Troupeau au bercail
Oued Nu’eima
Palestine
Photographie :
Charles Luke Powels
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« Ma révélation, que j’attends. Je sais qu’elle viendra, un jour ou l’autre. Je ne suis pas pressé. Mais quand elle viendra, quand en moi naitra et se formera cette colonne, quelle joie, quelle ineffable joie, faite de tant de douleurs et de plaisirs réunis, qui montera solide et inébranlable, qui me jettera vers le plus haut et m’offrira éternellement à moi-même. »
J.M.G. Le Clézio - « L’extase matérielle »
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« Révélation », le mot lui-même est déjà empreint de cette dimension d’inconnu, de mystère, de dévoilement de vérités soustraites à la raison et ceci, cet horizon qui peut se vêtir de toutes les chamarrures possibles nous convoque irrémédiablement à la fête du songe éveillé. Car, sous ce mot magique de « révélation », nous voulons mettre tout ce que nos frustrations successives ont ôté à notre préhension du monde, nous voulons connaître cette « ineffable joie », nous voulons nous dépasser nous-mêmes, arriver en cette « Terre Promise » dont, toujours, nous avons poursuivi l’évanescente image sans jamais pouvoir la saisir en son entièreté. Faut-il le redire, sans cesse, faut-il se morfondre à cette irréfragable réalité, nous sommes des êtres du fragment, nous en sentons le vertige permanent, nous sommes des genres d’individus qui, peut-être, ont un jour connu un bonheur qui s’est effacé, qui s’est fondu dans les étroites fondrières de la mémoire ? Nous nous vivons tels ces êtres amputés d’un membre, nous en souffrons toujours, son absence est, paradoxalement, cruelle présence. Rien n’est plus éprouvant que d’avoir connu quelque gloire dont l’étiage actuel nous désespère au sombre motif que nous ne pourrons nullement en réactualiser l’heureuse forme. Mais, vraisemblablement, avons-nous mieux à faire que de nous désoler et d’incliner vers une tristesse permanente qui ne ferait que mieux nous assujettir aux contraintes du siècle !
Il suffit, en quelque sorte, de « cultiver son jardin » ou, mieux, de donner jour à d’agréables pensées qui se révéleront comme l’envers de toute infortune. C’est bien là la tâche de toute conscience intentionnelle que de se consacrer à sa permanente édification, de créer les conditions de ses propres possibilités, de dresser cette « colonne », de hisser cette stalagmite dans l’espace serein de la liberté. Oui, de la liberté. Certes cette vertu est rare, elle court le plus souvent à bas bruit sous une faille de limon ou une strate de roches, elle profère dans la discrétion cette félicité qui serait nôtre si nous savions en ourdir les invisibles fils. Que la liberté ne vienne que de nous, qu’elle irradie telle une flamme au sein de notre libre arbitre, ceci est une évidence et n’a nul besoin d’une longue démonstration. Les événements du monde qui nous rencontrent percutent constamment la cible de notre entendement, il nous faut en faire des choses libres et c’est à NOUS, uniquement, qu’incombe cette belle et noble action. Postuler sa liberté est déjà être libre.
Cependant toute révélation ne saurait dépendre de nous. Nous n’avons nulle autonomie en ce domaine. L’aurions-nous, nous serions identiques à ces autistes enfermés dans les cloisons de leur geôle, n’apercevant guère du monde que de rapides esquisses, comme au travers d’étroites meurtrières. Puisque l’essence de la révélation est de dévoiler « quelque chose de caché, d’inconnu », il est entendu que ces réalités-là nous sont extérieures, qu’elles outrepassent notre frontière de peau, qu’elles vivent quelque part en un lieu hors d’atteinte qui, lorsque la brume de l’inconscient se déchire, nous envahit au même titre qu’une marée déverse sur le rivage sa belle et éblouissante crête d’écume. Alors, le propre de la révélation est aussi bien emplissement d’une félicité que foudre d’un chagrin trop vite arrivé. C’est bien là le fond de la nature humaine que de « trier le bon grain de l’ivraie », de mettre du côté éclairé du soi, les charges positives et d’ignorer les négatives, de les refouler en quelque sombre réduit dont on espère que la ténèbre finira par en venir à bout.
Mais oublions un instant la mortalité des Existants, mettons en une parenthèse « enchantée » la lame aiguë de la finitude. Remisons les tristesses au fond d’un puits. Faisons des contrariétés de simples ris de vent bientôt effacés par l’avancée du jour. Déployons, tout à l’extrémité de notre navigation hauturière, la grand-voile blanche, ouvrons le foc qui nous tirera en direction des terres inondées de lumière, là où ne paraît ni l’oubli meurtrier, ni le souci incisif, ni ce mal à l’âme constitutif de tant d’erratiques figures. Ce qu’il nous faut dire, maintenant, c’est que la révélation n’est nullement l’effet de quelque baguette magique agitée par le Sourcier d’un divin bonheur. La révélation, fût-elle extérieure, éloignée, invisible, c’est NOUS qui la fabriquons, c’est NOUS qui lui fournissons les ingrédients au terme desquels elle s’éploiera, comblant en ceci nos manques les plus secrets mais aussi les plus urgents.
Nul ne peut vivre sans révélation, celle-ci se ressourçât-elle à l’Histoire, à l’Art, à la Religion ou bien à la Philosophie. A notre insu et parfois le sachant, pour les plus lucides d’entre nous, nous sommes constamment traversés par les étoilements de ces universaux, notre chair en est abreuvée, notre esprit illuminé. Nombre de nos semblables s’en défendent pour la simple raison qu’ils n’en perçoivent que le thème religieux dont ils veulent à tout prix s’exonérer. Mais en ceci ils se trompent, être soi-même révélé par la contemplation d’un paysage, d’une œuvre d’art ou la rencontre d’une altérité est simplement une manière de processus alchimique qui opère notre métamorphose et démultiplie la richesse de notre regard, façonne à nouveaux frais les contours de notre expérience du monde. Toujours avons-nous à nous confronter à cette nécessité d’un renouvellement de notre substance, d’une réorganisation de notre chair intellective.
Notre pensée est hautement tissulaire, soumise au régime du métabolisme, influencée par les variations chromatiques, les nuances qui, ici et là, essaiment leur subtil rayonnement. Découvrir cet invu, connaître cet insu, entendre cet inouï des choses, c’est non seulement vivre selon la loi de la nature, c’est exister selon sa propre loi et déplier la spirale des révélations. Admirer le vol plané du rapace sur le miroir lisse du ciel : révélation. Apercevoir un liseré de lumière sur la silhouette d’un animal sauvage : révélation. Goûter le suc d’un fruit, en apprécier la singulière saveur : révélation. Cependant la révélation n’est pas le produit d’un simple regard qui connaitrait l’univers de la présence dans une manière de distraction heureuse. La révélation ne se donne qu’à l’issue d’une recherche, non nécessairement inquiète, mais assidue, constante, exigeante. La plupart des étoffes de l’exister sont occluses, refermées sur leur propre secret, non accessibles en une immédiateté de leur saisie. Il convient de percer le mur des apparences, de le franchir, d’examiner ses coutures, de lire la profondeur du derme, sa complexité dissimulée sous la résille unie de la peau.
Mais, soit, la révélation nous fût-elle expliquée, nous ne savons vraiment en quoi consiste son être, la raison particulière que telle chose l’ouvre, telle autre chose la laisse en l’état et nous poursuivons notre chemin sans avoir été alertés par quoi que ce soit de remarquable ou bien de précieux. Ce qui, je crois, est à relever, ceci qui constituera la thèse minimale de sa compréhension : c’est parce qu’en nous, en notre tréfonds le plus intime, existe une niche ontologique disposée à l’accueil de sa forme que la révélation peut donc faire phénomène et dilater notre conscience au point que cette dernière s’accroîtra de manière décisive. « Décisive », telle est la qualité supposée du prédicat dont nous pouvons l’affecter. Toute posture qui serait en-deçà ramènerait sa présence à la simple fonction d’un objet contingent parmi une foule d’autres. Et quelles sont les briques qui édifient sa structure si ce ne sont les singularités de nos goûts, les particularités de notre vision, les facettes multiples de nos expériences, les choix que nous effectuons en permanence dans le domaine du réel, en un mot le réseau serré de nos affinités qui sont nos points d’affleurement au monde ?
Nécessairement, il doit y avoir connexion entre nos attentes et les événements qui sont censés les combler, il doit y avoir même plus, une sorte d’osmose, d’empathie naturelle, souvent d’aimantation afin que, nos pôles coïncidant avec ceux de la chose élue, puissent se dessiner les éléments d’une architecture « qui montera solide et inébranlable », nouvelle perspective à l’orée d’un nouveau paysage. Et puisque le paysage est en question, cherchons la trame qui y dessine le cheminement des affinités, y destine l’exception d’une révélation. La photographie de cette terre de Palestine qui sert d’introduction à cet article est essentiellement belle, assurément authentique. Mais, pour autant, beaucoup la regarderont sans y attacher d’importance, simple vue du monde parmi la pléthore des représentations du divers.
Ce qu’il faut croire, c’est que notre histoire personnelle en détermine les conditions actuelles d’apparition. Avons-nous conservé, dans le souvenir, l’empreinte de ces images bibliques lors d’une éducation religieuse ? Sommes-nous sensibles aux formes dépouillées, pures, aux territoires à taille humaine que l’activité de l’homme n’a nullement déflorés ? Est-ce le calme prodigieux d’une telle nature qui nous atteint, sa réserve d’immobilité, son air d’éternité ? Est-ce le contraste entre ces terres érodées, au premier plan et la générosité des pâturages plus loin, les crêtes des montagnes qui semblent parsemées de neige ? Toute une rhétorique bucolique, idyllique, romantique dont notre âme voudrait s’abreuver tout au long des temps qui viennent à nous.
Ici nous voyons bien que la révélation est de nature principiellement subjective, qu’elle repose entièrement sur le sol que nous avons édifié au cours des âges. Bien évidemment, pour nous, nous sommes, envers et contre tout, le premier maillon interprétatif du monde que nous rencontrons. Tel « troupeau au bercail » qui me fait rêver dans sa belle dimension pastorale en laissera indifférents plus d’un qui trouveront leurs propres révélations à apercevoir le mirage ruisselant des villes ou bien la salle de jeux noyée dans la lueur verte des opalines. Et pourquoi, du reste, une révélation serait-elle supérieure à une autre ? Les motivations sont si vastes qui courent le long de toute psyché, les lignes de force si différentes qui structurent les actes, les énergies internes si diverses qui animent l’exister, la gamme des affects si étendue qui détermine la climatique d’une aventure humaine. Pour l’écrivain Le Clézio, assurément, la révélation est divine surprise, jet de soi dans un fascinant et brillant avenir, trajet de comète à nul autre pareil. Et c’est tant mieux, un écrivain de cette nature a besoin de cette hauteur-là (« qui m’offrira éternellement à moi-même »), afin de persévérer en son être et offrir à ses lecteurs - ces miroirs inversés de l’auteur -, les plus belles pages qu’il soit donné de lire. Ces lignes écrites autour de sa vingt-septième année, étaient-elles prophétiques ? Contenaient-elles, en transparence, ce destin producteur d’œuvres aussi exigeantes que singulières ? Attestaient-elles, par avance, la remise, un jour, du prestigieux Prix Nobel de Littérature ?
Peu importe le don de vision sous-jacent, quoi qu’il en soit les pages écrites au cours d’une longue carrière sont, je le pense profondément, des « révélations » de haut rang pour ses lecteurs assidus, pour ceux qui savent faire écho au sublime contenu d’une œuvre polyphonique. Que dire d’autre qui ne soit pur bavardage ? Révélation d’un Ecrivain, révélation d’un Lecteur = le même.