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12 janvier 2020 7 12 /01 /janvier /2020 10:38
Université 10

« Trittico 1 » - 1999

Olio su tela

Marcel Dupertuis

 

*

 

(Libres variations sur le roman « Les Chambres » de Marcel Dupertuis

L’auteur étant Artiste, toute interprétation sera nécessairement relative

 à cette condition qui, partout où un œil discret ne repère que du réel,

celui du peintre et du sculpteur aperçoit de l’art

Commentaires d’extraits)

 

***

 

 

   « Comme à la Vallombreuse, jamais il n’avait pénétré dans la grande maison de maître sise devant son parc doucement incliné. Il suivait alors discrètement l’allée longeant les buissons de buis, puis pénétrait dans son atelier provisoire, attenant à celui de Miriam. » (C’est moi qui souligne).

   L’entrée dans ce texte se fera d’emblée à l’ombre d’une double figure dont est investie Miriam, celle d’une sensualité profuse que redouble l’image, peut-être inconsciente, de la Muse. Déjà, combien ce beau nom de « Vallombreuse », même s’il évoque un autre lieu que celui qui est décrit ici, nous situe dans les marges mouvantes du romanesque. A simplement l’écouter, à l’entendre chanter, nous pourrions mettre en scène les amours d’un écrivain et de sa belle égérie. Ou bien d’un artiste et de son inspiratrice. Sans doute est-ce de ceci dont il est question, en témoigne l’émotion, le bouleversement dont S. est atteint à la seule pensée de celle qui habite son imaginaire et paraît l’embraser. On n’est nullement artiste à demeurer à l’étroit dans la bogue de ses sentiments, à se dissimuler le trouble dont est chargé l’instant de la rencontre, une longue zébrure dans la nuit du doute, un soudain éclairement des ombres qui, toujours, se font pressantes, pour qui vit au rythme des matières picturales, des désirs qui s’y logent, des projets qui y prennent assise. Outre la connotation éminemment sexuelle du verbe « pénétrer », repris à quelques mots de distance, c’est d’une étrange « pénétration » d’un modeste portier d’hôtel - le gagne-pain du moment de S. -, dans un domaine qui n’est nullement le sien, qui crée quelque inquiétude mais aussi quelque visible fascination. Quant à la notation, « atelier provisoire, attenant à celui de Miriam », qui pourrait paraître furtive et dépourvue d’intérêt, elle révèle cette dépendance, cette remise de son propre sort entre des mains bien étrangères dont, sans doute, on eût souhaité d’autres gestes que ceux, plastiques, appliqués sur la peau vibrante de la toile.

   « Un soir d’arrière-automne où il travaillait à sa mosaïque, elle le conviait à visiter son atelier. Il y découvrait déjà de l’extérieur à travers la haute porte vitrée et dans le rayon d’une forte lampe suspendue, un chevalet à manivelle comme il en rêvait, sur lequel une grande toile ; une figure masculine assise et légèrement décentrée était déjà ébauchée. »

   Comment trouver climatique mieux imprégnée de sensibilité et d’affectivité, peut-être teintée d’un brin de pathos, que cet « arrière-automne » aux feux mourants, cette ténébreuse ligne plongeant déjà dans la froidure hivernale, métaphore s’il en est des choses finissantes, parfois les plus belles amours n’y résistent pas. Que S., entrant au vif de la lumière dans cet atelier où le chevalet portait une image d’homme ait éprouvé quelque pincement au cœur, si ce n’est une pointe de jalousie ne nous étonnerait nullement. Il y a là, comme une soudaine ambiance de tragédie antique où le héros, découvrant son rival, dévoile, en un seul empan de la vue, la verticalité d’un destin dont il faudra bien affronter la réalité. Laquelle, comme chacun sait, est « cruelle » !

   « Il se détachait sur cette toile verticale, une peinture brune, verdâtre et ocre jaune, comme aurait pu le faire, mais avec plus d’assurance Auberjonois, la haute figure de Miriam en blouse blanche, comme elle l’était toujours à l’école des Beaux-arts, sur laquelle croulait son abondante chevelure noire comme du jais, un pinceau brosse à la main. »

   Ici, nous ne pouvons plus mettre en doute le magnétisme, la troublante aimantation à l’aune desquels S. perçoit cette « haute figure », prédicat d’exception pour une Déesse, une femme certes de ce monde-ci, mais rehaussée par son statut social, cette bourgeoisie qui attire et, en un même mouvement, écarte ceux qui ne sont pas issus du sérail. Combien alors, il nous est facile de saisir cette attitude complexe entremêlée de « crainte et tremblement » pour parodier le titre de l’ouvrage de Kierkegaard, cet initiateur d’une des premières formes de l’existentialisme.

    Oui, c’est bien l’existence de S. qui se déroule devant nous avec ses zones d’ombre, la modestie d’une condition artisanale dont la réalisation de la mosaïque semble être l’emblème, ses zones de lumière avec cette femme « en blouse blanche », virginale et visage, tout à la fois, massivement érotique, voyez cet adjectif « croulait » qui n’est nullement une dénotation réaliste mais une connotation « lourde » de sens. On sent, parallèlement à cette vie enferrée dans ses inévitables contingences, un réel plaisir esthétique constitué par la dénomination des teintes, seusualisme visuo-tactile qui transparaît en maints endroits du roman. Et l’approche des sens ne se limite nullement au voir et au toucher mais couvre l’entièreté de la gamme sensible, l’auditive et l’odorante comprises :

  « Le quinzième quatuor de Beethoven le surprenait par sa puissance, à peine la haute porte entr’ouverte, ainsi que la bouffée d’une agréable et moite chaleur, les odeurs de la cigarette blonde et celle d’un parfum capiteux mélangés à celles de l’huile de lin et de la térébenthine. »

   Les sensations sont si clairement manifestées qu’il s’agit tout simplement d’une érotisation sans fard du monde environnant, dont le cogito pourrait s’énoncer de la manière suivante : « Je désire, donc je suis. » Je désire l’ivresse musicale. Je désire « l’agréable et moite chaleur » dont il n’est nullement besoin de tracer le transparent portrait. Je désire la fragrance du « parfum capiteux », identifié, en cet instant, à un seul être. Je désire les odeurs musquées de la peinture qui sont comme un second instinct pour qui s’éprouve en tant qu’artiste. Je « désire le désir » pour trouver une chute tautologique qui englobe cet univers de l’atelier. Et la polyphonie, la polyrythmie de cette scène sont si étonnantes, si complexes, si intimement imbriquées, qu’il faudrait créer un néologisme du genre « senxualité » pour faire se conjoindre vertige des sens et trouble d’une libido mise à rude épreuve. Se relève-t-on jamais d’un tel événement ?

   Et maintenant, il convient de s’arrêter sur ce long morceau d’anthologie qui mêle, en une seule et même unité, la passion de l’art dont la Muse est l’initiatrice, le Peintre l’officiant et les relations ambiguës de ce couple que d’aucuns jugeraient « illégitime », que les experts reconnaîtraient pour ce qu’elles sont, à savoir la fusion du mystique avec son dieu, de l’alchimiste avec sa pierre philosophale, de l’artiste avec sa toile, cette merveilleuse symbiose qui conduit les amants bien au-delà d’eux-mêmes dans des contrées mystérieuses, ailées, magiques dont, peut-être, jamais ils ne reviennent :

   « Concentrés sur la peinture qu’elle devait absolument finir au plus vite, ils échangèrent longuement des propos, et d’un avis à l’autre, encouragé par Miriam qui ne savait plus comment poursuivre ses reprises, il prit avec un certain plaisir un large pinceau langue de chat, pénétrant à son tour activement dans ce monde nostalgique qui imprégnait si profondément les peintres de la région romande, ne sachant plus, en ce moment de la nuit, s’il s’agissait d’un acte pictural ou amoureux. Si étroitement unis dans cette grisante ambiance passéiste et bourgeoise, ils ne voyaient le temps passer, et après un casse-croûte vers minuit, ils prolongèrent cette peinture à quatre mains jusqu’au matin à cinq heures. Lasse comme après l’amour, Miriam lui proposait de prendre le petit-déjeuner à la maison, comme s’ils étaient devenus en une seule nuit de peinture, un couple en parfaite osmose, oubliant tout ce qui les entourait. »

   Au regard des occurrences au travers desquelles se manifeste la « senxualité », nous ne soulignerons aucun lexique particulier, il faudrait tout mettre en exergue, nous contentant de conclure par ces quelques considérations générales et non définitives, il y aurait tant à dire ! 

   Il nous semble opportun de proposer l’équation suivante, en une manière d’équivalence absolue des termes, des valeurs ontologiques respectives :

 

AMOUR = ART = SENS = IN-FINITUDE

 

Nul Art sans Amour

Nul Amour sans Art

Nul Amour et Art sans Sens

Nul Sens sans Amour et Art

Amour + Art + Sens =

effacement de la finitude humaine.

 

*

 

(Le triptyque de Marcel Dupertuis figurant à l’initiale de ce texte

nous paraît contenir, en sa prose plastique, qui est aussi prose du monde,

cette très étrange « senxualité » dont, nous tous, les Vivants, sommes atteints

en notre chair intime. Nous en éprouvons le subtil foisonnement, la mystérieuse

et jouissive pluralité. Ainsi sommes-nous VIVANTS !

 

 

 

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9 janvier 2020 4 09 /01 /janvier /2020 11:17
La chambre au nord

                                                                            Senza titolo

                                                                               Bronze

                                                                        Marcel Dupertuis

 

*

 

(Libres variations sur le roman « Les Chambres » de Marcel Dupertuis

L’auteur étant Artiste, toute interprétation sera nécessairement relative

 à cette condition qui, partout où un œil discret ne repère que du réel,

celui du peintre et du sculpteur aperçoit de l’art

« Psychanalyse » d’un extrait)

 

***

 

   « Au fond du couloir, la chambre inoccupée depuis bien longtemps se trouvait dans une semi-obscurité, la fenêtre s’ouvrant sur de larges feuilles d’un lierre humide et luisant, léchant les vitres, telle une présence fantasmagorique en pays nordique. On devait passer devant un petit évier en faïence craquelée pour aller vers elle, car S. avait installé un panneau de bois sur des tréteaux, l’indispensable table de travail, parallèle au lit et divisant l’espace, ne laissant la place qu’à deux étroits couloirs, l’un servant de recul pour la peinture posée sur un chevalet de campagne ainsi qu’à l’accès au lit, et l’autre pour entrouvrir la fenêtre ou dessiner à la table, imaginant un modèle étendu sur le lit. »

 

**

 

   L’art, tout art, ne se décèle simplement là, tout au bout d’un clair horizon dans la blancheur de la lumière. Toujours l’art se fait discret, l’art se fait chose innommable qu’il faut tâcher de nommer (mais y réussit-on ?), faille d’ombre qu’il faut porter au jour de l’entendement. Son lieu est, celui, hors du monde habituel, salle de musée où ne filtre qu’une clarté mesurée, le plus souvent habilement dosée par un œil exercé aux subtilités de la mise en scène que l’on nomme aujourd’hui « muséographie ». L’œuvre doit paraître douée d’une infinie liberté, comme si, naissant d’elle-même, elle n’avait nul compte à rendre à quiconque, ni à ses Voyeurs, ni à Celui qui l’a créée et doit, en quelque sorte, demeurer en deuil d’elle, l’exigeante, la plus forte que lui, la plus forte que tout autre, elle qui sort du lieu commun pour gagner l’altitude de la cimaise.    Pour cette raison d’un genre d’inaccessibilité à la fois de l’œuvre, à la fois de l’art, le chemin qui conduit à leur sombre mystère emprunte la voie étrange pareille à celle d’un fond de couloir qui cacherait, en sa mutique présence, ce qui jamais n’est visible, seulement sa manifestation, telle gravure au plein de son encre, telle peinture réduite parfois à une seule teinte, telle sculpture, enroulement sur soi du sens, tel ce bronze patiné « Senza titolo », le bien nommé car l’on ne saurait attribuer de réel prédicat à ce qui ne saurait en recevoir, manière de concept replié sur lui-même, sur l’indicible. Simple touche, fleuret moucheté, approche tactile sans autre motif qu’un frisson ressenti au centre de l’âme.

   Initier le procès d’une œuvre, c’est lui ouvrir le lieu d’une chambre inoccupée, autrement dit lui constituer un espace neuf à partir duquel, en une efflorescence virginale, elle puisse se reconnaître en tant que sa propre singularité. Que deviendrait-elle dans une chambre multiple soumise aux regards qui l’alièneraient avant même qu’elle ne paraisse dans sa forme ébauchée, puis dans sa forme terminale ? Déjà le regard de l’Artiste serait presque de trop, tant la création demande ce sublime clair-obscur que l’Auteur nous propose dans une semi-obscurité aussi rassurante que nécessaire. Le Centenaire Pierre Soulages ne disposait-il un galet devant la porte de son atelier pour signifier qu’une œuvre en train de se faire, ne tolérait nulle visite, nul regard inquisiteur qui auraient brisé le cercle des affinités électives instaurées de Celui-qui-ouvre, à ceci qui est œuvré ? Il y a comme un acte de nature profondément sexuelle qui s’établit de l’Actant à l’acté. Les « Voyeurs » seront pour plus tard lorsque la fièvre retombée, la libido canalisée, l’œuvre se donnera à voir tel le prodige d’une rencontre unique, dont le destin, scellé une fois pour toutes, ne retournera jamais à son état antérieur. Le depuis bien longtemps introduit par le Romancier (de sa propre vie) constitue le signe en direction de cette temporalité qui a été, unique instant si semblable à l’irruption de la semence mâle dans l’ovule qui l’attend afin que, fécondée, quelque chose puisse surgir dans le champ universel des signes.

   Et que dire de la Nature, cette Nature tant imitée par les Anciens, tant décriée par les Modernes dans leur quête du Mouvement Abstrait ? Elle est là, au large de la chambre, sous les espèces d’un lierre humide et luisant, léchant les vitres, acte si proche d’un désir, d’une sensualité, d’un appétit qui seraient à la limite d’une offense, d’une mondéité déplacée. L’œuvre d’art authentique est bien plus proche d’une ascèse que d’agapes entre carabins. Nous voulons ici parler des seuls motifs qui puissent s’installer dans l’intervalle situé entre l’Artiste et son œuvre, à savoir la simplicité, le dénuement, le libre lieu qui seront les assises mêmes de la création, sa pureté, son exigence, son authenticité. Un petit évier en faïence craquelée, n’est-il, ici, l’indication du modeste qui se donne comme la seule présence possible dans le silence de l’atelier, ce dernier consistât-il en une chambre anonyme, de simple facture, à l’écart des turbulences du monde ?

   Face à ce qui va surgir, bien plutôt que d’en appeler au concept, à la ressource intellective pure, il convient de se laisser aller avec confiance à ce que dicte en nous la pensée que nous pouvons qualifier « d’artisanale », bien évidemment à l’écart de toute notion péjorative. Un panneau de bois sur des tréteaux fera office de table sur laquelle tracer esquisses, dessins, sans doute préparer les pigments et broyer les couleurs. Il y a toujours un ressenti intimement sensuel qui relie la main de l’homme à la matière qu’il façonne et met en forme. Voyez le forgeron qui mate un acier porté au rouge. Voyez le potier malaxant sa motte d’argile. Voyez l’ébéniste qui flatte de la paume de la main la peau souple d’un noyer ou les nervures rétives d’un chêne. Être relié est ceci, ne faire qu’un avec ce que l’on façonne afin que, la dualité surmontée, ce morceau de bois, cette pliure de bronze ne vous soient plus étrangers mais fassent partie de vous au même titre que les organes qui vous accompagnent depuis votre naissance.

   L’indispensable table de travail, parallèle au lit et divisant l’espace. Pourrait-on mieux dire le vivant trait d’union qui attache l’Artiste à son univers propre, en quelque sorte son naturel prolongement ? L’espace, cette figure indépassable de notre attachement au monde, consentirions-nous que ce soit l’homme qui décide de sa division alors que cette tâche semble incomber à la seule matière inanimée de la table ? Serait-ce l’homme qui se réifie ou bien la matière qui se spiritualise ? De toute évidence nous avons à retenir la seconde partie de l’énoncé en tant que proposition s’approchant de quelque vérité. Il faut que le lourd devienne léger, que l’opaque se métamorphose en diaphane, que le corps serré consente à s’ouvrir.

   C’est seulement dans cette étrange opération de désubstantialisation que l’art peut trouver le lieu de son effectuation. Et il est heureux que cette mission insigne revienne à la modicité de la table. Investir tel objet de ce pouvoir, c’est tout simplement accorder place à une valeur thaumaturgique de la matière, elle qui s’évanouit pour laisser place, précisément, à de l’invisible. La matière ne serait-elle nullement investie de cette puissance, comment donc pourrait-on expliquer qu’une huile ou une gouache, un fer, un plâtre, une terre soient à même de constituer le tremplin des essences qu’ils libèrent dans la figuration artistique ? C’est certes une étrange alchimie, inexplicable, obscure, mais contentons-nous de constater la quintessence à défaut de pouvoir l’expliquer.

   Quant aux deux étroits couloirs, n’indiquent-ils cette condensation de l’espace qui résulte de la confiance, de la proximité de l’Artiste auprès de ce qu’il transforme et fonde, pour la première fois, parmi le peuple prolixe et indistincts des étants ?  Oui, paradoxalement, « étroitesse » se livre tel ses antonymes, « ampleur », « vastité », « déploiement ». car c’est bien d’une « étroitesse », du motif indigent du départ, peut-être le simple trait sur une feuille, la courbe d’une ficelle, l’ombre projetée sur un mur que croîtra la promise à son être, cette forme artistique qui est, à elle-même, son propre avenir. Et que nous disent ces singuliers couloirs ? D’abord que l’un sert de recul pour la peinture posée sur un chevalet de campagne. Que l’un est donc entièrement et uniquement voué à l’œuvre picturale dont il s’agit d’estimer l’état d’avancement à l’aune d’un recul. Spatial en première instance. Temporel en seconde car nul ne peut douter que dans cet acte de jugement oculaire l’Artiste ne fasse défiler, sur la sombre paroi de son inconscient, à la manière de la Caverne Platonicienne, tous les artefacts, les essaims d’images, les siennes et celles de ses prédécesseurs, Maîtres illustres, qui peuplent nécessairement l’horizon de son souci. Et la précision qui suit, ainsi qu’à l’accès au lit, doit être prise « au pied de la lettre », si ceci peut se dire, estimée à sa juste valeur à l’aune de la proximité qui est établie entre peinture et lit. Ceci  énoncé différemment : entre création artistique et sexualité. En effet, on ne peut innocemment associer la toile au lit sans que ne vienne à l’esprit du lecteur cette libidinale relation qui, certes, n’est nullement un fait nouveau mais qui, ici, est mise en lumière au gré de cette confluence de l’ouvrage à porter au jour et de la couche dont cet ouvrage paraît la nécessaire résultante.

   Ecoutons Léo Steinberg à propos des « Demoiselles d’Avignon » : « Ce tableau est tout entier une métaphore sexuelle. Picasso aura usé de tout son art pour en articuler l'érotique. Forme explosive et contenu érotique deviennent réciproquement métaphores l'un de l'autre. Pour Picasso, peindre et faire l'amour c'est la même chose. » (C’est nous qui soulignons). Pouvons-nous appliquer cette vigoureuse assertion à l’œuvre de Marcel Dupertuis et au roman qui en est, en quelque sorte, l’ombre portée ? Nous le croyons. S’il n’en était ainsi il faudrait reporter son écriture juxtaposant lit et peinture à l’expression d’un lapsus. Mais on le sait bien, depuis au moins l’invention de la psychanalyse, le lapsus est plus vif que la parole vive, en un mot il en est le substitut pour la simple raison qu’il est plus proche d’une vérité qui n’en devient que plus réelle au motif de sa dissimulation, ainsi se montre-t-elle sans apprêt, toute nue, ce qui est bien le propre de toute vérité. Et qui donc oserait nous contredire, prétextant une interprétation fallacieuse, alors que la touche finale de cet extrait nous livre son Auteur imaginant un modèle étendu sur le lit ? Il faudrait être vraiment de mauvaise foi ou bien dépourvu du sens commun, lequel, en toute parole, décèle souvent bien plus qu’elle n’a voulu dire.

   Le commentaire de ce texte placé à l’incipit du roman trouvera ici sa chute, sur cette note amoureuse qu’entendent aussi bien les amateurs d’art, les esthètes en tous genres que l’ordinaire des mortels. Tous s’endorment y pensant, se réveillent de même. L’intervalle n’étant qu’une identique sourdine dont, à l’état de veille, ils n’osent évoquer le contenu pour de nobles motifs de pudeur.

Lisez donc « Les Chambres »,

cela ne parle que de cela,

de l’amour de la vie,

de l’amour de l’art,

de l’amour des femmes.

Y aurait-il plus beau dessein

pour l’humaine condition ?

 

 

 

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2 janvier 2020 4 02 /01 /janvier /2020 09:50
 Le roman d’une Veuve Noire

                           Œuvre : Barbara Kroll

 

***

 

 

« L’aube d’une absence », avais-je pensé, vous apercevant dans le demi-deuil de cette terrasse ombreuse. C’était curieux cette forme de vous que vous adressiez au monde. Jamais, dans ma vie semée d’aventures, je n’avais vu pareille esquisse si proche de la disparition. La lumière n’était nullement lumière mais traînée fuligineuse, sans doute semblable à ces « Ames mortes », à cette sombre représentation de l’enfer existentiel décrit par Gogol. Etiez-vous réellement en enfer ? Pour quel péché, quelle faute que vous ne sembliez pouvoir expier ? Mon âme romantique eut tôt fait de dresser à votre intention une haute dramaturgie. Vous ne pouviez être qu’en proie au doute, au questionnement sans fin, peut-être abandonnée par votre Amant, manière de feuille morte bousculée par le vent.

   C’était surtout votre immobilité qui m’atteignait, comme si l’espace soudain étréci vous avait enveloppée dans une étroite tunique, une camisole pour tout dire, votre destin paraissant figé dans une manifeste impossibilité de vous affranchir de sa pesante diction. Tout autour de vous, rien ne pouvait figurer que le vide. Je pensais alors, d’une manière métaphorique, à ces taches d’huile irisées qui chassent au loin tout liquide, toute eau voulant s’inscrire dans leur mystérieux domaine. Aussi, à l’image de deux aimants de pôles identiques qui créent un irrépressible champ de répulsion. Tout le contraire de ces fameuses « affinités électives » qui rapprochent étrangement les êtres à leur insu, sans qu’aucune hypothèse rationnelle ne puisse se déduire de cette attraction passionnée. Une pure effervescence de deux cheminements appelés à confluer, à ne plus connaître leurs propres limites, à se fondre l’un dans l’autre comme s’il en avait été décidé ainsi de toute éternité.

   L’espace n’était nullement l’espace. Cloué qu’il était en ce lieu d’étonnante sidération. Une intime et profonde réflexion m’invitait à me tenir sur mes gardes, à ne nullement franchir la limite de votre domaine comme si un invisible magnétisme m’eût soudain placé sous votre domination sans qu’il me fût possible de jamais m’en affranchir. Et, du reste, tous mes essais de rationalisation, de logique, échouaient au rivage du cercle dans lequel vous étiez confinée. Insecte pris dans son bloc de résine, vous n’offriez au monde que cette forme glacée, hors de toute vision ordinaire, pareille à ces origamis japonais, pliure d’une figure de soi sur soi jusqu’au terme d’une déconcertante incompréhension. C’était bien ceci, vous étiez un genre de barbacane à l’angle de quelque forteresse, une tour ronde dont on aurait occlus les fines meurtrières, il ne demeurait que cette sourde puissance, cette énergie interne dont, parfois, je devinais l’impatience, comme un murmure qui enflait et devait se presser tout au bord de votre peau sans pouvoir en franchir l’écran opaque, sans doute douloureux. Nul n’aurait pu demeurer en cet état d’affliction qu’au risque de sa propre perte. En raison de ceci, je vous croyais personnage de fiction, un de ceux qu’à longueur de journée distillait mon cerveau embrumé, ce réseau illisible, y compris pour ma propre pensée.

   Mais n’étais-je en train de bâtir, de toutes pièces, une scène dont les tréteaux de fragile constitution ne pourraient longtemps soutenir l’épreuve à laquelle ils étaient soumis ? Il faut dire, mon champ de vision était si étréci et quoique m’étant hissé sur une chaise, la perspective que m’offrait la tabatière débordant à peine du toit, infligeait à mes yeux l’image d’un paysage tronqué, pareil à ces décors en trompe-l’œil d’un théâtre de chambre. Tout au plus s’agissait-il d’une réalité fragmentée, laquelle, chacun le sait, ouvre tout grand les portes de l’imaginaire et des fantasmes qui en sont les habituelles fascinations. Cependant, afin de rétablir en moi quelque sérénité et créer les conditions d’une vision plus apaisée, sinon exacte des choses, j’avais regagné ma table de travail dans ce galetas éclairé d’un jour sévère. Pour mon séjour à C., je n’avais guère trouvé à me loger que dans cette sorte de mansarde, certes poétique et rêveuse, mais refermée sur l’habituel spectacle du monde.

   Chaque jour qui passait me voyait penché sur le clavier de ma machine, gravant dans le papier, à coups répétés de fins caractères, une histoire qui semblait plutôt dépendre d’un simple hasard que d’une volonté qui aurait été mienne, soutenue par la nécessité de quelque raison. Comme au sein d’un somptueux mystère, les mots se déposaient sur la page blanche un peu à la façon dont un grésil voltige dans le blizzard ne sachant ni le lieu de sa provenance, ni celui de son étonnant périple, pas plus que de sa fin, sans doute une chute dans quelque ornière vêtue de rien. Autrement dit mon existence, ici, sous les toits emplis de brume, ressemblait davantage aux rivages incertains d’un songe qu’à l’accomplissement d’une tâche inscrite dans le chiffre impérieux du destin. Je dois avouer, j’aimais cette manière de subtil flottement, entre deux airs, entre deux eaux, ne sachant, à vrai dire, quelle terre recevrait l’empreinte de mes pas et si même, un jour improbable, il m’était donné de fouler cette argile dont mes pieds ne conservaient même plus le souvenir, juste une lointaine saveur perdue dans l’antique corridor de la mémoire.

   Mais que je vous dise, vous l’Enigmatique, vous l’Etrangère, vous la Mystérieuse, je crois bien que je commence à cerner vos traits, à deviner vos manigances, à saisir les desseins que vous poursuivez tout en feignant de paraître cette Touriste égarée attendant sur le quai de quelque gare le train qui la conduira en direction de son curieux et complexe futur. Mais, bien plutôt que de développer un discours allusif, elliptique, laissez-moi donc vous dire qui vous êtes, comment votre présence s’adresse à moi sur un mode que je pourrais qualifier de « fantastique », tant votre conduite tutoie le bizarre, l’inconséquent, le paradoxal. Voyez bien ceci : je suis assis derrière la table qui supporte ma machine à écrire, un cercle de lumière nappe les feuilles couleur de neige, les feuilles semées de fins signes noirs, tels des insectes portant dans leur logis les brindilles amassées. Parfois ma vue se trouble-t-elle de fixer ces minces errances, ces bribes de mots qui dessinent une curieuse Tour de Babel typographique.

   Maintenant, dans une manière de déplacement subreptice, à peine la translation d’une lame d’air dans le silence d’un corridor, vous voici derrière moi, je sens la vibration de votre corps, je devine la froideur de votre haleine, je perçois le moindre de vos mouvements, à la façon dont l’araignée est alertée de la présence d’un insecte pris dans les mailles de sa toile. Alors que je venais tout juste de taper, sur ma Remington, la phrase suivante :

   « Magda, au faîte de sa jouissance, exaltée du plein et beau sentiment d’exister, lissait sa peau souple du plat de sa main soyeuse, s’étirait longuement dans le jour qui naissait, trouvait mille raisons de se réjouir de qui elle était, de vivre intensément chaque instant qui passait, de transformer toute chose, fût-elle infime, en un événement hors du commun qui, désormais, métamorphoserait sa vie en un pur éclat, soleil d’une gemme dans la nuit du monde ».

   Alors donc que je m’apprêtais à inscrire quelque autre sentiment d’exaltation et de bonheur simple éprouvés par mon Héroïne, je te vis approcher, vêtue de cette sombre robe à carreaux verts et noirs, on aurait dit un vitrail ancien, je te vis encore poser tes mains jaunes aux longs doigts, des serres pareilles à celles des rapaces de haut vol, les ongles peints de rouge rubis, éclats de sang dans la pénombre de ma « garçonnière », poser tes doigts sur mes poignets afin d’en immobiliser la course, je ne pouvais plus frapper quelque signe que ce soit, je vis le compas de tes jambes s’ouvrir grandement, enserrer le contour de ma taille, ta robe s’écartant, j’apercevais la broussaille de ton sexe, j’y devinais tes lèvres humides et désirantes - Magda était bien loin, perdue dans sa mer de signes -, je vis l’antre de ton plaisir pris de sombres et étranges convulsions, tu ne disais mot, tes gestes suffisaient à te décrire telle celle que tu étais, cette Ombre habitant le clair-obscur des choses, peut-être leur unique émanation, à peine une vibration à l’entour du silence, je te vis saisissant ce verre d’absinthe jaune, couleur de soufre, je te vis y tremper le double arc de tes lèvres - était-il mauve, ou bien n’était-ce qu’un reflet, la teinte d’une éternelle affliction ? -, je te vis boire longuement ton breuvage, m’invitant à imiter ta libation, je vis, sur ma table transformée en guéridon pareil à une chair épanouie, un étui à cigarettes ouvert que jouxtait une boîte d’allumettes, tu saisis entre les brindilles raides de tes doigts une longue « Bridge » au filtre de liège que tu allumas, tirant de son tabac odorant de souples volutes de fumée, nous fumions alternativement et mes lèvres rejoignaient les tiennes, au travers de l’empreinte de ton rouge posé sur le mince cylindre de papier, je te vis entière ou presque, je vis le gouffre béant de ton sexe, tumeur arachnide, peut-être Damon Diadema au corps plat et triangulaire, peut-être Argiope Bruennichi à l’abdomen rayé de jaune et de noir, je te vis dans l’entièreté de ta monstruosité, incapable de faire le moindre geste pour me soustraire à ta gluante emprise.

Je pensais à Magda, à l’une de ses répliques les plus « brillantes » dans le livre que j’écrivais : « Les femmes te tueront, ce sera le prix de ta fascination pour les Veuves Noires ».

   En effet, mon Héros de papier était dans une quête permanente, quasi-obsessionnelle de ces femmes d’âge mûr, mais encore pleines de charmes, pleines d’attraits, ces femmes d’expérience qui font de leur sombre désir un violon d’Ingres, de leur rubescent plaisir une manière d’œuvre d’art. Boris, en effet, hantait les salles glauques des casinos où ces Belles jouaient à la roulette, comme elles jouaient leurs propres vies, misant tout sur le Rouge (l’Amour) ou bien le Noir (la Mort) car ces « Belles de nuit » étaient à la recherche d’un absolu qui les comblât, ce à quoi n’avaient pu les conduire leurs défunts maris. Plus d’une avait été soupçonnée, soit d’avoir fait ingurgiter une boisson léthale à son ancien compagnon, soit de l’avoir précipité dans le vide, lorsque, tel « Le Voyageur contemplant une mer de nuages », distrait du monde et des choses, il devenait soudain si facile, à l’aune d’une simple impulsion de l’index, de le conduire à trépas. Invariablement toutes les enquêtes avaient conclu à des empoisonnements volontaires des victimes, un suicide donc, ou à un vertige fatal qui aurait attiré sa proie, car en plus d’un vice fiché au plein du corps, ces Aventurières étaient douées d’une intelligence hors du commun.    

   Cette faculté tout entière, elles la destinaient à l’accomplissement de leur vice qui, somme toute, n’était que l’envers de leur vertu, de leur piété car, il n’était nullement rare qu’au détour de quelque forfait sanglant, ces Pieuses Destinées n’allassent prier dans quelque église ou sanctuaire à l’ombre desquels elles faisaient pénitence, leur acte de contrition le plus habituel consistant, dans le silence du lieu, à boire de longues rasades de Chartreuse ou bien à feuilleter quelque revue coquine où elles prélevaient les détails scénographiques dont elles s’inspireraient afin d’honorer dignement leu prochain martyr.

   Je te vis, mais te voyais-je encore, seulement le tour bleu de tes lèvres qui ressemblait étrangement aux plis ourlés de ta vulve, je te vis donc habitée d’un sourire qui en disait long sur la qualité de ta pulpeuse jouissance, tes chairs s’animaient d’étranges convulsions, ton regard de braise me touchait en plein cœur, je me débattais dans ton antre libidineux mais plus je m’agitais, plus je sombrais en de ténébreuses conques abyssales. Il y avait comme de curieux et doucereux flagelles qui butinaient mon corps, parfois je sentais la succion insistance d’une ventouse, parfois l’enroulement, autour de mon sexe, de filaments que j’imaginais être ceux d’une maléfique hydre commise à ma fin. J’avais beau me débattre, essayer de crier, les sons de ma voix, comme dans les mauvais rêves, éclataient sur mes lèvres telles de risibles bulles crevant l’eau lourde des marais.

   Oh, oui, alors, ma Geôlière devait bien s’amuser, se repaître de mon désarroi, jouir pleinement de la puissance terrible qu’elle déployait à mon encontre. Je me savais en sursis, mais, comme tout condamné à mort, tant que ma tête reposait sur le billot, qu’elle n’était pas tranchée, j’espérais quelque miracle qui m’ôterait des griffes de mon bourreau. Conservant encore un brin de lucidité, je me demandais pourquoi « bourreau » était du genre masculin. En l’occurrence le féminin remplissait son office à merveille. Je m’enfonçais doucement dans la grotte primitive, éprouvais des sensations évidemment inverses à celles ressenties par un nouveau-né. Je retournais à un lieu originel qui, peut-être, me dirait son mystère. Ce serait la contrepartie des douleurs qui m’étaient infligées.

   Bien près de disparaître de la surface du monde et des choses, dans un ultime élan d’énergie, pensant sauver ma peau du désastre, je m’entendis articuler haut et distinctement cette tragique supplique :

« Magda, je t’en prie, tire-moi donc de ce mauvais pas. Je te le rendrai au centuple ».

   Au-dessus du gouffre qui me retenait prisonnier, le visage hilare de Magda m’apparut, armé d’un sourire grinçant :

   « Boris, je te l’avais toujours dit que les femmes te perdraient. C’est bien toi, écrivain indigent qui m’as métamorphosée en Veuve Noire, le seul destin que tu aies remis entre mes mains tel le plus précieux des dons. Boris, ta fin est venue avant même que tu ne mettes un point final à ton roman. Le titre que tu cherchais vainement, le long de tes nuits blanches, le voici, je te l’offre en guise de viatique : « Douce sera ma mort ». Oui, Boris, tu as joué, tu as perdu ! Je fleurirai ta tombe au Père Lachaise. Un bouquet d’immortelles, Boris. D’immortelles, m’entends-tu ? »

 

 

 

 

 

 

 

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28 décembre 2019 6 28 /12 /décembre /2019 10:02
Ce monde qui nous regarde

                       Photographie : André Maynet

 

***

 

 

Ce monde qui nous regarde.

 Oui, CE MONDE !

Tout être en soi est

UN UNIVERS.

Une planète, oui,

une constellation d’étoiles.

Tout ceci à la fois

et encore un nombre illisible

de choses.

Nulle existence ne suffirait

à en tracer le mystérieux événement.

Nous les Hommes,

sommes des dormeurs debout,

d’étranges congères prises

dans le froid polaire.

Nous, les Hommes,

sommes des aveugles

aux mains qui tremblent.

Nous avançons

sur un chemin de crête

sans bien percevoir

les bonheurs, les joies

de l’adret,

mais aussi les chagrins,

les tristesses qui habitent

l’ubac.

 

Nous sommes des êtres

en partage

 et notre face est solaire

qui brille

et notre face est lunaire

qui s’efface

et plonge dans le mortel abîme

de la nuit.

Nous sommes des êtres

du voilement,

de l’éclatement,

de la diaspora.

Nos fragments sont épars

dont parfois

nous retrouvons

 quelques tessons,

ici sur le visage

d’un paysage connu,

là sur la nuque de porcelaine

d’une femme,

 là encore sur la clarté

d’une photographie

 qui se nomme réminiscence

et nous fait somnambules

de nos vies,

entre sommeil et éveil,

dans une manière

d’étrange léthargie

qui nous porte aux limites

de notre condition.

 

Il s’en serait fallu de peu

que nous ne nous prissions pour

« Des séraphins en pleurs Rêvant,

l'archet aux doigts »

dans une étrange

Apparition mallarméenne.

Eternellement, nous serons

 des êtres du songe,

des fumeurs de peyotl,

des buveurs d’absinthe.

Nous vivons en Poètes

et ne le savons pas.

Comment vivre en prose

parmi tous les malheurs

du monde ?

De si funestes images

en zèbrent à l’envi

 la chair dolente.

C’est une gageure

que de vivre

 en lisière de soi

et de n’en être point alerté.

Nous sommes en orbite

sur les effusions de notre aura,

comme si nous craignions

de rejoindre le plein

de notre conscience.

Une lame nous traverse,

une schize incise en nous

deux territoires :

l’un de glaise lourde,

de limon ombreux,

l’autre de rivières célestes

aux reflets de diamants.

Tantôt Matière,

tantôt Esprit,

nous naviguons à l’estime

parmi les écueils du jour,

les pliures des vents,

parfois les scintillements

qui font de nos yeux

des gemmes infinies.

 

Faisant ceci,

nous ne nous rencontrons

jamais,

ne croisons que des ombres

car nous vivons sur le mode

de la soif que jamais

nous n’étanchons,

de la faim qui, jamais,

ne parvient à satiété.

Il nous faut ouvrir les yeux,

les porter

 là où un monde se donne

comme la clé

de notre complétude.

 

Un boqueteau est levé

dans le ciel.

Le ciel est un souple camaïeu,

un subtil assemblage

de rose-thé et de myosotis.

 Une ampoule est vissée

au ciel.

On aperçoit son capot

de tôle noire,

le globe laiteux

de la lumière,

une pureté venant à nous

dans l’orbe du silence.

Ce monde qui nous regarde

EST LÀ

avec sa charge de sens,

avec ses bras couverts

d’encens et de myrrhe,

 avec les dons précieux

qu’il nous destine.

Un linge blanc festonne une table,

découpe un beau rectangle de lumière

parmi l’indécision des choses.

Deux sièges vides.

Attendent-ils deux Amants

 en quête de l’Autre,

d’eux-mêmes ?

Toujours il s’agit

d’emplissement,

deux êtres s’assemblant

en LUNIQUE.

Y aurait-il plus belle scène

que celle-ci ?

 

Emergeant à peine

d’un néant d’ombre,

ELLE qui vient à nous.

ELLE qui vient à ELLE.

Toujours mouvement en écho,

redoublement de l’être

que l’Amour assemble

comme pour des noces

célestes.

ELLE au visage blanc,

si doux, si effacé.

 

Effacement qui dit plus

que toute parole.

Signes du visage

à peine figurés,

 juste une touche,

 juste le glissement

d’une intuition.

Blancs aussi les bras.

 Jointives les mains,

on penserait à une prière

ou bien à la protection

de l’intime.

Une longue vêture noire

où se perdent les jambes.

Immobilité statuaire.

A quoi servirait-il de marcher

 lorsque la beauté est antiquaire

comme chez les anciens Grecs

qui l’ont inventée ?

Forme indépassable.

Forme en tant que Forme.

Essence parvenue

au faîte de sa parution.

 

Ce monde qui nous regarde

et nous confirme

comme étant présents

dans la toile de notre peau,

qu’attendons-nous

pour le connaître,

pour en entonner l’hymne,

pour réciter quelque louange

tressée d’air et d’eau lustrale ?

 Nous pourrions renaître de ceci

et devenir pareils à

un sillage de comètes

dans la plaine libre

du ciel.

Oui, nous le pourrions !

 

 

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24 décembre 2019 2 24 /12 /décembre /2019 11:02
Passages simplement (Partie 2).

                       Oeuvre : Barbara Kroll

 

***

Oui, la pièce « est vide et blanche »

 et c’est cela même que vous prenez

 pour votre esprit qui, sans doute,

en a effacé la perspective existentielle ?

. Pouvez-vous, au moins,

supporter votre charge de Néant,

nullement vous dire Mortel

puisque votre existence

est encore plus réduite

que peau de chagrin ?

Que votre hypothétique vie

est tissée de Charybde,

ouvragée de Scylla.

 

 Exister, pour vous,

c’est endosser

cette dimension abyssale

au terme de laquelle

 vous ne pourrez découvrir

votre esquisse

 qu’à l’aune de l’intervalle,

qu’à la hauteur de la faille,

qu’à l’altitude du vertige.

Mais laissez-moi vous dire -

bien sûr vous ne pouvez m’entendre,

 mais quiconque parle et même s’égosille

ne fait commerce qu’avec le Néant,

tout au plus est-il ce bizarre ventriloque

dont les borborygmes ne façonnent

 que l’envers opaque

 d’une étique anatomie -,

donc laissez-moi vous dire

 comment je vous vois

et, ici, je consens à vous attribuer

quelque semblant de réalité

le temps de bâtir une rapide scène,

de dresser les tréteaux sur lesquels,

un instant seulement,

vous allez agiter votre corps

de pantomime,

votre silhouette d’acteur

de la commedia dell’arte :

sur un fond infiniment crayeux,

blême telle la Camarde,

on devine vos formes affligées

de Pénitents en méditation,

comme si la prière allait vous sauver

de l’Enfer,

des Autres

et de Vous

en dernière instance.

 

Mais vous savez que rien n’y fera,

que vous serez toujours

dans les coulisses,

 peut-être dans le trou du souffleur

ou bien logé au plus haut des cintres

regardant de vos yeux vides

 les pauvres hères,

les tristes emblèmes d’une vie

qui n’existe pas.

 Vous avez beau vous donner

des allures de dandy à la Baudelaire,

mimer quelque poème

des « Fleurs du mal »,

vous ne sortirez nullement

de l’ombre qui vous endeuille

 alors que vous n’êtes même pas nés,

nullement arrivés au premier signe

qui aurait pu manifester votre aube.

Vous n’êtes qu’un éternel couchant,

 un astre mort -

oui, tout comme moi, il va de soi -,

 un genre de choucas qui bâille aux corneilles

et n’en reçoit que le triste coassement

venu du plus loin d’outre-vie.

 

Quelqu’un aurait-il connu l’aventure

 d’un règne sur Terre,

 fût-il aussi prompt que l’éclair,

 aurait pu vous envisager ainsi :

forme double,

comme en écho,

genre de mirage d’astigmate,

à peine tremblement

sur la vitre dépolie de la sclérotique,

 pitoyable affabulation se prenant

pour l’Académie-en-personne,

spectre d’un passé révolu et amnésique,

chimère ayant perdu ses attributs mythiques,

simulacre cavernicole hantant

quelque phantasme platonicien.

 

Oui, vous êtes sans être,

vivez sans vivre,

existez sans exister.

Et ne croyez nullement

que le canapé fantoche

sur lequel vous êtes censé

 faire croître votre être nous abuse,

 non plus que le guéridon

- une table tournante ? -,

qui nous fait face ne délimite

quelque contour que ce soit.

Le Vide a-t-il des limites,

le Néant une enceinte,

le Rien des bordures,

la Déréliction une assise,

 la Folie une Raison ?

Allons, vous voyez bien

que vous n’êtes

qu’intervalle

entre deux mots ;

silence

au mitan de la voix ;

césure

du poème ;

élan pour le saut ;

apnée pour le souffle ;

 mouvement suspendu

de la diastole à la systole ;

point mort du balancier ;

point fixe dans le geste d’amour ;

espace entre cloche et marteau ;

 arpège arrêté du grave à l’aigu ;

 lumière au creux de la lourde matière ;

écart de l’Amant à l’Amante ;

 entracte, les acteurs se repoudrent ;

 pointes de danseuse dans le suspens du ballet.

 

Vous n’êtes

que PASSAGE,

oui, PASSAGE,

alors comment pourrait-on

vous fixer dans une existence,

elle qui fuit

au-devant de vous,

en arrière de vous,

 sans souci de qui l’a précédée,

de qui la suivra,

 elle qui s’évanouit constamment

dans ces mains que nous n’avons pas,

 que nous hallucinons,

alors que d’invisibles résilles de gouttes

chutent du bois sec de nos doigts

sans qu’on puisse, en quoi que ce soit,

en goûter la saveur,

en retenir cette pluie

 pareille à un sanglot.

 

Vous n’existez pas et pourtant,

sans vous,

les PASSANTS

comment saisiront-on

 ce qui est

ou feint de l’être ?

Sans PASSAGES

 et PASSANTS,

tout ne serait qu’illisible continuum

dans le chaos du Monde !

PASSAGES SIMPLEMENT

et pourtant si BEAUX !

Peut-être CE QUI EST,

n’est-il QUE CECI :

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24 décembre 2019 2 24 /12 /décembre /2019 10:55
Passages, simplement (Partie 1).

                       Œuvre : Barbara Kroll

 

***

 

 

La pièce est blanche,

hallucinée de blancheur.

On la croirait vide

ou bien située

dans quelque inaccessible éther.

La pièce est vide,

 cliniquement vide.

La pièce n’est nullement habitée

 et son essence même est invisible.

Sa propre nature est si loin,

bien au-delà d’humaines espérances,

bien au-delà des catégories

au gré desquelles nous nous orientons.

 

Ici, mais peut-on dire « ici ? »,

l’espace est réduit

à son illisible épaisseur.

Il est pareil à l’éclosion,

au bord du jour,

d’un bouton de rose

qui ne connaîtrait

ni son centre,

ni sa périphérie.

 

Maintenant,

 mais peut-on dire

« maintenant ? »,

 le temps est aussi mince

que l’aile de cristal de la libellule

et se confond avec ce point fixe,

 loin, très loin

dans le corridor immense

de la galaxie.

La pièce n’est pièce

 que parce que nous la nommons.

Cessons toute parole

 et la pièce disparaît

comme si elle était atteinte

 d’une maladie honteuse,

peut-être de la peste

dont on entendrait

 l’effrayant bruit de crécelle,

cette anonyme frayeur se vêtant

des oripeaux de la Mort.

 

La pièce,

 mais est-ce seulement

une pièce,

 savoir un lieu abritant

des hommes et des femmes ?

Un foyer, un lieu d’Amour

avec ses ribambelles de joie

et ses clairs éclats de rire.

Pensant au rire,

au simple motif de lèvres

en modelant les harmoniques,

 nous sommes comme transi,

 insecte volubile que, soudain,

quelque entomologiste cruel

 aurait cloué sur sa planche,

nous laissant pour l’éternité

au silence.

 

Regardant ce qui n’est à l’évidence

Rien,

on se prend à douter de soi.

On déplie ses ailes

ou bien ses membranes,

on étire son corps de filasse,

on fait craquer ses jointures,

on fait bouger doucement

les pièces de son buccinateur

 et, en lieu et place de mots,

 seulement une manière

de résine blanche

qui fait penser

à la liqueur séminale

qui attendrait le dépliement

de son réceptacle.

 

Ô pièce qui fais penser

 à la terrible métamorphose

du vivant,

que ne viens-tu à moi

avec des habits de fête,

jouant de la guimbarde,

agitant osselets et cymbales,

suppliant le jour de m’illuminer

 de l’intérieur ?

On m’avait dit l’existence

 farouche

mais, à cette amplitude,

jamais je n’en aurais pu former l’image,

jamais tresser le moindre mot

qui l’eût fait tenir debout.

 

« Existence est un délabrement pervers »,

m’avait dit un Sceptique,

qu’aussitôt un Epicurien avait transformé en :

« Plaisirs de bouche et jouissance de la chair,

voici les deux pieds sur lesquels nous dansons ».

Alors qui croire dans ce pas de deux

qui dit une fois

le bonheur,

 la félicité,

une fois leur contraire,

 la tristesse,

 la mélancolie ?

 

Voyez-vous, je ne sais vraiment

qui je suis.

Peut-être une simple vermine

à l’image d’un Grégor Samsa avec

« un ventre brun en forme de voûte

divisé par des nervures arquées » ?

Comment pourrais-je le savoir,

éprouver les contours de mon être puisque,

confronté au Rien du Néant,

je suis Néant-Rien moi-même.

Voyez-vous combien il est terrible

de n’avoir même pas de nom,

 bien plus terrible encore

que de ne disposer

ni d’une adresse,

 ni d’une maison

qui y correspondraient.

 

Mais approchez donc,

écoutez le bruit du silence

parmi mes élytres d’amadou,

 voyez donc ma transparence,

elle n’est que le reflet de la vôtre.

Croiriez-vous exister, par hasard ?

Auriez-vous le toupet

de dire comme le René :

 « Je pense, donc je suis » ?

Auriez-vous l’audace

 d’éprouver le doute

qui vous confirmerait

 tel l’existant promis à un bel avenir ?

Architecte, pourquoi pas,

ou bien Médecin ?

Architecte du Vide, certes !

Médecin des Absents, certes !

Mais auriez-vous la mortelle suffisance

de tracer de vous un autoportrait

avec tête, buste, bras et jambes,

puis quoi encore ?,

alors que vous n’êtes

qu’une guenille

 traversée de vent,

qu’un épouvantail soucieux de ne faire peur

qu’à votre irrémissible inconséquence.

 « La pièce est vide et blanche », dites-vous,

empruntant mes propres paroles.

 Mais il n’en peut-être qu’ainsi,

Vous-Moi,

une seule et même irréalité

flottant dans le vêtement

taillé infiniment grand

de l’aporie.

 

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18 décembre 2019 3 18 /12 /décembre /2019 09:39
Ceci et plus rien

                       Fleur de sel : entre mer et ciel -02-

                             Photographie : Hervé Baïs

 

***

 

 

   Parfois faut-il se détacher du réel, l’oublier, le remiser en quelque endroit de soi dont même la conscience n’est nullement informée. Ce pourrait être dans une manière de non-lieu, de site inaccessible aux sens, de monde étrange sis au carrefour des brumes, à la pliure des songes.

 

Imaginez seulement ceci.

 

Le ciel n’est pas le ciel,

seulement une pensée

qui volerait haut

dans le pur mystère

du non-advenu.

 

   Certes on peut en parler, mais juste du bout des lèvres, genre d’effleurement s’épuisant à même son essai de diction. Ce noir plénier, quel est-il sinon le suaire de la nuit qui ne s’est nullement effacé ? Donc la nuit mutique qui soude le jour à sa propre stupeur. Et cette effusion boréale en forme de nuage, d’où vient-elle, de quel étrange ailleurs dont nous ne percevons qu’un vol irisé ivre de sa foncière retenue ? Et cette bande plus claire entre argent et plomb, n’est-elle la survivance de quelque souvenir lointain, peut-être échappé de l’enfance ?

  

La terre n’est pas la terre,

 

   elle est seulement une bande de graphite, un trait de crayon séparant le clair de l’obscur dans une esquisse posée sur le blanc de la feuille. Sa présence est si discrète, ineffable, elle a perdu sa consistance lourde de glaise, elle n’est plus ce limon dont, autrefois, nous aimions apprécier la consistance mousseuse, y plongeant nos mains comme dans un bain d’argile régénératrice.

 

L’eau n’est pas l’eau,

 

   elle est miroir de platine étincelant, lame de glace sur laquelle glisse infiniment la belle et unique clarté.

 

Lumière n’est pas lumière,

 

   elle est principe souverain de présence, elle vit d’elle-même au centre de soi, n’a nul besoin d’être créée, existe de toute éternité. Son être se ressource à l’infini au gré d’une naissance toujours recommencée. N’a ni début, ni fin, ni temps ni espace, seulement cette parole fixe qui chante aux confins du monde.  

  

Donc, ni ciel, ni terre,

ni eau, ni lumière.

Quoi donc alors ?

Ceci et plus rien ?

Non, ceci et TOUT.

Cette image est

image de totalité.

 

   Elle déborde le cadre d’une simple présence, elle outrepasse toute détermination qui la confinerait en quelque endroit, elle s’exonère de toute effectivité, elle n’est nullement enchaînement de causes et de conséquences faisant droit au souverain principe de Raison. Elle est libre de soi, elle n’appelle rien, ne demande rien, vit de sa propre substance indicible. Serait-elle affiliée à quelque fondement, qu’il ne pourrait s’agir que de celui naissant au gré de

 

nos intuitions les plus intimes.

  

L’intuition, faute de pouvoir être définie, se reliera à de libres  métaphores

 

eau de source,

vent sur l’illisible crète de la canopée,

bulles éclatant dans le silence

de la mangrove,

fuite du sable sur l’épaule

des dunes au plein du vaste désert.

  

   C’est, face à cette pure beauté, sans doute le sans-parole qui nous saisira et emplira notre être d’une félicité sans limite. Regardant l’illimité, nous deviendrons illimités nous-mêmes, flottant dans ce genre d’étrange corps-esprit se déployant au sein du merveilleux cosmos. La force de cette photographie est de rayonner et de nous soustraire, en quelque sorte, à tout effet de pesanteur. Jusqu’alors nous étions terrestres, soumis aux lois de la gravitation, voici que nous abandonnons notre sphère de ballon captif pour gagner la libre circulation des espaces infinis. Notre vue devient panoptique, embrassant d’un seul mouvement cet univers qui, jusqu’ici, se refusait à nous, ne délivrait son être qu’au travers d’une étroite meurtrière. Sublime métamorphose du phénomène optique, subite translation du rien de la myose au tout de la mydriase. Et cette vue se décuple et embrasse ce qui, d’ordinaire, se réfugiait dans le non-dit, le secret, le pli de terre, le refus du nuage, la perte de la lumière, l’occlusion du réel. Dilatation, ouverture, manifestation des choses en leur énergie la plus définitive, en leur insoupçonnée puissance.

 

Ici se dit, de la plus belle manière,

le processus d’essentialisation

qui traverse la matière,

la féconde,

la rend transparente

 tel le cristal,

 légère telle l’écume,

lisible tel le poème

sous la clarté de l’opaline.

 

Qu’est-il donc advenu dont nos sens, notre intellect,

 n’ont sans doute pas été alertés ?

 

Simplement une spiritualisation du réel

qui a renoncé à se dire sous la forme

du ciel taché de bleu,

du nuage-cirrus,

de la terre-garrigue,

de l’eau-lacustre,

du filet de pêche,

du bâton planté dans la vase

qui lui sert de jalon.

 

   Tout processus de ce type part du réel-concret pour rejoindre l’idéel-abstrait qui s’est défait de tous les prédicats qui l’attachaient à ce ciel-ci, à cette terre-là, à cette eau sise dans l’ovale d’un lac. Tout acte de méditation-contemplation au gré duquel l’Esprit connaît son être, procède toujours par soustractions successives, phases de dépouillement dont le terme est le dénuement le plus accompli. Mais loin d’être une perte, cette désubstantialisation est un gain appréciable car l’homme qui en connaît le subtil rayonnement en est lui-même transcendé. C’est toujours en défaisant les liens qui nous attachent au réel, à cette possession, à ce bien, à ce môle spoliateurs de liberté que s’annonce, sur le mode d’une symphonie, la dimension d’une possible joie.

 

Nous regardons et sommes ailleurs,

dans un lieu sans clôture,

un espace infiniment  ouvert,

un temps qui s’épanouit à la manière

de ces belles corolles des « Nymphéas ».

 

Exister, alors, est si proche d’une œuvre belle

de la Nature et de l’Art,

que nous sommes ravis

à même notre insistance

et heureux de l’être !

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13 décembre 2019 5 13 /12 /décembre /2019 08:52
L’immobile temps

                       Rivages - 05- Cala Roca Bona

                         Photographie : Hervé Baïs

 

***

 

 

   On ne devrait nullement transposer cette image en mots. On devrait la regarder et attendre, immobiles, qu’elle nous parle son subtil langage de lumière. Mais nous sommes hommes de parole, n’est-ce pas, et demeurer en silence nous condamne à la mutité de la pierre, à la lourdeur de ces rochers couchés devant la mer et ne le sachant pas. Ici c’est le luxe de la beauté en sa voie non reproductible qui vient à notre rencontre. Tout semble disposé comme pour l’éternité qui fait son point fixe mystérieux bien au-delà de la conscience des Existants. Le ciel, mais est-il vraiment, ne naîtrait-il de notre simple désir de le voir figurer au faîte du monde ? Le ciel donc est si aérien, impalpable, seulement une gaze, un éther qui vole haut et ne trouve son repos qu’au seuil de son invisible substance. La mer, l’échancrure de la mer est un triangle noir qui vient buter contre la montagne de rochers. Les rochers sont en pleine présence, sûrs de leur exacte configuration : assemblage de formes géométriques et d’aventures géologiques à l’immémorial songe que rien ne saurait troubler, ni l’impatience des hommes, ni la course du vent marin, ni la pluie battante qui les fait luire et les rend encore plus précieux.

   Mais tout ceci joue à titre de cadre, de scène, dont le point focal est constitué par cette étonnante effigie d’un cormoran disposé face à la mer, rémiges dépliées afin que le vent les essuie de leur lourdeur nocturne. On dirait vraiment un mystique en prière ou bien un sage en contemplation pénétré de toute la majesté de ce fragment d’univers. Mais, bien évidemment, le parallèle échouerait à vouloir aller plus loin. Ce que nous voulons pointer ici, c’est l’insigne valeur du temps animal qui diffère bien entendu, en tout, du temps humain. Quel est-il ce temps de ce sombre oiseau aquatique ? Simplement une valse élémentaire à trois temps : boire, manger, dormir. Comment pourrait-il en être autrement puisqu’un cormoran ne saurait avoir ni projet, ni désirs, toutes conditions dilatant le temps à l’intérieur de nos structures anthropologiques. Donc une manière de temps inerte, scandé seulement par le rythme de la vie biologique.

   Mais, nous les hommes, nous les coureurs d’espace, les dévoreurs de temps, comment ce dernier nous visite-t-il, comment nous métamorphose-t-il, nous fait-il sortir du passé pour surgir au présent et préparer déjà notre avenir ? Le temps, à l’évidence, est un mystère, il fore son trou de l’intérieur, à bas bruit, il est si discret que nous n’en sentons même pas le battement de scrupuleux métronome. Mais, un instant, prenons la place de ce cormoran, là tout au sommet du rocher et regardons la grande plaque brillante aussi loin que nous le pouvons, jusqu’à la ligne courbe de l’horizon. Tout est immobile, silencieux et le long fleuve de la mer est pareil à un animal antédiluvien qui sommeillerait à l’infini. Nous sommes paisibles, envahis d’un juste sentiment de repos et de paix. C’est tout juste si notre perception du champ spatial est alertée. Quant à notre sensation temporelle elle est si diaphane, atténuée, que nous penserions presque l’avoir vaincue. En quelque manière nous nous sentons éternels ou si près de cette condition que nous pourrions gravir les marches vers l’Olympe sans quelque doute ou modestie que ce soit.

   Mais nous savons bien, en notre for intérieur, que cette immobilité n’est qu’apparente, que la Terre tourne, que l’espace se déploie, que le grand disque blanc tout en haut du ciel fait tourner sa couronne étincelante pour les millénaires des millénaires mais qu’un jour, dans un temps agrandi, inqualifiable, sa lumière sera noire, son énergie dissoute, ses milliards de phosphènes réduits à néant. Alors, sur notre siège de rochers, l’immobile aura soudain fait place au mobile, d’une pensée, d’un souvenir, d’une émotion, d’une tristesse, peut-être du dernier flamboiement d’une joie. Ce genre de soubresaut, de mouvement spontané, a pour simple cause le scalpel de la lucidité. Ce qui n’empêchera de vivre malgré tout et, sans doute, avec une ardeur renouvelée. Car, à notre naissance, il nous a été fait un don substantiel : celui d’être mortels et d’en avoir la flèche plantée au cœur de l’âme. Mais ceci, bien loin d’être une perte est l’ouverture à toute possibilité de bonheur.

   Si nous sommes des êtres du désir et du manque, c’est bien à l’aune de notre singulière condition que nous le devons. Tout manque est le contretype du désir qui est lui-même désir de la vie. Corollairement, tout manque est essentiellement empreint de l’image de la mort, de notre disparition, de cette perte que nous ne pouvons nommer car, humainement, elle ne saurait recevoir aucun prédicat. Elle est trop haute et sa signification nous dépasse comme toute tragédie le fait de l’altitude d’un inflexible destin, ce fatum des anciens Latins qui le désignaient comme cet implacable Hasard dont nul ne pouvait exciper. L’Encyclopédie de d’Alembert et Diderot nous en parle comme d’un « décret prononcé par Dieu, ou une déclaration fixe par laquelle la Divinité a réglé l’ordre des choses, & désigné ce qui doit arriver à chaque personne ». Alors comment mieux dire l’absence de liberté que suppose cette définition à l’allure de couperet ?

   Mais c’est bien là la chance de nos existences que de pouvoir nous insurger contre tel décret, de le contourner en quelque sorte et de savourer au centuple chaque moment qui nous est octroyé telle une immense faveur. Une façon, en somme, de reprendre cette liberté qui nous a été confisquée. Peut-être notre félicité n’est-elle qu’au prix de cette insurrection contre un réel manifestement trop étroit ? Certes nous le dilatons, au gré des heures, de mille petits plaisirs qui émaillent nos journées : une rencontre attendue ou bien inattendue, la dégustation d’une friandise, le murmure d’une ritournelle d’amour, la découverte d’une poésie, la révélation d’une œuvre d’art, la contemplation d’une belle image dans un magazine ou sur la surface veloutée d’une épreuve photographique.

   Voici, nous avions pris lieu et place de ce cormoran dont la noire silhouette, à n’en pas douter, nous a conduits à de bien sombres considérations métaphysiques. Cette dernière, la métaphysique qui, dans le champ de la pensée, se définit (Dictionnaire de l’Académie) comme la « Partie de la philosophie qui a pour objet la recherche des premiers principes, des causes premières et des fins de toutes choses ». Si nous mettons entre parenthèses l’idée même d’un Dieu créateur - et c’est ceci que nous faisons - ou bien d’un quelconque démiurge ayant présidé à l’ordonnancement du monde, alors que nous reste-t-il d’autre, comme « causes premières et fins de toutes choses » que les belles et infinies manifestations du temps dont nous pouvons témoigner l’espace d’une vie ? Oui, le temps est notre matière, notre substance intime. Tout autre recours à quelque arrière-monde cousu de toutes pièces, n’est que fuite en avant dans un avenir qui se dissout. Oui, qui se dissout ! Nous voulons être des « cormorans libres » que n’assiège seulement l’obsession de boire, manger, dormir, mais des chercheurs d’être, peut-être la plus belle mission qui soit.

  

 

 

 

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10 décembre 2019 2 10 /12 /décembre /2019 11:08
Arbritude

                                                                  « Les arbres, nos frères »

                                                             Œuvre : Patrick Geffroy Yorfegg

 

***

 

 

                                                                                                    Le 9 Décembre 2019

 

 

               Chère Sol,

 

   Tu en conviendras avec moi, combien est étrange le fait d’affecter aux arbres ce qui, à l’évidence, est strictement humain, je veux dire la notion d’une « condition », ce que pointe la désinence en « tude » dont le néologisme « arbritude » est porteur. Habituellement le suffixe « tude » désigne la qualité, l’état de ce qui est prédiqué. Ainsi « finitude » indique-t-il l’état de celui qui est mortel ; « bravitude », l’état de celui qui est brave ; « servitude », l’état de celui qui est soumis. Mais, pour percevoir et juger sa propre condition, une conscience est nécessaire qui puisse démêler le vrai du faux, comparer, établir analogies et différences. Certes les arbres sont de grandes et admirables choses mais, pour autant, nul d’entre eux ne saurait se prévaloir de quelque faculté portant en son sein les vertus d’un libre arbitre. L’arbre est une masse de bois amorphe, opaque et disposât-il de cette fameuse âme qui habite son centre, qu’il ne pourrait, en aucune manière, connaître comme l’homme, la profondeur d’une morale, évaluer la qualité d’une esthétique. C’est ainsi, le vivant, qu’il soit animal, minéral, végétal suppose des hiérarchies et des classes d’action spécifique à chaque règne. Vouloir les confondre est pure décision, sinon gratuité ou bien simple jeu de l’esprit. Mais, en définitive, rien n’est si déterminé et tout est question de point de vue, c’est ce que voudrait mettre en lumière la suite de ce texte.

   Sol, sans doute me trouveras-tu, en cet automne pluvieux, d’humeur bien maussade et disposé à n’aborder que des dentelles spéculatives sans grand intérêt. Mais qui donc aujourd’hui, sinon un songeur éveillé du genre de Jean-Jacques méditant sa « Cinquième Promenade » sur les bords du Lac de Bienne s’inquièterait du sort des arbres et de leur position dans l’échelle des tons existentiels ? Mais tu connais assez mon travers de ratiocineur éternel cherchant dans le réel des motifs d’émerveillement qui n’y sont peut-être présents qu’au titre d’une pure fantaisie. Mais peu importe cette constante hypostase du monde qui le réduit à la taille de l’infinitésimal, il faut se battre contre vents et marées afin que, la dimension du sens enfin désoperculée, s’offre à notre regard l’unique beauté des choses. Vois-tu, ces arbres-ci figurant dans cette belle œuvre, il faut les agrandir à la taille dont ils sont réellement investis pour peu qu’on veuille bien les considérer selon les puissances qu’ils méritent.

   Pour ceci, il est nécessaire de se doter d’un regard « génétique », je veux dire d’une intention qui, dans le réel, ne s’appesantisse nullement sur le statique, l’immobile, le refermé, mais s’envisage au gré d’une genèse du vivant. Il s’agit de voir le monde tel un surgissement qui ne s’accomplit qu’au rythme d’un déploiement, celui-ci se dissimulât-il à nos yeux distraits. La prise en compte de la réalité est toujours le résultat d’un processus, nullement le constat de motifs qui seraient aliénés à leur propre présent indéfini, lesté de semelles de plomb. Mais, Sol, que se passe-t-il donc lorsque nous prenons acte de ces arbres par exemple qui nous présentent les esquisses mouvantes et polychromes de leur être ? D’abord c’est une perception élémentaire, une manière de geste organique, réflexe, sans grande importance. C’est le niveau de la matière en sa plus évidente pesanteur. Puis intervient la sensation, pareille à un train d’ondes se propageant au centre de notre conscience, c’est, pourrait-on dire, le niveau physiologique où les processus jusque là latents, commencent à s’animer. Puis se met en route le mouvement d’intellection que sous-tendent les concepts. C’est le niveau psychologique. C’est le degré à partir duquel l’objet considéré, l’arbre en l’occurrence, se déleste de sa gravité, s’allège en quelque sorte.

   Enfin, parvenu au terme de la genèse d’acquisition des formes, se présente à nous le sens ultime dans lequel se donne le concret, à savoir cette animation transcendante qui ôterait jusqu’à toute forme de présence aux choses, les plaçant dans un genre de cimaise presque inaccessible. C’est le point focal spirituel, l’altitude métaphysique qui, par définition et en pratique, est le dernier échelon auquel puissent prétendre volonté et désirs humains. Donc, de la perception à la spiritualisation, en passant par le phénomène de la sensation et celui de l’intellection, le cercle est parcouru dans sa totalité qui nous livre l’arbre tel qu’en lui-même, nullement une réduction aux motifs du tronc, des branches et des frondaisons mais l’atteinte d’une poésie qui en manifeste l’étendue réelle. Ce trajet est rien moins que le passage de la concrétude à celui de « l’arboritude », à savoir de l’existence à l’essence. Ce qui, le plus souvent, est présenté telle une indépassable dualité, le sensible et l’intelligible, trouve ici son accomplissement dans une unité qu’autorisent l’énergie du concept, la vigueur de l’imaginaire.

   A présent il nous faut parler de l’œuvre, y décrypter quelque linéament qui la rend attachante et modifie notre première estime du réel, le spiritualise en quelque sorte. Ecrivant ceci, tu te doutes bien, ma chère Nordique, que je pense à tes immenses forêts boréales habitées de bouleaux au troncs argentés, d’épicéas vert foncé, de mélèzes dont les aiguilles se parent, en automne, de belles teintes corail. Ici, le ciel est un poudroiement mêlé de lave et de cendre. Un peu comme au premier matin du monde après que, d’un nuage primordial, comme surgissant d’une corne d’abondance, les choses commencent à s’assembler, à connaître les contours de leur être. On devine encore, à l’horizon, des bruits sidéraux indistincts, peut-être la lointaine musique des sphères, un rayonnement cosmique déferlant jusqu’aux limites de l’univers. Tout commence à naître, mais tout est déjà dans une subtile harmonie. Tout comme moi, je suis sûr que ces teintes de brun, ces brous de noix, ces châtains, ces sépias, ces terres d’ombre, te comblent, elles ressemblent tellement au sol qui nous accueille, à cette glaise souple, à ce limon dont nous enduirions volontiers nos corps si l’éducation ne limitait nos actes à des pratiques admises, consensuelles.

   Là nous rejoindrions la matière en sa lourde pesanteur. Là nous ne serions plus que de vagues entités matricielles en quête d’un lieu de l’origine. Tu sais, ces harmonies automnales me font penser aux dessins de Victor Hugo réalisés à partir de marc de café, de fusain, d’encre brune, tout ceci traité en subtils lavis : « Dolmen où m’a parlé la bouche d’ombre » ; « Les Orientales ». Romantisme, fantastique, poésie, imaginaire ont agrandi notre regard jusqu’au point ultime d’un évanouissement. Ce sont bien eux, les arbres sur lesquels nous méditons, qui nous ont portés jusque là, dans une manière de singulier jeu d’échos, de réverbération se miroitant à l’infini dans le creuset de notre âme, dans l’âme du peuple sylvestre, peut-être en raison d’un pur mimétisme. C’est une seule et unique chose, notre nature imbriquée dans la Grande Nature qui se désespère d’attendre et nous appelle malgré, ou en raison de notre confondante surdité.

   Occupant tout le milieu de l’image, les frondaisons ne se lisent plus en tant que telles, elles participent aux deux principes du Ciel et de la Terre qu’elles synthétisent au gré de cette image floue, fondue, on dirait un pastel, une estompe qui rendraient compte d’un végétal se donnant au-delà de sa propre texture, peut-être une simple effusion, une sorte d’état gazeux qui, au final, ne serait plus ni préhensible, ni visible. Puis, sur la gauche des sapins apparaissent mais toujours nimbés d’une brume diaphane, si bien que nous pourrions douter le la justesse de notre perception. Peut-être ne sont-ils que de vagues hallucinations nées au rythme de notre imaginaire ? Seule, possiblement, la bordure de neige se laisserait-elle appréhender en sa plus effective réalité. Mais sa présence est instable, point de passage du solide au liquide, durée éphémère qui se vêt des atours d’un instant improbable. Progressant dans l’image, notre cheminement a davantage ressemblé aux contours imprécis d’un songe qu’au côtoiement d’un concret dont nous n’aurions nullement douté qu’il existât de telle ou de telle façon en une inaltérable forme.

   Tu le sais bien, mon Double du lointain, que nous ne nous abreuvons jamais mieux aux images qu’en  les laissant dans leur marge d’incertitude. Trop affirmées elles réduisent le tissu de notre liberté, elles enserrent nos anatomies dans la vêture fibreuse de quelque chrysalide. Si l’on ne considérait l’arbre qu’à l’aune de son architecture, combien nous y réduirions sa voilure ! En termes de marine, il nous faut larguer les amarres, hisser la grand-voile, déplier le foc et cingler en direction du Grand Large : là seulement brille l’Esprit qui mérité une Majuscule à l’Initiale. N’y aurait-il que la matière et nous serions nous-mêmes pareils à des tubercules dans le silence de la terre !

 

                                        A ta belle forêt. A toi qui la regardes avec justesse.

 

 

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5 décembre 2019 4 05 /12 /décembre /2019 17:04
Toute la douceur du monde

   Paysage du Beaujolais. Monotype couleur, 20X13 cm -  2011

                               Œuvre : François Dupuis

 

***

 

   « Toute la douceur du monde », énonce le titre. Oui, c’est bien de ceci dont il est question dans cette belle œuvre de François Dupuis. Un seul instant, pensez donc aux aberrations du monde, à ses guerres, ses exactions, pensez à la souffrance de l’humain, aux pièges étroits des villes, aux aspérités de toutes sortes que nous côtoyons quotidiennement, pensez à la laideur de quelque mur lépreux d’une proche banlieue. En imagination vous aurez tout simplement élaboré le contretype exact du contenu de cette image. A simplement la contempler notre corps se détend, notre esprit trouve sa provende, notre âme le lieu immédiat de son être. C’est heureux toute cette plénitude qui nous est offerte au gré d’une seule représentation. C’est un peu comme si une merveilleuse réminiscence enfantine surgissait depuis le temps lointain et nous apportait ce rayon de miel dont notre existence était en quête sans même qu’elle s’en rendît vraiment compte. C’est toujours ceci qui est précieux dans la découverte d’une œuvre, cette féconde rencontre qui trace dans nos vies, un avant et un après, imprime au sein de notre mémoire un amer qui brillera dans la nuit hivernale aussi bien que dans celle de l’angoisse. Toute création vraie est entourée de cette auréole qui la détermine en tant qu’unique si bien que nous en reconnaîtrions la figure parmi des milliers d’autres.

   Le ciel est haut, libre, il avance de lui-même bien au-dessus du regard des hommes. N’a nul besoin d’un ailleurs. Est entièrement contenu dans sa propre forme. Le ciel a la douceur d’une nacre, le poli d’un galet, la souplesse d’une écume. Sa palette est précieuse, d’or gris, de matin printanier, de bonheur discret lorsqu’il fait son refrain en sourdine. A peine une voix venue d’on ne sait où, ce qui la rend encore plus mystérieuse, encore plus intimement présente. Indéfinissable, il est vrai, comme tout grand amour qui cherche ses mots et ne balbutie que quelques baisers vite envolés par le caprice du vent. Le ciel est une joie qui ne saurait avoir d’amarres. De longues traînées blanches le traversent, pareilles à une neige qui ferait son chemin parmi le peuple gris des congères. On le sent là, si près de nous, tel un frère céleste venant nous dire toute cette beauté du monde qui, souvent, demeure vacante au gré d’une insuffisance de notre vision.

   Et l’horizon, cette ligne qui sépare l’espace et rassure au seul motif de son seuil infiniment visible, cet horizon qui est-il ? Un voyageur de passage, un habitant des contrées marginales, un messager aux « sandales de vent » ? Assurément c’est son infinitude que nous aimons, cette qualité qui le porte constamment ici et là et encore plus loin dans la région des mondes illusoires et des rêves les plus fous. Et cette terre, cet impalpable moutonnement, ce bourgeonnement à peine visible du limon, cette manière de marche à rebours du temps, peut-être en direction d’une matrice originelle, combien elle nous questionne et nous rassure tout à la fois ! Les traces des hommes y sont inapparentes, ou bien alors il s’agit d’un tel fourmillement qu’il ne nous livre qu’une figure continue, pareille à ces fascinants signes typographiques qui courent sur la dalle blanche de la page. Ils nous enveloppent et nous y noyons délicieusement comme une joyeuse Ophélie qui ne connaîtrait l’embellie de son destin qu’à rejoindre sa couche aquatique, à se disposer tout du long de la caresse liquide.

   Et cette chute inaperçue du paysage dans des teintes sourdes, métalliques, un zinc, un plomb, aussi bien le duvet d’une cendre. Oui, ce sol est le linceul de nos yeux infertiles. Mais un linceul à la couleur de feu inapparent, de destin armorié des plus belles faveurs qui soient. Oui cette perdurance du jour sous la ligne de flottaison de l’image nous rassure et nous comble pour la seule raison qu’elle reprend et unifie tout, ciel, horizon, terre, dans un creuset si intime qu’il pourrait bien figurer ces poèmes discrets que notre corps entonne lorsqu’il exulte sous la poussée de motifs qu’il est seul à connaître dont nous ne percevons jamais que quelque résurgence dans la nuit dense du doute.

   Et ce clocher qui pointe son ineffable doigt en direction des étoiles, que veut-il donc signifier ? La possible conquête d’un idéal ? L’exhaussement de l’intellect en direction de quelque cimaise consacrée au visage singulier de l’art ? Le dépassement de qui l’on est, nous les hommes, vers une transcendance, une éthique, un accomplissement de la conscience ? Et ces habitats si discrets, abstraits, à la limite d’une figuration, nous disent-ils le long et difficile cheminement des peuples de la terre, leurs décisions de s’arrêter, un jour, en ce lieu, en ce temps, afin de remplir une des missions essentielles de leur destin : habiter, c'est-à-dire se situer au sein même de cette vérité, la seule dont ils aient à rendre compte au terme de leur longue et difficile épreuve ?

   Toutes ces annotations formelles sont belles qui jouent la partition de la fugue, de l’inaperçu, du flottement, de l’irisation, de l’astigmatisme qui brouille la vue dès l’instant où le questionnement existentiel se fait trop précis, où nous sommes mis en demeure de nous connaître nous-mêmes et de nous poser devant notre conscience. Au titre des analogies du genre, nous ne pouvons que citer le célèbre sfumato de Léonard de Vinci ou bien la brume des marines à la Turner. Léonard d’abord. Voyez les paysages qui servent de fond à « La Vierge et l'Enfant Jésus avec sainte Anne » ou bien ceux de « La Joconde », tout est dans le vaporeux, l’inaccompli, l’à peine dévoilé. Et pourquoi ceci est-il de cette manière ? L’on peut faire l’hypothèse que Léonard, dans le souci extrême de rendre visible une atmosphère nimbée de sacré, ait choisi de faire se fondre les tons dans une palette nébuleuse, diaphane, irréelle, seule capable de rendre compte de l’inconnaissable. De ce sfumato il se dégage un tel pouvoir de fascination que nous pourrions bien nous y perdre si notre persistance à savoir se prolongeait hors d’une commune raison. Turner ensuite. Avec quelques variations de lumière, le procédé est identique à celui du Toscan. Seule la finalité diffère qui, ici, n’est plus le sacré, mais la vastitude du monde, l’inconnu que dissimule la ligne d’horizon, sans doute le risque de l’océan mais aussi sa charge abyssale d’énigme, également son degré illimité de poésie.

   Mais là se clôtureront les parallèles pour laisser place à quelques remarques sur la technique même du monotype qui, lorsqu’elle est bien conduite, aboutit à la création d’images remarquables. Conceptuellement considéré ce procédé porte en lui-même le déchiffrage de ses hiéroglyphes. En tout état de cause, lorsque l’Artiste souhaite présenter un paysage qui a éveillé son intérêt, choisissant le monotype, aussi bien sur le plan symbolique que réel, il procède à une totale inversion de cela même que son regard a pris en compte pour tenter d’en dresser une esquisse signifiante. Il y a, dans ce processus, comme une image en miroir, mais un miroir déformant. En effet, si les pigments qui sont posés sur la matrice se donnent en tant qu’éléments positifs, objectifs, observables, sur lesquels la volonté de l’Artiste peut apposer son sceau, il en va tout différemment pour l’estampe définitive qui en est la face inversée au gré de laquelle ne manquent jamais de surgir les surprises, les inattendus, les révélations qui apparaissent à la façon d’un jeu se déroulant entre le Créateur et sa « créature ».

   D’une manière générale, dans les modulations propres à l’estampe, les formes ont une tendance naturelle à se mêler, à devenir imprécises, les teintes à s’affaiblir, à exister sous un genre de camaïeu dont le terme « estamper » rend compte au sens d’empreinte, non d’une matière originelle qui en constituerait la texture plus charnelle, plus matérielle. En définitive, c’est comme si l’on passait d’un réel véritable, façonnable et modelable à volonté, à son écho, à sa réverbération, le papier ne conservant du motif source que son halo, sa capacité à rayonner mais en seconde instance.

   Ce qui fait l’intérêt du monotype au regard de la peinture, c’est, pourrait-on dire, son coefficient d’incertitude, de tremblement amenant cet étrange et beau sfumato qui est comme le corps astral de la matière lourde, homogène, impénétrable. Si l’on voulait, à tout prix relier ce mode de représentation au style d’une époque, c’est bien évidemment celle de l’impressionnisme qui se présenterait à nous. Ce n’est certes pas un hasard si des peintres de cette école et non des moindres ont commis des œuvres au travers de cette technique. Il n’est que de citer au hasard, Camille Pissarro, Gauguin, Edgar Degas qui pratiqua l’estampe d’une manière approfondie. Ainsi dans ses « Danseuses » aux tutus vaporeux, dans sa dormeuse enveloppée d’un véritable linge onirique dans « Le Sommeil », ainsi la vie floue, interlope des Prostituées dans « Au Salon ». Toujours il s’agit d’un reflet, d’un chatoiement, d’une résonance du réel, non du réel lui-même incarné en sa plus visible et préhensible substance.

   Ici, l’on se rend compte combien l’on est éloignés de la peinture documentaire, du témoignage au plus près de la vie en sa concrétude. Ici, on est précisément, dans cette marge d’irréalité où se croisent, indifféremment et dans un curieux ballet, fantasmes et imaginaire, fantaisies diverses et dentelles songeuses, représentations narcotiques et hallucinations visuelles dont l’essentielle et terminale valeur nous invite à traverser la vitre opaque du tangible afin de déboucher sur une transparence que l’on nomme communément « liberté ». Donc le monotype est libre de voguer où il veut. Donc le monotype est l’heureux résultat du hasard. Donc le monotype nous laisse, nous les Voyeurs, voyager dans l’image au gré de nos humeurs, fussent-elles chagrines, de nos émotions à fleur de peau, de nos désirs les plus secrets.

   Ce que le sfumato de la Renaissance Italienne nous offre, ce dont la brume de Turner nous fait le précieux don, que François Dupuis reprend dans son « Paysage du Beaujolais », c’est rien de moins qu’une « traversée des apparences » (pour reprendre un thème woolfien), traversée au terme de laquelle nous découvrirons, peut-être, l’être intime de la représentation, pareil au revers d’une pièce de monnaie, à la doublure de soie d’un vêtement, à l’invisible qui redouble toujours le visible. Le monotype est le lieu de ce tremblement, de cette voix à peine audible qui monte des choses et nous convoque à la belle tâche de témoigner de leur présence.  Nous serons des Regardeurs attentifs. Il y a tant à voir et nos yeux sont maintenant disponibles.

  

 

 

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