Carlos Godinho
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Jamais, devant le réel, nous ne demeurons inertes. Faisant face au réel, cela parle en nous, cela image en nous, cela résonne en nous, cela mobilise la dentelle immense des réminiscences, cela fore au plus profond de notre corps, cela crée le jeu infini des analogies, des relations, des correspondances. Nul objet, fût-ce le plus anodin, le plus discret, ne s’efface devant notre regard, ne se biffe devant notre conscience. Rien de ce qui est venu à nous et vient encore à nous ne renonce à faire présence, à s’élever au mérite de quelque pensée. Ce qui est à proprement parler « extra-ordinaire », ce qui s’arrache au réel pour féconder notre esprit est la mesure du sans-limite. Å observer le Monde tout autour de nous et tout s’affilie au mouvant, au transitif, au nomadisme infini. Regardant tel objet et, déjà, nous ne sommes plus dans une position de fixité à son égard, et déjà nous imaginons quantité de perspectives nouvelles, de topologies infinies. Tout se dilate, tout se spatialise. Et l’objet, paradoxalement, déserte la position qu’il occupe dans la présence du Présent pour gagner d’autres rives temporelles passées ou futures, sa mouvance est principe de temporalisation et le sablier ne sait plus où commence son mince filet de mica, où il finit, comme si un temps cyclique s’était instauré selon le mode étrange de l’Éternité.
L’objet devant nous, le mur, la fenêtre, les dalles du plancher ne nous laissent nullement en repos, toutes ces choses nous requièrent afin que, cheminant de concert, une compréhension de leur surgissement se tienne dans l’ordre du possible, dans l’ordre de l’indéfiniment reproductible. Ceci se nomme « pure merveille » et demande à être approché autrement qu’à l’aune d’une attention discrète. Tout comme notre langage témoigne de notre profondeur, les choses rendent compte de la profondeur du monde. Chaque profondeur en vis-à-vis creuse la profondeur analogue, accomplit son SENS jusqu’à une manière d’ivresse dont nous les Hommes, vous les Femmes sommes les réceptacles, manières de jarres creuses où résonne toute la beauté vacante du Monde. Tout creux est condition de possibilité de la plénitude, cet état que nous cherchons désespérément alors que nous sommes possédés par lui, le plus souvent à notre insu. C’est à un constant processus alchimique auquel notre conscience est invitée. Il lui suffit d’écarter les voiles d’ombre pour que se donne la plus vive et signifiante lumière. Ce qu’il faut dire encore du Réel c’est qu’il est un constant et infini emboîtement de Formes. Cette Forme au premier plan, par exemple un simple verre destiné à la boisson, porte en elle, comme en écho, comme en réverbération, tous les verres du Monde et l’ensemble des significations qui leur sont coalescentes, les narrations qui peuvent monter d’elles, les figurations naïves ou artistiques dont elles constituent le prétexte, le plus souvent devenu invisible au fil du temps.
Le Réel, qu’on donne le plus souvent pour une matière palpable, concrète, voici qu’il devient l’athanor à partir duquel peuvent s’élaborer des concepts, croître les infinies ramifications et arabesques de l’imaginaire. Ce qui veut simplement signifier, qu’à la différence des Anciens Grecs, qui n’attribuaient d’âme qu’à la substance végétale ou animale (et bien entendu humaine), peut-être faut-il l’étendre au Monde des Objets, condition nécessaire de leur métamorphose. Mais nous nous apercevons tout de suite que ce raisonnement porte à faux, que le changement d’état de l’objet n’est nullement de son fait mais ne résulte que d’un événement que nous projetons sur lui afin de le mettre en adéquation avec la force inassouvie de notre désir. Oui, c’est bien NOUS qui modelons le Réel à notre guise, comme s’il était simple pâte d’argile ductile dans laquelle nous imprimerions les empreintes dont notre psyché est le continuel et toujours renouvelé réceptacle.
Et maintenant, si nous focalisons notre vision sur l’image située à l’incipit de ce texte, que pouvons-nous en tirer qui ne soit le jeu d’une pure gratuité ? Et, comme à l’accoutumée, il nous faut d’abord décrire le Réel qui vient à notre encontre, afin de le faire nôtre et poser quelque hypothèse à son sujet. La pièce, indéterminée au premier abord, est plongée dans un clair-obscur où l’ombre l’emporte sur la lumière, ce qui contribue à nimber l’image dans une sorte d’ambiance mystérieuse, secrète. Et c’est bien à l’aune de ce retrait, de cet effacement, de cet inapparent que cette représentation nous concerne au plus haut point, comme si, soudain, la totalité de notre existence était suspendue à sa présence même, à la question qu’elle nous pose et nous met en demeure de résoudre. Nous n’aurons de réel repos qu’à en avoir désoperculé la lourde opacité, à avoir tenté d’en saisir la possible transparence, ce SENS qui brasille sous le couvert de cendres de ce qui vient à nous.
Ainsi cette Nuit qui encadre l’image, c’est notre nuit celle, présente, qui teinte notre angoisse, tresse à l’entour de notre finitude les pampres de l’obscur. Cette nuit, c’est notre nuit passée lorsque, enfant, au travers de la croisée entr’ouverte, le rayon de la Lune veillait sur le repos de notre sommeil. Cette nuit, c’est l’attente fébrile, moite, un peu suffocante de l’Amante dont nous désespérions de ne la rencontrer qu’en songe. Cette nuit, c’est cette éclipse déjà lointaine, cette aube soudain glissant sur toutes choses, les animaux se réfugient au plein de leur terrier, les feuilles des arbres sont immobiles, les gestes d’amour sont suspendus, l’étrangeté de la lumière parcourue de sombres mouvances nous fait craindre que le jour, à nouveau ne se lève, qu’une nuit éternelle ne s’annonce comme le seul possible qui nous sera alloué pour le reste des jours à venir.
Cette Fenêtre étroite que quadrillent les minces armatures des petits bois, c’est celle-là même au travers de laquelle notre regard adolescent cherchait à déchiffrer le monde, à percer quelques unes de ses aventures. Les volets sont tirés, juste pour laisser passer un prisme de faible clarté. Sur la table, le maroquin d’un livre à la douce couleur d’acajou. Un titre : « La force de l’âge ». Un Auteur : Simone de Beauvoir. Une joie : celle d’entrer dans le domaine feutré d’une littérature de la vie, là où rayonne ce mode d’exister que l’existentialisme prétendait ériger en philosophie de la liberté.
Cette Assise, simple planche de bois supportée par deux jambages, c’est le souvenir de l’étroite guérite du confessionnal qui, en ces temps de simplicité et d’accomplissement immédiat, était la seule thérapie, la seule psychanalyse à laquelle se confiait notre jeune âge, comme si notre départ dans la vie ne pouvait s’envisager qu’à l’horizon d’une relation à Dieu, dont le Confesseur était le Représentant sur Terre. Encore au creux de l’oreille l’entrelacement de deux chuchotements. Sans doute Dieu avait-il l’ouïe fine !
Ces Lames de Plancher lissées d’un doux éclat, ce sont celles, réelles ou imaginaires qui meublaient le sol des chambres successives, la native d’abord, perdue dans les limbes du passé, une douce campagne s’étendait alentour. Ce sont aussi les lames de la chambre de la petite enfance, ce refuge cotonneux, ce généreux intervalle qui abrite du Monde, met à distance, projette sur Soi la bienveillance de l’ombre maternelle. Puis les chambres plurielles qui jalonnent le parcours de la vie. Chambres d’étude et de repos, chambres d’écriture et de méditation, de longues méditations, elles sont le recueil dans l’intime, l’abri, le port d’attache avant que de cingler vers les hautes eaux, de connaître les marées d’équinoxe, ces hasards de tout cheminement. Lorsqu’il est retrouvé, le plancher, sa patine benveillante constituent le lexique personnel par lequel se reconnaître, ne nullement sombrer. Toujours il faut un port, un havre de paix, un golfe où se protéger des meutes et des caprices du vent.
Le sujet de la chambre, sa richesse symbolique nous font inévitablement penser à l’œuvre de Rembrandt, « Le philosophe en méditation », non que ma vie, en quelque période que ce soit
ait été poinçonnée à l’aune de la Philosophie, simplement au motif d’une nature inclinée à la contemplation plutôt qu’à l’action, à l’imaginaire, à la rêverie, à « l’effervescent contact de l’esprit avec la réalité » selon le beau mot de Pierre Réverdy. Plutôt l’Esprit que le Réel. Alors, me direz-vous avec raison, l’image de gauche est une assise vide, le Philosophe ne s’y inscrit jamais qu’à halluciner sa présence selon une pure détermination qui le fait être là où il n’est nullement. Pensant ceci, vous ne vous inscrirez que dans cet éternel Principe de Réalité, lequel porte en son revers ce Principe de Plaisir qui est l’ornement de l’imaginaire, la parure étincelante de la rêverie.
En toute logique, Nuit, Fenêtre, Assise, Lames de plancher n’ont été le prétexte qu’à broder une ganse autour du Réel, à l’assortir d’un passement dont nous avons pensé que leur rayonnement, leur prestige suffisaient à gommer tout ce qui vient dans la présence d’une façon strictement matérielle, obtuse, incontournable en quelque façon. Comme exprimé plus haut, les Choses portent en elles une étrange et heureuse polysémie et nous, en tant que Voyeurs de ce Monde, nous n’en extrayons jamais que ce que nos plus profondes affinités ont trouvé utile de porter à une sorte de séduction. Tous ces emboîtements du Réel, tous ces assemblages baroques selon la figure des poupées gigognes, c’est Nous et seulement Nous qui en avons dressé la singulière cartographie. Tel Autre n’en eût retenu, peut-être, que la dureté matérielle, l’aspect fonctionnel, l’architecture utilitaire. Mais peu importe le mode d’approche de-ce-qui-est. Ce-qui-est, avant tout, c’est ce dialogue particulier que nous entretenons avec les choses, cette belle et confondante originalité avec laquelle notre chair s’ordonne, comme le ciel choisit les nuages qui le traversent. Car il nous faut croire à un monde animé et magique des Choses, à notre propre pouvoir de les métamorphoser, de les faire à notre main, de les voir selon les perspectives successives de notre regard. S’il y avait, sur Terre, le faisceau d’une unique vision, alors tout se décolorerait et la précieuse polysémie s’abîmerait dans une manière d’humus inconsistant.
Or, ce que nous voulons,
ce sont les sillons d’argile flexueux,
pareils aux vagues ourlées
d’émeraude de l’Océan.
Toujours le Monde est
à recommencer,
à chaque Parole,
à chaque Regard,
à chaque Geste.