Œuvre Dongni Hou
« Ce monde, je ne le traverserai
Stephen Grellet
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Toujours, dans le cours de notre vie, nous proférons quelques souhaits dont nous savons bien, par expérience, qu’ils ne se réaliseront nullement. Ainsi dit-on : « Je reviendrai sur les lieux de mon enfance, je reconnaîtrai ma maison, mon premier abri ». Ainsi : « Je ferai à nouveau ce voyage sur ces belles terres d’Irlande, elles sont, en quelque sorte, mon lointain écho ». Ainsi : « A nouveau je prendrai mes pinceaux, je peindrai ces natures mortes qui, autrefois, m’enchantèrent ». Emettant ceci, au moment même où se produit l’éclair du désir dans le massif ombreux de notre tête, quelque chose passe comme un voile qui en atténuerait le vif projet, en effacerait l’éclat à jamais. C’est un constant étonnement que de formuler et, d’un même geste de la pensée, de biffer ce qui vient de surgir dans le silence des promesses qui brûlaient tel un fanal vacillant dans la brume.
Parfois, nous arrêtant sur cette inconséquence qui place d’un côté la lame de la décision que vient contredire la nullité de l’acte, nous doutons un instant de notre propre réalité. Si tous ces vœux n’étaient que le résultat d’une existence illusoire, la conséquence d’un marché de dupes dont nous serions les premières victimes, à notre corps défendant ? C’est toujours l’irréel, le non advenu en leur coefficient d’irrémissible perte qui bourgeonnent tout au bout de notre destin et le placent dans un tel porte-à-faux que nous sommes mis au pilori à seulement envisager le vide sur lequel nos jours se sont construits, le néant qui traverse des heures que, pourtant, nous pensions inaltérables. Tout ceci est bien évidemment lié à l’essence du temps elle-même non reproductible. Tel instant, qui a été, est définitivement aboli, s’ingéniât-on à en tisser à nouveau les fils de trame qui en soutenaient l’effectivité. Certes c’est une souffrance que de constater combien les événements sont fixés, lesquels jamais ne refleuriront tels les perce-neiges au printemps. Il n’existe nullement « d’éternel retour du même ». C’est pur fantasme, simple hallucination que de penser une chose pareille.
Cette « Petite Madeleine » proustienne à laquelle, toujours, il faut se référer, qui est-elle en réalité ? Elle est l’autrefois de l’enfance à Combray et de Combray mais nullement le présent parisien du Narrateur en train d’écrire « La Recherche ». Tout au plus les petites friandises dont l’Auteur nous dit qu’elles « semblent avoir été moulés dans la valve rainurée d'une coquille de Saint- Jacques », qu’en demeure-t-il, sinon le vague d’un souvenir, peut-être une intime sensation au creux du palais, un léger frémissement de bonheur, une onde de douce mélancolie. Ce ne sont qu’états d’âme qui se reconstituent, autrement dit de l’imperceptible, du non-saisissable, de l’éphémère dont sont tissés les rêves nocturnes ou bien éveillés. Mais Proust a décrit si brillamment la nature de ces réminiscences pour qu’il soit inutile d’y insister davantage.
« Songeuse », cette toute Jeune Fille à l’âge aussi indécis qu’est le papillon sur le bord de la fragile corolle, nous la devinons à cent lieues d’elle-même, en quelque territoire aussi innommable qu’objectivement cernable de frontières précises. Elle est comme en sutentation dans le temps, seulement occupée à entretenir une manière de vol stationnaire, tel le minuscule colibri face au fascinant nectar, sans doute égarée dans quelque songe ineffable dont, peut-être, jamais elle ne pourra revenir. C’est si envoûtant le passé lorsque, en son sein, brillant à la façon d’une pépite dans son fourreau de terre, un précieux souvenir jette ses feux qui rayonnent et débordent la mémoire elle-même.
« Rêveuse » est infiniment touchante en sa posture qui fait penser au Modèle - par exemple « La Dentellière » qu’un peintre, par exemple Johannes Vermeer, aurait posé sur la toile en 1670. Identique attitude de vive et vaporeuse passion attachée à la contemplation d’un objet : bouteille d’encre de Chine chez « Songeuse », motif de broderie et fuseaux de bois pour La Dentellière. Mais à quoi donc peut bien penser cette dernière dans le feu de sou ouvrage ? Est-elle si concentrée sur le tissage des fils que rien d’autre ne pourrait la distraire de sa tâche ? Ou bien fonctionne-t-elle sous le régime d’une attention diffuse, flottante ?
« La Dentellière » -J. Veermer
Source : « Si l’art était conté… »
Le vague sourire dont elle est atteinte, reflet de quelque joie intérieure, profonde, nous incline à croire que son corps est ici mais son esprit ailleurs. Peut-être dans un passé récent qui la combla et la porta au faîte d’elle-même. Bien évidemment toutes les hypothèses sont possibles, depuis la satisfaction d’un ouvrage antérieur témoignant d’un goût raffiné, jusqu’à la souvenance d’un moment d’enfance, en passant par la visite d’un Amant qui la laissa chamboulée, ivre d’un bonheur palpable. Tellement d’événements dans le cours d’un destin peuvent se hisser au niveau d’une telle joie ou bien ne s’agit-il, parfois, que d’un fait inapparent mais qui consone tellement avec l’être qu’il le magnifie et le porte à l’exultation. Certes, chez « Songeuse », s’ajoutant à une possible remémoration d’une circonstance ancienne, semble se superposer la lucidité d’un regard qui fore loin dans le derme complexe et diffus du labyrinthe psychique. Cette bouteille d’encre qu’elle tient de sa main gauche, si inclinée que des gouttes s’en échappent, ne saurait être considérée tel un objet adventice qui ne serait venu là qu’au degré d’un certain hasard. Non, il y a plus, il y a intention vivement métaphysique, laquelle ne saurait se suffire d’une vision en première instance, mais essaie, à l’évidence, de désoperculer le réel, le mettant au pied du mur, en demeure de dire son être véritable.
Or l’être véritable de cette bouteille, en dehors de sa vocation commune, dessiner, écrire, est bien un genre d’allégorie nous intimant l’ordre de réfléchir au flux du temps. Oui, c’est ici la signification interne de la temporalité qui est mise sous nos yeux, en sa plus étrange composante, à savoir de qualifier l’instant comme cette matière impalpable qui, paradoxalement, nous comble d’une main, alors que l’autre nous retire ce que nous considérions tel un dû ou une possession. Si cette encre servait à écrire, voici que bientôt asséchée, non seulement elle ne pourra plus tracer de pleins et de déliés sur la face lisse de la feuille, mais elle sera dans l’incapacité d’établir une correspondance, donc de rejoindre un quelconque passé. Et puis, ce lent écoulement, goutte à goutte ne nous guide-t-il vers ce sablier temporel ou cette clepsydre qui, inexorablement, tel un collier de perles, égrènent chaque seconde sans possibilité aucune de retourner en arrière, de vivre à nouveau ce qui vient de s’immoler dans la lourde glaise du passé.
Que le geste de « Songeuse » soit la résultante d’une volonté, ceci ne fait aucun doute et doit être porté au compte de cette lucidité dont il a été parlé plus haut, le scalpel le plus redoutable qui soit pour disséquer le réel et le contraindre à affirmer la seule chose qui vaille sous l’horizon terrestre, cette vérité qui, trop souvent, ne traverse nos massifs de chair sans s’y arrêter vraiment. Seules quelques vagues plaies en témoignent, quelques stigmates scarifient notre peau existentielle. Qu’une telle proposition picturale, en plus d’une généreuse émotion esthétique, vienne creuser en nous l’abîme de quelque question, voici le motif profond par lequel une œuvre se donne à voir telle une chose essentielle. « Ce monde, je ne le traverserai qu’une fois », énonçait Stephen Grellet en un temps déjà lointain. Gageons qu’aujourd’hui, en notre monde sujet aux mutations les plus radicales qui se soient jamais vues, dans le vertige d’un siècle ivre de vitesse, son assertion trouve en nous les échos les plus vifs. Comment pourrait-on en faire l’économie ?