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19 février 2020 3 19 /02 /février /2020 16:07

"La fatidique angoisse de la page blanche..."  trouve donc ici le lieu et le temps de sa parution. Serait-elle ôtée de toute expérience que rien ne pourrait se manifester et que les tentatives esthétiques se réduiraient à de simples formes occluses en elles-mêmes, peut-être ne trouveraient-elles jamais le lieu de leur être. Nous pourrions argumenter ainsi, au fil des pages blanches, accumuler les notations abstraites, développer toute une argumentation conceptuelle qui demeurerait, en une certaine manière, hors de visée, au motif qu’elle n’élaborerait que des contours sans déterminer en quoi que ce soit la substance même qui constitue la trame intime du réel, nous voulons dire, de ce réel si singulier, étonnant, qui aboutit au surgissement d’une œuvre. Et tout ceci est si mystérieux, si magique, que l’Artiste même ne pourrait vraiment dire comment tout ceci a été possible, quelles ont été les sources de son inspiration, quel enchaînement subtil de causes et de conséquences ont abouti à tel dessin, telle esquisse, telle forme brillant au ciel comme une étoile.

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19 février 2020 3 19 /02 /février /2020 16:05

   "La fatidique angoisse de la page blanche...", nous dit l’Artiste en cette énonciation pleine de vérité. Et pourquoi donc est-elle « pleine de vérité » ? Sans doute, d’abord, au gré d’une intuition. Nous sentons que ceci est juste mais il nous faut en deviner la source profonde. Pour ceci il suffit de reprendre chaque mot et d’en faire lever le germe.

   « Fatidique » dit combien le destin est à l’œuvre qui nous appelle à être de telle manière et non d’une autre. Donc l’énigmatique Destin a tracé pour nous la voie de l’art qu’il nous est rendu obligatoire de suivre sans jamais différer de ce qu’il est en sa pure essence, la remise d’une grâce, un don à faire fleurir au plus haut de nos pensées.

   « Angoisse » dit ensuite, sous ce don, la crainte qu’un jour, il puisse nous être retiré et alors ce serait comme un vide, un abîme qui traceraient la dimension de notre perte.

   « Page », oui, parce que, dans l’ordre symbolique, l’art nous tend une page et cette page est comme le devoir dont s’acquitte un enfant sage, recouvrant de milliers de signes sa surface. Or, si nous sommes créateurs, nous sommes invités à vivre dans cet univers de hiéroglyphes, de traces, d’empreintes que nous déposons sur le Vergé attendant le dessin, dans le bois ou le bronze sculptés, dans le Journal qui reçoit nos quotidiennes confidences.

   « Blanche », enfin, car cette couleur si absente de toute couleur est la virginale présence, la matrice ouverte à la profusion dès l’instant où se déplie la corne d’abondance dont elle était en attente.

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11 février 2020 2 11 /02 /février /2020 09:53
Mains, signe de l’être

« Mains »

Photographie : Paolo Monti

Source : Wikipédia

 

***

 

 

   Au début, au tout début, si près de l’origine, les mains sont dans l’insu, dans l’inconnaissance d’elles-mêmes. Elles sont deux graines pliées que le jour ne visite même pas. Elles dorment dans le secret de leur être. Elles pourraient demeurer ainsi jusqu’à l’infini du temps. Mais les mains sont inquiètes de ce silence, mais les mains veulent figurer dans le grand chant du monde, ne serait-ce qu’à titre de fugue, d’adagio, cette si belle climatique pareille aux eaux dormantes dans la masse ombreuse de la terre. Alors les mains se lèvent, s’érigent en minces menhirs, ces doigts de pierre qui tutoient le ciel et reçoivent de lui leur permanence, leur clarté. Les mains sont des fleurs de chair, des corolles qui palpitent doucement dans le jour qui monte. Les mains sont modestes, retirées en leur plus étroit apparaître mais elles savent le lieu insigne de leur éclosion, le luxe qu’elles sont, figures de proue de l’humaine condition.

   Maintenant la lumière est installée au centre du ciel, elle fait ses blanches confluences, elle fait briller ses milliers de miroirs. Les mains sont éblouies de ce pur bonheur qu’elles ne pouvaient imaginer. Elles s’ouvrent, se disposent en conque, deviennent de simples parois d’albâtre. On devine le réseau complexe de leurs humeurs, on s’étonne et se réjouit de leur saisissement, on les regarde tels les chefs-d’œuvre dans la lueur de cendre d’un musée. Elles pourraient y figurer au titre de natures mortes, mais combien précieuses, élégantes, à la manière d’une toile de Morandi, cette joie immédiate surgissant des choses.

    D’abord, les mains sont jointives, dans l’attitude de la prière, recueillies au sein même de leur présence. Elles écoutent le monde, se distraient de sa rumeur, parfois s’amusent des infinités de mouvements qui le parcourent en tout sens. Les mains veulent être ici et là, témoigner et agir. Elles déplient une à une les strates d’air, elles s’y glissent afin d’en connaître la douceur, d’éprouver la constance des vents, de se laisser porter là où le hasard voudra bien les conduire. Sur l’écume brillante des vagues, dans l’ornière de glaise semée de fleurs, sur la joue d’une Belle qui pensera à l’insistance légère d’une plume. Non, les mains ne sont nullement impatientes de découvrir l’entièreté de ce qui gît sous l’horizon, non les mains ne se presseront vers quelque abîme qui les inclinerait à leur propre néant. Elles verront, palperont, éprouveront un étoilement de sensations avant même de se reconnaître pour qui elles sont, un pur prodige posé au plus haut sommet d’un pic, la grâce éblouissante d’un nuage, le sourire d’un enfant dans les plis de l’innocence.

   Les mains viennent de loin, vont loin. Hier, avant-hier, et encore bien au-delà, tout au bout du long tunnel du temps, elles sont encore enduites de nuit, elles sont noires et grossières, elles rampent tels de sauvages animaux dans le boyau des grottes. Leur manifestation est étonnante pour nous les Distraits qui les pensions conformes à nos contemporaines visions. Elles s’ouvrent en éventail, elles sculptent, dans la roche, la première effervescence de l’humain. On les dit « négatives » puisque seul leur contour est affirmé. Le plein, le tracé de l’homme singulier qui en a réalisé le pochoir demeureront, pour toujours, pure production de notre intellect, projection de notre imaginaire. Et pourtant cet homme a existé tout comme nous existons, pure évanescence de l’être dans le temps qui lui donne acte et le dissout en un unique mouvement. Il est habituel de dire l’émotion face à ce témoignage. Certes puisqu’elle résulte de notre rencontre avec les formes primitives de l’art. En cette main reposant sur sa paroi d’argile, se trouve inscrite la totalité du destin humain. Pour ceci elle vient à nous et nous montre l’ouverture, la voie selon laquelle la conscience déterminera son chemin.

   Soudain, les mains qui étaient nuit sont devenues jour. Les mains qui étaient dépôt du non-sens, les voici proférant haut la fortune qui va être la leur. Mains-boutons, mains germinatives qui se connaissent telles ces lianes qui vont capter le réel, le porter à son incandescence. Que serait donc l’intelligence de l’homme sans cet outil terminal de son corps qui est comme le bourgeonnement de ses idées, de ses pensées les plus matérielles mais aussi les plus subtiles ? La main fore constamment l’espace, y creuse les galeries que nous empruntons pour avancer. La main sculpte le temps, travaille la pierre, façonne le bois, plie le papier en mille origamis, lesquels ne sont jamais que les manifestations que prennent nos intentions ourlées de concrétude.

   C’est pure beauté que ceci : je rêve d’une forme qui est totale gratuité, dentelle onirique hantant les ténèbres et voici que ma main en dresse l’esquisse, en accomplit cet objet, en dessine cette toile, écrit les mots au gré desquels je me sens exister sur la grande scène du monde. La main est ouvrière, artisanale, la main est objet qui insuffle vie aux autres objets. C’est pourquoi elle est irremplaçable. Pourrait-on imaginer scène plus triste que celle d’un individu privé de ces attributs qu’il faut bien qualifier de « divins », fût-on badigeonné d’athéisme jusqu’au plein de son âme ?

   Les mains ouvrent un monde, en dressent la brillante architectonique, elles les bâtisseurs de villes et de remparts infinis qui courent sous toutes les latitudes, disant la puissance de l’homme, son désir à jamais d’être le seul Maître et Possesseur de tout ce qui croît sous toutes les latitudes, se montre sous la ligne des Tropiques et celle des Equateurs. Les mains, non seulement ouvrent un monde, elles sont un monde à part entière, elles ajoutent du sens au Destin ou en retranchent les significations. Ici posant l’Histoire, l’Art et c’est du sens. Là, retirant la liberté et c’est non-sens.

    Les mains rencontrent les mains. Les mains s’associent, s’invaginent les unes en les autres, se reconnaissent, scellent les fondements de l’altérité, le socle inaltérable de l’amitié, déploient le domaine infini et toujours renouvelé de l’amour. Mains contre mains. Désirs contre désirs. Accomplissement contre accomplissement. Regardez donc le Potier façonner sa terre. Regardez-le jeter sa boule de glaise sur le tour qu’il actionne d’un mouvement du pied. Regardez la forme surgissant du rien, regardez les doigts qui disciplinent et dirigent la matière, mais sans la moindre violence, sans la moindre volonté de puissance, seulement un acte d’amour entre un homme et la créature qu’il dessine, qu’il édifie, forme en tant que forme, autrement dit jeu gratuit qui seul est jeu de liberté, une forme naissant d’une autre à l’aune de la donation des choses, ici et maintenant, sous ce ciel de platine, dans cette cabane de planches posée au sol comme une envie est posée sur la conscience de celui qui l’éprouve avec le pli naturel d’une eau qui descend de la montagne et rencontre le sable de la vallée.

   Mains où s’impriment les traces de la vie. Mains des nouveau-nés, elles sont touchantes, doucement bombées, potelées, pareilles à des mains de nains avec quelques rides qui essaiment à leur surface l’inquiétude d’exister. Oui, l’inquiétude qui n’attend nullement le nombre des années, elle est coalescente au temps humain, elle en tresse les heureuses ramures, elle en ourdit les sombres desseins, elle se donne dans le silence du corps et c’est bien ce qui la rend redoutable, invisible, mystérieuse telle une eau fossile dissimulée par l’addition des millénaires.

   Mains des adolescents, elles tremblent de l’impatience à connaître le monde, à le posséder, tel l’amant qui rêve de l’amante en des songes brûlants. Mains des premiers émois, mains où rutile l’urgence du premier baiser, cet envol pour autre que soi dont la complétude est la belle pierre de touche. Mains des adultes, elles sont assurées de leur être, elles sèment et plantent, elles sont celles qui assurent les floraisons, permettent les récoltent, thésaurisent les avoirs au sein de la ruche humaine.

   Mains des vieillards, infiniment émouvantes, elles portent en elles tout le poids passé, celui du présent aussi, la crainte de l’avenir où veille l’innommable présence. Les doigts sont gourds, on dirait quelque attendrissante maladresse qui aurait pris la forme torturée d’un index, celle rabougrie du majeur, celle humble, effacée, de l’auriculaire. Les mains du grand âge tremblent. Se souviennent-elles, au moins, des tremblements de l’amour qui les habitaient jadis, cette sorte d’ivresse des sens dont elles étaient atteintes, que ne visitent maintenant que les frimas de l’hiver et les incertitudes liées à un étrecissement du jour ? Ces mains noueuses, on dirait de petits cailloux gentiment assemblés, se souviennent-elles du corps de l’autre, cette fournaise qui rayonnait et attirait par le jeu d’un étonnant magnétisme ? Oui, les mains sont belles qui disent les âges de la vie, les blessures et les joies qui s’y sont imprimées, qui sont leur vive mémoire.

   Mains plurielles. Mains des magiciens qui sortent des lapins de leurs chapeaux et donnent aux rêves des enfants leurs plus belles parures. Mais des gitans hâlées, brunes, si habiles à gratter les cordes de la guitare, à en tirer ces trilles de sons qui se plantent dans la chair, telles d’inoubliables flèches. Mains des pianistes, elles sont infiniment longues, souples, animées de prodigieux mouvements, homme et musique en un unique lieu assemblés. Mains des nomades du désert, elles sont rugueuses comme les collines de sable qu’ils parcourent, accompagnés du balancement rythmé de leurs dromadaires.

   Mains des forgerons, en elles le feu de la passion a essaimé l’esprit du fer, sa longue familiarité avec l’antre de Vulcain. Mains des orfèvres qui dentellent la matière, y inscrivent l’incarnat d’un rubis ou le vert profond d’une émeraude. Mains des jongleurs, prodiges d’une forme en mouvement, elles paraissent si irréelles face à l’obscurité de toute matière. Mains des ébénistes, elles lissent amoureusement le galbe d’une commode, l’assise d’un fauteuil. Mains des hommes du Monde, bannières colorées qui disent la longue marche de la fraternité que trouent, parfois, trop souvent, les luttes intestines, les guerres des clans, les rivalités des peuples.

   Mains des aveugles enfin, mains de lumière, elles reçoivent de l’esprit qui débusque les ombres, leur plus haute signification. Car voir est prodige, car ne pas voir est pente de l’abîme sur laquelle glisse toute conscience en péril de ne plus être qu’un faible lumignon au large des hommes, dans l’éblouissement de leur sillage. Les mains alors sont les yeux. Les mains voient ce que les pupilles ne peuvent plus déceler, le cerveau archiver dans la grande bibliothèque des sensations. Les mains écartent la nuit, elles appellent dans les plis de l’obscur toute chose qui y serait logée, qui parlerait encore, qui ferait son bruit de source, son minuscule chant, son bienheureux ruissellement. Les mains partent de soi, quittent la demeure céciteuse de la chair, avancent dans l’inconnu, déplient leurs tentacules, palpent tout ce qui fait saillie, tout ce qui fait sens.

    Regardez donc l’aveugle dans son hésitante progression. Y aurait-il métaphore plus exacte du doute lorsque, installé dans la citadelle de peau, il fore de l’intérieur toute certitude et laisse celui qui l’éprouve tel le funambule sur la pente de son fil, une coupure y est inscrite au gré de laquelle le néant lui-même se signale comme la seule et unique vérité. Être mains en leur plus efficiente vérité c’est tracer le chemin de l’homme, le border de clarté, la seule chose qui vaille dans la longue nuit de l’humanité. Le jour où le jour s’est levé au milieu de l’immense chaos, le jour où il s’est fait jour parmi la nasse incompréhensible des signaux qui traversent le monde, le jour où il est devenu simplement et définitivement lumière, brillance de l’être, il s’est imposé comme cet exemplaire et incontournable cosmos qui brille de mille feux au sein même de notre liberté. Elle, la liberté qui s’inscrit en lettre de feu, l’imaginerait-on brandon agonisant, puis cendre pour finir, ce cruel étendard de la Mort en sa pulvérulente tragédie ?

   Mains, comment dire plus que vous ne dites vous-mêmes qui façonnez le monde et nous l’offrez comme le bien le plus précieux ? Que dire que vos gestes n’aient déjà proféré ? Les mains, patiemment, longuement, métamorphosent le réel à bas bruit, dans l’obscur de la matière, pareilles à d’invisibles présences logées au cœur même des choses, c’est pourquoi trop souvent nous les oublions, elles qui méditent en silence ! Nous les oublions

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2 février 2020 7 02 /02 /février /2020 10:26
Cette longue pliure de sang

Barbara Kroll

 

***

 

 

                                                                                            Samedi 1° Février 2020

 

                      

                                Très chère Sol.

  

 

   Vois-tu, il est parfois des heures où tout, à l’horizon, fait signe vers des promesses d’ennui. Le ciel a beau être immensément tendu, le soleil briller au zénith, les oiseaux chanter, le cœur est vide et désert qui ne bat qu’une sourde complainte. Aujourd’hui le ciel est gris, uniment, pareil à une toile de soie qui déplierait son voile au-dessus de la tête des hommes. Tout est calme et ici, sur mon Causse, le vent n’a pas encore parcouru le plateau de pierres blanches. Je t’écris, maintenant, face au paysage qui se dissimule derrière une brume de pluie. Ce matin, comme d’habitude, j’ai fait ma première promenade. Un rituel sans doute oui, mais combien générateur de douces sensations.

   Toujours j’accomplis le même périple, ce chemin qui monte vers le ciel, bordé de chênes rabougris, ils sont tortueux à souhait et ceci me fait penser à la gloire des hommes des hauts plateaux ou des steppes dont le corps noueux est identique à ces arbres de haute lutte. Curieux destins disant, à même la souffrance, la vérité immense du temps.  Ne crois-tu pas, toi aussi, depuis ton pays austère semé de vent et de frimas, que toute douleur a un sens, que du moins nous devons lui en trouver un, faute de quoi nous serons tels des ballons lâchés au milieu des rafales d’air et nous errerons pareils à des âmes en peine. Longtemps j’ai regardé, assis sur une lèvre de rochers, la vallée plantée de hauts peupliers, le moutonnement des blanches collines, le surgissement, parfois, d’une terre rouge, couleur de sanguine, qui joue en écho avec tout ce silence, cette paix qui sembleraient n’avoir nulle fin.

   A l’instant je parle de « sanguine », cette teinte si belle que de nombreux peintres l’ont utilisée, sans doute en raison même de ce passé qui semble s’y inscrire à la façon d’anciens parchemins usés et criblés de taches de son, à la manière de ces visages d’adolescentes Irlandaises courant les landes au gré de leur intime sauvagerie. Je pense à cette sanguine autour des années 1515, cet autoportrait de Léonard, on y voit percer l’incisive inquiétude du génie. Ne le crois-tu aussi ? Combien ces traits tracés avec autant d’exactitude que d’évocation poétique sont l’empreinte d’une haute conscience qui se regarde, pourrait-on dire, et nous livre quelque chose de son être, mais dans l’approche seulement, dans cet impalpable « sfumato » dont l’Artiste avait le secret, qui fait aussi toute la grâce de « La Joconde ».

    Mais, avant que je ne m’égare loin de mon sujet, tu sais mon amour des digressions, je reviens à ce mystérieux pigment si proche du sang qui coule dans nos veines. Je ne saurais t’inquiéter, mais voici l’un des rêves qui m’a occupé cette nuit. Tu y figurais sans aucune ambiguïté et, de toute manière, je t’aurais reconnue parmi la foule de tes semblables, tout comme le jeune animal rejoint sa mère au gré de son infaillible instinct. Ta forme ? Une ébauche, simplement, quelques rapides traits de graphite posés sur le Vélin. Une plage beige en haut de la feuille que jouxte, en bas, une couleur vert amande, d’eau calme, comme si tu flottais sur cette onde illisible.

   Ton corps ? Mais peut-on encore parler de corps, ou déjà l’évoquer alors même qu’il semble en voie de constitution, émergeant à peine du néant dont il semble provenir ? Ton corps donc, tête chauve, inclinée vers la gauche, comme si ton regard était occupé à apercevoir une chose curieusement couchée sous l’horizon. Ton corps, cette longue coulure de blanc de titane dont la chute se confond avec le sol qui l’accueille dans son étrange anonymat. Et cette longue pliure de sang, dont je n’arrive nullement à décider si elle symbolise ton bras avec, tout à l’extrémité, ta main en éventail, ou bien s’il s’agit d’une plaie vive, d’une blessure qui t’aurait été infligée pour quelque motif dont je n’aperçois nullement le fondement.

   Faut-il donc que mon âme soit sujette à convoquer des abîmes, à ouvrir des failles dans la texture serrée du réel ! Mais tu me connais assez bien pour penser que mon imaginaire s’est emparé du premier symbole venu pour bâtir une sorte de roman autour de cette « tragédie », en faire le lieu d’une écriture. Sans doute y a-t-il de ceci. Tu sais, noircir, chaque jour qui passe, des dizaines de feuillets ne saurait se faire sans quelque plaie muette, sans quelque appel à cela qui veut se présenter et interroge, pose d’incessantes questions.

   L’écriture est d’inclination métaphysique, tu le sais bien, Sol, l’écriture est une sourde écharde plantée dans la chair dont il faut endurer la constante et minutieuse présence. S’absenterait-elle et je serais en peine de moi-même, livré aux affres d’une méditation sans but ni fin. Mais ceci est-il particulier à l’écriture ? Ceci n’est-il le lot de tout Artiste qui voit décroître son inspiration, s’épuiser le champ des possibles à mesure des toiles qui s’entassent dans l’atelier et deviennent les strates d’un âge qui s’évanouit ? Sommes-nous, tous, logés à la même enseigne ? Sommes-nous égaux devant le désarroi ?

   Mais, vois-tu, Sol, je ne voudrais singulariser mon expérience, mais je ne souhaiterais sombrer dans une insoutenable impudeur qui dirait ma douleur comme unique lorsque la plume, sur la feuille blanche, écrit les stigmates d’une difficulté d’exister. Chacun, ici, sur terre, porte sa croix et nulle croix n’est plus lourde qu’une autre. C’est toujours la tyrannie de notre ego qui nous désigne, aux yeux des autres, tel Ulysse loin de chez lui, menacé par des flots agités, que poursuit la vindicte du Cyclope, que Circé veut ensorceler et soumettre à sa magie. Oui, je suis une manière d’Ulysse heureux cependant de connaître son Ithaque, d’y vivre somme toute des jours paisibles.

   Sais-tu, la complainte de l’écrivain que sa Muse trahit s’explique en raison. Un Artiste, un sculpteur par exemple, n’est jamais seul. Il a sa matière, terre, bronze, pierre, bois avec lui et cette matière vient, en quelque sorte, lui ôter tout sentiment de solitude. Avec la matière, il peut ruser, l’attaquer ici ou là, la contourner, la modeler selon telle ou telle forme. Il sera toujours à temps de réviser ses plans, de creuser une entaille ici, de rajouter un colombin d’argile là, de remodeler entièrement son œuvre si tel est son bon plaisir. Autour du sculpteur, du peintre, du graveur, il y a toujours de la présence, du matériau sensible dans lequel poser sa propre empreinte.

    En ce domaine, l’écrivain est bien démuni, lui qui ne dispose que de sa feuille vierge, de sa lampe et rien d’autre ne vient jamais à son secours, si ce n’est cette substance qu’il doit puiser à même son esprit, cette abstraction dont il ne peut rien modeler, tout juste attendre qu’une porte s’ouvre, qu’un oculus laisse passer la lumière au terme de laquelle les mots se poseront sur cette énigmatique « feuille ». C’est ce même mot qui, en automne, est évoqué pour dire la chute sur le sol semé de cuivre et d’étain. Oui, Sol, la métaphore de la feuille, sa longue hésitation dans l’air qui vibre, sa métamorphose du vert lumineux aux roux éteint, pour finir son ensevelissement dans la matière lourde et anonyme de l’humus, cette métaphore donc est bien la plus pertinente qui soit : l’écriture, un long effeuillement dans le temps qui passe, oui, qui passe !

   Ma chère Solveig, je ne sais si tu porteras au jour, à la clarté de l’être, ce songe étrange où tu parus à la façon de ce curieux hiéroglyphe maculé d’incarnat. Peut-être, aussi bien, ne trouveras-tu nulle explication. Les arabesques du rêve sont si impénétrables ! Toujours nous demeurons sur sa périphérie, le centre nous est interdit, sa brûlure nous serait une trop vive épreuve.

 

Tous mes souhaits de bonheur t’accompagnent en ce Février naissant.

 

Ton faiseur de prose.

 

 

 

 

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23 janvier 2020 4 23 /01 /janvier /2020 09:30
Visitations

« Cahiers »

André Maynet

 

***

 

 

   « Cahiers », c’est juste un mot lâché en l’air qu’on oublie sitôt qu’il a été prononcé. « Cahiers », ce pourrait aussi bien être une image de notre propre enfance, et nous nous apercevrions comme au travers d’un voile léger, penché studieusement sur ces pages blanches qu’il fallait emplir de ces pleins et déliés qui, autrefois, faisaient la fierté des élèves, mais aussi des maîtres qui étaient soucieux aussi bien de la forme d’une typographie, que d’un contenu qu’elle révélait. « Cahiers », ce serait encore ces feuillets de l’adolescence sur lesquels nous consignions, dans une manière d’impatience, les premiers émois de la passion, tracions d’une écriture fiévreuse les manifestations virginales de l’amour ou ce qui en tenait lieu, le sourire de cette Passante dans le silence de la rue, le regard appuyé de cette Inconnue au travers d’une vitrine, les yeux de cette Familière cernés de noir. « Cahiers », plus tard, dans la lumière de la maturité, peut-être ces lignes journalières posées à l’abri des regards, annotations multiples, infiniment renouvelées de sentiments dépliant leurs somptueuses corolles, de sensations au bord de l’ivresse dans le fleurissement du printemps, de notes sur tel paysage rencontré au cours d’un voyage, d’impressions suivant la visite d’un musée, d’états d’âme consécutifs à la lecture d’un livre. « Cahiers », c’est tout ceci et encore bien d’autres choses, ces carnets d’écrivains parcourus des mille signes lumineux de la littérature.

   Mais « cahiers », c’est aussi le lieu de projection de ces indices de la création artistique qui trouvent là l’un des premiers sites de leur effectuation. La bâtisse aux pierres lourdes est comme plongée dans un demi sommeil, si bien que l’on ne sait plus si c’est le crépuscule qui s’annonce ou bien l’aube qui ne tardera à se lever. C’est un espace de nuit qu’il faut meubler de lumière, c’est un ciel sans fond ni contour à habiller de la clarté des étoiles. Le silence est grand qui habite le paysage endormi. A cette heure que ne marque nulle horloge, nul visiteur ne s’annoncera. Les visites seront celles dont le dessin tracera les lignes, dont les crayons dresseront le portrait, dont les ombres témoigneront. Ce sera alors un grand mystère que de voir surgir de l’écume de la feuille ces formes qui y étaient inscrites de tout temps. Oui, de tout temps. Car une forme n’est jamais le fait d’un simple hasard, d’une capricieuse contingence qui aurait trouvé l’endroit exact de sa parution. Une forme est éternelle, elle vogue depuis la nuit des temps dans la vaste pensée du Monde, elle est pareille à une âme qui chercherait à s’incarner dans tel ou tel corps. Mais qui ne serait nullement son tombeau. Bien à l’opposé, là où serait son accueil serait aussi l’apparition de la beauté. Et le cahier qui en contenait l’image brûlerait-il qu’encore elle aurait une vie se prolongeant indéfiniment, odyssée sans fin puisque, ayant atteint l’univers des essences, elle y demeurerait identique au flamboiement attaché à la grande étoile blanche qui incendie le zénith. Bien entendu, pour nous les humains cernés de finitude, le concept d’infini est difficile à embrasser. Peut-être suffit-il de penser à cet amour maternel qui, nous ayant touché un jour, jamais ne s’effacera, à cet autre amour destiné à une Adolescente qui demeure gravé en nous à la façon d’une braise vive. L’amour, s’il est vrai, et il ne peut qu’être ceci, sinon il n’est que vulgaire parodie, est un absolu, il est donc gratifié d’une éternité à laquelle, par nature, il ne saurait renoncer.

   La nuit est donc posée sur toute chose et c’est là au cœur d’une manière de néant que l’Artiste vit, dans cette tour d’ivoire qui caractérise si bien son état. De solitaire. De destinataire de ceci qui vient à lui, qu’il attend de tout temps, ces Muses de papier, ces Inspiratrices sans lesquelles il ne connaîtrait ni bonheur, ni repos, seulement un désert semant son vent et son sable sur des contrées arides, illisibles. L’Artiste, tout Artiste naît de cette rencontre entre ce qu’il est en son fond, un chercheur d’impossible et ce possible qui s’actualise sous le crissement de la pointe de graphite ouvrant le domaine du rêve, de l’imaginaire, ces voies royales au gré desquelles l’être révèle les lignes de sa propre esquisse. L’être-de-l’œuvre, l’être-de-l’Artiste devenant une simple et même chose à l’instant même de la création. Cette dyade, ce fusionnel sans véritable espace sont les seuls qui puissent témoigner de la présence d’un indice véritablement artistique. Pour la simple raison que cette rencontre unique est foyer de vérité et seulement cela. Alors le temps n’a plus d’attaches. Alors l’espace flotte infiniment sans qu’il puisse recevoir les moindres coordonnées.

   Car, pour donner place à la forme, il est nécessaire d’annuler les habituelles catégories qui disent les assises du monde et en tracer de nouvelles, autonomes, affranchies, seule la liberté pouvant se donner comme la notion fondamentale qui demeurera visible. Ainsi ces figures féminines qui animent ces cahiers sont libres, infiniment libres. Une fois créées elles vivent leurs propres vies. Certes on pourra les nommer, les affecter de noms tels « Attentive », « Egarée », « Inquiète » ou quelque autre patronyme, mais en réalité leur qualité première sera celle d’exister en-soi et pour-soi, tout comme l’Art qui est le domaine de leur visitation. « Visitations », titre donné à ce texte, est volontairement chargé de connotations religieuses, sacrées, tout comme l’Art relève de ce souci de dispenser un message transcendant, lequel nous délivrant de la quotidienneté nous invite à regarder du côté de l’absolu. L’œuvre est toujours de nature « spirituelle » puisque, aussi bien, c’est l’esprit qui l’a convoquée et que son substrat matériel n’est que la manifestation d’une réalité supérieure, difficilement traduisible en mots, en images et représentations.

   Certes, l’atelier n’est ni un temple, ni une cellule monastique, encore que cette dernière, par son retrait du monde, pourrait constituer un modèle au gré duquel faire émerger des œuvres que l’on pourrait dire en suspens, des œuvres portant, tout à la fois, lourdeur terrestre et légèreté céleste. Combien il est rassurant pour notre psychologie d’hommes contemporains pressés de nous introduire dans la clarté apaisante, presque irréelle de l’Atelier. « L’Atelier », mot magique pour qui est sensible aux perspectives de l’esthétique. Nous disons « atelier » et déjà nous sentons le frisson anticipateur d’une émotion iriser la plaine de notre peau. Ici est le lieu alchimique par excellence où se déploient les énergies, où les éléments se transmutent en autre chose qu’en une nature bornée, opaque, où la métamorphose, la quintessence des choses ordinaires font signe en direction de ces Apparitions qui illuminent nos yeux, plaquent sur nos visages la douceur d’une joie. La plupart du temps nous sommes des observateurs distraits qui, regardant une œuvre, ne faisons que demeurer à la surface glacée de l’image sans bien en apercevoir la richesse. Mais comme la partie émergée de l’iceberg n’est nullement l’iceberg, la forme visible, telle Belle Jeune Femme, n’est simplement un reflet, une apparence, elle est née de l’amour de l’Artiste pour son œuvre. L’atelier est le lieu de leur union. Faisons silence !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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19 janvier 2020 7 19 /01 /janvier /2020 09:40

 En réalité, jamais ils ne sont sortis

de la conque amniotique qui,

 un jour les a abrités

dont ils ont, à leur insu,

la vibrante nostalgie.

Ils se rassurent

à coups de slogans,

ils s’élèvent,

du moins le croient-ils,

à tirer des plans sur la comète

dont ils pensent

qu’ils sont

 le centre et la périphérie.

Eussent-ils fait ton inventaire

avec la délicatesse qui convient,

 ils seraient alors devenus pareils

à de jeunes cabris batifolant dans les herbes,

appelant de leur voix fluette et touchante

Celle qui a été leur origine, les allaite,

veille sur eux, les protège,

leur offre abri

dès que le noroît souffle,

que s’annonce la tempête.

 

Tu sais bien, du fond de toi,

Fille de Vent,

que les hommes ne t’aperçoivent,

 le plus souvent,

qu’au travers d’un étrange strabisme

qui, plus qu’un défaut de la vision

est défaut de l’âme

au seul motif qu’ils mêlent

en une seule et même image,

 la Mère et l’Amante,

n’en percevant nullement

ce que cette double face

a de précieux,

que chaque versant

peut se dissocier de l’autre,

 s’autonomiser, autrement dit

gagner cette liberté

 à laquelle chacun aspire,

qui est le visage

le plus lumineux de l’être.

Mais pour quelle sombre raison,

par quelle étonnante détermination

y aurait-il incompatibilité à assumer

ces deux rôles conjointement ?

 

Si la femme est pure affection,

prévenance,

 refuge pour ceux qu’elle aime,

elle est tout autant

 être de jouissance

et de volupté.

Cessons donc de projeter

sur les choses

ce patron tout fait,

cet étalon de raison

qui fige dans la glu toute expression

alors que la palette est immense

des conduites et des comportements.

C’est bien là la richesse

de toute la condition humaine

de se vivre selon son cœur,

sa passion,

aussi bien au reste,

à l’aune de son entendement,

sous la coupe de son jugement.

 

Fille de Vent,

telle que tu apparais

sur la toile de l’Artiste,

tu me plais infiniment.

Libre de toi,

de tes mouvements,

de tes postures,

aussi bien les plus discrètes

que les plus sensuelles.

Ton beau corps

teinté de sanguine,

 la cambrure de tes reins

qu’un jour Georges Brassens

chanta si bien,

le galbe parfait de tes fesses,

tes jambes repliées vers l’arrière

dans l’allure de la Cavalière,

de la fière Amazone,

voici tes résolutions

les plus exactes,

celles par lesquelles,

ne renonçant à rien

de qui tu es en ton fond,

tu t’assumes dans la totalité

de ton essence.

Ainsi, arrivée

au bout de toi,

à l’extrémité de la presqu’île

 qui s’ouvre

sur le vaste Océan,

 nous t’aimons

telle que tu es :

une exception

qui nous a été remise

comme le don

le plus précieux.

Oui,

le

plus

 précieux !

 

 

 

 

 

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19 janvier 2020 7 19 /01 /janvier /2020 09:35
Elle chevauche le vent (1° partie)

Fille Egon

Barbara Kroll

 

***

 

 

Fille Rouge,

fille de désir et de braise,

combien j’aime ta posture,

effigie dressée

 à la face du monde !

Bien des fâcheux

se désespèrent

de ta farouche liberté.

Combien ils ont tort,

eux qui ne vivent

que de menus faits

et débitent leurs patenôtres

à l’abri des regards,

dans de bien tristes églises !

 

Ta liberté, Fille de Vent,

 est ton étendard,

l’oriflamme que tu déploies

à l’encontre

des Sinistres et des Bien-pensants.

Te dire comment je te vois

c’est écrire des lettres de feu

aux fronts des Libertaires

et des Libres Penseurs.

 Eux te reconnaissent,

eux ne vivent qu’à t’envisager

dans leur propre horizon

qui est celui ouvert, mobile,

arrimé à l’immédiate

beauté des choses.

 

Nul ne peut voir ton visage

sculpté de volupté,

la blessure serait trop grande

par où s’épancherait leur âme,

par où se dissoudrait leur esprit.

Nul ne pourrait soutenir

ton masque de plaisir,

ces yeux profonds

 ouverts sur le mystère

des choses,

ces lèvres rubescentes

qui sont l’abîme

 où ils se jetteraient

afin de ne plus soutenir

cette vision

qui les rendrait fous.

 

Oui, Fille de Vent,

tu as ce pouvoir immense

de réduire à la démence,

 à la fois ceux qui sont

dans la distance,

à la fois ceux qui sont,

une fois, tes Amants

 et ne reviennent jamais

du voyage nuptial

dont tu leur as fait l’offrande.

Certains prétendent que tu n’es

qu’une Mante Religieuse

 qui aurait troqué sa robe verte

 pour cette vêture de chair rouge,

que tes lèvres ne seraient

que les mandibules au gré desquelles,

après le geste d’amour,

tu te repaîtrais

de tes innocentes victimes.

 

Mais que le monde est donc sot,

que les gens sont légers

 de soutenir pareilles billevesées !

Quiconque t’approcherait voudrait,

sitôt le baiser d’Amour,

recevoir, de toi,

 le baisser de la Mort.

Bien sûr nulle logique à ceci,

seulement la volonté,

après avoir connu le Ciel,

de connaître la Terre,

immense reposoir

pour les Amants fourbus.

 

 Oui, Terre après Ciel,

repos après l’infinie jouissance

dont tu es le temple,

 la Grande Prêtresse,

 l’ordonnatrice à tout jamais.

Sais-tu que moi,

qui écris à ton sujet,

suis depuis longtemps

 ton affable Serviteur

et, parfois,

oserais-je le dire,

ton Esclave ?

Ô ne va nullement croire

que le dévoilement de ce secret

ait quelque intention cachée,

par exemple de te séduire.

Certes te séduire me plairait

et rien ne me satisferait tant

que de succomber entre tes bras

de t’avoir trop aimée.

Bien au contraire,

ma mort justifierait

cet excès de toi

dont je suis atteint,

que seule ma disparition

pourrait effacer,

comme l’on gomme

d’une feuille blanche

un signe noir

que l’on trouve

trop insistant.

 

Vois-tu, parfois je ne peux

surseoir à mes phantasmes,

ils brûlent ma peau,

ils mettent ma chair au supplice

et ma libido écarlate te visite

telle la Reine que tu es.

Longtemps je me plais

 à butiner

 la falaise de ton cou,

à plonger mes cheveux

dans les tiens,

cette rivière d’ébène et d’acajou,

à en mêler les sombres confluences

afin qu’une fusion en naisse

et alors je pourrais te connaître

 de l’intérieur,

parcourir la tunique de ton cœur,

écouter ses pulsations carminées,

 me fondre dans la vasque de ton ventre,

m’immoler dans la forêt pluviale

de ton sexe.

 

Combien il me plairait alors

de devenir cet Ara macao

au plumage de feu,

au bec recourbé

qui prélèverait dans ton antre

les mousses et les lichens

de la pure passion.

Mais peux-tu au moins

connaître la fièvre

qui nous parcourt,

nous les hommes,

 à la seule idée de nous réfugier

au creux de ton intimité,

d’en humer l’odeur de rose,

d’en sentir la fraîcheur pluviale,

d’en éprouver la pliure

de soie et d’organdi ?

Sais-tu, au moins,

que nombre

de mes semblables,

après avoir absorbé

quelque élixir vénéneux,

cannabis, morphine ou héroïne,

 n’y trouvant guère leur compte

et désespérant de jamais

 pouvoir être les hôtes

de ton paradis naturel

se sont donné la mort

et que leurs âmes en perdition

volent,

pareilles à ces feux de Saint-Elme

qui brillent à la cimaise des caravelles ?

 

C’est ceci ton pouvoir :

 donner la Vie

et, pareillement,

 donner la Mort.

Pourrait-il y avoir

plus grande puissance

sur Terre ?

Nombre de mes semblables,

parlant de tes coreligionnaires,

usent de qualificatifs erronés

qui vont

de « fragile » à « menu »

 en passant par « frêle »,

comme s’il s’agissait

de jeunes rameaux

que le vent martyriserait.

Mais combien ils se trompent,

mais combien ils croient,

tels de naïfs enfants,

au privilège de leur sexe,

combien ils estiment

leur condition

au-dessus de tout.

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16 janvier 2020 4 16 /01 /janvier /2020 10:05

On ne reste nullement

à sa fenêtre

aussi longtemps,

pensive,

absorbée,

hors de soi

sans quelque motif

d’inquiétude.

Je regardais

tes longs cils bleus

lissés de khôl,

je les croyais enduits

du givre d’un hiver proche.

Mais l’hiver

n’était-il simplement

en toi,

avec son gel,

sa froidure,

sans même que ta conscience

pût s’enquérir

du ténébreux motif

qui l’installait

en cette basse saison ?

 

Etais-tu parvenue

à une sorte d’étiage

qui t’abandonnait là,

au seuil d’un illisible futur ?

Ainsi sont les frêles esquifs

qui flottent indéfiniment

sur les eaux grises

 des lagunes,

que personne ne voit,

ils sont trop seuls

et leur solitude

ne projette nulle ombre

 sur le monde,

 juste un balancement

pareil au souci logé

au cœur de l’indicible.

 

Tes lèvres,

le beau motif

de tes lèvres,

j’en devinais le dessin,

 ces deux éminences souples

que fardait,

dans la discrétion,

un rouge assagi,

une teinte rose-thé

qui semblait si bien convenir

à ta venue en présence,

le vol à peine marqué

d’un argus

dans l’indécision de l’aube.

 

Et ce cou, si long,

 il me paraissait infini

comme le sont les voluptés

longuement attendues.

Il jouait avec les ombres,

se teintait tantôt de corail,

tantôt de bleuet

ou de pervenche.

 Indiquait-il la variation

de ton humeur,

un rai de plaisir

que voilait, aussitôt,

l’ombre portée

d’un chagrin ?

 Et ce collier de perles

du plus vif éclat,

un rubis illuminant

son écrin,

était-il le signe

d’une élégance réservée,

 d’un désir couvant

sous la cendre ?

 

Combien,

 depuis mon refuge,

ces arbres,

ces touffes de tamaris,

ces lotus qui dépliaient

leurs corolles blanches,

combien je savourais

 la délicieuse vision

 que tu m’offrais,

certes à ton insu,

mais ma gratitude

n’en était nullement réduite.

 

Attentive

 à la douceur

des choses,

 

voici le modeste poème

que j’ai écrit

 au titre de ce qui fut,

qui, jamais,

ne s’est reproduit.

Tous les jours

 je visite ta rue,

 interroge tes volets

sagement repliés,

 le voile de tes rideaux

qui, parfois,

flottent au vent

dans l’air semé

d’effluves printaniers.

 

Jamais je n’ai eu le loisir

de contempler à nouveau

ton si beau profil.

Il se perd aujourd’hui

parmi les caprices

de ma mémoire.

Je te sais là, cependant,

dans cette maison

au crépi jaune,

à la haute façade,

au simple balcon de bois.

Tu es la scansion

de mon temps,

 l’intervalle

qui n’en cesse

de finir,

suspendu entre

chaque seconde,

 ourlant les heures

de mystérieuses arabesques.

 

De réalité,

 tu n’auras plus

que celle

de ces quelques mots

griffonnés à la hâte

sur mes feuilles blanches.

Tu seras mot toi-même,

tu sais ce mot

indéfinissable,

unique,

dont rêve tout poète,

ce mot qui, à lui seul,

résumerait

le tout du monde

et il n’y aurait

plus rien à dire.

 Non,

plus

rien

à

dire !

 

 

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16 janvier 2020 4 16 /01 /janvier /2020 10:00
Attentive à la douceur des choses (1° partie)

« Le collier de perles »

Kees Van Dongen

Source : Pinterest

 

***

 

Ce matin-là, sais-tu,

le ciel était d’ivoire

et de vermeil,

ces teintes

qui devaient dire

à ton oreille

la douceur du monde.

J’aurais pu marcher

jusqu’au bord

de l’horizon,

je sais que je t’y aurais

rencontrée.

Te confondant avec

 la simple dragée

d’un nuage,

glissant entre

 deux pellicules d’air.

 

Les rues étaient désertes

et l’ou aurait cru

à une sorte

de renaissance.

C’est un sentiment de plénitude

que de coïncider avec la nature,

de marcher tout au bord du rivage

des êtres et des choses

sans faire plus de trace

qu’un flocon virevoltant

au creux de sa venue.

 

Cela coule infiniment,

cela n’a nul repos,

cela vient de soi

et s’éloigne

dans la juste mesure

du temps.

C’est si étonnant

cette chorégraphie

 si furtive,

ce chant proféré

par des lèvres muettes.

Comme une symphonie

intérieure

qui dilaterait la peau,

ferait se lever

l’écume de la chair.

 

Vois-tu, nous sommes toujours

ces marcheurs d’impossible,

ces minces aventuriers

qui ne vivent

que de sensations

et d’amours promises.

Nous les souhaitons

fructueuses,

emplies de ce nectar

qui façonne nos âmes

du plaisir du doute.

 

J’existe, vois-tu,

 mais tu ne le sais pas.

Tous les jours

je passe dans ta rue.

Une seule fois,

ce matin-là,

 j’ai pu t’apercevoir

accoudée à ta fenêtre,

faisant, dans l’air

qui frissonnait,

des volutes bleues

 

La vision a été courte

mais d’autant plus belle.

Oserais-je seulement

te décrire,

 toi qui n’as guère

que la consistance

d’une vapeur ?

Tes cheveux noirs,

mi courts,

qu’une bande de tissu bleu

retenait,

pareil au flux

d’une vague marine.

Ton regard était

comme perdu

dans l’espace,

deux lentilles sombres

que le jour lissait

de son calme infini.

J’aurais pu demeurer

des heures ainsi,

immobile,

n’ayant plus

ni passé, ni futur,

figé dans ce présent

dont il me plaisait

qu’il se donnât selon

le mode de l’éternité.

 

Comprends-tu,

toi mon Esseulée,

ce curieux état

de fascination

qui s’est emparé

de ma chair

clouée à demeure,

de mon esprit

qui n’avait

guère plus d’agilité

qu’un lointain souvenir

un peu écaillé

 par l’usure du passé ?

Je ne sais combien

de temps

je suis resté

à l’ombre de moi-même,

en cette lisière

du parc crépusculaire

qui cachait à tes yeux

ma peu avouable

curiosité.

 

Certes, j’étais Voyeur,

 mais comment lutter

contre cet irrépressible

sentiment d’exil

qu’aurait été mon retrait ?

Plus même, une fuite,

une désertion de qui j’étais.

La belle clarté s’épanouissait

sur la plaine de tes joues,

y dessinant les broderies

du bonheur.

Mais à quoi donc pensais-tu,

toi l’Immobile,

 toi la Secrète

 qui semblais ne vivre

 qu’au rythme

d’une bien sombre joie ?

Car je ne pouvais douter

qu’elle ne t’habitait

qu’à te conduire au bord

de quelque abîme

dont ton existence

me paraissait être tissée.

 

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15 janvier 2020 3 15 /01 /janvier /2020 10:18
Hôtel de la Croix-Blanche et du Grand Pont

"Sans titre", bronze patiné,

 Milan 1987

Marcel Dupertuis

 

*

 

(Libres variations sur le roman « Les Chambres » de Marcel Dupertuis

L’auteur étant Artiste, toute interprétation sera nécessairement relative

 à cette condition qui, partout où un œil discret ne repère que du réel,

celui du peintre et du sculpteur aperçoit de l’art

Commentaires d’extraits)

 

***

 

 

   « Tous les soirs elle retournait à l’Hôtel de la Croix-Blanche et du Grand Pont, dans la nuit étoilée, S., de la fenêtre de la chambre encore imprégnée de son parfum, la voyait lui adresser un dernier salut. Ils travaillèrent ensemble pendant plusieurs jours, soudant, pliant, découpant des formes en tôle d’acier, le dernier travail qu’Inslein voulait présenter aux Beaux-arts avant son départ pour l’Angleterre, quand S. partirait pour Paris.

   C’est lors de l’un des derniers séjours qu’il passait à Université 10, qu’un soir on frappa à la haute porte grise. Quelle ne fut pas sa surprise lorsqu’il se trouva en face d’Inslein Longuières, élégamment vêtue, dame de la nuit. Mais comment était-ce possible ? Elle était parfumée comme elle l’avait été à la tannerie, S. la suivant dans l’étroit couloir vitré et aussitôt entrés dans la chambre, posant son sac à main verni sur la chaise devant le piano Mand, elle enleva son long manteau noir d’hiver et toute illuminée et sans parole, elle se déshabilla : « Je voudrais être à toi, ce soir, je me marie la semaine prochaine… ! »

   Calmement et avec une élégance aristocratique, grande et nue, elle s’étendit sur le lit avec ses bas fumés, l’attendant et le regardant, la tête posée de côté sur l’oreiller, sans rien dire, que sourire à travers les feuilles du géranium qui fleurissait le bord du lit. »

 

   De façon à ce que l’article qui va suivre puisse se rendre compréhensible, il est nécessaire de le doter d’un rapide avant-propos. L’extrait qui précède nous donne à voir l’espace d’une brève rencontre entre deux Artistes, laquelle rencontre, comme en de telles circonstances, se solde par un acte d’amour qui, peut-être, ne sera nullement reconduit, sorte de lumineux feu de Bengale procédant lui-même à sa propre extinction. Ce que nous souhaiterions montrer, à partir de ce rapide événement, la différence, la séparation, l’abîme même existant entre une donation charnelle dont ce récit est la mise en scène et une donation essentielle que seule la dimension ouverte de l’Art est en mesure de nous offrir.

   Tout fait existentiel est toujours-déjà-là, nous voulons dire au passé, au présent, au futur, au simple motif que ce qui se produit est à entendre telle une nécessité qui voulait se dresser contre un hasard, une puissance qui vibrionnait dans le lointain, impatiente de surgir au plein de son acte. Reprenant une célèbre formule nietzschéenne et la reformulant selon une signification neuve, il s’agirait d’un « éternel retour du même », ceci voulant manifester, ici, ce qui ne pouvait qu’avoir lieu, dont hier était la préparation, aujourd’hui la demeure factuelle, demain le souvenir qui n’est jamais qu’un acte différé, remis à l’alchimie mémorielle. Ceci donc qui a eu lieu et temps ne pouvait que faire se conjoindre, en une unique fusion, deux destins humains réunis, par la grâce de l’amour, fût-il seulement tressé de motifs contingents et de désirs immédiats. Cet acte, qui brille telle une gemme dans la nuit noire et froide où les hommes avancent à l’aveugle, cette brusque pulsion qui trouve sa délivrance, son point d’acmé, sa résolution, on peut en suivre la trace apparente tout au long des événements qui ne sont que la répétition de l’épisode terminal. Tout ceci mûrit dans le silence, comme un fruit délicat parvient à sa plénitude sous quelque treillis protecteur.

   Le parfum est le premier signe visible, que suit le salut de la main que S. observe depuis la fenêtre de sa chambre. Chambre fantasmatique adossée à la ville réelle mais pleine de promesses, aussi bien de tentations, de désirs qui vivent à l’entour de l’imaginaire. Et que veut donc dire le travail en commun, la découpe et le pliage des tôles, leur soudure, si ce n’est, au fond des consciences, la lente et heureuse élaboration du patron de l’amour, l’assemblage anticipateur des pièces qui en composent le puzzle complexe ? Alors il y a un jeu de connivences croisées, de gestes compris à demi, peut-être de mimiques signant l’émoi, d’actions abolissant ce temps parcellisé qui ne demande qu’à trouver le site de son recueil. Peut-être des paroles à double sens, dont nul n’est dupe, d’allusions papillonnant, folâtrant dans un genre d’insouciance simplement liée au fait que ce qui doit s’accomplir, toujours s’accomplit. Etrange énoncé, certes qui, d’un côté promet la félicité, de l’autre ôte toute liberté puisqu’il semblerait que tout soit déjà joué, que tout s’emboîte dans une manière d’implacable mécanique. Oui, la vie, la mort sont déjà jouées, il nous faut en faire notre deuil !

   Tout ce qui se passe ici fait inévitablement penser à une scène de théâtre sur laquelle les acteurs répètent leurs rôles, puis le jouent à la mesure près, jusqu’à l’instant où le grand rideau pourpre se refermant, tout a été dit de ce qui était à dire. Et, ici, il nous faut revenir à cette notion de donation charnelle, à ces deux rocs biologiques qui s’unissent, figures destinales dépassées par l’événement qu’elles ont suscité. Tout est enchaînement de causes et de conséquences, tout est réglé avec la précision d’un métronome, tout est infiniment prévisible. Aussi bien les caresses de l’amour que la décroissance de la volupté, la tristesse consécutive au terrible coït, nul n’en sort indemne.  Peut-être est-on simplement lesté du poids supplémentaire d’une finitude qui vient de découvrir l’un de ses rouages, sans doute le plus efficient pour mesurer la hauteur du drame qui domine et contraint la condition humaine. Ceci ne peut être évité et l’explication en est que, quoique nous fassions, nous sommes des êtres matériels, des esprits réifiés, des âmes pesantes qui ne trouvent leur explication qu’à l’exactitude d’une logique, leur justification à la lumière de la raison.

   C’est là, au seuil du précipice, que nous entendons soudain la dialectique qui place d’un côté le logique, de l’autre l’ontologique. Décalons la scène, maintenons l’Artiste à sa place. Substituons à l’image de la belle, charnelle, matérielle Inslein Longuières celle de l’Art en sa parution, de l’Art en son irremplaçable donation. Dès ici se confrontent ce qui, déjà a été annoncé, donation charnelle contre donation essentielle. Dès cette permutation qui rebat les cartes, fait glisser le sens, nous sentons bien, d’une manière parfaitement intuitive, que nous ne sommes plus sur le même sol, que les valeurs se sont transmutées en des principes plus élevés, que nous ne verrons plus les choses d’un même regard. Si la relation de S. à Inslein s’inscrivait dans le cadre simplement « naturel » des liaisons « terrestres », voici que du « céleste » surgit  d’on ne sait où, que tout ce qui motivait la rencontre, qui pouvait se relier à des arguments logiques et à des références spatio-temporelles (tel lieu, tel motif  fondateurs de tel événement), à des explications de l’ordre de l’avoir (posséder ce qui, jusqu’ici, ne se donnait que dans la différence), à des contextes strictement existentiels (dépasser la contingence pour acquérir un simulacre de liberté), tout ceci se dissout afin de laisser place à cette diaphanéité de l’être, afin de surgir dans ce mystérieux monde des essences qui toujours échappe à mesure que l’on essaie d’en saisir la pulpe intime. Car s’il y a bien une énigme, c’est celle qui unit l’Artiste à l’Art, dont l’Artiste lui-même ne pourrait rendre compte pour la simple raison qu’impliqué dans l’acte qui le transcende il ne possède aucun moyen d’en évaluer la nature, de se constituer extérieur à l’œuvre qu’il édifie à même le foyer de sa propre subjectivité.

   Et il n’est guère plus facile, pour nous les Voyeurs, d’échapper à notre posture de simples méditants-contemplatifs. Bien plutôt, la loi d’exactitude exigerait que nous fussions des créateurs de concepts lucides que confirmerait aussitôt quelque vérité indépassable. Tout au plus pouvons-nous tenter d’apercevoir quelque chose au travers d’un troublant sfumato, autrement dit une irisation de la pensée aux indéfinissables contours. Car l’art a ceci de particulier qu’il se dissimule toujours derrière l’œuvre et n’apparaît que dans la trace cendrée de son clair-obscur. C’est ainsi, l’être-des-choses, surtout dans le domaine des fondements, est en permanent voilement de soi, en constant effacement. Pour cette raison, il est toujours demandé à celui qui est préoccupé d’esthétique, de creuser le sol de ses recherches, faute de quoi il ne pourrait découvrir qu’une vapeur, un tremblement, le sillage discret d’une comète mais non la comète pleine et entière, sa lumière, sa puissance.

   Si la liaison pouvait aisément se dire en termes d’existence dans le cadre romanesque, il devient plus malaisé de tâcher d’en dresser la possible topologie au cours des hypothèses d’une pensée théorique. Ceci trouve une claire explication au motif que nos paradigmes habituels de saisie du réel, temps et espace, n’ont ici, au cœur de la signifiance artistique, plus aucune valeur. Ils ne sont que de vagues fumées se dissipant dans le marais illisible d’un univers qui toujours recule et ne livre nullement le chiffre qui serait signifiant, ouvrirait quelque clarté dans la densité ombreuse de l’inconnu.

   Mais il nous faut partir de la seule dimension qui nous soit accessible, à savoir celle de l’Artiste. Toujours, jusqu’ici, et depuis des temps anciens, c’est la notion de génie qui a été mise en avant à des fins d’explication d’une possibilité d’existence pour l’Art. Or l’acception de ce mot possède un empan si vaste de signification englobant, tout à la fois « divinité, être surnaturel ou allégorique » et, d’une façon plus précise « ensemble des aptitudes innées, des facultés intellectuelles, des dispositions morales », que l’on se réfère à un pouvoir ténébreux dont certains humains seraient pourvus sans que l’on puisse en quelque manière en définir la qualité précise. Il y a, le plus souvent, confusion entre ces deux niveaux de sens, le génie apparaissant comme un être de l’éther pourvu de dons singuliers inaccessibles au commun des mortels. Mais le génie, en vérité est homme parmi les hommes, sans doute est-ce l’éclairement de son regard qui le rend différent.

   Il y a sans doute une approche possible du génie si l’on considère la nature même de la relation qu’entretient l’Artiste avec son œuvre. L’image qui vient en premier est celle d’un parallèle à établir avec la dyade Mère-Enfant, (peut-être ne s’agit-il que d’en reproduire l’exception ?), manière de nécessité fusionnelle qui lie, dans la pure passion, une chair née d’une autre chair, une chair ayant donné site à son propre prolongement, tout ceci vécu possiblement, au plan de l’inconscient, en tant que promesse d’éternité. Mais que serait donc une œuvre accomplie si ce n’était de transcender le temps humain pour en faire un temps « divin », ce dernier fût-il cerné, le plus souvent, d’immanence ? Il y a nécessité d’élévation de l’œuvre hors la mesure de la mondéité. Il y a nécessité, pour le Regardeur, de s’arracher à la pesanteur terrestre qui rabat toujours les choses dans une lourde gangue d’inconscience, sinon de stupeur.

  Que l’on pense simplement aux couples célèbres, Samson et Dalila, Faust et Marguerite, Hamlet et Ophélie, Dante et Béatrice, et surtout Orphée et Eurydice, certainement l’exemple le plus explicatif de ce que nous voulons donner à entendre, cette trace indélébile, cette empreinte ineffaçable de l’Art que l’on retrouve condensées dans toute poésie orphique, archétype du don et de la perte, couple irrémédiablement séparé par le Destin qui n’a voulu que n’apparaisse le terme d’une création, sans doute d’une filiation, d’un devenir. Une œuvre en suspens que la douloureuse mémoire d’Orphée restituera au foyer d’une chair meurtrie. Imaginons seulement la séparation des Amants avant que ne se produise l’acte ultime de leur rencontre, S. et Inslein mourant au seuil de leur désir respectif. Imaginons seulement l’Artiste interrompu, pour quelque cause, dans son travail d’achèvement d’une œuvre. Ainsi perdure une souffrance qui est logée au cœur même de la création. Nulle œuvre sans douleur, sinon la remise au monde d’un objet sans réelle valeur, simulacre d’une production qui n’atteint nullement son but, complaisance ou simple tromperie de soi.

   Est-ce tout ceci qui traverse « Les Chambres » de Marcel Dupertuis ou bien est-ce simplefantaisie interprétative ? Certes, il existe deux niveaux de lecture : un premier inséré dans le pur factuel et alors tout le contenu de cette méditation s’efface, ou bien un second niveau qui cherche à deviner le parcours de l’essence au milieu des afflux multiples de l’exister. Il ne peut y avoir de « voie royale » que celle que l’on détermine en conscience, au gré de ses propres affinités. Pour ce qui est du concept de génie, il nous faut sans doute le reporter à la haute figure d’Orphée, l’envisager tel l’amoureux passionné qui ne fait qu’attendre son Eurydice, souffrir d’une absence, souffrir aussi intensément d’une rencontre dont il ne peut savoir si elle aura un lendemain, aller jusqu’au risque de la perte sans possibilité aucune d’un retour. C’est à cette pointe extrême que l’Art trouve le lieu de sa belle et unique manifestation. C’est certainement à ce jeu éminemment existentiel-essentiel que se livraient S. et Inslein, le sachant ou non, redoutant l’épreuve ou touchant la plénitude à seulement en envisager l’infinie ressource.

   Si le génie est donc profondément de nature orphique, ce dont nous pouvons faire l’hypothèse, l’Artiste est celui qui, réactualisant dans son travail le double visage de la donation-perte nous enlève de notre sol nourricier pour nous transporter en un autre où nous demeurerons sous la pure puissance de la fascination et du drame qui tissent toute interrogation. Ni lieu de pure félicité. Ni lieu d’un mortel tragique. Seulement la distance de l’un à l’autre. Seulement l’intervalle qui nous situe au-dessus de l’abîme. Le rôle ontologique de l’Artiste, produire cet être hybride qui ne vit que de ses propres contradictions, ne se sent exister qu’au rythme de ses flux contraires. L’œuvre est toujours le lieu de ces tensions, le foyer de leur impossible résolution. L’Artiste est un passeur, un médiateur. Il soutient ce grand écart entre ombre et lumière. Il est à l’intersection dont il cherche à nous montrer que l’un cache l’autre, que l’un est toujours en demande de l’autre. L’Un : l’Artiste. L’Autre : l’Oeuvre. Car il y a toujours altérité. Car la fusion n’est possible qu’imaginaire. Sinon l’Artiste serait l’Art et n’aurait à éprouver cette lacune qui l’attire et l’aveugle. Car l’Artiste n’aurait nullement à créer puisqu’il serait la création elle-même.

   C’est à l’aune de ce mouvement incessant, de cette constante oscillation, de cette diastole-systole que tout s’anime et prend sens. Ce que le génie de tout Artiste a en charge, ouvrir notre intelligence à celle du monde, déployer en un seul et même mouvement la cime et l’abîme, l’impossible et le possible, faire se conjoindre le proche et le lointain, en un mot initier le suspens au gré duquel nous voudrons toujours regarder et savoir. L’Art ne présenterait nul intérêt s’il ne nous questionnait. Plus il nous interroge profondément, plus il atteint sa cible. Si l’Art nous laissait muets, alors que seraient les Musées sinon des genres de Musées Grévin habités de mannequins de cire, l’exact contraire de toute vérité, de castelets sans voix ni marionnettes, des espaces de désolation plus vides que des déserts ? Habiter une chambre n’est-ce pas ceci : y poser le silence d’une toile blanche, se dénuder, se dépouiller à l’extrême, tapisser de sa chair le seuil disponible d’un monde, tendre sa peau à la manière d’un parchemin, laisser s’y inscrire les signes au gré desquels nous sommes hommes, écouter son Eurydice, la sauver des flammes de l’enfer. Oui, ceci est possible et ne dépend que de nous. Nul ne nous empêche de nous lever !

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