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17 avril 2024 3 17 /04 /avril /2024 07:48
Décision de Retrait

Photographie : Léa Ciari

 

***

 

   Partout, dans le vaste Monde, sont les éclats, les déflagrations de la lumière, les scènes où rutile la mesure largement ouverte des choses. Partout des spectacles, des étals et la luxuriance de leurs provendes multicolores, partout la scansion syncopée des barres de néons, partout les Carnavals, leur amusants déhanchements, partout les Fêtes Foraines, leurs étincelantes Montagnes Russes, le flamboiement de leurs Scenic Raylways. Partout l’exhibition des visages exigés par les étonnants « selfies », partout l’ostention des vêtures à la mode, les tréteaux constamment dressés de la Commedia Dell’arte, partout les proscéniums où parade la « multiple splendeur » des Acteurs et Actrices grimés, ils disparaissent à même la lourde pellicule de leurs fards. Eh bien oui, notre contemporaine Société ne se donne qu’à l’aune d’une constante représentation comme si, faire phénomène à partir de son simple et modeste Soi, devenait imposture, trahison, exposition impudique d’une naturalité n’appelant que dissimulation, abri dans quelque grotte prise de nuit. Nul, aujourd’hui, dans ses échanges, n’appelle de sincérité, d’authenticité, bien plutôt un vague facsimilé de ce que serait sa propre Vérité, si, par extraordinaire, traversant le derme du réel, elle figurait telle une eau de source limpide, translucide, ne nécessitant nulle herméneutique avant même d’être déchiffrée. L’Artificiel en lieu et place du Naturel. Mais nous avons déjà trop dit sur l’irrationnel de ce surgissement, mieux vaut fouler un sol de plus exacte texture, un sol de glaise et de limon, un sol originaire, lequel ne se dérobera nullement à l’exigence de notre regard.

   Ici, maintenant, nous voulons faire quelques remarques sur l’Art de Léa Ciari, dont chacun, chacune aura compris qu’il est l’exact inverse de ce qui a été évoqué plus haut. Une simple description phénoménologique de quelques unes de ses œuvres suffira à en établir la singularité en même temps que l’évident intérêt. Son travail multiforme nécessiterait de longs développements.  Ici, il ne s’agira que d’une synthèse, d’une approche dans ses grandes lignes. Parfois, le traitement de l’image est si réduit à l’essentiel, qu’il en résulte une manière d’abstraction. Or, selon nous, l’Abstraction est l’Art porté à sa plus haute manifestation.  Art de l’effleurement s’il en est, art de l’évocation, art du « peu et du rien », lequel se retourne en chiasme pour nous offrir la chair intime, vibrante, luxuriante de ce qui vient à nous sur le mode du retrait, qui n’est jamais que la trace d’une lumière ouvrante : celle de notre esprit au contact de la matière et, ici, nous en appellerons à l’excellente formule reverdienne « l’effervescent contact de l’esprit avec la réalité. » Cette expression tirée du « Gant de crin », prétend rendre compte des images poétiques, tels ces cristaux bourgeonnant au contact du réel. La formule n’est pas seulement belle, elle insiste élégamment sur ce point de rencontre invisible entre notre âme et la métaphore lorsque celle-ci, portée à sa plus haute incandescence, supprime l’intervalle entre le Sujet que nous sommes et l’Objet qui nous atteint en notre fond le plus réceptif. Il y a union, il y a fusion et c’est donc un geste de nature transcendante qui, nous arrachant à nous-mêmes, nous dépose là où le sens s’accomplit en son entièreté.

  

Décision de Retrait

Ces gris, d’Ardoise soutenu, de Souris presque inapparent, de Bitume à la limite, ces teintes donc constituent le fond doucement armorié sur lequel « Silhouette » se donne telle qu’en elle-même, offrande aussitôt nous dessaisissant du don qu’elle paraît nous attribuer, venue et migration vers un en-deçà de qui elle est, comme si, existante, elle ne pouvait l’être, nullement dans la captation, mais dans une manière de refuge en Soi, lequel est sa marque, son indéfectible sceau. Cette donation/retrait est d’une extrême efficacité sémantique. Appel qui s’éteint aussitôt dans d’énigmatiques volutes de cendre, la voix est devenue mince filet d’eau absorbé par les lèvres jointives du Néant. Nous sommes tenus en un étrange suspens, ne rêvant que d’ôter les voiles qui dissimulent « Silhouette », tout en nous retenant de le faire, conscients que nous sommes que le charme, aussitôt, s’éclipserait, que la nudité-vérité n’a nul droit de sourdre de son essence pour se donner comme existence. Il est des « choses » que l’on ne peut approcher que nuitamment, sur la pointe des pieds, se retenant de respirer, de parler, car toute effusion de Soi nuirait à la guise sauvegardante de l’apparaître. La palette des tons, extrêmement retenue, un Blanc à peine plus haut que les Gris ; la grande économie de moyens, juste une forme demeurant dans l’ébauche, l’esquisse, tout ceci détermine un lexique formel si restreint que notre regard de Voyeurs s’enclot nécessairement dans ces limites et tend à y demeurer car rien n’y fait obstacle, nulle couleur ne se lève à l’horizon, nul cri ne provient du long repos de la toile.

Décision de Retrait

   Et ce « Jeu de piste » pictural trouve son naturel prolongement dans l’œuvre suivante où le propos demeure humble, pudique, réservé dans ces teintes sépia, teintes du souvenir, de la douce réminiscence s’il en est, colorations proustiennes, manière de Combray photographique où se dessinent les entrelacs de personnages flous, peut-être même un peu falots, mais cette inconsistance, cet à peine achèvement contribuent à leur attribuer une grâce infinie, celle que l’on destine, habituellement, aux êtres de passage, aux êtres des lisières, aux êtres des seuils et des zones interlopes. Curieux, tout de même, cet Autoportrait qui, plutôt que de dire son nom, se cloître dans le silence ! Curieux qu’un Personnage autre que celui de l’Artiste fasse phénomène dans le reflet du miroir, genre de piste brouillée, d’énigme satisfaite de son verbe équivoque, un balbutiement à l’orée de l’heure ! S’affirmer tout en se dissimulant, voici qui « donne à penser », peut-être à penser plus grandement qu’à être confronté immédiatement à l’ordre des évidences.

Décision de Retrait

   Et cette posture quasiment amniotique, cette façon de se ressourcer à sa native origine, n’est-elle le processus par lequel, notre âme convoquée au paraître, fait écho avec ce temps primitif, archaïque, certes hors de portée mais qui hante les coursives de notre foncière inquiétude ? Ici encore le chromatisme est mince, de feuille morte à peine nervurée par les morsures du temps, un genre de longue éternité si l’on veut. Cette image est empreinte de tant de quiétude qu’elle nous invite, nous-mêmes à cette halte en Soi, à cette ferveur muette, à cette considération bienveillante qui, plutôt que d’être lustration de l’ego narcissique est retour vers des terres fondatrices se dissolvant dans la trame complexe des jours. L’on comprendra aisément que cette physionomie plastique, loin d’être attaque à la pointe sèche, agression au burin, morsure à l’acide, est entièrement dédiée au motif de la taille douce, là où les choses, laissées en repos, dévoilent leur être avec une pure générosité, une exacte simplicité.

Décision de Retrait

Et il nous faut en venir à cette merveilleuse image située à l’incipit de ces quelques mots. Cette chorégraphie saisie en plein vol, ce mouvement suspendu, ce flou subtil, ce geste équivoque qui disent une fois l’envol, une fois le repos, comment n’en pas sentir, à l’intérieur de Soi, la « lénifiante urgence ». Non, cet oxymore osé ne se donne nullement gratuitement, à la manière d’une représentation, d’une allégeance à quelque mode, il veut simplement exprimer, à l’aune de sa brusque césure, cette mi-distance qu’il installe en nous, du cri qui hurle à l’intérieur, du silence qui y fait suite. C’est toujours dans le suspens spatio-temporel que se donne, dans l’intervalle du Sujet à l’Objet, la dimension exacte du réel. En soi, le réel n’est ni généreux, ni privatif, ces prédicats, il ne les profère qu’à l’ombre portée de notre subjectivité qui colore les phénomènes selon l’obscurité ou la lumière, selon la grâce ou la défaveur, selon encore le beau ou le déplaisant. C’est peut-être dans la trêve, le répit, la pause, que notre esprit libre de soi se rapproche le plus de cette Vérité toujours en fuite dont on n’aperçoit guère, telle la queue de la comète, qu’un sillage se diluant dans la vastitude du ciel.

   Figeant qui-elle-est dans cette résine intemporelle, l’Artiste nous invite à la recevoir telle qu’elle souhaite figurer, dans cette indécision, ce doute de Soi configurateurs du destin. L’ambiguïté, la nébulosité, le sibyllin dessinent toujours la ligne flexueuse, insaisissable, de l’aura humaine. Postulant ceci, le jeu, l’intervalle, l’abîme, elle nous requiert en tant que Voyeurs décidant de notre volonté oculaire et, partant, de notre choix éthique. C’est Nous et seulement Nous qui sommes conviés à faire de l’œuvre ce qu’elle est en son essence, à savoir l’ouverture d’un pouvoir qui ne peut être que le nôtre car c’est bien l’entièreté de notre être qui est mobilisée en regard de l’énonciation esthétique. L’œuvre Nous fait, en même temps que Nous la faisons. C’est cette coalescence des puissances existentielles qui est belle à penser, laquelle désopercule, pour Nous, le champ total des possibles. Nul ne pourrait le refermer qu’au risque de Se perdre, de perdre l’Art lui-même à sa dimension de déploiement du Sens.

    Merci donc à Léa Ciari de tremper ainsi sa brosse dans cette profonde texture ontologique selon laquelle l’être n’apparaît jamais qu’à être provoqué, poussé dans ses derniers retranchements, occulté toujours, c’est bien là son aventure essentielle.

 

 

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14 avril 2024 7 14 /04 /avril /2024 08:36
Une bouteille à la mer

Source : Image du Net

 

***

 

Depuis mon pays de pierres blanches, ce Jeudi 11Avril

 

 

              Å toi qui vis si près des aurores boréales,

 

   Décidemment, Solveig, je ne te laisserai nul repos. Est-ce un effet de l’âge ? Une nouvelle manie qui s’installerait sournoisement ? Un subit pincement au cœur que, seule, tu serais en mesure d’apaiser ? Peu importe l’origine, l’essentiel, ce mince fil d’Ariane, cette buée invisible qui nous mettent en relation, à l’abri des regards du Monde. Je ne sais si l’idée que je vais maintenant t’exposer est née du hasard, si elle résulte de quelque songe nébuleux, si elle est simple réalisation d’un vœu d’enfance. C’est égal, rien ne me laissera en repos tant que je n’aurai résolu de donner corps à cette « bouteille à la mer », lui trouver forme et contenu. Tout comme moi, tu sais que de vivants archétypes, suspendus au-dessus de nos têtes, dictent les pas de notre destin à notre insu et ceci est précieux. En serait-on conscients et notre esprit, encombré de ces décisions de l’exister, ne ferait que s’égarer, divaguer, perdre la trace d’un chemin dont, depuis toujours, nous pensions que nous étions les seuls à en tracer le futur. Au regard de tout ceci, nous sommes bien peu de choses et, bien sûr, se pose à nouveaux frais la question de notre liberté. Mais cessons d’épiloguer. Notre cible est ailleurs qui attend dans l’impatience.

   Donc, cette antienne en tête, je n’ai eu de cesse, depuis que l’aube a pâli, de me mettre en quête de cette fameuse bouteille, afin que, lui correspondant enfin, quelque chose de concret, de palpable vînt se loger, tel l’iceberg, dans la partie émergée de mon imaginaire. Dans l’une de mes remises, éclairée par la lumière mesurée d’un clair-obscur, j’ai fini par deviner, à l’ombre de son faible éclat, cette présence qui n’attendait que d’être découverte. Saisissant la bouteille dont je n’avais plus nul souvenir, je sus immédiatement qu’elle était le site d’un événement rare puisque, aussi bien, je devais te la destiner selon un impératif auquel échapper aurait été simple forfaiture. Tu vois, mes décisions les plus ordinaires sont pesées au trébuchet de la raison et je crains bien que mes multiples préventions ne te laissent dans l’indécision de qui-je-suis. Toujours, pour l’Autre, nous sommes pur mystère, à commencer par nous-mêmes qui ne nous sondons qu’à demi, enveloppés que nous sommes dans une résille de ténèbres. Pour aujourd’hui, la tâche d’introspection demeurera sur le seuil d’une réponse.

   Dieu sait si le thème déjà très ancien de « la bouteille à la mer » a connu diverses fortunes, pas toujours des meilleures, il faut bien l’avouer. Dès qu’un concept, une notion, une image tombent « dans le domaine public », il y a fort à parier que leur sens soit non seulement euphémisé (ce serait là moindre mal), mais que la perversion, l’artifice aidant, il ne demeure de l’origine qu’un bien pâle reflet, sinon une farce digne de figurer sur la scène d’un comique troupier. Et figure-toi que j’ai bien failli me laisser prendre au jeu des contingences, aux miroitements de la mode, aux mille inventions dont notre société est prodigue pour nous métamorphoser en moutons de Panurge. Tourner cent fois son stylo dans sa main avent de poser, sur la page blanche, ces petits signes noirs qui nous possèdent plus que nous ne les possédons. Donc, en toute bonne foi, je m’apprêtais à jeter sur de petits morceaux de papier, quelques unes de mes affinités (qui sont aussi les tiennes), de mes inclinations d’âme (tu leur corresponds, le plus souvent), et, connaissant ton goût pour la géographie, je t’aurais invitée à voyager parmi les hauteurs de l’Altiplano andain, par exemple au-dessus du magique Salar d’Uyuni, posant, par l’imagination, la plante de tes pieds dans ces cellules géométriques qui le nervurent si élégamment. Invitée à voyager tout près du miroitement des rizières en terrasse du Sichuan, cette alliance parfaite de l’Homme et de la Nature. Invitée encore à voyager au milieu des hautes steppes mongoles, à croiser les Nomades dans leurs yourtes blanches, à traverser un troupeau de yacks hirsutes.

   Tout ceci, j’aurais pu t’en faire l’offrande, naviguant de concert avec toi, mais, prenant un peu de recul, je m’aperçois qu’ainsi je t’aurais placée, à ton corps défendant, dans ce fameux « village mondial » dont je sais qu’il te désespère, tout comme il me pose la plus urgente des questions : vers quels cieux obscurs, laineux, opaques, se dirige notre Humanité ? Existe-t-il encore une place pour la sincérité, la recherche de l’origine, existe-t-il, quelque part, une singularité qui n’ait été atteinte par ce déferlement médiatique qui moissonne les traditions, gomme les rituels, confond les langues, cloue au pilori les coutumes locales, condamne les langues vernaculaires à faire silence ? Existe-t-il, sur Terre, un sol qui ne soit défriché, une source intime à la pure beauté,  un sentier qui serpente parmi les frondaisons de chênes antiques et de pierres usées par le long polissage du temps ? Ceci, cette mémoire immémoriale, n’est-elle en voie de dissolution rapide, je t’interroge, Sol, connaissant par avance la sévérité de ta réponse : partout, l’Homme est responsable de ce qui lui arrive et sans doute me citerais-tu la belle assertion de Sartre :

 

« L’homme est condamné à être libre. »

 

Ici se pose, comme jamais, l’interrogation fondamentale :

 

 L’Être ou le Néant » ?

  

   Mais, je suis sûr que tu as repéré dans mes mots, la faille, la chute volontairement ouverte, la manière de gouffre vertigineux qui se creusent entre le nomadisme mondial et les ressources encore intactes d’un terroir pour qui sait le voir, pour qui s’y attache avec suffisamment d’attention. (J’allais dire : « de considération »). Ce que je veux t’offrir aujourd’hui, dans mon message « marin », n’est rien de moins que ce que je nommais plus haut sous la formule :

 

« les frondaisons de chênes antiques et

de pierres usées par le long polissage du temps ».

 

   Je te sais assez perspicace pour avoir repéré, dans mes propos, que les minces papillotes qui viendront à toi par bouteille interposée, ne parleront que de modestie, de retrait en quelque belle clairière, de hautes falaises blanches creusées de trous, de larges dépressions de dolines à la forme parfaite, d’aiguilles de genévriers contre lesquelles frotter la douceur de ses chevilles, de « cayrous », ces tas de pierre uniques en leur genre, ils portent encore la marque de ceux qui les ont façonnés. Oui, c’est ceci que j’ai à t’offrir, nullement l’espace d’une tablette ou abîmer tes yeux (au sens de l’abîme) et te perdre pour ne jamais te retrouver ; l’image, son continuel déferlement, sa déflagration insolente détruisent le merveilleux Langage, comme s’il n’était plus qu’une valeur de second rang à archiver dans les tiroirs poussiéreux de l’Histoire. Mais avancer dans cette aporie n’aurait pour immédiat effet que de nous désespérer davantage, nous pousser dans les derniers retranchements, là où plus rien ne serait touché par la lumière.

   Å partir d’ici, oubliant tous les dépliants touristiques, biffant toutes les Venise, les Florence, les Dubrovnik (ces pures merveilles !), empruntant des itinéraires solitaires, ces manières de neiges immaculées, nous orienterons notre regard commun en direction de ces riens si authentiques, de ces paysages modestes de chez moi qui, pour mon plus grand bonheur, demeurent encore des terres du lointain, des refuges discrets pour qui a le souci de découvrir, en son exacte dimension, le dissimulé, le voilé, ce qui, de soi se dérobe au regard des Curieux. Bien évidemment, tu auras reconnu sous ces quelques digressions, le visage du Quercy Blanc, ce territoire dont encore je puis dire qu’il est mien, que nous dialoguons, qu’un lien coule de source de lui à moi, que sa conformité à mon attente est sa pure vérité, autant que la mienne, il va de soi.

   Et maintenant, voici ce que j’imagine : matin de bonne heure. Tout est calme. Je quitte mon nid d’aigle. Å ma main droite, cette bouteille que je te destine. Elle contient, entre ses flancs fragiles, mille petits bouts de papier sur lesquels j’ai posé de modestes descriptions des lieux qui me sont familiers dont je voudrais, avec toi, partager l’intime bonheur. La combe est encore dans l’ombre, une ombre d’encre marine que ne dilue encore qu’une mince lueur venant d’un ciel diffus. Le Ruisseau des Hulottes brille à peine dans sa parure d’étain. Je franchis un petit pont (il pourrait figurer dans un album pour enfants), parmi quelques touffes de cresson, l’eau cascade sur des pierres et fait son ébruitement léger. C’est bien là la Nature qui me parle, m’interroge, me tient en suspens sur le bord d’un étonnement : comment mes Frères Humains peuvent-ils être insensibles à la diction de ce poème bucolique, lui qui ramène à une joyeuse Arcadie, à la laine bise de ses troupeaux de mouton, à ses vergers semés de pommes odorantes ? Je m’accroupis, dépose la bouteille maintenant traversée des reflets d’acier poli du ruisseau. Lentement, avec de jolis tressauts qui font penser à des frissons, la bouteille commence son long voyage. Ai-je alors un pincement au cœur ? Suis-je triste ou bien ravi que ma missive te parvienne au gré d’un impossible miracle, Toi-la-Lointaine dont l’image m’habite bien plus que tu ne pourrais le soupçonner ? Je ne sais. Sans doute ma missive de verre et de papier échouera-t-elle quelque part sur une plage de sable, non loin de chez moi. Tant pis, seul pour moi le symbole comptera.

   Bien des semaines, des mois et, peut-être des années plus tard. Tu as quitté ta Suède natale pour rejoindre les rivages de la Baltique afin d’y prendre un repos bien mérité, d’y écrire, d’y méditer longuement sur tes chers livres. Tu as loué un minuscule chalet de bois au toit de chaume gris, tu y accèdes au moyen d’une passerelle tortueuse qui s’avance dans le marais semé des tiges des quenouilles, du fouillis des alismas, de la prolifération des feuilles plissées et dentées des bouleaux blancs. Chaque jour qui passe te voit cheminer songeusement le long de ces hautes falaises blanches qui sont l’écho des miennes, ici, dans ce Quercy si singulier, si attachant. Le plus souvent, pieds nus dans l’eau mousseuse et froide, tu te baisses pour ramasser ces merveilleux galets gris poncés par l’eau, plus tard ils seront la mémoire du lieu. Un jour parmi d’autres (pour moi marqué d’une pierre blanche), parmi le peuple des galets, un éclat attire ton œil. Cet objet recouvert partiellement de minces algues, de mousse, tu l’identifies telle cette bouteille à la mer qui, au premier regard, t’apparaît comme une légende, un conte pour enfants, un divertissement pour doux Rêveurs.  Du plat de la main, tu lisses sa surface, le limon s’écarte, dans ses intervalles tu devines ces papillotes enroulées, attachés par un simple fil. Tu dois t’y prendre à deux ou trois reprises pour dévisser le bouchon durci par le sel. Å l’aide d’une tige échouée sur le rivage, tu entreprends d’extraire ces bouts de papier qui t’intriguent. Y reconnaîtras-tu mon écrire serrée, nerveuse, rapide (autrefois on la qualifiait « d’écriture de chat »), y devineras-tu cette mélancolie latente qui est ma marque, y repéreras-tu mes thèmes de prédilection ? ils sont quasiment obsessionnels.

   1° papillotte : la Blancheur torturée – Voici la Combe de Lizérac, une mince vallée s’ouvrant entre deux lèvres de calcaire, ces merveilleux « pechs », plateaux horizontaux que coiffe de sa teinte vert-de-gris, le peuple des chênes rouvres. Peu de Marcheurs ici, peu d’Amateurs de pur dépouillement et ceci en fait tout particulièrement le charme. Bientôt un étroit chemin serpente qui gagne le haut de la combe, puis le plateau. De chaque côté, des taillis de noisetiers aux tiges si droites, des alisiers avec leurs grappes de baies brun-rougeâtres prisées des passereaux, des aubépines qui éclatent de fleurs blanches au printemps. Les bois sont clairsemés en raison des pierres qui, partout, jonchent le sol. Å mi-distance du sommet, une sorte de clairière s’ouvre d’où l’on découvre un horizon certes restreint, une miniature, un résumé du Causse alentour. Le plus remarquable ici, ces chênes tors dont les branches dessinent dans l’air d’étonnantes arabesques, tantôt montant rapidement en direction du ciel, tantôt obliquant de façon fort étrange dans telle ou telle direction, menaçant parfois de devenir simples racines rejoignant le sol dont elles sont originairement issues. On a la soudaine impression d’avoir rejoint une lointaine période géologique, premiers remuements d’un végétal presque minéral, ayant du mal à s’extraire de sa gangue de pierre, si bien que, les observant, l’on hésite entre la turgescence de la stalagmite, la fossilisation du bois. Oui, c’est bien ceci qui vous saisit, cette impression antédiluvienne identique à un retour à l’Origine.

   2° papilloteBlancheur du chaotique. Le tour de Lanzac. Ici, peu connaissent ce que je me plais à nommer « le tour de Lanzac », un si simple et discret itinéraire parmi l’insignifiant et l’ôté à la vue. Tu sais, comme moi, Solveig, tout l’intérêt de ces lieux encore indéchiffrés, si proche d’une Nature sauvage, indemnes des longues caravanes des Pressés et des Curieux. Il faut emprunter un chemin creusant son tunnel parmi les frondaisons claires des arbres. Tout en haut, le paysage s’ouvre soudain et il faut porter les mains devant ses yeux pour ne risquer l’éblouissement. Une plantation de chênes verts se dresse au milieu d’un plateau uniquement minéral, sec, sans concession aucune à une mode qui serait « dans le vent ». Puis un sentier étroit pris entre deux hauts murets de pierres. Une dépression se creuse sur le flanc gauche qui recueille d’anciens ceps de vigne, des rouleaux de fil de fer rouillés, quelques vieilles bassines émaillées, écaillées en maints endroits.

   Puis, tout au bout du plateau, une manière de paysage minuscule, on pourrait l’enclore sous ces chromos d’autrefois, si touchants avec leur verre bombé, leur cadre doré et, partout, les reflets sur lesquels butent les yeux à la recherche d’un paradis perdu. Une cabane façonnée de gros moellons du Causse, elle sert d’abri à quelques outils agricoles. Combien de fois, Sol, bien des années en arrière, ai-je songé m’installer ici, avec mes livres et écrire à la faible lueur d’une fenêtre étroite, jetant parfois un œil rapide tout autour, dans ce qui me constitue et me fait avancer chaque jour un peu plus. Rêve d’enfant, certes, mais qui, aujourd’hui n’a nullement perdu de sa saveur. Sur la partie arrière, une mare ovale qui, invariablement, me fait penser à « La mare au Diable » de Georges Sand. Son fond est tapissé de larges dalles claires, son eau est translucide. Quelques plantes aquatiques y croissent et il n’est pas rare que des têtards en traversent la miniature, poussant de leur mince flagelle l’amusante boule ronde de leur tête.    

   Puis, à nouveau, un sentier qui amorce un virage en direction de la combe. Bientôt, il débouche sur un chaos de roches blanches au milieu desquelles quelques maigres genévriers affirment modestement leur droit à exister. Ici, tout est de calcaire et de géologie. Ici, le végétal n’a guère droit de cité et c’est quasiment un paysage lunaire qui se donne à voir avec ses cratères dentelés, ses crevasses et ses failles. Scène tout droit sortie d’une mémoire si ancienne, érodée en quelque sorte, témoignage des premiers soubresauts de la Terre, de ses premières convulsions dans les mystérieux fonds océaniques du Crétacé ou du Jurassique, il n’en demeure aujourd’hui qu’une immobile fossilisation du temps. Puis le tour de la découverte, puisqu’il y a tour, se termine dans le Hameau de Lanzac, quelques vieilles bâtisses qui se fondent, tout comme leurs rares Occupants, dans l’air gris du Causse.

   3° papilloteBlancheur à perte de vue – Les hauteurs du Pech Alabert – Å quelque distance de chez moi, mais tout se donne dans l’unité, la continuité, ce Pech qui, par sa position dominante, offre une vision totalement circulaire. Un peu à l’écart de la route, un chemin de poudre blanche perce sa voie parmi les éboulis de l’érosion. Le calcaire se délite, devient boue argileuse et des chaussures de randonnée sont conseillées. Au sommet d’une petite butte, quelques maigres arbres battus par le vent, ils sont identiques à des épouvantails. En direction du Sud, la vue est vite comblée, saturée de blancheur à l’infini. Ce ne sont que succession de pechs horizontaux entre lesquels s’érigent des collines, pour la plupart dénudées. C’est en automne que la vue se donne avec le plus de générosité, mais aussi d’exactitude. Il y a correspondance entre les teintes douces des chênes et le moutonnement opalin de la terre, elle qui hésite encore entre la texture dure du calcaire et la souplesse de la marne. Rares sont les terres cultivées, mais toujours dans le respect du lieu, les minces sillons font remonter l’esprit du sol et c’est un peu comme si un passé depuis longtemps oublié voulait manifester sa présence, faire phénomène sur le mode silencieux, pudique, délicat. On n’a de cesse de girer sur soi-même, d’apercevoir, au Nord, la brume blanchâtre des hameaux, à l’Est les larges entailles des carrières, à l’Ouest le quadrillage des vignes clairsemées, attentives à ne rien déranger. Là est le Causse dans toute sa dimension ouvrante. Le contraire d’un spectacle, l’opposé d’une exhibition, l’inverse d’une image d’une mode conformiste sans grande valeur.

   Oui, Solveig, tout comme chez toi, sur les bords immaculés du Lac Roxen, ici ce qui vient à Soi nécessite respect et recueillement. Tout est si net, entièrement déterminé par une conformité à une loi ancienne qui prescrit de ne nullement s’égarer dans des approximations, de demeurer en sa constance, d’adopter une immuable ligne de conduite, la seule capable de s’énoncer selon la belle exigence d’authenticité. Je sais que, dans ces mots, tu discerneras cette volonté de coïncider avec l’être des choses et, partant, avec Soi, dans la lumière droite d’une Idéalité sans concession. Oui, Sol, seul le regard droit, à l’abri de toute compromission, pourra nous remettre à notre tâche éminemment humaine : préserver la source, sa fraîcheur, sa clarté, sa blancheur, elles seules sont garantes de notre propre vérité, de notre accomplissement dans un futur qui, il faut le souhaiter, sera éclairé encore de quelque lueur d’espoir.

   Voilà ce que contient cette bouteille à la mer qui est venue s’échouer sur le rivage d’une Baltique certes hallucinée, mais si réelle au seul motif de ta présence.

 

Tu l’auras compris, la Blancheur est le signe singulier du Causse :

 

Blancheur torturée ,

Blancheur chaotique,

Blancheur à perte de vue,

 

   trois déclinaisons d’une source originaire qui fait résurgence parmi les chênes tors, près de la Cabane de pierres, à l’orée du vaste horizon du Pech. Seuls, nous les Humains sommes garants de ceci : entretenir la flamme, admettre sa vacillation, jamais son extinction.

 

De la blancheur de mon ciel à la diaphanéité du tien

 

Que longue soit notre route au sein de ces cairns levés vers l’Infini !

 

Celui que le hasard t’a destiné afin qu’un écho se rende visible.

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10 avril 2024 3 10 /04 /avril /2024 08:09
Ton écho en moi

Source : Image du Net

 

***

 

                                               Depuis les hauteurs de mon Causse, ce Samedi 6 Avril

 

 

                                    Ma chère Sol,

 

   Rien ne t’étonnera venant de ma lointaine fantaisie. Je ne sais plus quel est le jour dédié à ta fête, pas plus que la date de ton anniversaire ne s’est gravée dans ma mémoire. Pour autant, je ne suis nullement un être qui papillonne et oublie au fur et à mesure de son vol la corolle qu’il vient de quitter. C’est bien plutôt ce que je nomme « ma chrono-déficience » qui creuse en moi des avens sans fond, je suis toujours en décalage avec le temps, ne sachant jamais quel jour précède l’autre, quelle heure anticipe la suivante. Mais je ne parlerai plus longtemps de moi. J’ai eu, ce matin, en cette belle humeur printanière, le soudain désir de tracer ton portrait, cependant sans complaisance, une œuvre à la pointe sèche préférée au flou d’un pastel où à l’irisation d’un fin glacis. Å ma correspondance, je joins cette photographie d’une jolie femme agissant dans le milieu culturel suédois. Je la souhaite tel ton emblème, certes nullement présent, mais comme l’image de qui tu étais, il y a de ceci de très longues années, lors de notre rencontre dans ce merveilleux comté d’Östergötland qui fut témoin de notre amour passager, le temps de cette Midsommar qui, dans votre pays, désigne le Solstice d'été. Partout des feux brasillent qui montent jusqu’aux étoiles dans le ciel du Septentrion. Un éclair entre nous, de rapides étreintes puis le long fleuve du temps et l’âge qui, maintenant, creuse d’identiques sillons sur nos visages séparés par la distance et la longue cohorte des jours. La liaison qui s’en est suivie : cette correspondance assidue, quelques clichés et, surtout, les invisibles liens d’une affinité qui, jamais, ne s’est démentie.

   Certes il est difficile de parler de Soi et encore plus risqué de s’aventurer dans l’intimité de l’Autre car, en ce mystérieux endroit, se déclinent d’infinis hiéroglyphes semblables à ces palimpsestes usés qui nous racontent leur vie tout en en voilant la profonde substance, celle, précisément, dont nous voudrions atteindre la fluence, y puisant ces significations indispensables à une compréhension de ce qui ne nous est donné que sur le mode du retrait. Se contenter de cet effleurement est déjà beaucoup. Je vais donc avancer sur une fragilité de cristal, poser mon empreinte sur cette illisible soie si douce au toucher qu’on la penserait invention de notre imaginaire, fantaisie d’un simple rêve éveillé. Mais, plutôt que de me livrer à quelque pompeux dithyrambe, à une creuse flatterie, à une adulation un peu surfaite, je vais choisir de décrire l’une de tes journées, elle parlera, bien mieux que je ne pourrais le faire, de Celle-que-tu-es en ton fond, une personne estimable qui court en filigrane, le plus souvent, ombre invisible doublant chacun de mes pas sur les longs sentiers blancs de mes collines Quercynoises.

   Donc, voici le jour que j’offre à ta méditation. Aujourd’hui, Samedi, tu es au bord du Lac Roxen, cette sorte de mer intérieure sur laquelle se reflète le ciel couleur ardoise de ces hautes latitudes. Le jour est encore lent à se lever, il a peine à sortir de sa torpeur hivernale. Dans la petite pièce à vivre, le poêle ronronne doucement, lançant dans l’espace sa mince lueur boréale. Tu prends ton petit déjeuner, toujours frugal car tu as la délicatesse du colibri faisant son vol stationnaire devant la corolle emplie de nectar. Tu mâches silencieusement cette Pink Lady, cette pomme rouge acidulée, craquante, à l’arôme subtil. Chaque bouchée est un événement que tu relies à d’autres sensations du même genre, saveur d’un adagio, douce chair d’une œuvre Romantique, sensualité d’un nu à la Modigliani. Tu sais, ces fameuses « correspondances » dont parlait Baudelaire dans « Les Fleurs du mal » : 

 

« Les parfums, les couleurs et les sons se répondent »

 

   Oui, c’est bien ceci, tu es une hyperesthésique, chaque stimulus résonne longuement en toi, un peu comme le feraient de lentes gouttes d’eau s’écoulant dans la gorge d’un puits, semant leur clair écho sur la lentille d’eau pareille à un métal luisant. C’est pur bonheur pour toi, de te sentir en harmonie avec le Vaste Monde, avec ses rythmes, ses balancements, ses étranges messages que perçoivent, comme toi, les Poètes, les Rêveurs, les Magiciens, les Saltimbanques, les Faiseurs de miracles. Sur la surface ovale de ton krisproll, tu étends une mince couche de lingonsylt, cette confiture d’airelles dont la teinte est à mi-distance du Vermeil, du Rosso Corsa, comme un éclat solaire à la pointe de l’heure. C’est tout de même étonnant, cette attention que tu portes à la polychromie, aimant aussi bien les couleurs d’argile de la terre que celle limpide du ciel, que celle invisible de l’air, que celle, passionnée du feu. Tu es au centre exact de l’élémental, pareille à la feuille portée par le vent, au nuage bercé par les doux alizés. C’est heureux d’avoir une telle nature, Sol, et, souvent, je dois avouer que j’envie ta naturelle inclination à te laisser féconder par tout ce qui fait sens pour toi.

   Puis, ton petit déjeuner pris, rien ne vient te distraire de cette longue promenade matinale qui se signale comme lueur aurorale, origine sans fondement, mais ouverture, ô combien, à la pure oblativité du jour. Oui, Solveig, le jour est une offrande pour qui sait en saisir la matière si translucide, à peine le voile d’une buée sur l’étroite géographie d’une vitre. Tu longes les berges du Lac Roxen, tout comme un enfant le ferait, suivant le sillage d’un papillon d’argent. L’air est encore un peu vif, il commence à se défroisser à la manière d’une tulle tout juste sortie d’un coffre. Tu respires lentement, longuement et ce sont tous les effluves, toutes les fragrances des bois et de l’eau qui se mettent à couler en toi, merveilleuse source dépliant les harmoniques subtils de l’existence.

   Å l’endroit où le Roxen amorce une courbe, tu fais une pause, c’est l’un de tes lieux favoris. Ta manière d’être, le plus souvent, se calque sur le motif des affinités : ceci te plaît, tu l’accueilles en toi ; cela t’indiffère, tu n’y prêtes guère attention. Oui, je crois que cette manière intuitive de considérer le réel est la bonne. Å quoi te servirait donc de t’encombrer de choses qui, pour toi, sont sans importance ? Déjà ménager une place pour la joie est une tâche qui se suffit à elle-même, qui occupe l’esprit jusqu’à le combler entièrement. Les arbres sont tes amis, tous les arbres et singulièrement ceux qui croissent ici, qui sont comme tes répondants. Tu aimes les épinettes, leur écorce brun rougeâtre qui, prenant de l’âge, deviennent grises, on dirait de la cendre. Tu aimes leurs aiguilles ébouriffées, et surtout leurs grappes de cônes à la belle couleur entre Ocre et Feuille morte. Tu aimes les hauts fûts des pins sylvestres, leurs frondaisons d’aiguilles balaient le ciel sous la poussée d’un léger zéphyr. Tu aimes le peuple des bouleaux pubescents, leurs dentelles de feuilles, la pure blancheur de leur écorce, comme s’ils étaient des arbres originels ayant survécu aux atteintes mortelles du temps. Il n’est pas rare, qu’au hasard des rencontres, tu ne cueilles une mousse étoilée, un lichen vert-de-gris, un fragment de branche que tu disposeras sur la tablette de ta cheminée, ils seront les témoins discrets de tes plus intimes émotions. Le plus souvent, lorsqu’un ris de vent ride la surface du Lac, te déchaussant, tu prends plaisir à tremper tes pieds dans l’eau froide, une longue théorie de bulles claires vient y dessiner le bonheur des félicités simples, immédiates. D’autres fois, plus rares, davantage marquées au sceau de la chance, il t’arrive d’apercevoir, fuyant parmi les taillis, le pelage clair d’un élan ou bien la toison grise d’un renne au sortir de l’hiver. Ces empreintes sont inoubliables, tu en cultives la rareté au sein de tes digressions songeuses, lesquelles, parfois, poussent leurs longs tentacules au sein de tes nuits, les illuminant de ces étranges et rapides apparitions.

   Ton chemin du retour, pur inventaire de celui de l’aller, est pareil au redoublement d’une félicité. Heureuse nature qu’un rien confirme en son être, que le vol d’un oiseau dans le gris du ciel saisit jusqu’au plus profond de l’âme. Aussitôt rentrée, tu attises les braises, le froid est encore vif ici et il n’est pas rare que le givre ne dessine sur les carreaux les parures du frimas, les belles dentelles de Noël. Ton déjeuner, réplique du repas matinal, est le plus sobre qui se puisse imaginer. Une salade composée de ton invention, quelques morceaux de fromage (parfois les accompagnes-tu d’un petit verre de vin rouge), et toujours, au dessert, ces pommes royales, quelques noix, une tablette de chocolat noir. Ces minces provendes suffisent à ton bonheur. Puis tu t’assieds sur une simple chaise de paille devant ton chalet de bois rouge. Rien, cependant, qui soit extraordinaire. Juste un repos, un calme, une paix. Tu laisses longuement errer ta vue au-dessus du Roxen. Le ciel est lisse, sans une ride, sans un nuage. Un ciel libre de soi tel que tu les aimes. Les nuages, les beaux nuages ne te dérangent pas, ils festonnent l’espace, ils dessinent des formes humaines, animales, fantastiques. Mais eux décident pour toi et, en quelque manière, t’imposent leur fantasmagorie, leur illusion, un genre de mystification. Å ceci tu préfères le libre mouvement de ton esprit, tantôt attentif à une émotion ancienne, tantôt captif d’une idée surgissant à l’instant, tantôt encore brodant en arrière de la falaise du front quelque poème, anticipant une peinture, hallucinant une prochaine lecture.

   Puis, lorsque le mince fil de l’horizon, la surface étale de l’eau, les roseaux du Lac, l’imagerie mentale commencent à tarir, tu rentres dans ton logis, il est ce creux douillet qui te réconforte, en lequel tu trouves ton plus bel accomplissement. Parmi les ouvrages sous lesquels croulent tes étagères, d’une main sûre et habile, tu portes ton choix, parfois sinon souvent, sur ce volume déjà ancien dont il me plaît, au motif de ton seul plaisir, de réaliser un rapide inventaire. Voici : la couverture est de maroquin fauve, nervurée. La lumière y dépose cette caresse, cette douceur dont seule une bibliothèque a le secret. Pages de garde en papier marbré à la belle teinte Terre de Sienne avec des filets minces, bleu Acier, de minuscules bulles piquetées de noir en leur centre. En haut, à gauche, une petite étiquette ovale porte la mention :

 

 Librairie, Reliure

OUVRARD

Fontenay-le-Comte.

 

Page d’avant-texte :

 

OBERMANN,

PAR DE SENANCOUR

Nouvelle édition, Revue et corrigée

Avec une préface

Par GEORGES SAND

PARIS,

Charpentier, Libraire-Éditeur,

29, Rue de Seine

 

***

 

1840.

 

 

    Tu passes longuement tes doigts sur la peau de la couverture, tu feuilletes les premières pages avec gourmandise, tu aimes ce papier ancien qui chante sous l’affectueuse pression, tu supputes que s’il brûlait (cruel autodafé !), il dégagerait cette odeur singulière du Papier d’Arménie, benjoin et vanille mêlés. En toi, au point le plus précis de tes motivations, brûle une sorte de phosphore au sein duquel (vertige infini !), les incunables précieux, mais aussi « les gros bouquins », les modestes « Livres de Poche », les tout petits formats (camées pour l’esprit), tout ce qui, de près ou de loin a rapport avec l’imprimé, les feuillets in-quarto, les facsimilés de brouillons d’Écrivains, les dessins au café de Victor Hugo (cet intarissable Génie !), tout ce en quoi se reflète le Livre te chamboule plus qu’il n’est de raison.  C’est comme une religion avec ses rituels, ses chrêmes, ses sacristies en clair-obscur, ses tabernacles où règne le plus délicieux des soupçons : cette pure joie durera-t-elle au moins le temps que tu vivras ? Il y a tant de danger aujourd’hui que ces immenses motifs de satisfaction ne connaissent leur fin proche. Ce serait comme de mettre le feu aux bibliothèques, de détruire les tablettes mésopotamiennes, de faire s’écrouler le prodige de la Tour de Babel.

   Mais voici que d’une façon sûre, dictée par quelque instinct mystérieux, la pulpe de tes doigts tressaillant au contact du Vergé, tu fasses paraître ce qui, en réalité te ressemble, ces quelques sublimes phrases qui sont l’écho de qui-tu-es, indivisible, foncièrement déterminée par tes choix, une personne rare si ta modestie accepte ce compliment. En lecture intérieure, voici ce qui illumine la clairière de ta tête, te porte en avant de ton propre mystère :

 

 

LETTRE XXIV.

 

                                                                                         Fontainebleau, 28 octobre, II.

 

  

    « Lorsque les frimas s’éloignent, je m’en aperçois à peine : le printemps passe, et ne m’a pas attaché ; l’été passe, je ne le regrette point. Mais je me plais à marcher sur les feuilles tombées, aux derniers beaux jours, dans la forêt dépouillée.

 

[…]

  

   Le printemps est plus beau dans la nature ; mais l’homme a tellement fait, que l’automne est plus doux. La verdure qui naît, l’oiseau qui chante, la fleur qui s’ouvre ; et ce feu qui revient affermir la vie, ces ombrages qui protègent d’obscurs asiles ; et ces herbes fécondes, ces fruits sans culture, ces nuits faciles qui permettent l’indépendance ! Saison du bonheur ! je vous redoute trop dans mon ardente inquiétude. Je trouve plus de repos vers le soir de l’année : la saison où tout paraît finir est la seule où je dorme en paix sur la terre de l’homme. »

 

   Ton amour immodéré des « feuilles tombées » (qui en étonne plus d’un !), ton attrait pour la « forêt dépouillée », ne riment-ils avec ton goût pour la simplicité, le dénuement, la presque pauvreté ? « L’automne est plus doux », oui, tu en éprouves, avec un certain frémissement, la belle couleur de rouille, la discrétion de l’aube, la pente du crépuscule dans ces teintes de cuivre qui te ravissent, elles constituent les prémisses de « ces nuits faciles » qui sont le contrepoint de ta naturelle inquiétude. Et puis, la « verdure », « l’oiseau », « la fleur », « le feu », ne s’agit-il là des orients que tu convoques afin d’avancer dans cette existence parfois si opaque, si ténébreuse ? « Les obscurs asiles » que Senancour fait paraître sous la figure contrastée de l’oxymore, ne préfigurent-ils la pente de ton être à ne vivre qu’au rythme singulier de cette dialectique (une fois Jour, une fois Nuit ; une fois Lumière, une fois Ombre), dont tu penses qu’elle est la scansion même de ton intime temporalité ? Oh, tu sais, mais ce ne sera qu’un demi-aveu, tant ta perspicacité est évidente, nous sommes deux natures qui confluent et tout ce que tu vis à des lieues d’infinie distance, j’en ressens la nécessité intérieure : ton écho en moi !

   Ainsi passe ta journée, à la lisière de la littérature, cette littérature française que tu as enseignée à des générations d’Étudiants et d’Étudiantes, elle coule en toi, elle fait ses étranges clignotements, ses résurgences partout où une phrase, un poème peuvent rencontrer tes émotions face à un paysage, dans la rencontre fortuite d’un animal sauvage, dans ce rayon de soleil pareil à un miel qui vient frapper la pellicule de ta rétine. Je crois vraiment que je t’envie, tout à ton contact paraît si facile, comme si les choses, depuis longtemps retenues, n’attendaient qu’un battement de tes cils pour surgir et faire sens. Oui, tu es attente, puis approbation du Monde qui vient à toi sans quelque calcul préalable qui en altérerait la vérité. Alors que dire de plus, alors que, tout près de chez moi, les bourgeons s’impatientent d’éclore, que mille sentiers blancs attendent le passage du renard, que le cœur des pierres se réchauffe lentement ; que dire qui ne serait simple répétition puisque les jours succédant aux jours, les heures et minutes égrenant leur chapelet dans une manière de monotonie, rien ne saurait se donner que sur le mode d’un « éternel retour » ?

   Vois-tu, je suis à court d’idées pour brosser ton portrait plus avant. Pour autant, il m’est facile d’envisager la suite de ta journée :  un repas du soir en tête à tête avec un feu de cheminée et ton regard se perd dans ses étincelles, cependant nulle mélancolie dans cette solitude. Je te devine attentive au moindre bruit, au passage d’un animal en maraude, au glissement du vent le long des planches de ton chalet, aux craquements de ton logis qui, comme toi, est vivant. Comme moi tu crois à l’âme des choses, à leur libre disposition à être selon leur « bon vouloir », cette façon de penser oblige l’orgueil humain à faire amende honorable. Maintenant la nuit est installée, clouée aux rives du Lac. Tu perçois ses clapotis, ses flux et reflux, peut-être même, depuis ta fenêtre, observes-tu son miroir étincelant que lustre une Lune gibbeuse. Depuis mon Causse, je m’immisce en tes rêves, j’en sens l’unique et belle faveur. Je suis un songe qui ne songe qu’à toi.

 

Celui du Sud se confondant avec Celle du Nord

 

Avec le pur bonheur de la réminiscence

  

 

 

 

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5 avril 2024 5 05 /04 /avril /2024 07:55
Adieu Tristesse

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***

 

                          

                        Depuis mon Causse en ce 4 Avril

 

 

                                                                           Å toi, ma Grande du Nord,

 

 

   Ce matin, ouvrant toute grande la porte qui donne sur mon jardin, quelle surprise de te voir, là, souriante, tenant en tes mains, telle une offrande, cette belle photographie qui m’était destinée dont je vais tâcher de faire quelque commentaire. Mais, plutôt que d’aller plus avant dans mon écriture, tu l’auras compris, c’est uniquement la matière d’un songe dont j’ai pu étreindre les voiles de soie. Alors s’ouvre à moi le jeu infini des questions : le songe a-t-il autant de valeur que le réel ? Que puis-je en faire qui ne soit pure gratuité ? Å quoi le relier de tangible, à un autre songe, à une rêverie éveillée, à un fantasme qui habiteraient les coursives de ma mémoire ? Mais tu comprendras que mes interrogations sont inutiles, mes hypothèses gratuites, mon imaginaire trop fertile qui s’emballe tel l’alezan au galop. Peu importe, il suffit que le rêve t’ait amenée jusqu’ici, Toi la Lointaine, plus de 2000 kilomètres nous séparent, cependant la pensée nous réunit bien mieux que ne l’auraient jamais fait une proximité et des rencontres s’usant en raison du simple jeu existentiel.

   Je ressens aisément ce que, pour toi, doit être cette sortie du long hiver boréal. En mars, chez toi, le soleil ne te visite pas plus de cinq heures par jour, les températures sont négatives et la nuit tombe très tôt. Ici, dans le sud de la France, le climat est moins rigoureux, les journées plus longues, la lumière plus présente. Alors, vois-tu, je me pose une question sans doute naïve : est-on plus tristes en Suède, dans ce beau comté d’Östergötland qu’ici, dans ce Quercy Blanc où, depuis des lustres je regarde le moutonnement monotone des collines de calcaire, les amas de cayrous, ces tas de pierres grises parcourus des ombres lentes des nuages ? La mélancolie est-elle liée au manque de clarté, à la latitude, à la nature des paysages ? Le chagrin s’ordonne-t-il à la couleur d’une culture ?  L’ennui résulte-t-il de gestes du quotidien toujours répétés, dont le rythme est propice à instiller ce vague à l’âme que l’on attribue souvent au Peuple Slave ? Il paraît que, chez ce dernier, la consommation de miel est un « baume au cœur » qui l’a toujours consolé de son inclination au spleen. Mais, sans doute, ne suis-je à la recherche d’une raison, d’une explication de l’angoisse fondamentale humaine qu’à mieux m’exonérer des troubles subits qui, d’un jour à l’autre, pourraient m’assaillir et métamorphoser mon Causse Blanc en Causse Gris, cette teinte indéfinissable, identique à celle que l’on trouve dans les plaintes d’un adagio.

   Peut-être vaut-il mieux, ma presque Lapone, que je brosse un rapide portrait de mes jours ordinaires, lesquels, comme les tiens je présume, ne sont qu’une suite d’étonnants clignotements : un jour lumineux engendrant à sa suite un jour ombreux où les silhouettes se confondent et se croisent sans même se reconnaître. Y a-t-il là lieu à la perte d’une mesure strictement humaine et alors, courbant l’échine contre le vent, protégeant nos yeux de la pluie, nous prendrions l’allure de l’hyène à l’échine basse, du chardon battu par les vents dont la tête ébouriffée menace de se confondre avec le sol de boue ? Tu vois, il existe nombre de motifs d’inquiétude et c’est presque miracle que nous nous en échappions, que nous ressortions indemnes de notre aventure parmi les égarements flous des heures et le trille infini des secondes.

   Mais je te raconte mes pérégrinations des jours derniers. Je me déplace peu mais, parfois, sous l’heureuse poussée de quelque nostalgie (bien évidemment elle a à voir avec la tristesse), je prends ma voiture et flâne de longues heures sur des routes de moindre importance.  Aux routes des vallées, impersonnelles et agitées, je préfère les routes des plateaux, plus calmes, là où la vue découvre de larges horizons. Donc me voici au présent. Avril vient tout juste d’éclore et après une éternité de jours de pluie, une soudaine chaleur a fait éclore les bourgeons. les haies sont piquetées de mille fleurs blanches, les tulipiers sont à la fête, inondés qu’ils sont de corolles roses et rouges, les genêts éclairent de leur jaune solaire les clairières et les sous-bois. J’ai partiellement descendu les vitres et c’est un air tiède qui me visite, fardé des fragrances du jour. Tu sais, cela fait un bien fou de sortir de sa chrysalide hivernale, de soudain devenir cet imago ivre de lumière, bourdonnant de joie intérieure et c’est une âme d’enfant qui fait sa douce résurgence et ce sont les essaims de projets qui sillonnent les allées de cendre du cerveau. C’est un peu comme si, sortant de lourds sentiers de glaise, c’était le sable léger des dunes qui faisait à vos pieds des sandales d’Hermès et il vous semble pouvoir entreprendre, dans l’instant, de longs périples hauturiers semblant n’avoir nulle fin.

   Je remonte la Vallée du Lot, cette étroite gorge encadrée de hautes falaises couleur de pain. Peu de monde en cette avant-saison. Quelques Cyclistes en maraude, parfois un antique tracteur et les villages que je traverse ne sont habités que de brumes légères. Å ma droite, tout en haut de son éperon rocheux, Saint-Cirq-Lapopie et son église identique à un Guetteur surveillant la vallée, ses maisons médiévales qui escaladent la pente et, tout autour, cette forêt de chênes pubescents qui fait comme un écrin. Je passe seulement et ne fait aucunement halte. En haute saison, ce village est envahi de Touristes et, de chaque côté de la rue, des échoppes de terres cuites, de savons odorants, de sacs de cuir, de miniatures censées représenter « l’âme du lieu ». Å cette vitrine trop bien organisée, à cette touchante image d’Épinal, je préfère la rusticité, la simplicité de Cajarc, son air « bonhomme » si tu préfères, la circularité de son plan, ses grappes de maisons serrées autour de la minuscule place, son « Boulevard du Tour de Ville » planté de luxuriants platanes, ses impasses où vieillissent, en toute tranquillité, des pierres sans âge. Maintenant je flâne longuement dans ces rues qui me sont familières et, tu le supputeras, Sol, je ne suis nullement triste mais bien plutôt rempli d’un sentiment de complétude comme si chaque moellon de pierre grise participait à bâtir qui-je-suis, ici, au centre même d’une pure joie. Je regarde quelques œuvres exposées dans la vitrine de la Galerie « l’Arcadie », créations d’Artistes locaux qui cherchent leur public, ici sur cette Place de l’Église si modeste. Puis, invariablement, je dirige mes pas vers la Maison des Arts Georges Pompidou. Je suis un familier des lieux. Je me souviens y avoir vu, au titre d’une exposition hors les murs (le Centre Pompidou à Beaubourg était fermé pour de longs travaux de restauration autour des années 2000), y avoir vu donc de très nombreuses œuvres de Pierre Alechinsky, ce « rescapé » du Mouvement Cobra qui verra sa consécration s’affirmer au fil des ans pour devenir pure célébrité.

   Cajarc, Terre des Arts ? me demanderas-tu avec raison. Oui, terre des Arts et de la Culture puisque c’est vers la Littérature que je veux t’entraîner maintenant en évoquant la haute figure de Françoise Sagan, née Quoirez, ici, le 21 juin 1935, qui connaîtra un succès fulgurant dès son premier livre publié, elle n’avait que 18 ans alors. Nous voici donc au cœur du sujet avec ce « Bonjour tristesse » qui fit, dans le ciel de l’écriture, comme une large déchirure, un coup de tonnerre si tu préfères. Quant au pseudonyme « Sagan », il fait signe en direction de la Princesse de Sagan dans « La recherche du temps perdu », c’est dire la hauteur, à la fois de la référence proustienne, à la fois le niveau de revendication littéraire de Françoise. Mais, plutôt que d’épiloguer longuement sur cette étonnante biographie et te sachant férue de cette belle Littérature française que tu as enseignée en son temps en Suède, je ne ferai que citer le début plus que prometteur de cet ovni traversant le ciel des années cinquante :

  

    « Sur ce sentiment inconnu dont l'ennui, la douceur m'obsèdent, j'hésite à apposer le nom, le beau nom grave de tristesse. C'est un sentiment si complet, si égoïste que j'en ai presque honte alors que la tristesse m'a toujours paru honorable. Je ne la connaissais pas, elle, mais l'ennui, le regret, plus rarement le remords. Aujourd'hui, quelque chose se replie sur moi comme une soie, énervante et douce, et me sépare des autres. »

  

   Nul besoin d’entrer plus avant dans la lecture pour reconnaître cette pâte d’écrivain au titre duquel beaucoup prétendent sans toujours pouvoir y parvenir. Alors, que me reste-t-il maintenant, sinon de méditer un peu sur cette manière d’être qui varie du chagrin au souci en passant par les écorchures de l’amertume ? Je sais que tu consonneras avec moi, une connaissance de longue date m’ayant livré ton être bien plus, peut-être, qu’il ne s’est dévoilé à Toi-la-Nordique. C’est tout de même curieux, parfois l’on rejoint l’Autre bien mieux que soi-même, on en fait le tour, on l’examine à la loupe, le Soi propre est trop près, trop nébuleux pour que, se penchant dessus, l’on puisse en déchiffrer la sombre énigme. Mais je reprends, le corpus saganien, cette belle phrase qui me semble contenir l’entièreté de ce qu’est la tristesse en son essence :

 

   « Aujourd'hui, quelque chose se replie sur moi comme une soie, énervante et douce, et me sépare des autres. »

 

   Oui, Sagan était séparée des Autres, sans doute par son génie littéraire, sans doute en raison de sa personnalité hautement subversive. Je crois, en effet que ce sentiment flou est de nature impressionniste, une manière de pointillisme à la Seurat, on regarde la tableau, fascinés, on en devine l’inouïe fluence (« comme une soie énervante et douce »), et l’on reste en-deçà d’une compréhension de ce qui est exposé à nos yeux, qui, toujours, se refuse à dire son être. C’est cette irisation, cette diffusion de la tristesse, cette aura qui détoure le corps qui la rendent si attirante (Sagan parle de « douceur »), la tristesse, si insaisissable aussi. Tout comme moi, tu le sais, un sentiment n’est profond qu’à n’être jamais défloré, seulement effleuré, comme si l’on voulait cueillir un pollen sans altérer, pervertir la corolle de la fleur, en évoquer la singularité.

   C’est tout ceci que semble nous dire cette photographie que tu as posée au creux de mon rêve. Elle, Songeuse, se détache sur ce fond de mer qui paraît éloigné, inaccessible. La cascade de cheveux auburn semble nous dire le désarroi « léger » qui l’affecte, plus qu’une affliction superficielle, moins qu’un tourment plus violent qui l’habiteraient. Le visage est de pure grâce, tissé de rose-thé, pareil à la suavité d’un céladon sous l’affect d’une poussée de lumière grise, un reflet de galet si tu vois ce frôlement que j’évoque, cette légèreté que je convoque afin que, devant nous, s’écartent les voiles noirs d’une angoisse constitutive de l’être. Dire la tristesse ne se peut qu’en délicatesse, en finesse, un vol de colibri face à la fleur qui l’attire et, parfois, le désespère de ne pouvoir cueillir la promesse entière de ce nectar qui l’éblouit. Et ce bras droit sur lequel la tête repose comme en un berceau, il ne faut nullement l’interpréter tel un lourd fardeau qui accablerait Celle-qui-médite. Non, ce geste est simple recueillement sur Soi, repliement sur cette tristesse que l’on veut à Soi, rien que pour Soi. Comprends-tu, ma chère Solveig (toi dont le prénom signifie « Chemin de soleil), combien mon approche de ce sentiment tout intérieur s’accomplit à l’ombre douce d’un genre de félicité. Oui, je crois que les personnages de Sagan, à l’instar de Sagan elle-même, en écho à nos propres inclinations à une façon de désenchantement, tout ceci constitue le sol, le fondement sur lesquels bâtir une « réenchantement du Monde ». Oui, nous avons besoin de porter devant nos yeux cette féerie, de la faire se cristalliser au plein de notre chair, de ne nullement dissocier notre bonheur de cet étonnant vague à l’âme qui en est le subtil écho. Pierre Corneille ne faisait-il dire au Vieil Horace, dans la pièce éponyme :

 

« Nos plaisirs les plus doux ne vont point sans tristesse »

 

   Bien évidemment, Sol, je n’aurai l’impudence de rejouter aux propos de Corneille. Je terminerai ma missive sur un écho que j’ai donné au titre de ma lettre « Adieu Tristesse », n’oubliant cependant d’en convoquer la douceur de « soie » lorsque, en ces temps troublés par une violence endémique, seule cette tristesse bien comprise paraît constituer l’antidote naturel de tous les débordements, de tous les excès.

 

        Je t’embrasse donc avec toute la tristesse requise, quelque part elle est joie pour ceux et celles qui savent lire au travers. Au travers de cette réalité têtue qui s’obstine à réitérer en permanence ces apories qui nous condamnent à périr.

 

Ton impénitent diariste

 

  

 

 

 

 

 

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30 mars 2024 6 30 /03 /mars /2024 08:39
Don et contre-don

Source : Image du Net

 

***

 

Ce texte est dédié à Nathalie Gauvin

 en remerciement de qui elle est

 

*

 

   Ce texte, intitulé « Don et contre-don » reprend, dans ses grandes lignes, le concept initié par l’Anthropologue Marcel Maus, concept selon lequel ces deux notions s’articulent « autour de la triple obligation de « donner-recevoir-rendre », forme de contrat social basé sur la réciprocité et créant un état de dépendance qui autorise la recréation permanente du lien social », d’après la définition qu’en donne Wikipédia. Oui, ceci est une nécessité à la fois morale et logique dont, aujourd’hui, il semble qu’on ait oublié les prémisses au motif qu’une existence pressée, polychrome, polymorphe, dissout l’idée même de remerciement ou d’accusé de réception des faveurs que vous adressent l’Ami, le Frère, mais aussi bien « l’Inconnu » croisé au hasard des rencontres sur les Réseaux dits « sociaux » qui, en réalité, ont bien plus l’allure du réseau opaque que de l’obligation relationnelle, ouverte, que suppose tout échange avec quelque Existant ou Existante que ce soit.

  

   Certes, Facebook et autres « salons » contemporains sont des espaces où l’on picore, où l’on butine, sans autre conséquence que ce vol de surface qui a la consistance d’une fumée vite dissipée dans le ciel des affairements et diverses occupations. Dit d’une manière kundérienne, « l’insoutenable légèreté de l’être ». Cependant, lorsque des affinités se nouent, que des amitiés naissent, que des centres d’intérêts communs se manifestent, il arrive parfois, mais de manière très rare, qu’un vrai contact s’établisse tout comme il se donne dans la « vie ordinaire », autrement dit, il s’agit du passage du virtuel au réel avec tout ce que comporte, comme profonde signification, la rencontre de deux individualités dont rien ne disait le possible lien.

   Il y a quelques années de cela, j’ai eu l’occasion d’accueillir chez moi, ce grand Artiste suisse M.D. (ma naturelle pudeur taira ici les noms de ceux ou de celles qui seront cités, ils ou elles se reconnaîtront), au cours d’un séjour inoubliable, riche de spéculations convergentes.

 

Don : j’avais écrit de très nombreux articles sur l’œuvre de M.D.

Contre-Don : M.D. m’offrait un bronze qu’il avait réalisé quelques années auparavant.

 

   Voilà, je crois qu’il n’est guère utile d’insister plus avant sur la richesse d’un tel événement. Et ce que j’écris là, concernant le don s’est réalisé à de nombreuses reprises avec différents Artistes que je remercie ici en pensée. Il va de soi que les actuelles remarques ne sont nullement la quête de « cadeaux » en échange de ma prose. Seulement un souci de précision.

   Mais, avant d’en venir au sujet précis de ce texte (à savoir le beau retour de Nathalie Gauvin sur l’un de mes écrits), je souhaite encore apporter quelques témoignages des belles rencontres que j’ai faites sur le Réseau Social, dans la perspective du don et du contre-don. Beaucoup se plaignent, selon la couleur de leur tempérament, parfois avec vigueur, parfois se retirant dans un long silence, de l’absence de contre-don, d’une nullité de retour à la suite de leurs publications, toutes les tentatives de figurer autrement que dans un lourd anonymat se soldant par une sorte de versement dans un tonneau des Danaïdes, dont chacun sait que, n’ayant nul fond, il ne saurait retenir le breuvage qu’on lui destine, fût-il un cru rare.

  

   J’avais également écrit de nombreux articles sur les photographies d’un Artiste professionnel de grand talent, G.M., lequel nous livrait avec enthousiasme, sur le thème de l’Arbre, des clichés d’une grande beauté réalisés avec du matériel d’exception. Selon le concept spinoziste, il a cherché courageusement à « persister dans son être », mais devant la triste réalité (de vulgaires selfies, témoignages s’il en est, le plus souvent, d’une démesure impudique de l’ego) obtenaient bien plus de « J’aime » (mais quelle est leur valeur réelle ?) que ses travaux réalisés avec un souci extrême. Il a fini par « jeter l’éponge », seule cette formule contingente convient. Plusieurs fois il s’était ouvert, par message privé, de cette immense déception qui était la sienne. Å dire vrai, le réel nous livre bien plus de Cigales rêveuses que de Fourmis affairées, ceci semble inscrit dans le derme même de la condition humaine. « Tristes tropiques » eût dit en son temps le très avisé Claude Lévi-Strauss.

  

   Et, ici, comment ne pas citer le merveilleux travail de M.P.F, sur ses auteurs élus, dans des ouvrages d’une fort belle tenue ? Mais je laisse la parole à ses commentateurs :

   « M.P.F.  parachève une trilogie intime sous le titre amusé et tendre de Rousseau, un ours dans le salon des Lumières. Rousseau, en écrivain moderne, met en musique ses émotions : confessions, jugement, rêveries... Pas de perruque ni de poudre pour masquer un philosophe engagé dans l'aventure humaine. »  (Source : L’Harmattan)

   Et encore :

   « Mais qu’en est-il de la relation que Sade entretenait réellement avec les femmes ? C’est ce qu’a voulu savoir M.P.F, en travaillant sur sa biographie et surtout son journal et sa correspondance. Elle nous révèle un homme inattendu. Sade se montre le plus souvent affectueux et tendre envers sa propre femme Renée-Pélagie, mais aussi envers ses différentes amies, dont Millie Rousset, une spirituelle jeune provençale. »  (Source : Le Divan)

   J’ai lu ces deux livres d’une grande profondeur, spirituels, au style inimitable. J’en suis ressorti pourvu d’une nouvelle vision sur ces deux écrivains. Cependant, plus d’un, sur Facebook, s’est alarmé de telles publications au motif de « l’immoralité » de Rousseau, père de famille indigne abandonnant ses propres enfants à « l’assistance publique », « « Oui, Madame, j'ai mis mes enfants aux Enfants-Trouvés » ; d’autres se sont insurgés contre le fait d’écrire sur le « sulfureux » Sade. Ces remarques ne sont rien moins qu’insuffisantes, seulement dictées à l’aune d’une mauvaise foi ou en fonction d’un dogme préétabli. Ces polémistes eussent mieux été inspirés de lire ces deux ouvrages remarquables avant de les clouer au pilori et ceci s’inscrit dans l’ordre des idées toutes faites, et ceci suit à la trace le canevas du prêt à penser, lorsqu’il ne s’agit, seulement, de diffuser de fausses informations. Malheureusement ce régime délétère d’une « pensée » qui n’en est pas une, loin s’en faut, essaime ses noires nuées sur l’ensemble de la sphère médiatique. Certes, les Cigales s’en amuseront, les Fourmis s’en offusqueront. Je ne précise plus avant de quel côté penchent mes naturelles inclinations.

  

   Ensuite, comment ne pas adhérer aux soudains « coups de sang », aux indignations légitimes d’un P.G.Y, lequel remet vigoureusement en question la pente de la société actuelle en direction de sa chute, ne s’ouvrant plus qu’au bellicisme, se ruant dans des guerres sans fin, cédant aux incantations du terrorisme, privilégiant la consommation au détriment de la poésie, de la littérature, de la musique. Cet infatigable créateur (qui fait écho aux étonnantes chorégraphies de sa Compagne L.C), tantôt Musicien, Poète, Peintre, ce bel Humaniste ouvre sans cesse son cœur aux vertus les plus nobles de l’Amour, de l’Amitié, de l’Entente entre les peuples. Mais, parfois, il semblerait que les cris qu’il pousse n’aient pour seul avenir que la perte dans quelque sable ou mirage du Désert. Et cet Ami véritable sait combien je suis en accord avec ses idées profondes, avec ses saltos et ses sauts de carpe (pour consonner avec L.C), avec son espoir de voir un jour se réaliser les conditions d’une vie heureuse et simple, seulement dictée par l’exercice d’une Vérité.

  

   Et encore il me faut citer les très beaux textes autobiographiques publiés, chaque jour qui passe, par N.L, cette admirable diariste versée dans le décryptage de Soi (l’exercice le plus difficile, le plus exigeant qui se puisse imaginer !), sans fausse pudeur, sans compromission, avec cet accent d’authenticité qui, de nos jours, ne résonne plus que du lointain de quelque réminiscence usée, devenue incompréhensible. C’est comme une fleur s’ouvrant au cœur de l’hiver, comme u rayon de soleil illuminant la grisaille des jours.

 

   Et comment omettre de parler de J.M, ce « Candide » lettré qui, volontiers, nous ferait « prendre des vessies pour des lanternes », qui pérorerait avec facilité sur Baudelaire, Rimbaud, Aragon et quelques autres, feignant de n’y rien comprendre, nous prenant à témoin de son désarroi, sans doute « riant sous cape » de notre docilité à nous laisser entraîner dans une manière de vindicte auto-sacrificielle dont il joue à merveille pour sa joie intime, pour notre étonnement quant à ses aveux de « faiblesse ». Mais il faut être rudement fort pour se flageller à longueur de journée, pour rejoindre le coin de la salle de classe et y arborer le bonnet d’âne, il faut être assuré de son être pour le « rabaisser », le « rouler dans la farine », le travestir en Pierrot, lui donner le plus mauvais des rôles dans la quotidienne commedia dell’arte que l’on se plaît à jouer devant des Spectateurs médusés.

   Vous n’aurez pas été sans remarquer l’usage de lieux communs déguisés en proverbes facétieux, ils n’ont d’utilité qu’à mettre en perspective un dénuement supposé et une rare élégance car c’est bien de ceci dont il s’agit dans ce déshabillage total qui menacerait d’être vulgaire s’il ne faisait constamment         appel au second degré, une façon habile de dire « je me flagelle donc j’existe », inventant pour l’occasion un cogito singulier auquel même le bon Descartes n’aurait nullement pensé du haut de son génie. Il est réjouissant, au milieu de cette faune médiatique, seulement occupée de faire briller son ego, de rencontrer ce Personnage si sympathique, haut en couleurs, qui n’a de cesse de déconstruire ce que les Autres, fébrilement, mettent des siècles à construire.

   Spécialiste de la poudre à gratter, du fluide glacial, du sucre qui saute au visage, force m’est de penser qu’il « rit sous cape » du bon tour qu’il nous joue, qu’il se joue pareillement car l’on n’est jamais mieux au centre de Soi qu’à s’en éloigner, à se placer sous la lentille du microscope et à s’examiner comme le ferait d’une diatomée quelque Professeur Tournesol s’ingéniant à trouver dans ce corps translucide, peut-être une image de son être, peut-être un miroir où s’apercevoir tel le ciron de Pascal face aux « deux infinis ». Je ne serais nullement étonné que notre Homme, repus après un repas nourricier, la tête face aux étoiles, se mette à méditer, l’air gravement réjoui, ces belles paroles de l’Auteur des « Provinciales » :

 

   « Que l'homme, étant revenu à soi, considère ce qu'il est au prix de ce qui est ; qu'il se regarde comme égaré dans ce canton détourné de la nature ; et que de ce petit cachot où il se trouve logé, j'entends l'univers, il apprenne à estimer la terre, les royaumes, les villes et soi-même son juste prix. Qu'est-ce qu'un homme dans l'infini ? »

  

   Oui, je le crois capable d’un tel « forfait », cœur grand ouvert à la contemplation du Monde, effeuillant ses souvenirs comme on le fait d’une marguerite, évoquant ici un dessin à la cire, là de mystérieux signes sur une planche de bois, là encore quelque ancienne Maîtresse dont il doute qu’elle n’ait jamais existé (car il lui faut bien manier l’humour dans cet Univers rempli de tristesse !) et encore bien d’autres essais de se prendre au sérieux en détricotant ce réel manifestement têtu, parfois hostile. Oui, de ceci et de bien d’autres choses, je le crois capable ! Il est ce que l’on nomme communément, avec respect : « un Personnage ». Oui, assurément, c’est ceci qu’il faut être pour tenir « contre vents et marées » ! Oui, ceci !

   Un commentaire de dernière heure du très attentif et poète ES me rappelle à l’ordre comme pour réparer une étourderie et, certes, c’est pour le moins une étourderie au motif que ce presque Voisin (nous projetons de nous rencontrer dans la « vraie vie » avant même que le réchauffement climatique n’ait produit des forfaits inévitables). Au fil des jours, figurent, dans mon Groupe Écriture & Cie, ce que j’ai habitude de nommer « petites gemmes », « minces pépites », nullement au sens réducteur mais pour la simple raison que cet Artiste des mots, jour après jour, infatigablement, distille ses dentelles langagières sous forme elliptique mais non moins superbement réjouissantes. Plusieurs fois, il m’est arrivé de décrire la tonalité de ses vers selon la mesure acoustique-esthétique d’une « petite musique », fugue ou parfois adagio ou parfois encore cavatine, simple bruissement cristallin qui fait vibrer la corde de l’âme en laquelle elle s’instille telle la petite et entêtante ritournelle qui, de la journée, ne vous lâchera nullement, même aux heures les plus fortes de l’Amour, cette divine dimension de la rencontre humaine. Mais bien plutôt que de pérorer longuement et pour inscrire une manière de halte dans cette prosopopée, je vous livre un de ses bijoux, dont je ne sais s’il est « indiscret » et vous incite à rêver longuement au rythme de ses heureux mots :

« Poème des pluies incessantes

Dont l’écho se noie

Par trop d’averses ne répond plus

Le soleil serait-il né d’inadvertance

Ô combien me brûle l’eau silencieuse

De mes incantations

Nihil-Nihil

E. Szwed

29-III-24

Silencieuse »

 

   Familier de l’anaphore, un mot enjambant son nom, comme une incantation qui voudrait retentir silencieusement dans l’âme du Lecteur, de la Lectrice, il plante en notre inconscient un jalon pareil à une braise, une façon d’être au-delà des mots. Et, certes, il est !

   Enfin, après ce long préambule, il est temps d’aborder le cœur du sujet, laissant la parole à Nathalie Gauvin, tout ému de prendre en compte avec exactitude le contenu de son commentaire sur un fragment de mon écriture :

 

« Perspective Existentielle sur une Photographie d’Hervé Baïs »

  

   « Quelle analyse magistrale mon ami ! C'est à couper le souffle ! Tant d'érudition et les mots pour le dire ! Tu as cette vision si juste, si pertinemment intelligente du sens profond des choses, de l'acte de dire qui se ramifie de tant de facettes bigarrées au gré de la plume de ces orfèvres du verbe que sont les grands poètes de l'histoire et qui prend en vos mots mon ami, toutes les nuances subtiles de la sublime lumière dont vous les éclairez...toujours un bonheur suave que celui de vous lire ! »

  

   Bien entendu je n’aurai l’impudence de faire à mon tour un commentaire sur celui-ci. Infinis remerciements pour une telle réception. Alors ici vient à propos une méditation sur le geste du don, sur la logique du contre-don qui lui est coextensif, nul ne saurait en nier la valeur de confirmation de qui-l’on-est en direction de qui-l’on-devient. Parvenus à ce point de notre réflexion commune, comment pourrions nous faire l’économie de la pensée hégélienne du Soi et de l’Altérité qui trouve de nombreux et abyssaux développements dans « La phénoménologie de l’esprit », dont Jean Hyppolite nous restitue ici toute la pleine teneur :

   

    « …car chacune des consciences de soi est aussi une chose vivante pour l’autre et une certitude absolue de soi pour soi-même ; et chacune ne peut trouver sa vérité qu'en se faisant reconnaître par l'autre comme elle est pour soi, en se manifestant au dehors comme elle est au dedans. Mais dans cette manifestation de soi, elle doit découvrir une égale manifestation chez l'autre. « Le mouvement est donc uniquement le mouvement de deux consciences de soi. »

  

   Les choses sont énoncées avec suffisamment de clarté pour qu’elles ne nécessitent que de brèves remarques d’ordre logique, résumées de cette manière :

 

Je ne suis moi que par l’Autre

(versant de la parentalité et de son devenir) ;

je ne suis moi que pour l’Autre

(versant de la conjugalité, de l’amitié, de la rencontre).

Hors ceci, nulle réalité.

Donc, nulle existence.

 

   Å ces quelques remarques, je crois nécessaire d’ajouter la belle réflexion de Philippe Lacoue-Labarthe extrait de « Tradition et vérité, à partir de la philosophie », mettant en lumière l’essence réelle de tout don :

  

   « La question, dans sa plus grande généralité, est donc la suivante : peut-il y avoir un rapport quelconque – impliquant un objet, une chose, mais aussi bien le « corps propre », ou la parole, ou l’âme, etc -, une absence pure de sollicitation de réciprocité, une pure dépense sans espoir de bénéfice secondaire, d’épargne à terme ou de retour, un pur désintéressement ? En général, y a-t-il une fracture possible de l’économique ? Peut-il être (dé)livré quelque chose en pure perte ? Peut-il y avoir dépropriation sans conscience de dépropriation, c’est-à-dire, d’une manière ou d’une autre, sans calcul, ou espoir de réappropriation ? Ou si l’on préfère encore : un geste quel qu’il soit, envers autrui, peut-il être sans finalité, radicalement a-téléologique ? »

  

   Le problème est excellement thématisé et expliqué par le Philosophe. A ceci, l’explication me paraît simple, limpide. Ou bien nous nous situons au niveau de la théorie, « « science qui traite de la contemplation »et le rapport à l’Autre est an-économique, a-téléologique, aucune fin n’étant envisagée de telle ou de telle manière.

   Ou bien le rapport à l’Autre est réel, concret, incarné et alors surgit la dimension de l’économique, du téléologique. Nul ne souhaite être « payé en monnaie de singe ». Ce que le conscient montre comme pur geste de gratuité, l’inconscient le reprend en seconde main, réclamant son dû, son obole, sa juste rétribution.

  

   Certes « l’art pour l’art » et son naturel pendant « l’écriture pour l’écriture » (je me réclame le plus souvent de cette seconde option), l’inestimable valeur du geste d’écriture, « tout le reste étant de surcroît », publication, édition (certains s’y reconnaîtront), retours de commentaires gratifiants, bien évidemment cette charge positive ne saurait être évacuée sans dommages collatéraux. Nul ne saurait faire abstraction de ces gratifications qui, lorsqu’elles s’affirment avec une telle générosité, Nathalie vous l’aurez compris, sont loin de laisser les choses en repos. Ici le contre-don a rejoint le don, le circuit économique, sinon logique s’est refermé, toutes choses prenant sens dans cette dimension d’altérité reconnaissante. Comment mieux dire la gratitude lorsqu’elle rencontre une beauté de l’âme pleine et entière ?

  

   Mais, heureux de l’occasion que vous me donnez de diffuser une once de mes sentiments, qu’il me soit encore accordé, de préciser quelques éléments qui, pour n’être essentiels, constituent cependant la toile de fond d’une rumeur qui court à bas bruit sous la ligne de flottaison de la conscience. D’abord, je citerai l’expérience que j’ai de mon Blog, jean-paul-vialard.fr, sur lequel je publie, depuis une quinzaine d’années, la plupart de mes articles. Très multiples dons au cours de quelques 2720 articles publiés, lesquels n’ont reçu, en matière de contre-dons, que quelques notations strictement numériques dont la valeur est d’un vide abyssal. Å titre d’exemple, aujourd’hui même, voici le visage quantitatif du Blog :

 

Mois : 3 articles – 356 visites – 453 pages vues

 

   Les données sont si étiques qu’il n’y a strictement rien à tirer de telles informations.  Quant aux commentaires, ils sont de nature homéopathique et, parfois, sont le fait d’esprits dont je ne pourrai qualifier le contenu, surréalistes en tout cas, assurément hermétiques, frisant le délire. Sans doute vaut-il mieux s’en amuser ! Å titre de simple ironie, je publie ci-dessous, le fragment d’un commentaire portant sur un texte intitulé « Les Ombres et le Néant », texte dans lequel je tâchais d’analyser, par peuple Mongol interposé, la dialectique de la Tradition et de la Modernité. Voici donc cette « petite perle » au sujet de laquelle je ne ferai nul commentaire, l’évidence éclate d’elle-même, tout au bord du sublime canular :

  

   « 24h…il me faudra 24h pour tout refuser, 24h pour tout accepter…cette Terre ou le Soleil m’exhorte de m’effeuiller - de porter jupons et sandales de cuir - de m’invectiver contre les séquences Fruit du Dragon & Mangue du Jardin…une Mère presque hystérique, transformée par le chagrin qui déifie une enfant de 18 mois…

   Petit Oh petite étincelle - toi le Coeur de ma Vie, je n’existe que par la projection et l’Ego…quel gâchis…lorsqu’on pleure dans la chaumières, funeste « vie personnelle » versus «  solaire professionnel »…sortes « les napkin’s » ça va pleurer dans les chaumières…de ce grand et large espace Khmère très peu d’objets sont vraiment visible…autrement dit ces « grandes acrobaties » ces « clowns élégants » sont presque muet dans l’Absence, le néant…oui, ou est & qui est l’Absent? Maître Bandol, dont les cendres reposent juste de l’autre côté du Muret…ou bien est-ce le manque de Sens dans l’Existence…je répète souvent cette réforme, ou bien ce refrain…je ne sais plus quel est l’idiot-M exactement…oui je me répète que l’absence des uns fait place au Vide de l’Autre - du Soi Intérieur qui n’est ni un enfant ni un décorateur amateur des Moulins à Vent… »

 

   Je laisserai les « Moulins à Vent » broyer leurs subtiles graines et semer leurs farines à tous vents, poursuivrai mon chemin sans en être réellement affecté, amusé seulement.

  

   Autre expérience : Il y a de cela quelques années, j’avais publié de très nombreux articles sur un Site Littéraire « Exigence : Littérature ». Pratiquement nul retour. Le seul consistant provenait d’une Administratrice du Site qui critiquait vertement le contenu d’un texte publié à propos de « Soumission » de Michel Houellebecq. Autant vous dire que notre collaboration s’est arrêtée là, devant tant d’intolérance manifeste. Ce Site semble avoir disparu de la sphère Internet.

  

   Dernière expérience, qui nous est commune : la participation au Réseau Social Facebook. Deux volets : celui de mon Profil jean-paul vialard sur lequel je publie tous mes nouveaux textes avec images jointes et des « souvenirs », simples extraits de textes antérieurs. Autre volet : mon Groupe d’Écriture « Écriture & Cie » qui compte à ce jour 1300 Membres. Sur ce Groupe, publications diverses d’Auteurs édités, de photographies d’art, de fragments de mon écriture. Ces fragments sans images sont voulus afin de faire droit au texte et au texte uniquement afin que les éventuels « J’Aime » soient clairement délimités. Bien trop de Participants cliquant plus volontiers sur une Image que sur un Texte, lequel nécessite un investissement minimum. Dans ce Groupe qui menace de devenir pléthorique, une vingtaine d’Amis (dont les Auteurs dont j’ai cité précédemment les initiales en lieu et place de leur patronyme réel) qui sont devenus fidèles, avec lesquels d’intéressants échanges sont entretenus. Autrement dit 1280 Membres constituent une majorité silencieuse qui, peut-être, n’en pense pas moins mais le silence est toujours difficile à interpréter et sujet à erreurs multiples. Voici la réalité telle qu’elle se dévoile, qui n’est guère différente de celle que nous connaissons dans notre environnement familier :

 

la qualité est rare,

la quantité foisonne

comme l’eût énoncé ce

bon Monsieur de La Palice.

 

   Il n’y a pas lieu de s’en plaindre même si ce que j’exprime ne se dispense guère d’une critique, peut-être même, parfois, se teinte d’une juste frustration. J’aimerais tant, parfois, que la « monnaie de singe » soit troquée en « espèces trébuchantes et sonnantes » (n’entendez pas une rétribution économique), seulement cette reconnaissance si bien mise en évidence par le génie de Hegel dans la construction de la conscience de Soi.

  

   Ici, après ce long bavardage qui présente le visage de quelque épanchement affectif, vous remerciant encore mille fois pour votre gentillesse et comme contre-don qui clôturera ma parole, je cite ci-après l’un de vos Poèmes qui brille de mille feux et témoigne d’une conscience attentive à une marche éclairée du Monde :

  

   « Et si, pour survivre au-delà de tout, je risquais l’égarement ? Que j’appareillais vers l’inaccessible et mettais voiles au plein sens ? Que trouverais-je au-delà de l’horizon visible ?

Ramènerais-je en mes cales

Quelques trésors si fabuleux

Qu’ils n’attendaient que cette escale

Au périple de mon esquif

Pour me laisser les découvrir ?

Ou sombrerais-je dans les abysses

Tristes et solitaires du rêve

Comme tant de ces barques de lunes

En quête d’aurore boréales

Comme tant de ces bateaux de brume

Survivants de l’imaginaire

Que l’on enfante dans l’éther

Entre l’espoir et l’amertume

Hantant les lueurs vespérales

Des feux Saint-Elme qui se consument

À se dissoudre dans leurs voiles

Évanescentes comme l’écume ?

Comme tant de ces vaisseaux précieux

Aux bois de rose ou de santal

Ceux qu’on incruste d’or massif

Qui cherchent des routes aux étoiles

Qui bravent corsaires et mistral

Pour des louis d’or et des épices

Ou voguent en des eaux d’infortunes

Qu’azurent des soleils excessifs

Sans autres haleines qui les essoufflent

Que vents qui tiennent dans un souffle

Mais qui se condamnent au naufrage

Pour n’avoir su se prémunir

Contre les dangers du voyage

Ni mouiller l’ancre en quelques terres

En quelques havres, quelques rivages

Et qui reposent leurs épaves

Au linceul de toutes les mers

Aux lits desquelles elles s’enclavent

Pour ne laisser de leurs sillages

Que ces lambeaux d’écumes brèves

Aux tombeaux de chaque récif ?

 

   Comment un texte d’une telle tenue pourrait-il se passer, logiquement, rationnellement, mais aussi affectivement d’un évident contre-don ? Et, pourtant, dès que le niveau d’écriture s’élève, que la pensée brille par son ample déploiement, les sentiers se font rares en Marcheurs et Marcheuses prêts à confronter l’abîme toujours ouvert du sens. Que dire après ces mots aux belles facettes de cristal qui n’en obombrerait la subtile luminescence ? Cependant qu’il me soit permis de placer à l’épilogue de mes méditations, cette réflexion qui est vôtre, qui résume excellement ce que j’ai essayé de dire avec tant de laborieuse incertitude et, peut-être, d’amertume et de désillusion face à un Monde bien trop préoccupé de soi, qui n’a de cesse, tel Narcisse, de se mirer dans l’eau qui en reflète le mirage. Mais, énonçant ceci, après une longue considération de mes écrits, ne suis-je, moi-même, ce Narcisse que je récuse ? Mais que la proche altérité de votre parole vienne ici me rejoindre et me porter vers cette entière beauté que vos mots distillent à la façon d’une belle et troublante ambroisie :

 

« Ramènerais-je en mes cales

Quelques trésors si fabuleux »

 

En attente de l’Autre, ne sommes-nous,

faute de nous l’avouer clairement,

uniquement en attente de Nous ?

Don et contre-don

Des deux mains qui s’étreignent ici,

laquelle reçoit l’Autre,

laquelle est reçue ?

Y a-t-il homologie des intentions,

 des émotions, des ressentis ?

L’étreinte partage-t-elle avec équité

le souci de la pure Amitié ?

 

   Ici, nous ne pouvons que questionner et nous poster à l’orée de cette interrogation tant l’exister ne nous assure de rien, nous visite seulement comme l’oiseau fend l’air qui se referme sur lui et ne laisse, dans le trajet du Ciel, qu’une place vide !

 

Oui, le vide est à combler incessamment,

la solitude est immense qui replie autour de nous

 ses ailes de carton et de suie.

Vous voulons de la LUMIÈRE,

rien que de la LUMIÈRE !

 

Merci, Nathalie, de nous en offrir

Ces subtils éclats

Ils vont droit au cœur

 

CORDIALEMENT

 

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23 mars 2024 6 23 /03 /mars /2024 08:55
Heureuse polysémie de la Photographie

Back to black…

Vue sur Sète…

Les Amoutous…

 

Photographie : Hervé Baïs

 

***

 

   Posant tout juste nos yeux sur cette Photographie, nous savons d’emblée qu’elle nous questionnera bien au-delà des faits ordinaires. Il en va ainsi de toute Chose digne qu’on s’attarde sur son intime vérité. Toujours nous sommes alertés lorsque vient à l’encontre l’exacte beauté. Il y a comme un fil d’Ariane indéfectible qui nous relie à sa matière diaphane, à son langage silencieux, aux gracieuses arabesques qu’elle porte en son sein dont il nous est demandé de saisir le bel ordonnancement, de percevoir, à sa juste valeur, l’insondable harmonie. Ce que nous avons constamment à être dans notre tâche d’Hommes, des Découvreurs de nouveaux continents, des Explorateurs de terres vierges, alors seulement nous pourrons revendiquer une manière d’entièreté, laquelle s’opposera à notre naturelle fragmentation : une idée ici, un acte là, un amour ailleurs, une rencontre plus loin, et nous courons après nous sans jamais pouvoir nous rattraper, nous relier à quelque chose de consistant, de déterminé, de palpable. Cette belle Photographie, nous pouvons nous en approcher selon trois perspectives différentes et complémentaires : photographique, esthétique, existentielle. De cette triple vue doit nécessairement surgir un orient qui nous arrachera, au moins provisoirement, à nos tracas quotidiens, nous distraira de nos multiples et toujours renouvelés égarements.   

    

   Perspective photographique

    

   Il y a là une évidence de la présence. L’écume blanche du Ciel joue en contrepoint de la longue jetée noire, du portique rectangulaire contenant, en son cadre, la silhouette nettement dessinée d’une embarcation de pêche. Le tiers bas de l’image entretient un rapport équilibré avec son correspondant, ces deux tiers hauts qui sont comme son complément, ou plutôt, devrions nous dire, sa « complétude », exprimant en ceci, déjà, la projection existentielle qui viendra au juste moment de son énonciation. Ici, en tant que qualité iconique, c’est le souci géométrique qui se dégage avec netteté et détermine, en quelque sorte, tous les plans secondaires de l’image. Une opposition se donne en tant que nécessaire entre l’opalescence du fond et la venue à eux des autres thèmes de l’image : douce colline à l’horizon, passerelle au premier plan dont il a déjà été parlé. Une remarquable maîtrise de la profondeur de champ nous délivre avec précision tous les détails qui structurent notre vision : tout est net depuis un point zéro, un point d’origine, jusqu’à l’extrême limite de ce qui peut se lire tel un infini.

   L’exactitude est une des lois souveraines qui délimite le champ d’expression de cette mimèsis du réel dont nous sentons bien qu’elle se donne comme mesure idéale de tout ce qui fait sens, immédiatement, à la limite de nos yeux. Nous sommes d’emblée auprès des choses, pour ne pas dire « dans les choses », c’est-à-dire que l’authenticité nous rencontre sans même que nous ayons à en référer à quelque loi spatiale, à quelque concept qui tirerait d’une confusion initiale les prémisses d’une sémantique s’ouvrant à la lumière de la Raison. Il y a évidence. Il y a apodicticité. Nous sommes comblés, saturés de significations dont il n’est nul besoin de préciser les conditions de possibilité. La réponse du Photographe à une exigence éthique monte des profondeurs de l’image sans qu’il nous soit besoin d’en détailler l’itinéraire, d’en tracer les lignes selon lesquelles elle se donne à nous avec une rigueur toute « naturelle ». Mais la perspective photographique ne doit nullement dissimuler l’esthétique, seulement la préparer et constituer un début de révélation.

 

   Perspective esthétique

 

   Le ciel, ce ciel que, toujours l’on convoque au-dessus de nos têtes à la manière d’une eau lustrale, le voici largement déployé dans des teintes si douces, si ouatées, si soyeuses que nos rêves les plus intimes peuvent s’y révéler d’emblée. Å certains endroits un peu indéfinissables, c’est comme une vague traînée de poudre, la pulvérulence d’une cendre, peut-être un doux bourgeonnement de la lumière. Tout est si uni sous une bannière de flottement, une heureuse vacillation, un subtil ondoiement et, déjà, l’on ne s’appartient plus, l’on fait corps avec cette étrange substance et, déjà, notre peau est peau de l’image et, déjà, il n’y a plus de différence, seulement l’allure d’un poème donateur de joie. Alors, par degrés successifs inaperçus, on descend les degrés du ciel, tout entourés de vagues et précieuses nuées, on se dispose à se fondre dans cette ligne d’horizon à peine marquée, un songe venu à l’eau, un mot chuchoté par les lèvres de quelque Ondine inapparente, immense faveur d’être ici, une simple ligne oublieuse de son histoire, clignement de paupières d’un ineffable présent, plus présent que toute chose qui voudrait se dire dans la fierté, dans le tumulte, dans l’affirmation de soi.

Combien la douceur, l’évanescence

de la colline nous touchent,

pareilles à une peau féminine

ensemencée d’amour,

disposée à la caresse, à l’effleurement,

manière de grésil flottant

dans le ciel d’hiver.

Combien l’eau nous accueille

au sein de sa feuille blanche,

signe d’Homme parmi le signe

estompé des autres Hommes.

Il y a un grand calme à être là

et l’on sent cette longue sérénité,

cette ouverture souple du gris

se donnant selon des touches harmoniques

que l’on peine à nommer tellement

cette teinte est éphémère, passagère,

 identique à une pluie boréale :

gris d’Étain presque blanc ;

gris Argile presque Étain ;

blanc Albâtre presque gris ;

blanc Lunaire presque Albâtre,

une aimable confusion qui dit l’échange,

 l’accord, la convenance de se fondre

dans la fraternité du Tout,

à n’être plus qu’une vague

hypothèse à l’orée du Temps,

une présence sur le seuil de l’Heure,

simple surgissement dans la Seconde

qui est notre possession la plus réelle,

l’esquisse la plus affirmée

dans la chute irrémédiable des jours.

  

   Mais, ici, nous sentons bien qu’il y a changement de régime, que l’Esthétique se mue en Existentiel, que la Philosophie se substitue au Langage, que le Concept se donne en lieu et place de l’Émotion face à la Beauté.

 

   Perspective Existentielle

 

   Toute chose, par nature, existe dans la surface (c’est la perspective qu’elle nous offre d’un seul empan du regard), mais, aussi, existe dans la profondeur (ce sont ces signes discrets que nous cherchons à déchiffrer afin d’en détourer l’essence de manière satisfaisante). Donc le photographique et l’esthétique sont la peau de l’image, la chair ne se donnant que dans la perspective existentielle. Regardant à nouveau ce paysage, nous nous doutons bien que des sèmes, ici et là dispersés, sont encore à découvrir, à inventorier, à faire nôtres afin que, saturée, notre soif de connaissance parvienne à satiété. De ce portique haut levé dans le ciel, il faut faire retour amont, comme si le passé, dissimulé sous le voile blanc de la photographie, nous hélait, nous mettait en demeure de comprendre ce qui, ici, se trame et correspond aux fondements de notre Humaine Condition. Une telle invite à une archéologie mémorielle est entièrement contenue dans ces quelques mots :

 

Vue sur Sète…

Les Amoutous…

 

   Mais nous nous intéresserons moins aux « Amoutous » qu’à ce fameux Mont Saint-Clair, lequel abrite le plus marin des cimetières, celui où repose le poète Paul Valéry. Alors, ici, comment ne pas évoquer son sublime poème, du moins son incipit, riche de significations multiples :

 

« Ce toit tranquille, où marchent des colombes,

Entre les pins palpite, entre les tombes ;

Midi le juste y compose de feux

La mer, la mer, toujours recommencée !

Ô récompense après une pensée

Qu’un long regard sur le calme des dieux ! »

 

   Par essence, le Poète ne vit que par procuration au milieu de ses semblables. En quelque manière le quotidien l’effraie en le destinant aux contingences de tous ordres. Poétiser suppose de se soustraire à sa condition terrestre, à s’élever vers « ce toit tranquille » qu’habite la paix des colombes portant en leur bec, le symbolique rameau d’olivier. « Midi le juste » ne nous fait-il penser à « l’heure du grand midi » nietzschéenne, cette heure du retournement où les hommes éprouveront la pensée en sa puissance affirmée, celle du retour éternel de toutes choses, lequel métamorphosera tout instant en éternité ? Ne serait-ce le même trajet que trace, pour nous, le Poète de Sète, à savoir en appeler au temps infini de « la mer, toujours recommencée », qui, tout bien considéré, est le temps sans temps des dieux, le temps sans temps de la Poésie ? Tout Poème abouti ne possède ni début, ni fin, il existe de toute éternité, ne fait signe qu’en direction de ce Temps Universel dont chacun de ses mots est tissé, pareil à un essaim doré d’abeilles butineuses de l’éther.

   En contrepoint de ce lyrisme poétique de haute volée, modestement et sur le mode gentiment ironique, « l’humble troubadour », Georges Brassens, tresse une couronne de lauriers simplement terrestre, au motif que « le Polisson de la chanson » passera son dernier repos au « cimetière des pauvres », face à l’étang de Thau, laissant à l’Académicien le privilège de hanter de sa haute figure le « cimetière des riches » :

 

« Déférence gardée envers Paul Valéry,

Moi, l'humble troubadour, sur lui je renchéris,

Le bon maître me le pardonne,

Et qu'au moins, si ses vers valent mieux que les miens,

Mon cimetière soit plus marin que le sien… »

 

   C’est, totalement, entièrement, dans cette « dialectique du Riche et du Pauvre », dans cette rencontre d’une poésie populaire, immédiate et d’une poésie intellectuelle que se situe le point de contact singulier de Valéry et de Brassens. Å la superbe de Valéry, à sa déclamation ostentatoire :

 

« J’attends l’écho de ma grandeur interne,

Amère, sombre, et sonore citerne,

Sonnant dans l’âme un creux toujours futur ! »

 

Brassens offre le dénuement de l’Insignifiant, humilité et simplicité réunies :

 

« Quand mon âme aura pris son vol à l'horizon

Vers celle de Gavroche et de Mimi Pinson

Celles des titis, des grisettes… »

 

   Dans cet intervalle qui pourrait paraître ne jamais devoir être comblé, c’est bien plutôt deux styles « irréconciliables » mais complémentaires, deux facettes d’une même Poésie Universelle qui scintillent et, jamais ne s’effaceront. Car il semble bien qu’il n’y ait nul degré de valeur du Poème, seule la marque d’une vérité à l’œuvre, laquelle diffère bien évidemment selon les tempéraments et les tâches d’écriture des Poètes respectifs. De Prévert à Saint-John Perse, l’on pourra trouver la marche haute, mais la différence n’est pas de fond (la valeur en soi de la Poésie) seulement de forme (le visage singulier selon lequel le Poète façonne les mots afin de les porter au Poème).

 

Nous terminerons sur l’image d’une plume unique, d’une encre unique, trempées aux eaux vives et toujours renouvelées de la Mer, cette eau éternelle qui, jamais ne finit de battre :

 

« Trempe dans l'encre bleue du Golfe du Lion

Trempe, trempe ta plume, ô mon vieux tabellion

Et de ta plus belle écriture… »

 

   Le Lecteur, la Lectrice, Poètes eux-mêmes (chacun porte en soi ce prestige des mots), auront pour libre tâche de poursuivre à leur guise les paroles de la « Supplique pour être enterré sur la plage de Sète ». Un voyage d’ici jouxtant un voyage outre-monde, premier et dernier lieu d’actualisation de la superbe Poésie. Tout mot s’inscrit, nécessairement, entre deux néants, celui qui nous précède, celui qui nous attend.

 

Hâtons-nous d’être Poètes

en ces temps crépusculaires,

seule la force du Langage

nous sauvera du naufrage.

 

 

 

  

 

  

 

 

 

 

 

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19 mars 2024 2 19 /03 /mars /2024 08:44
Un premier rayon de soleil

Bastide de Monpazier

Porte rue Saint-Jacques

Foirail Sud

 

***

 

   Depuis des mois, seule l’eau nous avait rencontrés : journées grises, à ras du sol, caravanes de lourds nuages couleur de zinc, écharpes de pluies venues de l’ouest, brume matinale, froid humide qui nous obligeait à nous cantonner dans nos cubes de pierres, à n’en sortir que pour quelques achats en ville. La désespérance était longue qui entourait ses rubans de momies autour de nos âmes en déroute. Même les plus intrépides parmi nous hésitaient à sortir, à braver ce temps d’équinoxe, à s’immiscer entre deux régimes d’averses, à se munir d’un parapluie qu’inévitablement une subite giboulée n’aurait nul mal à retourner, comme se retourne la peau d’un gant. Plus d’un se plaignait de ce déluge permanent, de ces rivières au dos monstrueusement gonflé, de ces caniveaux pareils à des torrents, de ces monticules hissés hystériquement par des brigades de taupes, de ces vers qui venaient s’échouer pour mourir sur les dalles de ciment de nos garages. Nul n’entrevoyait, à l’horizon, la promesse d’une prochaine accalmie. On s’occupait comme on pouvait, en lisant, en griffonnant des lignes sans but sur des bouts de papier, en attisant les braises du poêle, en confectionnant de petits plats. L’ennui était partout qui faisait ses sombres rigoles, ses mares suintantes, ses lacs infinis bornés par une courte perspective. Beaucoup s’interrogeaient sur la nature de ce constant débordement et il n’était pas rare qu’une eau curieuse ne s’infiltrât dans le domaine réservé des Quidams, lesquels, bien évidemment, se plaignaient de cette injustice du sort.   

  

   Mi-Mars. Une soudaine déchirure de la toile des nuages. Une vive lumière qui oblige à porter des vitres noires devant le globe endormi de ses yeux. Dans les haies, les passereaux en fête n’en finissent de pousser leurs trilles de bonheur, de célébrer le retour de la Nature, la floraison de la vie, le déploiement d’une pure et virginale joie. Les buissons éclatent, lestés de lourdes grappes de fleurs, les amandiers arborent un rose exubérant, les tulipiers déplient largement leurs corolles jaune-orangé à la façon d’un éventail, d’infinis tapis de pâquerettes habitent les vallons, les habillent d’écume ; les soleils des fleurs de pissenlits, partout présents, dardent leurs minuscules rayons dans toutes les directions de l’espace. Les champs ont revêtu leurs habits de fête, les jardinières paradent comme au Carnaval, les berges des ruisseaux bruissent d’une vie nouvelle pleine de promesses, éclatante d’enchantements à venir. Les volets des maisons, jusqu’ici, engourdis dans leurs lames de bois, se sont ouverts, les fenêtres prennent l’air, les intérieurs respirent, déploient leurs alvéoles, une insistante clarté pose sa caresse inattendue sur les boules des oreillers, sur les dentelles des rideaux, fait briller le délicat acajou des meubles anciens.

  

   Le règne exubérant de l’exister a retrouvé sa voie fécondante, a multiplié son miel, a poudré de son nectar toute chose surprise en sa confidence même. La vie, que l’on croyait à trépas, la voici retrouvée pleine et entière, elle nous faits signe, tel l’Ami depuis longtemps perdu de vue qui sourit sur le seuil de notre abri. C’est alors que tout prend sens, que tout se dispose à la fécondation illimitée de ce réel dont nous pensions qu’il nous avait désertés pour une éternité. Félicité subséquente, foisonnement des projets, les langues se délient, les corps roides se redressent, la volupté glisse silencieusement sous la pellicule florale de notre peau. Quel étonnement de sortir de la nuit dense, aveugle, refermée sur elle-même et de se retrouver comme saisis d’un rayonnement intérieur, une source se lève au creux de la chair, une lumière docile irrigue nos vaisseaux, les pelotes de nerfs se dénouent, le diaphragme devient un golfe clair où dansent les étoiles, la plante des pieds est si légère, c’est à peine si elle touche le sol, manière de libellule ivre d’une réminiscence qu’elle croyait impossible à jamais.

  

   J’ai pris ma voiture. Les fenêtres sont mi-ouvertes. Un air sucré flotte tout autour. Traversant des bois de châtaigniers sombres, parfois l’essaim couleur d’or des premières abeilles. Elles butinent la vie, tout comme je la sens en moi faire ses sourdes et lustrales résurgences. Soudain, dans l’heure qui fulgure et vibrionne, l’hiver est oublié, relégué en quelque oubliette sans fond, les soucis se diluent, fondent comme les glaciers qui, peu à peu, perdent leur matière. Je traverse des villages paisibles. Des Hommes sont en vêtements légers qui jouent aux boules, j’entends leur clair tintement d’acier et quelques exclamations qui me font penser à des Spectateurs comblés d’être là, simplement, évidemment vivants. Au sommet d’une butte, telle la vigie, la masse imposante d’un château glisse sous le large déploiement de son oriflamme. Les villages sont presque déserts, surpris de ce gonflement inattendu des bourgeons de l’existence. Il faut un temps d’acclimatation, il faut se disposer à être au sein de la plénitude, il faut délier son corps, le confier au destin largement éployé des choses belles et immédiatement saisissables.

  

   De hauts peupliers encadrent la route de leurs résilles de branches droites, on y devine l’impatience des jeunes feuilles vert amande, on suppute le chemin vertical de la sève, on imagine tout un monde végétal affairé à se réveiller de la longue léthargie, on ne pense qu’à simplement coller sa tête contre le tronc, on percevra un langage secret, une parole fluide qui, bientôt, sera l’écho bienveillant des jours à venir. Maintenant la Bastide apparaît nettement, posée sur son large plateau qui domine des prairies semées de fleurs, tout un peuple impatient de dire sa présence, de manifester la beauté du naïf, du naturel, du sobre, de l’inquiet logé au cœur de tout être, fût-il le plus inapparent, le plus silencieux. J’ai garé ma voiture près d’une des portes d’entrée de la Bastide. Tout est si calme et, pour un peu, je me croirais le seul Habitant de ces hautes demeures médiévales. Å ma gauche, quelques ouvrages dorment dans une Boîte à Livres, oublieux des signes qu’ils renferment.

  

   C’est un peu comme si, archéologue des temps nouveaux, je devais dresser l’inventaire de ces lieux livrés à un repos qui semble éternel. De chaque côté de la rue, de grosses bâtisses aux pierres dorées, leurs volets sont fermés sur des secrets sans doute impénétrables. Dans la perspective de la rue, les arcades en ogive de la Place des Cornières. Un couple de Touristes s’y découpe, la Femme prend une photographie de l’Homme qui pose devant un logis à colombages. Ici est le cœur battant du bourg. Souvent des animations, des consommateurs attablés aux terrasses des cafés, des kermesses, des journées de troc, d’expositions. Aujourd’hui, en cette manière d’aurore du temps, les Existants sont rares. Le Bouquiniste, cheveux blancs, large barbe en éventail, échange quelque nouvelle avec deux Compagnons de route. Un Garçon de café replie les éventails des parasols afin de profiter du soleil. Deux Artisans restaurent la façade d’une maison. Le silence est frappant à cette heure de la journée alors que l’après-midi commence tout juste. Que font donc les Habitants de la Bastide ? Font-ils la sieste ? Sont-ils de simples cocons que la lumière n’aurait encore nullement fécondés ? Il faut dire, dans ce gros bourg, comme dans les bourgs alentour, la population est vieillissante, les Jeunes sont partis à la ville, les Héritiers ont cadenassé leurs portes et les bâtisses semblent assoupies pour toujours.

 

   Sentiment de déambuler dans un temps sans réelle consistance, genre de Conte de Fées dessinant dans les pages d’un livre, des personnages de cendre et de fumée. Et, par effet de simple proximité, ma déambulation devient à peine palpable, lente dérive onirique où le images du rêve, toutes de tulle et de tarlatane, se mêlent et s’enchaînent dans une étrange réverbération à la limite d’une brume, d’un ris de vent qui ne sait nullement la raison de son ineffable présence. J’aime bien ces sonorités assourdies, ces lueurs aurorales, ces effusions à peine plus hautes qu’un sourire d’enfant à l’orée de son existence. C’est tout juste, dans ce décor de cinéma surréaliste, si mes semelles touchent le sol et je glisse sur la pierre lisse des pavés plutôt que je ne marche. Comment, venant de la ville, de ses sombres rumeurs, de ses mouvements désordonnés, ne pas être immédiatement et durablement heureux de cette léthargie qui dessine dans l’air léger ses arabesques diaphanes ? Ressourcement, renaissance à Soi, rencontre de thèmes enfantins, originels, le désir d’une cachette à l’abri des regards, l’immersion dans une grotte, là où seule la félicité peut fleurir et déployer sa corolle.

  

   Je remonte la rue Notre-Dame. Des couvreurs sur un toit, torses nus, posent une dalle en zinc. Quelques oiseaux traversent un ciel de satin.  La Maison du Chapitre arbore son haut pignon au faîte duquel se trouvent les oculi et leur pierre d’envol pour les pigeons. Mais nul pigeon ne s’en échappe plus depuis des lustres, les seuls qui s’ébattent encore sont ceux de la Place des Cornières qui, sans doute, imitent leurs frères de la Place Saint-Marc à Venise, en de plus modestes envols. Au rez-de-chaussée, des vitrines en ogive derrière lesquelles on peut apercevoir de beaux pains dorés, quelques pâtisseries puis une salle de restaurant ayant sacrifié au kitch l’âme de son lieu, hauts tabourets de bois mal équarris, tables circulaires grossières, comme une allusion à la forêt périgordine proche, peut-être une connivence avec la rusticité de Jacquou le Croquant, ici l’on fait appel à la révolte paysanne de l'Ancien régime, il faut bien attirer les Chalands, mais il semble que le charme n’ait nullement opéré et nul, à cette heure pourtant festive, n’est venu déguster ces délicieux gâteaux de noix du Quercy qui sont l’emblème de la maison. Vraiment, la Bastide est lourdement assoupie, ce dont, Solitaire dans l’âme, je ne saurais me plaindre, quelques rares Passants suffisent à mon bonheur.

  

   Je franchis la Porte du Foirail nord. A quelques pas, le célèbre Café où la règle commune est de ne parler qu’en maniant l’imparfait du subjonctif. Une façon de faire un clin d’œil à la « Querelle des Anciens et des Modernes », amplement dépassée de nos jours et qu’il conviendrait de renommer « Querelle du Galimatias et du Javanais », tant notre belle Langue est mise à rude épreuve sous nos latitudes cybernétiques gavées d’Intelligence Artificielle. Certes, ARTIFICIELLE, je me plais à la calligraphier selon la hauteur de lettres Capitales. Mais passons pour des cieux plus sereins, lesquels, parfois, s’obombrent de nuées inquiétantes.  De l’autre côté de l’esplanade, tout au bout d’un trottoir surélevé, la silhouette d’une vieille Dame très coquette qui fête à sa manière l’arrivée impromptue du Printemps. Petites ballerines rouges, pantalon marron au pli parfait, pardessus écossais à fines rayures beige, béret incliné sur une forêt de cheveux gris. Elle me paraît d’emblée si plaisante, tellement porteuse des belles fragrances d’autrefois que je me plais à l’imaginer dotée d’un prénom floral et, je lui attribue, sans hésiter, la belle appellation de Marguerite.

  

   Donc Marguerite avance à pas menus, comme si elle marchait sur un tapis de renoncules ou de fritillaires couronnes, le pas suivant différant si peu du pas précédent. Je m’arrête un instant pour l’observer avec sympathie et bienveillance. Arrivée à l’extrémité du trottoir, la marche est haute qui rejoint le bitume de la rue en contrebas. Elle avance doucement, avec mille précautions, pareille à ces gerridés de cristal qui avancent sur le miroir de l’eau sans presque le toucher. Marguerite s’y prend à plusieurs reprises, avance son pied gauche, puis essaie le droit mais sans plus de succès. Le bitume se refuse à elle avec obstination. Alors j’anticipe la chute au motif que Marguerite titube et ne tient plus l’équilibre que par un fil. Je traverse rapidement l’esplanade, la saisis par son bras gauche, l’aide à descendre. La vieille dame est confuse, un peu de rose lui monte aux joues, elle s’excuse pour elle-même, pour ce soudain manque-à-être que ses jambes lui offrent en guise de maigre et indigent viatique. Elle me dit avec le dépit d’un triste constat : « J’ai failli tomber ! ». Elle ne me remercie nullement, bien trop occupée à rassembler ses idées, à remettre son vieux corps en place. Je lui fais traverser la rue puis continue ma promenade dans la Bastide. Je ne l’ai guère observée longtemps, mais cette femme avait dû être très belle au temps de sa jeunesse, et les vers de Ronsard ont longtemps résonné dans le corridor de la mémoire :

 

« Quand vous serez bien vieille, au soir, à la chandelle,

Assise auprès du feu, dévidant et filant,

Direz, chantant mes vers, en vous émerveillant :

Ronsard me célébrait du temps que j’étais belle. »

 

   Å quoi pensait Marguerite après son ébauche de chute ? Å son mari défunt ?  Å ses Petits Enfants ? Å ses Amis ?  Å ses anciens Amants ?  Å elle et seulement à elle dans sa « traversée du désert » ? Qui donc pourrait savoir, la jungle des sentiments, la forêt équatoriale des souvenirs, la vie en sa complexité de mangrove est si difficile à déchiffrer ! Ce dont, malgré tout, je suis sûr, c’est que mon âge également avancé a jeté un pont entre Marguerite et moi, que j’en ai approché la complexité, que j’en ai sondé le désarroi bien mieux que ne l’aurait fait un Jeune Homme dans l’insouciance de l’âge. Et ici, ce qu’il me faut énoncer avec force, ceci : la douloureuse beauté d’avoir longuement avancé dans le siècle. Non, ce n’est simplement la figure de style de l’oxymore qui se laisse percevoir, c’est bien plutôt la lumière d’une vérité et le tissu de contradictions vivantes qu’elle porte en soi. Parvenu au crépuscule de ma vie, d’un seul empan de ma pensée, je parcours rapidement tous les stades existentiels, les minces bonheurs, les consternants vertiges, les espoirs et les craintes, les exaltations et les retraits, les fugues et les symphonies.

  

   Ceci veut simplement signifier, et ceci n’est rien moins que naturel, que ma vue du temps qui passe est ensemencée de bien d’autres visions qu’elle ne peut l’être chez un Jeune Homme dont le clavier des sensations est bien moins étendu et, corrélativement, la compréhension qui lui est coalescente demeure partielle, sinon superficielle, dans cette hâte de vivre, cette boulimie d’essence bien plus instinctuelle qu’intellectuelle.

 

Oui, toute beauté est une douleur

et toute douleur une beauté.

 

   Ce n’est qu’au terme du voyage, après avoir beaucoup expérimenté, connu des succès et des échecs que l’on dispose de l’alphabet nécessaire au décryptage existentiel mais, pour autant, ce dernier présente encore des lacunes, des hiéroglyphes, des traits de morse. Cependant la vue s’est affinée, l’ouïe précisée, le toucher aiguisé.  La meurtrière s’est élargie qui nous dévoile des horizons autrefois insoupçonnés.

  

   Je n’ai rien contre les jeunes générations et, du reste, pourquoi aurais-je, à leur égard, quelque ressentiment que ce soit ? Ce qui, cependant, me paraît de l’ordre d’une simple évidence, c’est le fait suivant : par rapport à leur relation à l’existence en général, les Anciens (nommons-les ainsi) jouent, à la fois, sur la Note Fondamentale et sur les Harmoniques du vivre, alors que les Jeunes expérimentent surtout la Note Fondamentale.

 

La Note Fondamentale ?

 

   Le fait d’être vivant, ici, sur cette terre, en ce lieu, en ce temps. Une sensation d’immédiate présence aux choses. C’est bien le moins que l’existence puisse nous apporter sur l’échelle des tons et des gradients.

 

Les Harmoniques ?

 

    La Note Fondamentale + la multiplicité des choses qui émaillent le déroulé d’une vie dont il a été déjà été question quelques lignes plus haut : les espoirs et les contrariétés, les moments d’extase et d’abattement. C’est essentiellement cette douve largement creusée entre générations, cet abîme vertigineux entre les âges qui expliquent la presque totalité des différences de points de vue, le discord des lignes de conduite, la contradiction quant aux choix fondamentaux qui orientent les vies selon telle ou telle inclination. Partant, inclus dans la logique de son comportement, chacun, Jeune ou Vieux, est sûr de détenir la Vérité et rien n’y pourra changer au motif que tout ceci tient à l’essence de l’Homme, au dépliement de son histoire, aux événements qui jalonnent, au hasard, les parcours individuels. Ainsi vont aussi bien les petites histoires que la Grande Histoire, lesquelles, malgré l’intervalle, ont des parentés proches.

  

   Mais revenons à de plus printanières considérations. Je descends la Rue Saint-Jacques. Cette rue si animée en saison est quasiment déserte. Un restaurant autrefois porteur d’un prestige local a définitivement fermé ses portes. Quelques boutiques sont ouvertes qui prennent l’air mais n’attirent guère le Chaland. Å nouveau la Place des Cornières. Å son extrémité, un Salon de Thé dont c’est le jour de fermeture hebdomadaire. Un couple me suit qui manifeste ouvertement sa contrariété. Morte saison. Cette formule résonne si étrangement dans cette ambiance presque estivale. Ouverture/Fermeture ou la loi des contrastes.

 

Ouverture : Joie.

Fermeture : Ennui.

 

   Oui, c’est bien cela, nous sommes éternellement ballotés entre un sourire et une larme. Loi des écarts : nous ne sommes nous-mêmes qu’écarts entre deux mondes :

 

de Jour et de Nuit ;

d’Ombre et de Lumière.

  

   Je rejoins ma voiture. Sur un terre-plein, des Joueurs de boules, Hommes et Femmes, dont certains font entendre un fort accent étranger. Ici beaucoup d’Anglais possèdent une résidence secondaire, mais aussi, parfois, des résidences principales. Ouverture de l’Europe à l’une de ses missions essentielles : faire communiquer entre eux les Peuples qui la composent. Maintenant la Bastide n’est plus qu’un lointain souvenir, un genre de mirage flottant dans les brumes du passé. Le long du trajet, de nouvelles images effacent les anciennes. Cependant, en toile de fond, la silhouette persistante de Marguerite, ses minces ballerines rouges, son pantalon au pli impeccable, la belle tenue de son manteau écossais, son béret sur ses cheveux grisonnants et cette grâce infiniment fragile de l’âge qui parvient à son terme, le rose aux joues de la confusion, avoir été belle, s’en souvenir et à peine reconnaître son image dans le miroir. Je crois que j’oublierai volontiers les lourdes maisons aux volets clos, le carré parfait de la Place des Cornières, le Café de l’imparfait du subjonctif, mais Marguerite, tel un fanal levé dans la brume, fera son faible scintillement, fil d’Ariane pareil à un cristal qui, jamais, ne cesse de vibrer !

 

 

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13 mars 2024 3 13 /03 /mars /2024 09:35
Les Ombres et le Néant

Steppe Mongole

Source : daily geek show

 

***

 

« On ne l’entend jamais parler de son pays. (…)

Elle craint une réponse du néant,

le baiser d’une bouche muette. »

 

« Le livre ouvert »

Paul Éluard

 

*

 

   Je m’appelle Marousya (Маруся en Mongol), j’ai 16 ans, « l’âge de tous les dangers », comme le dit Grand-Père Nast qui s’y connaît en chevaux et aussi en hommes. Il dit que des jolies filles comme moi attirent de jeunes garçons qui sont forts comme nos ancêtres Bouriates et qui volent de jeunes filles, d’abord pour en faire leurs maîtresses, ensuite pour en faire leurs femmes. Mais, maintenant, je suis hors de danger car je suis loin de la Mongolie. Je vis en France, en Aubrac, dans la région de la Cham des Bodons, chez mon Oncle Maksim et sa femme Béatrice. Mon « petit frère » se nomme Mangal (Мангал dans notre langue), il a 12 ans, comme moi, il a le teint clair, les pommettes hautes, les yeux un peu bridés et il fait penser à un enfant plus jeune, c’est pour ça que je l’appelle « petit frère ». Des fois ça l’énerve et il piaffe comme un jeune cheval mongol, celui qui est le compagnon fidèle des Nomades. Oncle Maksim a des photos de ces chevaux qui ressemblent à des poneys, il ne se lasse pas de répéter des mots qui sont mystérieux pour moi. Il parle de leurs robes, il dit à Béatrice, devant le feu de cheminée, les noms magiques : « bai », « alezan », « gris », « isabelle », « noir ».

   Il dit cela avec gourmandise, comme s’il était du vent courant sur les steppes d’herbes jaunes, un peu de poussière se lèverait à son passage. Béatrice me dit que je suis une jolie fille, qu’ici, sur le Plateau, je n’aurais pas de mal à trouver un amoureux, mais je ne m’inquiète pas de ça, mon amour véritable, c’est la Mongolie avec ses grands champs d’herbe qui montent jusqu’au ciel, avec son vent frais, celui qui fait voler le sable du Gobi, celui qui court le long des ruisseaux, il y a des rochers tout autour, celui qui glisse dans la fourrure épaisse des yacks, fait bouger leurs longues queues blanches, frotte leur peau sous le manteau noir, celui qui vole la fumée sortie du toit des yourtes et l’emporte loin au-dessus des nuages fins comme des cheveux.

   Mangal, lui, n’est pas à l’âge d’amour, il est à l’âge du jeu. Des fois, il joue avec des pierres du Causse, il en fait des tas puis les fait tomber en jetant des blocs dessus. Ici, cela s’appelle « jeu de massacre », je ne sais pas bien ce que ça veut dire mais je crois que c’est un jeu guerrier comme chez nous dans la fête du Naadam, quand les guerriers luttent, tirent à l’arc et font des courses de chevaux. Je crois que ces hommes ne sont pas méchants, qu’ils ont besoin de montrer leur force, de montrer leurs muscles, de montrer qu’ils n’ont peur de rien. Un Nomade Bouriate n’a peur de rien. Il n’a pas peur des hémiones, ces ânes sauvages, pas peur des mazaalais, ces ours du Gobi, pas peur de la panthère des neiges, pas peur des antilopes saïga ni des chevaux de Przewalski, ni des chameaux sauvages de Bactriane. Les Nomades portent en eux, un peu de panthère, d’hémione, de saïga, c’est pour ça qu’ils sont si forts, qu’ils résistent au vent, à la neige, à la chaleur qui brûle le Gobi à la saison sèche. Si, un jour, plus tard, je dois me marier, c’est avec un Bouriate que je ferai ma vie, un Vrai Bouriate, ça veut dire qu’il sera près de la Nature, qu’il fuira les villes, qu’il portera le deel traditionnel, chapeau de feutre gris, haut et robe couleur brique, manches longues, rabat sur la poitrine, bandeau de coton épais autour de la taille, ceinture en cuir avec des ornements, bottes de cuir souple qui font comme des vagues sur les chevilles. Mais un costume simple, celui de tous les jours, non un habit de luxe pour parader devant les Touristes, pour faire le clown et vendre son âme.

   C’est grâce à Oncle Maksim que Mangal et moi nous sommes venus habiter en France. Depuis toujours, Maksim est camionneur, il transporte des marchandises depuis Oulan-Bator jusqu’à Paris. Sur sa cheminée il a une grande carte des routes avec plein de noms marqués par une épingle rouge. Avec Mangal, nous nous amusons à dire le nom des villes, c’est si beau, le nom des villes, surtout quand on quitte la ville pour entrer dans la campagne. Avec mon frère on dit un nom chacun, lui : Oulan-bator ; moi Ob ; lui : Novossibirsk ; moi : Omsk ; lui : Tcheliabinsk ; moi : Kazan ; lui : Moscou ; moi : Minsk ; lui : Varsovie ; moi : Berlin ; lui : Cologne ; moi : Cambrai ; lui : Paris. Ça fait comme une longue guirlande de mots, une petite musique. C’est Maksim qui nous a appris à prononcer ces noms difficiles. Des fois on les déforme un peu et ça nous fait rire. Pour faire la route notre Oncle met deux semaines et, bien sûr deux semaines pour rentrer. C’est un vrai nomade, mais un nomade de la route et ça lui plaît bien de rouler dans son gros camion qui ressemble à une caravane à lui tout seul. Quand on est partis de Mongolie, Mangal sautait comme un cabri. Lui aussi, il voudrait être camionneur. Pendant la route, des fois, Maksim l’a pris sur ses genoux et Mangal était fier de tenir le grand volant entre ses mains, de faire marcher le klaxon quand on traversait la campagne.

   Le jour, on mangeait dans le camion ou dans des auberges que Maksim connaissait. La nuit on dormait dans le camion, notre Oncle dans sa couchette, Mangal et moi sur les sièges, pliés dans des couvertures épaisses. Des fois, le matin, il fallait gratter le pare-brise qui était plein de givre et ça faisait de jolis dessins. On ne s’est pas ennuyés pendant notre voyage et souvent Maksim branchait la radio et on écoutait de la musique. Les chansons, on comprenait pas les paroles, mais c’était l’air qui nous plaisait et ces langues étrangères étaient comme des devinettes. C’est une fois dans un voyage à Paris que Maksim a rencontré Béatrice, elle travaillait dans un hôtel où dormait notre oncle. Dès qu’ils se sont vus, ils sont tombés amoureux et Maksim a décidé de quitter la Mongolie et Béatrice de quitter son hôtel. Elle avait eu, par ses parents, un buron en Aubrac avec beaucoup de terre tout autour. Une terre pour chèvres et pour moutons. Maintenant ça fait dix ans que Maksim et Béatrice vivent sur le Causse, élèvent leurs troupeaux, vendent le lait et le fromage. Maksim ne rêve plus de la route et Béatrice ne pense plus à l’hôtel. Maksim a appris à parler français, mais il a encore un petit accent mongol. Nous, Mangal et moi, ça fait deux ans que nous vivons à la Cham des Bodons et ça nous plaît bien parce que les paysages, des fois, ressemblent à la Mongolie, avec ses grosses pierres, ses herbes jaunes, ses hautes collines (ici on les appelle des « puechs »), et le ciel qui est grand avec quelques nuages qui courent d’un côté à l’autre sans jamais s’arrêter.

   Mais maintenant, il me faut dire pourquoi on est venus en France, pourquoi on a laissé au pays notre Père Odon, notre Mère Anya, Grand-Père Nast. Depuis longtemps déjà la Mongolie a changé et Nast dit même qu’il a du mal à la reconnaître. Odon aussi le dit. Anya est plus ouverte au monde moderne mais elle ne voit pas très bien où vont les Hommes. Les enfants des Nomades, ceux qui ont aujourd’hui entre seize et vingt ans partent tous en ville. Ils sont attirés par Oulan-Bator, je crois qu’on dit qu’ils sont « fascinés. Je ne comprends pas bien ce mot mais je pense que ça veut dire qu’ils sont en danger, comme les jeunes filles quand elles rencontrent, dans les fêtes, des Hommes quand ils ont bu l’arkhi et qui ne se contrôlent plus, qui parlent de travers, ont des mauvais gestes. Quelques jeunes trouvent du travail. Ils vendent des bricoles aux Touristes, ils aident à la cuisine dans des restaurants, ils font la vaisselle. Beaucoup ne trouvent pas de travail et ils sont obligés de mendier, ils habitent dans des baraques de tôles rouillées, dans les terrains vagues près d’Oulan-Bator. De là, ils voient les tours modernes qui brillent et ils voudraient y vivre, habillés avec des costumes et des cravates en donnant des ordres à d’autres hommes.

   En ville, les Filles portent des vêtements très courts et elles se maquillent avec des lèvres très rouges et des longs cils qui encadrent leurs yeux bridés. « On dirait des mannequins » dit des fois Grand-Père Nast en se moquant un peu d’elles. Tous, dans la Grande Ville marchent vite, ils ont des casques sur les oreilles et, au bout des doigts, des « boîtes magiques » (je les appelle comme ça). Mangal, qui s’intéresse à la technique, dit que c’est des téléphones qui font un peu tout, qu’on peut lire et envoyer des messages, faire des jeux, avoir des rendez-vous avec qui on veut à Oulan-Bator et même au bout du Monde. Je crois que Mangal aimerait avoir une de ces boîtes car il est joueur et a envie de beaucoup de choses. Mais je crois que pour lui, que pour nous, c’est mieux de ne rien avoir et ici, dans ce paysage qui, des fois, ressemble au Désert de Gobi, il n’y a que les chèvres, les moutons et Maksim et Béatrice ne veulent pas de ces boîtes, ils disent que c’est « des inventions du Diable ». Et au pays, Grand-Père Nast dit que les Mongols « vendent leur âme au Diable », qu’ils font les pitres pour plaire aux Étrangers (il les appelle « Les Ombres », et aussi tout ce qui vient détruire l’âme des Mongols).

   Il y a eu une réunion de famille, un jour, et Odon, Anya, Nast parlaient doucement avec l’air de personnes qui sont embêtées. Puis on a su ce qu’ils avaient dit. Ils avaient dit qu’il fallait que Mangal et moi, on parte en France, chez Oncle Maksim et Tante Béatrice, qu’on vive dans ce pays de vent, au milieu des pierres, mélangés aux chèvres et aux moutons, que c’était la seule façon d’être de Vrais Mongols, à l’abri des Ombres et de leurs gestes un peu fous. On n’avait pas très bien compris, mais maintenant, après deux ans de vie dans le buron, de courses sur les sentiers, de fabrication du fromage, d’air pur, on a enfin compris ce que Nast voulait dire en parlant de Vrais Mongols. C’est bizarre, quand même, les Vrais Mongols sont loin de leur terre, ici en Aubrac et les Faux Mongols vivent dans la Grande Ville, sans même savoir qu’ils sont Mongols. Maksim dit que c’est « un peu le Monde à l’envers » et je crois qu’il a raison. Des fois les Gens ne savent plus qui ils sont, où ils vont, ce qu’ils font et pourquoi ils le font.

   Grand-Père Nast, qui est le chef de la famille, nous a dit, avant de partir pour notre long voyage vers la France :

   « Marusya, Mangal, vous quittez votre pays, mais en vrai vous y serez toujours. Rester ici, ça voudrait dire, pout toi, Marusya, aller faire les lits dans un hôtel d’Oulan Bator, un hôtel pour les Riches et les Curieux. Pour toi, Mangal, ça voudrait dire faire la plonge dans les restaurants, servir les Riches et les Curieux, goûter à la drogue et te saouler de sexe. Une mauvaise vie qui ne ressemble pas à celle de nos Ancêtres. Quand vous serez sur le plateau d’Aubrac, avec Maksim et Béatrice, vous serez à l’abri de tous ces dangers et, dans le silence de la Nature, vous entendrez chanter la voix des Anciens Mongols et vous serez de Vrais Mongols, fiers comme les chevaux, purs comme l’air qui court sur la steppe. Vous aurez une nouvelle famille. Votre Oncle et votre Tante sont des gens simples et droits, ils vous apprendront à vivre dans le respect des choses et, bien sûr, dans votre propre respect. Vous serez loin, mais vous serez près par le cœur et par la pensée. Que votre avenir, sûr comme une flèche, soit aussi l’avenir de notre chère Mongolie ! »

   En disant cela, chez Grand-Père Nast, il y avait de la fierté mais aussi une vraie tristesse et un grand espoir. En vivant ici, en terre d’Aubrac, nous avons à suivre les paroles de notre Grand-Père : « être de Vrais Mongols », comme il le dit souvent. Je crois que nous y arriverons. Nous préférons être libre ici, qu’esclaves là-bas.

 

D’une parole qui se voudrait réalité-vérité des Ombres

et de leur nécessaire éclaircissement

 

 

« J’ai croisé ces hommes d’un monde égaré… »

 

« Quatre suites »

Pierre Jean Jouve

 

*

 

   Au début, dans le lointain du temps ç’avait été presque rien, une manière de fin grésil poudrant les choses, un genre de nuée grise, haute, discrète, qui ne faisait, sur la Terre, que sa fumée vite dissipée. Si bien que nul ne s’en apercevait et les Nomades vaquaient à leur immémoriale tâche sous la lente migration des grues et des oies sauvages sans s’en inquiéter plus qu’on ne s’alarme de l’averse de pluie en Automne, de la floraison blanche au Printemps. Tout, ainsi, aurait pu durer des décades sans que rien de fâcheux ne s’immisçât dans le destin lumineux de ce Peuple Élu. Amis de la Nature et des Bêtes, amis des Troupeaux et des Sources Vives, amis de la Steppe herbeuse, de la Taïga, au nord, amis des Pins et des somptueux Mélèzes, amis du Sable orangé qui court de dune en dune au milieu de l’immense Désert de Gobi. Mais parier sur le futur d’une telle sérénité revenait à fermer ses yeux sur la Condition Humaine, son inclination à vouloir toujours plus combler ses désirs, emplir jusqu’à ras bord la coupe de son irrémissible insatiabilité, de sa faim sans limite, de sa boulimie du connu comme de ce qui ne l’est pas encore, dont on souhaite faire son bien le plus immédiat.

   Puis il y avait eu, dans le vaste tissu de l’humanité, de rapides bonds en avant, des découvertes, des progrès dont on avait fait des dieux, des inventions auxquelles on s’était enchaînés sans bien se rendre compte que l’on perdait sa liberté, que l’on devenait le simple éclaireur de pointe d’une vaste machination qui débordait de toutes parts et dissimulait sa grimaçante figure sous des atours plaisants. Oui, on était charmés, fascinés par les yeux métalliques du cobra dont, jamais, on n’eût pu supputer qu’il était prêt à porter son coup fatal à l’insu de Soi, lovés qu’on était au sein d’une douce conque anesthésiante. On venait en Mongolie en longues caravanes, on venait en Mongolie à pied, à cheval, en voiture, au titre d’une mode dont l’idée même d’une possible privation eût été mortifère, inenvisageable, la Mongolie était devenue l’étalon universel auquel il fallait se référer afin d’être, Homme parmi les Hommes, Les Éclairés, Les Méritants, les Pionniers d’une nouvelle terre à conquérir.

   On était des manières de Gengis Khan, Hommes dominant les immenses steppes que rien ne semblait devoir arrêter. On portait la Mongolie sur Soi comme on arbore les insignes de Commandeur de quelque ordre vénérable. On voulait être Mongol plus que Mongol, on voulait être éleveurs de moutons, de vaches, de chèvres, devenir d’habiles cavaliers, on voulait devenir experts en maniement de l’uurga, cette perche au bout de laquelle le lasso capture les bêtes, les aliène sous le joug inflexible de la loi humaine. On se voyait vaillamment combattre les redoutables meutes de loups. On voulait connaître la « mongolitude » au point de se confondre avec le cercle parfait, la blancheur immaculée de la yourte, ne faire qu’un avec sa toile de peau ; on voulait déchirer de ses dents primitives, identiques à des canifs, la viande de la marmotte, ne s’alimenter que de crèmes, de yaourts, d’alcool de lait, de fromages. On voulait devenir familiers du süütei tsai, ce lait salé qui heurte le palais, brûle la gorge. Mais c’était égal, on voulait être Mongol plus que Mongol.

   Mais le problème, car il y avait problème, c’est que cette pleine essence dont le Mongol est le signe extérieur, nul ne pouvait l’atteindre en sa dimension de vérité, seulement dans la superficie, la supercherie, le jeu de faire-semblant, la mystification, la duperie de l’Autre qui n’est jamais que duperie de Soi, la chute d’une conscience qui n’apparaît plus que sous la figure du décor de carton-pâte, du khôl qui farde les yeux et se prend pour les yeux mêmes. Être Mongol dans l’imitation, l’approximation, voulait dire remplacer la plénitude par une sorte de vide sidéral, substituer à la profondeur, un butinage sans réelle assise, commuer l’essence des choses en leur étique vacuité, déguiser la signification interne de ce qui se présente à Soi en un simple spectacle, une aimable représentation, une spécieuse commedia dell’arte pour Polichinelles et autres Brighellas. Enfin, ceci était si décharné, si famélique que quiconque muni de suffisamment d’esprit critique se fût posé la question de savoir comment l’Humain pouvait sombrer dans de telles duperies, frôler l’absurde sans en reconnaître le redoutable visage, se fût condamné à errer et girer sans cesse autour de la question à défaut de découvrir la clé qui en résoudrait l’énigme.

    L’on comprendra aisément ici, que les Ombres, tout ce qui pervertit la vérité, projetaient sur la vastitude des espaces libres et ouverts de ce Grand Pays, des simulacres, des pénombres, des brumes dont l’effet immédiat et spoliateur était d’en offrir une image dégradée, affaiblie, ourlée de fantaisies multiples, bien plutôt que d’en délivrer la belle exactitude, d’en donner une vision dont, en raison, on eût souhaité qu’elle fût placée au centre même d’un jugement ferme, nullement déporté de son objet réel. Ce qu’il aurait fallu, dans l’urgence la plus extrême, retrouver le sens des frontières, délimiter le site de l’Homme, de la Culture, de la Tradition et s’abstenir d’entremêler, dans un étrange syncrétisme, des objets qui étaient non miscibles, qui ne pouvaient se déterminer qu’à l’intérieur d’eux-mêmes, dans l’orbe d’une pure immanence, ne jamais s’exposer à une extériorité, à une vision ambiguë qui en déformait le socle le plus essentiel. Ce qui eût été exact, substituer à la croûte superficielle des choses, leur secret métabolisme interne, capter les racines qui font tenir l’arbre debout. L’arbre vu sous tous les horizons n’est nullement arbre simple, chêne, bouleau, frêne, il est aussi, singulièrement dans la culture septentrionale, Yggdrasill, cet axe vertical de la terre qui symbolise et donne lieu à l’univers. Par son faîte, il touche le Ciel et, entre ses larges frondaisons, il enclot le Monde.  En tant que médiateur du Ciel et de la Terre, il fait écho au « toono », cet anneau de bois qui, au plus haut de la yourte, reçoit la lumière du Ciel et, ainsi, réalise l’union du sacré et du profane.

 

Mais écoutons plutôt les paroles recueillies auprès des « Sentiers d’Hermès » :

  

   « L’arbre cosmique est essentiel au chaman. De son bois il façonne son tambour, en escaladant le bouleau rituel, il monte effectivement au sommet de l’Arbre Cosmique, devant sa yourte et à l’intérieur de celle-ci se trouvent des répliques de cet Arbre et il le dessine aussi sur son tambour. »

  

   Mais comment les caravanes d’Ombres pressées, qui n’ont de cesse de figer le réel en quelques images vite réalisées, pourraient-elles s’immiscer, ne serait-ce que de manière infinitésimale, dans cette riche cosmogonie qui structure l’âme d’un peuple en sa totalité ? Comment les Visiteurs descendus d’un antique van, quelques soixante-huitards attardés sans doute, cheveux hirsutes occultant leur vue, pourraient-ils saisir autre chose que l’écume d’une Culture, quelques nervures presque inapparentes d’un ancestrale Tradition ? Comment ces Dormeurs debout, ne voyant dans la yourte qu’un habitat alternatif rapidement mis en œuvre, vite démonté, une tente, si l’on veut aller droit au but, comment percevraient-ils d’autre fonction que celle d’un moderne nomadisme dicté par la mode et l’engouement de quelque Citadin en mal d’air pur et de réveils matinaux ornés d’une nostalgie factice, rêves d’enfants encore mal digérés, magie de pacotille, semblable aux verroteries colorées se prenant pour du cristal lui-même ?

   Et les itératifs et stupides selfies, Ombres enlaçant la pure ingénuité de l’enfant Mongol, Ombres embrassant la vêture chargée de symboles du Chaman, comment pourraient-ils se donner pour autre chose que ce qu’ils sont, à savoir des caricatures, des pastiches, de vulgaires parodies de ce qui se nomme « vérité » qui, ici, connaît son envers, sa fausseté, son artifice, son envers le plus opaque ? Certes la critique est verticale, aride et plus d’un pourrait s’en offusquer. Mais comment ne pas être saisi d’un mouvement de révolte, être légitimement indigné lorsque l’origine des choses, la pureté ancestrale de gestes fondateurs ne sont plus vus qu’au travers d’un prisme déformant qui obère la totalité de son sens primitif ?  Il devient nécessaire, dans ce Monde « postmoderne », d’aiguiser sa vision, d’éclairer son jugement, de substituer à une fausse intuition la maturation de principes fondés en raison. Le toton fou qu’est devenu le Monde, partout des guerres et des crimes, partout des viols et des génocides, partout les fosses ténébreuses de l’absurde, le toton fou doit en revenir à de plus sages et exactes girations, une sérénité de Derviche en quelque sorte, il y va du destin de la Conscience Humaine. En toute bonne logique, les comportements « ombreux », les attitudes « nocturnes », les conduites « ténébreuses » fondent le lit sur lequel prospèrent des actes incohérents, des décisions le plus souvent funestes.

   Ces Esprits du butinage, de la fuite, ces Grands Amateurs de ce qui est superflu, ces Ombres inconscientes d’elles-mêmes, comment auraient-elles pu percer la peau du mystère du chamanisme ? Face au Chaman lui-même, quelle cueillette productrice de sens se fût présentée à ces Routards pressés d’archiver en leur « oublieuse mémoire » rien de moins que des fragrances vite dissipées, des couleurs usées jusqu’à la trame, des émotions résolues avant même d’avoir pu prospérer ? Comment, en effet, pénétrer jusqu’à l’os, jusqu’à la moelle dans cette permanente distraction ? Tout, au départ de leur vision, était occulté, si bien que ces Étourdis par nature ne pouvaient s’enquérir de la dimension d’Intercesseur du Chaman, lien établi entre les esprits et les Humains. Pas plus qu’ils n’auraient perçu la valeur des divers rituels et que, pour eux, la guérison par les plantes ne serait demeurée que folklorique, sinon magique, mais une magie frelatée en quelque sorte. Et, ici, ce qui est amusant, c’est qu’ils auraient projeté leur propre contradiction, leur intime légèreté sur ces Gardiens de la Tradition qui étaient, eux, foncièrement convaincus de faire œuvre utile, de constituer l’un des pivots indispensables à la survivance d’une culture ancestrale. Tout, en réalité, leur serait demeuré étranger, aussi bien le niveau de perception extra-sensorielle des Chamans, que leur fonction télépathique, que la profondeur psychopompe de leur relation avec le monde des morts.

  

   [Incise – Plus d’un Lecteur, d’une Lectrice se poseront inévitablement la question de savoir la raison d’une exigence si élevée concernant les loisirs de simples Touristes, bien plus désireux d’installer dans leur exister une parenthèse ludique, genre de tremplin thérapeutique chargé d’effacer ou de relativiser les problèmes du quotidien. Certes, ces Visiteurs ne sont ni de savants Doctorants, ni d’éminents Archéologues, pas plus que d’assidus Anthropologues chargés de dresser avec exactitude et de manière scientifique l’arbre généalogique de l’Humanité en explorant les ressources qui lui sont coalescentes. Mais alors, si ces Touristes ne visaient que loisirs et délassement, que ne choisissaient-ils, en priorité, de découvrir les eaux translucides des lagons Polynésiens, les plages blondes d’Antigua ou encore les bassins d’eau émeraude de la Jamaïque ? Aller en Mongolie n’a pas exactement le même sens que de se rendre sur les rivages de la Mer des Caraïbes. Visiter la Mongolie doit se faire dans le souci d’une rencontre authentique des populations autochtones, nullement sous la pulsion d’un désir autocentré, lequel est plus union avec Soi-même, que direction vers cette Altérité qui ne demande qu’à être reconnue en ses mérites les plus essentiels. Mais ceci est un point de vue subjectif qui peut, à tout instant, s’exposer à son exact contraire. Avant tout, une question de ressenti. Refermons la parenthèse.]

   

   En divers endroits de la Mongolie, près de chutes d’eau remarquables, sur les magnifiques plateaux herbeux de la steppe, face à des points de vue uniques, des essaims de yourtes blanches étaient nés que jouxtait le peuple mécanique des chevaux vapeur en lieu et place des chevaux réels, ces prolongements immédiats de la Nature, que jouxtait encore d’énormes engins automobiles dont les puissants pneus imprimaient, dans le sol gras, les empreintes d’une nouvelle conquête. Rien, décidemment, n’arrêterait la race des Nouveaux Conquistadors. L’Or rutilant, fascinant était au bout du chemin. Partout où un site d’exception se montrait, où une tradition bourgeonnait, où une culture se manifestait, ce n’était qu’un long convoi continu de machines pétaradantes lâchant leurs précieux effluves sous la voûte azurée, immaculée des cieux. Alors que veut donc signifier, pour une Civilisation ancestrale cette substitution du naturel par l’artificiel ? Que veut dire l’attitude du Chaman sacrifiant ses rites anciens, les troquant pour un pur spectacle, une simple exhibition ? Que retirer comme leçon de ces Nomades enrubannés paradant devant les objectifs photographiques, dans leurs habits de cérémonie, afin de faire croire au luxe d’une existence en réalité bien terne, bien ordinaire, poinçonnée au coin du dénuement ? Grave et lourde concession consentie en direction de cette « Société du spectacle » (cette citation est fréquente dans mes textes), qui métamorphose le geste transcendant en une pure parodie immanente, sans consistance aucune. Le constat est si affligeant de ces Peuples qui choisissent l’enfer pour survivre alors que tout, dans leur Culture, les destinait au nomadisme sur les larges plateaux des steppes avec leurs chiens, leurs chèvres, leurs yacks et leur vue panoptique libérant un horizon sans fin. Mais quelle vie donc pour ces jeunes fugueurs du nomadisme qui se retrouvent dans la pullulation sans avenir des bidonvilles polychromes d’Oulan-Bator, lézardés, sans eau ni électricité, au milieu d’une pollution galopante et des divers assauts de la misère humaine ?  Mais rien ne servirait d’épiloguer plus avant, la simple représentation mentale de ces errances est totalement désolante.  Ici donc prendra fin le long commentaire intitulé « D’une parole qui se voudrait réalité-vérité des Ombres et de leur nécessaire éclaircissement », afin de laisser place à la fiction placée à l’incipit de cet article et donner à nouveau place au récit de Marusya.  

 

La parole de Marusya

 

   Huit années ont passé. J’ai maintenant 24 ans et mon « Petit Frère » Mangal vient tout juste d’avoir 20 ans. Mon Frère et moi sommes proches, tout en demeurant fort éloignés l’un de l’autre. Neuf mille kilomètres nous séparent et vous comprendrez aisément que mon lieu de vie est toujours en terre d’Aubrac, à la Cham des Bondons, alors que celui « choisi » par mon Frère se situe à Oulan-Bator. Il y a deux ans de cela, nous avons fait le voyage de Paris à la Mongolie à bord du camion d’Oncle Maksim. Nous avons déroulé le cordon à l’envers en quelque manière, Paris d’abord puis Cambrai, Cologne, Berlin, Varsovie, Minsk, Moscou, Kazan, Tcheliabinsk, Omsk, Novossibirsk, Ob, Oulan-Bator et, enfin le campement nomade de notre Père Odon et de notre Mère Anya. Nous les avons trouvés un peu vieillis mais ils sont encore en bonne forme et vaquent à leurs travaux d’éleveurs avec une énergie suffisante. Grand-Père Nast, lui, qui était un peu notre conscience, notre guide spirituel, est mort et nous sommes allés nous recueillir sur le cairn de pierres qu’il avait élevé dans la steppe, face à la rivière qu’il aimait tant, face au vent, face à la liberté. Nous n’avons pas pleuré car nous savons qu’il a rejoint le lieu sans lieu, là où errent les âmes des défunts, peut-être le moutonnement de la dune, là-bas du côté du Gobi, peut-être sous la robe noire du yack ou la crinière folle du cheval flottant dans les lames bleues de l’air glacé.

   Pendant ces huit années de formation, Mangal et moi avons suivi des chemins qui, au fur et à mesure du temps, ont différé, sont devenus de plus en plus divergents. Mangal a perfectionné son français à l’école primaire puis, après, au Collège. Je crois que c’est là, au Collège, que son destin a obliqué et je pense que ceci était inévitable. En réalité Mangal était peu attiré par les Rituels, la Tradition, la Culture de notre Peuple. Bien plutôt il était captivé par la technique moderne et il a fini par se laisser séduire par ses sirènes. Je le soupçonne d’avoir passé des heures, avec ses copains, sur ces « écrans magiques » où le Monde se donnait à lui en miniature, mais une miniature qui le fascinait.

   En ce qui me concerne, j’ai étudié beaucoup de choses pendant ces huit années : la littérature, la philosophie, la poésie, l’art. Mes études, je les ai faites par correspondance de façon à demeurer Auprès de Maksim et de Béatrice, à pratiquer le pastoralisme, à me perfectionner dans la façon d’élever les bêtes, de fabriquer le fromage. J’ai lu beaucoup de livres sur la Civilisation mongol.  C’est ma manière de conserver mes racines, de croire encore que l’âme mongole ne sera pas totalement livrée aux démons du monde moderne. Cependant je reste lucide et je sais que ce terrible phénomène de la mondialisation conduira beaucoup de rites, de coutumes, d’ancestrales façons de vivre au tombeau. Toutes les Grandes Civilisations ont disparu et s’il existe une logique de la marche en avant de l’Histoire, nul doute que la Mongole, tout comme la Maya, la Perse, La Grecque, connaîtra un jour son extinction. Mais c’est un devoir de conscience que de ralentir cet épilogue, de faire perdurer de ces essences originelles ce qui, encore, peut survivre et briller, certes d’un éclat assourdi, mais d’un éclat tout de même. J’ai lu les ouvrages de littérature mongole et je connais encore par cœur certains poèmes, tel celui de Borjgin Dashdorjiin Natsagdorj dont je cite le texte ici même

 

Ma Terre natale

 

« Eaux cristallines des rivières sacrées de Kerluren, Ono et Tuul,

ruisseaux, courants et sources irriguant de santé mon peuple,

bleus lacs Khovsgol, Ubs et Buir -si larges et si profonds -

fleuves et lacs où hommes et bétail viennent étancher leur soif,

ceci, tout ceci est ma terre natale,

mon adorable patrie, ma Mongolie

 

Pays de prairies pures ondulant dans la brise,

pays des steppes ouvertes nimbées de mirages fantastiques,

de roches fermes, d'inacessibles hauteurs où les hommes de bien

avaient usage de se rencontrer,

des antiques ovoos -menhirs aux dieux et aux ancêtres -

ceci, tout ceci est ma terre natale,

mon adorable patrie, ma Mongolie

 

Pays où en hiver tout est couronné de neige et de glace,

avec les herbes scintillantes comme verre ou cristal,

Pays où en l'été la terre n'est qu'immense tapis de fleurs

de chants d'oiseaux des terres distantes jusqu'au Sud

ceci, tout ceci est ma terre natale

mon adorable patrie, ma Mongolie »

   Et que nul n’aille s’imaginer que cette poésie est naïve, seulement empreinte d’une vague nostalgie et en ceci, anachronique. Non, la Beauté est réelle, toujours visible, ce sont les Hommes aux yeux aveugles qui n’en savent pas voir tout l’éclat, tout le rayonnement. Peut-être, plus que les rituels, plus que les diverses incantations, plus que les gestes chamaniques, une vérité transparaît, tel l’éclat d’un pur cristal, dans la langue des Hommes que toute poésie exacte sublime. Dans le poème vrai et juste, nulle place pour la supercherie, nul affleurement du folklore, nulle concession à un autre ordre que celui de la langue et de son incroyable profondeur. Je sais, ici mon discours pourra paraître moralisateur, peut-être même empreint d’un certain dogmatisme, animé d’une sorte de vérité révélée. Mais peu m’importe, c’est de mon intérieur le plus intime que monte cette conviction que seule la pratique exacte d’un pur langage nous sauvera du naufrage. Ce que la possession de bien matériels ne nous apportera jamais, les mots taillés à la façon de silex, leurs arêtes précises, leur transparence, leur naturelle effusion nous livreront au centuple cette joie manifeste que seuls le dénuement, l’exactitude, la netteté du propos portent à leur sublime dimension : que l’être-des-choses rutile du sein même de sa belle et unique singularité.

    Il n’y a pas à chercher ailleurs les motifs d’un bonheur. Les fondements du langage sont si anciens, leurs racines si profondes que nul n’en saurait atteindre le principe vital. On peut tuer des bêtes, massacrer des Hommes, on ne peut pas conduire le langage en Place de Grève et le condamner au gibet, il a trop de ressources, il a trop de plénitude, il a trop d’infini et d’absolu en lui. Certes la parole, l’écrit, sont malmenés aujourd’hui, en notre siècle qui a oublié la lenteur. Mais je crois que ce ne sont que des épiphénomènes, de l’écume de surface, que la profondeur par définition abyssale des langues demeure qui, elle, est en son essence, à savoir témoigner de l’Homme universellement et lui donner les assises de sa nature la plus profonde, la plus établie en raison.

   Il faut être distrait pour n’apercevoir ceci, il faut s’être laissé abuser par les miroitements fallacieux des « boîtes magiques » et autres écrans qui ne sont, en toute vérité, que machines à aliéner dans lesquelles se précipitent avec fougue ceux qui confondent technique et félicité. Il n’y a pas d’intelligence artificielle, ceci est au moins un abus de langage, si ce n’est une tromperie voulue, l’intelligence est naturelle, strictement et entièrement naturelle. Dire différemment est consentir à voir en l’Homme, cet Homme-Machine, autrement dit ce robot totalement privé de liberté qui n’agit et ne « pense » qu’en fonction des injonctions des « Géants » dont l’ombre portée sur la planère est source d’obscurantisme, de divagation, de perte du sens.

   Au pays, Mangal vit de petits boulots. Il a loué, à Oulan-Bator, ce qu’on nomme, ici, « chambre de bonne », quelques mètres carrés sous les toits avec vue sur un océan d’autres toits, avec, en hiver, une température qui doit avoisiner celle présente au sommet d’un ovoo, ce talus de pierres de l'aïmag d'Övörhangay, battu par la violence des vents. En été, c’est plutôt l’aridité et la chaleur du Désert de Gobi. Mangal est-il heureux de cette vie ingrate ? N’a-t-il pu choisir qu’entre deux dénuements : celui de la vie nomade sur les hautes steppes, celui de citadin pauvre dans une capitale dont il ne perçoit guère que l’anonymat, que quelques façades de verres des hautes tours dans lesquelles, jamais il ne trouvera sa place. Pour cela, il faut avoir fait de hautes études, s’être occidentalisé, connaître les codes, us et coutumes de la mondialisation, autrement dit être un Homme de partout et de nulle part, avoir définitivement renoncé à ses racines.

   La vie de Mangal : donner quelques cours de langue française aux débutants des collèges, accompagner des groupes de Touristes venus de Paris, de Lyon, de Marseille et leur débiter ce qu’ils attendent : des légendes de cartes postales, de gentilles comptines d’Épinal, des feuilletons épiques avec des cavaliers Mongols luttant contre la race des loups, la furie des ours, l’agressivité de la panthère des neiges. Ce que distribue Mangal à ces Voyageurs, une image conforme à leurs désirs, un généreux bouquet d’armoise, les étoiles blanches des edelweiss, des dryades à huit pétales, des odeurs anisées de gentiane. En réalité un entre-Soi où nul dérangement ne viendrait perturber le « cercle de famille ». Sans doute, parmi eux, parfois, une brebis égarée recherchant de plus hautes provendes, mais ces Chercheurs de Vérité, le plus souvent voyagent seuls, en contact avec la Nature, le Ciel, la Terre et le Vent, toutes choses essentielles dont ils font le tissu de leurs méditations, rejoignant en ce geste humble la belle génécologie du Peuple Mongol. Parfois, pour boucler ses fins de mois, mon « Petit Frère » va faire la plonge dans les sombres arrières cuisines de restaurants à la mode. Il lui arrive, une ou deux fois par an, de monter dans un de ces antiques bus qui le conduit près du campement d’Odon et Anya, les derniers kilomètres il les parcourt à pied, vêtu de son éternel pantalon en jeans, de son sweat à capuche sur lequel se découpe fièrement le logo universel arboré par des millions de poitrines de la ruche mondiale. Mangal s’ennuie très vite au milieu de la steppe semée d’herbe sauvage, parcourue de la toison sombre des yacks, ponctuée, de loin en loin, des étoiles blanches des yourtes. Aussi emporte-t-il avec lui, son « double », cette fameuse « boîte magique » qui le soustrait à ses attaches mongoles et le projette dans le trouble anonymat d’un univers dont il ne connaît les facettes qu’à la mesure des éclairs virtuels éteints avant même d’avoir pu briller d’un éclat particulier. Que penser de ceci alors que les paysages immaculés de Mongolie, la vastitude partout présente, les libres cascades blanches, les liserés de fins nuages, l’azur limpide dessinent la carte d’une réelle présence sur Terre, d’un recueillement devant tant de pure beauté ?

   Loin de moi l’idée de juger Mangal, seulement une longue réflexion derrière laquelle se profile, telle une fugue, la sincérité des choses, leur transparence de source si on accorde son regard à leur étonnante et précieuse présence, au miracle d’un sol encore préservé des atteintes mortelles du négoce mondial qui veut mettre la totalité du réel en coupe réglée, une manière de tyrannie qui susurre son identité en sourdine à qui veut bien l’entendre. Malheureusement la majorité choisit de se boucher les oreilles de cire et de ne cueillir que l’immédiateté d’un plaisir rapidement acquis, laissant dans la pénombre, les fâcheuses conséquences qui, déjà, se manifestent à l’envi et ne pourront que s’amplifier à l’avenir. Å croire que le Monde retombe en enfance, si cependant, il n’en est jamais sorti ! La jeunesse de Mangal ne constitue ni une excuse, ni ne constitue le début d’une explication.

   Une sorte de raz-de-marée irrépressible conduit les Civilisations à s’incliner de telle ou de telle manière, à privilégier la vitesse aux dépends de la lenteur, à choisir l’immédiat plutôt que le différé, à faire passer le plaisir avant toute raison. Alors, chaque destin individuel semble aimanté, par rapport à la balance de l’Histoire, d’un côté ou de l’autre du fléau, celui qui vit de mémoire, cultive la réminiscence, se porte vers l’origine des choses ; puis celui qui existe à uniquement se projeter dans le futur, le plus vite qu’il est possible, de ne viser que les horizons ouverts de la mode, de se laisser porter par le long fleuve des tendances, de n’être qu’une ligne, un trait, une figure parmi la complexe géométrie humaine.

   Mais j’ai tressé suffisamment de mots autour de Mangal et c’est ma propre existence que, maintenant, je vais essayer de décrire avec le plus de justesse, car c’est en vérité que je crois exister, ce qui, bien sûr, ne me dispense de pratiquer une autocritique, pas plus que je ne puis m’exonérer de l’idée que, peut-être, je fais fausse route, que mes décisions ne relèvent que de ma subjectivité, que rien ne vient m’assurer de l’exactitude de mes choix. Mais a-ton vraiment la possibilité d’être autre que Soi, le geste de pure liberté se donne-t-il comme le chiffre imprescriptible de notre présence ?  Je n’en crois rien et c’est pourquoi j’ai choisi, un jour, de construire ma propre authenticité, de tracer les frontières de mon autonomie, de déborder mon esquisse de départ afin qu’une image fixe de qui je suis puisse, en quelque façon me créer, telle une œuvre aboutie, sûre de ses assises. Mais je vous vois sourciller, vous étonner de mon langage, de mon vocabulaire si précis. Mais ici, rien de miraculeux. Depuis huit années et presque sans interruption, j’ai lu des dizaines de livres, écouté à la radio la parole des Intellectuels et, dans l’intervalle, j’ai médité de longues heures sur le riche contenu de ces œuvres, de ces émissions, si bien qu’une trace indélébile, s’est faite en moi qui explique mon présent à l’aune de ma pensée. Pourquoi donc me priverais-je de faire chanter cette si belle langue française, si nuancée, si expressive, si « raisonnable » en tant qu’héritière des Lumières. Et ces sublimes Lumières, n’est-on, aujourd’hui, en train d’en saper les bases, d’en détruire les merveilleux acquis ? Mais oublions ceci.

   En dehors de mon activité pastorale quotidienne, des tâches domestiques que j’accomplis en échange de l’hospitalité de Maksim et de Béatrice, ce qui a du sens pour moi, m’être constituée à la façon d’un centre de rayonnement de la Culture mongole. Quelques Immigrés Mongols sont partis de notre beau pays afin de témoigner, comme moi, un intérêt pour d’autres valeurs que consuméristes calquées sur des modes passagères et futiles. La plupart sont devenus des Parisiens, quelques autres ont trouvé du travail dans les grandes métropoles : Lyon, Marseille. Je crois que j’ai été bien inspirée le jour où j’ai pris la décision de mettre sur pied une Communauté mongole destinée à entretenir et répandre notre culture, notre langue, notre façon de vivre simplement au contact de la Nature dont nous sommes les Filles et les Fils « naturels », ceci va de soi.  Å dates régulières j’organise des rencontres que je pourrais qualifier de « mémorielles ». En effet, il s’agit avant tout, pour nous, les Communautaires, d’exhumer de la torpeur ambiante la sève qui court à bas bruit et, en raison de ceci, n’est plus guère perceptible que par des consciences vives, attentives à la marche exacte du Monde. Notre buron de pierres est assez grand pour accueillir de petits groupes de personnes motivées par ces minces événements. Mais, malgré leur finalité modeste, ils entretiennent en nous ces braises sans lesquelles, nos traditions s’éteignant, c’est nous-mêmes qui serions condamnés à disparaître dans les mailles d’un exil bien trop étroit.

   Nos activités sont infiniment modestes mais non moins chaleureuses. Nous chantons des «khoomiis », anciens refrains mongols traditionnels accompagnés du son de la guimbarde. C’est un chant de gorge profond, diphonique, qui imite le ruissellement de l’eau, la fuite du vent dans la steppe, l’écho venant des parois des montagnes, le pépiement des oiseaux, le roulement du tonnerre dans le ciel d’orage. Ces chants sont incarnés, infiniment vivants, qui reproduisent le miracle du processus discret de la Nature. Les Mongols sont des Hommes et des Femmes « naturels », c’est pourquoi les contraindre à une mode universelle revient à les dépouiller de leurs sentiments internes, à les métamorphoser en simples automates, en marionnettes à fils dont d’invisibles Manipulateurs usent et abusent à des fins de profit, simple matérialité poussée au bout de sa propre logique.

   Ce que nous aimons aussi, réciter à haute voix, mais dans la retenue, des poèmes mongols, surtout ceux de Gombojav Mend-Ooyo (Г. Мэнд-Ооёо), celui que l’on surnommé « Le poète de la steppe mongole ». Écoutez cette parole vraie tirée de "La mélodie des pierres", elle dit le respect de la Nature, le juste ordonnancement des choses, le recueillement face à ce qui, depuis toujours, a été déterminé comme ceci et non comme cela :

 

« Les dunes, telles des urnes votives brunies sous le soleil,

Baignent leurs pieds dans les tourbillons d’un petit ruisseau.

Au fond de ce ruisseau, nous découvrîmes des lingots de pierre

Sertis dans le sable fin, comme par la Providence déposés.

 

Est-ce parce que les pierres sont rares dans ces vastes et vierges dunes ?

Ce jour-là, mes amis et moi nous mîmes à jouer avec

Avant de les ramener chez nous en montures de fortune.

Le soir venu, le fouet de Père s’abattit comme foudre et tonnerre :

 

« Avez-vous dérobé les pierres du cours d’eau ?

Implorez le Ciel et repentez-vous !

Approchez vos oreilles de la terre, entendez le ruisseau !

Évoquez-le et priez pour que sa mélodie revienne. »

 

   Nous dessinons aussi, nous peignons sur de modestes papiers les cérémonies du Tsagaan, fête mongole du nouvel an, nous imprimons sur de vastes feuilles la non moins vaste taïga, ses forêts de mélèzes et de pins. Nous reproduisons la simplicité du deel, ce vêtement qui est comme notre double. Nous faisons surgir du néant du papier le cheval de Przewalski, nous traçons les deux bosses irrégulières des chameaux de Bactriane, nous faisons frissonner à l’aquarelle les eaux limpides du Lac Baïkal, nous immobilisons dans le silence de la steppe les yourtes grises montées sur leurs chariots, nous pétrissons, sur la toile, les buuz, ces raviolis à la viande de mouton que, parfois, nous consommons ici, sur les hauteurs du Causse. Nous faisons s’élever les massifs piquants des genévriers, s’épanouir les pavots bleus, se teinter de nuit la jusquiane noire, s’étoiler les pétales écumeux des edelweiss.

   Notre « Communauté » n’a nullement la forme d’une diaspora dont le moteur interne serait constitué de revendications de territoires, de langues, de droits sociaux. Nous sommes seulement un point d’émergence de la conscience mongole qui veut simplement exister face à cette nouvelle conscience mondiale qui aplanit tout dans une manière d’illisible maelstrom. Nous pensons d’un seul et même envol de l’esprit que le phénomène de la mondialisation, bien loin de pouvoir prétendre à l’universel, constitue son exact contraire, un amalgame de peuples marchant d’un même pas, parlant une même langue, pratiquant une même culture. Et c’est bien ce « même » constamment proféré qui est condition de possibilité d’une réduction des Hommes à leur plus petit dénominateur commun. Nul ne contestera l’importance de l’altérité en qui s’accomplit, en grande partie, la conscience de Soi, elle est un fondement de l’Humain. Ce qui, par contre, est à mettre à son débit, l’arasement des individualités en une sorte de meute moutonnière aveugle, chacun emboîtant les pas qui précèdent son avancée, chacun répétant les gestes stéréotypés d’un ordre immuable, chacun « pensant » selon le mode d’une pensée unique pauvre en initiatives, dénuée de quelque singularité qui la désignerait de façon originale.

   Connaître l’universel ou, du moins s’en approcher, suppose d’être libre vis-à-vis de toute altérité, de réfléchir par Soi, de poursuivre des buts clairement identifiés selon une irréfragable individualité, de porter sur le Monde un regard réfracté par le prisme d’une juste et exacte subjectivité fondée en raison, nullement dictée par quelque Cause ou Instance extérieure. Mes Amis et moi sommes persuadés que le cheminement de l’Homme est solitaire, que nous avons à être des Insulaires, certes entourés d’altérité, mais nécessairement seuls face à nos décisions, nos choix, nos engagements. Personne ne peut se substituer à qui nous sommes lorsque nous sommes affectés de douleur, lorsque nous sommes acculés aux derniers motifs de notre existence, que le sourire édenté de la Mort grimace à l’horizon, pas plus que quiconque ne pourrait tracer, dans l’espace d’une feuille éthique, les injonctions préalables à notre accomplissement amoureux. Nous avons à être des Individus Libres et à en assumer les lourdes tâches jusqu’au soir d’un dernier crépuscule.

   Nous, ici, Mongols au milieu d’autres Mongols ; Eux, là-bas, Peuples de Lituanie, de Bolivie, d’Angola et du vaste arc-en-ciel, de la dispersion, de l’émiettement humains, nous avons, avant tout, à être selon notre essence, entièrement déterminés par le travail de notre propre conscience, assidus à nous reconnaître comme poursuivant avec patience notre cheminement en vérité. Nous avons à être des facsimilés, des échos de notre unique et impartageable singularité. Ce que nous voulons : dessiner pour nous, une ontologie du possible, tracer la voie d’une ouverture existentielle qui soit ouverture à Soi, d’abord ; ouverture à l’Autre, ensuite, chacun à sa place d’Homme, chacun Libre de Soi. Tout comme être Mongol consiste à coïncider avec sa propre origine, être Homme c’est être Homme selon l’Homme, nullement selon sa caricature, son artifice, son faux-semblant. Le jour où les Hommes auront compris ceci ; l’Humanité en sa profondeur essentielle sera Libre plus que Libre. Qu’espérer de mieux ?

 

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29 février 2024 4 29 /02 /février /2024 11:22
Seule parmi les fleurs

bed of flowers

with Esther

©️jidb

feb2024

 

Judith in den Bosch

 

***

 

 

   « Seule parmi les fleurs », voici la première expression qui m’est venue, vous découvrant, agenouillée sur votre tapis (est-il de prière, de méditation, de pénitence ?), jambes repliées, dos bien droit (est-il la marque de votre sérieux ?), petite poitrine cambrée vers l’avant (est-elle la sentinelle de votre volupté ?), tête…mais, oui, tête… absente de la scène (est-elle le signe d’une perte provisoire de votre lucidité ?). « Seule parmi les fleurs », « seule parmi les fleurs » comme une douce antienne en moi doucement articulée, un mince arpège, genre de déploiement discret, de signaux lumineux placés au seuil de ma conscience, ils teignent ma tête de bien étranges couleurs. Et puis, dans cette première approche de vous, il m’est quasiment impossible de démêler ce qui de vous, la Réelle Incarnée, me touche ; ce qui, des Fleurs qui vous visitent, m’émeut au plus haut point. Sachez-le, parfois ce qui se donne à nous au motif d’une évidente simplicité, recouvre en vérité une multiple condition qui nous égare de Qui-est-regardée, de Soi dont la vue se trouble au contact de cette subtile irisation des choses du commun et du vraisemblable.

  

   Il y a une sorte de magie, sinon de sorcellerie qui enroulent leur lai, tel le chèvrefeuille, tout autour de nos perceptions et, dès lors, nous ne sommes plus que d’étranges phénomènes à la conquête d’aussi étranges phénomènes. Une manière de redoublement, si vous voulez, de présence en abyme, coagulation intime des Soi qui ne se font plus face mais sont si imbriqués l’un en l’autre, qu’il n’y a plus de frontière, plus d’intervalle, plus d’espace libre entre Qui-l’on-est et  cette Mystérieuse Altérité devenue familière, fragment de sa propre identité, genre de confusionnel qui, loin d’être rejetés, tapissent notre chair de mille sensations heureuses, nous ne pourrions nous en séparer que dans l’irrémissible fond d’une perte, d’un deuil. Mais il me faut laisser cette évocation mélancolique et trouver, dans votre soudain affleurement, bien des motifs de satisfaction, à moins que, versé sous votre charme, je ne puisse qu’être aliéné par la fascination que vous exercez sur moi depuis que, votre découverte ayant eu lieu, c’est mon alphabet personnel, mon lexique singulier qui se trouvent chamboulés, signes à peine reconnaissables dans la brume perlante du jour.

  

   Je ne sais, mais vous êtes une unité, un corps ne pouvant être dissocié de l’écrin en lequel il repose. Vous observant à la dérobée (pour mieux me tromper, pour dissimuler mon trouble ?), c’est une véritable hampe florale que je découvre ne sachant quel nom lui donner parmi la profusion du végétal partout présente. Et me voici décontenancé, vous nommant en des termes étranges :

 

Cœur de Marie et vous baignez

 dans un rose pastel du plus bel effet.

Impatiens Psittacina et votre

impatience de perroquet

prenant son envol devient la mienne.

Ophrys bomybliflora et c’est le corps

duveteux du bourdon qui vient à moi.

Psychotria Elata et c’est votre bouche

fardée de rouge qui me sourit.

Phalaenopsis et ce sont vos ailes de papillon,

striées de parme, qui me ravissent.

Anguloa Uniflora et je vous vois, innocent

 nourrisson couché dans son berceau.

Habenaria Grandifloriformis

et vous êtes un Ange de blanc

vêtu aux bras si fins,

on dirait des fils de la Vierge.

  

   Enfin je vous vois Orchidée-Tigre et c’est bien cette dernière image dont la persistance rétinienne en même temps que la subsistance obstinée s’éclairent en moi, font leur flux invasif de marée dont, bientôt, vous ne tarderez à comprendre l’urgence qu’ils creusent dans ma propre psyché. Oui, c’est bien ceci, vous êtes une Orchidée, et sans doute le savez-vous, le langage des fleurs vous attribue la ferveur, cet « état d'âme passionné d'une personne qui éprouve ardeur et zèle religieux », tel que le définit le dictionnaire. Et, à propos de cet état d’âme (cette inclination passionnelle dont nul ne peut prétendre être le maître), me reviennent en mémoire quelques phrases de Gide extraites des « Faux-monnayeurs » :

   « Je repensai soudain à mon éveil religieux et à mes premières ferveurs ; à Laura et à cette école du dimanche où nous nous retrouvions, moniteurs tous deux, pleins de zèle et discernant mal, dans cette ardeur qui consumait en nous tout l'impur, ce qui appartenait à l'autre et ce qui revenait à Dieu. »

   Seriez-vous cette Laura, femme adultère ne trouvant sa place ni auprès de son ancien Amant, ni auprès de son Mari, personnage un peu falot, sans grande prétention existentielle ? Seriez-vous le lieu d’une sexualité débordée et le siège d’une indistinction, la vibration de quelque flou dans l’horizon morne des jours ?

  

   Mais, bien plutôt que de vous imaginer personnage de roman, il me faut consentir à vous immoler, en quelque sorte, dans l’incandescence toujours vive de mes fantasmes, ceux-ci sont ma croix dès que je croise une silhouette féminine telle que la vôtre :

 

une énigme, un secret,

une pure gemme dissimulée

dans son lit de noir humus.

 

   Certes, Vous-la-Lointaine ne pourrez me suivre en imagination et je souhaite seulement vous offrir quelques fleurs simples issues du bouquet complexe, serré, de mes plus vifs désirs. J’imagine votre cou pareil à ces cols d’amphores anciennes, couleur de terre cuite, cette sublime teinte oscillant entre Auréolin et Nankin, une nuance pour l’âme, certes, nullement pour le corps à la trop variable texture.

   Et votre poitrine, ces deux éminences souples, ces minces monticules ourlés, en leur extrémité, de deux discrètes aréoles, elles ont la saveur d’une croûte brûlée. Et la vallée qui descend le long de votre buste, j’y perçois quelques ondulations de fins Tamaris, quelques bruissement légers, délicatesse de graminées : flottement bleu-pâle des Carex, pulvérulence de pollen de la Canche, dispersion blanche de la Fétuque, évanescence de la douce Stipa.

   Et votre ombilic, cette prudence de grain de café, cette Prunelle saisie au sein de la haie sauvage, cette Myrtille au suc généreux, ces petites pommes rouges des Cénelles, ce bleu intense, profond de la baie de Sureau, ces minuscules soleils des Gojis, cette floraison blanche étoilée des Amélanchiers. Savez-vous, je ne me lasserai jamais d’évoquer ces petits prodiges de la Nature, d’en détailler la secrète anatomie.

   Et votre Mont de Vénus, cette émouvante dune parcourue du flottement aérien des oyats, chacun voudrait s’y perdre et n’y plus voir le jour que tamisé, lame discrète en clair-obscur, grains de lumière grise courant à fleur de peau, à fleur de sexe. Et le précieux de votre sexe, cette amande incisée d’une somptueuse dépression, cette Orchidée (oui, la voilà revenue cette mystérieuse Orchidée) dont, déjà et depuis toujours, les mérites ont été vantés à profusion :

 

beauté insigne,

feu de la sensualité,

conque d’amour,

fontaine d’ambroisie,

tellurisme de la passion,

rayonnement du plaisir,

effusion de la ferveur.

 

   Oui mais aussi image de la Mort, de la Souveraine Mort dont celle que l’on nomme « Petite Mort » n’est que le préambule, l’introduction, la préface d’une histoire dont l’épilogue, depuis toujours, est tracé dans le derme compact de l’exister.

  

   Non, nul ne ressort indemne de la corolle ourlée de votre fleur, ces pétales doucement carminés qui pourraient avoir pour écrin la coquille nacrée d’écume de l’huître, cet infini tremblement à l’orée de l’heure, non nul ne connaît l’indemne après cette épreuve qui est événement primordial, ni le Petit Enfant issu de sa nuit, de votre nuit matricielle, ni l’Amant porté au plus haut de son être qui vit son éviction identique à ces cercles de l’Enfer magnifiquement évoqués par le génie de Dante.

 

Sortir de l’amour charnel

c’est entrer en pénitence,

vêtir son corps d’habits sacrificiels,

connaître le dur érémitisme

 au sein même de la foule

bariolée du Carnaval

qui exulte et fait bondir les

fusées dionysiaques de la joie.

 Sortir de l’amour c’est entrer au Carmel,

 se cloîtrer dans sa cellule blanche,

    contempler le mur vide tel

 une haute et inaccessible falaise,

se mortifier, pratiquer l’expiation

comme on respire,

se flageller l’esprit,

faire de son âme

le reposoir mystique

d’un horizon dévasté.

  

   Certes, sans doute, Vous-la-Distante me direz-vous que le geste d’amour est une inclination particulière de la psyché, que la chair n’est que de surcroît, que la transcendance de l’acte vaut plus que l’acte lui-même. Oui, mais si vous vous exprimez ainsi (je ne puis le croire), c’est en raison d’une entreprise d’amour que vous n’avez connue qu’inaboutie, qu’inexaucée, c’est être demeurée sur l’écorce à défaut d’en avoir pénétré le suc limpide, d’en avoir éprouvé la délicatesse de soie qui est aussi, par simple souci d’homonymie, attention à Soi, ouverture en Soi d’une brèche de lumière dont, jamais, l’éclat ne se referme.

  

   Mais je n’avancerai guère plus avant dans mon argumentation. Ce qui, dès cet instant, me convoque, le geste littéraire de la réminiscence et l’appel à son Serviteur le plus talentueux, vous aurez compris que je parle du très génial Proust. Nul, depuis, n’a fait mieux. Il est des choses qu’il faut savoir reconnaître afin de ne nullement chuter dans le fond laborieux de la mauvaise foi. Oui, la simple vue que j’ai de votre image me propulse immédiatement en terre de Combray, du côté de chez Swann, de Guermantes, à Balbec, à Paris, à Venise, marchant sur des pavés mal équarris, apercevant des arbres depuis les vitres du train, revivifiant le goût singulier des Petites Madeleines, peu importe l’événement fondateur, c’est bien son vif souvenir qui persiste, féconde le temps présent qu’un passé fait resurgir dans toute l’intensité de sa pure beauté. Vous êtes un peu, à votre insu, quelque chose comme mon Temps Retrouvé, mon temps multiplié, agrandi, cette sensation de vivre, nullement à l’intérieur de Soi, mais sur ses propres entours et bien au-delà !

  

   J’ai évoqué beaucoup de noms de fleurs et j’en pourrais citer des milliers d’autres tellement cette robe seyante, fleurdelysée en contient de formes qui pourraient s’accomplir selon la famille attachante des lianes :

 

le rouge sang de la Vigne vierge,

les étoiles à trois branches du Lierre,

les grappes mauves de la Glycine,

 le large étoilement blanc de la passiflore,

les cônes verts du Houblon,

les calices bleu azur des Ipomées,

les étamines rouges de la belle Clématite.

 

   Toutes ces lianes, malgré l’idée du lien en elles contenu, je n’en retiendrai que la rapide fragrance leur préférant la modestie du bleu mémoriel des délicats Myosotis dont la légende nous dit la prière du Chevalier à sa Dame, ce « Ne m’oubliez pas », que l’anglais traduit en «Forget-me-not », l’allemand en «  Vergissmeinnicht », mais peu importe la langue, seule l’intention compte qui veut oblitérer l’oubli, poser l’index sur un passé qui aura besoin d’être infiniment revivifié afin que l’amour dont il témoigne ne sombre dans les douves immémoriales des souvenirs usés, poncés par tant d’indifférence, remisés en d’illisibles fosses. Ici, bien entendu, il n’est parlé que de la réminiscence à faire venir à Soi afin d’exhumer des cendres du temps, ces braises encore présentes à défaut de se présenter dans l’orbe de leur rougeoiment.

  

   Mais, Vous sise parmi tout ce fleurissement, vous êtes-vous suffisamment interrogée sur la nature de cette réminiscence, avez-vous sondé toutes ses ressources, aperçu le haut blason qu’elle alimente de son chiffre ? Elle, la réminiscence, n’est-elle l’expansion infinie des virtualités qui nous habitent, la mise en acte immédiate de nos objets les plus chers, les plus incarnés dans le tissu de notre propre existence ? N’est-elle ceci, et encore beaucoup d’autres choses ? Le souhait de notre conscience temporelle de réactualiser le Soi au titre de son passé, de ses événements singuliers, de ses émotions particulières.

  

   La réminiscence est toujours de l’ordre du désir psychique de faire écho dans le Monde de l’ici et du maintenant, de le métamorphoser en plus que ce qu’il n’a jamais été à l’époque fondatrice du fait ancien, lequel n’avait, en ce temps disparu, que la teinte des choses ordinaires, que la forme prosaïque de ce qui advient au hasard, ici et là, censé ne laisser que la trace d’une fumée dans un ciel gris d’hiver, un signe effacé par l’usure infatiguée des secondes. S’est-on suffisamment questionné sur ce qui en fonde le surgissement au ciel de l’Être soudain envahi du pur mystère de la souvenance, de la joie ineffable de ce qui, se présentant de nouveau, jouit du prestige de sa réassurance, s’ouvre dans les mille ressources d’une neuve et inouïe perception, dans l’emplissement multiple de la sensation, de son rayonnement jusqu’à l’horizon et de son sens au-delà, de la réarticulation de son lexique existentiel, du nouveau conte qu’il pose devant nos yeux débordant d’infinie gratitude ?

   

   Alors, le présent s’impatiente du passé, le convoque à l’élargissement du champ de la rêverie, le dispose à l’effervescence de la méditation poétique, le féconde afin que le vraisemblable d’autrefois devienne l’exceptionnel d’aujourd’hui, le divinement accompli, le magiquement déposé devant nous. C’est un peu comme de retrouver un jouet de l’enfance, un cerf-volant, par exemple, d’en tendre à nouveau la voilure, d’en colorer la toile, de placer à sa suite cette belle queue de papillotes enrubannées, de le voir flotter et faseyer plus haut que l’écume des nuages, dans cette zone purement onirique qui se confond avec notre idée même de bonheur.

  

Sachez-le d’une manière intime,

tâchez d’en ressentir au plein

de votre chair les incomparables effluves,

vous êtes ma réminiscence florale,

le lieu bouqueté de mes songes,

l’espace arborescent de

mes plus belles illusions.

Vous êtes mon Myosotis,

mon irremplaçable « Forget-me-not »,

mon inimitable « Vergissmeinnicht »

et me métamorphosez,

pour un bref instant tout au moins

en une manière d’infime Proust,

de petit Marcel qui, depuis

la plaine blanche de son lit d’écriture

vous imagine Liane voluptueuse,

Volubilis sensuel,

Orchidée envoûtante.

Oui, vous êtes

mon « Temps retrouvé ».

  

« Seule parmi les fleurs »,

vous êtes multiple, chatoyante

dans l’espace bouleversé de mes songes.

Oui, de mes songes les plus risqués !

 

 

 

 

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22 février 2024 4 22 /02 /février /2024 09:36
Le Doute comme esquisse de Soi

Le doute

Huile/ papier

Peinture Léa Ciari

 

***

  

   L’Artiste n’aurait-elle nommé son œuvre que nous l’aurions fait à sa place, dans la pure évidence, inscrivant le Doute à la cimaise de son œuvre. Si le doute est hésitation manifeste, le nôtre n’aurait duré que l’instant d’en reconnaître le signal parmi le destin pictural des formes plastiques. Cette belle image dit son contenu, nous le livre sur le mode d’un immédiat retrait. Cette venue de la léthé recouvrant l’alèthéia est un motif récurrent dans mon écriture, comme si l’exister n’était qu’un étrange clignotement entre deux blancs. Et gageons qu’il en est ainsi, ce que voudrait montrer la suite de l’article.

 

La tête. Mais quelle tête ?

Le visage. Mais quel visage ?

 

   Épiphanie humaine gommée, biffée à même son apparaître. Un grand, un immense silence s’élève de la toile, nous soustrayant à nous-mêmes, nous aliénant à cette mystérieuse apparition qui n’est jamais que le chiffre d’un questionnement infini. Le mien. Celui des mots traçant leur énigme sur le blanc du papier. Le vôtre, vous qui lisez et demeurez dans l’ombre même du geste interrogatif. Car vivre est sortir de l’ornière de glaise primitive. Car exister est tâcher de répondre à la question fondamentale de notre présence au Monde. Car faire son chemin est chanter sur le mode de la fugue, sans doute du mélancolique adagio, dans tous les cas de figure inscrire des mots sur l’écorce rugueuse de la Terre. Signifier !

   Le monticule des cheveux est semblable à un bronze antique, lequel ne profèrerait même plus son nom. Une étrange fixité clouée à même l’immémorial d’un temps sans avenir. Une mèche, le long du plâtre du visage, fait son motif doré de laine cardée, encore emplie d’un lourd suint. A moins qu’il ne s’agisse que du lambeau d’un suaire dont nous peinerions à définir les vagues contours. Formes informelles qui s’informent dans la lourde, dans la pénible pâte existentielle. Dans cette manifestation il y a du Roquentin, de la noire et rugueuse racine se perdant dans l’immobile tellurisme du Jardin Public de Bouville.

 

Il y a la poix de la contingence.

Il y a le lest de la déréliction.

 

   Il y a le tissu emmêlé de l’angoisse primaire, lequel ne semble pouvoir s’effacer. Il y a le Rien qui partout bourdonne, qui partout suinte, l’invisible matière du corps du Monde qui s’invagine en notre intime matière, laquelle est sourde, aveugle, muette. En nous, au plus profond de notre conque anatomique, cela se dit en langage d’abysses, cela murmure en fosses ténébreuses, cela chante nuitamment une complainte à laquelle nous ne saurions avoir accès qu’au titre de notre inconscient, d’un éternel lapsus infiniment répété, manière de sourde écholalie à elle-même son alfa et son oméga. On est alors livré aux quatre vents, exposé à la tourmente de la confusion, remis aux hésitations d’un flottement, balloté d’incertitudes, pris dans les mailles de l’irrésolution, livré aux multiples tâtonnements, égarés parmi les tourbillons de la vacillation.     

   Évoquant ici « flottement », « irrésolution », « vacillation », je n’invente rien, je ne fais qu’égrener, tel un antique chapelet, les grains de buis de la proxémie lexicale qui gravite tout autour du mot « doute » et qui ne sont que ses variations, ses successives inclinations ou bien ses inclinaisons. Car rien de stable ne se produit jamais dans l’orbe du doute, tout y est parsemé de soucis, de soupçons, de vagues suppositions. Terrain marécageux dans lequel nous avançons à grand peine, sables mouvants qui font à nos chevilles des gaines résistantes, les entourent de guêtres identiques à des gueuses de fonte Ainsi faisons-nous du surplace. Ainsi, croyant avancer, nous piétinons le sentier équivoque de notre destin.

   L’énigme la plus effective à laquelle nous nous heurtons, ce visage sans visage, cette sorte de masque de plomb, cette manière de tubercule nous faisant penser à quelque pierreuse condition, à une lourde minéralité, à un bloc non encore dégrossi par le maillet du sculpteur, à l’incarnation d’un clair-obscur, à la concrétion d’une ombre, à la perplexité elle-même faite matière à incompréhension. Et que dire d’une possible sensorialité, sinon qu’elle, tel le reptile au printemps, a retourné sa peau, ne laissant de sa récente exuvie qu’un tableau de chairs meurtries, qu’un portrait semé d’ombres, labouré d’insignes contradictions. Autrement dit, le surgissement du non-sens là où bien plutôt, devrait scintiller, rayonner la gemme éclatante d’un sens accompli. Fermeture. Repli. Invagination de ce qui, promis à l’être se dissout dans la figure inarmoriée du non-être. Et cette main ou ce qui en tient lieu, cette griffe, cette herse qui se dressent devant le fabuleux, le quintessencié langage, que viennent-elles ôter à notre vue si ce n’est l’essence de l’Homme en sa plus grande profondeur ? Ou pourrait résumer ce Tout du Rien par une formule lapidaire du genre :

 

la plus haute possibilité de l’Homme réduite

à son plus petit dénominateur commun.

  

   Écrivant ceci, nommant tour à tour ce flottement à l’infini, cette irrésolution surgissante, cet irrémissible plomb, cet illisible tubercule, je n’ai fait que décrire des orbes tout autour du Néant. La force de cette peinture est d’en dresser le terrible inventaire à partir d’un Positif qui, toujours, fait signe vers un Négatif, un Négatif fondateur de l’être des choses. Tout n’apparait, tout ne fait Phusis, tout ne se manifeste que sur fond de Néant. Voyant ce qui vient à nous sous la forme d’un hiéroglyphe décrypté, force nous est requise de l’envisager (de lui donner visage) sous le processus configutateur de la néantisation.

 

Avant même d’apparaître,

le Soleil appartenait au Néant.

Avant même notre naissance,

nous ne pouvions connaître

que les limbes du Néant.

L’amant hallucinant,

dans ses rêveries éveillées,

l’Amante, l’arrache au Néant

qui la retient captive.

 

   Tout, dans l’exister, toutes les ressources, les configurations, les formes, les lignes proviennent de ce fond sans fond, de cette inépuisable Corne d’Abondance qui est le lieu même, innommable, de la venue en présence de ce qui est, à partir, sans doute de cet espace que Platon nommait la « Chôra », cette zone d’indétermination où les choses sont œuvrées afin de sortir de l’anonymat intelligible pour figurer dans l’épaisseur incarnée du sensible.

   Dès lors comment comprendre cette toile, y faire effraction avec le plus d’exactitude possible, la percevoir en son fond telle une habile métaphore qui ouvre le Rien, le décèle, le rend vacant pour une lecture possible de la Présence qui, en toute rigueur, n’est qu’effectuation d’une originelle absence ? Ce qui, je crois, est à repérer dans la venue de l’œuvre à elle-même, nullement une esthétique qui solliciterait l’émotion du Voyeur. Nullement une éthique qui nous enjoindrait de pratiquer une morale du retrait. Nullement une forme qui appellerait d’autres formes en abyme et, ceci, à l’infini. Cette œuvre est entièrement livrée à un processus de néantisation autonome, manière de boucle refermée sur elle-même, autisme métaphysique de la plus haute teneur. Et c’est bien en ceci, sa situation sur le bord du méta (méta-réel, méta-langage, méta-sensorialité), sa fuite de lisière, sa frange aurorale, sa vibration faiblement crépusculaire, sa proximité de l’aura corporelle (ce mystère), son effritement visuel nous conduisant à une sorte de myopie, sa perte dans les cendres du silence, c’est bien ceci qui nous tient captifs, sur la margelle d’une hallucination, à l’extrême limite d’un cri intérieur. De stupeur. D’étonnement. De supplique. Car, à bien parler, nous devenons des êtres dépourvus de demeure, privés de sol, mutiques, laissés à même le fardeau d’une lourde et équivoque pesanteur. Nous qui faisions l’hypothèse de l’envol au contact de la toile, de notre sûre allégie, de notre flottement en de hauturières altitudes, nous voici reconduits, tels de prosaïques et antiques Figures, à n’occuper que des positions de Cariatides supportant la charge de chapiteaux invisibles.

   Ici, l’art de Léa Ciari a consisté à ouvrir une meurtrière scindant les mots, pratiquant leur nécessaire intervalle signifiant. A consisté à glisser la lame de l’outil dans l’intervalle silencieux de toute parole. A consisté à faire surgir les blancs de l’œuvre afin qu’un rythme s’installant, s’instaure quelque chose de lisible issu du pur mystère. Et, afin de filer la métaphore plus avant, il me semble que nous pourrions éclairer notre réflexion à l’aide du fameux Ruban de Möbius.

 

 

Le Doute comme esquisse de Soi

Ruban de Möbius

Source : Wikipédia

 

*

 

   Sa face avant, face de la Présence, de la manifestation, de la visibilité serait le simple reflet de sa face arrière néantisante, celle de l’Absence, du Rien, du Vide à partir de quoi tout s’essentialise, prend chair, devient chiffre, devient signe, devient sens. Et l’opérateur de cette métamorphose se situerait au point exact d’inversion du Réel et de son contraire, l’Irréel (voyez le retournement de la peau du reptile, la renaissance à Soi, le prolongement d’un destin), au point qui se nomme « chiasme », là où doivent nécessairement se porter notre esprit, notre jugement, notre lucidité, point d’équilibre situé à mi-chemin de notre Conscience (la Présence) et de notre Inconscient (l’Absence), Néant en tant que toile de fond sur laquelle se détache l’exister.

   Nous sommes nous-mêmes cette Charnière Dialectique, ce point de fusion alchimique, cette ouverture de pleine focale de la mydriase (cette exception du voir proprement sidérante), ce projet jeté en avant de Soi qui, s’extirpant des ombres fuligineuses de la myose (cette réduction de la vision au lieu commun, à l’image d’Épinal), cette charnière donc qui ouvre l’horizon étréci du Doute, le désopercule, distend ses membres le temps d’une vision avant, que de nouveau, les membranes du Néant ne se referment sur notre étique chrysalide, rejoignant le site même de notre venue, épousailles lumineuses et définitives avec ce Néant qui signe la singularité de notre humaine condition.

 

Merci à vous Léa Ciari

qui avez posé sur la toile

cette belle et persistante Physique

que la dimension du Méta

est venue bousculer pour notre

plus grand profit Méta-Physique.

 

 

 

 

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