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2 avril 2020 4 02 /04 /avril /2020 08:03
A l’orée de la vision.

  Photographie : Gilles Molinier

2016

***

 

Faibles nébulosités

 

   Là-bas, au fond de la vallée, ce ne sont encore que des écharpes de brume, de faibles nébulosités qui fondent le paysage dans  des demi-teintes d’ombre. Encore quelques passants qui frôlent les façades, têtes basses, mains dans les poches, leurs manteaux font d’étranges lueurs noires qui se hâtent au ras du sol. Le ciel est gris, plombé avec, de loin en loin, des échardes d’ardoise qui traversent la sourde hébétude des choses sidérées, closes en soi. Comme si, le crépuscule approchant, le temps hésitait à choisir sa destination, à faire tourner ses rouages dans un sens ou bien dans l’autre. Dans les maisons badigeonnées de blanc on fait chauffer ses mains à la lueur d’une dernière braise. On boit un café rude qui brûle le gosier et les doigts gourds font entendre leurs gémissements, une plainte longue que, bientôt, la lumière rampant à ras de terre aura tôt fait de serrer dans ses mailles étroites.

 

   Le lieu de leur habitation

 

   Maintenant  Nuit est levée. Seul le cercle laiteux de la Lune au-dessus des chaumières où se laisse entendre le bruit de râpe des souffles, le craquement des charpentes sous le poids du ciel. L’herbe rase est un tapis couleur de suie qui nage vers l’horizon, ce mince fil demeurant pour dire aux hommes le lieu de leur habitation. Tout est calme qui dit la poésie des espaces illimités. Des constellations dérivent vers l’orient, des yeux forent l’éther avant qu’un somme ne les reconduise à une nécessaire cécité. Oui, car il faut la fermeture, la densité d’une terre lourde, la touffeur d’une forêt pluviale afin que tout se ressource à sa propre essence. Nuit veut cela, cette marche discrète vers le primitif, le non-dévoilé, l’avant-parution du monde en sa pure naïveté. Seule la ténèbre permet cette régénération, seul l’obscur intime l’ordre d’une fête silencieuse, d’une prière discrète, d’une incantation faisant son lac tranquille dans la doline de la conscience.

 

   Ces Voyageurs de l’infini

 

  De ses bras d’ouate et de soie Nuit retient en son sein le peuple esseulé des arbres. Il faut les protéger de la trop vive lumière, il faut préserver la souplesse de l’écorce, ménager aux larges ramures une aire de repos, disposer la complexité des racines, leurs belles tuniques blanches aux songes de l’humus, à la sombre poésie des mondes souterrains, longue inconscience habitée de la clarté des archétypes, la seule qui soit à même de parler une langue compréhensible pour ces Voyageurs de l’infini. Oui, les arbres voguent à l’infini, cette mesure dont l’homme rêve continûment sans pouvoir jamais l’atteindre. L’espérer seulement, en happer quelques bribes, un fragment d’espace, une écharde de temps puis la perte cruelle dans la fonte des jours, le long égouttement des secondes, la déconvenue de l’instant dans l’éternité qui gronde et brouille le message de l’être. Comment vivre en soi une telle démesure alors que tout est hors de portée, que la mémoire même clignote constamment à l’aune des réminiscences qu’obture une lourde amnésie ? Comment ?

 

    Arbres sont infinis

 

    Arbres sont infinis en ce sens que leur mesure outrepasse la perception que, nous autres hommes, pouvons en avoir. Nous pensons le tronc d’un seul de ces géants débonnaires et vibrent à l’unisson une multitude d’autres, étranges et immenses cathédrales hissant dans l’éther leurs colonnes aux hautes destinées. Nous pensons leurs feuilles et des foules d’yeux d’argent et d’or se lèvent sous tous les horizons et ce sont eux, Arbres qui nous regardent et regardent le monde, pluralité de minces lucidités toisant la vanité des Existants, leur prétention à monopoliser la totalité de l’être.

  

   Nous, habitants de l’impossible

 

   Ils sont si touchants les Habitants de l’impossible dans leur cinglante naïveté, si pathétiques dans leur aveuglement à fouler les chemins de poussière sans même apercevoir l’ombre portée de leur silhouette, si modeste, si illisible dans le concert polyphonique du vivant. Nous pensons les tapis entremêlés des rhizomes, leurs vastes plaines, ici, juste sous nos pieds, et nous sommes saisis de vertige à imaginer cette texture qui emmaillote le néant dans une énergie dont nous ne comprenons ni la provenance ni la volonté qui en anime le continuel tissage. Métaphoriquement, le peuple du rhizome ne fait sens qu’à annihiler en permanence ce Rien dont il provient, contre lequel il dresse ses haies, réseau de fibrilles se déployant tout contre le dénuement qui, à tout moment, pourrait surgir et ne laisser que la royauté du vide.

 

   Vérité en abîme

 

   Le peuple des arbres est cette marée millénaire qui comble toute vacuité  afin que l’angoisse mortifère ne vienne taillader nos fragiles peaux, ne surgisse dans l’antre du cerveau et ne s’enlace au baiser de la Mort que constituerait la fuite éternelle de la présence. Arbres sont nos génies tutélaires, ceux qui font de leur ombre le lieu d’un rassurant séjour. Ils ceignent nos fronts impétueux du calme séculier dont ils sont les porte-empreinte depuis la nuit des temps. « Nuit des temps », formule si usée, si éculée qu’elle menacerait de ne plus rien nous dire si elle ne possédait la puissance d’une vérité ou bien la levée d’une pure évidence. Vérité en abîme en quelque sorte. Nuit protège Arbres qui protègent Hommes. Oui, Nuit, Arbres, Hommes dépourvus d’articles qui viendraient les définir comme ce qu’ils ne sont pas, à savoir de simples entités parmi les contingences de l’exister. Nuit, Arbres, Hommes sont des libertés qui se regardent en miroir.

  

   Allumant la clarté bleue de l’aube

  

   Arbre vient à lui depuis le lieu de son émergence inconditionnée,  Nuit l’entoure du mystère de sa provenance secrète dont Homme est l’un des maillons inexpliqués comme si le tout avait besoin de cette réserve d’obscur avant de surgir en pleine lumière, là où plus aucun voile ne dissimule la ténuité de l’apparaître. Avant d’être une chose qui se mette à dire son nom, tout essai d’exister à la face du monde est ce silence, cette touffeur qui enveloppe le réel de ses membranes opaques. Le décèlement n’est jamais que la déchirure que Jour impose à Nuit en allumant la clarté bleue de l’aube, première parole  offensant le mode discret de ce qui se confie au trouble de la manifestation. Bouche : toujours cette sombre caverne où se fomente la lumière du langage qui hissera d’une sourde incompréhension les motifs qui y figuraient à titre de virtualités, de possibles, de sèmes disponibles à une légende, une fable, un conte. Ce qui nous apparaît en tant que réel avec sa force incontournable, son irrésistible flux n’est tout d’abord qu’une ébauche sur le liseré de l’esprit, une fiction faisant son étrange bourdonnement  dans les couloirs  à perte de vue de l’imaginaire. Une ombre dissimulant l’être en ses infinies esquisses.

   

   Economie du visible

 

   C’est ceci que semble nous proposer cette belle photographie crépusculaire. En elle rien ne fait sens qu’à l’économie du visible, cette à peine insistance d’une forme qui s’ensevelit dans la contrée du mystère. Nuit fera son office, reprenant en sa sombre dramaturgie tous les signes qui auraient eu à craindre d’une trop vive lumière, des coups de canif d’une curiosité négatrice, des entailles de regards forant seulement superficiellement l’épiderme du sensible ou bien au contraire fouillant la chair en ses profondeurs, là où brûle la braise essentielle des significations ultimes, cette essence qui s’impatiente de se dire, mais dans la pudeur, la réserve,  et avance sur la pointe des pieds, à la limite de ce qui est, de ce qui n’est pas.

 

   Voyeurs au bord d’un abîme

  

   Ainsi sont les Voyeurs au bord d’un abîme dont le danger est double : celui de ne pas assez voir, celui de trop voir ! Mais il est encore temps de clore son regard, de le retourner contre soi, la seule posture qui convienne à une approche adéquate de l’œuvre en sa subtile donation. C’est en nous, seulement en nous que la magie aura lieu, en l’image aussi depuis son intériorité. Tout ce qui est hors est déjà duperie, tout ce qui diffère, simple erreur, ce qui s’écarte, mensonge dans l’approche du jour. Or nous voulons demeurer sur cette orée de la vision qui nous incline à la rêverie, cette dimension sans pareille qui nous est remise comme le bien le plus simple, donc le plus précieux !

 

 

 

 

 

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2 avril 2020 4 02 /04 /avril /2020 08:01
Vérité du Simple

               Plage de Calais

 

   Photographie : Catherine Courbot

 

***

 

« Seules les choses vraies sont libres

Seules les choses libres sont vraies »

 

BS.

 

*

 

   Car, vois-tu, il n’y a pas a ruser avec le réel, toujours il se donne à nous avec l’évidence des choses immédiates. Cette haie de roseaux qui court sur les rides de sable, comment ne pas lui attribuer la beauté qu’elle mérite ? La regardant, nous n’avons nul effort à fournir afin que nous en connaissions l’inestimable présence. Oui, je sais, en notre époque ivre de vitesse et de satisfaction acquise en un clin d’œil, combien mes assertions doivent te paraître risibles, sinon vaines. Mais qui donc, aujourd’hui, pourrait encore se soucier de cette chose anonyme qui disparaît à même son insignifiance ? Pour nos contemporains il y a des occupations bien plus urgentes que de longer la plage déserte, de chercher à y débusquer, ici ce fragment de bois flotté, là une coquille vide usée par la mer, plus loin un os de seiche rongé par le soleil. Tout ceci a si peu d’importance ! Tout ceci est tellement contingent ! Cela a eu lieu, en ce temps, en cet endroit qui, bientôt lissés par le premier ris de vent, n’auront même plus le souvenir de leur passé.

   Imagine seulement l’étonnante giration des villes, leur incessant tourbillon, les milliers de pas qui heurtent le sol de ciment, l’éternel mouvement des escaliers roulants, les tubes de métal qui glissent à toute allure dans de sombres tunnels, chargés de grappes humaines. Tout est partout mobile, vertigineux, pris d’une folie qui ne connaît pas ses limites. L’arbre au bout du quai - on dirait une sentinelle aux cheveux vert-de-gris - qui s’en soucie encore, qui lui accorde seulement un regard ? Le banc de pierre, non loin, qui lui confie le précieux d’une attention, si ce n’est la halte des amoureux ? Mais ils ont mieux à faire, leur cœur chamboulé vole bien au-dessus de ce témoin discret qui ne possède nulle parole, dont l’être est de demeurer à sa place aussi longtemps qu’il sera banc. C'est-à-dire à jamais.

   Sais-tu, au moins, toi la voyageuse des aires désolées, l’attrait mystérieux de la solitude, la disposition de la conscience à archiver dans les plis de la mémoire ces minces objets ? Ils sont les gardiens de ces lieux immobiles, les uniques surgissements du rien dont encore, ils portent l’empreinte, comme s’ils avaient rencontré quelque absolu, en gardaient les beaux stigmates, à savoir cette docilité vis-à-vis des éléments, cette trace de l’air libre, ce témoignage du feu omniprésent, ce bruissement de l’eau qui clapote si près, cette déchirure de la terre dont le sable est comme la poussière éternelle.

   Ils ont cette inclination naturelle à dire le vrai en sa plus belle effusion. « Seules les choses vraies sont libres, seules les choses libres sont vraies ». Mais qui donc pourrait s’inscrire en faux contre cette affirmation, laquelle énonce telle une évidence la liberté de ce qui est là, qui brûle sous le soleil, se teinte, la nuit, de la clarté de la lune, s’habille des yeux des étoiles ? C’est sans doute l’immuable, le point fixe, la grande sagesse éternelle de cette matière docile, discrète, qui affirment sa liberté et lui octroient, en un même mouvement, cette vérité qui devient une vertu si rare sous les horizons du monde.

   S’il y a une vérité du Simple, et je porte en moi cette certitude, c’est simplement parce que les choses du dénuement ne sont habillées ni de vêtures de comédie, ni n’exhibent de masque qui altérerait l’apparence de leur visage. Oui, les choses ont un visage et c’est seulement en ceci qu’elles peuvent apparaître. Symboliquement, bien entendu, mais tu avais précédé cette inutile précision à la mesure de ton intuition. Afin de mieux saisir, il suffit de mettre en relation. Combien les humains fardés, affublés de perruques, aux gestes précieux, aux manières policées sont à mille lieues de ces modestes présences ! Tu le sais, les hommes, les femmes sont ainsi, il leur faut recouvrir leur épiderme d’une pellicule brillante, ondoyante, chamarrée, de façon que leur simulacre les sauve - pensent-ils - de bien des écueils, les hissent d’un désespoir qui pourrait les terrasser. En vérité, ils ne parviennent qu’à se tromper, à s’abuser eux-mêmes mais ils feignent de croire que nul n’a perçu leur manège et que, de ce fait, leur honneur est sauf.

   Peut-être, le jeu à instaurer, avec ces choses de l’inapparence, est-il celui-ci : s’identifier, faire unité, se fondre dans une symbiose avec leur singulière tournure ? Voici ce que j’ai à dire, dans l’intimité qui est la mienne, qui rejoindra celle du mince événement qui me fait face. Il n’y a nulle différence, d’elle la haie, à ma conscience qui la vise. Mon âme est ce clavier de bois sur lequel jouent tous les échos du monde, s’appuient les meutes de vent, se pose le flux monotone de la pluie, que frôle le rire des enfants, je les aperçois, loin, là-bas, sur quelque plage où ils font flotter les queues libres et bariolées de leurs cerfs-volants.

   C’est un intense bonheur qui arrive lorsque, enfin dépouillés de nos habituels artifices, libérés de nos multiples simagrées, nous rejoignons ce Simple qui nous parle le langage de la nature, ce Simple qui fait confondre notre silhouette avec les choses alentour sans qu’il n’y ait de hiatus qui les situe à l’écart l’un de l’autre, dans une superbe qui les glacerait tous les deux, sans espoir d’un possible retour, d’une supposée confluence. L’objet se donne en confiance, que j’accueille depuis cette plénitude qui ouvre et déploie l’arc-en-ciel merveilleux des possibles.

   Bien sûr, il y aurait beaucoup à dire de cette mince cloison qui se lève au-dessus de la plage. Dire qu’elle est le réel, le présent nu, effectif, ce qui se donne dans l’instant et ne connaît plus son passé, n’envisage nullement encore son futur. Elle est là, à simplement être là, à prendre figure dans son immobilité même. A vrai dire elle n’a pas d’histoire - elle n’est pas comme les hommes qui sont toujours entre deux aventures et, pour cette raison, ne peuvent se détacher de leur temporalité, hier qui les fixe, demain qui les condamne -, elle n’a pas de narration à nous proposer. C’est nous les hommes qui, la visant, brodons à l’envi les arabesques qui conviennent et meublent notre insatiable imaginaire. Nous sommes, irrémédiablement, - c’est notre essence -, des chercheurs de sens. Ceci fait notre grandeur aussi bien que notre constant désarroi. C’est pourquoi, toujours, nous sommes en quête d’une justification, d’une rationalisation, d’un jugement dont nous espérons que leur existence nous sauvera du désastre. Mais la chose, elle, qu’a-t-elle besoin de prouver, quel langage a-t-elle  à tenir afin que nous la considérions comme digne d’intérêt ?

   Il lui suffit d’être dans sa propre liberté-vérité, cette présence qui dure et tire sa joie précisément de cette durée. Toute chose est parce qu’elle est et ne demande rien en retour. Et que nous importe sa fonction : séparer deux territoires, diminuer la force du vent, lutter contre l’ensablement, fixer le sol ? Sans doute faut-il s’extraire de cette tendance fondamentale qui consiste à tout instrumentaliser, à tout objectiver. Car notre relation à la chose n’est nullement de l’ordre de l’objet, mais de celui du sujet, donc d’une nécessaire subjectivation des rencontres que nous faisons. Il nous faut renoncer à notre vue de géomètres et chausser nos yeux de lunettes poétiques, les seules au gré desquelles ce qui est là-devant s’annoncera comme quelque chose avec quoi dialoguer, avec quoi ressentir.

   Oui, je sais, ma pensée est fluctuante, comme sont mobiles les vagues, comme sont agitées les têtes des oyats sous la poussée du vent venu du large. Et alors ? C’est peut-être une façon de donner à l’immobile quelques gestes, de lui confier la tâche de nous faire voyager en sa compagnie. Matin. Soleil bas à l’horizon. Une boule blanche qui ne connaît encore le lieu de son effervescence. La plage est déserte. Elle est comme une « Vallée de la mort » où ne s’impriment ni les pas des hommes, ni les galops des chevaux, ni les cris des enfants s’égaillant parmi les volutes d’air. Le large plateau de sable est encore parcouru des sillons de la nuit, des flocons de rêve s’y amarrent, des blocs d’imaginaire s’y montrent, y font leurs bulles irisées, des projets s’y lèvent à peine que l’ombre retient afin que, pas encore déflorés, ils aient le temps propice à leur longue maturation. Les boules des nuages courent tout en haut du ciel, on dirait de rapides congères cherchant le chemin de leur prochaine aventure. Il n’y a pas de bruit et seul le lourd mouvement de la mer se laisse deviner, tels les tentacules venus d’un lointain abîme.

   Tout est ramassé en son être. Tout est condensé qui attend le dépliement des choses. L’attente comme sens zénithal inclus dans la texture même de la matière. Les fibres des lattes de roseau sont serrées qu’un fil de métal traverse afin d’en faire une ligne continue, une forme unitaire, un genre de paravent qui ne diffère nullement de soi mais glisse le long de sa substance, pareil au discret ruisseau s’abritant sous la faille souple des ombrages. Il ne faut nullement se distinguer de soi, s’étaler dans une tentative de conquête qui annulerait sa propre essence. Il faut faire l’ombre la plus étroite, se confondre avec son souverain repos, donner corps, seulement, au ténu, au mince, à l’inséparable.

   C’est uniquement dans cette indigence-là que l’on peut connaître l’espace pareil à la meurtrière de la vérité. Toute vérité passe par ce resserrement, ce goulot, cet isthme pour la seule raison qu’elle est si délicate, si ténue, un courant d’air pourrait en faire dévier le sublime chemin, une trop forte lumière en atténuer l’éclat. C’est fragile comme un cristal, c’est illisible comme un vieux document, c’est le crépitement d’un fil d’Ariane dans la seconde qui tressaille, le miroitement du jour dont jamais l’on ne peut trouver l’origine, tenter de le deviner et le temps passe qui nous laisse sidérés d’être une si ineffable trame, juste une poudre, juste une sensation à fleur de peau, un frisson qui ne s’attarde, ne vit que de sa propre disparition.

   S’élargirait-on, glisserait-on que, déjà, l’on serait dans le monde des connivences et des approximations. Déjà l’on  ne serait plus en l’entièreté de soi mais dans un commerce avec ce que l’on n’est pas : avec l’agitation de la mer, les assauts du vent, la brûlure du soleil. Mais encore, ici, il n’y aurait que moindre mal. Le pire serait de se prendre pour QUI l’on n’est pas, pour cette silhouette qui erre à l’horizon, pour cette jeune esquisse qui flotte en amour, pour ces ambulantes figures qui ne nous toisent même plus, tellement elles sont loin de notre existence celée sous l’indifférence du monde.

   Oui, les choses parlent, mais un langage si minimal, si faible que nous ne les entendons pas, que nous les croyons muettes. C’est un langage intérieur, une parole de bois, des voix de fibres, des craquements parfois, des étirements pareils à ceux des félins. Non, certes, ces modestes bouts de bois ne font guère le dos rond. C’est bien plutôt dans l’attitude longiligne, dans le silence à peine dilaté de leurs jointures, c’est du bruit, pareil au craquement des mandibules sur l’épiderme lacéré des feuilles.

   L’intérieur alloué à l’intérieur, c’est là le domaine de leur somptueuse liberté. Le bout de bois s’exilerait-il de sa propre nature qu’il menacerait d’endosser la nôtre. Or, que lui offririons-nous de mieux qui les épanouirait et les porterait au-delà d’eux-mêmes ? Une friandise, un gadget dans l’air du temps, un refrain à la mode ? Non, ils ont mieux à être. Leur existence est une simple insistance à persévérer dans la fibre même qui les constitue et les soustrait à notre regard blasé. Les choses n’ont jamais porté de masque. Ne leur imposons pas nos habituels habits de Pierrot, ne les dissimulons pas sous des heaumes ou bien des masques d’Arlequin, Sganarelle ou Pantalone. Peut-être savent-ils, mieux que nous, de quel bois ils sont faits ! Toujours les attendons-nous dans de consternantes figures d’ustensiles mais, avant tout, ce sont des êtres. Oui des ETRES !

 

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1 avril 2020 3 01 /04 /avril /2020 08:31
Al centre del món

Montserrat, pèlerins devant la basilique

 

(c) Thierry Cardon

 

***

 

 

   Je ne sais le motif que représentent les sgraffites réalisés d'après les dessins de Josep Obiols. Je ne sais quelles sont les significations symboliques de ce bestiaire taillé dans les veines du marbre noir et blanc. Tout au plus pourrais-je me hasarder à bâtir quelques hypothèses simples, dire la bonté évidente du dauphin, l’agressivité du saurien. Ainsi seraient délimitées les deux aires antinomiques des deux universaux du Bien et du Mal que viendraient renforcer la présence nocturne de l’ombre inquiétante, l’apaisement solaire de la lumière. « Pèlerins » nous dit le commentaire de l’image. « Pèlerin », « étranger », « l’homme de passage sur cette terre », nous dit le dictionnaire étymologique.

   Certes, il s’agit bien de « passage ». D’un lieu à un autre, d’un temps du projet à celui d’une réalisation, de la réserve croyante à l’exercice de la foi, de la sphère quotidienne du profane à celle, tissée d’exception, du sacré. De « passage » du réel concret à cet espace métaphysique qui bourdonne au loin et ne se donne jamais que sous les traits de brume de l’imaginaire. Ici, sur le parvis que sépare en deux, telle l’enceinte de l’arène, la vivante clarté, aussitôt néantisée par le deuil de l’obscur c’est toute la tragédie humaine qui trouve la scène de sa donation la plus verticale, la plus crue. Don de la vie entraînant dans son cruel sillage le contre-don de la mort.

   Ici, sous le soleil ardent de Catalogne, cessent toutes tentatives de se réfugier dans la toile douce des illusions. Image se reflétant dans la stupéfiante chorégraphie taurine : l’épée du matador brille qui va porter l’estocade, va immoler la fougue brune sous le linge de deuil qui signera la puissance de l’homme, la défaite de l’animal agenouillé devant son Maître. Etrange dialectique du Maître et de l’Esclave qui est la simple et irréductible duplication du processus du vivant qu’entame, dissout, peu à peu, celui de la mortelle condition.

   Mais on dira plus volontiers, « al centre del món », comme isolé en sa singulière insularité, là au milieu du parvis, loin de tout souci de perte, de chute, l’irrépressible force de l’Amour, sa vie aux côtés de l’Ange, sa lutte avec l’haleine acide et froide du Démon. Oui, ces pèlerins, ces passants sur cette terre, s’étreignent, pris d’un évident bonheur, disposés aux effusions de la joie. Ici, dans la lumière de midi, dans la force de l’ascension zénithale, ils paraissent hors d’atteinte comme si une mystérieuse présence les protégeait de tout effroi, les portait hors de toute inquiétude.

   Pourrait-on seulement imaginer voir se déliter cette union, fondre cette osmose, se scinder cette sublime dyade ? Nous, qui regardons, qui sommes des gens de bonne foi, des humanistes pratiquants, abritons cet amour sous l’auvent largement déplié de notre conscience. Et si nous le faisons avec une si grande générosité, c’est bien en direction de ce couple touchant, mais aussi pour nous rassurer nous -mêmes. En quelque sorte, imaginer le malheur de l’autre, c’est en même temps postuler le sien propre. Or nous ne le voulons, l’écartons de toute la force de notre volonté.

   Nous regardons et nous nous retirons car il y aurait impudeur à observer cette scène plus avant. Les Amants, eux, ne connaissent ni pudeur, ni impudeur. Hypnotisés, anesthésiés par leur amour, ils sont au-delà de toute préoccupation contingente. Ils sont au Paradis, entourés d’animaux affables et beaux, de fleurs merveilleuses, de ruisseaux qui tintent tel le cristal, de prairies aux croupes somptueuses. Ils sont avant la Pomme. Ils sont avant la Chute. Ils sont dans l’ignorance du Mal. Ils sont dans la conscience souple et duveteuse de la vie. Ils sont dans un berceau de pétales. Ils ne connaissent pas la brûlure des épines. Ils sont sur leur nuage et ne craignent de tomber puisqu’ils n’ont jamais expérimenté ce que tomber veut dire. Ils sont en sustentation, en flottement d’eux-mêmes, des autres, du monde. Ils sont des oiseaux de haut vol qui ne connaissent de la terre, tout en bas, que leur propre vertige de planer haut, de ne souhaiter que ceci.

    Bien évidemment, nous pourrions suivre cette bluette à la trace et ne s’enquérir de la suite. Ainsi font les enfants inquiets qui referment le livre du « Petit Chaperon Rouge » avant que le loup n’ait mangé la grand-mère. Mais telle est notre condition d’existants qu’il nous faut assister à la manducation et, si possible, en ressortir indemnes ou, à tout le moins, point trop terrassés par la peur. Ces Amoureux, dans leur cercle d’apparente félicité, sont-ils au-delà de toute atteinte ? Sont-ils en île d’Utopie où ne croissent que les idées généreuses et les projets ailés ? Sont-ils si occupés d’eux-mêmes, dans le cocon d’une juste réciprocité, que les choses terrestres ne sauraient les atteindre ? Sont-ils pourvus de la grâce de l’immortalité ? Voient-ils l’Absolu  d’où toute possibilité de ténébre existentielle serait définitivement exclue ? Sont-ils VRAIMENT au Paradis ?

   Poser toutes ces interrogations consiste, bien évidement, à fournir la réponse. Non, ces Amants ne sont pas en Terre d’Eden. Ils sont en « terre terrestre » et peut-être d’une façon plus urgente, plus visible que celle des autres passants qui s’égaillent sur le parvis dans une manière de superbe autarcie, de constante solitude. Rien n’est plus fragile que le bonheur lorsque, pointant le bout de son nez, il se poudre de gris, dissimulant son visage sous une pellicule de fard.

   Tout amour, par nature, porte en soi les ingrédients de son propre drame. Et ceci n’est nullement une idée de sceptique ou une assertion de stoïque. Le tissu humain est ainsi fait qu’il dessine toujours, sur son envers, les rugosités que son endroit dissimulait sous les caresses de la soie. Donc, ces Amants sont certes des pèlerins en chemin. Mais vers quoi ? Mais vers le Purgatoire dont les portes communiquent avec celles d’airain, de l’Enfer. En réalité ils entreprennent, à rebours, le « pèlerinage » de Dante.

   Partis du Paradis où brille Dieu en personne, ils vont passer par le Purgatoire avant d’atteindre les neufs cercles de l’Enfer où habite le Diable entouré de cruels Démons. D’un lieu de béatitude, l’Amour, ils passent à un lieu de Ressentiment au préjudice de leur vie. Ils font le trajet stupéfiant de la Vie à la Mort ou, si l’on veut, de l’exister à la conscience du ne-pas-exister, de l’immortalité à la finitude. Comme l’on passerait, sans transition, de la plénitude de l’amour aux affres du désamour, de la rutilance du sens aux éclipses définitives du non-sens. Ont-ils d’autre choix que celui-ci dont l’affliction est à la hauteur de toute aporie ? Certes non, à moins de se réfugier dans la mansuétude d’un romantisme désuet.

   Sans souci de surinterprétation de l’image nous pouvons facilement y reconnaître les quelques cicatrices au gré desquelles la « maladie de la mort » va surgir irrépressiblement sans qu’il soit en la mesure de quiconque d’en enrayer les funestes desseins. L’Amant (nommons-le Adam, dans le pur souci d’une provenance originelle) fait face à son destin, fait face à la Basilique qui est le temple de Dieu. Il semble même en soutenir le regard, en faire l’épreuve. Mais ceci, ce geste profondément iconoclaste (nul ne peut fixer la Présence Divine), il ne peut le « payer » qu’au prix de sa vie. On ne saurait toiser impunément Zeus. Le foudre frappe qui réduit à néant.

   Quant à l’Amante (nommons-là Eve par pur souci de symétrie), contrairement à la fable de la Genèse, elle est entraînée dans sa propre perte par la chute de son Amant. Justice est donc rétablie, si l’on peut dire, par symbole interposé. Que l’origine de la « perte » soit un fait masculin ou féminin importe peu, c’est la Chute qui compte et elle seule qui ouvre toutes grandes les Portes du Tartare.

   N’y aurait-il eu péché, les Originels se fussent-ils exonérés de mourir ? Ceci n’est que broderie du dogme pour les ignorants et les crédules. Nul besoin de justifier notre chemin mortel par quelque supercherie. Nul arrière-plan religieux qui pourrait adoucir nos peines. C’est en pleine lucidité, là au soleil de midi, là « al centre del món » que tout se joue parmi les gracieuses cabrioles des dauphins et les dents aiguisés des sauriens. Nulle part ailleurs ! Qui donc pourrait s’inscrire en faux contre une telle vérité ? Toujours la vérité blesse qui soustrait à nos vanités, à nos séduisantes mythologies, à nos trompe-l’œil en forme d’image d’Epinal les horizons d’une vie qui n’en serait une, seulement un genre de comédie se satisfaisant de ses propres tours de passe-passe ! Voir et ne nullement ciller, voici la seule et unique règle. Toujours, existentiellement approchée, cette dernière, la règle, est-elle trempée dans le métal le plus résistant. Et notre force décroît qui ne saurait en faire plier la cruelle matière !

 

 

 

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1 avril 2020 3 01 /04 /avril /2020 08:29
Avenue du silence.

 « Mon cœur à découvert… »

  Photographie : Alain Beauvois.

 

                                                                ***

 

                                               « C’était l’hiver dernier

                                                     Et bien tard le soir

                                                   Le ciel était couvert

                                                Et mon cœur à découvert…

                                         Et, à l’horizon, sous les nuages bas

                                        J’apercevais au pied du Blanc Nez

                                                      Une silhouette… »

 

                                                                   A.B.

 

 

 

   Silencieux sillage de soie.

 

   C’était d’abord comme le rien. Cela ne proférait pas. Cela ne s’agitait pas. Ça attendait. C’était accroché, tout là-haut, dans le ciel, avec sa touche énigmatique d’infini flottement. Comme si, jamais, le moindre mouvement pût à nouveau avoir lieu qui habiterait l’esprit des choses, animerait les allées et venues des Dispersés au hasard de la Terre. C’était un silencieux sillage de soie, l’égouttement de litanies liquides, le souffle indistinct du vent perdu dans l’immensité du cosmos. C’était une fugue qui aurait semé ses arpèges dans l’immensité d’un paysage sans bornes, dans un lieu si absent à lui-même qu’on l’aurait cru simplement cloué à la toile de l’imaginaire. Pensez seulement à une illimitée mer de sel posée sur un plateau péruvien avec ses damiers étincelant à perte de vue et, loin, là-bas, à l’horizon, une élévation plus sombre dans le jour naissant de quelque mirage. C’était pareil à un désert avec sa plaque de sable lisse, le scintillement des grains de mica, quelques vagues souples seulement où s’imprimaient la trace du vent, peut-être l’ondulation d’une vipère fuyant la compagnie des hommes. Et toujours, là-bas, identique à une douce insistance, quelques émergences de roches brunes trouées par la sourde volonté de l’harmattan.

 

  Lieu ouvert de la méditation.

 

   « C’était l’hiver dernier » et le désert était loin qui faisait sa continuelle brûlure, son haleine chaude sous le ciel inondé de lumière. Ici étaient, au contraire, les teintes de cendre et d’étain, le bistre pareil à une croûte brûlée, le blanc de neige, le gris de la mélancolie qui faisait sa traînée légère parmi les douces confluences des nuages. C’était un si éphémère trajet des choses qu’on aurait volontiers pensé à un chromo biblique, à un « Angélus » de Millet auquel il n’aurait manqué que les deux personnages en prière, un outil, une brouette indistincte dans cette si belle clarté crépusculaire qui est la merveilleuse antichambre du rêve, le lieu ouvert de la méditation. Toute la vibrante présence du clair-obscur telle que peinte par le génial Rembrandt. Une persistance des êtres entre chien et loup, un pied dans le jour, un autre dans la nuit qui déplie ses membranes de suie. C’est l’heure où le corps se confie à l’ombre comme il le ferait, se déposant originellement dans l’accueillante  aire maternelle où battent les eaux de la souveraine tranquillité.

 

   Face à l’immense, à l’ouvert.

 

   Ici, il faut venir avec humilité, abandonner son arrogance aux patères des villes, se défaire de sa volonté de puissance, plier son orgueil sous la taie d’un oreiller et se disposer à être libres face à l’immense et à l’ouvert. La clairière du ciel est cet ample cirque où résonne parfois le tonnerre, ce terrifiant attribut des divins. Il faut demeurer dans la conque étroite de sa vêture mortelle, il faut plier l’échine, se lover dans le creux de sa réserve. C’est toujours ainsi, le paysage sublime est cet infiniment grand qui nous toise de toute sa fierté ouranienne et nous réduit à la taille de l’insecte infinitésimal, peut-être cette fourmi qui charrie son sinueux destin dans l’égarement d’une impalpable présence.

 

   A la mesure des étoiles.

 

   « Cœur à découvert », comme pour dire notre muette supplication en direction de ce qui fait sens à la mesure des étoiles, à la majesté de cette voûte céleste qui nous effraie et nous attire à la fois. Perdus sous la vastitude, nous sommes entièrement livrés aux décisions de l’être-du-monde qui nous dépasse et nous enjoint de nous vêtir de quelque transcendance afin de ne nullement demeurer dans une nudité qui serait la forme patente de notre désarroi. Avancer dans le doute comme on progresserait dans le brouillard, écartant les voiles mouillés de ses mains hésitantes. Geste artisanal au bord d’un mystère comme si, de l’autre côté de soi pouvait surgir, à tout moment, la membrure de l’étrange, le seuil au-delà duquel l’inconnu se métamorphose en familier, la tristesse en pure joie. Autrement dit le saut dans léblouissement. Car nul ne sait ce que nous pourrions trouver si, par extraordinaire, l’on pouvait sortir de sa geôle de chair et déboucher dans le domaine de l’inconcevable, connaître seulement l’intervalle d’un instant, le secret qui perce sous le halo de  lumière blanche.

 

   Mailles de l’utopie.

 

   Mais rien ne sert de rêver, de sombrer dans les mailles scintillantes de l’utopie. Rien ne sert de se distraire de soi comme si, soudain, échappant à la dague de notre condition nous pouvions devenirs autres et connaître l’ivresse d’un affranchissement infini, simple efflorescence dans l’air qui se dilaterait à la mesure de notre moi et nous accepterait comme sa forme coalescente. Liberté contre liberté. Pourtant nous sommes libres, infiniment libres d’éprouver ce qui est là, posé devant soi à la manière d’un don. Oui, la vertu du silence, la force du recueillement, c’est de nous dérober à notre habituelle lassitude pour nous porter là où la beauté est infiniment disponible. A savoir dans le creuset de l’alliance, dans l’arche des affinités où le tout du monde, le tout de notre être se fondent en une seule et unique symbiose.

 

   Unique vision.

 

   Image de la dyade au gré de laquelle les principes opposés s’autorisent à s’interpénétrer, à se confondre dans une unique vision de la réalité. Alors il n’y a plus de scission. Je suis l’horizon qui est mon domaine, le ciel est mon corps éthéré où flotte la souple caravane des nuages. Alors il y a identité et sentiment de cette belle amplitude océanique qui déferle en nous, tout comme elle envahit la sphère mobile de l’univers. Je suis celui que je suis en même temps que l’autre, que tous les autres qui gravitent dans le champ de mon expérience. Je suis le sable, ses étranges ondulations, ses vagues minérales qui courent vers l’infini avec leur belle insouciance, leur constante harmonie. Je suis la flaque où se réverbère l’image plurielle du ciel, cette mouvante présence qui tisse les fils de l’invisible. Je suis cette clarté au ras du sol dont la perspective se prolonge dans le pur langage de la poésie.

 

   Un illisible voyage.

 

   Cette bande grise tout en haut de l’espace est l’abri où je réfugie « mon cœur à découvert », cet état d’âme par lequel je suis homme parmi le long cheminement des êtres, leur procession pour un illisible voyage. Cette ligne, ce doigt qui pointe en direction du futur, cette langue de terre qui a pour nom Blanc-Nez, tout ceci c’est ma propre silhouette couchée sous l’écrin du vivant, genre de gisant de pierre attendant du ciel sa propre fécondation, le surgissement de l’esprit dans la gangue sourde de la matière. Et cette « « silhouette » que j’aperçois, est-elle simple mirage, est-elle ma propre vibration dans la perspective de la lumière, un feu-follet faisant sa troublante persistance, un autre-que-moi qui se signalerait à ma présence, une concrétion existentielle voulant dire la nécessité des choses belles, l’esthétique fondée en toute relation,  le langage naissant de la rencontre comme ce qui fait briller l’essence humaine bien au-delà de son esquisse, là où ne règnent  plus  que les plis du silence et l’inaudible rumeur des questions ?  

 

   Creuser son énigme.

 

   Qu’en est-il de tout ceci qui vient continuellement à ma rencontre dont, le plus souvent, je ne perce nullement l’énigme, pas plus que je ne creuse la mienne ? Qu’en est-il ? Il sera toujours temps de répondre lorsque la nuit aura tout effacé, que l’aube se lèvera avec son air de mystère. Demain sera un autre jour. Demain sera une autre révélation. Jamais plateau de sable ne trouve son repos, le ciel ne fait halte, le cap ne se dissimule à même sa densité. Il y a beaucoup à voir encore ! Et nos yeux sont disponibles à la fertilité des choses. Un voyage qui trace sa voie parmi le doute échevelé des humains. Toujours une aventure qui nous dépasse et nous invite à être. Oui, à être ! Infiniment.

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31 mars 2020 2 31 /03 /mars /2020 07:53
Ponctuations blanches.

A la manière de…

Photographie : Martine Fabresse.

 

 

 

Eté - Automne.

 

   Cet été-là, il n’y avait guère eu de répit. Le matin déjà une brume flottait au-dessus des collines et des maisons. Venue de la nuit. Chaude, tissée de mailles lourdes, poisseuses, qui collait aux draps et les corps étaient des sueurs profuses avec leurs taches aux aisselles, et leurs étoilements dans la toison du pubis. L’air se plaquait aux anatomies, faisait autour de leur géographie des tuniques pareilles à celles des scarabées. On n’avait nul repos et changer de position sur sa couche n’était que transporter une douleur dans une autre. Oui, une douleur car l’on ne voyait nullement la fin du supplice. On espérait l’hiver. On attendait l’hiver avec ses frimas ramassés en boule et ses givres faisant leurs arabesques sur le ciel des vitres.

   Puis l’automne, mais sans transition, comme si la clameur estivale prolongeait la partie, faisait de cette belle saison l’arrière-cour des jours brûlants de juillet et août. Les terrasses des cafés bruissaient tels des essaims d’abeilles. Les corolles des robes étaient des soleils, des tournesols vibrant dans la clarté du jour. Les chemises étaient fleuries qui flottaient autour du luxe bronzé des Ephèbes. Dans les vignes le travail battait son plein et l’on buvait de longs traits d’eau pour calmer le feu de sa gorge. Le jus écarlate de la vendange moussait sous les ardeurs solaires et, le soir, autour des tables, l’on buvait un généreux vin blanc que l’on servait dans des carafes si fraîches qu’elles exsudaient, sur leur galbe de verre, de minces ruisselets. La fournaise ne cédait rien aux aubes déjà plus fraîches et dès les premières heures du jour la suffocation était le ressenti le plus ordinaire qu’il fût.

 

Hiver.

 

   Puis il y a eu comme un subit retournement des choses, un hiatus dans la succession du temps. D’abord ç’avait été de longues flammes blanches, des manières de déflagrations qui avaient envahi le ciel. Cela crépitait tout contre sa toile grise. Cela rayonnait dans toutes les directions de l’espace, cela fusait en longs feux de Bengale. Cela fuyait, poussé par un blizzard aux étonnantes morsures. On se vêtait de lourds manteaux, on entourait son cou de chaudes écharpes de laine, on dissimulait son visage derrière le rempart des cols. La neige, en interminables convois, était tout droit venue de Sibérie, portant avec elle toute la rigueur des aires septentrionales. Les chemins étaient longés des haies denses des congères. Les toits croulaient sous le tapis blanc et les fumées grises s’y frayaient un étroit passage, comme un goulet dans l’air serré, plié sur sa propre indigence. Nul ne s’aventurait dans les rues. On restait cloîtrés près de l’âtre, on habillait ses mains de mitaines afin que le livre que l’on tenait entre ses mains ne fût soudain abandonné en raison d’un subit engourdissement. On parlait peu. De la bouche s’élevait une haleine blanche pareille à une stalagmite de glace. On glissait, sous les couettes de rutilantes bassinoires ou bien des moines en forme de luge avec leur cassolette de braises. On hibernait. On prenait l’attitude de la marmotte dans son terrier. On s’enroulait sur soi avec l’espoir de recueillir un peu de chaleur qu’on disputait aux draps. On ne bougeait plus, tellement le moindre geste eût été la porte ouverte aux attaques du froid.

 

Deux ponctuations blanches.

 

   Voilà, l’hiver n’est, à l’infini, que cette longue plainte silencieuse. Voilà les hommes ne sont plus car lorsque le sang gèle dans la tunique des veines la vie se retire en son empyrée, quelque part, loin là-bas, bien au-delà de l’humaine nature. Voilà, sur la Terre dévastée ne restent plus que deux ponctuations blanches, simples réseaux de fines branches, troncs cerclés de noir et blanc, comme pour dire, en métaphore, l’étrange clignotement de l’apparition, de la disparition. Nul bruit à l’horizon qui annoncerait quelque présence, fût-elle celle aussi discrète que la fuite blanche de l’hermine dans le royaume qui est comme son écho. Le ciel est une nuée de cendres, la surface d’un lac dans la brume naissante. Un pré en pente, peut-être, mais tout fait phénomène dans l’orbe du doute, de l’indistinction native. Comme pour dire une origine, le possible commencement de quelque chose qui était en suspens dans l’espace et le temps. Parchemin immaculé du sol sur lequel tracer les signes de significations nouvelles. Peut-être dessiner l’espoir. Peut-être réaliser l’estompe heureuse de la paix. Peut-être ciseler la neige de la flèche de Cupidon et se retrouver instantanément sur les rives de l’amour. Ou bien, tel un enfant jouant, imprimer avec une brindille dans la plénitude des cristaux les nervures étranges de la beauté.

 

L’aire immensément libre du silence.

 

   Oui, c’est cela qui naît en filigrane de cette belle photographie. L’aire immensément libre du silence sur laquelle pourraient naître les harmoniques d’une belle parole, à savoir du poème en son inestimable présence. Mais aussi un chant pourrait se lever, un hymne d’harmonie universelle puisque, ici, l’unité blanche en permet la subtile émergence. Blanc : image du néant. Oui, mais d’un néant fondateur, riche de milliers de conditions de possibilités. Blanc : tremplin pour toutes les rhétoriques du monde. Rien ne peut paraître qu’à trouver son fondement dans l’absence, le simple, l’inaccompli, le discret, l’inapparent. Ce manteau de neige eût-il été maculé et alors l’Histoire se serait déjà mise en marche de telle ou de telle manière occultant toutes ses autres virtualités. Magnificence sémantique de la source originelle qui, encore abritée dans la conque de son surgissement est pleine d’une infinité de promesses. Beauté symbolique du seuil du temple dans lequel repose le dieu sans visage. En aurait-il et alors il perdrait ses attributs divins et ne serait plus qu’un existant parmi une foule d’autres.

 

Ces arbres sont « sans pourquoi ».

 

   Ces arbres ont déjà commencé le cercle de la parution, dira-t-on. Certes mais ils sont encore dans la pureté du paraître puisqu’il ne dépend que d’eux d’être ce qu’ils sont en leur essence. Ils sont plus de subtiles Formes (ces manifestations fondatrices de l’art) que des arbres contingents dont on attendrait que leur bois réchauffât l’âtre ou bien servît de poutres pour élever l’isba dans la solitude nordique. Ces bouleaux (c’est tout juste si nous pouvons les assurer d’un prédicat si modeste) vivent en autarcie, s’alimentent à leur propre sève, se hissent dans le ciel à la seule force de leurs ramures fines tel l’éther. Nulle explication rationnelle qui viendrait en justifier la présence. Nul enchaînement de causes et de conséquences concourant à remonter plus en amont que leur propre esquisse, redescendre vers l’aval de quelque finalité. Tout comme la rose d’Angélus Silésius, ces arbres sont « sans pourquoi », ne se questionnent ni sur leur passé, ni sur leur futur mais vivent dans l’incandescence de l’instant. Ce faisant ils sont intemporels, ils sont sans lieu qui les déterminerait à l’aune de coordonnées topographiques, d’un site, ici où là, au revers de quelque colline ou bien dans l’accueillante fraîcheur d’un vallon. Non, ils existent en eux, pour eux, sans que l’ombre d’une dépendance quelle qu’elle soit en atténue le souverain rayonnement. C’est toujours la grande force de ces représentations dépouillées, à la limite d’une abstraction, sur la lisière d’un concept, que de nous apparaître en leur nature même, sans fioritures qui, depuis l’extérieur, viendraient apposer sur leur pureté le sceau d’une qualité particulière, de stigmates qui s’essaieraient à en restreindre la liberté.

 

Oui, ces arbres sont libres.

 

   Oui, ces arbres sont libres. Oui cette image est libre. Oui cette neige est libre. Surgissements du réel dont chacun, depuis l’antre de sa subjectivité, pourra les féconder, ces libertés, selon sa manière qui est toujours singulière. Puissance de la photographie en noir et blanc, qui, libérant le représenté du carcan des couleurs, de leur inquiétante polysémie, la livre aux Regardeurs avec une sorte de naïveté, d’innocence qui est le gage d’une découverte empreinte de charme, de magie. Une esthétique à la limite d’une ascèse dont l’unité est en même temps l’expression d’une vérité. Seuls la prolifération, l’inextricable, le chaos sont porteurs de mensonges. Leur bavardage cache toujours ce qu’il y a d’essentiel à connaître des choses, le cœur qui les anime et les fait les heureux détenteurs d’une destinée claire, ouverte.

 

Suspension d’un souffle.

 

   Le titre de l’article « Ponctuations blanches » voudrait précisément attirer l’attention sur l’apparente modestie du propos qui n’est nullement un retrait mais, bien au contraire, le tremplin d’une plénitude. A savoir, orienter vers un sens immédiatement perceptible. Si la ponctuation se définit en tant que : «art et manière de marquer les repos dans le discours musical», il fait signe en direction du phrasé qui fait apparaître « les divisions, les périodes, les suspensions, les repos, analogues aux césures de la poésie ». Rimbaud utilisait habilement ces césures, autrement dit ces ponctuations, afin de produire des effets de sens dans ses poèmes : épanouissement ou lassitude, tension induite entre attachement et détachement, cocasserie parfois. La ponctuation n’est donc pas gratuite, elle est une respiration par laquelle attirer l’attention du Lecteur sur une signification qui y figure à titre d’implicite. L’homologie de cette photographie et du procédé stylistique de la ponctuation peut se lire dans la mesure où l’image, par le calme qu’elle évoque, par son silence, invite à une sustentation de l’esprit afin qu’apparaisse ce qui s’y dessine comme sa rhétorique la plus juste : nous incliner à faire halte, peut-être à faire retour sur nous-mêmes et nous interroger sur le destin de cette nature qui est notre interlocuteur toujours accessible. « Ponctuations blanches » figure donc à la manière d’une césure, de la suspension d’un souffle ouvert dans la trame compacte du réel, y glissant le coin d’une liberté dont nous ne serons comptables que vis-à-vis de nous-mêmes, de nos affinités, de nos sympathies, de nos désirs, de nos projections intimes. Ainsi va l’image qui ouvre lieu et temps pour la pensée.

 

 

 

 

 

 

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31 mars 2020 2 31 /03 /mars /2020 07:52
Partir de l’eau.

« Prendre le dernier quart

qui ne dit pas

jusqu'où s'étend le gris ».

 

Photographie : Ela Suzan.

 

 

 

 

   Partir de l’eau.

 

   Il faut partir de l’eau après y avoir longuement séjourné. On a posé son corps d’aigrette sur la vitre liquide, une à peine distinction de ce qui est à l’entour. Une lueur blanche au ras des choses, un langage muet qui, proféré de l’intérieur, fait ses halos irisés, ses amas floconneux, ses pluies de rémiges dans le temps qui vient. Il vient de loin le temps avec ses ailes invisibles, ses orbes de silence, ses tablettes d’argile où s’inscrivent les signes de l’homme. Il est si discret qu’il nous traverse à notre insu, qu’il fuit en avant de nous, surgit à l’arrière avec de curieux bonds - les « intermittences de la mémoire » -, s’immisce dans la faille de notre corps pour y imprimer le chiffre de la présence.

  

   Le lisse d’une intuition.

 

   Alors on est cloués à l’heure, on attend le bruissement des secondes, on demeure en soi pour l’éprouver selon la guise d’une soie. C’est tout juste si l’on ne se confondrait avec le luxe de cette éternité qui plane dans l’instant à la manière d’un aigle survolant les corridors de l’existence. Être n’est qu’être temps. C’est pour cette raison d’une réalité sans épaisseur que nous ne pouvons en saisir la trame serrée. Il faudrait différer de soi, se décoller de sa membrane de peau, voguer loin, se doter d’un regard synoptique, explorer la moindre parcelle du corps, y dénicher ici le jour d’une contemplation, là le surgissement d’un éblouissement, là encore le lisse d’une intuition nous déposant au bord du monde avec la sublime conscience d’y être à la manière d’un illisible sablier qui fait couler ses gouttes de mica une à une, scansion de notre cheminement en son énigme.

 

   Âme de la Cité.

 

  Au loin, là où se dresse la flèche verticale d’un campanile, où gonfle sous le ciel le dôme d’une église, où flottent telles des virgules levées les proues des gondoles, le temps est ce continuel bourdonnement, cet ébruitement incessant qui entame les choses, érode les façades, glace l’eau des canaux de sa pellicule de plomb. Les ponts sont en dos d’âne qui se courbent vers le ciel pour laisser passer l’eau, donner site au clapotis, faire lieu au murmure liquide qui est l’âme de la cité.

 

    Urgence à …

 

   Partout sont les mouvements, les hululements, les voix qui ricochent sur l’ocre des façades, parfois le rose d’un palais saigne à la manière d’une égratignure. On entend les pas pressés, le cliquetis des talons, le poinçon des semelles sur la dalle usée des pavés. Il y a tellement d’urgence à connaître, à s’emparer du visible, à l’archiver dans les têtes brûlées de soleil, sous les fronts dévastés de hâte et la marée partout se répand dans les temples de la beauté. Flux et reflux, ondes incessantes, Les étraves fendent l’eau, l’écume bouillonne, les quais sont flagellés, le carrousel n’a aucun repos, la trêve n’aura pas lieu.

  

   Dans ce tumulte.

 

   Cela bourdonne aux terrasses des cafés, cela s’agite sur les places, cela irrigue les ruelles  de milliers d’erratiques trajets, cela se donne dans la confusion comme si, de ceci, l’égarement, devait naître la consistance d’une vérité, l’assurance d’une juste mesure des choses. La certitude que la vie ne peut faire effraction que dans ce tumulte, cette recherche fiévreuse, cette angoisse sans fondement qui taraude l’esprit et dissocie l’âme en mille gerbes multicolores.

 

  Digues de la beauté.  

  

   Depuis sa tunique d’oiseau blanc on a survolé longtemps le Peuple des Nombreux. On a vu leurs essaims, leurs grappes lourdes, leurs brindilles noires telles des armées de fourmis. On a vu le destin buccinateur de leurs bouches étroites. On a vu leurs flots tumultueux se dresser contre les digues de la beauté. On a vu leur dessin de limaille de fer qu’attirait l’aimant d’une irrésistible force. On a vu l’interminable pèlerinage prendre d’assaut les seuils des édifices, les porches des églises, les hautes ouvertures par lesquelles s’annonce le prodige des musées.

  

   Intimité de leur chair.

 

   On a vu ce qui ne pouvait être regardé qu’avec l’œil de la stupeur. La Cité des Doges croulait sous les lourdes tentures des hommes, sous les draperies rubescentes de la curiosité. De la « Sérénissime », on n’apercevait plus que la vertu outragée, les limbes après que la tornade est passée, on ne discernait plus que des briques mordues dans l’intimité de leur chair, de vagues errances qui se donnaient à voir en tant que saut dans l’incompréhensible.

  

   Portes en trompe-l’œil.

 

    On était delta de plumes plaqué contre l’éther et de cette condition on tirait un large empan de vision. Tout, compte fait, tout était question de regard. Aussi bien la figure bariolée du Carnaval, la danse anonyme des masques, la chorégraphie des cercles sautillants et animés des bergamasques. Comme une métaphore du saut sur place, des facéties de la commedia dell’arte, des diners aux chandelles dans les palais traversés d’agitations hauturières et de faux-semblants. Toute une vie de supercherie, d’illusions, de portes en trompe-l’œil, de coulisses au travers desquelles s’annonçait la marche de biais de l’humain. Toujours une action qui poussait l’autre. Toujours un désir qui  allumait un autre désir. Toujours une gigue qui prenait  la place d’un cheminement méditatif.

 

   Revenir à l’eau.

  

   Tout défile au-dessous des ailes déployées. Le paysage de la lagune file à toute vitesse et le Peuple laborieux des Occupés n’est plus qu’un lointain souvenir quelque part dans l’ombre d’une plume. Le vent s’est levé, une douce brise qui porte au-devant de soi, comme si l’on était soudain précédé par son destin. Le temps qui, l’espace d’un vol, avait été menacé de se réifier, de se durcir telle une ivoire, voici qu’il s’étale à la mesure des eaux d’étain qui dorment, loin, dans l’essaim de l’archipel.

 

   Contours d’une plénitude.

 

   Temps fluide, continu, temps de nidification et de réassurance. On regarde une chose, par exemple le vol de verre d’une libellule et le contentement va de soi et l’immédiat sentiment d’un bonheur sans partage s’installe dans le triangle de la tête. On regarde les cheveux rouges des salicornes, les étoiles roses des asters, les tapis hirsutes des lavandes de mer, leurs taches mauves et l’on est, à la fois, loin et proche de soi. Loin parce que la porte de l’imaginaire s’est ouverte qui fait ses merveilleuses efflorescences. Près en raison d’un sentiment intime qui dessine les contours d’une plénitude.

  

   Un si humble don.

 

   Rien ne sert de distraire son attention parmi les miroirs étincelants du monde, rien ne sert de se fondre dans le labyrinthe du réel qui n’est jamais que l’écho de ses propres rêves, que l’image tremblante mais impérieuse du feu de ses fantasmes. La vraie beauté est toujours à saisir dans le simple, dans le geste immédiat qui saisit la cruche et s’abreuve d’une eau limpide, dans la main qui recueille les flocons de brume et les tisse en d’arachnéennes pliures oniriques, dans la fleur qui n’étale le duvet de sa corolle qu’à nous ravir d’un si humble don.

 

   Nuit qui point.

  

   Alors quand le vol s’épuise, que le crépuscule teinte d’un vermeil adouci la résille claire des nuages, que le soleil n’est plus qu’un cercle de blancheur, que la Cité au loin se présente à la manière d’un rêve somptueux, que la terre est une illisible ligne noire, un trait de fusain, que l’eau bat insensiblement de son rythme immémorial, on se pose doucement sur la plaque qui oscille et tangue à la mesure de son repos, on dissimile sa tête d’écume au long bec noir sous l’abri de plumes et l’on se laisse aller au rythme de l’onde, ce subtil glissement qui nous reconduit à notre être, alors que dans le silence de la nuit qui point, s’allume le dard de la convoitise des hommes, cette incoercible braise, ce rougeoiement qui les tient en haleine le temps d’une sombre ardeur. Il est temps de dormir. Le songe est là qui frappe à la porte ! Peut-être saurons-nous « jusqu'où s'étend le gris », cette couleur qui n’en est pas une, cette teinte médiatrice qui nous installe entre nuit et jour, entre mensonge et vérité. Il ne nous restera plus qu’à prévoir le lieu de notre chute. Là sera notre domaine.

 

Partir de l’eau.

Mappa della laguna di Venezia.

 

Source : Aliexpress.

 

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31 mars 2020 2 31 /03 /mars /2020 07:51
Jeune Joueur de flûte à Cuzco.

                     Werner Bischof

             Jeune joueur de flûte à Cuzco

                        Pérou, 1954

              Source : Esprits Nomades.

 

  

  

 

   Être de la lumière.

 

   Le plateau de terre est vaste, seulement parcouru de sillons et de rares touffes d’herbe. Il n’y a que le vide et, parfois, le vent en rafale que rien n’arrête. Le ciel est vide d’oiseaux. Il plane infiniment au-dessus des choses et l’on dirait un regard mystérieux sans commencement ni fin. Immense solitude comme si rien encore n’avait pu accéder à l’existence. La plaque de verre au zénith reflète la croûte de terre au nadir. De l’une à l’autre la lumière claque, bondit, fait ses zigzags, écume, libère ses bulles de cristal qui éclatent dans l’air vierge de bruits. L’être de la lumière est là qui assemble en un seul mouvement la dalle d’argile et le vaste dôme bleu délavé qui plane tel un rapace perché tout en haut de l’horizon, invisible à l’œil sauf à celui de quelque Initié qui en aurait appris le mystérieux langage.

  

   Qui tient du prodige.

 

   Un nuage de poussière s’est levé tout au loin, là-bas,  dans une manière de brume lumineuse. On devine dans ses tourbillons, dans sa verticale ascension quelque chose qui tient du prodige. Pour le moment on n’est assurés de rien et l’on dilate sa pupille afin que des images viennent s’y imprimer, douées de sens, porteuses d’espoir. Le paysage ici est si désolé, mais grandiose à la mesure de son dénuement. Le nuage avance vers nous, lentement d’un pas mesuré, guidé par une sorte d’instinct ou bien de projet. Au centre de la bulle de poussière, une forme indistincte qui pourrait être celle d’un arbuste qu’un courant d’air emporterait pour un étonnant voyage. Cela avance, cela se précise, cela commence à se dire selon le langage de l’humain. Ce que l’on aperçoit, comme sur la vitre d’un écran dépoli : un chapeau de feutre, un poncho de toile posé sur une épaule, un pantalon court, une flûte de bois, puis un visage tanné de soleil, les serres des mains brunes, les tiges fragiles des jambes, les battoirs des pieds qui arpentent consciencieusement les meutes de cailloux, les minuscules plages de sable.

 

   Absent au monde.

 

   Né de la poussière,  Jeune Joueur de flûte, avance sans s’inquiéter de ce qui est alentour, ces escarpements en terrasses, cette vallée en damiers, cet air pur qui glisse infiniment sur l’arête du visage. Sans prendre dans son champ de vision l’alpaga laineux qui pourrait à tout moment surgir du déluge minéral avec la vêture blanche qui moissonne son dos pareil à une écume. Sans se soucier du regard qui pourrait le surprendre, tel marcheur, tel berger cheminant à la tête de son troupeau. Jeune Joueur paraît absent au monde, seulement guidé par une intuition intérieure, aimanté vers quelque insaisissable but. Ses pas sont si légers. On dirait qu’il flotte à la manière des hautes herbes de l’altiplano, qu’il s’écoule dans le vent et traverse le temps comme ce dernier tisse le doux duvet des vigognes sans que rien n’en signale le passage. Un flux suivi d’un autre flux. Une suite de mots aériens. Le battement d’une plume sur le rivage océanique transi de beauté.

  

   Tumulte libre du ciel.

 

   Mais voici que quelque chose apparaît, que quelque chose fait son doux ébruitement, qu’un son monte dans l’air pareil au vanneau à la tunique grise et blanche se fondant dans le tumulte libre du ciel. Un son continu, l’image d’un fil qui déroulerait sa soie jusqu’en haut de l’éther là où il n’y a plus de présence que celle des hauts courants hauturiers, des dérives ineffables, des hymnes souverains qui brodent de leur dentelle les espaces cosmiques. Le chant s’est levé qui ne s’arrêtera plus, il est une colonne de cristal qui fait son unique tresse, un entrelacs de purs harmoniques, une spirale infinie, une vrille magique, un son vibrant de sa propre émission, une voix et le corps de Jeune Joueur grimpe le long de cette échelle céleste avec tant de grâce qu’il se confond avec la tresse elle-même. Son corps s’est dématérialisé, désubstantialisé, il est ce mince fil, cette sublime invisibilité, cet arc-en-ciel aux mille couleurs, ce flamboiement irisé qui relie d’un seul et même mouvement le profane et le sacré, le séculier et le céleste.

  

   Le ciel qui les regarde.

 

   Il a gagné le territoire sans contours, le logis immémorial où reposent tant d’imaginaires existentiels malmenés par les turbulences terrestres, il est devenu pareil à une corde sans début ni fin, à un Mont puisant dans le sol l’énergie subtile seule à même de l’arracher à sa lourde densité afin que sa pointe avancée puisse connaître l’extase qui l’accomplira en tant que cet unique qu’il est. Maintenant est la haute lumière qui inonde la vallée, grimpe les escaliers gris des terrasses. Des hommes sont au travail qui fouillent et retournent la terre dont ils vivent. Des troupeaux de lamas dérivent au loin dans un moutonnement couleur d’argile et de névés. Plus de trace du Joueur sinon une étrange mélodie de vent et d’air limpide. Au loin, dans une brume diaphane, la découpe de deux montagnes aux croupes brunes. Des glaciers coiffent leurs sommets éblouissants. Ils regardent le ciel qui les regarde. Demain peut-être ou bien cette nuit dans l’infini glissement des étoiles, un air de flûte pour dire notre destinée d’hommes. Peut-être. 

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30 mars 2020 1 30 /03 /mars /2020 10:05
Materia prima

 

Photographie : Blanc-Seing

 

***

 

« Et le secret absolu de la pensée est sans doute ce désir jamais oublié

de se replonger dans la plus extatique fusion avec la matière,

dans le concret tellement concret qu’il en devient abstrait. »

 

J.M.G. Le Clézio - « L’extase matérielle »

 

*

 

   La photographie placée à l’incipit de cet article nous plonge au cœur même de la réflexion relative à la matière, à ses rapports avec l’esprit. D’une manière évidente, ce tronc est matière à l’écorce rugueuse, ce lierre est matière aux feuilles lisses, nous sommes nous-même matière qui regardons le réel dans sa texture concrète, hautement préhensible, le plus souvent destinée à un usage particulier, dimension utilitaire des choses avec lesquelles nous avons un destin commun. Nous, hommes de chair de fragile constitution, cependant nous avons pouvoir sur cette matière, nous la façonnons à notre guise, la métamorphosons. La bille de chêne devient madrier, puis meuble à usage domestique, peut-être fauteuil sur lequel nous trouverons repos sans savoir même l’arbre qui s’y est trouvé à l’origine comme l’être à nous adressé dans une générosité naturelle, magnifique geste de donation d’une forme sourde, inconsciente, à une autre forme, ouverte elle, consciente, mais le plus souvent oublieuse des événements, des enchaînements de causes et de conséquences qui se perdent dans le bruit général et souvent confus du monde.

   La matière, en sa foncière concrétude, nous est si habituellement coalescente que nous finissons par n’avoir plus guère d’égard quant à son existence. Nous longeons les replis de terre, l’eau brillante du lac, le doux moutonnement des forêts, sans même nous apercevoir que, sans leur présence, nous ne serions plus hommes, puisque notre condition d’existants, non seulement nous met en relation, mais nous fait dépendre d’eux, ces éléments du réel qui devraient nous interroger bien plus fort qu’ils ne le font. Sans doute leur essence les verse-t-elle à une modestie, à un silence, à un retrait, à une constante dissimulation.

   Bien sûr, parfois, nous entendons un cri, celui par exemple d’un arbre qu’on abat, qui se couche au milieu de ses congénères dans un fatras de branches, une pluie de feuilles, un spasme des racines, elles sont blanches et nous disent leur douleur d’être tirées sans ménagement du lourd sommeil qui était le leur, longue patience afin que l’être-arbre en son entier puisse se déployer, lancer ses ramures dans l’espace, abriter le Passant, accueillir l’oiseau, recevoir la source bienfaisante de l’eau de pluie, canaliser les ruisseaux de vent qui se perdent au loin, dans la confusion du jour, parmi les grains dilatés de la lumière.

   La terre porte les semences, l’eau nous abreuve, nous nous chauffons aux flammes des bûches. Tout ceci est si évident que cela existe de la même façon que nous respirons, sans effort, sans processus d’une force à mettre en œuvre, sans quelque énergie à déployer, sans une quelconque prière adressée aux dieux dont nous attendrions qu’ils accèdent à nos vœux les plus chers : vivre dans le bonheur et l’insouciance et trouver un naturel Paradis mis à notre disposition de toute éternité.

   Qui dit Matière, dit en même temps Nature, et c’est bien elle, la Prodigieuse, qui nous appelle et demande notre plus attentive disposition. Quand nous la négligeons, elle se rappelle à nous sur le mode du déchaînement, de la tornade, de l’abîme parfois et, alors, nous faisons amende honorable et prenons la ferme résolution de la servir, de la choyer, sans doute pour des raisons intimement personnelles, des motifs brodés d’égoïsme. Mais peu importe la motivation et, ici, au moins provisoirement, nous pouvons faire l’économie d’une morale immédiate, nous passer d’une absolution, éviter une pénitence, cependant nous ne pouvons nullement ignorer l’éthique, cette façon d’habiter la Terre en toute conscience, en raison, en sensibilité aussi puisque notre tonalité fondamentale, la climatique de nos humeurs déterminent nos conduites et guident nos actes.

   Certes la matière est utile, certes la matière nous puisons en elle les ressources dont nous avons besoin pour assurer notre subsistance et ceci n’est nullement répréhensible, ceci doit seulement être guidé selon les motifs éclairés de notre libre arbitre : prélever à bon escient ce qu’il faut, juste ce qu’il faut pour avancer sur le chemin, ne nullement ployer sous le fardeau de nos envies qui, à y bien regarder, ne sont que caprices d’enfants ne supportant pas le spectacle de leurs mains vides.

   Mais la plénitude de la main ne doit nullement se confondre avec une satiété qui ne serait comblée qu’à l’aune d’un continuel et toujours renouvelé emplissement. Que nous ayons faim et soif est, bien évidemment, dans l’ordre des choses. Ce qui pose problème n’est pas la nature de nos besoins fondamentaux, seulement la manière dont nous y répondons, souvent quantitativement, alors que la qualité devrait être notre plus exacte perspective. Le goût d’un fruit ne saurait être lié à sa forme extérieure, au chatoiement de sa peau, bien plutôt à son caractère singulier qui en détermine la saveur, peut-être une modestie qui indique sa vérité, cette offrande qu’il nous adresse comme son geste essentiel.

   A trop considérer la matière en tant que matière, nous perdons le sens même de ceci qui y est inscrit, qui ne relève simplement d’une association complexe d’atomes, d’un enchaînement de molécules, d’entités inertes livrées au seul hasard d’un destin tracé à l’avance. C’est à nous, rien qu’à nous les hommes de donner sens à la matière et de la considérer selon les lignes ineffaçables de ses virtualités qui sont grandes si l’on sait viser correctement les signes qu’elle nous prodigue à l’envi. La matière, toute matière par définition est au service de l’Homme. Mais, par un souci de juste retour, il est nécessaire que l’Homme soit au service de la matière, qu’il ne la considère seulement comme un fonds dans lequel puiser indéfiniment les nutriments de sa félicité. Tout s’épuise qui est Matière aussi bien qu’Esprit.

   Tout s’épuise et ne saurait se renouveler puisque la flèche du temps est orientée vers l’avenir, dont nul démiurge ne détournera le trajet. Il y a une incoercible volonté de l’exister de toujours se continuer au-delà de son propre présent, de connaître cet avenir qui flamboie au-delà de la courbe des jours, sans doute plein de promesses, que notre foncière naïveté habille de la vêture de l’infini. Mais, chacun le sait, le propre de notre infini est celui d’être fini, bordé par une lisière temporelle, circonscrit dans un espace clos qui ne saurait se dilater au-delà du cercle qui, de tous temps, lui a été attribué comme sa signification ultime.

   La belle expression de Le Clézio : « se replonger dans la plus extatique fusion avec la matière » ne doit pas être considérée comme une manière de néant où plus rien ne serait visible, où plus rien ne ferait sens qu’une matière compacte, bornée, avec laquelle l’Homme finirait par se confondre, formé réifiée se confondant avec une autre forme de nature identique. Ici, il faut accentuer deux mots dont la présence est essentielle pour saisir la pensée de l’Auteur. Il s’agit de « extatique » puis de « fusion », dont il est urgent de comprendre combien ces termes engagent d’une manière essentielle la formulation totale de la phrase. « Extatique », d’abord, il faut le viser comme l’état de conscience extrêmement dilaté de Celui qui, appelé par un événement hors du commun, rencontre avec le Sublime de la Nature, de Dieu, de l’Art, de l’Histoire s’augmente soudain d’une conscience qui paraît illimitée, sentiment de fusion avec la totalité de l’univers, « sentiment océanique » selon la belle expression de Romain Rolland, déport de son être en direction d’un Être qui le transcende dans les Universaux précédemment cités, Nature, Art, etc…

   Ensuite « fusion ». Fusion, par exemple, comme dans un genre de convertisseur Bessemer qui débarrasse la grossière fonte, la transforme en un acier bien plus utilisable, bien plus pur. Action, pourrions-nous dire, sur la « materia prima », afin que d’un procédé de nature chimique, peut être alchimique, naisse un corps nouveau, essentiellement volatile, essentialisé en quelque sorte, émanation d’une substance qui, petit à petit, cède ses attaches terrestres pour en gagner de plus aériennes, de plus célestes. Ainsi, en image symbolique convoquant une étrange machine, pouvons-nous, sinon saisir le processus de la métamorphose de l’intérieur, du moins en voir le phénomène accompli, cette neuve réalité allégée de son poids, cette figure qui ne s’adresse plus directement à nos corps de chair mais sollicite notre esprit, ce nuage, cette buée qui s’exhalent de nous sans que nous puissions en toucher, de manière concrète, la subtile transition, le passage d’un état à un autre.

   Car, s’il y a bien une rupture, une césure, même un véritable hiatus installés entre le lieu sensible de notre corps et celui, intelligible, de notre esprit, si nous ne pouvons nullement les expliquer de façon logique, il ne nous est nullement interdit d’utiliser la médiation de la métaphore (le convertisseur Bessemer en l’occurrence) cette facilitation imagée qui nous fait passer immédiatement du signifiant-matière au signifié-esprit sans qu’il nous soit nécessaire, en aucune façon, d’en démonter le mécanisme, d’en justifier le fonctionnement. C’est bien plutôt une connaissance sans intermédiaire, une connaissance de l’ordre de l’intuition qui nous conduit au plein d’un mystère dont, par nature, nous n’épuiserons jamais l’être.

   Mais il nous faut revenir à la photographie et tâcher d’y trouver ce subtil passage qui, issu de la matière, se donne maintenant comme esprit. Et nous ne tirerons guère notre épingle du jeu qu’en ayant recours, une fois de plus, à la dimension symbolique dont tout réel est affecté pour la simple raison que, nous les Hommes, êtres éminemment symboliques puisque pourvus de langage, sommes invités inévitablement, de façon analogique, à reporter notre propre essence (langagière) sur ce qui vient à notre rencontre (cet arbre par exemple), cherchant en lui les motifs d’un possible langage, fût-il caché et sujet à toutes les interprétations. Car le réel, sa signification, ne nous sont pas donnés d’emblée dans le cadre d’une certitude, le réel est polyphonique et fait entendre de multiples voix selon les dispositions et les inclinations que nous déployons à son égard.

   A l’évidence, cet arbre, ce tronc, ne sont pas anonymes, muets, couchés dans une manière d’éternel silence. Cet arbre « parle » ou bien « il a été parlé » pour lui. Sur la surface libre du tronc, en caractères bien visibles, se déploie un cœur à la parfaite symétrie, contenant en son sein les deux initiales A - B. Certes nous pourrions en rester à cette constatation idéographique et passer notre chemin sans qu’une vive inquiète ne s’attache à cette inattention. Cependant, que l’on poursuive sa progression ou que l’on demeure, nous aurons été, dans l’instant, touchés au plus vif de nos sentiments, peut-être aussi de notre légitime curiosité. Pourquoi ces initiales ? Pourquoi cette inscription qui restera pour toujours, croîtra avec le développement de l’arbre, dépérira et mourra avec lui ? Nulle chose n’est gratuite dans le geste des humains, sauf à être la gesticulation incontrôlée d’un inconscient. Rien n’est gratuit et cette inscription porte en elle sa puissance de diction qui est aussi, corrélativement, puissance d’accomplissement, de signifiance.

   Sans doute, à observer cette « œuvre » (au sens de ce qui a été « œuvré »), nous nous lancerons dans une pure fiction dont, sans doute le coefficient de réel, la force de vérité, ne seront que des tentatives de compréhension, des hypothèses émises au cas où elles rencontreraient un possible ayant eu lieu pour des humains, sur cette Terre, en un temps bien déterminé. Nous pourrions dire, par exemple : Que signifient A et B, dans cet ordre énoncés, un début d’alphabet qui serait le début d’une histoire ? A, serait-il l’abréviation d’Adam, et alors nous interrogerions le site de toute origine ? B serait-il l’initiale de Béatrice, la Béatrice de Dante, A son Aimé, le Florentin auteur de « La Divine Comédie » et alors à quelle partie du poème devrions-nous référer, à l’Enfer, au Purgatoire, au Paradis ?

   Gageons, que pour les supposés Amants qui ont gravé d’une main tremblante, dans l’écorce disponible, les graphies de l’Amour, seul le Paradis pouvait s’ouvrir à eux et les combler d’une félicité, au moins provisoire, dont le témoignage sylvestre rendait compte selon une esthétique aussi simple qu’émouvante. Or, y aurait-il manifestation plus spirituelle que celle octroyée par le mythique Paradis, patrie des saints et des hommes sans péchés, des entités séraphiques et chérubiniques, tous esprits célestes, simples manifestations intangibles, corps astraux, auras, halos, nimbes qui ne disent plus rien de la Matière (à moins d’une possible réminiscence qui se manifesterait dans l’esprit), mais qui attestent seulement d’un mystérieux alpha et oméga concentrant en son incroyable amplitude le Tout de l’Univers, l’UN assemblé de toutes choses.

   Certes, nous avons convoqué l’imaginaire, bâti de toutes pièces une possible architecture, à vrai dire une Babel, cette « Tour des Miracles » grosse de mille langues donc d’une infinie pluralité de significations, l’une appelant l’autre, l’une se réverbérant en l’autre, et ainsi à l’infini du temps, l’illimité de l’espace. Que nos projections soient justes, vraisemblables, tissées de possible ou bien totalement hors sujet, peu importe ici la manière dont l’esprit a été convoqué, conduit à révéler son être. Ici n’est nullement le lieu des sciences exactes, ici est le lieu de la libre disposition du Soi vis-à-vis de ce qui le questionne et le met au défi de répondre, de trouver, à l’intérieur de ses propres limites, les matériaux d’un possible entendement.

   Tout ce qui appartint au domaine nébuleux des essences ne se donne jamais avec la même facilité que nous réserve le concret dans son infinie variété, dans son caractère de naturelle évidence, dans le confort qu’il offre à notre vision, le préhensible qu’il destine à nos mains. Ce qui est difficile dans la perception de la notion d’esprit, c’est bien sa nature fondamentalement différente de ce à quoi nous sommes quotidiennement habitués, cet environnement familier, cette table-ci, cette chaise-là, toutes présences affectées d’objectalité, soutenant l’épreuve du réel sous les effets d’une résistance, d’une tension, de quantités observables, consignables dans le grand registre de l’exister, pouvant trouver leur singulière justification à l’aune d’un étalon quelque part déposé qui joue en tant qu’accusé de réception de nos certitudes. Car l’Homme, en son angoisse native, en son esquisse trouée de constante déréliction veut une confirmation permanente de son être propre que ces choses ici et là lui procurent au titre de leur immédiate présence. Exister c’est tenir, tenir c’est être rassuré, être rassuré, la condition de l’ouverture d’une clairière dans le sombre et le ténébreux de la forêt existentielle.

   « Se replonger (…) dans le concret tellement concret qu’il en devient abstrait. » Oui, la formule est aussi saisissante qu’incompréhensible en un premier geste de la pensée. Comment le concret, comment cette masse têtue qui se dresse devant mon horizon humain, pourrait soudain, devenir abstraite, s’alléger de soi, par quel miracle, par quelle mystérieuse alchimie ? Réponse : le processus n’est nullement physique, matériel, comme si un fragment de Nature ici convoqué, sommé dans l’instant de paraître, délesté de ses habituels prédicats, pouvait obtempérer, obéir à notre volonté et alors, devant nos yeux étonnés, cet arbre-ci, se dépouillerait de son tronc, de ses racines, de ses branches et de ses feuilles pour ne plus laisser « paraître » que l’invisible de sa forme, ce esprit que nous lui supposons, dont le déficit le plus important est de ne jamais se montrer, de se dissimuler, de n’agiter devant nos yeux que des spectres que nous nommons « réalité ». Jamais l’être-d’une-chose ne fait phénomène, seulement son étant, ce qui se présente à nous sur le théâtre de l’exister.

   Alors comment ce concret devient-il abstrait ? Sans doute suffit-il, pour en comprendre les enjeux, d’avoir recours à un genre de fable. Imaginons les deux mystérieux personnages identifiés par A et B, devant cet arbre-ci, certes avec son gracieux, sa beauté, la complexité chatoyante qu’il présente aux yeux et aux autres sens mobilisés par l’entièreté de sa présence. Imaginons-les parfaitement immobiles, fascinés par l’étrangeté et l’énigme de ce réel-ci (pourquoi existe-t-il ? Quelle est la raison de sa présence ? Est-il plus présent que nous le sommes, nous les humains ? Pourquoi, face à son visage, éprouvons-nous des sentiments de joie, de tristesse ou bien de mélancolie ? Pourquoi sa beauté vient-elle à notre rencontre ?), immobiles donc mais nullement passifs, questionnant seulement son être-arbre tout comme ils questionnent leur propre être-présents car toute situation au monde est bâtie sur cette interrogation même qui, si elle disparaissait, entraînerait les hommes à leur chute. L’Homme n’est ni l’animal, ni la pierre. L’Homme est l’être-pensant par excellence, par sa pensée il s’explique, se justifie et, par un identique mouvement, donne l’être à tout ce qui l’environne, dont il rencontre les multiples figures dans son trajet existentiel.

   Donc A et B sont devant cet arbre-ci, dans une manière d’état contemplatif qui, s’il est en quelque sorte admirable, aura son propre temps, sa durée, connaîtra ses contours et la lisière ultime de sa finitude. Car tout s’épuise et parvient à son naturel étiage. A et B, leur amour les tînt-il éveillés, ne pourront indéfiniment demeurer dans cette posture silencieuse qui ne pourrait se prolonger qu’au risque d’un néantissement de leur propre destin. Observons-donc le concret en sa plus grande « concrétude ». Imaginons deux matières se confrontant : la matière-humaine faisant face à la matière-chose. Peut-être rien ne se passera, au début de la rencontre, qu’un regard orienté sur un « objet ». Mais il ne pourra guère se prolonger. A se mettra à parler, B lui répondra. Face à la matière, ce sera du langage qui se sera levé, donc de l’esprit. A se réfugiera dans une activité imaginaire et B dans les arcanes complexes d’un rêve éveillé, imaginaire, rêve, manifestations d’un esprit agissant. A se projettera dans l’avenir, B se réfugiera dans le corridor du passé, encore l’esprit à l’œuvre dans ces gestes purement intellectifs.

   Peut-être, fatigués, dans une commune attitude, A et B tomberont-ils dans un sommeil traversé des éclairs du songe, animé des volutes étranges de l’inconscient, songe, inconscient uniquement tressés des liens invisibles de l’âme. Où l’on s’aperçoit bien ici que la matière, l’arbre pour ce qui nous concerne, implique toujours l’accès de Celui, Celle qui s’y confient à une réserve d’invisibilité afin d’en cerner le merveilleux phénomène, autrement dit sa vérité qui ne peut consister en son caractère partiel mais en sa totalité. C’est bien l’arbre qui demande à l’homme que soit épuisé son être. C’est bien l’homme qui, se confrontant à l’arbre, mobilise son esprit de façon à ce que la matière correctement abordée, envisagée, puisse répondre à cette silencieuse voix humaine qui toujours s’agite sous le dôme de chair er demande que des comptes lui soient rendus. Exister est à ce prix qui fait de la matière le correspondant de l’esprit, de l’esprit le correspondant de la matière. 

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30 mars 2020 1 30 /03 /mars /2020 09:50
Temps exact de l’être

« N’attendez pas qu’il soit trop tard »

 

Dongni Hou

 

***

 

 

   Cette peinture d’une Jeune Femme inconnue est à proprement parler « prodigieuse ». « Prodige » veut dire étymologiquement : «événement extraordinaire, de caractère magique ou surnaturel». Oui, ici, il s’agit bien de magie, de surnaturel, comme si ce jeune être ne pouvait naître que de lui-même et déployer son essence aussi longtemps que durerait le monde. Comment, en effet, à contempler cette pure beauté, n’être pas immédiatement saisi d’un sentiment d’éternité ? C’est comme une aube radieuse qui se lève, comme une saison originaire, un Printemps ivre de sa propre profusion. Elle, que nous ne connaissons pas, dont nous ne savons rien au-delà de sa simple apparence, nommons-là « Aurore », et entrons dans la belle poésie de Ronsard déclarant :

 

« Ces liens d'or, ceste bouche vermeille,

... Et ceste joue à l'Aurore pareille ...

Feirent nicher Amour dedans mon sein.»

 

   Amour est là qui veille, Amour est là qui fait son doux murmure et nos yeux ne pourront se détacher de Celle qui inspire cette effusion qu’avec regret, sinon au prix d’un sacrifice, si ce n’est d’un deuil. La tresse des cheveux est fluviale, dans la couleur réconfortante de la châtaigne et de la cendre, elle cascade jusqu’à la plaine du dos et nous la supposons infinie car l’image s’arrête là même où nous aurions voulu la suivre, flotter en quelque rêve aquatique. Certes, nous pensons à Ophélie, mais il est encore trop tôt pour ouvrir la porte de la tragédie. Le front est une faïence doucement bombée qui abrite les somptueuses idées, les projets clairs, on dirait un cristal, les souvenirs, cette résurgence qui vêt la mémoire de ses plus beaux atours. Le visage est un talc doucement nimbé d’une juste lumière, suffisamment afin qu’il soit rendu visible dans une manière d’approche discrète, dans la réserve, pour qu’il conserve son air de mystère, sa fragilité songeuse.

   Les yeux sont des aigues-marines, des billes d’eau levées vers le dôme souple du jour. La bouche est une fraise assourdie, un repos, une entrouverture qui dit le silence, qui retient la divine parole. On devine le gonflement des lèvres, on devine une comptine de vie qui se dit dans l’intime, qui rougeoie tout contre le massif de la langue. L’oreille reproduit la teinte du lien qui court dans les cheveux, une manière de braise endormie attendant l’onction du jour, le poudroiement de la lumière.

   L’expression est toute de candeur, d’attention ouverte à ce qui pourrait surgir, de disponibilité à l’accueil de l’exister, de confiance naturelle, de disposition vigilante, un brin soucieuse, mais dans la retenue, dans la pudeur qui est la vêture des âmes droites, des esprits sincères. Qu’une inquiétude perce, sous-jacente à cette équanimité, ceci est non seulement évident, ceci est nécessaire. On n’est un être touché par la grâce qu’à en apprécier le juste prix, celui qui consisterait à la voir fuir en-dehors de soi, d’en connaître le douloureux étiage, d’en éprouver le manque absolu, comme un amour qui se perd dans les oubliettes invisibles du temps sans possibilité aucune de retour, sans même qu’une réminiscence ait lieu qui pourrait se donner comme substitut, don différé, baume encore disponible afin que l’affliction décroisse, devienne supportable.

   Seulement toute beauté, toute grâce ont, par nature, le douloureux privilège de ne durer que le temps que durent les roses. Plus la félicité a connu de hauts sommets, plus douloureuse sera la chute dans l’abîme. « N’attendez pas qu’il soit trop tard », nous prévient l’Artiste, en tant que commentaire de son œuvre. Et il nous faut à nouveau citer le « Prince des poètes et poète des princes », l’auteur de « À Cassandre », énonçant les vers immortels :

 

« Cueillez, cueillez vostre jeunesse :

Comme à ceste fleur la vieillesse

Fera ternir vostre beauté. »

 

   C’est bien en ces vers magnifiquement rythmés que se dit le tragique, que s’annonce la finitude. Tout ceci, ce savoir de « l’être-pour-la-mort », selon le mot du Philosophe, est toujours présent, il ne fait que se dissimuler, éviter de paraître en pleine lumière car la souffrance serait trop grande et l’existence un chemin de croix. Alors nous rusons, nous feignons de nous croire éternels, nous pensons la maladie comme le fardeau de l’Autre, la mort comme ce si grand éloignement qu’il pourrait bien s’agir de quelque invention diabolique, irréelle, inconsistante, éparpillée au large des hommes comme le sont les myriades d’étoiles dans le lointain cosmos. Nous savons qu’elles existent, qu’elles ont pour nom Sirius, Cassiopée, Andromède, mais leur sillage se confond avec la voie lactée, mais leur présence finit par devenir une fable.

   Oui, cette peinture, son commentaire, sont bien le lieu d’une méditation sur le temps. Le temps, cette entité métaphysique par excellence. Toujours nous le cherchons, en arrière de nous dans le passé ; en avant de nous, dans le futur, et ne nous apercevons même pas qu’il se donne dans le présent comme notre seule possibilité d’exister, de porter témoignage de notre passage sur Terre. Alors nous questionnons avec quelque impertinence, car nous savons bien que nul ne pourrait avoir de réponse, mais l’inquiétude pointe et nous disons :

 

Avons-nous un temps exact, un temps de plénitude

 où nous sommes à l’apogée de notre essence ?

S’il existe, quel est donc cet instant fabuleux

qui nous ferait coïncider avec notre propre vérité ?

Peut-être ne le rencontrons-nous jamais,

au motif que nous ne vivons

que des moments ordinaires,

brodés de sourdes contingences ?

Ne serions-nous victimes

d’un genre « d’éternel retour du même »

qui rebattrait constamment les cartes,

notre jeu dans le monde n’étant

que la réitération d’habitudes,

la récurrence de conduites stéréotypées ?

 

   Nous tendons l’oreille, nous affutons notre esprit mais rien ne paraît que le vide et la solitude. Le temps questionné, c’est nous-mêmes que nous questionnons et le jeu tourne en rond, à la manière d’un étrange cercle herméneutique s’alimentant à sa sempiternelle giration. Nous sommes en pleine existentialité alors qu’il nous faudrait être en totale essentialité, à savoir définir les contours de notre être et en tirer quelque longue quiétude.

   Mais revenons à la peinture et tâchons de la faire se projeter dans le temps, de connaître son futur. Nous allons nous livrer à un saut qui ne sera uniquement temporel mais d’intensité hautement métaphysique, en un mot nous surgirons à même la condition tragique de notre propre nature. Ici, nous voulons faire jouer en un écho, certes mortifère, Aurore avec sa possibilité la plus propre, nous voulons dire celle de sa mort.

 

Temps exact de l’être

 

                                        Dongni Hou                                      Anne-Louis Girodet

                                                                                                 « Atala au tombeau »

                                                                                                          Fragment

                                                                                                    Source : Wikipédia

 

   Nous plaçons en vis-à-vis, Aurore et Atala, cette dernière issue d’«Atala au tombeau » de Girodet. Il ne s’agit nullement d’un jeu gratuit, d’une association conduite sous le sceau de quelque fantaisie. A l’évidence, il y a des homologies formelles, à commencer par la pureté des formes, cet ovale parfait du visage, cet air d’abandon, certes inquiet chez Aurore, repos éternel chez Atala, ces épaules parfaites où joue la lumière, une identique vêture qui dévoile, sans les trahir, des corps dont on ne peut deviner le secret, que l’on suppose toutefois atteints d’une belle harmonie. S’il y a des homologies, il y a aussi des différences et si fortes que l’on peut parler d’une verticalité dialectique qui oppose les deux images pour l’unique raison qu’Aurore est douée de vie, qu’Atala est livrée à la mort. S’il faut trouver une manière de « logique » mettant ces deux œuvres en présence, il convient de la relier à la fois à l’assertion de l’Artiste :

 

« N’attendez pas qu’il soit trop tard »,

 

   Et d’accoler à ce conseil les quelques vers de Ronsard qui témoignent de ce non-dit, de cette pensée sous-jacente qui s’y articule :

 

« Las ! voyez comme en peu d'espace,

Mignonne, elle a dessus la place

Las ! las ses beautés laissé choir!

Ô vraiment marâtre Nature,

Puis qu'une telle fleur ne dure

Que du matin jusques au soir ! »

 

   « Du matin jusques au soir ! » : Aurore, le Matin ; Atala, le Soir. Et, bien entendu, non seulement dans cette évocation d’un début et d’une fin peuvent paraître le Sujet brossé par  Dongni Hou, celui créé par Girodet, mais aussi bien Nous-les-Vivants, Nous-les-futurs-morts, chacun de Nous qui, fatalement, connaissons la lumière, qui connaîtrons l’ombre. Nous regardons la représentation claire, légère, printanière d’Aurore, nous nous sentons envahis d’un sentiment de bien-être comme si nous contemplions la scène heureuse du « Printemps » de Botticelli, avec ses figures mythologiques si grâcieuses, cet allègement de l’air, sur fond d’orangers fleuris, le chatoiement des couleurs.

   Cependant, comme surgi des ténèbres, Zéphyr souffle sur Flore, crée un trouble en elle dont on nous dit qu’il lui révèle sa féminité, dont plutôt nous voudrions apercevoir sa féminitude, dont la finale rime avec finitude. Si le tableau du peintre de la Renaissance se manifeste à la façon d’une fête haute en couleurs, la présence inquiétante du dieu du vent, à l’extrême droite de la composition, comme s’il se dissimulait dans les coulisses du théâtre humain, vient créer une sorte de dysharmonie, tout comme en sont porteuses la maladie et la mort.

   Si l’ange Cupidon, l’autre nom d’Eros, se situe dans une place centrale, prêt à décocher la flèche d’Amour, n’oublions jamais l’intime liaison d’Eros et de Thanatos, leur œuvre commune. Ce que crée Eros dans la beauté de son geste, Thanatos le défait sans cesse, travail de sape qui déconstruit l’humain, inversion du tissage, genre de Pénélope mortifère annulant la nuit ce qu’elle a porté à la visibilité le jour. N’oublions nullement que le travail de Thanatos est nocturne, ténébreux, tissé de desseins secrets dont jamais nous n’apercevons clairement les motifs, seulement les conséquences qui néantisent tout ce qui vient à la vie et lutte pour survivre.

 

Temps exact de l’être

   L’œuvre de Dongni Hou, belle s’il en est, ne saurait être regardée seulement à l’aune de sa face lumineuse, éclairée, rayonnante. Du reste, si l’on se focalise sur le regard d’Aurore, certes il y a bien une lunule de clarté sur le dôme de l’iris, mais l’acte de vision est déporté hors de soi, comme, précisément, pour questionner et la pupille noire plonge dans cette sorte de marécage dense qui habite nécessairement notre intérieur. Il semble bien que ce soit cette distorsion, cette tension entre un supposé dedans et un supposé dehors qui symbolisent le drame de toute vie humaine, ce que nous projetons hors de nous nous revient avec la force d’un reflux lors des marées d’équinoxe. Cette dernière semble vouloir nous dire, en une manière de vibrante allégorie :

 

« Ne cherche nullement hors de toi, ce qui n’est qu’en toi.

 En toi le germe de vie, en toi celui de la mort.

Voilà la vérité ultime dont ton existence

te fera l’offrande au moment de t’absenter.

Sois présent, tant que tu le peux,

 en ta plus singulière plénitude.

Là est la loi de ton être,

Nulle part ailleurs. »

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30 mars 2020 1 30 /03 /mars /2020 09:24
Presqu’île lusitanienne.

Portugal, dans la vallée du Douro.

Source : Géo.

 

 

 

 

   Loin, là-bas, autrefois …

 

   Severino ne se souvient plus très bien de son arrivée en France. Il y a si longtemps et la mémoire devient capricieuse, mince filet de fumée se diluant dans la toile unie du temps. Juste quelques images, juste de rapides éclairs faisant leur bruit de comète lointaine. C’est dans le temps d’autrefois alors qu’on émigre en masse pour fuir la misère, les travaux durs qui usent le corps et font le siège de l’âme, la taraudent et alors l’existence devient un fardeau, un boulet que l’on traîne derrière soi.  Le paysage du Douro est si beau avec ses collines bleues à l’horizon, ses terrasses qui gravissent la pente en direction d’un ciel si clair que même les oiseaux de mer s’y perdent, simples pointillés que l’air dissout dans une nuée de poussière. « Les travaux et les jours » pareils à une suite de douleurs, de souffrances. D’espérance aussi en des heures meilleures. La course du soleil est au zénith, la lumière flamboie et les yeux disent la peine de se tenir là, tout contre la pente du destin, sur les grandes marches qui escaladent le paysage. Les dieux, au moins, voient-ils la douleur des hommes ? Ont-ils quelque compassion ? Ou bien ne sont-ils que ces personnages mythiques créés par l’homme afin de loger dans l’imaginaire la fenêtre de quelque espoir, ouvrir un huis par lequel échapper à sa condition, devenir libre enfin ? Libre de se lever dès l’aube. De manger à sa faim. De boire à la régalade de longs traits de porto s’écoulant de la calebasse usée, patinée, qui sert de gourde. D’aimer, de trouver une compagne, d’avoir des enfants joyeux de vivre et de gagner leur vie d’une manière enfin devenue réalité. De demeurer sur Terre avec la certitude d’y trouver sa place, d’y creuser le sillon de ses exigences, fussent-elle modestes, humbles.

  

   L’exil.

 

   Quatre heures du matin. Toute la nuit a été agitée. De grandes rafales de vent glissaient le long de la façade, s’insinuaient par les interstices. Les poutres craquaient comme la carène d’un vieux bateau malmené par la violence des flots. Les parents ne dormaient pas. Severino ne dormait pas. Peut-on trouver le sommeil quand on est sur le point de quitter ses racines, de s’abstraire du sol qui vous a fait naître ici, tout près des vignes du Douro, dans la beauté verticale du lieu ? Cela fait de grandes déchirures, cela ouvre de profondes entailles à l’intérieur même du corps et l’on sent comme un étrange battement du côté du cœur et les mares de sang s’agitent comme pour dire la tragédie de l’homme se séparant de son abri originel.

   Maintenant on est levés. Les yeux gonflés de sommeil. L’esprit encombré d’une foule d’images. La plage, tout en bas, avec ses galets noirs si beaux, cette pureté d’obsidienne. La place devant la maison. Ses pavés usés qui brillent dans le matin avec de sourds éclats d’étain. La fontaine de pierre sombre, gonflée de bulles, qui chante sous le ruissellement de l’eau. Au bas de l’escalier, dans une presqu’île de clarté, des valises de cuir bouilli sanglées de ceintures. Quelques ballots illisibles. Toute une maigre fortune assemblée dans la tristesse du jour à venir. Tout baigne dans un étrange clair-obscur, tout se révèle entre la vérité et le mensonge. Vérité de se détacher d’un lieu fondateur, mensonge, sans doute, de celui qui se propose comme un substitut, genre de figure tutélaire dont on n’ose même pas évoquer le visage, de peur de s’y perdre, de ne jamais pouvoir s’y retrouver comme celui qu’on est. Longue dérive dans le temps qui tarde à paraître.

   L’autobus à l’émail vert, écaillé, serpente parmi les vignes. Des arrêts ici et là pour recueillir des Egarés qui rêvent sinon d’un Eldorado, du moins d’une terre à découvrir qui pansera les plaies, déposera sur les mains calleuses la douceur des jours futurs. Les parents sont assis sur le siège devant celui de Severino. Ils sont silencieux. Leurs faces sont graves, usées d’avoir trop longtemps espéré. Chacun regarde le paysage, archive dans sa mémoire ce qui peut encore y trouver accueil : la perspective d’une terrasse, le toit d’un chai de tuiles rouges, la trace d’une fumée, l’eau argentée du Douro qui fuit, là-bas, dans la première brume. A l’intérieur de sa main fermée, un galet noir que Severino serre, vestige de la plage, souvenir des ricochets qu’il s’amusait à faire, sur la crête souple des vagues. Long voyage entrecoupé de réveils puis de subits endormissements. Parfois les rues encombrées d’une ville, le dos d’une colline, une vallée riante où le soleil dépose ses lumineux ocelles. Puis la Capitale, l’immense ville aux mailles serrées, étouffantes. Un garrot. Puis le bidonville de banlieue où l’on s’entasse, tant bien que mal, dans des cabanes de planches, dans de vieux fourgons transformés en logis. Prétendument provisoires, mais qui durent, tant que la cupidité des Bâtisseurs feint encore d’ignorer cette zone laissée à l’écart du monde.

 

   Presqu’île lusitanienne, ici et maintenant.

 

   Severino est un vieil homme, maintenant. Presque arrivé au terme de la course et le sachant. Parfois, s’éveillant au milieu des siestes quotidiennes, l’illumination de brefs éclairs. Le portrait des parents. Leurs travaux pénibles. Le père maçon usant ses mains sur des chantiers ouverts par de malins spéculateurs. La mère, femme de ménage aux horaires impossibles, au salaire si étroit qu’il faut encore cultiver ses légumes, en faire l’ordinaire et économiser ce que l’on peut en prévision de coups durs. Qui jamais ne manquent d’arriver. Qui rôdent à la manière d’un chien sauvage a l’entour des villes où sont les hommes.

   Puis son départ à lui, Severino, pour cette lointaine province du Sud où, au moins, la lumière généreuse du soleil remplace la brume du Nord, son éternelle froidure. Courageux, robuste, le jeune homme trouvera à se faire embaucher facilement dans une briqueterie où l’on fabrique toutes sortes de carrelages, mais aussi des motifs de décoration, quelques fantaisies devant égayer le quotidien. Parfois il évoque ce qu’il n’a guère connu qu’au travers de reproductions dans des livres, ces beaux azulejos qui, autrefois décoraient les palais du Portugal.

   Son pays, jamais il ne l’a revu. Peut-être ne l’a-t-il pas souhaité. Qu’aurait-il trouvé de ses traces d’enfance, de ses jeux innocents sur les monceaux de gravier noir qui s’évanouissaient dans la blancheur de l’eau ? Qu’aurait-il reconnu de son ancienne maison dont ses parents s’étaient séparés de manière à améliorer un peu le quotidien, sinon un spectre, sans doute bien autre chose que ce qu’elle avait représenté dans une tête d’enfant ? Le Portugal, ce  pays si attachant, subsistait en lui à titre de trace légère, d’empreinte dans une cire devenue amnésique à force d’oubli.

   Dans le genre de cabane où , maintenant il s’est retiré - écho du logis parental dans le bidonville -, il a punaisé sur les cloisons de planches, de vieilles photographies : les rives du Douro, les cultures en terrasses, toute une fantasmagorie personnelle, mais aussi des paysages que jamais il ne connaîtra, la belle campagne de l’Alentejo, ses champs de blé blond, ses chênes-lièges à l’écorce couleur de sanguine, ses vignes aux ceps noueux, ses oliviers séculaires, tortueux, traversés par un air pur et léger. Mais aussi les vertigineuses falaises brunes au nord du Cap Saint Vincent, en Algarve, à partir desquelles l’océan laisse percevoir son immensité bleue, promesse d’une infinie liberté pour un regard contemplatif. Parfois, au milieu d’un rêve, surgit cette langue incroyablement chantante, rythmée, joyeuse comme une farandole d’enfants primesautiers. Il en a davantage conservé la mélodie plutôt que l’exercice rigoureux dont se trament les discours. Quelques refrains dans l’antre de la tête. Parfois cette obsessionnelle saudade qui n’en finissait pas de faire ses motifs mélancoliques comme si un vibrant appel se faisait entendre du plus loin de l’espace, du plus étrange du temps. La saudade, ce « manque habité », tel qu’un musicien l’a nommée avec une belle intuition de ce que signifie un état d’âme. Cette chose qui fuit continuellement, identique à une eau de source dont on perçoit le bruit sans jamais pouvoir en identifier l’origine.

   Est-ce cela, cette sorte de mal incurable dont le « Lusitanien » est aujourd’hui affecté alors que, seul dans son abri de planches (il n’a eu ni compagne, ni enfant), parfois le vertige d’être le prend et qu’il ne sait plus très bien quelle est sa place sur Terre, si du moins il en possède une, si son statut de perpétuel exilé ne le déporte hors de soi dans un ailleurs innommé dont la forme lui échappe à mesure qu’il essaie d’en saisir les fondements. Il est devenu Celui qui erre continuellement dans son outre de peau devenue inutile, trop grande, pareille à une voile faseyant continuellement sous le vent de l’ennui. Alors il comble les vides. Alors il emplit les failles que les jours, continûment, ouvrent sous ses pieds de marcheur de l’impossible.

   Seul, il ne l’est pas totalement. Il a son chien, ce vieux bâtard à la robe grise qui se confond avec le sol de poussière. Fidèle, certes, mais un peu sourd et d’aucune inutilité si, un jour un maraudeur s’essaie à pénétrer dans la minuscule enceinte que rien ne délimite vraiment : un vieux portail rapiécé, une clôture presque factice, un logis qui, pour peu, pourrait s’ouvrir à tous les vents. Non, pas seul. Des poules aussi dans un enclos de grillage de sa fabrication. Symbolique fermeture qui n’effraierait nul renard en manque de gibier. Non, pas seul. Des voisins pas très loin. Un bonjour parfois. Une remarque sur le temps qu’il fait. Jamais sur le temps de la finitude. Le destin est bien assez lourd à porter sans s’inventer des complications supplémentaires.

   Grâce à  son travail à la tuilerie, à sa vie modeste, quelques économies aidant, il avait pu acheter une maison modeste, cube de ciment blanc aux parements de brique. Mais, maintenant, elle est devenue trop grande, difficile à entretenir, à chauffer. Alors Severino s’est replié dans cet abri qui, autrefois, lui servait d’atelier. Il l’a emménagé sommairement. Un lit, une table de bois blanc, un fourneau, une cheminée qui lui sert à se chauffer, parfois à faire étuver des pommes de terre sous la cendre. Une télévision, seule concession faite à la modernité. Les actualités. Des reportages sur des pays. Combien il est ému lorsque le hasard l’oriente vers ce Portugal devenu mythique à force d’éloignement, de temps décoloré, de mémoire poncée jusqu’à la trame. Verrait-il son village natal qu’il ne le reconnaîtrait pas. Serait ému seulement au simple énoncé de son nom. L’histoire est trop ancienne qui ne s’écrit plus qu’à la façon d’un palimpseste raturé, illisible. Seule en demeure la texture, la forme générale, un nom, un refrain, quelques mots pareils à une comptine d’enfants.

   Seul, non, des passants et passantes sur l’ancienne voie ferrée qui longe son terrain, à deux pas de son abri. Les jours de soleil la « Voie Verte » est animée. Severino assis sur un banc à claire-voie regarde les marcheurs, les salue, sourit intérieurement lorsqu’on lui adresse un petit signe de la main. Un jour, une inconnue est venue le voir. Elle avait remarqué des guirlandes de calebasses accrochées sous un toit de tôles. Elle cherchait de la graine, mais aussi des fruits secs afin de les graver, d’y inscrire des motifs. Severino s’est empressé de lui en offrir. C’était un peu un fragment de lui-même dont il faisait l’offrande. Le soleil des kakis brillait dans le vieux plaqueminier au milieu du jardin. Severino est allé chercher une poche, l’a tendue à la passante pour qu’elle en fasse provision. Ce qu’il a à donner ? Ceci : quelques fruits, des calebasses si anciennes qu’elles imitent le bois, parfois la pierre ou bien l’étain. Rien d’autre mais c’est comme s’il offrait cette manière d’enclave lusitanienne dont il est le Robinson alors que les jours coulent sans faire de bruit, que la lumière décroît à l’approche de l’hiver.

   Maintenant l’abri de planches et de tôles est fermé. Un filet de fumée monte tout droit dans le crépuscule qui étend sa toile, recouvre la ville de son tissage serré. L’hiver promet d’être rude. Il fera bon, tout contre la cheminée, le chien gris à côté de l’âtre alors que la radio diffusera en sourdine, cette mélancolique saudade, rythme immémorial de la Lusitanie dans sa dérive terrestre. Oui, on sera bien !  Plus rien ne manquera que le rêve qui, bientôt dépliera ses membranes tout contre le front du vieil homme avant que le sommeil ne vienne l’habiter. Quelques étincelles brasillent encore dans l’âtre. La ville est silencieuse. Vénus est tout juste levée qui fait sa braise atténué dans le mystère du ciel.

 

 

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