuages, tout devient si facile qui donne à nos corps la légèreté même d’une comptine pour enfants, la grâce d’une fugue, la souplesse du félin lorsqu’il glisse le long des herbes de la savane. C’est comme une lumière intérieure qui jaillit et nous dit la certitude de notre présence en ce qui est le plus rare, le plus inouï : exister sans délai près de la pure élégance, de la délicatesse immédiate, de l’harmonie, cette subite évidence qui fait surgir, sur la cimaise des visages humains, l’empreinte de la félicité. Oui, le lyrisme, l’effusion romantique sont les seules voies que la rhétorique autorise lorsque nos affinités avec le monde sont si étroites qu’une fusion deviendrait possible, un sans-distance, une unité fondamentale dont quiconque est à la recherche, faute, le plus souvent, de n’en pouvoir exprimer l’admirable contenu.

   Ces photographies sont un chant visuel, une douce incantation, une parole venue du plus loin de l’espace, du plus loin du temps. Aussi convient-il de faire silence, de demeurer hors champ de manière à les laisser libres d’elles dans le jour qui pullule et bourgeonne.

 

 

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15 novembre 2019 5 15 /11 /novembre /2019 09:25
Ce qui, ici, se reflète

    "Sans titre", fusain, Kersuzan 2011

           Œuvre : Marcel Dupertuis

 

***

 

   Ici, regardant, l’on n’est assuré de rien. Pas même de soi dans le tremblement du jour. Qu’y a-t-il à l’horizon des yeux, si ce n’est cette énigme qui vient à nous à la manière d’une illisible trace, d’un complexe hiéroglyphe ? Quant au fond de l’image, vers quoi nous entraîne-t-il ? S’agit-il d’une aube automnale avec son destin de feuille morte ? Ou bien est-ce le crépuscule avant-coureur, avec son empreinte terre de Sienne, ses rêves d’argile et de glaise qui nous reconduiraient à notre hypothétique origine ? Il en est des œuvres comme du réel qui, parfois, se plaît à s’occulter dans l’ornière de quelque chaos. Regardez donc les toits de zinc et de plomb de Paris en une brumeuse matinée. Viennent-ils à vous dans la clarté ? Tracent-ils, pour vous, le contour précis d’un alphabet dont vous pourriez tirer une histoire vraisemblable ? Certes non, ils sont identiques au rêve nervalien d’outre-présence que ferment de lourdes et incompréhensibles « portes de corne et d’ivoire », celles-là mêmes qui ouvrent le domaine de l’univers invisible.

   Oui, ici, l’Artiste franchit la membrane du réel, déconstruit le monde pierre à pierre et le repense à sa manière qui ne peut être qu’un genre de nouvelle édification, de Tour de Babel aux merveilleux langages, non encore approchés. Ils résonnent telles de précieuses paroles, ils sont des genres de concrétions qui se lèvent, qui ouvrent la voie d’une pensée nouvelle, d’une dimension qui se dilate et appelle. Non dépourvue de mémoire cependant, nullement vierge de toute dette à l’Histoire, aux mouvements des peuples, aux diasporas humaines qui portent en elles le destin complexe de l’écheveau anthropologique. Si créer veut dire ÊTRE LIBRE (il faut en soutenir la pensée), alors il faut changer de genèse, abandonner la chrétienne ainsi que la sienne propre et s’ouvrir à une pluralité de sens jusqu’ici inaperçus. L’œuvre d’art est à ce prix, à savoir d’une totale réinterprétation des formes. Aller dans la direction féconde de la nouveauté, de la surprise, de l’étonnement. Encore une fois, par pur plaisir d’approche du style phénoménologique, il faut faire appel à cette « conversion du regard » qui dépouille les phénomènes du visible, les édifie à nouveaux frais selon l’optique d’un insu, d’un non-vu. A la fois sur le plan perceptif, sur celui du concept.      

   L’art bien compris doit nous désorienter, sinon il demeure dans le confondant et le prosaïque, c'est-à-dire qu’il manque son but et ne se donne qu’à la manière d’une chose éparse parmi le tumulte des choses. Une prose qui n’a pu et su devenir poème. Oui, c’est en mode poétique que se dit toute création, en esquisse anti-naturaliste, en tracés non affligés de concrétude. La matière vivante que nous donne le réel, il nous faut la triturer, procéder à l’exercice de la rature, scarifier la peau du sensible, brouiller l’évidence spontanée, perforer ce qui se donne pour sûr, provoquer la collision des processus logiques, désassembler ce qui était uni et se portait au regard sous les traits d’une totalité accomplie, d’une complétude à toute épreuve.

   Ces totalités : des corps de femmes, des statuaires antiques, des objets parfaits, des paysages sublimes, des villes consciencieusement architecturées. En un mot, des perfections, des idéalités, des essences plénières. Tout ceci est précieux pour le confort de l’intellect mais ne saurait s’appliquer immédiatement à notre attente esthétique. Car s’il y a un trait commun à toute modernité, c’est bien la forme en sa multiple plasticité qui en constitue le point fondamental. « Dé-former », afin de mieux « re-former » (bien évidemment l’œuvre ne saurait exister en faisant le deuil de toute forme) serait en quelque sorte le motif central de toute démarche artistique. L’Histoire de l’Art est prodigue en ce domaine, jeu formel continuel, infini, inépuisable, chaque forme se ressourçant à même la disparition de celle qui lui a servi de fondement.

   Le fusain de Marcel Dupertuis se donne, pour nous du moins, tel le travail sur la forme humaine dont son œuvre est tissée depuis de nombreuses années. Corps partiel ou total, corps fragmenté gisant à terre, corps linéaire debout, dans la position de la fugue, éthéré au gré d’une apesanteur, affligé selon la tragique figure de l’holocauste, élancé tel le javelot, corps toujours présents, dans les matières et les médiums les plus divers. Donc, « ce qui, ici, se reflète » doit se vêtir d’un contenu vraisemblable de façon à ne demeurer dans le flou d’une abstraction ou l’inentendu, le non-préhensible. L’image se donne en écho autour d’une ligne médiane qui pourrait figurer l’horizon. Si notre hypothèse est juste, alors de cette constatation et relativement à l’œuvre dans laquelle s’inscrit cette forme, l’on en déduira facilement qu’il s’agit de la vision, certes onirique, « dé-formée », d’un corps de femme réverbéré par une plaque d’eau.

   Si l’orthodoxie classique nous offrait ces corps d’une manière académique clairement identifiable, l’impétuosité charnelle d’un Renoir, la perfection d’un Ingres, la somptuosité d’un Modigliani, le paradigme moderne en a ôté toute prétention à paraître selon des courbes apaisées, des lignes convenues qui auraient pu faire penser, dans leur souci d’exécution réaliste et existentielle à quelque planche d’anatomie. Un événement hors du commun en ce XX° siècle a soudain bouleversé la catégorie de la perception du réel, cet événement est bien évidemment celui de la Shoah qui recompose et redéfinit toutes les normes aussi bien esthétiques, qu’intellectuelles et éthiques, donnant droit à une vision entièrement renouvelée du monde, de ses enjeux politiques, historiques, sociaux, comportementaux.

   Nulle œuvre d’après la Shoah ne peut plus être regardée comme simple manifestation du beau et du bon goût, mais, en elle, chemine nécessairement la question fondamentale de la conscience humaine face à sa condition et aux procédures qu’elle met en œuvre pour assurer la survie de son essence. Faute de ceci, la porte serait largement ouverte aux non-sens de tous ordres, aux apories les plus funestes dont l’Histoire est particulièrement prodigue. « Ce qui, ici, se reflète » ne veut uniquement dire que la seule perception visuo-esthétique est convoquée mais qu’il s’agit bien plus de la mise en perspective d’un horizon moral dont, tous sans exception, nous sommes comptables.

   Regardez les visions corporelles apocalyptiques d’un Francis Bacon, les suppliciés-décharnés semés d’ecchymoses d’un Paul Rebeyrolle, l’anatomie ligaturée d’un Antonin Artaud dans les « Cahiers de Rodez », le torse du bronze halluciné, traversé de vide de « La Ville détruite » d’Ossip Zadkine, et la liste serait encore longue de la fantasmagorie plastique voulant témoigner de l’immense misère humaine consécutive au plus grand génocide de l’humanité. Ce à quoi nous invitent les œuvres, en cette seconde moitié du XX° siècle, est rien de moins que la confrontation à notre propre conscience morale. Voyez les mises en scène des propres corps défigurés des Artistes de la sphère contemporaine en d’hallucinantes visions ou bien une galerie de photographies qui, chez Sophie Ristelhueber, fait alterner certes d’une façon clinique objective, censée être dénuée de pathos, des corps recousus, parcourus de longues cicatrices, des épidermes martyrisés. Certes, chez Marcel Dupertuis, dans l’œuvre analysée aujourd’hui, l’accident, le tragique, la dague mortelle ne sont nullement visibles, c’est seulement le travail de déconstruction et de brouillage de l’anatomie  qui nous interpelle et qui, de proche en proche, d’abîme en abîme, fait résonner l’écho du drame humain dissimulé par les ombres et les servitudes du quotidien, l’illisible maillage qu’il tend devant nous à la façon d’un masque.

   Ce qui est à saisir comme le trait le plus urgent de toutes ces œuvres ayant pour sujet la pâte humaine, c’est qu’il nous est intimé l’ordre de ne nullement oublier (les Historiens nomment ceci « Travail de mémoire » que le Poète baptise « Oublieuse mémoire »), c’est que nous sommes invités, en permanence, à intuitionner, sous les belles anatomies glorieuses et les estampes sculpturales mondaines de « L’American way of life» ( ou plutôt « Mondial way of life »), les drames sous-jacents qui parcourent le sol de l’homme ébranlé par tous les séismes et tellurismes de la violence, de la barbarie, de l’indifférence, du mépris et autres conduites qui ne peuvent trouver d’illustration que leur consternante et étonnante réactivation au cours des âges.

   Mais que médite-t-elle d’autre, la présence mystérieuse fixée dans la poudre du fusain que le degré de corruption et d’ensevelissement de l’homme dans la terre de son propre destin ? La présence de l’eau, que veut-elle signifier : l’hypnotisation narcissique devant sa propre image ? La noyade toujours possible à la manière d’une Ophélie ? Un fluide lustral par lequel renaître de son intime confusion et retrouver la grâce d’un paradis perdu ? Nous nous questionnons et, déjà, le but « eschatologique » de l’Art touche sa cible : nous nous envisageons tels des Mortels dont la conscience torturée commence à saper le corps, à le ravager en quelque sorte.

   Quand bien même notre chair voudrait oublier, devenir amnésique du passé lourd de conséquences des hommes, elle ne le pourrait au seul motif que « chaque homme porte la forme entière de l’humaine condition », selon la belle formule de Montaigne. Donc chaque homme porte en lui la violence primitive de ses ancêtres de la préhistoire, la barbarie des troupes de Huns, la passion qui a déchaîne l’extermination d’innocents, la soif de connaissance et de puissance qui ont créé la déflagration atomique et permis le surgissement de l’horreur à Hiroshima. Ceci doit être gravé au feu dans le derme de notre conscience. S’en dispenser serait simplement et purement faillir à sa tâche d’homme.

   Que reste-il donc en dernier ressort à l’Artiste maniant ses pinceaux, modelant sa glaise, traçant au fusain les signes de l’humain sinon de témoigner autant que faire se pourra ? Alors, encore une fois, nous regardons l’image et comprenons ceci : le corps, il nous faut le deviner au travers d’un réseau dense de lignes, l’accueillir en nous en son architecture brute, archaïque, comme venue du plus loin des âges, du plus loin de la mémoire et en reconstituer patiemment la figure, comme au sortir d’un labyrinthe qui nous aurait égaré par l’étrangeté de sa configuration, par l’angoisse fondatrice dont il serait la troublante image.

   Notre corps ne nous est pas remis une fois pour toutes, pour « solde de tous comptes ». Il vient de loin, il va loin. Il fait partie de la communauté des hommes, en cela réside sa plus haute altérité, n’en éprouverions-nous nullement l’exigence. Le corps, en ce siècle consumériste livré aux plaisirs faciles (contraire de l’épicurisme qui suppose tout un cheminement intellectuel et moral), semble avoir enseveli sa dette originelle, à savoir de se relier au Grand Corps du Monde, de l’honorer, le pacifier, le porter au terme même de sa sublimité : la justesse exacte de l’être. Cette œuvre, à sa manière qui est originale, s’inscrit dans ce grand projet universel de relégitimation de la conscience humaine. Nous n’avons d’autre choix que de nous immerger en elle. Elle n’a d’autre choix que de nous ravir à notre constant égarement. L’essentiel a été dit en quelques traits de fusain. Qu’y aurait-il donc d’autre à rajouter ?

 

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12 novembre 2019 2 12 /11 /novembre /2019 16:54
Partir du blanc

        Photographie : Léa Ciari

 

***

 

 

   Où est le monde en sa multiple et laborieuse apparition ? On ne le sait guère qu’à la hauteur de sa propre intuition. On suppute ici l’eau étale de la mer, là le pic enneigé, encore plus loin la plaine d’herbe couchée sous le vent. Où est le monde réel que pourrait rejoindre le monde symbolique, celui du rêve, de l’imaginaire, de la création ? Le monde-tel-qu’il-tourne, provisoirement, on a décidé de le biffer, de poncer ses aspérités, de réduire à néant toutes les déterminations matérielles au gré desquelles il se donne à voir tel l’inévitable destin qui nous est remis pour l’éternité. Avant le monde des choses et des objets pluriels on veut créer un avant-monde où tout fera sens dans la plus efficiente des libertés qui soit. On sera l’ordonnateur de ce microcosme, on y évoluera à sa guise, on portera les vêtures que l’on aura choisies et peut-être, du reste, ne vivra-t-on qu’au sein de sa propre nudité.

   Partir du blanc et seulement ceci afin qu’une possibilité nous soit donnée d’ouvrir tous les horizons au motif de notre unique volonté. Ici, dans la lumière crue et neuve du jour il n’y a pas d’autre alternative que de demeurer dans cette belle neutralité, de s’y glisser comme dans la corolle virginale du lys et d’y trouver son propre refuge. Le retour en une forme primordiale en quelque sorte, on en deviendrait, au terme de cette régression, les simples étamines, la promesse d’avenir, la puissance germinative. On serait la modeste graine, le signe avant-coureur de toute création, le point infinitésimal au gré duquel se déploiera notre propre genèse, celle aussi de l’œuvre que nous portons au plus intime de notre être. Car créer est toujours partir du Rien, du Silence, du Blanc qui, en quelque manière, les synthétise.

   Oui, car le Blanc est une totalité, un genre de sphère qui contient en son sein toutes les virtualités du monde. Du Blanc tout peut faire efflorescence. Du Blanc peut aussi bien sortir la couleur que se déployer le domaine des sons. Tout y est en creux, en réserve, en instance de surgissement. On dit « Blanc », cette seule syllabe grosse de promesses et on a d’emblée, non seulement le cercle des choses blanches, mais aussi tout le carrousel animé des objets et des êtres. Le Blanc est une corne d’abondance d’où tout provient et où tout retourne. Le Blanc n’est nullement une couleur, nullement un prédicat et, cependant, il les contient tous depuis sa décence pleine d’énergie.

   Du Blanc, tout peut se lever. Aussi bien la pourpre que l’alizarine ou la terre de Sienne. Les couleurs ne peuvent produire que leur propre couleur : le rouge du rouge, le bleu du bleu, l’améthyste de l’améthyste. Elles sont déjà si saturées de matière que nulle autre teinte que celle qui leur est propre ne peut en émaner. Le Blanc, lui, est disponible, accueillant à tout signe qui voudrait bien y figurer, y déposer sa trace. Sur le Blanc - cette neige, cette écume, cette sublime lactescence -, vous pouvez apposer tout attribut imaginé par votre caprice ou bien votre fantaisie. Le Blanc est éminemment matriciel, vulvaire en quelque sorte. Il est le lieu-origine où tout ce qui figure dans les représentations mondaines trouve le tremplin de sa manifestation. Il y a une évidente homologie des substances primaires, si bien que l’équation suivante peut se poser sans difficulté : Blanc = Silence = Vide. Le Blanc sans Silence est taché, dénaturé, sorti de son essence. Le Blanc sans le Vide est déjà ouvert à cette plénitude qui lui ôte ses plus sûrs et vrais fondements. Aussi, dès que le Blanc s’anime, qu’une empreinte y figure, c’est tout aussitôt le Silence qui s’enfle de rumeurs, le Vide qui se cerne de contours. Blanc, Silence, Vide sont de pures idéalités qui se métamorphosent en existentialités dès l’instant où leur nature essentielle accepte la différence, le tremblement, l’irisation.

   L’Atelier - qu’aussi bien l’on pourrait nommer « Chambre nuptiale » -, tellement il s’agit de noces du créateur et de la création, est entièrement remis à la blancheur. Comment pourrait-il en être autrement puisqu’ici, c’est bien ce fameux « avant-monde », cette touche simplement originelle qui se donne à voir tel le champ de neige immaculé à l’abri de toute initiative modificatrice de son propre état. Tout est dans la retenue, dans le geste suspendu. Tout est Blanc qui attend que quelque chose s’ouvre et profère comme un chant premier du monde. On dirait l’intérieur d’une chapelle qu’entoure sans doute un cercle invisible de Pénitents Blancs en prière. Toute présence est de nature hiératique, ascétique, atmosphère si pure que rien ne pourrait venir en troubler la subtile harmonie.

   Un cadre au mur dont on ne sait très bien s’il s’agit du pourtour d’une fenêtre ou d’un miroir, ne laisse paraître qu’une sorte de frondaison grise indistincte. Des murs à la chaux dans leur insondable torpeur, leur profond repos. Un peuple de toiles blanches attend l’instant de son effraction par lequel sera brisé son anonymat. Au premier plan, un linge posé sur une chaise dans son signe de profonde neutralité. Seule la chaise commence à offusquer la blancheur, à la tirer hors de son cercle d’immobilité et de mystère. Tout pourrait demeurer ainsi jusqu’à la fin des temps sans que quiconque s’en aperçoive. Mais la vie n’aime guère le retrait, la position amorphe dans le cycle des jours. Mais la vie aime l’effusion, la lutte des couleurs, le bruit des carillons et les danses et les fêtes et les symphonies.

Partir du blanc

        Peinture : Léa Ciari

  

   Alors du Blanc, soudain, tout va se déplier et croître en direction des hommes et des choses. Oui, c’est bien un bruissement que l’on entend qui, peu à peu, se précise. La brosse court sur la toile qui chante et sonne sous la pression. De champ blanc qu’il était, voici que le subjectile se met à vibrer de couleurs et de signes divers. Le Blanc devient Couleur. Le Silence devient Parole. Le Vide s’emplit d’une multitude de Significations. Tout ce qui demeurait devient subitement vacant, animé de ses propres forces internes. Pour autant, le Blanc est-il vaincu ? Non, c’est lui qui mène le bal et autorise ces figures qui paraissent sur le rectangle de lin ou de coton. Du fond qui était infiniment Blanc, monte un noir qui sera le fond où la figure s’imprimera, dévoilera ses caractères tangibles. Les couleurs sont la conscience de la toile alors que le Blanc en est l’inconscient, la floraison discrète et immémoriale des archétypes qui tracent la voie de toute destinée humaine. Puis c’est un ovale de bleu léger et de teinte de chair assourdie. Puis c’est une plage plus claire. Puis c’est le même bleu sous la forme d’un V. Puis c’est un gris qui clôt la venue des couleurs.

   Dans ce cercle l’Artiste a tracé les lignes d’un Autoportrait. Mais qu’est-ce donc qu’un autoportrait ? Si ce n’est imprimer sur la toile livide et Blanche des jours les traits de sa propre apparition ? Du néant Blanc d’où nous provenons tous, tirer les lignes d’un possible sens. Annuler l’angoisse existentielle - si du moins ceci est humainement possible -, et habiller les limites de la vacuité des vêtures qui nous la donneront pour fréquentable, acceptable, supportable pour le temps qui nous est alloué auquel nous voulons donner forme et contenu. Considéré de cette manière l’art ne serait, avant tout, dans ses desseins secrets, que la tentative d’occulter le Blanc (ce mystère, cette angoisse) et d’y substituer la roue colorée et diaprée d’un exister tangible, visible, préhensible. Or cette conception n’est nullement réductrice des motifs à l’aune desquels se développe toute esthétique. Cette dernière, tel le magnifique iceberg ne nous dévoile que sa partie émergée. Qu’en est-il de celle qui dissimule à nos yeux son étonnante profondeur ? Mais se questionner est déjà résoudre l’énigme. En toute réalité, nous les hommes, ne sommes-nous de simple figures Grises médiatisant le Blanc-Origine et le Noir-Existentiel ?

  

  

  

 

 

 

 

 

 

 

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