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2 juillet 2023 7 02 /07 /juillet /2023 09:20
De quel songe êtes-vous l’inquiétude ?

 

« Portrait de la Baronne Gourgaud »

Henri Matisse

 

Source : MimMario Art & Poesie

 

***

 

« Mais elle, sa vie était froide comme un grenier

dont la lucarne est au nord, et l’ennui,

araignée silencieuse filait sa toile

dans l’ombre à tous les coins de son cœur. »

 

« Madame Bovary »

 

Gustave Flaubert

 

*

 

   Voyez-vous, Madame, je vous connais si peu, je ne fais que vous approcher au travers de cette Œuvre de Matisse, « Portrait de la Baronne Gourgaud », dont il me plaît de réécrire entièrement l’histoire, cédant en ceci à ma naturelle inclination, saisir du réel, d’une image, d’une peinture, quelques traits qui me paraissent saillants et, surtout, fouettent mon imaginaire dont le libre cours ne cessera de s’épancher en moi, et bientôt hors de moi, comme si rien ne devait demeurer de ce qui, au hasard des chemins, est venu me rendre visite. Vous apercevant dans le cadre étroit de la peinture dans laquelle vous figurez, aussitôt cette phrase de Flaubert, citée en amont de mon texte, a surgi tel le portrait le plus accompli de cette vérité qui est vôtre, si singulière, nul ne pourra vous en dérober l’intime substance.

   Ainsi la froideur de votre vie, sa cruelle monotonie se peignent sous les espèces de deux métaphores dont il faut bien reconnaître l’efficacité et du reste, elles ne sont métaphores qu’à cette aune-ci. Si, souvent, le « grenier » est le refuge d’adultes mélancoliques, fouillant dans de vieux coffres afin d’en exhumer bien plus ce qu’ils ont été jadis, que ce qu’ils sont devenus, alors ce geste d’archéologie personnelle est teinté des plus sombres lueurs qui soient. Que dire de « la lucarne au nord », laquelle ne saurait jamais recevoir qu’une ombre substituée à la lumière, qu’une tristesse en lieu et place d’une joie ? Et « l’araignée de l’ennui », n’est-elle l’illustration de cette étrange « Veuve noire » dont il me plaît, qu’un instant au moins, elle coïncide avec qui vous êtes au point de vous réduire à la vie étriquée de cet arachnide dont nul ne pourrait confronter le péril de son puissant venin qu’à l’aune de sa propre mort.

   Bien sûr, ici, j’anticipe votre suicide à l’arsenic, vous dont le sort n’échappera nullement à celui d’Emma Bovary, comme si vous en étiez la simple projection. Car, sous le fard de la « Baronne Gourgaud », c’est bien Emma qui perce, c’est bien Emma qui fige vos traits, teinte votre visage de ce plâtre blanc d’une Colombine affligée qui semble exilée de soi, ne pouvant en rien rejoindre qui elle a été, se glaçant en un passé ne reflétant plus que les images floues d’une joie qui s’est éteinte. Face à vous, appliquée à la lecture d’un texte qui vous est visiblement destiné dont, cependant, nulle phrase ne parait vous atteindre, une Femme, Amie, Confidente - que sais-je ? -, s’applique à faire vivre un récit, peut-être quelque épisode de « Paul et Virginie », ces pages d’un romantisme mélancolique qui bercèrent vos soirées de jeunesse dans une manière de crépuscule triste. Ceci me revient en mémoire, qui semble déterminer votre actuel état d’âme :

 

" On la voyait tout à coup gaie sans joie, et triste sans chagrin. "

 

   Une gaieté frelatée en quelque sorte. Une tristesse sans assise réelle. Une joie véritable eût été préférable. Un chagrin profond se fût donné dans la guise d’une vérité. Rien de plus pernicieux que ces sentiments en demi teintes qui ne sont que des sentiments par défaut, des illusions trompeuses. Une tromperie de Soi, la plus funeste qui puisse se présenter. Savez-vous combien, parfois, nos lectures nous marquent à l’encre rouge, cette encre qui jamais ne s’effacera, cette encre qui sera notre secret tatouage, se montrant, ici et là, dans l’abandon d’un sourire triste, d’une remarque désabusée, d’une intonation de la voix à la limite d’une perte. Si je persiste à vouloir vous décrire (cette tâche quasi impossible !), tout confirme mes intuitions les plus noires, vous n’êtes qu’un être en sursis, peut-être quelqu’un qui, déjà, n’est plus Soi qu’au recours à une lointaine réminiscence.

   Certes le tableau est coloré. Certes les couleurs sont vives, souvenir des joies fauves d’un Matisse touché par la grâce, l’exubérance des dominantes méditerranéennes. Certes, cette séquence de vie est vivante et nous pourrions même penser à l’œuvre du Maître, intitulée « Luxe, calme et volupté », mais ici, autant ces trois qualités pourraient s’appliquer au confort du salon bourgeois (une sorte de boudoir où réfugier le précieux de quelque pensée), autant cette empreinte vous mettrait à l’écart, comme si, l’égarement de vos yeux, la sourde présence de votre châle fleuri, la chute de vos mains sur le cercle de la table, signaient, par contraste, cette perte de vous au-delà même de qui vous êtes, dans un genre d’assourdissement lagunaire dont il n’y aurait rien à espérer.

   Que je dresse de vous ce portrait dont nul espoir ne viendrait rehausser les teintes, ceci ne saurait vous étonner. On est toujours au clair avec soi, parfois même au-delà de toute raison. Nul, plus que soi, ne saurait percer, précisément, jusqu’aux fondements mêmes où gît le lieu inaliénable de notre personne. Car, il faut bien le reconnaître, il y a un germe irréductible dont on ne pourrait tracer une extériorité qu’au prix d’une abolition de l’essence qui nous fait être ce que nous sommes et nullement un écho qui en serait la tragique métamorphose. Nous ne pouvons pas être à deux endroits différents en même temps et, quelque part, un immuable nous habite qui nous assigne à résidence. Mais ce qu’il faut dire maintenant, ce qu’il faut faire apparaître, c’est l’inconciliable en nous, de la mesure et du hors-mesure. L’impossibilité foncière de nous situer à cette intenable ligne de clivage qui partage l’exister selon deux versants antithétiques.

   La mesure, tout ce qui vient à nous dans la clarté. Tout ce qui peut être déterminé dans l’évidence, toute raison avec ses causes et ses conséquences, toute cette logique s’appuyant sur des prémisses irréfutables. Tous ces sentiments limpidement énoncés qui placent en pleine lumière, cette confiance, cette assurance, cette plénitude, cette surabondance d’un sens immédiatement lisible. Nul effort à soutenir pour comprendre et rencontrer le réel, il vient à nous identique à ce cristal qui vibre en nous, à ce diamant noir qui brille de tous ses feux en notre centre même, là où cela comprend, là où cela se déplie, là où cela se dit en mode poétique, là où cela s’énonce avec la netteté d’une maxime, avec la précision horlogère d’un concept entièrement parvenu à l’expression de sa justesse. La mesure est ce par quoi un horizon se donne, ce par quoi une lumière brille au loin, ce par quoi l’Art devient le réel plus que réel, ce par quoi l’Amour n’a plus besoin de preuves, de démonstrations, ce par quoi le mouvement de l’Histoire apparaît tel le juste équilibre entre un passé qui s’enfuit, un futur qui tarde à venir, mais un présent assuré de soi dans l’immédiateté même de sa présence.

    Ainsi, par simple effet dialectique, le hors-mesure se donne selon une antithèse évidente. Le hors-mesure, cet Intime que nous n’arrivons nullement à cerner, il est trop flou, il est trop dissimulé. Il n’accepte que le retrait, il ne fait sens qu’à s’immoler dans un éternel silence. Plus on le cherche, plus il se retire et se voile sous le dôme infini des questions. Le hors-mesure, ce que nous aurions voulu en tant que pure jouissance : la possession entière, sans reste, de l’Aimée, mais aussi, mais surtout la possession de Soi ; le hors-mesure, la donation sans délai de l’œuvre d’Art ; la quête spirituelle promptement exaucée ; l’esquisse toujours fuyante de l’Être qui dirait le mot grâce auquel le rendre tangible, préhensible, nullement objet mais sujet immanent au sujet que nous sommes ; le hors-mesure, l’inclusion dans la Nature, être Soi et l’arbre ; être Soi et le rocher : être Soi et le nuage qui glisse sous l’aile d’écume du ciel ; le hors-mesure, le geste transcendant désoperculant tout ce qui résiste, le réel en sa consistance  de silex, le vers poétique en son énigme, la rotondité de la Terre et notre extériorité par rapport à son mystère ; le hors-mesure, le déchiffrement du processus alchimique ; la maîtrise d’une herméneutique des textes fondateurs de la genèse humaine ; l’immersion compréhensive de l’étonnante, de la fascinante structure babélienne du Monde.

   Toute cette dentelle théorique déployée autour de l’aporie du hors-mesure n’a eu pour but que d’approcher ce même hors-mesure qui fait vaciller Celle que nous avons décidé de remettre au destin implacable d’Emma Bovary. Elle qui, comme nous dans la projection de nos fantasmes, de nos désirs les plus urgents, en appelons aux ressources de la Magie ou bien des Rêves Éveillés afin que, transgressant les interdits du réel, nous en affranchissant, nous puissions nous connaître comme possesseurs d’un don qui nous comblerait à hauteur d’hommes, peut-être même nous rendrait quasi divins, êtres de pure transparence se confondant avec cette diaphanéité même, autrement dit débouchant à même le site d’une immense liberté.

   Mais pensant ceci, nous nous savons doux rêveurs, simples possesseurs d’une brume onirique que la grille de nos doigts ne saurait retenir en soi. Emma Bovary ou son double le sait aussi bien que nous. Pour elle, du moins est-ce l’hypothèse que nous formulons, le hors-mesure a eu bien des points communs avec le nôtre, mais dans le cadre d’un romantisme inquiet, d’un spleen baudelairien qui a exténué jusqu’à son existence même. Hors-mesure d’un intime qui ne pouvait que lui échapper compte tenu de son mal être foncier. Hors-mesure d’une jouissance qui s’éteignait à même son essai de profusion. En réalité le hors-mesure de cette Emma était si vertigineux qu’il ne pouvait se solder que par le hors-mesure de la mort, cet arsenic, véritable ciguë socratique, cette boisson amère dont il fallait faire le geste ultime au-delà duquel seul un dialogue avec le Néant pouvait avoir lieu. 

   Toutes les tentatives d’Emma d’échapper au hors-mesure se soldent en définitive par le recours à des mesures qui sont pires que le mal qui la ronge. Ni Rodolphe Boulanger, premier amant d'Emma, riche propriétaire du château de la Huchette à l’intelligence affirmée ; ni Léon Dupuis, Clerc du notaire Guillaumin, pensionnaire du Lion d'Or, second amant, décrit comme « jeune homme aux bonnes manières, séduisant, idéaliste et très romantique », ne parviendront à la faire sortir de ce tourment qui la mine de l’intérieur et n’aura de cesse de la détruire.  En elle, comme en tout Homme, en toute Femme, était inscrite cette « dé-mesure » existentielle dont elle devait être la victime. Sans doute est-ce cette profondeur ou plutôt même ce sans-fond, tissu même de l’absurde, qui rend le roman de Gustave Flaubert si attachant au titre d’une vérité qui s’en dégage, tel un abîme dont, tout un chacun, nous longeons les lèvres avec assiduité sans toujours bien en apercevoir le danger. Mais vivre, est-ce peut-être ceci, tutoyer le danger et y échapper provisoirement. Nous sommes des Emma en puissance.

 

 

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27 juin 2023 2 27 /06 /juin /2023 14:59

Noire mélancolie

  (Sur un texte de Pierre-Henry Sander)

***

 

 [L'écriture en partage. Facebook paraissant avoir pour vocation essentielle de favoriser le partage, le texte ci-après voudrait répondre à cette exigence. Manière d'écriture à 4 mains, d'entrelacement du texte de Pierre-Henry Sander avec le mien. Ecriture que prolonge une autre écriture dont nous souhaiterions que le lecteur s'empare afin de continuer la tâche entreprise.

Le texte en gras est le texte originel de son Auteur. Celui en graphies normales est mon apport personnel dont je souhaiterais qu'il soit perçu dans un prolongement tissé d'affinités avec cela qui fait sens et autorise ainsi la poursuite d'une mince tâche herméneutique.]

 

*

 "Fatigué.. journée crépusculaire passée dans la stupeur.. chute mortelle au bord de flammes.. il me reste si peu de temps.. je me raccroche à mon passé comme à la vie.. Il me semble avoir assez vécu pour passer le reste de mon existence dans les rêveries, tisser les songes en forme de mots, rythmes et couleurs.. je sens et je m’accroche, l’œil délirant, tête enflée des sagesses accumulées à la recherche des reliques enfuies .. détails banals de bois piètrement sculpté.. vert.. gris.. triste.. et sans amour.."

***

   "Fatigué.. journée crépusculaire passée dans la stupeur.. rien ne fait signe qui pourrait me distraire de moi, me disposer à une saine activité, une promenade dans les bois, une lecture, un dessin sous la lampe blanche. Mais pourquoi ces ombres funestes, ce tourment permanent, ces immolations dans un temps de cendre et de lave ? Une pure perte de la conscience, un reniement de l'existence à venir. Plus d'horizon, plus de projet, sinon celui d'une sombre rumination. Parfois, au détour de mes pensées closes, alors que mon regard plane sur quelque objet insignifiant, je m'imagine arbre au tronc verdi, racine perdue dans les tumultes de la glaise, cheveux de rhizomes ne se reconnaissant même plus parmi la touffeur du limon. Le regard s'est aboli, a regagné une manière d'ombilic primitif, genre de graine refermée sur une impossible germination..

.. chute mortelle au bord de flammes.. car c'est de cela dont il s'agit, de combustion et de nulle autre chose. Vous aurez compris que ce feu dévorant n'est que la métaphore de l'âme en proie à ses convulsions. Mais, alors, y aurait-il, dissimulée sous cette image ignée, quelque remords, la connaissance d'un péché qui me hanterait depuis la nuit des temps, faisant ses mille voltes, rongeant mon corps à l'acide, attaquant la moindre parcelle de mon esprit ? Mes idées sont bien lentes, ces temps-ci, comme retenues en arrière, encagées, devant rendre des comptes. Cotonneuses, fibreuses, genre d'étoupe s'éteignant dans ses propres mailles, dans ses intimes complications..

  .. il me reste si peu de temps.. avant que je ne sombre dans un ennui définitif, une mélancolie sans fond. Oui, le vide, la porte ouverte sur le néant et le souffle froid du questionnement sans fin. Mais quel silence, mais quelle vastitude livrée à l'effroi, mais quelle désolation ! Le refuge de l'Ermite, à côté de mon existence sans relief, sans aspérité, serait l'image d'une pure félicité. Parfois, je me prends à rêver, placé en haut d'un météore, tout près du ciel lisse et bleu, planant dans l'azur, délivré de cette pesanteur terrestre qui attache continuellement à mes chevilles le boulet des incertitudes..

.. je me raccroche à mon passé comme à la vie.. bien disposé à ne plus me situer dans ce présent empesé, à la statuaire glabre, froide, marmoréenne qui fige mon sang, soude mes larmes, étrille la moindre de mes pensées. Et, du reste, suis-je encore disponible à des pensées, cela gire tellement autour de moi, pareillement à un sinistre vol de corbeaux et, écrivant ceci, me voici soudainement au milieu des volatiles endeuillés, vous savez, ceux de Vincent, aux alentours d'Arles, funeste présage de ce qui, à proprement parler, serait innommable, je veux dire la Mort. Car c'est bien de cela dont il s'agit, n'est-ce pas, l'existence n'est que cette perpétuelle marche sur place : attente; attente de l'attente et ainsi de suite, en abyme jusqu'à ce que..

   .. Il me semble avoir assez vécu pour passer le reste de mon existence dans les rêveries, tisser les songes en forme de mots, rythmes et couleurs.. et, au demeurant, que me restera-t-il à expérimenter que je n'aurais déjà vécu ?, puisque le passé seul me parle encore, manière de lointain sémaphore clignotant faiblement, agitant dans la brume ses bras pathétiques. Il ne reste plus que de cette sourde dérision qu'aura été mon existence, que quelques vocables épars, quelques sons dysharmoniques, quelques couleurs s'effaçant dans les mailles de l'oubli. Si atténuées, les couleurs, dans des pertes de rouille, de plomb, de reflets de zinc en chute sur quelque toit tutoyé d'incompréhension. Du noir, surtout, du noir dense, compact, lourd, tissu serré comme celui d'antiques momies. Du noir strié, scarifié, du noir lumineux, pareil à une lame, aux piquants d'une herse, aux tranchants des yatagans. De "l'Outre-Noir", vous savez, cette fameuse teinte métaphysique inventée par Soulages dans ses merveilleux polyptiques. Les regardant, nous ne sommes plus à nous-mêmes, nous ne sommes plus au monde, nous voguons déjà vers quelque Léthé mystérieux alors que l'Hadès est si proche avec ses flammes blanches..

  .. je sens et je m’accroche, l’œil délirant, tête enflée des sagesses accumulées à la recherche des reliques enfuies .. et je doute que ces sagesses aient contribué en quelque façon à me rendre à moi-même dans une inclination à m'entendre avec le monde. Mais c'est bien plutôt le contraire qui a été ma réalité. A trop fréquenter Villon, Erasme, Rutebeuf  je n'en ai été que leur disciple en tragédie, la marionnette livrée à l'univers de leur déraison, le fou agitant ses clochettes et faisant sa gigue mortelle sur les scènes d'une vie avec ses oripeaux colorés qui, jour après jour, perdaient leur teintes bariolées jusqu'à devenir hautement illisibles. Ma vie ou bien ce qui en tient lieu, une usure du texte jusqu'à sa perte palimpseste, un chromatisme fou se réfugiant dans des catacombes cloîtrées, des sons si lointains qu'on les dirait de brume. Je suis dans la crypte existentielle étroite, cela ressemble à l'intérieur d'une très vieille église qui n'aurait plus ses officiants, livrée à une longue dérive, perdue à elle-même, dans des .. détails banals de bois piètrement sculpté.. on y reconnaît, vaguement, dans un triste clair-obscur une piéta éplorée, le corps du Christ lacéré, gouttes de sang accrochées au linge qui entoure ses flancs, visage griffé des ronces de sa jeune perdition, côtes saillantes sous la dernière respiration et comme un reflet de mon propre égarement, un écho à ma détresse constitutionnelle, mon image reflétée dans le tain piqueté du miroir .. .. vert.. gris.. triste.. et sans amour.."

 

 

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26 juin 2023 1 26 /06 /juin /2023 08:50
L’Homme de la Fine Mesure

Photographie : Hervé Baïs

 

***

 

   En notre époque hautement médiatique où les images tiennent lieu de pensée, où les images conditionnent l’Homme malgré lui, combien il est heureux de rencontrer une Photographie Vraie, autrement dit un visage qui correspond à son essence. Le foisonnement des vignettes médiatiques, leur banalité, le plus souvent, constituent une manière d’égarement pour la conscience. Non seulement l’image n’est plus vue en son fond mais, prise sous le réseau incessant d’une invasive marée, une proposition en effaçant une autre, les Existants sont soumis à un constant évanouissement de ceci qui a été vu, qui vient grossir les flots indistincts de l’inconscient. Autrement dit rien ne demeure qu’une manière de désert, qu’une oasis dont toute eau a été asséchée, il ne reste qu’un sable illisible et quelques mirages qui flottent au loin, pareils à des linges d’indigo qui auraient été arrachés au peuple des Nomades. Mais nous ne filerons nullement la métaphore plus avant tellement l’évidence est massive d’une perte qui tutoie le non-sens. Beaucoup devrait être biffé de ce qui vient à la rencontre des yeux, ces puits disponibles à accueillir l’épreuve de l’être véritable, pour peu que sa consistance vienne à nous sur le mode de la révélation. « Révélation », certes le terme est religieusement connoté mais nullement à proscrire car c’est bien un fragment du « sacré », fût-il simplement de nature laïque, fût-il dirigé vers une conscience athée, dont il nous faut faire l’hypothèse, faute de quoi nous ne viserions jamais que des contingences, faute de quoi la pure immanence nous déborderait et, en quelque sorte, nous réduirait à néant.

    Car c’est bien le problème du multiple, de la pullulation, de l’insuffisamment déterminé, du chaotique, du sans-mesure dont les représentations médiatiques sont les vecteurs les plus confondants. Tout esprit humain, en sa nature essentielle, demande qu’à son cheminement, soient posés des orients, soient institués des amers, que se déploie la rose des vents, mais selon une direction bien affirmée, celle du Ponant, par exemple et, muni de ces précieux viatiques, l’essor pourra se poursuivre en avant de Soi, un futur trouvera les fondements et les raisons de son procès. Å toute progression il faut de la clarté. Å toute compréhension il faut ses prémisses signifiantes.

   Ce que nous voudrions aborder, avec la belle photographie d’Hervé Baïs, ce que nous avons nommé selon notre titre : « L’Homme de la Fine Mesure », laissant l’Homme dans l’ombre pour ancrer notre vision dans l’exactitude de cette « Fine Mesure » dont nous voudrions tracer quelques perspectives. Å première vue, la formulation paraît sujette à oxymore, « Fine » en sa donation intuitive, venant percuter une « Mesure », outil privilégié du Principe de Raison. Mais l’on s’apercevra vite que la contradiction apparente est la condition même qui donne accès à cette Image Vraie dont, toujours, nous devrions être en quête, bien plutôt que de nous perdre dans le marécage des clichés indigents et des propositions uniquement talquées d’apparence. Toute condition de possibilité repose sur ces deux pieds à la fois : une intuition vient nous livrer le point de vue de la sensibilité, une raison vient l’étayer qui lui donne ses assises les plus sûres.

   Mais que voyons-nous dans le geste photographique, dans la résultante qu’il nous propose ? Nous voyons une intuition-rationnelle ou une raison-intuitive, l’oeuvre se situant à leur exacte confluence, à leur plus mince jointure. Tout, en réalité, est unifié sous les auspices des facultés humaines. Il n’y a de scission Intuition/Raison qu’à l’aune de la logique qui a institué les catégories à des fins pratiques d’immédiate reconnaissance des choses soumises à notre entendement. Mais écartons-nous des postures théoriques pour ne regarder que l’image en soi et en explorer la richesse, richesse qui, avant tout, réside dans la simplicité de ses choix.

   Le ciel est de neige que précède une cendre grise, peut-être un orage se dessine-t-il sur la toile de fond de l’image ? Le mystère, la turgescence de la terre méditerranéenne, son surgissement en plein éther, une manière de juste effusion, c’est ce palmier largement déployé qui nous en fait le don. Un don sans retenue. Une dimension de pure oblativité. Le palmier en majesté est là, pour nous, rien que pour nous et c’est un peu comme si notre âme était requise à l’énigme de son apparition. Nulle rupture entre le Soi qui regarde et la chose qui est regardée.

 

Corps à corps.

Chair à chair.

Fibre à fibre.

 

Imminente présence de l’un,

le Voyeur, à l’autre, le Vu.

Voyeur/Vu, Vu/Voyeur

 une seule et même réalité.

Des visions gémellaires.

Des visions siamoises.

Des visions en miroir.

  

   Ici, dans le dépliage des palmes, dans leur généreuse manifestation, c’est l’intuition qui est sollicitée, un genre de perception avant-courrière, antéprédicative de ceci qui va venir à l’orée des choses visibles. Et ce que l’intuition développe, déploie largement, la raison en rassemble le divers sous l’espèce du stipe qu’architecturent les triangles réguliers, véritable mosaïque, des pétioles sculptés par l’homme, façonnés par l’habileté artisanale.

 

Palmes éployées : Esprit de Finesse.

Stipe armorié : Esprit de Géométrie.

 

   Notre œil fait la synthèse dont notre esprit métabolise la substance. Et, si, face au bel emblème du palmier nous faisons silence, c’est bien au motif de cette efflorescence interne qui tresse à notre insu, le tissage de notre compréhension.

   Mais le surgissement du palmier n’est pas le seul. Ou, plutôt, sa venue en présence est médiatisée par cette ligne diagonale qui traverse l’entièreté de l’image, dévoilant à nos yeux deux espaces complémentaires qui, à l’analyse, se disent selon le beau motif de la complétude, selon la ressource unique de l’osmose.

 

Le palmier n’est palmier

qu’à se dialectiser avec le mur.

Le mur n’est mur

qu’à se dialectiser avec le palmier.

 

   Réversibilité des apparitions, l’une féconde l’autre et ne vit que d’elle, et toutes deux fusionnent en une totalité, une unité, fins de tout mouvement dialectique. En termes pratiques et utilitaires, nous pourrions dire « que la boucle est bouclée », à la façon d’un cercle herméneutique qui parcourt l’ensemble des significations afin d’en tirer un Sens ultime, un genre d’Absolu, si l’on veut.

   Le mur par sa solidité même, par sa force de dense Matière fait du Ciel un pur Esprit, une fuite diaphane, une éternité s’opposant à la finitude des choses terrestres. Le Ciel est la demeure des Dieux. Le cube blanc de la Maison est le lieu où vivent les Hommes. Alors, comment ne pas vivre le palmier en tant que ce Médiateur qui met en coïncidence Hommes et Dieux, prose terrestre et poésie céleste ? Ici est le lien qui assemble l’image, ajointe ce qui apparaissait en tant que fragment. C’est au titre même de ces « oppositions confluentes » que l’image assure son assomption et se donne comme le lieu d’un irremplaçable Sens. Or le Sens est doué d’éternité en ce qu’il relie le divers et l’harmonise, l’arrache au souci d’une temporalité strictement humaine, pour l’ouvrir au geste même d’une transcendance.

   L’image matérielle fixée sur le papier pourrait bien disparaître que ceci n’entamerait en rien sa permanence au-delà même de la vision humaine, en des lieux dont nulle conscience ne pourrait tracer le chiffre. Une Idée tout en haut de l’éther est-elle assignable à autre chose qu’à elle-même ? Le songe dont notre esprit est occupé se traduirait-il sous le visage de l’esquisse ? Non, nous voyons bien que raisonner ainsi est raisonner à vide, que de l’Indicible l’on ne peut rien dire ou bien alors proférer au risque de le vider de sa substance. Mais que nul n’aille s’abuser, ici le vocale de « transcendance » ne vise nul « Transcendant », nul Dieu, mais le mouvement même par lequel l’humain, se libérant de ses soucis existentiels, s’élève en direction d’une Pensée, d’une Méditation, de l’Art en son inimitable hauteur.

   Tout se dit à même l’image sans réserve.   Tout se dévoile avec générosité en même temps que discrétion. L’ombre portée d’une buse d’évacuation d’eau joue une identique partition à celle du stipe du palmier. Comme si les deux formes voulaient symboliser une même signification : la verticalité de plomb qui règne sous les ciels du Sud, là même où, bientôt, commencent les vastes étendues du Désert. Ce prélèvement d’un fragment du réel est tout sauf gratuit. Il n’est pas un détail dans le paysage. Il n’est pas un mot isolé qui se serait détaché de l’espace du langage. Certes, il est bien un vocable minimal, condensé, qui s’énonce selon Ciel, Palmier, Maison, Mur, Buse mais, pour autant, il ne demeure nullement dans le cadre étroit que l’on serait en droit de supposer. Observant l’image, Nous les Voyeurs ne sommes pas une conscience vide en laquelle rien ne se serait déjà imprimé. Nous sommes de vraies bibliothèques qui avons archivé des milliers de souvenirs, d’impressions, de portraits, de lumières et d’ombres, bref des images à foison, des représentations à l’infini qui ne demandent jamais qu’à être réactualisées, portées à la clarté du jour.

   C’est pourquoi les figures de l’image en appelleront d’autres, homologues, par simples associations d’idées. Peut-être le palmier nous renverra-t-il à la Palmeraie d’Elche, ce bout d’Afrique tombé, tel un météore, sur un coin de la Péninsule Ibérique ? Peut-être le gris du ciel, sa mouvance interne, ses puissances secrètes feront-ils signe en direction d’Almeria, lors des chauds étés, lorsque l’orage menace, que l’air devient lourd telle une gueuse de fonte ? Peut-être le cube blanc du bâti nous fera-t-il songer à ces Villages Blancs d’Andalousie, l’âme même de cette belle région, songer à Setenil de las Bodegas avec ses maisons construites dans la roche, avec ses ruelles, ses grappes de cafés et de restaurants ? Songer à Mijas, ses rues en pente avec vue sur la mer, avec ses pots de fleurs Bleu-Ciel accrochés aux façades ? Songer à Zahara de la  Sierra avec son village perché qui se reflète dans les eaux claires du lac situé en contrebas ? Et le mur blanc crépi grossièrement à la chaux, sa hauteur, sa face aveugle, ne nous transporteront-ils devant ces majestueuses Alcazabas, ces forteresses étincelantes, sises tout en haut de leurs collines, comme à Grenade, à Malaga, à Mérida ?  

    Certes, cette Palmeraie, ces Villages, ces Alcazabas ne sont nullement présents « en chair et en os » à la manière dont un réel nous enserrerait dans les mailles de son effectivité.

   Mais c’est bien la vertu du langage que de partir d’un mot et de jouer avec la constellation lexicale qui l’entoure de ses orbes multiples.

   Mais c’est bien la vertu de l’imaginaire que de faire se succéder des myriades de représentations à partir d’une seule.

   Mais c’est bien la vertu de la Photographie, surtout lorsqu’elle est vraie, que de poser devant nous le vaste musée où se donneront à voir les images-sœurs, les réverbérations de ceci même qui ne vient à notre rencontre qu’à s’essaimer, qu’à rayonner, qu’à ouvrir la dimension inépuisable d’une sémantique active, lieu même où la rencontre de notre être propre avec le divers qui l’entoure connaît l’espace de sa révélation.

   Donc « L’Homme de la fine Mesure » est celui dont l’œil, exercé à opérer des choix, sait intuitivement ne retenir du paysage que le vocabulaire strictement nécessaire à son énonciation. Ces quelques simples et rares voix qui s’en détachent, créent les harmoniques au gré desquels se déclinera la polyphonie des tonalités dont notre attente est toujours en quête afin que, s’ouvrant aux dimensions d’un Monde dilaté, notre esprit lui-même, par effet de simple mimétisme, puisse voir dans la goutte d’eau, la pluie ; dans la pluie, le nuage ; dans le nuage, la vaste étendue océanique sans laquelle ni eau, ni pluie, ni nuage n’existeraient, pas plus que nous n’existerions, simples coléoptères cloués sur la planche de liège de l’entomologiste.

 

Car vivre n'est nullement végéter

et s’enclore dans l’enceinte

de son propre Soi,

mais, telle la Belle Image,

saisir le sens du dehors et,

le ramenant à Soi,

s’accomplir en

tant que ceux

qui questionnent.

 

 

 

 

 

 

 

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14 juin 2023 3 14 /06 /juin /2023 07:58
L’Insondable Présence

« Femme assise »

Barbara Kroll

 

***

 

   Comme rien ne fait encore sens à rencontrer pour la première fois cette image, il faut se résoudre à en parcourir la surface, à en interroger l’obscur, à en traverser le clair, à en décrypter les lignes comme si cette marche hasardeuse, sinon aveugle, pouvait à elle seule nous conduire en-deçà-au-delà de son apparaître, là même où cela commence à se dévoiler, là même où se lève un bruit de source qui pourrait bien être son origine, du moins un index pointant en direction de l’éclaircie d’un mystère. Car, ce que nous savons, plus ou moins confusément, c’est que le réel en sa native nature est pur secret, profond ésotérisme, dissimulation de sèmes dont il nous faut venir à bout. Ou tenter de le faire. S’en exonèrerait-on et l’on ne connaîtrait du Monde que quelques unes de ses rares manifestations et l’on ne possèderait de Soi qu’un fragile fil d’Ariane qui, à tout instant, menacerait de se rompre. Nous sommes si proches de l’énigmatique présence d’un labyrinthe aux murs de verre en lesquels notre image pourrait se perdre qu’il nous faut, sans délai, interroger ce-qui-fait-face : voir le visible de manière à ce que l’Invisible, l’Étrange en leur aporétique figure libèrent notre conscience du poids d’en affronter la possibilité même.

   Le fond, est-ce le Néant lui-même en sa nuit première ? le fond est nocturne où tout pourrait s’abîmer si notre regard persistait à en vouloir percer la troublante énigme. C’est la Nuit, certes la Nuit Souveraine, mais la Nuit en laquelle le Monde et nous-mêmes nous confondons au point de nous rendre illisibles : le Monde aussi bien que nous, tremblantes Esquisses fardées des plus confondantes ténèbres. Puis, à droite, jouxtant la suie nocturne, un végétal, ou ce qui lui ressemble, s’élève comme pour témoigner d’une possible vie, d’une hypothétique génération. Or qui pourrait donc croître dans cette zone de dense irréalité ?

 

Une figure extra-humaine ?

Un animal fantastique,

 Licorne ou bien Centaure,

ou bien Gargouille, ou bien Gorgone,

tellement de sombres silhouettes

 tapissent le rideau torturé

de notre imaginaire ?

 

   C’est un peu l’essence du clair-obscur que de nous révéler des formes ambiguës que la pénombre reprend en elle, une manière d’Amour se lève qu’une immédiate polémique vient gommer, soustraire au piège toujours tendu de notre désir.

   Puis une grande aire blanche identique à un champ de neige, une zone que la blancheur rend anonyme au motif que nulle altérité ne vient en rythmer la présence, que nulle différence ne fait surgir quelque chose qui s’en détacherait, par exemple un oiseau confirmant son être surgi d’un ciel morne d’hiver, juste l’arabesque d’une aile donnant corps à l’air qui en supporte la venue. Certes, un regard un peu plus appuyé, un regard inquisiteur ne tarde guère à faire sortir de toute cette torpeur visuelle quelques formes qui se confirment en leur être tout en procédant à l’émergence du nôtre.  Certes, il y a l’étendue indolente, atone, d’une couche dont on se demande si, jamais, elle n’a accueilli le moindre corps, n’a abrité le songe le plus étroit. Une couche si peu présente à elle-même, un genre de flocon perdu dans l’immense ciel d’une banquise sans attache.

   Certes, il y a un sol, nullement un sol de fondation ou de fondement à partir duquel quelque Être pourrait prétendre faire phénomène, bien plutôt le visage du vide, de l’indécision, d’une indétermination qui, jamais, ne connaîtrait la limite qui pourrait le porter à lui-même, ce visage, dans un genre de certitude. Certes, il y a bien, mais dans l’approche la plus incertaine,

 

cette vision ectoplasmique,

cette vibration de corps astral,

cette manière de transe médiumnique

 

   dont même un esprit éclairé aurait le plus grand mal à figurer les contours, à nommer la « présence » et alors, dans le plus grand trouble, ce seraient des mots tronqués, des énonciations aphasiques, des bégaiements, des reprises car, comment nommer l’Innommable, comment substantiver l’Irréel, comment proférer alors que la bouche est clouée au silence ? Ceci veut signifier l’abolition de la Parole, cette essence la plus haute par laquelle l’Humanité accède à son Être et peut rayonner, ici et là, dans toutes les mesures de l’Espace, dans toutes les stances du Temps.

   Voyez-vous, combien le Langage est maladroit à faire, dans l’Irréel, une découpe que ne viendrait confirmer nul élément concret situé dans l’horizon humain. Ceci, cet Informel, ceci, ce Non-encore-venu-à-l’Être, cette manière d’Illogisme, de contrariété du Principe de Raison, quel nom lui donner qui ne serait pure perversion des mots ? Comment ?

 

« Femme-venant-à-Soi » ?

« Femme pré-logique « ?

« Femme antéprédicative » ?

« Retenue avant la libération » ?

« Étincelle avant la flamme » ?

« Silence précurseur du Dire » ?

« Brume songeuse

avant-courrière de l’Être » ?

 

   Comment mieux exprimer l’embarras dans lequel nous nous trouvons, nous Hommes de Parole que nulle Parole, momentanément, ne vient confirmer en leur Être ? Il nous est intimé l’ordre de nous y retrouver au centre même de ce chaos qui, pour devenir fondateur, a besoin d’une éclaircie, d’une désobstruction de tout ce fatras qui se nomme non-sens, qui se nomme aussi absurde, qui se nomme encore déréliction.

    Certes, nous ne sommes nullement égarés au sein de notre propre Être au point de n’avoir pas reconnu une Esquisse Féminine en sa toute première candeur, en toute sa réserve qui la pose telle la Discrétion-même, Elle diffère si peu de Soi, sa main est un geste qui vient obturer son visage, un bras est replié vers une féminité dont elle assure précieusement la garde, les jambes sont croisées qui, elles aussi, paraissent les gardiennes d’une virginité, d’une venue à l’Être sur le mode du silence, peut-être de l’appréhension, peut-être la tentation l’anime-t-elle en sourdine de rejoindre ce Néant dont elle vient, dont elle voudrait éprouver le coefficient de totale Nullité.

 

Elle est Elle sans être Elle

 

   Certes la formule est étrange, laquelle ne manquera d’étonner les Êtres épris de matérialité, entièrement alloués à la concrétude la plus effective. Mais nous pensons que ces Lecteurs pareils, en quelque sorte, à la solidité d’un roc, auront déserté notre prose bien avant que d’être arrivés ici, à cet endroit où, peut-être, un nœud pourrait se dénouer, une éclaircie advenir dans l’ordre de quelque compréhension. Du moins un essai.

    Elle, nous l’avons nommée Elle, à plusieurs reprises et, du reste, nous aurions été bien en peine de prédiquer plus avant qui-elle-est ou qui-elle-n’est-pas, tellement l’énigme qu’elle nous pose est massive, Œdipe face au Sphinx en quelque sorte. Alors, comment nommer ce qui nous interroge et nous fuit avant même qu’un acte de nomination adéquat ait eu lieu à son sujet ? Pourrions-nous dire, à la façon germanique : « Es gibt Sein », « il y a Être », pour indiquer un lieu, une position, une localité, un évident « il y a », bien plutôt qu’une réalité ontologique, « Être » ? Combien nous sommes dans l’embarras pour faire venir au langage « cette vision ectoplasmique », comme indiqué plus haut. Il faudrait, en tout état de cause, user d’un néologisme semblable aux « néopronoms »  ou pronoms non genrés, ceux qui indiquent, en quelque manière, l’indéfini, la césure quasiment imprononçable, la jointure symbolique de la dyade humaine, le fléau de la balance se fixant d’une façon totalement arbitraire entre IL & ELLE, dont quelques formes nous sont suggérées par le « Tableau synthétique des néopronoms non binaires » d’où nous ne prélèverons, d’une manière tout à fait arbitraire, dictée plutôt par des motifs esthétiques et euphoniques, qu’une courte série telle que donnée ci-après :

 

iel, yel, ielle, ael,

 

   dont tout un chacun s’accordera à reconnaître l’originalité, la juste mesure en quelque sorte de ces simples voyelles, la figure condensée, elliptique, au gré de laquelle naît, dans le genre d’une origine, un Être de pure grâce, un genre de chrysalide avant que n’intervienne l’éclosion, que la métamorphose ne trouve sa résolution. Nous opterons, en raison de simple affinités, pour YEL où, sous chaque valeur phonétique, s’inscrit une dimension sémantique.

 

[j]  [ɛ[l]

 

[j] nous dit, en sa fluidité de semi-voyelle, la naissance de quelque chose, une façon d’envol si l’on veut.  

[ɛ] par son ouverture, prolonge ce premier effet, lui donne de l’ampleur, l’assure d’un possible futur, d’un en-voie-de…

[l] par l’élévation apicale que suppose son articulation, reprend en son sein la fluidité première de [j], accentue l’ouverture de [ɛ], réalise une manière de synthèse qui, à défaut d’être accomplissement terminal, totalisation, initie une venue à l’Être dont YEL sera le fondement même, le principe d’une existence future, la survenue au grand jour de cette Imago qui était en attente de son propre déploiement.  

   Certes plus d’un lecteur, plus d’une Lectrice s’étonneront de la hardiesse de l’interprétation ci-dessus proposée. Sans doute auront-ils raison en une première approximation. Cependant, jamais il ne faut oublier que le Langage est la forme essentielle du SENS, toutes les autres significations étant secondes, dérivées et entièrement sous la dépendance des Mots. C’est bien le Mot qui porte en lui toute la charge de sens imaginable, ce mot qu’habite le génie de la polysémie. Et, pour ce qui est des différentes valeurs onomastiques l’on s’accordera sur le fait que le prénom « Yolande » comporte infiniment plus de douceur et de féminité que le prénom « Arthur », plein de rocaille et de rudesse, de masculinité affirmée. Nous sommes aussi déterminés par nos propres prénoms sur le plan de la réception et c’est une chose de se nommer « Yaël » une autre de se nommer « Robert ». Mais nous sommes ici sur le plan de truismes élémentaires.

   La grande qualité que nous trouvons au choix de YEL, réside entièrement dans le fait de la liberté qu’il autorise.

 

YEL est pure élévation de Soi.

YEL est de la douceur du Miel.

YEL est de la légèreté du Ciel.

YEL est simple écho de l’Essentiel.

YEL simple efflorescence de l’Existentiel.

 

   Ici, le jeu de la paronymie incline vers une pure Beauté, que double une authentique Sérénité, que redouble une réelle Félicité. Car, de YEL, nous ne voulons retenir nullement le Fiel qui pourrait en traverser la singulière temporalité. Trop de Cassandres, en notre Monde d’immédiate jouissance, que ne médiatise nulle éthique, trop de Cassandres donc viennent obscurcir le ciel de pure évidence qui s’ouvre à nous si nous savons le regarder avec la justesse, avec la lumière du déploiement, avec un étonnement mêlé de merveilleux.

 

Oui, notre monde est désenchanté.

Oui, notre Monde ne sait plus rêver.

Oui, notre Monde ne se connaît

plus comme Monde,

seulement une course en avant

 aveugle, obstinée, qui ne parvient plus

à saisir la consistance tragique de sa chute.

  

   De la possible Chute, il faut se relever. Des mors du Nihilisme, il convient de s’affranchir. Du piège de la déréliction il faut nous exonérer. Certes, ceci ressemble à un discours prophétique, à l’énoncé d’une Profession de Foi. Certes, ceci ressemble à l’appel d’une Religion. Å une « religion », sans doute, mais dans sa valeur étymologique de « recueillir », « relier », nullement dans l’aspect de croyance et de dogmatisme qui lui sont naturellement attachés. « Recueillir, relier » suppose avant tout notre propre inscription dans le creuset du SENS, aussi bien celui qui nous est intimement familier, aussi bien l’entièreté des significations du Monde avec lesquelles, nécessairement, nous sommes en lien.

 

D’une manière essentielle,

être soi, c’est être sensé,

au pied de la lettre,

c’est-à-dire être touché,

fécondé,

métamorphosé

par le Sens.

   

   Et puisque, jusqu’ici, nous n’avons guère pratiqué qu’une manière de jeu onomastique tout autour de l’Étrange Figure ébauchée par Barbara Kroll, autant continuer afin de n’en nullement épuiser le sens, du moins en approcher la subtile essence. Notre choix de YEL n’est pure gratuité au simple motif que Tout dans le Monde se tient, que ce monde est le centre même d’un constant jeu herméneutique dont nous figurons l’une des possibilités. En appelant, de nouveau, à la notion de paronymie et, dans une matière d’étoilement, autour de YEL nous ferons surgir toute une constellation signifiante telle qu’évoquée par les beaux titres des livres d’Edmond Jabès, écrivain dont l’œuvre porte le sceau irréductible de son identité juive, sa méditation poétique consistera en une réflexion sur l’exil et le silence de Dieu. Son œuvre entière sera marquée par le recours à un discours apophatique, autrement dit placé sous la bannière de l’indicible, de l’ineffable, de ce qui, par nature, dépasse aussi bien l’entendement humain que ses possibilités langagières. Donc YEL que, pour notre part, nous avons voulu qu’il ou elle se plaçât sous le secret de quelque indétermination, en réalité une sorte de liberté originaire, nous l’inclurons dans la pléiade jabésienne que constituent les beaux noms de

 

YAËL

ELYA

AELY

   

   dont nous remarquerons qu’ils sont tous constituée de quatre lettres, à l’instar du nom DIEU, dont nous pointerons encore l’étonnant jeu alchimico-langagier lequel, dans le mystère de l’athanor, a métamorphosé chaque mot selon les permutations des mêmes lettres, comme de successives vêtures qui, sous un aspect formel différent, décriraient le visage d’un seul et même Être. Une Essence identique jouant à distribuer, à l’intérieur du mot, ses « pions » selon des « fantaisies » successives. En réalité un SENS unique, un genre de vérité-caméleon se donnant de telle ou de telle façon selon la lumière du jour, ce qui se nomme « chromogenèse » au plan du phénomène lumineux, ce qui se nomme « herméneutique » au plan des variations successives de la Langue.

    Donc avec ce qui, précédemment, a été nommé « constellation », dont la figure topologique pourrait prendre l’apparence suivante

L’Insondable Présence

   Nous remarquerons la presque analogie des Quatre Noms. YEL, cependant, demeurant en retrait puisque lui fait défaut le lettre « A » afin d’être en conformité avec les Noms qui gravitent autour de sa présence. Que signifie cette incomplétude, ce manque-à-être, sinon peut-être une manière d’antériorité, de plus proche de l’originaire, d’encore plus matriciel, comme si, encore si peu engagé dans l’Être, un mouvement de retour vers le commencement de la génération pouvait être envisagé. Dès lors, comment faire apparaître sur le plan de l’écrit, par un simple phénomène d’énonciation langagière, cet indicible qui, toujours nous met dans l’échec d’en rendre compte ? Dès lors, comment rendre sensible sur le plan graphique, ces presque équivalences pré-oncologiques ? Dès lors, comment porter à la présence, fût-ce au travers de la métaphore ces Êtres de tulle dont l’inconsistance est la texture même ? Bien évidemment, ces questions n’appellent nulle réponse et Dieu, pas plus que Yaël, Yel, Elya, Aely ne nous soulageront de l’inquiétude de vivre et de convoquer, ici et là, des Noms, des Images, des Songes qui, faute de nous apporter des certitudes, fourniront quelques provendes cathartiques à notre insatiable boulimie de connaître.

   « Femme assise », tel est le titre en guise de constat dont cette œuvre est censée nous fournir le chiffre. Le traitement de la peinture, comme toujours fait de rapides effleurements chez cette Artiste, ne nous donne qu’en apparence, selon le mode de l’illusion ou bien du rêve éveillé, ce qui, en toute saisie première, n’est Femme que par privation, n’est assise que par défaut. Son existence concrète n’a rien d’une certitude et c’est en ceci, toute cette confusion qui émane d’elle et de son paysage proche qu’elle nous rend libres, nous-les-Voyeurs qui ne voulons faire de nos yeux que des faisceaux interrogatifs, de nos corps des radeaux de désirs au large de qui-nous-croyons-être.

 

Peut-être, ne sommes-nous,

nous aussi, que des Êtres

qui bourgeonnent, vacillent

et gravitent autour de ce Rien

qui se nomme « Monde » ?

 

 

 

 

 

 

 

           

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9 juin 2023 5 09 /06 /juin /2023 09:29
Les intermittences du Regard

Judith in den Bosch

avec Esther van Rijn

 

***

 

   « Les intermittences du Regard », bien évidemment, il n’aura échappé à personne que ce titre est une allusion directe à l’œuvre de Marcel Proust, titre où le « Regard » se donne en lieu et place du « Cœur ». Pour autant, y a-t-il homologie entre le phénomène de la vision et celui du sentiment ? C’est ce que cet article voudrait mettre à jour. Mais d’abord écoutons les propos de

Frédéric Worms (Préfacier) de cette œuvre :

  

   « Les Intermittences du cœur », ce n'est pas seulement le titre d'une des sections les plus émouvantes, au coeur de la « Recherche du temps perdu » de Marcel Proust (dans « Sodome et Gomorrhe ») ; cela devait initialement en être, selon l'un des projets de Proust, le titre d'ensemble. On oublie trop souvent que Proust ne parle pas de la mémoire et de ses intermittences, seulement pour des raisons métaphysiques, mais d'abord comme d'un déchirement intime, dans les relations humaines. La perte des êtres les plus chers, elle-même, nous l'oublions le plus souvent ; et quand elle nous revient, involontairement, elle n'en est que deux fois plus douloureuse ; douloureuse par la perte qu'elle ravive, mais aussi par la culpabilité de l'oubli, qu'elle réveille. »

 

   Mais puisque nous avons substitué « Regard » à « Cœur », d’une manière consciente ou non, nous avons accordé une prééminence, ou au moins avons posé une antériorité de la présence de la vision par rapport à celle des affects et de la psychologie qui en étudie les subtils mouvements. Car la vision est bien l’acte fondateur au titre de la perception primaire de toutes choses et de leur inscription dans l’enceinte de notre psyché. Il faut donc nous approcher d’un iota de cette essence du Regard si nous voulons rendre explicite notre titre et affecter à ce Regard la priorité qui paraît être la sienne. En une intuition avant-courrière, il nous est naturellement demandé de nous questionner sur la présence même des yeux et, en une rapide approche, de nous livrer à leur description. Voyant les yeux (nous ne pouvons jamais nous exonérer du problème de la vision, cette étonnante formule de « voir les yeux » en atteste l’urgence et comme une étrange présence en miroir, ce-qui-regarde est d’abord vu), nous savons, par expérience, qu’il s’agit d’une épreuve bien plus que redoutable. Si les yeux sont visibles, pour autant, jamais ils ne sont pénétrables. Nous pouvons toujours, entre leur réalité et notre conscience, interposer l’écran du langage, il y aura toujours un reste et c’est bien ce qui n’aura nullement été décrypté qui ouvrira en nous l’abîme sans fin du questionnement. Si nous demeurons à la surface, nous pouvons dire, sans qu’aucun risque ne puisse nous affecter en quelque manière, le blanc plus ou moins pur de la sclérotique, l’iris et ses moirures bleues que traversent parfois des lueurs mordorées, nous pouvons dire le noir profond de la pupille tel l’énigmatique diamant qu’il nous semble être. Mais, des yeux, nous n’avons encore rien dit, si ce n’est que nous en avons brossé le paysage extérieur, approché la vitre sur laquelle viennent ricocher les multiples et toujours renouvelées images du Monde.

   Mais il nous faut en venir maintenant à ce qu’évoque avec justesse la sagesse populaire qui énonce : « les yeux sont les fenêtres de l’âme ». Si les yeux sont « les fenêtres de l’âme », en vertu de la loi de réciprocité, par simple effet de réverbération, ils sont aussi, et sans doute d’une manière essentielle, lucarne ouverte sur le mystère de l’Être, puisque, aussi bien, une simple pellicule invisible relie celui-ci, l’Être, à celle-là, l’Âme, tant la différence se perd dans les arcanes complexes de la Métaphysique. Or si les « raisons métaphysiques » sont situées dans une sorte d’arrière-plan par le Préfacier des « Intermittences du cœur », pour nous, elles sont premières au simple motif que tous les « déchirements intimes », toutes les douleurs, toutes « les pertes », toutes les « culpabilités », tous les « oublis » sont non seulement coalescents à la Métaphysique mais en découlent nécessairement, ladite Métaphysique étant le sol sur lequel ils prospèrent et se détachent pour se montrer à nos yeux incrédules tels qu’ils sont : des stigmates de l’Être qui se retirent à même leur éclosion. Bien évidemment, nous sommes là dans l’essentiel ! Dans l’Originaire dont nul ne pourrait brosser le portrait qu’au risque de se fourvoyer.

   Mais, afin de ne nullement demeurer dans l’orbe de vaines abstractions, nous faut-il préciser « qu’Être » pris en son sens le plus immédiat, c’est « Être-Homme », « Être-Femme », ces belles présences dans le sillage desquels s’inscrit l’ombre de cette incoercible Métaphysique qui ne fait que surgir à mesure que nous essayons de la reléguer au second plan. Par essence, la Métaphysique nous est destinée tout comme l’est notre ombre qui nous suit toujours, que jamais nous n’apercevons, intuitionnons seulement, devinons sa présence inquiète à chaque pas que nous faisons, à chaque respiration qui nous fait aller de l’avant. Cette image, prise pour prétexte d’une méditation, si nous souhaitons qu’elle ne demeure en friche, convient-il d’en effectuer la teneur dans l’ordre d’un déploiement ontologique.

 

Ce corps de femme,

ce corps blanc,

ce corps est taillé dans

la porcelaine de l’Être.

 

Ces feuilles dont on peut supputer,

au moins symboliquement,

qu’elles sont issues de quelque vigne,

dessinent à grands traits

la silhouette dionysiaque de l’Être

qui toujours traverse les choses,

 éclairée, parfois de la

belle lumière apollinienne.

  

   Tout corps, par définition, est le lieu d’une narration, parfois même d’une épopée ou bien d’une tragédie, tant l’exister possède en soi de ressources plurielles au sujet desquelles nous ne pouvons bâtir que d’hasardeuses et, le plus souvent, inexactes hypothèses. Mais revenons à la simple narration, telle par exemple que celle, admirable, qui illumine les chemins multiples de « La Recherche du temps perdu ». Puisque Proust a été évoqué, autant faire cause commune, faire route avec son génie du lieu et du temps, qui est le fondement même de la valeur intrinsèque de son écriture. Quant à savoir, de quoi le corps est le lieu, de quel lieu il s’agit, réel, fantasmé, purement utopique, peu importe, l’essentiel est de déterminer un espace à partir duquel il s’affichera tel le sens qu’il est, à savoir un simple trajet dans le temps, une simple localité en quelque endroit de la Terre qui en recueille le singulier destin.

   Bien évidemment, en arrière-plan de notre écriture se profileront, en filigrane, ces mystérieux et fascinants « Côté de chez Swann », « Côté de Guermantes », puis d’autres lieux magiques : Balbec, Paris, Combray, Venise, enfin toute une topologie romanesque dont, depuis la parution de « La Recherche », nul ne pourrait faire l’économie qu’à annuler la littérature, en faire une simple contingence identique à la mutité de la pierre, à l’opacité de l’outil, à l’inessence de l’utilitaire. Mais il faut laisser Balbec et Venise à regret et tracer les voies d’un autre récit.

   Vous, qui serez nommée, à défaut d’autre vocable, « Étrange Figure », il nous plaît de vous définir à la manière simplement utopique d’un site chimérique, d’un paysage mental, d’un Pays de Cocagne, ainsi votre corps partiel n’aura pas été créé pour rien, paradoxalement, il sera ce par quoi notre complétude de Voyeurs sera provisoirement atteinte. De vous, de votre venue en sourdine, de votre présence en catimini, de votre presque effacement, devra se lever le rayon d’une pure joie, d’une joie sans partage. Comment pourrions-nous, en effet, vous envisager soumise au rapt d’un Autre, alors même que, tendant en votre direction nos mains vides, à peine s’empliraient-elles d’un possible don que ce dernier leur serait retiré dans l’instant ? Non ceci n’est nullement envisageable. Å vous seule vous êtes une Terre dont il nous plait de définir quelques méridiens, de tracer quelques tropiques, d’établir un équateur, tous repères nous étant nécessairement extérieurs mais dont notre intérieur s’illumine à seulement en évoquer l’hypothétique présence. 

   Et c’est bien parce que vous êtes fragment, partition, inachèvement que vous fouettez notre curiosité à vif et nous mettez en demeure, sinon de vous connaître totalement, sinon de vous posséder, du moins de tracer de vous cette géographie imaginaire dont nous souhaitons ardemment qu’elle puisse coïncider avec quelque endroit secret de notre être, lieu d’une invisible fête où vous figurerez au plus haut, comme si vous étiez une Déesse dont nul ne connaîtrait le nom, mais dont tout un chacun voudrait recevoir la sublime offrande. Tout ce mystère, toutes ces ombres qui vous cernent, toutes ces feuilles édéniques qui parsèment et oblitèrent votre anatomie, tout nous fait penser à un troublant parcours initiatique se dirigeant vers une manière de rituel amoureux. Nous n’osons l’espérer nôtre mais, en sourdine, une voix pareille à la fraîcheur d’une eau de source entretient en nous les fibres de l’espoir.

      Sachez-le, vous apercevoir comme autrefois le Pêcheur apercevait son Confesseur au travers du treillis du confessionnal, c’est un peu comme dévoiler la Carte de Tendre avec ses doux vallonnements, le cours sinueux de ses rivières, l’ovale de son Lac d’Indifférence, les boqueteaux qui rythment le paysage, bien loin de la Mer Dangereuse des passions. Tout y est alangui dans la manière de préparatifs à la pure félicité d’une festivité amoureuse.

      Sachez-le, vous apercevoir, telle qu’en vous-même dissimulée à la naturelle curiosité de nos yeux désirants, vous apparaissez sous le jour lumineux de ces Jardins d’Arcadie qui enchantèrent tant les Rêveurs Grecs de l’Antiquité, les Latins à leur suite, Ovide, Virgile, Tibulle. Ces feuilles qui vous entourent tracent ce lieu pastoral, bucolique dont votre corps semble le naturel reposoir. Combien vos formes si exactes en même temps que douces et harmonieuses nous invitent à recevoir la musique, à lire en nous ces fabuleuses poésies qui tressaient aux fronts des Hommes et des Femmes les pampres d’un amour tissé de bonheur et de concorde. Tout, ici est harmonie, « luxe, calme et volupté » pour reprendre le titre de la belle œuvre de Matisse.

   Votre corps, non seulement nous le voyons légèrement clignoter dans l’intervalle des feuilles, mais nous devinons en lui la projection même de ce paysage enchanteur d’Arcadie : nous devinons cet air si clair, si diaphane. Nous devinons le ciel illimité teinté d’ambre. Nous devinons encore ses forêts tel un enchantement aves ses arbres aux souples et claires frondaisons, les sommets de ses montagnes, on les dirait de calcaire poudré d’une note sentimentale, aérienne, juste un souffle venu de l’éther. Votre corps de neuve venue, nous en apercevons le calme infini, la parfaite sérénité dans ces eaux immobiles des lacs aux bleus légers tels de précieux céladons lissés de lumière. Votre corps encore dans ce Temple hissé en haut de son invisible colline, on le croirait porté à la plus grande efficience par le secret du dieu qui l’habite et en fait rayonner la pierre. Votre corps à nouveau, pareil à une réminiscence venue du plus loin du temps, un passé nébuleux, un temps usé mais précieux, semblable à cette laine aérienne de moutons, ils paissent dans un nuage de clarté qui les nimbe et en fait des êtres de pure grâce.

   Oui, c’est bien cette mesure poético-lyrique qui s’empare de nous et, en même temps, fait de vous le lieu d’une ode infinie, d’une fugue dont nous craignons que, de musicale, elle ne devienne votre propre désertion et alors nous n’aurions plus pour dialoguer qu’un espace vide, que l’espace qui est nôtre et nous met au défi d’exister. Oui, au défi !

 

Les intermittences du Regard,

tout comme les Intermittences du Cœur

sont la trame du temps humain,

comment pourrions-nous en exonérer ?

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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7 juin 2023 3 07 /06 /juin /2023 08:47
Cette douce inclination à l’Être

 

Esquisse : Barbara Kroll

 

***

 

   Vous, que l’Artiste a nommée « Esquisse », il me plaît de vous envisager sous la forme encore vacante, encore inaccomplie d’un Être-en-voie-de-devenir, à moins que cette forme « extra-humaine » que, me semble-t-il vous nous présentez, ne soit en réalité celle du parfait accomplissement, nous avons tellement de mal à imaginer ce qui, hors-de-Nous, nous pose problème, sinon énigme. Nous, êtres de chair, sommes si intimement reliés à la concrétude de notre roc biologique que nous nous trouvons bien en peine d’imaginer quelque « existence » qui nous déborderait, dont l’excès, la puissance nous réduiraient à Néant en quelque sorte. Vous aurez remarqué la Majuscule à l’initiale de « Néant », ce qui veut signifier le Non-Être, la pure Vacuité, le Silence avant l’émission de quelque parole. Comme je l’évoquais à l’instant, c’est bien notre chair qui fait de nous des présences terrestres plus que terrestres, manières de berniques soudées à l’assurance de leur rocher sans qu’il soit envisageable, en quelque manière de s’en détacher, comme si Bernique était une partie de Rocher, comme si Rocher n’existait qu’à supporter la présence de Bernique. Tout un enchaînement de causes et de conséquences, tout un emboîtement de logiques successives affiliées aux logiques contiguës. Si vous voulez, une aliénation naissant et produisant une autre aliénation.  Certes le paysage n’est guère réjouissant mais jamais la Vie ne nous a demandé notre avis sur les raisons mêmes de notre présence, sur les qualités de cette dernière, sur les multiples souhaits que nous pourrions formuler à son égard. Ceci se nomme Destin et les Moires nous toisent du haut de leur inflexible volonté.

   Mais il nous faut parcourir cette image, lui donner sens si possible et, en son revers, chercher, peut-être, les stigmates du non-sens, encore qu’il nous serait possible, entre ces deux possibilités extrêmes de ce qui signifie et de son autre, d’inventer une catégorie intermédiaire qui serait un genre de méta-réalité en laquelle nous pourrions, selon notre fantaisie et nos caprices, loger nos fantasmes, nos souhaits les plus chers, les bigarrures de notre imaginaire, les pliures infinies de nos rêves. Cette « ontologie » d’un nouveau genre signerait-elle notre liberté ou son contraire ? Il ne nous appartient nullement d’en décider au motif que c’est de l’Inconnu, de l’Impalpable, de l’Invisible de l’Informulable que nous appellerions au chevet d’une conscience torturée. Oui, « torturée » car il faut être sous les fourches caudines d’un feu intérieur pour aller porter sur de nouveaux fonts baptismaux ce genre de « songe-creux » qui n’aurait d’effectivité que son flou, de certitude que les sables mouvants sur lesquels il s’édifierait.

   Mais  un genre de Vérité médiane - peut-être la seule qui soit -, nous installerait-elle à mi-distance des Choses, dans une sorte d’irisation à la Turner, de floculation impressionniste, de brume diaphane qui, en réalité, seraient de même nature, de même tissage que notre corps devenu éphémère, flottant dans un éther sans nom ni consistance, dans une nébulosité qui serait, tout à la fois, notre intime réalité et cet extérieur qui, par un effet de simple porosité, nous rejoindrait à la façon d’une naturelle gémellité. Épreuve d’une neuve Temporalité, nous serions, tout à la fois, cette réminiscence de souvenirs anciens venant s’entrecroiser avec les mailles d’un Présent sans contours, venant s’emmêler avec les vapeurs d’un Futur indéfini. Quant à notre Espace, il n’aurait guère de coordonnées fixes, conventionnelles, nous situant en la même seconde, aussi bien sous la touffeur des Tropiques que sous les frimas de la vastitude Boréale. Comment alors définir l’Indéfinissable qui serait la ligne de notre nouvel horizon ? Comment cerner ce qui, par définition, n’aurait ni début, ni fin et dont les limites seraient, précisément, le sans-limites ?

   Å cette fin nous n’avons que le Langage qui découpe le réel de telle et de telle manière mais pour autant ne peut que rarement coïncider avec lui. C’est ici l’irréductible différence entre la Parole et ce qui est posé là devant nous, qui résiste, se cabre et parfois refuse qu’un acte de nomination en définisse l’être. Alors nous avons recours aux images, aux métaphores, aux analogies et nous sentons bien l’inadéquation entre ce que le regard perçoit et ce que les mots disent de ceci même qui est vu. Il y a donc un inévitable hiatus entre cette Montagne (qu’elle soit Mont-Blanc, Sainte-Victoire ou Kailash) qui s’inscrit dans le champ de notre vision et l’acte de nomination qui tente d’en rendre compte. Or, « hiatus », étymologiquement, veut dire « s'entr'ouvrir, être béant », donc dessiner la faille qui est intimement nôtre puisque c’est bien nous qui essayons de parler de la Montagne, de la faire venir en présence, de réaliser son irréalité même. Car, si dans notre esprit le réel se livre en l’entièreté de son être, ceci n’est que pure affabulation, songe de Grand Enfant, comportement magique qui postule l’évidente performativité de son Langage : « je dis La Montagne = j’existe la Montagne ». Comme si de l’une, la Parole, à l’autre, la Montagne, il y avait naturelle liaison, homologie en quelque sorte. Or si l’énonciation a bien pour tâche de convoquer devant la conscience la chose qu’elle nomme, il y a cependant « loin de la coupe aux lèvres » et la Montagne dont nous proférons le nom n’est nullement le calque de nos mots.

   Entre ces deux réalités, une faille, un abîme dont notre Condition Humaine est l’évidente réplique. C’est bien en nous et seulement en nous que bourgeonne et finit par se sédimenter l’aporie constitutive qui installe une franche et définitive ligne de césure entre ce-qui-est-nous et ce-qui-n’est-pas-nous. C’est l’indication de notre finitude, tout comme la finitude des Choses : nous sommes des êtres dont le péril de vivre connaît, un jour ou l’autre son épilogue. Et puisque nous sommes des êtres de l’intervalle : intervalle entre nous et le Monde, intervalle entre l’aube et le crépuscule, intervalle entre notre Naissance et notre Mort, nous ne pouvons nous recommander que de cette continuelle indécision, de cette consistance de lisière, de cette vacillation de clair-obscur, de cet écart entre les mots qui, s’il est condition de tout sens, est aussi la figure d’un vertige qui s’installe dans les trous du Langage et nous place face à la contradiction que nous sommes nous-mêmes, une irrésolution qui cherche le lieu de sa résolution, une indétermination qui est en quête de son processus de déterminité.

Nous sommes toujours

en voie de…,

en chemin pour…,

en attente de…,

   nous ne sommes que points de suspension et le suspens est le rythme diastolique-systolique, le battement ontologique, un inspir que suit un expir, un inspir que suit un expir, comme si cette antienne récurrente, obstinée, était constitutive de notre paradoxale et clignotante présence.

    Et ici, tel que le suggère le titre, nous sommes toujours en instance d’être, jamais totalement accomplis, bien plutôt porteurs d’une « douce inclination à l’Être » que possesseurs de cet Être qui toujours annonce son nom à la mesure de son infini voilement. Il nous faut donc nous contenter, tel le Colibri devant le pistil chargé de pollen, de voleter, de vibrer, d’approcher, de poudrer son bec d’un sublime nectar à défaut d’en faire notre bien définitif. C’est la relativité qui nous habite, non ce mystérieux Absolu dont, parfois, au cours d’une promenade dans la Nature, à la lecture d’un Poème, à la contemplation d’une Œuvre d’Art, nous percevons le rapide flamboiement, puis tout s’évanouit, l’Absolu se retire de la même façon que nous nous retirons en nous, au plus profond de cette chair qui est le don unique qui nous a été fait, mais de manière provisoire.

   Å regarder « Esquisse », à nous regarder au plein même de notre authenticité, à extraire du réel sa charge de sens, il nous faudrait inventer les conditions, non d’une ontologie (l’Être sera pour plus tard), mais d’une pré-ontologie, d’un antéprédicatif des Choses, d’une vision antérieure à la possibilité même d’une Essence. Autrement dit, se situer à la jointure de l’Être et du ne pas Être, tel qu’énoncé dans la tirade d’Hamlet, autrement dit affronter ou bien esquiver le tragique qui, toujours, se donne comme l’espace constitutif de l’Homme. Car il s’agit bien d’une équivalence :

ou bien notre Être n’est pas

et demeurer hors existence,

pris dans les mâchoires du Néant,

c’est Tragédie.

Ou bien notre Être est

venu au jour de la présence

et la factualité, l’immanence,

l’absurde de l’existence

sur le mode du « On »,

et c’est Tragédie.

Ce qui revient à énoncer

l’équivalence signifiante

de l’Être et du Non-Être.

   Il faudrait donc, en quelque manière, s’adonner à l’Étrange en sa plus grande verticalité, se tenir sur le bord de la margelle, vivant à-demi dans la clarté, à-demi dans l’obscur au fond du puits. Ce qui, précédemment s’énonçait sous la forme métaphorique de l’Intervalle, du Clair-Obscur, de la Lisière, du Suspens.

Intervalle entre Origine et Destination.

Clair-Obscur, une fois Positivité, une fois Négativité.

Lisière tel un songe, tel l’onirisme, entre Éveil et Torpeur.

Suspens entre Extase et Enstase.

   Ce qui ici est décrit est une intenable position entre ne pas exister et exister. Bien plutôt une posture théorétique, une figure Métaphysique dont nul portrait ne pourrait être tracé qu’au risque d’en défaire la fragile trame. Car, en vérité, il s’agit bien d’un genre d’ébriété, d’illucidité, de vertige, de tremblement, d’opalescence impossibles à définir, à cerner, une sorte de reflet à l’infini dont nul prédicat ne pourrait rendre compte. N’Être nullement Soi, mais plutôt, d’une façon irrésolue, en-deçà, au-delà, dans le mouvement même, dans le passage d’un état à l’autre. Bien évidemment ceci se situe au mieux dans une zone pré-logique, dans une perspective archaïque où les fonctions limbiques et reptiliennes n’arrivent pas encore aux premières lueurs du néocortex. Manière de transition entre l’Erectus et le Sapiens, entre l’anatomique-physiologique et le concept.  Entre la Pierre et la Plante. Entre la Plante et l’Animal. Entre l’Animal et l’Homme. Lieu du « Entre », qui indique cet espace innommé de l’oscillation située dans l’intervalle du Profane et du Sacré. Entre l’Animalité et l’Humanité.  

   D’une façon strictement concrète, nul ne pourrait rencontrer cette bizarrerie, manière de fléau de la balance : sur un plateau le Non-Être, sur l’autre, lui faisant face, l’Être. La logique y « perdrait son Latin ». Or, le réel, parfois faut-il l’halluciner, se déporter de lui, prendre de la distance afin que, de ce recul, puisse surgir quelque question innommée. Nous pensions nous être absentés de l’image, avoir laissé « Esquisse » à son propre sort, quelque part en un lieu de pure nullité.

   Mais il nous faut prendre appui sur qui-elle-est ou bien, plus modestement, tente d’être, cherchant à la relier au parcours théorique jusqu’ici tracé. Déjà, au premier regard, le massif de la tête est énigme, la forêt de la chevelure évoquant une Nuit initiale, un Néant dont elle pourrait provenir. Et le visage, le porte-emblème de l’Être, l’épiphanie humaine en sa plus belle et évidente monstration, voici qu’il se retient comme si, venant au monde, il s’en absentait aussitôt. Bien plus que visage, nous le rencontrons tels ces masques de carnaval qui sont le mystère même de la Ville des Doges. Ces masques, jamais il ne faut les regarder telle la fantaisie d’un Carnaval où tout un chacun se rendant anonyme, le Pauvre comme le Nanti, quelque miracle de la rencontre peut s’accomplir et déboucher sur une légende contemporaine. Il y a bien plus et ceci même se rend visible dans l’interprétation qu’en donne l’Artiste Allemande. Ici, d’une manière évidente, l’Être-en-voie-de-devenir, l’Être sur le point de se jeter dans les remous de l’existence, l’Être donc hésite et se « retire sur la pointe des pieds » si l’on peut oser cette métaphore aussi indigente qu’éclairante. Car, comme il a été exprimé précédemment, l’Être est toujours en retrait de l’exister, dans cette zone floue où il nous fait signe tel un étonnant sémaphore, seul son mouvement apparaît, nullement qui-il-pourrait-être s’il décidait jamais de surgir à même le monde, de s’y abîmer en quelque sorte.

   Tout, dans cette œuvre, est de l’ordre de l’esquisse, c’est-à-dire que tout se retient sur le bord d’une possible signification, quelques sèmes s’allument ici et là qui fouettent notre curiosité mais s’arrêtent toujours avant même d’être clairement identifiés. Tout y est toujours en réserve. Tout y est en pré-formulation. Tout y est amorcé dans la suspension de son propre processus. Et c’est cette constante donation en retrait qui est la véritable nature de cette toile que l’on nomme en anglais « work in progress », « travaux en cours » selon la traduction littérale. Ce qui suppose un genre d’activité sans but encore clairement déterminé, une tâche infiniment recommencée qui semblerait correspondre au statut même de l’Être en constant réaménagement selon les multiples et infinies guises dont son essence est constituée.  L’Être est bien du genre de cette indétermination qui se nourrit de son propre procès car tout achèvement supposerait son effacement à jamais. Observant l’épanouissement de la rose, son être, autrement dit sa floraison, son éclosion, seul ce mouvement de venue à la Chose est perceptible, autrement dit l’étant-Rose dissimule en ses formes et pétales le secret qui anime le dépliement de sa corolle. De même « Esquisse » ne peut en aucune manière être saisie d’une façon nominale, comme si le fait de prononcer son nom nous la livrait dans la totalité de-qui-elle-est. « Esquisse » en tant que « work in progress », est seulement assimilable à la forme verbale, autrement dit nous la saisissons dans le présent de l’image, nous y devinons son passé, nous supputons ce que pourrait être son futur. Donc des stances successives, des stations dans l’être, des postures, des effectuations, jamais ce total accomplissement qui nous l’offrirait sans reste.

   Tout ceci que nous dit l’image. Les bras esquissent une ébauche de geste, nullement la fin d’une action qui trouverait confirmation de son être. Et cette robe à la teinte pastellisée, aquarellée, elle est si peu visible, une consistance d’eau de lagune (comme à Venise), un ciel d’aube non encore venu à lui, une teinte qui se cherche à défaut de se trouver, un bleu qui grésille d’Aigue Marine à Dragée avec quelques applications légères d’Azuré, enfin un chemin de native irrésolution qui laisse « Esquisse » au destin qui est le sien, à savoir devenir et devenir encore jusqu’au point dernier de sa finitude. Et ces jambes qui évoquent bien plus l’écoulement d’un fleuve anonyme plus qu’une chair humaine qui se livrerait au soin de la marche ou au jeu de la séduction. C’est bien l’en-voie-de, dont il a été parlé qui se montre ici tel le seul chiffre lisible de cette œuvre en cet instant de son énigmatique parole.

Après cette rapide évocation formelle, que dire sinon méditer à nouveau sur cette « méta-réalité », sur cette « ontologie d’un nouveau genre », sur ces « irisations-floculations » dont nous souhaiterions qu’elles ouvrent l’espace d’un nouveau regard sur les Choses qui viennent à nous avec leur opacité alors que nous les souhaiterions transparentes tel le verre, translucides telles les ailes de tulle des Demoiselles, ces magnifiques insectes dont l’être si diaphane se confond avec la trame invisible de l’air, avec l’inconsistance de l’eau, avec le cristal du songe dont on les penserait constitués.

   Il y a, chez « Esquisse », un flottement exquis qui nous la rend précieuse, ce que n’aurait pu faire la certitude nettement affirmée de sa présence. C’est de cette vacillation, de cet ondoiement qu’elle tire son entier coefficient de fascination. Et, paradoxalement, par simple effet d’aimantation, nous la rejoignons en sa posture translucide comme si, notre évanouissement rejoignant le sien, nous étions devenus, nous aussi, des Êtres-se-constituant, des Êtres-en-chemin observant la Vie depuis l’illisible figure d’un promontoire cerné de nuages. Elle, « Esquisse », « Nous-les-Quidams », avons la souple, éphémère et fragile texture de ces nuées qui se confondent avec le ciel, comme si notre destin le plus apparent était de sombrer à même ce qui nous fait face, buée se dissolvant à la surface du miroir.

    Nous, en tant que Voyeurs aux yeux ourlés d’incertitude, Elle « Esquisse » qui ne fait sens qu’à s’absenter, nous sommes sur le seuil d’une compréhension nouvelle de-qui-nous-sommes ou peut-être de-qui-nous-ne sommes-pas, étrange équivalence de la parution et de son contraire. Y a-t-il quelque motif tragique à se situer en cet étrange entre-deux, à ne se sentir exister que par défaut, simple image se formant et se déformant dans le bain révélateur du bain photographique ? Simples sels d’argent que les caprices de la lumière façonnent selon leur propre volonté, simple clignotement qui, une fois nous fait Être, une autre fois nous fait Néant. Eh bien non, nous sommes à des lieues et des lieues du tragique, nous en habitons même le revers à l’aune d’une neuve liberté. Nous parlions, il y a peu, quant à la venue des Choses et des êtres au Monde, d’une pré-ontologie, d’un antéprédicatif des Choses, d’une vision antérieure à la possibilité même d’une Essence. Eh bien c’est ceci qu’il nous faut expérimenter sans délai, le fait d’être totalement accomplis en raison même de notre nul accomplissement, ou bien, dit de façon plus précise, de nous éprouver en tant que forme du gérondif, avançant, cheminant, hésitant, sur la voie de l’étance et sur la voie uniquement. En réalité une simple Forme Verbale éprouvant de son intérieur même, ce mouvement de l’Être toujours inapparent et pourtant le seul qui puisse nous conduire au mystère de la Présence.

   Ce que nous voulons telle « Esquisse » en son avenance, c’est être sur-le-bord, avant même que quelque chose comme notre Destin nous fixe à demeure en telle ou telle Chose déterminée qui nous ôterait toute liberté.

  Ce que nous voulons telle « Esquisse » en son avenance, n’être qu’un être de l’Aube, un être d’avant la franche et redoutable Lumière, n’être qu’une simple déclinaison de la Clarté, non la Clarté elle-même en son aveuglante figure.

      Ce que nous voulons telle « Esquisse » en son avenance, demeurer sur la lisière, à la limite, là où se dessine ce cercle lumineux qui délimite la forêt, ouvre la clairière où dansent les flots apaisés d’un sublime clair-obscur.

      Ce que nous voulons telle « Esquisse » en son avenance, nullement le vaste Océan (il y a trop de flux et de reflux, trop de tempêtes en gestation, trop de naufrages, trop d’abysses à la gueule de suie), ce que nous voulons, ni l’Estuaire aux larges rives, ni le Fleuve au cours impétueux, ni la rivière où bondissent les truites, ni le Ruisseau aux écailles d’argent, ni la Fontaine avec son bec de métal qui crache l’eau par intermittences, mais nous voulons être au creux même de notre avenance, la Source en sa venue, la goutte en son émiettement cristallin, la poussière d’eau inaperçue qui contient en son microcosme toute la beauté du Monde.

      Ce que nous voulons telle « Esquisse » en son avenance, la graine, la modeste graine, elle qui dort dans le secret de la Terre et se prépare silencieusement au sublime motif de l’éclosion, à la levée, à la croissance, toutes nominations de l’Être en son déploiement.

       Ce que nous voulons telle « Esquisse » en son avenance, juste la Rose avant même sa maturité, ce superbe Bouton qui pourrait être la métaphore de toute Origine. Avant lui, rien n’était que le Néant. Après lui, rien ne sera que le Néant encore. Être Bouton veut dire assister depuis son pli le plus secret au mystère de la Vie se faisant, de la Vie se déployant en l’échelle des tons, mais dans l’invisible mouvement de l’Être, à peine l’appui des pattes des gerridés sur le miroir de l’eau.

      Ce que nous voulons telle « Esquisse » en son avenance, non le texte (il est trop bavard), non la phrase (sa période est infinie), non le mot (sa présence est encore trop visible), non la lettre (elle est déjà affectée de trop de significations, support de trop de prédicats), seulement, dans le motif de l’avenance, l’écart entre les lettres, le silence avant que les lèvres n’articulent l’une des formes nominales du Monde.

      Ce que nous voulons telle « Esquisse » en son avenance, certainement pas le brasier qui dévore tout, pas plus que le haut feu qui incendie le ventre du poêle, et non plus la danse des flammes dans la cheminée, mais bien plus modestement la merveilleuse étincelle, elle qui tient encore d’une nuit primitive, elle qui ouvre l’espace de toute clarté.

      Ce que nous voulons telle « Esquisse » en son avenance, ni le Noir qui abolit toute parole, éteint toute vision, ni le Blanc qui néantise tout, se retire en son naturel autisme, mais le Gris, le superbe Gris, lui le Messager entre ce qui n’est pas encore venu et ce qui va venir, lui le point de passage du Nocturne au Diurne, lui qui profère à fleurets mouchetés ce qui, plus tard, viendra à la parole afin qu’un Monde se déplie et devienne possible.

      Ce que nous voulons telle « Esquisse » en son avenance, remonter en direction de l’aurore de l’humanité, nous abreuver à la source Grecque, la seule encore capable de nous dire d’où nous venons, cette mesure Orientale, cette Lumière encore bourgeonnante avec, en arrière-plan l’admirable Olympe et le panthéon polychrome de ses dieux et les chapiteaux de ses Temples sacrés.

      Ce que nous voulons telle « Esquisse » en son avenance, être sans délai logés au cœur même de l’antique épopée, être les Héros de l’Iliade et de l’Odyssée, être Ulysse et son légendaire courage, celui qui, incessamment cherche à rejoindre son Sol Natal, autrement dit son berceau, son nid, l’Origine dont il tire ses faveurs et ses mérites.

      Ce que nous voulons telle « Esquisse » en son avenance, être Pénélope, cette admirable mesure hestiologique, la Gardienne du Foyer, celle qui veille sur le feu, sur l’Être, celle qui tisse le jour, ce qu’elle détisse la Nuit, métier sur lequel s’ourdissent les fils de chaîne et de trame  des Hommes et des Femmes : le Destin.

   Ce que nous voulons telle « Esquisse » en son avenance, non être l’Arbre, il est trop haut, trop majestueux, non être les branches, elles sont multiples et s’égaillent dans l’aire libre de l’espace, non être le tronc, il est trop rugueux, trop semé de failles et d’entailles, non être la blanche racine qui se perd dans le sol nocturne, non être la confusion des tapis de rhizomes, mais être la Feuille, la simple et belle Feuille, elle la Médiatrice de l’air, de l’eau, du vent, elle qui ne chute qu’à mieux renaître lorsque la saison l’invité à la fête de l’Être.

      Ce que nous voulons telle « Esquisse » en son avenance, être au Seuil de-qui-nous-avons-à-être, être sur ce mince liseré qui, tout à la fois dit le lieu de notre détermination et encore, en nos refuges les plus humbles, cette indétermination qui nous habite, nous traverse encore comme si, en un instant, tout Espace pouvait être aboli, tout Temps annulé, toute Genèse mise entre parenthèse.

Temps sans temps.

Espace sans espace.

Devenir sans passé ni présent.

   Car, avant d’être Hommes et Femmes en nos essences, nous sommes des êtres du paradoxe, de simples volètements dans la nuit du Monde, de simples brasillements dans le Jour qui se lève et décline, qui sera bientôt Nuit.

Une Nuit se clôt

qu’un nouveau Jour attend.

« Attendre » dans la Sérénité,

tel le mot Fin s’écrivant

à la cimaise de notre front,

nous les Existants

qui ne sommes

qu’à avancer sur l’infini

chemin de l’Être.

  

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3 juin 2023 6 03 /06 /juin /2023 08:03
Y a-t-il une vérité Hors-de-Soi ?

 

Barbara Kroll

 

***

 

    Vous êtes là, posée sur le cube de votre fauteuil noir. Vous êtes là, mais y êtes-vous Vraiment ou bien feignez-vous de vous rendre réelle alors que vous n’êtes même pas assurée de votre Être ? Votre posture est, en soi, pure énigme. En avez-vous au moins conscience ? Ne cherchez-vous délibérément à vous rendre mystérieuse, absente à tout ce qui vous rencontre ou tente de le faire ? Vous êtes dans une telle zone d’invisibilité que, peut-être, nulle lumière ne s’allume en votre intérieur qui vous porterait à la clarté ? Ne seriez-vous énigme pour vous-même ? Nul langage ne vous habiterait, nul mot ne produirait son sens dans la meute aliénée de votre corps. Oui, je sais le lieu commun qui nous fait être secret et pures ténèbres pour-qui-n’est-nullement-nous. Le problème de l’Altérité, qui toujours se pose, et nous inquiète, prend la forme obtuse et inapprochable de l’aporie. Par nature, étant inclus-en-qui-nous-sommes (comment ne le serions-nous pas ?), tout ce qui nous est extérieur se vêt du prédicat de l’incompréhensible.

   Mais comment donc peut-il y avoir quelque chose qui diffère de nous, quelque chose qui ne soit pas nous ? Certes cette méditation ne laisse de nous méduser au motif qu’elle nous pose tel le seul Être qui puisse recevoir une justification logique, le Tout Autre n’étant possiblement  qu’une invention de notre esprit, lequel, parfois, livré à la torture de s’exonérer de Soi, ressent ceci comme la plus grande injustice et sans doute à la manière d’une étonnante concrétion de l’Absurde. Nous avons déjà tellement de peine à parvenir à tracer nos propres limites, à les investir de manière adéquate, que la tâche de sortir de Soi, donc « d’en-visager » le Monde (de lui conférer visage) est quelque chose qui est hors-mesure, la question nous terrassant avant même qu’elle n’ait pu trouver le début de quelque résolution.

   Par essence, nous sommes des Autistes en acte, d’étranges Monades que rien ne pourrait traverser, de pures opacités dont nulle transparence ne pourrait se lever. Sans doute en avez-vous remarqué l’étonnante survenue, parti de Vous, subrepticement, une métonymie s’est déployée dont mon propre Ego est devenu l’Unique Sujet. Preuve, s’il en était besoin, de notre confondant statut monadique.

 

On ne parle jamais que de Soi.

On n’est jamais occupé que de Soi.

 On n’est Soi qu’à être Soi.

 

   Oh, ceci n’est nullement désespérant en raison du fait qu’empiriquement, symboliquement, réellement, l’on est logé au sein même de qui-l’on-est et que nulle effraction ne procèdera à notre propre métamorphose, fût-elle acte de générosité, de piété, d’amour. Nous sommes au centre de cette évidence ontologique, Soi-pour-Soi, comme l’écorce est au tronc, l’ongle au doigt, l’étincelle au feu. L’existence est tissée de cet irréductible constat jusqu’en ses plus infimes fragments, jusqu’en son imprescriptible chair. Certes ceci n’est accablant qu’au yeux de ceux qui voilent cette réalité de la taie d’une cruelle cécité. Être lucide n’est nulle malédiction, simplement voir le réel selon ses esquisses les plus concrètes, les plus vraies. Ceci fait signe en direction de la seule interrogation qui vaille :

 

suis-je, en Vérité, autre

 que ce que la lumière

de ma conscience porte

au jour de ma Raison ?

 

   Autrement dit, est-ce que j’accorde, en toute confiance et sérénité, une place à cet Autre qui peut-être n’est « Autre » qu’à la hauteur de mon propre décret ?

     Si je me résous à admettre l’effectivité de l’Autre, ceci suffira-t-il à l’amener en présence et, corrélativement, à me poser auprès de Lui tel l’Être-que-je-suis ? Alors nous serons DEUX, placés en vis-à-vis et notre référence à la Solitude, à l’Insularité se verra du même coup invalidée. Ainsi l’Autre ne serait qu’un effet de ma propre volonté, le simple résultat de mon acceptation. Comme si, me dédoublant, en quelque sorte, Celui-qui-me-fait-face était issu de ma propre chair, tissé des invisibles fils de mon esprit. Mais alors, le problème d’une évidente réciprocité se posant sans délai, je ne serais, à mon tour, que cette Chose (une réelle réification) issue d’un Démiurge qui me serait nécessairement extérieur. L’on voit bien qu’ici, et de manière immédiate, le problème posé n’est rien moins qu’éthique. Si par pure complaisance ou auto-générosité je m’accorde la grâce d’Être, comment pourrais-je, et au nom de quoi, la soustraire à mon Commensal, à mon Frère, à mon Ami, à cet Arbre, à ce Nuage, à cette Eau qui bat au plus profond de l’Océan ?

   Et, bien évidemment, le profil de l’Altérité entraîne la Totalité de ce qui vient s’inscrire dans le champ de ma conscience, aussi bien l’être de chair, l’être vivant que celui, inerte, la poussière par exemple, sur laquelle mes pas impriment le sceau de mon existence. Alors on est l’irrémédiablement livré au Grand Poème du Monde. On le lit, on l’écrit, on se le destine et on en fait le don à l’Autre. Du sein même de la bogue fermée de notre Ego, quelque chose se lève et s’ouvre en direction de ce-qui-n’est-nullement-Soi. De l’Indivis que nous pensions être, voici que tout se dédouble, que tout se réverbère, profère, à la manière de l’écho, Soi se portant au-devant du Monde, le Monde accusant réception de notre présence. Ainsi se dessine, dans la plus précieuse des matières qui soit, cette Parole au terme de laquelle nous témoignons de notre propre Esquisse et témoignons nécessairement de toutes les Autres car toute parole n’est qu’échange, relation, aller-retour ou bien meurt sous sa propre inanité, si elle n’était que pur silence. Le Langage, l’irremplaçable Langage nous place en position de Celui-qui-demande et de Ceux-qui-répondent à ma demande, seul l’effet de réel et sa possibilité s’inscrivant dans cette structure dialogique. Ce que la chair semble devoir occulter, à savoir la présence du Tout Autre, le Langage nous la restitue au centuple, essence de-qui-nous sommes, essence de qui-ils-sont, nos Interlocuteurs, ceux qui s’envisagent sous la forme de l’ALTER EGO.

    Mais, si cette propédeutique est un juste préalable, afin de vous rendre « palpable », si je puis dire, obligation m’est faite, au titre de votre réverbération en Moi, de procéder, en quelque sorte, à votre inventaire. Vous êtes identique à ces présences hautement mythologiques dont il me plaît de dresser le portrait, une stratégie, si vous voulez, d’appropriation de-qui-vous-êtes à l’aune d’une fable qui n’est jamais que la conséquence de ma pure subjectivité, une singularité qui m’isole du Tout et me place au sein même de mon être là où rougeoie le sentiment d’une vérité. « Présences hautement mythologiques », entendez par-là ces genres de Cerbères qui hantent de leur étrangeté la banlieue des Enfers.

   Non que je vous imagine telle cette dérangeante créature à trois têtes avec six rangées de dents, une queue de dragon et des griffes de lion. Nullement quelque attribut qui dirait votre archaïque animalité. Non, votre esquisse baroque se donnerait seulement comme symbolique d’un étrange enfermement à l’intérieur de vos propres frontières. Et, vous décrivant de la sorte, par voie de conséquence, Moi qui vous regarde, j’endosse à mon tour cette tournure si bizarre qui vous détermine. Nous sommes deux simples positions tératologiques dont l’essence est de demeurer en soi, enclos dans l’étroitesse d’une forme sans nom, autrement dit s’abîmant dans la pure négation. Lorsque l’Homme, la Femme désertent leur essence, lorsque, refusant toute altérité, ils s’enferment dans leurs corps sans issue, ils deviennent identiques à ces bêtes sauvages, à ces hyènes au dos fuyant qui hantent les cauchemars les plus éprouvants.

   Notre contemporaine société est assez souvent porteuse de ces emblèmes du non-sens où nul ne reconnaît plus personne, où l’égoïté galopante devient le seul mode d’échange qui surnage, faible et dernière réminiscence des époques qui firent de la Lumière de la Raison l’étendard sous lesquels leur humanité se rangeait. Certes je ne vous placerai nullement sous la bannière de ces tristes individus qui émergent à peine de la plante et s’enfoncent bien plutôt dans l’hébétude d’un minéral qui ne connaît ni son nom ni l’obscur chemin sur lequel ils font du surplace plutôt que d’ouvrir un chemin. Ce n’était qu’une manière qui m’est personnelle de mettre en perspective ces apories qui nous assaillent dès l’instant où, ne se contentant de la croûte du réel on en entame de l’ongle le fragile épiderme, alors le derme se laisse voir à la façon d’une chair révulsée.

   Mais après vous avoir aperçue tel Cerbère montant la garde devant la porte des Enfers (sans doute ai-je forcé le trait), il convient mieux maintenant que je vous mette en vis-à-vis de « L’Acteur tragique » mis en scène par Manet dans sa représentation « d’Hamlet ».

Y a-t-il une vérité Hors-de-Soi ?

   Hamlet, cet archétype du Tragique qui rassemble en lui tout le sombre, le terrible, « l’inquiétante étrangeté » dont l’Humaine Condition est saisie dès l’instant où, abandonnant le tissu chatoyant de la peau du réel, elle se précipite dans l’abime dont on ne ressort jamais qu’amputé de son propre être, vivant moins qu’à demi, remis au sort le plus ténébreux qui soit. Oui, c’est bien ce visage lacéré, labouré d’une étrange malédiction que vous portez au-devant de vous, lequel bien plutôt que de réaliser votre assomption, la sortie hors de-qui-vous-êtes, vous immole en votre geôle de chair, habille vos yeux de deux cercles impénétrables qui vous rendent inacessiblble aux Autres, seulement inclinée en votre for intérieur dont j’imagine aisément qu’il est parcouru d’ombres longues, de corridors tortueux, de douves infinies qui sont l’image d’une conscience abusée par son propre reflet. Tout indique le refuge en vous, le repli, le retrait comme si le monde alentour ne pouvait que procéder à votre sommaire exécution, vous reconduire au Néant dont vous revenez tout droit, les stigmates en sont visibles qui vous soustraient à la considération des Existants, quelle que soit leur condition, qu’elle que soit leur charité, leur magnanimité, leur fraternité en direction du Laissé-pour-compte, du Chemineau, de l’Invisible qui hantent les coursives immenses de la présence. 

    Vos bras sont deux tiges blanches, frêles, irrésolues dont vous supputez qu’elles constituent la barbacane censée vous protéger des assauts du réel. Vos deux jambes longues qui semblent n’avoir pas de fin, croisées l’une sur l’autre dans un geste d’étrange pudeur, vos deux pieds, larges battoirs qui n’arrivent à prendre assise sur le sol, tout ceci dit bien le désarroi qui vous étreint, vous précipite dans les oubliettes sans fond des incertitudes, vous biffe en quelque sorte de l’univers bariolé des saisons de l’âme, des polychromies du cœur, des arcs-en-ciels de l’amour, des scintillements de l’Altérité. Vous êtes pareille au limaçon forclos en sa coquille, un opercule de calcaire, lors de la péride hivernale, en scelle le destin non encore venu à sa forme propre.

   Bien évidemment, ici, je viens de décrire la dramaturgie sur la scène de laquelle, nous Humains nous agitons Tous et Toutes avec nos vêtures multicolores d’Arlequin, nos vices à la Pantalone, nos minauderies à la Colombine, notre élégance à la Rosalinde, notre forfanterie à la Matamore. Ceci qui vient d’être décrit, ce sont nos masques, nos fards, nos maquillages.Il suffit d’un coup de vent du destin pour que tout s’efface. Que nos visages colorés, éclatant de santé et de joie ne se métamporphosent en cette face blême, triste d’un Pierrot subitement privé de boussole. Telle qu’en-vous-même le sort vous a livré au sein de son dénuement, si ce n’est de sa totale nudité, vous nous interpellez, vous figez un instant nos sourires béats d’enfants gâtés, illucides, inscrits sur la courbe d’un trajet lumineux. Que dure la Lumière la belle Lumière. Nous ne sommes nullement pressés de découvrir nos propres ombres, celles qui nous plongent dans une nuit sans espoir.

 

Que vienne l’aube

et l’effeuillement

des sourdes ténèbres !

Y a-t-il une Vérité

Hors-de-Soi ?

 

 

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1 juin 2023 4 01 /06 /juin /2023 08:38

Kath Holton

 

***

 

   Toujours en voie de Soi. On est là, quelque part au centre ou sur le bord du Monde, on est là, dans l’étonnante pliure de Soi, on y arrime tout ce qu’on peut y arrimer : un cumulus qui passe très haut dans le ciel, une fleur dont on fera un bouquet, une graine qu’on associera à une autre graine pour en tirer un froment, réaliser un pain, combler partiellement sa naturelle satiété. Car jamais la satisfaction n’est complète, car jamais la réplétion ne parvient à l’emplissement de ce dont elle est en quête, en réalité une illisible forme aux confins de son propre univers. On est Enfant au plein de son ravissement, on assemble l’une après l’autre les boules sur son boulier, les perles sur son collier et l’on croit posséder l’intégralité de ce qui est à l’aune de sa récurrente occupation. Mais la conscience du manque n’est pas encore parvenue à son terme et le jeu est pris en tant que ce qu’il est : une activité qui se ressource à même son propre mouvement.

   On est collectionneur, de timbres par exemple, et l’on assemble patiemment, dans de grands classeurs ces touchantes petites vignettes, toujours en attente de l’autre dont on n’attend rien moins que la résolution de sa propre incomplétude. On est voyageur, on traverse méridiens et équateur, on sillonne vallées et montagnes, on connaît chaque pays par son nom, ses valeurs, sa singularité, mais on rêve de terres inaccessibles, d’archipels extrêmes, d’Île Jackson perdue au milieu de nulle part, qui porte le nom étrange d’Oblast d'Arkhangelsk avec ses neiges éternelles ses eaux profondes bleues comme l’acier. Puis, un jour, sa vue on l’emplit de Jackson mais l’empan est toujours trop étroit pour y loger, dans un unique souci, la Mer Blanche, les terres arctiques de François-Joseph et de Nouvelle-Zemble. On est Nomade aux yeux étroits, aux mains percées, la fluence du Monde coule entre nos doigts sans que nous n’en puissions retenir la belle et inaccessible Totalité.

 

Toujours en voie de Soi,

jamais au bout du chemin.

  

   Chaque pas que nous faisons vers l’avant se dépouille de ce que le pas précédent avait assemblé avec tant de patience et de douce résolution. On est Homme terrassé au motif de sa propre finitude, on est assis à la terrasse d’un café parmi la multitude urbaine, on boit distraitement quelque boisson glacée, on dévisage les Passants, on aperçoit, parfois, dans une manière d’hébétude, la concrétisation de ses fantasmes, telle Fille perchée sur de hauts escarpins, jambes infinies, vêture courte, fière poitrine à la proue, cheveux coiffés à la garçonne, yeux verts telle une émeraude,

 

on voit l’Impossible,

on voit le Mystère et déjà,

 

   le coin de la rue est tourné qui ne laisse qu’une empreinte vide, un espace de totale nudité, un vortex qui fore son trou au mitan du crâne avec son bruit de forge.

   Alors, ON EST SEUL au plein de sa propre tragédie, alors on est Homme parmi les Hommes, Chiffre usé sur le vaste et inquiétant palimpseste d’une infinie dévastation. Toute existence est d’essence tragique au prix de cette fuite constante des Choses, tel qui croyait saisir ne happe plus guère que son étrange dénuement. Un vent passait qui portait son joli nom, Mistral, Ponant, Libeccio, Sirocco, autrement dit des significations et voici que n’en demeure qu’on « Vent mauvais », saturnien, tel celui chanté par Verlaine, simple feuille à la ténébreuse destinée. C’est bien là, dans cette Silhouette tremblante, dans cette féerie à portée de la main qui s’évanouit, c’est bien là la pointe la plus avancée d’un cruel Nihilisme, la flèche au curare de l’Absurde qui se plante dans la forêt révulsée de notre chair.

   Mais d’où vient donc, en ce printemps lumineux, cette inclination si funeste, elle fait penser à quelque deuil douloureux qui serait la métaphore accomplie du non-sens ? D’où vient ceci qui place notre tête sous les fourches caudines d’une verticale incompréhension comme si, tout entendement aboli, l’on n’était plus que cette diversion inaperçue parmi la sauvagerie du Monde, sa rapidité effrayante qui laisse de nombreux Quidams sur le bord de la route et nul véhicule ne passe qui, déjà, pourrait être signe de réconfort. D’où cela vient-il ? Simplement de la force sémantique de cette image au titre pourtant poudré d’une singulière joie :

 

« Bleu sur bleu.

La Méditerranée »

 

   Ce Bleu, symbole de sagesse et de sérénité. Cette si belle Méditerranée siège des Civilisations les plus éminentes, ses mers secondaires aux noms si féeriques l’Ionnienne, l’Égée, l’Adriatique, la Thyrénienne avec, au centre de son immense bassin, la Grèce, la Grèce mythique avec son Olympe, ses dieux, son art majestueux, son creuset de la Philosophie, son berceau de la Tragédie, si belles inventions qu’elles se donnent pour les créations les plus étincelantes, les plus éblouissantes dont l’Homme est capable lorsqu’il cherche la Beauté et ne se fourvoie dans les douves étroites et désastreuses de la barbarie. Comment être triste face à tant de merveille ? Comment désespérer de l’Homme dont le visage ici en filigrane laisse transparaître son génie ? Comment sombrer dans la mélancolie lorsque la grande Étoile blanche, du haut de l’empyrée verse à foison les nutriments qui façonnent et portent notre vie vers l’avant ? Comment ?

    Il suffit de regarder l’image plus avant, de s’y immerger en quelque sorte, d’en vivre la complexité du sein même de qui elle est. Il faut la lire tel l’oxymore qu’elle propose à notre sagacité, dont la formule pourrait se résumer en ces quelques mots :

 

« Cruelle Beauté »

 

   Oui, il y a une évidente Beauté qui tutoie un abîme dont la présence se rend visible eu égard à cette fragmentation qui joue en mode dialectique avec la Totalité dont toujours nous sommes en recherche afin qu’une possible Unité nous atteigne et nous dise le lieu imprescriptible de notre Être. Ici, bien plus qu’esthétique, le niveau de lecture qui est requis est ontologique. Nous voulons nous approcher de-ce-qui-est avec un coefficient de certitude qui apaise nos doutes et colmate les brèches vives ouvertes par l’angoisse qui, toujours, nous étreint.

   Devant cette mer bleue infinie que surmonte un ciel bleu infini, devant ce garde-corps blanc qui nous assure de sa protection, devant cette assise vacante qui attend notre repos, devant cette table propice à la joie de possibles agapes, devant toute cette profusion, comment demeurer en Soi, au centre de sa propre amande, graine avant même sa germination, vie non encore prise en charge par la vitalité de son métabolisme, existence celée identique à celle de la momie pliée dans les secrets de ses bandelettes de toile ? Comment, devant tout ceci, ne nullement exulter, comment retenir sa joie en Soi, comment se cloîtrer dans sa réserve apollinienne, comment ne pas sortir de soi, décorer sa tête de pampres, enduire son corps du jus de la vigne, comment ne pas courir après tout ce qui bouge, toute cette sève du délire propre à ce qui est sans frein, propre au geste délié de toute entrave ? En un mot, devenir Dionysos lui-même, ce dieu de la fête et du vin, ce dieu de l’intense liberté portée aux rivages mêmes de la folie, ce dieu qui fait du sauvage le mode d’être qui convient, le seul à même de nous ôter aux griffes du Néant.

   Mais il faut reprendre la sévère architecture de l’image, mer, garde-corps, assise, table, en déborder la signification immédiate qui ne nous conduirait, en toute logique, qu’à une manière de déconvenue. Mais ceci, la déconvenue, ne serait que moindre mal, un mal issu, en quelque manière, d’une incompréhension. Il y a bien plus que ceci. Il y a totale dépossession du réel qui vient à nous et, corrélativement, privation, spoliation de ceux que nous avons à être selon les lignes directrices de nos destins respectifs. Sans délai, il faut se livrer à une sorte d’herméneutique de l’image, extraire d’elle les sèmes qui la traversent en filigrane. Certes ils sont cryptés, certes ils sont hiéroglyphiques mais c’est bien en ceci qu’ils doivent fouetter notre curiosité, susciter notre étonnement.

   Le haut ciel est déserté de nuages et d’oiseaux. L’étendue bleue de la mer ne porte nulle voile, ne soutient nulle embarcation. Le garde-corps ne fait que se garder lui-même dans une étrange réification, minéralisation du Monde. L’assise jaune, pourtant solaire, n’est l’appui de nul Méditant qui en occuperait le lieu. La table est inoccupée, motif d’une étonnante Cène que n’anime ni la présence du Christ, ni celle des Apôtres et l’on chercherait en vain les signes de l’Eucharistie, ni miettes de pain consacré, ni trace de vin faisant signe vers l’absence du corps Sacré. La confrontation à cette image n’est rien moins que le surgissement du vertige. Histoire sans histoire. Scène d’un non-lieu, autrement dit inconsistance native de l’utopie. Et l’Homme, là-dedans, la Silhouette assurée, infrangible, qu’il imprime sur les objets du Monde, la mesure démiurgique de ses actes, le sceau de sa volonté tendue tel un arc, où tout ceci, où ce qui pourrait nous confirmer dans nos êtres ? Le haut signe anthropologique, celui nous faisant Hommes plus qu’Hommes, que ne se montre-t-il à nous à la façon du seul viatique qui nous justifierait, nous porterait en avant de nous, assurerait notre présence d’un possible futur ? Mais cette manifestation de l’Humain ne se dessine qu’en creux, au plein d’une cruelle absence si bien que le doute nous étreint quant à la possibilité de faire phénomène, de se vêtir des attributs de la présence.

   Et c’est bien en ceci que cette image est forte, qu’elle nous fait trembler, nous les Hommes, sur nos fondations d’argile. Elle fait apparaître, en toute son ampleur, ce qu’il faut bien nommer une « ontologie du vide », autrement dit l’être de l’image se contredit en permanence dans le non-être dont elle trace ce que nous pourrions qualifier de « doute exquis » (toujours nous sommes dans l’ambivalence, le curieux paradoxe de nous inscrire aussi bien, avec une félicité identique, soit dans l’être, soit dans le non-être car nous ne nous rendons bien visibles qu’à l’aune de cette constante dialectique), et de cette vision du manque nous tirons cependant quelque jouissance cachée, l’appelant telle notre « part manquante », celle, équivoque, qui toujours appelle la présence à partir d’une absence qui lui est coalescente.

 

Roméo n’est vraiment Roméo

qu’à attendre Juliette.

Juliette n’est vraiment Juliette

qu’à attendre Roméo.

 

   Le manque est le signe universel qui relie ces Amants maudits. Le manque, en son fondement le plus absolu, est ceci même qui tresse la trame de notre Destin, en soutient le continuel tissage. Ôtez le Manque et il ne demeurera qu’une étrange lassitude sise sur la margelle étroite mais irrépressible de la finitude.

   Observant cette image nous ne sombrons nullement dans le silence, ne nous abîmons nullement dans une éternelle mutité. C’est l’exact contraire qui se produit. Cela parle en nous, cela questionne en nous, cela s’agite en nous. D’une manière consciente ou inconsciente, nous cherchons à doter ce rébus d’une solution, nous nous mettons en demeure d’inscrire un sens à même sa complexité, à même son non-sens apparent. Une manière de gageure qui nous assaille et fait notre siège tout le temps que nous n’aurons fourni de réponse à la question. Face à cette mer énigmatique, à cette chaise désertée, à cette table ouverte à la vacuité, nous sommes pareils à des Voyeurs d’une œuvre abstraite, laquelle ne décèle, ni ne donne les prémices qui nous permettraient de dévoiler son chiffre interne. Nous sommes « perdus » en quelque sorte, orphelins d’une parole qui pourrait nous rassurer.

   Face à « Bleu sur bleu, La Méditerranée » nous sommes dans uns posture identique à celle que nous adopterions face à « Route de l’Estaque » de Braque (1908) ou face à « Maisonnette dans un jardin » de Picasso (1908), qui se souviendront tous les deux des leçons de Cézanne dans la vue de « Gardanne » 1883-86) ou des toiles de la « Montagne Sainte-Victoire vue de la carrière Bibemus » (1897), Braque comme Picasso passionnément épris du jeu des formes géométriques, de la plastique des structures rationnelles telles que développées dans le Cubisme, sous filiation cézanienne.

   Ce que nous souhaitons exprimer ici par le recours au Cubisme et à son fondement historique, c’est que l’ensemble des significations d’une œuvre ne sont nullement inscrites dans le cadre étroit d’un tableau, mais en débordent l’étroite figure, l’excèdent de toutes parts en se référant à sa singulière genèse. Comprendre « Route à l’Estaque », c’est en même temps comprendre « Gardanne » et « La Sainte-Victoire », associer Braque et Cézanne dans un même mouvement de la pensée. En quelque façon, partir de la présence du présent de la toile, une sorte de manque que viendra combler la dimension historique de l’Art et de ses œuvres. Rien n’est suffisant en soi, tout fragment (tableau image) est redevable de quelque chose qui lui est extérieur, une forme, une couleur, un style, une théorie qui en définissent les contours. La Terre, notre Planète ne fait sens qu’à figurer parmi la chorégraphie cosmique des étoiles. Les étoiles ne font sens qu’à accueillir la Terre.

 

Rien ne signifie hors contexte.

Tout ne signifie qu’à être contextualisé.

 

   Ainsi, la signification dans le Monde Grec Antique est un perpétuel jeu de renvois, un jeu de miroir sans fin. C’est ceci que nous dit Marcel Detienne dans « Apollon le couteau à la main » :

   « savoir qu'en régime polythéiste un dieu, quel qu'il soit, est toujours au pluriel, c'est-à-dire articulé à d'autres puissances, pris dans des assemblages, dans des groupements de dieux, dans des configurations d'objets et de situations sans lesquelles il n'est rien, ou si peu. »

   Ce qui veut dire que nul monothéisme clos dans son étroite monade n’eût pu correspondre à la belle tonalité grecque, laquelle exige échanges et rencontres, multiplicité, polyphonie et polychromie.

 

Tout ne signifie qu’à être contextualisé.

 

   Un pays par rapport à un autre, une frontière par rapport à une autre, un Homme par rapport à un autre. Mais les rapports ne sont pas toujours de positivité, telle chose appelle telle chose. Non, ceci serait trop simple. Parfois les rapports de l’exister sont-ils contradictoires, ourlés d’une native incompréhension, une positivité s’opposant à une négativité, une Présence faisant fond sur un Vide, une Absence. C’est cette manière de violente dialectique qui s’inscrit dans le site abstrait de « Bleu sur bleu. La Méditerranée ». Certes l’image est ici directement lisible, dans le repos, l’image appelle la raison, l’esthétique réfléchie mais c’est dans ses marges et, sans doute à l’extérieur de son cadre qu’elle incite au débordement, à l’excès, à ce qui métamorphose l’ordinaire en extraordinaire. Car demeurer à la surface de l’image avec pour seul horizon le ciel vide, la mer étale, les objets statiques, ceci ne nous entraînerait jamais que dans la douce léthargie de « l’in-signifiant, » dans ce qui, par essence, ne proférerait rien en soi. Å toute image convient-il de donner la parole. L’image est langage ou n’est rien. Mais les référents qui y sont présents nous laissent sans voix au motif de leur étrangeté. Le Réel qui est là, le Réel têtu, il faut l’extraire de sa gangue opaque, nous le rendre transparent, limpide, faute de quoi l’opacité nous gagnerait, nous rendant semblables à la pierre dissimulée au plus profond de sa veine de terre sourde.

   Le ciel, il nous faut en faire cette magnifique terre Olympienne où les dieux observent les Hommes et déterminent leur destin. La Mer, il nous faut la métamorphoser en ce mystérieux site fécondé par l’admirable Poséidon dont le trident déchaîne tempêtes et tremblements, on n’est nullement un dieu à se contenter d’une simple figuration. Le garde-corps, il faut lui donner cops, précisément, lui attribuer le prédicat de la limite selon laquelle l’Homme est Homme et non la Nature, un dieu ou une plante. Chacun à sa place selon le rang qu’il mérite. L’assise, il faut la considérer en tant que le lieu mortel dont l’Homme est le gardien, cette Finitude qui, tout en le terrassant, signe sa grandeur humaine rien qu’humaine. La table, il faut en faire le lieu de confluence de toutes les Altérités, des rencontres, des affinités, de la convivialité, de la fraternité, le siège de l’amitié, tout ceci dont l’Homme a grand besoin en ce Monde semé de déserts et de zones arides où le vivant reçoit les plus vives morsures qui se puissent imaginer.

    Habiller de prédicats tout ce qui vient à nous dans la présence, habiller adéquatement, ainsi se définit le rôle éthique des Voyageurs de la Terre. Ce qu’il est urgent de réaliser, de comprendre le monde où nous vivons, qui nous accueille avec la plus grande générosité.

 

Comprendre dans la perspective juste,

c’est réenchanter le Monde.

 

Comprendre juste,

c’est lui conférer l’assise

transcendantale qu’il mérite.

Comprendre juste,

 c’est le soustraire

 au poids infini des contingences

et le mettre à l’abri des lieux communs.

Comprendre, vivre éthiquement,

sont une seule et même chose.

Comprendre juste cette belle image,

c’est l’amener à son accomplissement,

en même temps que nous habiterons

correctement la Terre,

cette « Materia Prima »

qui est, tout à la fois,

essor de notre naissance

et pli de notre linceul !

 

 

 

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27 mai 2023 6 27 /05 /mai /2023 08:35
De l’être des choses venu à la révélation

 

« Chambre avec vue »

Cyrille Druart

Only Analogue Photography

 

***

 

   Voyez-vous, longtemps je me suis demandé si les fantasmes étaient symbolisables, si on pouvait en voir la forme en songe, en dessiner le portrait, les installer au cœur de son imaginaire comme on y loge un paysage dont, depuis toujours, on a été hanté par la grande beauté. Longtemps je me suis demandé si les événements pouvaient faire l’objet d’une prescience, si une manière de subtile intuition pouvait en précéder la venue. Certes, je reconnais ce sont des questions insolubles mais fascinantes cependant au seul motif de leur énigme. Longtemps je me suis demandé qui, du réel ou de la fiction, l’emportait dans le choix que je faisais d’orienter mon existence selon telle ou telle voie. Et voici qu’aujourd’hui le hasard me comble au centuple des angoisses depuis longtemps éprouvées du sein même de ces interrogations qui, pour n’être nullement vitales, n’en sont pas moins des manières d’urgence, lesquelles, tout le temps qu’elles demeurent irrésolues vous chauffent l’âme à blanc tant et si bien que les nuits sont pâles tels des jours, que les jours sont sombres telles des nuits. Mais je ne cogiterai guère plus avant, tant il m’est devenu indispensable de vous rejoindre par la pensée maintenant que vous n’êtes plus qu’un léger cirrus sur le ciel de mes souvenirs.

   Je ne sais quelle curieuse lubie, ce jour de printemps, m’avait fait déserter mon appartement du Quai aux Fleurs pour gagner cet immense bâtiment gris de la Bibliothèque des Antiques où, de temps à autre j’allais occuper la mansarde pour y compulser quelque ouvrage sur les Anciens Grecs, ces magnifiques Philosophes sans lesquels nous ne serions nullement ce que nous sommes, nous autres Occidentaux couchés sous la lumière déclinante de l’Hespérique. Mais il me faut maintenant en venir à un ciel qui pour n’être nullement Olympien, n’en dévoile pas moins en son sein une Déesse au moins d’une égale beauté à celle d’Aphrodite, un prestige pareil à celui d’Athéna. Seul en ma mansarde, c’est un privilège que j’ai obtenu du Bibliothécaire qui préside à l’ordonnancement des lieux, j’ai tout à loisir le temps de m’immerger dans les pages d’anthologie de la littérature antique et, à la suite, de longuement rêver sur les généreux paysages qui bordent la Mer Égée et autres ilots répandus tels de minces cailloux au centre de cette immense mare d’un bleu si profond qu’il semble tout droit venu du mystère des abysses. Au beau milieu des ouvrages que je lis tantôt dans la langue originale, tantôt dans ma propre langue, m’arrive-t-il souvent de m’évader en laissant errer mon regard au travers de l’encoche de lumière qui se découpe sur le clair-obscur de ma pièce de lecture et de méditation.

    Je n’ai plus le souvenir exact du jour béni où, détachant mes yeux d’un passage de « L’Iliade » ou de « L’Odyssée », ma vision se porta un degré plus bas, sur cet immeuble limité par la confluence de deux rues, un genre de proue levée en plein ciel. Å l’accoutumée, le navire de pierre était vide de ses occupants, ses fenêtres occultées par ces persiennes de métal qui sont le lot commun de l’habitat parisien. La partie supérieure de l’immeuble se terminait par un genre de galetas dans lequel s’ouvrait une lucarne dont la décoration, du reste, me faisait penser à ces chapiteaux évocateurs des anciens temples grecs. Un peu comme si un fragment symbolique de la Bibliothèque sise plus haut se fût détaché de ses hauteurs olympiennes pour rejoindre de plus terrestres occupations.

   Vous raconter la suite de l’histoire est pour moi pures délices, réenchantement d’un Monde bien en peine de trouver sa voie. Ma vue, progressivement, s’étant accommodée au tableau qui lui était proposé un peu plus bas, portant encore en elle la transcendance des dieux grecs, ne tarda guère à se satisfaire de la belle immanence qui la visitait à la manière d’une grâce. Parfois est-il plus difficile de tracer l’empreinte d’une joie soudaine que de décrire, par le menu, un malheur venu vous visiter à la croisée de votre destin. Mais je ne vous tiendrai davantage en haleine, oppressé que je suis à la simple idée que l’évocation de ce moment heureux pourrait m’être soustraite par je ne sais quelle décision hors de moi, dont je ne pourrais soupçonner la lointaine origine. Mais le seul temps qui convienne maintenant à mon récit : le présent le plus immédiat qui soit, nullement un discours différé qui ne pourrait m’exiler de qui-je-suis et, en quelque sorte, me perdre en moi, ce qui, sans doute, est le sort le plus cruel qui se puisse envisager. On est à la fois le mal lui-même, son origine, et celui qui en attise les pathétiques braises.

   Donc, sise dans l’encadrement de sa lucarne, une Présence dont il me faut préciser quelques contours. En arrière de l’appui de fer ouvragé de la fenêtre, les lames d’un parquet ciré qui luisent dans l’obscurité, un genre de conscience du sol si vous préférez. Puis une large couche blanche, de chanvre ou de coton dont mes yeux tâchent de palper le moelleux, d’éprouver la souple texture de soie. Il ne peut s’agir que de ceci, la couche royale commise au repos d’une Déesse. Et, dans la diagonale du clair-obscur, comme émergeant d’un tableau de Rembrandt, des attributs divins, deux jambes hâlées, lisses tel le galet, parfaites en leur forme. Le genre d’un Idéal s’offrant dans le réel, une manière d’évidence heureuse dont l’épaisseur du temps qui me sépare de cette divine vision n’est nullement parvenu à effacer la subtile trace. Bien au contraire elle ne fait que rutiler à mesure que le temps déplie ses pétales dans « le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui », pépite symboliste dans le dédale gris des jours.

      La jambe droite est allongée dans le signe d’une sérénité, comme si rien n’en pouvait troubler le repos. La jambe gauche, à demi relevée, dit, quant à elle, un genre de position sur le qui-vive, un éveil venant contrarier le geste d’abandon de celle qui ne semble devoir s’adonner qu’à un éternel silence. La totalité de ma vision est comblée de ce fragment humain, de cette féminité tronquée qui, loin d’en être diminuée, s’accroît de cette absence, de ce vide qui ne creusent nul désarroi, mais au contraire dessinent les contours d’une plénitude. Nulle frustration face à ce tableau incomplet. Ce que masque le montant de la lucarne, mon imaginaire le multiplie au centuple, l’étoffe, le déploie et c’est comme si cette Inconnue était venue poser une énigme dont j’étais le seul témoin, donc le seul en mesure d’en pouvoir déchiffrer le rébus. Un peu comme ces hiéroglyphes des anciens textes grecs qui me mettent en demeure de les comprendre, faute de quoi ils pourraient bien s’effacer de ma mémoire.

   Certes, pour un esprit attaché à ne voir, dans le réel, que l’architecture d’une complétude, l’épreuve eût été redoutable. Pour moi, grand rêveur devant l’Éternel, ceci même qui s’offrait à moi dans le genre d’une éclipse était l’assurance de longues et fructueuses heures de méditation. Cette Déesse avait creusé en moi cette niche au sein de laquelle je la rejoignais, comme le jumeau est attiré par son image homologue, simple réverbération, écho de Soi. Voyez-vous, encore, après que bien des jours ont passé, je pourrais à la seule force de ma mémoire, depuis mon appartement du Quai aux Fleurs, regardant naviguer les péniches sur l’eau boueuse de la Seine, tracer le dessin de ce qui fut, inclure dans le rectangle de la fenêtre cette pure Apparition, lui donner un nom, lui destiner quelque aventure, la porter au lieu même où ses désirs pourraient la conduire s’ils prenaient corps, ici, à Paris, sous le ciel gris des toits de zinc.   

   Sans doute vous doutez-vous de mon observation inquiète des jours qui suivirent la « révélation ». Jamais Déesse ne reparut. Jamais les archets de ses jambes n’interprétèrent quelque divine symphonie. Cependant, elle est en moi plus que, supposément, elle n’a jamais été en Soi. Irrémédiablement, à son insu, elle fait partie de moi, elle m’accompagne le long des rues de la ville, elle clignote parmi les Héroïnes des romans que je lis, elle me fait signe dans tel tableau impressionniste ou symboliste. Elle est, dans cette manière de nébulosité qui étreint mon âme, moi-plus-que-moi, moi-dilaté, moi-agrandi aux dimensions du cosmos. Ce qui, jusqu’alors, dans les ruelles tortueuses de mon esprit, se donnait comme opacité et manque, voici que cela s’anime dans la transparence du cristal. Cette gemme sur son lit, laquelle eût pu se réfugier dans le plus pur silence, la voici vivante-plus-que-vivante, elle parle et rit, elle pleure et soupire, elle est ma Confidente comme je suis l’Auditeur de ses peines et de ses joies.

   Ne trouvez-vous étrange cette force d’aimantation du réel lorsqu’il est transfiguré par quelque inclination fantasque, lorsqu’une image en dit plus long que cette statue de chair et d’os qui vient vers vous dans le jour qui brasille, lorsque sur ce quai de gare où coule une glauque lumière, sur le quai désert donc, sauf vous, une Belle Inconnue se lève pour-vous-rien-que-pour-vous ?

 

Une Absence qui

devient pure Présence.

 

La folie du Réel est terrassée,

elle qui voulait se donner

comme la seule certitude possible.

 

 

  

  

 

 

 

 

 

 

 

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26 mai 2023 5 26 /05 /mai /2023 07:53
Avant d’être arrivé à Soi, Après

Esquisse : Barbara Kroll

 

***

 

   Il y a le Monde, le vaste Monde, avec ses collines semées d’herbe, ses vallées profondes, ses hautes montagnes, les flaques immenses de ses Océans. Il y a le complexe réseau des routes, les nœuds ferroviaires pareils à des énigmes. Il y a les villes tentaculaires, on dirait des pieuvres. Il y a les tours d’acier et de verre. Enfin il y a les Gens par milliers, par millions, Jaunes, Noirs, Blancs, Rouges qui parcourent tous les méridiens de la Planète, ils ressemblent à des essaims fous à la recherche de quelque provende, en réalité à la recherche de-qui-ils-sont. Puis, tout au bout de la chaîne, identiques à un maillon perdu dans l’immensité du Monde, il y a cet Homme que-je-suis, cette Femme que-vous êtes et, surtout le questionnement que nous sommes venus poser aux Choses que nous rencontrons à la manière d’étranges vis-à-vis. Autrement dit, il y a notre confondante singularité faisant fond sur le multiple, le pluriel, le disséminé et, le plus souvent, l’indéterminé au motif que, du Monde, nous ne saisissons jamais qu’une image, n’écoutons que l’une de ses narrations, ne rencontrons qu’un faible et évanescent échantillon de ses créations.

   Certes on peut vivre sans se poser autant d’interrogations, plonger son museau fouisseur dans un rassurant humus, forer son trou de taupe et n’être que pur silence parmi le charivari partout    présent, n’être qu’une forme invisible parmi l’éparpillement des autres formes. Certes, on le peut, au moins virtuellement, nullement réellement puisque, par essence, Êtres-Parlants, comment pourrions-nous nous exonérer de la question, du besoin de connaître, de percer un peu de la légende de ceci même qui nous entoure et ne profère rien, du moins dans une première approche ? Comment pourrions nous opposer au bavardage du Monde notre propre mutisme, notre retrait dans quelque coulisse dont on espèrerait qu’elle nous mît à l’bri des déconvenues, creusât pour nous la niche au sein de laquelle trouver repos et assurance ?

   Certes nous pouvons vivre d’illucidité, comme si nous jouions à la roulette et attendre du Hasard qu’il nous plaçât sur le Grand Échiquier en position de Roi, nullement de Fou ou de simple Pion. Car, fût-on de modeste naissance, au plus profond d’un secret bien dissimulé, nous nous souhaitons en pleine lumière, hissés sur un piédestal, toisant du sommet de quelque Olympe, tels les dieux antiques, les jeux des Hommes et des Femmes au sein du carrousel qui est le leur. On serait dieu et homme à la fois, sans doute demi-dieu, cet étrange composé mythologique se sustentant à deux sources, s’attirant les grâce des Immortels, mais aussi celle des Mortels, pensant puiser à l’aune de ce constant paradoxe les faveurs les plus effectives.

   Jusqu’ici, nous n’avons parlé que d’objets déterminés que l’on peut localiser facilement dans l’espace et le temps, leur assigner des polarités terrestres, les situer sur une échelle de valeur, tâcher de deviner la place qu’ils occupent dans un gradient hiérarchique. En un mot, notre regard nous l’avons volontairement circonscrit dans l’orbe des choses visibles, nous gardant bien d’interroger tout se qui gravite autour, par exemple l’Invisible, le Néant, le Rien, l’Inapparent. Ces mots de haute tenue qui portent en eux aussi bien la possibilité d’une inquiétude, aussi bien les perspectives d’une joie sans partage.

   Or si nous sommes inscrits dans l’ordre de la Présence, nous le sommes tout autant dans l’ordre de l’Absence, du non-encore-venu-à-jour, de l’irrévélé, de l’avant-genèse des Choses et des Êtres. Si la psychanalyse nous met en demeure de nous reconnaître parmi les figures identificatoires du Père-Loi ou de la Mère-Réceptacle, jamais elle n’outrepasse les deux bornes de l’en-deçà, de l’au-delà. Elle se confine à la parenthèse existentielle et même l’inconscient qui pourrait s’extraire de cette lourde contingence, toujours il est ramené à tel événement, tel lapsus à tel accident, tel désir projeté sur une personne en chair et en os.

   Mais est-il bien sûr que notre aventure ontologique se situe exclusivement entre ces deux pôles ? Ne conviendrait-il de franchir ces limites de pierre et de roc, de chercher à apercevoir la sourde pulvérulence qui essaime à l’entour de ce qui nous est familier ? Certes, sommes-nous assurés de notre existence, du moins en théorie, mais notre totalité, notre unité se réduisent-elles à ces pures évidences, à ce qui vient à nous dans la conformité que, d’emblée, nous leur attribuons ? Sans doute notre réassurance primaire se satisfait-elle de ces évidences qui, toujours, sont évidences pour notre sensorialité, essentiellement pour notre regard. Ne vaudrait-il pas mieux pratiquer un décèlement du réel, en ouvrir la bogue, en explorer le chatoyant corail ?

   Ne nous est-il enjoint, d’accomplir le trajet essentiel de notre propre genèse ? Il est en arrière de nous dans la nécessaire nébulosité de notre naissance. Il est en avant de nous dans le champ obscur qui sera ouvert par notre mort. L’image ici présente de Barbara Kroll fait voler en éclat la coque matérielle de la physique et ouvre une brèche dans le mystérieux et l’inaccompli, autrement dit dans ce qui, sous couvert de silence et d’invisibilité, est le moyen le plus immédiat de nous reconduire à ceux-que-nous-sommes, des enfants de la Métaphysique qui connaissent une éclaircie le temps de quelques aventures humaines. Bien évidemment, méditer sur de l’intangible, de l’inapparent est forcément entreprise délicate. Cependant, à cette fin, nous pouvons disposer de trois vecteurs d’approche : l’analogie, la métaphore, enfin l’allégorie. Or, pour nous en tout cas, l’esquisse de l’Artiste entre bien dans ce dernier cas de figure. Pour notre part nous y voyons, quoique dans l’approche, le flou, l’approximation, les principaux traits qui déterminent l’essence humaine, dans ses franges, dans ces halos certes, mais c’est bien là que gisent les fondements de l’aventure anthropologique. Maintenant convient-il d’interpréter, à nos risques et périls. De toute manière toute interprétation est nécessairement située dans l’irréel, l’imaginaire, le plus souvent dans le feu d’une intuition qui, tel l’éclair, dit peut-être la Vérité mais se retire aussitôt dans son cèlement essentiel.

   Cette image est troublante. Cette image nous confine à quelque vertige comme si nous étions soudain placés face à un illisible abîme. Cette image que, pour notre part, nous vivons à la manière de l’emblème de l’avant-Vie, de l’après-Mort, (y aurait-il équivalence, valeurs convergentes, identité en quelque sorte ?), cette image donc tire toute sa puissance signifiante (étrange paradoxe) de ce qui, non-sens absolu, ne saurait avoir quelque signification, à moins que cette dernière ne soit cryptée, ésotérique, nécessitant l’apprentissage d’un code secret. Ce que l’image semble ici poser dans l’ordre de l’évidence, le langage peine à en restituer la fuyante, l’évanescente nature. Cependant nous ne pouvons nous contenter de confier à notre seul regard, à notre sensorialité, le soin de venir à bout des sèmes inaperçus semés ici et là, qu’il nous faut bien essayer d’approcher afin de ne demeurer dans la banlieue d’un sens sans polarité, sans contenu apparent, manière de fable aux mots troués qui disparaîtrait à même son énonciation.

   Ce qui, présentement, est difficile à saisir, ce flottement indéterminé, cet espace de pure vacuité qui oscille indéfiniment entre le non-être et la possibilité d’être. Ces énigmatiques figures (ce sont les nôtres selon l’hypothèse que nous formulons), nous placent face à une aporie constitutive : ne se saisit-on jamais qu’à la manière d’une brume sans consistance, d’une fumée que boirait sans délai un ciel vide ? Ces formes ne sont formes qu’après avoir été, qu’avant même de trouver le site de leur présence. Ces formes ne sont formes que dans la grâce de l’instant. Dès qu’entamée, leur temporalité connaît déjà son déclin. Mais alors, seraient-elles porteuses d’éternité seulement avant de paraître, après avoir paru ?

   Le traitement de l’image, esquisse à peine entamée, biffure des formes naissantes nous installe d’emblée dans le vaste et mystérieux domaine de l’antéprédicatif, de l’a priori, avant même (ou après) que l’existence a trouvé ses propres assises terrestres. Ce qu’il faut en déduire, que ces formes sur le point d’être sont totalement libres de se donner de telle ou de telle manière. Leur fort coefficient d’indétermination leur ouvre tous les espaces, tous les temps. C’est une chair invisible avant même que le mystère de l’incarnation puisse avoir lieu. C’est le silence qui précède le mot comme sa condition de possibilité. C’est à partir du silence que se déploie la pure merveille de la parole. C’est du Trou, du Rien, du Néant du Non-être que l’être tire la nécessité qui le rend visible.

   Certes on a beaucoup glosé sur l’être, sur la quasi impossibilité de « l’en-visager » (de lui conférer une épiphanie, de le rendre « palpable » en quelque sorte), sur le vide adjectival qui lui est intimement coalescent. Sur le plan métaphorique : une sorte de dentelle qui n’exhibe jamais que ses trous, jamais la trame qui en relie l’essence. Nécessairement l’être ne peut se sentir tissé de voiles si arachnéens qu’aucune substance ne pourrait en traduire la supposée forme. Le pourrait-elle et l’être, devenu étant, perdrait tout son prestige et l’étant toute possibilité de faire sens puisque c’est bien l’être de l’étant qui manifeste l’étant et seulement lui. L’être-rose de la rose est son déploiement même, il n’est ni abstraction ontologique, ni pure matérialité parvenue à son terme. Il n’y a accomplissement de la chose qu’au travail inapparent de l’essence qui en nervure la venue en présence. L’être est passage, translation, mouvement dynamique, chemin du repos à l’acte puis repos se ressourçant à une origine constamment renouvelée.

   Les visages à peine marqués, les corps à la limite d’une visibilité sont les témoins oculaires de cette effervescence interne de l’être qui ne bourgeonne qu’à accomplir sa propre genèse en-lui-hors-de-lui, dans cet éternel mouvement de balancier qui, jamais ne le rend visible (il y a être seulement, l’être à proprement parler n’est pas), toujours en retrait, en absence, en effacement et il est heureux qu’il en soit ainsi pour la simple raison que les phénomènes  ne pourraient exhiber leur revers qu’à s’annuler eux-mêmes. Ici se montre de façon nette le hiatus qui existe nécessairement entre la valeur symbolique du langage et la valeur ontologique de ce-qui-se-montre-à-nous. Le langage est purée évocation. Le Réel est pure présence. Et, une fois encore, nous aurons recours à la force de visualisation de l’analogie. Imaginez une pièce de monnaie avec ses deux faces. L’avers porte la Figure, autrement dit le phénomène. Le revers porte le Chiffre, à savoir le prédicat qui détermine le phénomène., en indique la valeur en quelque sorte.  Quant au liseré entre les deux, la carnèle, symboliquement, se montre comme l’espace du déploiement entre être et chose, en même temps qu’il correspond à notre propre espace de compréhension de ce qui vient en présence, à vrai dire bien plutôt une saisie intuitive qu’un échafaudage strictement conceptuel.

   Ces étranges créatures sans contours précis, dont on ne peut réellement savoir si elles sont en-deçà de la ligne ou bien au-delà, cette nuit informe et surréelle, ces teintes qui n’en sont pas, une simple cendre, une pulvérulence qui paraît ne sortir de soi que pour y mieux retourner, tout ceci, cette énonciation à mi-voix, cette figuration à mi-regard, ce flou des lisières, cette hésitation de l’aube, ce fourmillement des choses sur le point d’être, de n’être pas encore ou bien d’avoir été, tracent les contours toujours hésitants, constamment remis en question, ces constants allers-retours dont la Condition Humaine est l’étrange mise en musique. Une symphonie que remanie une fugue, une fugue qui s’élève en symphonie.

 

Et nous les Hommes,

vous les Femmes

qui sommes des

êtres de l’entre-deux.

 

 

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