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27 avril 2023 4 27 /04 /avril /2023 07:37
En quel lieu étiez-vous ?

   [Entrée en matière – Le Lecteur, la Lectrice ne s’y tromperont pas, le fil rouge qui court tout au long de ce poème, comme dans la plupart d’entre eux, sinon tous, y compris mes Nouvelles en prose, ce fil rouge donc n’est autre que celui de la FUSION. Fusion de Soi en l’Autre, dans les Choses, dans le Monde. Cette tripartition du réel est ce qui vient au-devant de nous dans la plus pure évidence. Seulement, cet aspect trinitaire du réel, à commencer par ce Nous, qui est pure énigme, n'est rien moins qu’une illusion à laquelle, au mieux, nous donnons quelque nom, que nous dotons de quelque forme possible afin que notre silencieuse solitude puisse s’animer de quelque écho, nous incarner en quelque sorte, nous rendre visible à nous-même.

   Il s’agit toujours d’une question de regard. Notre vision est floue par nature car, du divers, du multiple, nous ne saisissons jamais qu’un fragment, une bribe, une nuée vite dispersés dans l’anonymat du ciel et d’un espace qui sont, par essence, infinis. La question, question vitale s’il en est : comment faire face à notre solitude constitutive, lui donner des aliments, la tromper en réalité, lui faire accroire que ces illusions qui poudroient devant nos yeux, ces évanescences qui se dissolvent dans les mailles de l’air, ont de solides bases, des fondements immarcescibles qui nous assurent de notre être comme du leur. C’est bien de ceci dont il s’agit dans la vie banale, ordinaire, inconsistante, déterminer des nervures, lesquelles irriguant le limbe, nous donnent le sentiment d’exister avec une puissance dont seule la Mort pourrait nous ôter le bénéfice. Notre contingence ainsi que celle des événements qui nous rencontrent sont de telle amplitude que nous nous escrimons, jour après jour, à en atténuer les effets, à en biffer la sourde présence. Et il est heureux qu’il en soit ainsi, notre cheminement sur Terre est à ce prix.

   Ce à quoi j’attribue le prédicat de « fusion » peut trouver à s’exprimer de manière analogue dans ce que Romain Rolland a nommé « sentiment océanique », cette ouverture de Soi au Monde, cette immersion dans le Grand Tout, cette osmose avec la Nature, cette intime sensation d’être vague qui bat au rythme du vaste Océan. Or cet état de « grâce » est exceptionnel et ne résulte que d’une attitude méditative-contemplative qui est le fonds commun des Poètes et des Artistes versés, par nature, à appréhender les choses dans leur totalité, leur globalité, faisant des contraires, à commencer par l’opposition Sujet/Objet, une Unité bien plutôt qu’une division. Ici les catégories perdent leurs droits afin qu’une synthèse du réel se manifestant, l’Homme soit auprès de ce qui l’environne comme une pièce interne du puzzle, non comme une partie qui lui serait externe, un genre de satellite girant autour de sa planète. Évoquer ceci incline également à penser le Monde et à l’éprouver selon un mode panthéistique, où tout est lié à tout, sans rupture, sans césure, une alliance où le lien même devient invisible à qui il est. La fusion est encore convoquée d’une manière essentielle dans les rapports de réciprocité des Amants, dans l’attachement du futur Homme au roc biologique de sa Mère, dont la vie intra-utérine est la manifestation avant-courrière des futurs bonheurs, des intimes joies.

   Dans le poème qui suit, Celui-qui-dit-Je devient, au terme d’un processus quasi alchimique, Celle-qui-disait-Tu, le Couple se donnant selon un Nous-fusionnel qui est, tout à la fois, l’accomplissement du poème en son sens le plus profond, l’Amour entre deux Êtres lui étant corrélatif. Écrivant ceci, je ne peux qu’espérer qu’une telle convergence allie, en une même unité, Vous-Lecteurs, Vous-Lectrices. Et l’Écriveur que je suis. Le langage, le sublime Langage est l’opérateur, le convertisseur universel, le médiateur sans égal où ce « Je est un autre » rimbaldien trouve sa plus belle expression, paradigme précieux s’il en est d’une connaissance de Soi-en-l’Autre, de l’Autre-en-Soi. Vous n’aurez nullement été dupes de la charge sémantique dont les-tirets-entre-les-mots sont l’illustration graphique. Ils sont l’élément visuel de la « fusion ». Merci d’avoir lu si vous m’avez accompagné jusqu’ici.]

 

*

 

En quel lieu étiez-vous

Qui n’était nullement le mien ?

 

Je vous apercevais,

mais comme dans un brouillard,

vous savez ces brumes d’automne

dont les écharpes n’en finissent de flotter,

on n’en discerne jamais qu’une pluie fine

qui talque l’âme d’une manière d’Infini.

Il est des êtres dont l’intime

 substance vous échappe

et c’est sans doute pour ce motif

qu’ils vous interrogent sans cesse,

vos jours en sont poudrés

d’un juste effroi,

vos nuits se perdent dans

leur continent d’encre,

vos songes deviennent si arachnéens,

ils semblent vous fuir pour un sibyllin

ailleurs sans contours bien précis.

 

En quel lieu étiez-vous

Qui n’était nullement le mien ?

 

Cependant, vous abandonner

 à ce motif si vague revenait à

procéder à ma propre disparition.

Comme si j’étais un simple halo

 émanant de votre subtile forme,

une fumée dont le feu

se serait dissimulé sous

quelque mystérieuse cendre.

Plus je m’ingéniais à vous inscrire

en quelque géométrie,

plus vous vous absentiez de moi,

il n’en demeurait que ces cercles

qui fripent l’eau et s’évanouissent

au sein de leur surprenant vortex.

Mon langage, lui aussi,

échouait à vous décrire

et les prédicats

que je convoquais,

 « grande »,

« mince »,

« voluptueuse »,

clignotaient un instant

derrière mon front pour

n’y jamais reparaître.

 

En quel lieu étiez-vous

Qui n’était nullement le mien ?

 

En réalité vous aviez

la consistance

 d’un feu-follet,

l’irisation verte

d’une aurore boréale,

le bleu translucide

d’un iceberg.

Il fallait que je m’arrange avec

 l’imprécision de ma vision,

avec l’inconstance de mon toucher

et il m’apparaissait, le plus souvent,

que vous n’étiez que la dentelle

d’une imagination trop

fertile et capricieuse.

En quelque manière,

vous étiez le deuil

qui justifiait ma présence sur Terre

et j’aurais pu vous rendre vivante,

étrange paradoxe,

à orner de chrysanthèmes la tombe

dont vous sembliez occuper

l’émouvant et fragile tumulus.

 

En quel lieu étiez-vous

Qui n’était nullement le mien ?

 

Le précaire était votre mode d’expression,

ma mélancolie la teinte par laquelle

je lui apportais une réponse.

L’illusion eût pu se poursuivre une éternité,

il m’était toutefois alloué la possibilité

de vous approcher au gré d’une image,

 fût-elle le témoin d’une cruelle absence.

 

Votre corps est blanc,

d’une pureté d’albâtre,

il évoque aussi bien un

champ de neige immaculé,

la douce palme d’une virginité,

la page libre sur laquelle, bientôt, l’Écrivain

posera les premiers mots de son poème.

Vous êtes la figure même d’une forme

abandonnée à son propre futur,

la cambrure de votre chair

en démentirait-elle la souple disposition.

Seules les braises de vos aréoles

attisent la blancheur d’un possible désir.

Certes il est bien délimité mais

son prix n'en a que plus de valeur.

Rouge pulvérulence dont le blanc

est atteint en sa nacre épandue.

 

En quel lieu étiez-vous

Qui n’était nullement le mien ?

 

Votre corps, ce luxueux céladon

est tendu à la manière d’un arc,

 il est atteint d’une vibration de cristal.

Chose étonnante parmi toutes,

teinté d’une sourde opacité,

il est le lieu d’une étrange transparence,

une invite à être auprès-de-vous-en-vous

dans l’instant qui brasille et convoque

à la fête de la rencontre.

Et votre visage,

ce masque vénitien

si troublant,

on voudrait l’ôter,

 mais au risque de Soi,

mais au risque de vous perdre.

La bouche-cerise est un fruit

 à portée de mes lèvres assoiffées.

 Le nez-étrave s’anime

d’imperceptibles fragrances.

Les yeux-insectes sont des soies noires

en lesquelles me noyer pour l’éternité.

Et vos cheveux, ce rutilant

ruisseau de cuivre,

cette chute de feu sur le

reposoir de votre couche.

Comment ne pas y succomber,

comment ne nullement s’y immerger

jusqu’à brûler la lame

de ma conscience ?

 

En quel lieu étiez-vous

Qui n’était nullement le mien ?

 

Et ce décor qui vient à vous,

qui focalise en ses traits

le précieux et le rare.

Une frise murale faite d’un

croisement de lignes bleues

vient dire l’exactitude

de votre présence,

 l’immanence qui vous fait être là,

dans une lumière de gemme

évidence parmi

les tumultes du Monde.

Et cette natte pareille

 à la fleur de lotus,

ne dit-elle votre grâce en

même temps que votre pureté ?

Ce don de vous dans ce

qui n’est que retrait

est la faveur qui me relie à vous,

me fait votre Obligé,

me noue à votre invisible destin.

Ma nuit s’annonce bientôt

et la basse lumière du crépuscule

 m’incline à vous rejoindre

dans ce songe que

 vous semblez mimer

avec le plus parfait naturel.

Alors, à la seule force de mon

 imaginaire fouetté par

mon ardent désir,

je-serai-Celle-que-vous-êtes,

je ne me confondrai en moi

qu’à vous halluciner.

Demeurez ainsi,

dans cette pose

mi-hiératique,

mi-voluptueuse,

c’est l’étonnant paradoxe

qui convient le mieux

  à votre venue à l’Être.

 Soyez simple

et aliénante geôle,

je serai votre Prisonnier !

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25 avril 2023 2 25 /04 /avril /2023 07:51
CHAOS

« Effet papillon »

Source : Futura Sciences

 

***

 

   Parfois l’on se lève, dans l’approximation de Soi. On est décentré, on penche vers quelque abîme, la Musique des Sphères on l’entend, mais loin, derrière un voile de coton. On quitte sa natte de sommeil avec des songes encore accrochés à ses basques. On titube sur le bord de sa couche comme si l’on était pris d’ivresse. On se rend compte que le phénomène de l’équilibre est une prouesse, que gagner la position debout tient du prodige, qu’avancer un pas derrière l’autre est une sorte de miracle. Qu’exister est une rude épreuve dont on ne sait si le mode appliqué pourra longtemps se poursuivre. On sait, tout au fond de Soi, que le jour qui vient ne sera pas le jour mais une ribambelle de haillons que reliera un mince fil, il pourrait bien se rompre à tout instant. On sait que l’heure ne sera pas l’heure, mais une suite ininterrompue de hoquets, d’hiatus, une bordée de pointillés dénués de toute logique. Tout ceci on le sait dans la confusion comme si une fumée, un mince brouillard gris en faisaient trembler l’image incertaine. On sait sans savoir vraiment, dans l’égarement, l’à-peu-près, l’indéfini. On ne sait même pas si l’on est vraiment.

   On quitte le sombre réduit de sa chambre. On progresse de guingois, à la manière des crabes parmi le lacis des racines de palétuviers. Que craint-on ainsi ? Qu’un meurtrier ne se dissimule dans la pénombre, prêt à commettre un acte irrémissible ? Qu’une hyène puisse, à tout instant, vous sauter dessus et vous prendre à la gorge ? Non, ce que l’on redoute par-dessus tout, c’est de faire face à qui l’on est ou à qui l’on n’est pas, de faire l’inventaire de ses propres fissures, de sonder la profondeur de ses failles, d’expertiser jusqu’à la folie le vide incommensurable qui vous habite, d’en éprouver le vertige jusqu’au seuil d’une possible disparition. On avance avec maladresse, comme glissant sur des coques de noix. Parfois l’on s’agrippe au chambranle de la porte. Parfois même, en un acte de profond découragement, l’on regagne le bord de sa couche qui ne nous offre que le désert de ses draps vides, de simples vagues blanches que le gris boulotte consciencieusement.

   On gagne l’étroite coursive de sa salle d’eau. Par la vitre dépolie filtre un jour sale, une sorte de torchon qui bat « au vent mauvais ». Ses ablutions on les accomplit, nullement dans le souci de Soi, non dans la pure routine, dans le conditionnement élémentaire. L’eau n’est guère amicale, pas plus que la lame du rasoir qui trace dans l’épaisseur de la mousse son entaille de chasse-neige. Les crins de la barbe sont durs qui résistent. L’eau qui coule du bec de cygne percute l’émail de la vasque avec un bruit têtu, obstiné, c’est la mesure d’un jour sans limite qui est compté là,

 

c’est l’addition des ennuis,

des renoncements,

des retours en arrière,

des saltos

 

   qui vous laissent à demeure, font un cruel sur-place comme si les mailles du temps s’étaient relâchées, que votre propre histoire ne menace de s’effondrer. Au toucher, vous estimez la qualité du chantier. Par-ci, par-là quelques picots rebelles, quelques touffes révoltées. Mais le maquis suffira pour aujourd’hui, il est à la mesure de ce qui va venir, de ce qui vient, de cet inconnu qui palpite tel un gouffre avec la herse de ses stalagmites, avec les dents de ses stalactites qui chutent dans un fond sans consistance.

   On est maintenant assis à sa table de solitude. Mais ceci, énoncer la solitude est un truisme puisque, n’étant nullement assuré d’exister Soi-même, comment pourrait-on postuler l’existence de l’Autre ? Tout est si vide dans le monde, si flou, si fuyant. Tout flotte et rien ne s’attache à rien. L’eau, dans la casserole, fait son minuscule grésillement. La seule compagnie. Personne dans la rue. La rue est vide, solitaire. La clarté frappe au carreau mais sur le mode de la retenue, une manière de badigeon Ardoise que l’œil a bien du mal à traverser. Le Printemps bourgeonne avec des insistances de frimas. La belle saison s’annonce avec de larges entailles hivernales. On allume la radio. Les nouvelles du Grand Ailleurs : guerres, génocides, fugues, viols, disparitions en tous genres, conflits, diasporas de peuples exténués. Comme si le vaste tissu du Monde se déchirait, on ne voit plus que sa trame étique, le désordre de son façonnage. Dans le corridor de la gorge, le thé noir fait son trajet brûlant, réchauffe la braise du cœur qui palpite à peine, accordée qu’elle est à l’Anthracite d’un temps figé qui ne connaît plus ni son alpha ni on oméga. Des flocons de brioche avancent lentement, manière de clepsydre qui égrène les secondes d’une façon métronome, comptable, uniquement arithmétique. La trentième seconde fait suite à la vingt-neuvième qui fait suite à la vingt-huitième et ainsi, à l’infini. C’est si désolant les chiffres, tellement désincarné, juste la frappe d’une numération perdue dans le vaste rythme universel.

   Bureau, maintenant ; ou plutôt pièce de Lecture et d’Ecriture. Pièce des Mots. Murs garnis de livres. Ils veillent, garnisons de signes noirs dans la faible lueur des maroquins. Habituellement, Génies tutélaires, Hautes Présences. Les mots irradient au travers des couvertures, leur fragrance de papier vole ici et là, identique à un encens qui répandrait ses volutes sous les voûtes de quelque sanctuaire. Au travers des vitres martelées, toujours ce halo gris cerné de pluie, toujours cette obstination de la nuit à vouloir celer le jour, à le conduire à son crépuscule. La pluie est verticale. Son clapotis parvient, atténué. Une gouttière dégorge quelque part son trop-plein. Un fin brouillard monte du sol, semblable à ces fumées de feux de camp qu’on éteint, qui couvent doucement dans le tapis d’ombre. Juste le lent, l’immobile cliquetis du temps, le tempo mortel qui vient de l’illisible territoire de la finitude. Silence lourd, de plomb, d’étain, de zinc, enfin de teintes sourdes qui ne s’élèvent guère de leur pure matérialité.

 

Gel gel partout.

Glu, glu partout.

Suif, suif partout.

 

Å l’abri des maroquins et des toiles les signes s’impatientent.

 

   Les signes veulent être lus. Sinon les livres sont leurs cénotaphes. Les signes s’impatientent. On s’impatiente de ne pouvoir les saisir d’un trait, de les manduquer, comme on le ferait, à pleines dents, de la chair nacrée d’une mangue. Chaque bouchée est une merveille. Au hasard, dans la perte grise de la lumière, un manuel est extrait de sa catacombe. La couverture luit faiblement comme ces pierres sombres d’Irlande que le ciel lisse de sa palme douce. Le papier, sous la pulpe des doigts, tient son langage de papier, à peine un chuchotement, un bruissement pareil à l’envol d’un courlis au-dessus du miroir de la lagune. Au début, forêt de mots simplement, rien n’émerge de rien. Puis l’œil accommode, puis la pupille boit avidement ce qui vient à elle, telle une faveur. Ce qui se montre dans la touffeur moite du temps :

 

« Rêve du ciel »

 

   « Oh voici : le souffle balsamique de cet infini printemps devait fermer les plaies brûlantes de la vie, et l’homme, saignant encore des blessures reçues sur la terre qu’il venait de quitter, devait se cicatriser parmi les fleurs, en vue du ciel à venir, où la Vertu et la Connaissance suprêmes exigent une âme guérie. Car ah ! les souffrances de l’âme, ici-bas, sont tellement trop grandes ! – Lorsque, sur ce champ neigeux, une âme en étreignait une autre, leur amour les fondait en une même goutte de rosée scintillante ; en tremblant elle descendait alors dans une fleur qui la soufflait en l’air, partagée de nouveau, comme un encens sacré. »

 

   Dans sa couverture vert bouteille, le livre de Jean Paul, « Choix de rêves », a été refermé sitôt qu’ouvert. Il gît sur le glacis de la table, tel un objet inutile. Il pleut toujours. De grosses gouttes qui font des cercles dans les flaques boueuses. Le silence règne en maître, il pèse tel un couvercle et enserre les mots dans une gangue semblable à la mutité de lourds sédiments. Les mots sont pris au piège, ils tournent en rond dans leur geôle tels des Prisonniers qui attendent l’heure de leur marche circulaire entre les murs gris de leur forteresse. Ils n’ont plus de vis-à-vis, ils meurent de n’être nullement regardés, compris, ils gisent tels d’énigmatiques hiéroglyphes dont nul Herméneute ne parviendrait à saisir le sens. Au milieu d’eux, au milieu de leur soudaine « in-signifiance, » je ne suis guère qu’un Égaré aux mains lisses, tout glisse en elles, rien ne demeure. Tout autour de moi les mots volètent tels des insectes que la lumière aurait portés à une sorte d’ivresse. Les mots, les divins mots qui, hier encore, festonnaient le massif ténébreux de ma tête, y allumaient des feux de joie, les voici soudain devenus des Étrangers dont je ne comprends nullement la raison de leur singulier comportement. Ils sont un tel mystère ! Ils sentent le soufre. Ils me mettent au défi de m’en emparer, d’en faire mon bien. Mais ma peau résiste, mais ma chair se révulse.

   Au-dehors l’air est sale, compact tel des mèches d’amadou, tout s’y abîme et y devient méconnaissable. Je retourne à l’intérieur du livre de Jean Paul, j’essaie de m’y creuser un terrier que je tapisse de mots. Mais dans la maladresse, comme si leur matière venait à moi pour la première fois. Au hasard je tisse de boue « le souffle balsamique », j’enduis mon corps de « plaies brûlantes », je m’inflige de vives « blessures », puis j’enjoins à ma mélancolie de « se cicatriser parmi les fleurs » et je prends acte de ce nouvel état qui m’affecte, de cette désertion du langage qui, bientôt sans doute, ne manquera d’ébrécher ma conscience, d’y creuser d’irréparables ornières. Au-delà des vitres semble gésir un monde en proie aux tourments identiques aux miens. Ce n’est que brume et confusion. Ce n’est que chemins de boue qui se perdent à même leur propre confusion. Parfois, une voiture, au loin, fait son bruit de sourds élytres. Mais est-ce bien une présence, ne l’ai-je créée de toutes pièces afin de me rassurer ? Puis un silence humide, un mur en vérité que personne ne pourrait franchir. Du fond de mon terrier que rien ne semble pouvoir atteindre, sauf un éternel ennui, je crois que mes Coreligionnaires ont déserté la ville, que je suis seul, ici, livré au pandémonium des mots, car maintenant les mots se rebellent, les mots sont véritablement hostiles, ils sont des manières d’oursins aux piquants venimeux qui perforent ma peau. Ils sont des calots d’acier qui percutent le cercle de mon front. Ils sont des flèches au curare qui empoisonnent ma chair. Ils sont des pièges qui, sur la loque que je suis devenu, referment leurs puissantes mâchoires de métal. Cela fait un bruit d’éponge au centre d’un bizarre cliquetis.

   Épilogue - Parfois, lorsque le ciel est bas, que la vue est courte, parfois lorsque le sens de l’exister se précipite dans le trou d’une énigmatique bonde, on ne sait plus qui on est, d’où l’on vient, vers où l’on va. On n’a plus de passé et la mémoire se refuse à la moindre réminiscence. On n’a plus, en guise d’avenir, qu’une carte de géographie sans équateur ni méridien, sans continent, sans océan. On est dans un présent noué sur lui-même, un genre d’ouroboros aux écailles ternes, une manière de ruban de Moebius dont on ne parvient nullement à savoir en quel point l’on se situe, en quel chiasme il nous précipite, où tout se retourne soudain, mais se retourne sur quoi ?

 

Sur le vide,

sur l’irreprésentable,

sur l’indescriptible,

sur l’innommable.

 

   Ce sont, à chaque fois, des atteintes qui pour n’être nullement mortelles au sens propre, le sont au sens figuré. Alors le pire s’accomplit, on est livré à Soi, à Soi seul, ce qui est la plus vive aporie qui se puisse concevoir. Car l’Homme a pour mission secrète, mais nécessaire de tous temps, d’être ce miroir où se reflètent les Autres, les Choses, le Monde. Faute de ceci il s’étiole et présente un visage inquiétant, tel celui de la mythique et vénéneuse Mandragore qui, pour être cueillie, nécessite toute la puissance d’un rituel magique, le plus souvent hors du pouvoir des Mortels que nous sommes. Bien des choses sont en notre pouvoir : édifier des habitats, écrire des poèmes, tailler une pierre, cultiver un lopin de terre, réciter des vers, aimer une Compagne, naviguer sur un fleuve, bien des prouesses à hauteur d’Homme même si, la plupart du temps, toutes ces tâches ne sont accomplies que partiellement, dans une sorte de distraction. Cependant la forêt de nos diverses puissances présente une inquiétante brèche, une vive clairière y creuse sa vacuité infinie, nous ne sommes nullement maîtres de qui nous sommes. C’est ceci que, parfois, les jours de pluie, lorsque le maussade et l’ennui tissent la trame du jour, nous pensons avoir perdu, à savoir le bien parmi les plus précieux, cet usage de la Langue qui se donne comme l’unique geste affecté de transcendance qu’il nous soit donné d’accomplir, ici, sur cette Terre semée de bien des afflictions.

   Pour les âmes courageuses et généreuses qui m’auront accompagné tout au long de cette sombre complainte, qu’ils soient récompensés à la lecture de ce fragment tiré encore une fois de la prose poétique inimitable de Jean Paul, ce phare du Romantisme Allemand :

 

   « Quitte la terre, et monte dans l’éther vide : plane alors, et vois la terre devenir une montagne flottante, et jouer autour du soleil avec six autres poussières de soleil ; - des montagnes voyageuses, que suivent des collines, passent devant toi, et montent et descendent devant la lumière solaire – puis regarde, tout autour de toi, la voûte sphérique, parcourue d’éclairs, lointaine, faite de soleils cristallisés, à travers les fentes de laquelle la nuit infinie regarde, et dans la nuit est suspendue la voûte étincelante. – Tu peux voler durant des siècles sans atteindre le dernier soleil et parvenir, au-delà, à la grande nuit. Tu fermes les yeux, et te lances en pensée par-delà l’abîme et par-delà tout ce qui est visible ; et, lorsque tu les rouvres, de nouveaux torrents, dont les vagues lumineuses sont des soleils, dont les gouttes sombres sont des terres, t’environnent, montent et descendent, et de nouvelles séries de soleil sont face à face, à l’orient et à l’occident, et la roue de feu d’une nouvelle Voie Lactée tourne dans le fleuve du Temps. »

 

   Cette belle prose que je qualifierai volontiers, de « cosmologique » au sens plein du terme (étymologiquement « théorie du monde », mais aussi, mais surtout, « théorie de la Langue » lorsque saisie d’un souffle céleste, elle quitte le rivage de la Terre et se donne comme Pure Poésie, Poésie Essentielle), cette prose magnifique je vous l’offre, non seulement pour qui elle est, mais tout autant pour sa valeur que je dirai « performative », elle efface, au moins provisoirement, les abîmes dans lesquels se fourvoie, à longueur de journée l’Humaine Condition, elle élève l’âme à sa juste hauteur qui est celle d’une Essence dont, toujours nous devrions nous pénétrer bien plutôt que de nous précipiter dans les conciliabules mondains qui occultent le plus souvent ce qui fait notre fondement, cette Conscience qui, aussi, est Lucidité.

 

   Aujourd’hui la pluie a cessé de dresser son rideau à l’horizon des yeux. De gros nuages traversent le ciel d’Ouest en Est. Quelques trouées de soleil. C’est elles qu’ici et maintenant je veux voir sous l’infinie Poésie de Jean Paul : une lumière se lève et déchire le drap nocturne !

 

 

 

 

 

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23 avril 2023 7 23 /04 /avril /2023 12:11
Vous m’attendiez en noir.

Janvier 2014© Nadège Costa

Tous droits réservés

***

  Etait-ce pour cela, votre rencontre un jour, que j’avais décidé de fixer ma vie nomade Quai aux fleurs, en plein Paris, face à l’Île Saint-Louis, cette manière de terre perdue dans les mouvances de la ville ? De ma fenêtre, lorsque les éclipses de mon écriture m’en laissaient le loisir, ma vue planait parfois longuement parmi l’écume verte des arbres au travers de laquelle le bout de l’Île se laissait apercevoir, proue fendant les eaux grises de la Seine. Il n’était pas rare, qu’empruntant le Pont Saint-Louis, une longue déambulation me conduisît, au hasard, dans les diverses coursives de ce bateau échoué. De ce « bateau ivre », pensais-je, tellement mes errances évoquaient celles de Rimbaud. Une recherche de soi que ne comblait guère une marche sans but, une avancée dans la brume grise, laquelle mettait en fuite les orients qui eussent pu se montrer comme les possibles justifications d’une existence entièrement consacrée à l’exploration de la littérature, à la connaissance intime de son continent onirique. Au détour des rues, dans la clameur solaire ou bien la brume hivernale, des silhouettes surgissaient qui avaient élu domicile sur cette éclisse de pierre, le visage tragique de Baudelaire, le regard d’un Francis Carco tout empreint de ce romantisme plaintif dont il se réclamait, que les « rues obscures, des bars, des ports » attiraient vers un possible ailleurs. N’était-on le locataire de ce bout de ville qu’à songer à un exil, à être en partance pour ce qui, hors de soi, rêve ou bien poème, constituait l’essence du voyage, non cette Terre Promise par les pages glacées des magazines ?

  Un soir d’octobre sonnant l’épilogue d’un roman entrepris depuis longtemps, flânant le long des façades de pierres claires du Quai d’Orléans, derrière la vitre du restaurant « Les Belles Manières », clin d’œil à l’auteur de Jésus-la-Caille, j’aperçus votre silhouette, tout de noir vêtue, à laquelle il ne manquait plus qu’une résille sombre dissimulant le haut du visage pour que vous apparaissiez comme le mystère même. J’étais allé m’installer sur le banc situé tout au bout des pavés du Quai Bourbon lorsque votre discrète présence s’est annoncée dans le froissement de votre vêture. Alors, comme pris d’une brusque illumination, peut-être d’un espoir ou d’une audace irraisonnée, je vous invitai à vous asseoir ici, tout près, sur les lattes de bois vert afin qu’une rencontre pût avoir lieu. Nous avons bavardé jusqu’à une heure avancée de la nuit. De l’autre côté du ruban d’eau, les façades du Quai aux Fleurs s’éteignaient progressivement, seules quelques fenêtres ponctuant la nuit d’une lumière irréelle. Je désignai l’emplacement de mon appartement qu’un éclairage oublié mentionnait à la façon d’un sémaphore qu’une aube estomperait bientôt. Je ne sais pourquoi ma fenêtre paraissait vous attirer, simple curiosité ou bien désir d’en savoir plus sur la vie de cet inconnu que j’étais, qui vous avait abordée avec une sorte d’impudeur qui semblait vous piquer au vif.

  Nous avons longé la coursive de pierre. Sur l’eau noire flottaient, telles de rapides comètes, les lueurs des lampadaires. Personne à cette heure perdue sinon un chat fuyant au ras des trottoirs de ciment. Nous avons monté les trois étages sans parler, juste nos souffles réunis par une même angoisse. Qu’allions-nous faire de cette étrange rencontre qui ne ressemblât nullement à un naufrage ? Je vous ai invitée à vous asseoir sur la bergère de cuir mais vous avez préféré le divan sous prétexte d’un peu de repos. Nous avons bu un café en fumant. De l’autre côté, sur l’Île, le banc solitaire qui avait scellé un pacte commun. Vous m’avez demandé de lire quelques passages de mon dernier roman. J’acceptai bien volontiers.

  Vous étiez ma première lectrice ou, plutôt, auditrice. Je me suis assis sur la bergère face au lit et j’ai lu quelques fragments, au hasard. Vous avez d’abord ôté votre veste puis vous êtes installée dans une pose demi-allongée qui vous donnait cet air de nonchalance que l’on adopte après une longue veillée alors qu’apparaît la première fatigue. Il commençait à faire frais et, tout en continuant ma lecture, j’ai allumé le chauffage. Etait-ce la soudaine chaleur, la quiétude de l’atmosphère, bientôt je vous aperçus - je n’osai regarder trop longuement -, le haut dénudé que recouvrait seulement une dentelle noire autour de votre gorge aussi blanche que l’écume. Votre paire de lunettes, vous faisiez mine de jouer avec, pareille à une collégienne primesautière et un brin provocante. Je dois avouer que j’avais un peu de mal à me concentrer sur ma lecture. Je crois qu’à cet instant j’ai songé à « La Lectrice » de Raymond Jean, ce livre qui m’avait plu tellement le rôle de Marie-Constance paraissait ambigu. Ingénue libertine, passionnée de Maupassant, Duras ou bien Sade, décrypteuse de littérature en même temps qu’elle mettait à jour les fantasmes des ses auditeurs, les siens propres aussi, évidemment. Votre jupe ne tarda guère à rejoindre le tapis de laine blanche sur lequel il fit son nuage sombre. Tout ceci, je l’entrevoyais plutôt que je n’en avais une claire conscience. Il est si difficile de faire face à une Inconnue surtout lorsqu’elle s’ingénie à semer dans votre esprit un vent de folie.

  Tour à tour mon regard déchiffrait chaque ligne avec assiduité, tour à tour il effeuillait votre présence avec l’espoir que celle-ci n’eût point de fin. Bientôt vous seriez dans le plus simple appareil. Bientôt je serai au cœur d’une énigme à résoudre. Dans le jour qui poudrait les fenêtres, ce blanc discret comme une fugue, vous étiez cette belle note noire qui semblait toujours vouloir demeurer, cet harmonique qui vibrait jusque dans les feuillages du Quai d’Orléans. Vous aviez de longs bas noirs qu’un jonc affirmé longeait sur toute la longueur de la cuisse, donnant à votre chair de nacre le somptueux des choses à demi-révélées. Votre jambe gauche prenait appui sur le sol dans une attitude de sublime désinvolture alors que la droite, remontée comme pour une ultime défense, dissimulait votre lingerie intime que je supputais être des plus minces, un genre de brume légère où s’abandonnait le luxe du temps, la douceur d’un recueillement. Je ne doutais pas un instant que, dans un très proche avenir, vous seriez nue entre mes bras, frissonnant au rythme des phrases. Alors que je ne m’y attendais guère, le livre, MON livre dont je lisais des passages avec autant de peine que de ravissement contenu fut votre objet en même temps que je devins le vôtre, auditeur que ma propre prose atteignait à peine, que je ne reconnaissais qu’au rythme syncopé que vous lui imprimiez, à la passion que vous lui instilliez. Du temps je n’avais plus la notion. L’espace s’était singulièrement étréci à la coquille de noix de ma garçonnière. De la littérature même, ma nourriture quotidienne, mon nutriment existentiel, je ne percevais plus qu’une manière de gelée mêlant aussi bien le classique d’un Maupassant, la modernité de Duras, l’audace crue de Sade. Tout tournoyait et dans le jour qui se levait avec son cortège de pluie bleue et la chute de ses feuilles d’or j’étais comme un somnambule qu’une liqueur trop forte aurait abusé ou bien qu’une soudaine volupté aurait porté bien au-delà de lui.

  Alors, lentement, comme en un subtil cérémonial, vous vous êtes levée, avez remis vos vêtements l’un après l’autre, genre de chorégraphie dans le deuil d’une aube nouvelle. Hypnotisé, ne sachant plus où commençaient, où s’arrêtaient mes propres limites, je vous ai aidée à enfiler votre veste. Une odeur troublante diffusait son encens autour de vous, celle que l’on trouve dans les pages d’un livre ou bien d’un ancien parchemin, mêlée à une troublante fragrance faite de sensualité et d’épices rares. Vous saisissant de mon livre et faisant mine de l’emporter, posant une question à peine audible tellement la réponse en était assurée d’avance :

« Je peux… ? »

« Bien sûr, vous pouvez … mais je ne connais même pas votre prénom … »

« Marie-Constance » avez-vous dit dans un souffle qui, en même temps, sonnait comme une évidence.

Je vous accompagnai sur le palier du troisième étage que vous étiez déjà en bas de l’immeuble, Quai aux fleurs. Parmi la fuite des feuilles votre silhouette dessinait la consistance d’une ombre parmi le caprice des heures. Vous reverrai-je un jour, Marie-Constance ?

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22 avril 2023 6 22 /04 /avril /2023 07:33
Eloge de l’ennui

« L'ennui est après l'ambition le plus grand poison de la vie. »

 

Proverbe français

 

***

 

                       Mercredi 11 Novembre

 

   Le plus souvent, lorsque rien de précis ne se profile à l’horizon, ni travail, ni rendez-vous, que les programmes de cinéma vous laissent indifférent, que vous êtes situé dans la zone d’incertitude sise entre la lecture de deux livres, vous n’avez de cesse, afin de vous changer les idées, d’aller faire une promenade au Jardin du Luxembourg. Le plus souvent, vous choisissez de vous asseoir sur l’une de ces chaises métalliques peintes en vert, sur le terre-plein qui domine le Grand Bassin, vous laissant aller à la plus douce des rêveries, celle qui, chez vous, chasse le spleen et ôte de votre esprit quelque chagrin qui aurait pu s’y loger. Certes vous êtes coutumier du fait mais, pour autant, vous ne souhaitez vous installer dans une routine qui serait contraire à la manifestation d’un facile bonheur. Toujours, dans votre imaginaire, l’espoir que quelque chose de nouveau surgira : une idée d’écriture, la concrétisation d’un rêve sous les espèces de la vision d’une scène inattendue, peut-être une rencontre qui orientera le cours de votre vie dans une direction dont vous ne pouviez soupçonner qu’elle pût exister.

   Disons, c’est un clair après-midi de printemps, la nature s’éveille, les frondaisons du Jardin, les charmilles bruissent de mille pépiements joyeux. Aujourd’hui c’est un banc qui a retenu votre attention, près du Kiosque à musique. Vous avez pris un journal que vous feuilletez distraitement, plus à la tâche de regarder les allées et venues des passants qu’à une lecture qui vous paraît fastidieuse, les événements sont si gris qui maculent les pages. Vous vous distrayez de tout et de rien, le vol d’un pigeon, le jeu d’un enfant, le travail d’un Jardinier. Après un long moment de flottement, vous êtes sur le point de partir lorsqu’une Inconnue vient s’asseoir près de vous. Certes vous ne souhaitez la dévisager, ce serait un manque de tact. Cependant vous tâchez d’élargir votre champ de vision de manière à l’observer discrètement. Il s’agit d’une femme aux alentours de la quarantaine, cintrée dans un tailleur gris élégant. Sa chevelure est courte, claire, dans les blonds cendrés. Elle lit un livre dont elle tourne lentement les pages comme si elle en savourait le contenu. Vous pouvez lire le titre : ‘La maison de Claudine’ de Colette. Alors quelques phrases se précisent dans votre mémoire. Vous retrouvez surtout les passages lyriques des descriptions de la nature, des scènes de la vie.

   D’évoquer ceci, c’est déjà comme si vous aviez entamé une conversation avec celle qui partage votre solitude. Au bout de peu de temps, vous devez vous avouer à vous-même ce genre de trouble délicieux qui vous envahit au seul motif de votre proximité d’une présence si discrète mais si rayonnante. Vous allumez une cigarette. Afin de vous donner une contenance ? Dans le but de tromper votre impatience ? Vous seriez bien en peine de délimiter l’essence de votre état d’âme. En tout cas vous vous sentez paradoxalement dans l’attitude de celui qui oscillerait entre optimisme et pessimisme, mais il faut le reconnaître, c’est bien là la marque de votre caractère. Peut-être est-elle accentuée par la situation qui vous installe dans la perplexité ? Que souhaitez-vous au juste ? Faire plus ample connaissance de l’Inconnue au tailleur ? Quitter ce banc et ne plus penser à rien ? Vous seriez bien incapable de le dire, ce genre de rencontre vous plonge toujours dans l’embarras.

   Faisant mine de vous plonger avec attention dans la lecture de votre quotidien, alors qu’en réalité vous n’êtes qu’en vous hors de vous, vous entendez une belle voix voilée vous demander si vous avez du feu. ‘Seule’, vous la nommez ainsi, c’est un jeu chez vous d’attribuer des noms aux passantes que vous croisez au hasard de vos déambulations, ‘Seule’ donc a tiré de son étui une longue cigarette au filtre de liège. Vous saisissez votre briquet dont la flamme vacille au gré d’un vent léger. ‘Seule’ entoure vos mains pour abriter sa cigarette. A-t-elle effleuré vos doigts ? Vous avez senti une brève pression et, simultanément, votre cœur a battu plus fort. Mais n’est-ce pas votre imaginaire qui vous abuse ? N’est-ce pas déjà un désir qui s’allume en vous et vous pousse à la déraison ? Le peu de temps qu’a duré la flamme vous avez eu le loisir d’archiver en vous, ce beau visage énigmatique, de détailler la pulpe grenat des lèvres, les yeux couleur d’acier, les cils longs et ombrés, les beaux cernes mauves qui semblent dire l’étrange volupté.

   Vous vous êtes énivré de ces fragrances de miel et d’ambre qui s’élevaient du tabac. Vous avez même pensé à un philtre d’amour. N’était-ce, dans ces feux illusoires du jour, une entreprise de séduction ? Déjà vous savez que vous êtes comme sous l’emprise d’un alcool fort, d’un puissant narcotique qui décidera de votre futur, abrègera vos nuits. Vous êtes un incorrigible séducteur, une manière de Casanova qui vous abreuvez à votre propre plaisir bien plutôt qu’à celui de l’Etrangère  qui est à la racine de votre trouble. Vous êtes un homme double. Vous êtes Vous qu’habite un Autre homme, celui qui est né au contact de ‘Seule’ dont, maintenant, vous ne pouvez qu’accomplir la nécessaire efflorescence. Avec ‘Seule’ vous avez parlé comme dans un songe. Vous avez papillonné autour de son esquisse florale. Vous avez butiné par avance ses pétales, sa corolle intime, vous êtes entré en elle par effraction, vous avez percé sa peau, avez colonisé sa chair. Vous ne pouvez douter que ‘Seule’ vous appartienne, qu’elle tisse sa propre vie au contour de la vôtre, qu’elle soit, en quelque sorte, un satellite dont vous constituerez un centre d’attraction. Le seul qui soit possible en ce lieu, en cette heure.

   Non, vous n’êtes nullement pervers, vous ne tirez nul plan sur la comète, vous laissez la liane de vos affinités capturer qui vous aimez dont vous pensez que l’amour vous était dû. Vous prétendez que nulle rencontre n’est le fait du hasard, qu’elle était inscrite de toute éternité dans votre propre tablette d’argile, dans celle de ‘Seule’ dont la trajectoire vous a enfin rencontré. Le rendez-vous pour demain à la terrasse du ‘Café Romain’, Place de l’Estrapade, est-ce vous ou bien elle qui en avez décidé ? Ou bien est-ce le motif de vos destins réunis ? Une confluence des cœurs anticipant l’osmose des chairs ? C’est si curieux une existence avec ses multiples événements dont il est bien difficile de démêler l’écheveau des causes et des conséquences ! Toujours un secret, toujours un mystère qui cryptent le réel, le rendent illisible.

 

  

   Jeudi 12 Novembre

 

  15 Heures - Vous êtes arrivé avec une bonne heure d’avance. C’est votre habitude. Elle résulte du souci de faire phosphorer le plaisir de la rencontre, de préparer un lit où elle pourra s’épanouir, prendre sens. Vous buvez en de minces gorgées un Canada Dry dont votre palais détaille longuement le pétillant des bulles, le goût tonique du gingembre. Chaque bulle, chaque touche épicée sont les signes avant-coureurs de ‘Seule’ dont, encore, vous ne connaissez le prénom. Elle a préféré vous réserver la surprise. Sans doute une façon d’aiguiser votre envie, de donner des gages à votre appétit. Dans la coursive étoilée de votre tête des prénoms se donnent au hasard comme possibles nominations : Claire, Hélène, Virginie, Eve. Aucun ne brille plus que l’autre. Peut-être ‘Seule’ est-elle une synthèse de toutes ces existences hallucinées ?

   16 heures - Vous regardez compulsivement le cadran de votre montre. 16 heures est l’heure ‘fatidique’ au sens étymologique de ‘fatum’, ce destin irréversible qui joue de vous comme le ciel joue des nuages. Votre regard se perd au loin dans la longue perspective de la Rue des Fossés Saint-Jacques. Vous chercher à distinguer la silhouette de ‘Seule’. Vous scrutez tout ce qui vient à vous, qui ne manquera de vous offrir cette haute silhouette, cette chevelure blond-platine, ce visage qui vous habite comme si vous le connaissiez depuis le plus lointain du temps. Elle ne tardera à arriver. On n’est nullement une femme d’allure si élégante pour ignorer ses rendez-vous. Et puis, vous êtes sûr, hier, cette pression discrète sur vos mains, c’était un signe. Du reste vous ne vous y trompez pas, une longue fréquentation de vos conquêtes féminines vous a pourvu d’un flair indéfectible. Bien sûr, parfois une simple illusion que vous aviez transformée en certitude, mais ces erreurs d’estimation ont été si rares. 

   16 heures 15 - Nulle présence, dans le prolongement de votre regard, dont vous attendiez le surgissement. Elle aura eu un ennui de dernière minute, une course à faire, une toilette à repasser, un paquet de cigarettes à acheter. Elle est si libre quand elle fume, si attentive aux volutes grises, un rapide nuage visite ses yeux qui dit le plaisir de vivre ainsi, au bord des choses, dans la pure surprise d’être. Cependant l’inquiétude naît en vous, fait ses étonnantes confluences dans les noeuds de votre chair, dans le dédale de votre esprit. Vous cherchez, consciemment ou non, à vous distraire de vous, à vous éloigner de vous, pensant que ceci vous sauvera du déluge. Jamais vous n’avez observé avec autant d’attention le monde immédiat qui vous entoure, les pieds ouvragés de la table derrière laquelle vous êtes assis, le bourgeonnement des arbres, le grésillement des abeilles dans le peuple lisse de l’air.

   16 heures 30 - Vous commencez à douter du réel, de vous, de ‘Seule’. C’est un peu comme si ce monde qui vous entoure n’était qu’une sphère de brume dans laquelle vous flotteriez immensément, ne percevant même plus les frontières de votre corps. Vous sollicitez votre mémoire, vous rejouez la scène d’hier à la façon d’une ‘scène primitive’ au gré de laquelle ‘Seule’ aurait été votre amante, l’unique amante de votre vie. Sa beauté, sa présence ont chassé toutes les autres. Les autres sont crucifiées, épinglées telles des insectes sur une planche de liège. Comment donc ont-elles pu exister ? Non, elles ne sont que l’ombre portée de Celle du Jardin du Luxembourg, elles s’évanouissent à son contact, elles brasillent dans l’illisible destin qui est le leur, un feu vite éteint dont nul n’aura même plus la souvenance, à commencer par vous, le ‘Solitaire’ de la Place de l’Estrapade, le « veuf, l’inconsolé », celui dont l’étoile est morte, dont Nerval traça dans le ciel de la littérature « le Soleil noir de la Mélancolie ». Les vers du Poète vous reviennent en tête et l’un d’entre eux, le plus incisif, se plante au plein de votre conscience à la manière d’un canif : « La fleur qui plaisait tant à mon coeur désolé. » Oui, la fleur s’est fanée avant même d’être cueillie et vous demeurez au centre de vous, éparpillé, fragmenté, oublieux de qui vous êtes.

   16 heures 45 - Jamais vous n’avez regardé les choses avec autant d’acuité, de pure lucidité. Les arbres, là sur la petite Place, vous en détaillez les amples ramures, vous en percevez chaque feuille, vous en radiographiez le tronc, vous en percevez l’âme dans sa substance la plus blanche, la plus virginale et il s’en faut de peu que vous ne perceviez jusqu’au cheminement de leurs racines souterraines. En réalité vous ne faites que tromper votre attente, détourner la dague qui menace votre peau, sans doute l’incisera bientôt. Vous laissez flotter la rayon de votre vision sur les longs capots des voitures noires, glisser le long des trottoirs de ciment, inventorier la moindre lézarde, puis rebondir sur la silhouette de cette passante dont vous pensez, qu’aussi bien, elle aurait pu être celle de ‘Seule’ venant s’asseoir tout naturellement à votre table, s’excusant du retard, elle a eu un imprévu de dernière minute, mais ce n’est rien, cela n’entame nullement la joie de la rencontre, cela ne compromet en aucune manière ce qui aura lieu après car chacun sait bien en son fond ce qui adviendra, qui est tout simplement irréversible au simple motif que nul encore n’a pu faire s’inverser un destin, que certaines choses doivent se produire, tout comme la nuit succède au jour et l’accomplit.

   17 heures - Déjà une heure passée à cette terrasse vide de la présence de ‘Seule’. Oui, pensez-vous, j’ai eu raison de lui donner ce nom ‘Seule’ qui, pour l’occasion, pourrait rimer avec le mien, ‘Seul’. C’est ce sentiment de longue solitude qui vous saisit ici et maintenant en cet instant mortel qui jamais ne se reproduira. Votre tête est cernée d’éclairs, de rapides fulgurations qui ne résultent que de votre dépit d’avoir été ignoré. ‘Seule’ vous la voyez nettement se profiler sur l’écran de votre imaginaire. Vous la voyez en discussion sur le banc d’hier avec un Inconnu. Ce dernier lui tend son briquet. Elle entoure de ses mains les mains de l’homme. L’homme sourit intérieurement. Cette pression sur ses doigts, quelle est-elle, quel mystérieux message se blottit au sein de ce léger attouchement ? Quel avenir se dessine ainsi ?

   Malgré vos facultés de projection qui sont grandes, vous n’arrivez à cerner le visage de cet Inconnu du banc. Cependant, vous lui trouvez quelque ressemblance avec votre propre personne. Une façon de parler en faisant des gestes, une façon de regarder ‘Seule’, de l’aimer déjà à la hauteur de sa beauté. Mais qui est-il celui qui parait être votre sosie ? Ne serait-il l’incarnation de votre propre présence, un léger décalage dans le temps, la persistance rétinienne d’un événement, la promesse, en même temps, d’un futur qui chante dont, peut-être, vous pressentez en vous le doux bruissement de source ? Les choses sont si étranges dans ce printemps qui traîne à sa suite les joies et les tristesses des hommes et des femmes : une fuite à jamais dans la fente du temps !

 

    Eloge de l’ennui - Quelques commentaires.

 

   Faire l’éloge d’une perte, d’une affliction, d’une aventure qui a sombré dans le non-sens, ceci paraît risqué pour la simple raison que notre pensée fonctionne sur le mode de la logique, du rationnel et que prétendre préférer l’absence à la présence semble être pure entreprise de Sophiste. Bien entendu si nous raisonnons au premier degré, dans l’immédiate décision de nos attentes légitimes, nous dirons bien vite que l’ennui est un état d’âme négatif qui entraîne toujours chagrin, tristesse et autres contrariétés dont chacun préfère faire l’économie. Un bonheur, fût-il léger et de courte durée, est toujours préférable à l’expérience du malheur. Cependant il ne nous est nullement interdit de tirer d’autres conclusions que celles qui sont habituelles dans ce cas de figure. Si nous consentons à faire l’éloge de l’ennui c’est bien qu’une telle attitude doit trouver quelque part son juste fondement, son évidente justification. Donc le personnage de la fiction, dans cette optique, tire des avantages de sa mésaventure. Et de quelle façon ? Pour quels gains ?

   Nous dirons que, de manière synthétique, ‘Seul’ a vu son niveau de conscience s’élargir de façon appréciable. Si tout s’était passé selon l’ordre des choses, que ‘Seule’ ait honoré son rendez-vous, que la ‘scène primitive’ ait eu lieu, que d’éventuelles rencontres s’en soient suivies, tout se serait déroulé dans la pure quotidienneté, tout n’aurait été, en dernière analyse, que banal, contingent, infiniment reconductible. Maintenant, si nous visons cette longue attente selon son versant positif, nous dirons ceci :

   ‘Seul’ a vu l’empan du temps s’accroître considérablement. Ce qui, dans le temps réel n’a duré que deux heures, de 15 à 17 heures, dans le temps fictif, imaginaire s’est vu octroyer un supplément temporel. Ce temps interminable dont la lenteur est la marque la plus évidente, pourquoi lui conférer un caractère seulement négatif ? Toujours nous nous plaignons de manquer de temps, de faire toutes choses à la hâte, de ne jamais pouvoir apprécier la densité de l’instant, de n’en jamais saisir que l’étincelle. Elargir la temporalité c’est lui affecter de nouvelles configurations, de nouvelles valeurs, la doter de significations qui ne peuvent que nous enrichir si nous prenons la peine d’y consacrer un examen véritablement objectif. Ici, bien entendu, il y a conflit entre notre naturelle impatience à voir se résoudre les problèmes et le don qui nous est fait de goûter le réel avec la méticulosité qu’il mérite. Cet ennui qui ne semble jamais en finir, n’est-il le sentiment ourdi par ‘le philosophe en méditation’ (voyez le tableau de Rembrandt), par le mystique en sa contemplation dans le désert, par le savant qui admire les constellations au-dessus de sa tête (voyez la belle assertion de Kant : « Deux choses remplissent le coeur d'une admiration et d'une vénération toujours nouvelles et toujours croissantes à mesure que la réflexion s'y attache et s'y applique : le ciel étoilé au-dessus de moi et la loi morale en moi. »). L’on se doute, regardant avec justesse la réflexion kantienne, que l’état conduisant à ‘l’admiration’ et à la ‘vénération’ ne sauraient résulter que d’une longue patience, vertu indispensable au penseur d’infini. 

   Et, parallèlement à cet accroissement du temps, c’est aussi l’extension de l’espace qui a eu lieu. ‘Seul’ qui, d’ordinaire, centrait son regard sur sa propre personne, sur son intériorité, voici qu’il le déporte de lui, longeant la longue perspective de la rue, interrogeant les frondaisons des arbres, fouillant jusqu’aux racines pour y conduire son exploration perceptive qui, en même temps, est examen, approfondissement de soi. Ce qui, aussi, s’est largement déployé, c’est l’interrogation sur l’attente, inséparable d’un questionnement sur l’amour. Si, en une première estimation fondée sur un naturel égoïsme humain, ‘Seul’ n’avait aperçu ‘Seule’ qu’à la façon d’une facile ‘proie’, si le thème de la rencontre ne s’illustrait que dans la perspective d’un opportunisme, eh bien l’angoisse coextensive à l’ennui, au sentiment de dépossession, projetait maintenant une lumière bien différente sur la possible relation. Elle devenait, non seulement plus essentielle, mais précieuse car l’envisager ôtait de facto cette cruelle épreuve de solitude où rien ne parlait que le souffle du vide.

   Or c’est bien la nouvelle disposition d’esprit relative à l’ennui qui a rebattu les cartes. L’ennui a réalisé les conditions mêmes au gré desquelles les choses peuvent se renforcer et prendre un sens nouveau alors qu’une relation éphémère et donjuanesque eût immolé l’amour à la possession d’un plaisir rapide, sans échange véritable, sans lendemain. Autrement dit un acte parmi tant d’autres d’une laborieuse quotidienneté. Le nécessaire retour sur soi de ‘Seul’ a constitué la quête selon laquelle, à la fois se découvrir en sa vérité, à la fois reconnaître ‘Seule’ en sa dimension de nécessaire et absolue altérité. En conclusion, c’est la nature profonde, l’essence d’une union des âmes qui a eu lieu au travers des singularités propres offertes par l’ennui. Et puis, en fin de compte, chacun, chacune, ‘Seul’, ‘Seule’ n’ont-ils trouvé dans cette singulière situation d’un temps se dépassant lui-même, d’un instant métamorphosé en éternité, le lieu de leur inentamable liberté ? Demeurés où ils sont de leur propre itinéraire, ils conservent la possibilité d’emprunter une autre voie, un autre chemin qui, peut-être, n’est que celui-là même du Soi en son plus lisible rayonnement !

   Peut-être l’ennui constitue-t-il, non la face inversée de l’allégresse, mais son indispensable complément ! Il n’est que d’en expérimenter l’irrésistible force !

 

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21 avril 2023 5 21 /04 /avril /2023 07:58
Quelle biffure de vous ?

 

Peinture : Barbara Kroll

 

***

 

   Savez-vous l’urgence des intuitions à se manifester ? Voici, le dos appuyé contre le tronc rugueux d’un vieil arbre, l’on se prend à rêver.

 

Å l’aile d’un nuage

qui frôle la toile du ciel.

Au voyage que l’on fit

en des temps anciens sur

les terres du Septentrion.

Å un jeu de billes dans

la cour de l’école.

Å une belle voiture avec laquelle

on gagnait les rivages de l’Océan.

Å une « conquête »

 (le terme est bien usé aujourd’hui)

qui voulut bien vous gratifier

d’un regard, l’espace d’un éclair.

 

   Et au milieu de tout ceci, comme une feuille qui émerge du tumulte des eaux, quelques traits flous, juste une esquisse, mais combien heureuse afin que l’âme connaisse quelque paix à laquelle elle aspire depuis le jour de sa naissance. L’intuition, disais-je. L’intuition que quelque chose va survenir, que cette chose comblera une longue attente, qu’elle sera un baume sur une plaie incisée à vif.

   Car, voyez-vous, vous que je ne saurais encore nommer, le Printemps a, sur moi, ce curieux effet, nullement de me reconduire sur les rives de ma naissance (ceci serait encore un bien grand bonheur !), mais bien plutôt de me plonger dans la nasse cotonneuse d’une infinie mélancolie. L’Hiver à peine passé, j’en regrette les vifs frimas. L’Été, encore en attente, j’en espère un réveil qui me sortirait de ma léthargie. L’Automne, l’admirable Automne fait en moi ses flaques, dorées, ses lagunes de miel, si bien que je m’impatiente de ne nullement en toucher le tissu de soie. Vous l’aurez compris à l’aune de ma triste antienne, je ne peux ni trouver le temps de ma présence, ni rencontrer le lieu qui participerait à ma félicité. Et, à défaut de cette dernière, un court bonheur m’aurait suffi qui aurait tracé sur la courbe de mes yeux le dessin d’un lumineux trajet.

 

Or tout est sombre

qui confine à la nuit.

Or tout est silence qui fait signe

vers la redoutable mort.

  

   Appuyé contre mon chêne, avec le sol de blanche pierre pour assise, avec l’illisible horizon pour limite, avec la persistance d’un songe-creux fiché au mitan de ma tête, je vogue en moi sans possibilité aucune de connaître autre chose que la vastitude de mon propre désert. J’y aurais au moins souhaité qu’un ermitage y élevât son spectre gris, que la nudité d’une pièce pût y accueillir cet immense flottement que je suis, qu’une voix s’y installât avec son coefficient de vérité, qu’une fleur de pierre y fût arrivée à éclosion, que ce que je suis pût se déterminer comme un être possible, nullement en tant que ce Néant qui m’habite et tresse en moi le cruel vertige d’un vortex.  

   Oui, je sais, pour vous, qui m’êtes une Étrangère, combien ma complainte doit vous paraître infantile, sinon affectée de cette « Fleur Bleue » d’un Romantisme hors de saison. Mais je vais dire un truisme : l’on ne se refait pas et, le pourrait-on, je ne tenterais nullement de m’exiler de qui-je-suis car il y a une saveur un peu perverse à se sentir fragile, à en jouer, comme le musicien se plaît à faire vibrer les cordes de son violoncelle. Je crois que je suis de la nature de cet instrument qui sait si bien se languir, si bien sangloter, si bien s’alanguir dans le marais confus de Soi, y creuser sa niche, y trouver un refuge sans pareil. Voyez-vous, L’Étrangère, tout Homme, toute Femme sont de curieux paradoxes. Toujours ils se plaignent de leur sort et ne font que s’y ruer et s’y complaire avec de petits cris, de simples gémissements, mais ils sont joie bien plutôt que peine.

   Mais il faut que je trace de vous un portrait, que certes vous ne connaissez pas, dans lequel vous vous apparaîtrez à vous-même telle une altérité. Car notre regard, celui que, singulièrement, nous portons sur notre propre existence est toujours si éloigné de ce que nous croyons. Å des années-lumière, comme s’il était un astre nébuleux venu du plus loin du profond et inquiétant cosmos. Donc je vous ai désignée, au passage, en tant que L’Étrangère, celle que pour moi vous serez à jamais.

 

Je vous eue souhaitée Blanche.

Blanche comme le névé au soleil,

blanche telle les plumes du cygne,

blanche telle la belle fleur de lotus,

blanche comme la candeur,

blanche en sa virginale pureté.

 

   Et voici que le Blanc s’est étonnamment transmuté en ce gris des jours tristes, en ce gris qui affecte les âmes de courte destinée.

 

Oui, votre visage est Gris,

 il a la couleur des fumées crépusculaires,

la lenteur des flocons semés de poussière,

la consistance d’un papier mâché exténué

 d’avoir été longuement trituré.

Certes, vos joues sont bien

saupoudrées d’un rehaut de Rose,

 mais d’un rose éteint,

mais d’un rose-thé oublié

dans les pages d’un antique grimoire.

 

   Si bien que la face que vous tendez au Monde n’est rien moins qu’antiquaire, peut-être un dessin à demi effacé sur le galbe d’une poterie ancienne.

 

Je vous eue souhaitée Bleue,

mais d’un Bleu profond,

d’un Bleu-Marine comme celui

dont j’imagine que les

 sombres abysses sont tapissés.

 

   Mais le Bleu a viré, mais le Bleu s’est abîmé en des teintes si foncées que c’est le Noir qui est venu usurper ce qui, en lui, demeurait comme un souvenir de la lumière.

 

   Les globes de vos yeux, ces vivantes comètes, ces fanaux sur lesquels l’Autre vient se fixer afin de vous connaître, voici qu’ils sont pareils à deux billes de verre strié, à deux calots atteints de nuit, à deux pépites de charbon qui ne signifient plus rien hormis cette taie qui vous recouvre et menace de vous faire disparaître. Et vos cils, et vos sourcils, que sont-ils, tout autour du puits de vos yeux, sinon des épis de broussaille, des épines pareilles à celles qui ceignent la tête du Christ et sèment, alentour de son corps de souffrance, la vivante constellation du Mal ? Mais êtes-vous donc le Mal incarné, êtes-vous ce Malin Génie qui agite mes nuits, y projette ces lueurs blanches, ces glaives phosphorescents qui traversent la maigre colline de ma poitrine et me fixent sur le lit de douleur de l’exister ? Ces traits incisifs sont pareils à ces effrayantes chauves-souris qu’on clouait autrefois aux portes des granges et des remises.

   Je vous eue souhaitée teintée d’un Parme adouci, juste un effleurement de Lilas, et voici que c’est l’Écarlate du sang qui me saute au visage, et voici que c’est une violente explosion de Carmin qui envahit mon horizon et le badigeonne des mouchetures des corps que le combat a réduits à néant. Partout est l’éclat sauvage de l’Alizarine, du Cinabre, de la Garance. Votre bouche. Mais avez-vous au moins une bouche ou bien est-ce cette éclaboussure de feu, cette grenade qui livre impudiquement le suc de ses graines violentées ? Votre bouche, ce Vésuve qui vomit ses flammes et projette dans le ciel ses desseins de Mort. Votre bouche, cette biffure à jamais qui ligote et enserre votre Langage, autrement dit détruit jusqu’au moindre atome de votre Essence. Et vos cheveux, ces deux torchons gris, ils chutent de Gris fer à Anthracite, passant par le lourd Plomb, par la plaque d’Ardoise, celle qui convient si bien aux ossuaires et aux cénotaphes où reposent pour l’éternité, les corps roidis. Êtes-vous donc la Forme Humaine immolée à jamais, la Déesse sacrificielle qui n’a plus rien à offrir que cette tragique démesure en laquelle vous vous abîmez et m’entraînez à la suite ?

   Vous ayant aperçue une fois, une seule, l’instant d’un éclair, et me voici devenu l’otage que, sans doute, vous ne tarderez guère à phagocyter, Vous-la-Dévoreuse-de-vie, vous qui ne vivez que du sang de vos innocentes Victimes. Et, sachez-le, Vous-l’Étrangère, vous que, plutôt, je devrais baptiser l’Innommable, je n’ai nullement l’intention de vous renier, de soustraire mon corps aux incisives d’acier que vous ne manquerez de planter sous peu dans le massif de ma chair, réduisant mes prétentions à néant.  Faisant ceci, cet acte de manducation ultime, vous m’aurez entièrement livré au sort qui, depuis la nuit des temps, ne fait qu’attendre son heure, répondant ainsi aux délibérations incontournables des Moires qui, toujours, se penchent sur nos cendres avec le sentiment du devoir accompli.

   Ici, sur Terre, Moi-le-Chemineau-égaré, Vous-la-Tisseuse-de-Mort, Elles-les-Moires qui nous toisent du haut de l’empyrée, tous à notre manière et selon nos devoirs respectifs, nous aurons répondu au Destin qui est le nôtre. Tous, nous sommes des Héros convoqués à suivre les traces d’une Odyssée qui, de tous temps, a fixé l’ordre des choses. Nul ne pourrait s’y soustraire qu’à s’exiler de son Essence. Or rien n’est plus absurde que d’envisager ceci.

 

Nous avons à tisser la toile

de notre propre suaire.

Voici le fin mot de l’histoire

et serait bien malin qui

prétendrait en modifier le cours.

Oui, en modifier le cours !

 

 

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11 avril 2023 2 11 /04 /avril /2023 09:47
Voir : le regard juste

« La Joconde « 

Source : Regard sur l’Art

 

***

 

« Le vrai voyage de découverte ne consiste pas

à chercher de nouveaux paysages

mais à avoir de nouveaux yeux. "

 

Marcel Proust

 

*

 

   [Quelques mots avant-coureurs – En nos contemporaines saisons où l’image envahit nos yeux au point de les saturer et de les conduire à une possible cécité, cet article voudrait se donner à la manière d’une réhabilitation de la Langue. Notre époque soi-disant « postmoderne » croule sous la charge iconique que Guy Debord sut si bien décrire sous son titre de « Société du spectacle » dont nos modernes selfies sont l’affligeant point d’orgue, que vient bêtement concurrencer une « intelligence artificielle » qui n’a d’intelligence que le nom et d’artificiel la totalité de son « art ». Le temps n’est guère éloigné où l’homme cybernétique sera l’obligé de la Machine. Ceci est si navrant que le bel humanisme de la Renaissance et les prodiges de la Raison du Siècle des Lumières menacent de s’effondrer à tout instant, entraînent dans leur chute le peu d’essence de l’Homme qui demeure visible.

    Le sujet qui suit se veut la promotion du fait littéraire au détriment de l’éparpillement et du fourmillement incessant des images qui, en quelque manière, en sonnent le glas. De nos jours l’orthographe est maltraitée au point que même les plus brillants agrégés de nos Universités se fourvoient dans des formes langagières qui seraient risibles si elles ne manifestaient une mécompréhension du langage qui devient extrêmement préoccupante. Nous ne pouvons accepter, au nom d’un supposé « progrès », que la littérature, la poésie, les mots en leur ensemble ne deviennent la banlieue de pratiques « néo-culturelles » où le tag se substitue à la métaphore, où le graph urbain, le plus souvent hideux, vient empiéter sur l’Art en sa plus profonde vérité, où la déferlante des mangas orientaux grimaçants ne vienne menacer les belles rives de la conscience esthétique.

   Notre siècle épris de vitesse et de nouveauté s’engouffre dans un maelstrom à tout point dommageable pour l’intellect qui n’est plus stimulé par de hautes idées mais par une galerie de portraits subalternes dont les Réseaux Sociaux se font l’écho avec la tristesse que l’on connaît et la constante désinformation qui constitue son pain quotidien. C’est à une prise de conscience doublée d’une volonté de se ressourcer à des valeurs plus essentielles que l’humain devrait employer la totalité de son énergie. Certes, mes vues paraîtront à beaucoup « élitistes » mais entre l’élitisme et la fuite en avant dans la première naïveté venue, celui-là sera bien préférable à celles-ci. Que vive la Littérature, que l’image lui soit seconde, sauf celle de l’Art, bien entendu. Que les mots, les mots sacrés soient notre breuvage !]

 

***

 

   Vous êtes dans votre forme primitive, dans l’inchoatif, le natif qui ne vous ont encore nullement façonné. Vous êtes chrysalide en attente de Soi. Vous êtes en voie de, sur le chemin d’une métamorphose qui point mais n’énonce encore son nom. Une vague tache au large des yeux. Des bruits nappés de silence. Des touchers à la douce effusion de soie. Des goûts qui n’ont de sapidité qu’à la mesure de vos timides papilles. Tout volète autour de vous avec des irisations de colibri. Tout apparaît dans des dessins souples de lianes. Tout se donne dans le mystère non encore éclos du jour. Vous êtes dans une sorte d’innocence, vous dupliquez, malgré vous,  l’évanescence des  séraphiques figures, votre peau se moire d’opalescence, votre chair végète dans un marais indolent, baigne dans une eau grise de lagune. Vous pourriez demeurer ainsi une éternité, comme la diatomée incluse dans sa mince pellicule d’eau. Mais vous êtes Homme et étant Ceci, vous sentez en vous, au plus profond de vos propres abysses, d’étranges remuements, d’insistantes impatiences, un désir de mouvement, l’élan d’un dépassement qui pourrait survenir sous la simple impulsion de votre volonté. Vous sentez, bandé tel l’arc du valeureux Ulysse, ce ressort qui ne vit que de se détendre, de coloniser l’espace, de s’affirmer comme transcendance, autrement dit fomentant le dessein de s’arracher au Néant avec la ferme intention de n’y jamais retourner.

   Cette urticante vivacité, ce bouillonnement interne, cette impétuosité de geyser ne vous singularisent point, ne vous isolent point. Ils sont tout simplement coalescents à votre humanité, ils soutiennent tous vos actes, ils nervurent votre conduite, ils s’irradient dans le somptueux acte d’amour. Né, vous ne l’êtes jamais qu’à surgir de qui-vous-êtes pour faire effraction dans le vaste Monde : ici auprès de la ville aux mille rumeurs, là tout contre l’épaule amie qui vous requiert, plus loin encore dans le tumultueux maelstrom de l’exister qui est, métaphoriquement, cet insatiable Pas de Deux, cette Grande Roue, ce Tremplin sur lequel vous prendrez essor, tout comme le jeune enfant édifie sa propre effigie à l’aune de ces châteaux de sable qu’il crée et recrée incessamment, manière d’autoconstitution de Soi face au Vide essentiel d’un univers nécessairement chaotique.

   Et maintenant, imaginez qui-vous-êtes, identique à une Outre vide que la vie emplira de ses mille fascinations. En quelque manière, vous êtes un être creux et il vous faudra vous construire autour de cette vacuité. Un peu comme si votre centre était occupé par un mât de Cocagne auquel vous accrocheriez divers objets, diverses surprises, diverses breloques, tout ce divers vous façonnant jusqu’à votre entière complétude, telle du moins que vous la concevez en votre for intérieur. C’est bien de votre indétermination dont il s’agit que vous devrez constamment abreuver afin que votre soif étanchée, vous puissiez vous considérer Homme parmi l’entière communauté des Hommes. Or, puisqu’en votre fond, vous êtes Homme de Parole, c’est d’abord aux mots que vous avez confié le soin de vous tirer de l’anonymat ambiant. Ce qui se passe : les mots s’assemblent un à un patiemment, ils font leurs petites boules émouvantes, ils s’assemblent en grappes, ils se multiplient en essaims, ils se soudent et font s’élever en-qui-vous-êtes de touchantes architectures, elles vous font penser à ces admirables termitières avec leurs galeries à l’infini, leurs piliers d’argile, leurs loges et leurs chambres, leur large atrium à la base de l’édifice. Certes vous êtes admiratif face à cette complexité des mots, à leurs subtils arrangements, aux dentelles sémantiques qu’ils élaborent à la façon d’un délicat miellat. Mais ce qui vous gêne, c’est cette LENTE alchimie, ce métabolisme si inapparent que vous n’en sentez guère le cheminement, cependant il tisse votre genèse goutte à goutte, à un rythme infinitésimal qui est le seul qui conviendrait afin que l’assemblage tînt, que la patient puzzle ne se lézardât pas.

   Face au Langage, face à la durée de sa germination, que vous jugez infinie, vos impatiences fondatrices se rebellent. Ça fourmille en vous. Ça fait ses mille voltes. Ça burine tout contre les murs de terre de la termitière. Ça fait ses écroulements, ça réduit en poussière et, bientôt, la chute se produira qui sera inévitable, et bientôt, vous serez pareil à ces cerfs-volants qui faseyent dans le Noroît, privés d’amers qui pourraient les reconduire à quelque réalité et il ne demeurera, dans le vaste ciel, que l’empreinte vide de leur passage. Mais, au-delà de cette aimable métaphore, c’est le sens profond du langage lui-même qui se posera et ne cessera d’interroger quiconque aura aperçu que les Mots sont l’essence de l’Homme, non une décoration, un artifice, uns simple fleur à fixer à sa boutonnière. Mais bien peu, parmi les Humains, se sentiront concernés par cette inquiétude métaphysique. La plupart vaqueront à leurs tâches, bien plus préoccupés de l’heure de la sortie du bureau et du salaire en fin de mois que de s’interroger sur le destin des phrases qui, somme toute, est bien naturel. Mais je reviens à ce Vous générique, dont je fais évidemment partie, qui nous occupe en cet instant. Certes les mots ne sont nullement inutiles, ils ont servi à définir votre patronyme, à fixer la topologie de votre habitation sur terre, à adresser à l’Amante vos plus belles inspirations dans le mystérieux et toujours renouvelé domaine de l’Amour. Seulement, au fur et à mesure du temps, le langage devenant si familier qu’il disparaissait sous le premier beau paysage, sous la dernière invention de notre société consumériste, vous lui avez accordé moins d’attention, vous l’avez, il faut bien l’avouer, négligé, oublié, remisé en de bien étranges oubliettes.

   Certes, le cinématographe est antédiluvien et les Frères Lumière sont morts depuis belle lurette. Successivement, évoquant le Septième Art, vous vous êtes exprimé de la sorte : « On va regarder un film au cinéma », puis votre hâte aidant : « On va au ciné », puis dans une étonnante variation « On va se faire un p’tit ciné ». C’est étonnant, tout de même, cette plasticité humaine qui s’empare du réel et lui fait subir moultes distorsions sans même qu’elle en perçoive la portée. Il est vrai, de nos jours, dans la perspective d’un langage sans doute « postmoderne », « On s’fait beaucoup de choses » : « On s’fait un resto » ; « On s’fait une balade », « On s’fait une expo », et voici le faire, cette condition de possibilité d’action des Existants, conjuguée à toutes les sauces imaginables où le musée prend rang de balade, de ciné, de resto et de bien d’autres choses encore, la créativité est sans limites en cette contrée.

   Mais après cette diversion récréative, reprenons le fil de notre méditation. Dans l’usage quotidien du langage, vous disposiez les mots à la queue leu-leu, et cela faisait ses longs rubans, ces sortes de brindilles pareilles aux colonnes infinies de fourmis. Mais une chose vous gênait dans cette entreprise d’énonciation : son caractère infini, toujours renouvelé, la disparition des mots à même leur profération. Å peine un mot sortait-il de votre bouche qu’il se mélangeait à l’air ambiant, comme absorbé par les volutes d’air, il n’en résultait qu’un long silence. Å peine aviez-vous griffonné quelques mots sur le blanc de la feuille qu’il n’en restait jamais que les derniers signes bientôt effacés dès le cahier refermé. Le Langage, que certains prétendaient « divin », vous paraissait affecté d’une incurable maladie liée à sa courte durée de vie, à son extinction soudaine. Pour autant, ceci ne vous tracassait nullement, ces vétilles n’étaient que la préoccupation de savants linguistes à la barbe blanche, penchés, la journée durant, sur leurs illisibles grimoires.

   Et, maintenant, ce qu’il faut énoncer en termes un peu plus consistants, ceci : le langage est constamment menacé de disparition et ce fait tient à sa nature même. Le langage est cruellement atteint d’une absence de durée. Il est flamme de l’instant. Il est étincelle que reprend en soi la longue nuit du Monde. Il brille d’un vif éclat le temps de son effectuation et retourne au Néant dont il provient. Je prononce une courte phrase qui, déjà, n’existe plus après que la chute de mon intonation en a fixé l’ultime limite. J’écris une courte phrase qui, déjà, n’existe plus après que j’ai posé mon stylo sur la table. Le langage témoigne d’un vice natif de sa propre temporalité. Et ce vice est si prononcé que nous en arriverions même à mettre en doute son existence. Qu’il s’agisse de la mise au jour d’un mot oral ou écrit, son destin est nécessairement entaché de l’absence qui en constitue le fondement. Par exemple, je prononce ou j’écris le mot « Pomme ». Et je me pose aussitôt la question de savoir quelle aura été sa réalité effective. Dans le présent de l’énonciation ou de l’écriture, chaque phonème prononcé, chaque graphème tracé, se substituent au précédent, l’effacent, puis c’est le vide qui en est la seule conclusion. « Pomme » aura existé l’espace d’un mouvement de mes lèvres, l’espace de mon geste sur la feuille.

   Quant aux autres stances temporelles, qu’en est-il ? Le mot « Pomme » ne pourra prétendre à aucun futur puisque, consommé, il est reconduit dans les limbes pour l’éternité. Le mot « Pomme » témoigne-t-il d’un passé ? Certainement puisque, ayant un instant été extrait du Néant, il a fait son étrange feu de Bengale dont, cependant, notre mémoire a gardé le souvenir. Sans doute faut-il en conclure, au moins provisoirement, que tout langage n’est retrouvé qu’au prix d’un patient travail d’archéologie. Tout comme le Savant questionne longuement ses chères Langues Mortes, se retournant sur le passé, nous ne donnons véritablement acte à notre propre langage que par un retour amont. C’est ce que nous avons proféré, ce que nous avons écrit qui, seulement, témoignent de l’Être de Langage que nous sommes. C’est un peu comme si nous recherchions nos traces inscrites sur ces belles et mystérieuses plaques d’argile mésopotamiennes où gît l’Histoire d’un peuple, d’une civilisation, d’une culture. Afin que notre langage prenne de la consistance, se dote d’une certaine épaisseur, vive dans l’opaque et ne demeure simple transparence, il nous faut adopter le paradigme proustien de la réminiscence. Ce que nous sommes, ici et maintenant, un empilement de « Petites Madeleines », une suite de mots prononcés quelque jour ancien à Combray ou ailleurs, devant une tasse de thé ou de chocolat, auprès d’une Tante Léonie, d’un Père, d’une Mère, d’une Amante, toutes ces menues paroles qui sont notre architecture, les racines et rhizomes sur lesquels nous avons prospéré, notre alpha, notre oméga, notre boussole existentielle, les amers auxquels notre vie s’est amarrée afin que, douée de quelque sens, elle devînt vraisemblable. Oui, avant tout nous sommes tissés de mots. Supprimez ces derniers et que demeurera-t-il de nous, de vous, que cette meute de chair privée de clarté, que cette peau battant au vent mauvais de l’absurde ?

   Le langage, notre langage se résume à un lent travail de sédimentation, à des superpositions de couches signifiantes, à des théories de strates à l’inventaire duquel, vous, comme moi renonçons le plus souvent au motif d’une paresse constitutionnelle. Nous, les Hommes, sommes entièrement inclinés vers le Principe de Plaisir, celui au gré duquel les choses sont vite acquises, au gré duquel nous phagocytons avec avidité tout ce qui passe à notre portée : un livre, un fruit, une Aimée, et, de plus en plus, ces objets du désir consumériste qui ne font que nous aliéner alors que nous croyons à la valeur salvatrice de leur être. Oui, au Principe de Réalité auquel s’affilie la quête mémorielle d’un passé enfoui, lequel recèle des trésors de langage et d’émotions, nous préférons, le plus souvent, l’actuelle griserie proliférante des Images qui est la marque de fabrique la plus apparente de nos sociétés soi-disant « avancées ». Mais avancées en quoi ? Dans la connaissance, la culture, le souci de l’Autre, la simplicité ou bien ce qui est le revers de tout ceci, la quête égoïque et narcissique de l’Individu au comble de son paraître, de sa semblance, de sa parution selon quelque gloire sur la Scène du Monde ?

   Ici surgit un point décisif dont cet article voudrait être le lieu : celui du conflit essentiel naissant de la rencontre de la Parole et de l’Image. Relativement à l’Image, à sa portée, à sa puissance, bien des conduites humaines se contentent de la première explication venue, de la première justification qui brille comme les flocons de neige dans leur boule de verre, c’est-à-dire l’effet d’une simple confusion d’une Vérité et de son contraire, la fausseté, l’apparence, le paiement « en monnaie de singe ». Notre société se nourrit d’images à satiété si bien que le registre iconique menace de subvertir le registre langagier. Et en ceci, il y a bien évidemment « péril en la demeure ». Quelque peu lassé par l’usage quotidien du langage, par ses tournures rituelles, par l’habitude dans laquelle, inévitablement, il s’enferme, vous lui avez substitué, consciemment ou non, le Peuple des Images et ses infinies proliférations. Ce que le langage mettait une éternité à élaborer et à révéler (la longue narration du Monde en lequel  vous êtes bien évidemment inclus), l’image vous le révélait à l’aune d’un seul regard. Å l’analytique du langage, vous préfériez le synthétique de l’image. C’est un peu comme si la réalité était une goutte d’eau dont vous auriez sondé l’anatomie au microscope. Elle vous aurait révélé, dans l’instant, tout l’insondable mystère de ses vibrions, de ses spirilles, de ses bacilles, de ses infusoires, autrement dit le minuscule microcosme que vous rencontriez chaque jour se serait métamorphosé en ce vaste macrocosme, image d’un Tout mis à disposition, d’une globalité enfin domestiquée.  Car votre insatiable curiosité n’était en quête que de ceci : que le divers, que le pluriel, que le polyphonique, le polymorphe soient votre domaine, soient votre possession à jamais. Incontestablement, il y a dans l’inclination humaine, la fascination de l’immense, de l’illimité avec sa nécessaire corrélation psychologique teintée de paranoïa et de mégalomanie.

   Seulement, dans votre vision de la plénitude offerte par l’image, dans sa supposée donation infinie du monde,  il y a un comme un vice du raisonnement, un gauchissement du concept. Et ici, afin de ne nullement demeurer dans l’abstrait, il faut avoir recours à une image. Prenons, par exemple, celle d’une œuvre d’art, en l’occurrence « Le Pauvre Pêcheur » de Pierre Puvis de Chavannes et laissons venir à nous quantité de significations qui y sont d’une manière que nous croyons liée de près au simple statut de la représentation. Une rapide description phénoménologique fera vite apparaître un certain nombre de thèmes latents, comme autant de puissances iconiques que notre regard dévoile à l’instant même où il se pose ici et là, balayant à loisir les sèmes de l’image, tout comme un moissonneur récolterait les épis au simple mouvement de sa faucille.

Voir : le regard juste

Source / Wikiart

     

   Ce qui se dévoile alors : la teinte quasiment « mystique » ou bien « biblique » que le Peintre a utilisée, laquelle, dorée à souhait, nous fait penser à la belle luminosité des icônes byzantines ou à l’irisation de la mandorle qui entoure la tête des Saints, mais aussi bien à la couche de paille sublimée sur laquelle repose le corps de Jésus en son étable de Bethléem. Une manière d’atmosphère sacrée, propice au recueillement.  Ainsi l’eau sur laquelle est posée la barque du Pêcheur évoquera-t-elle l’eau lustrale, baptismale, l’eau purificatrice dont les hommes doivent supporter l’épreuve, afin que, lavés de tous péchés, ils puissent eux aussi prétendre à quelque sainteté ou à tout le moins mériter de recevoir les dons du Ciel. Toutes les postures sont empreintes d’un profond hiératisme : nudité et inclinaison du torse du Pêcheur, fragilité native de la Figure de l’Enfant, pure oblativité de Soi de la Mère qui ne veut étreindre sa descendance qu’à la protéger des malédictions de la Terre. Cette scène, dans son dépouillement, dans son dénuement appelle une autre scène, celle du « Paradis perdu » dont, ici, il ne demeure qu’une persistante clarté, une frémissante joie mais nullement à portée des Existants, bien plutôt une Essence sous laquelle l’Humain doit nécessairement s’hypostasier car, lui-même, l’humain, n’est qu’existence contingente et entière mortalité simplement différée.

   Et l’on pourrait ainsi, à l’envi, multiplier les perspectives selon lesquelles placer cette image, souligner l’analogie des teintes avec celles, tout en finesse et élégance des natures mortes de Giorgio Morandi, évoquer aussi bien une misère identique à celle qui se lit dans les romans naturalistes de Zola, Dans « Germinal », « La Bête humaine », « La Terre », « Le ventre de Paris », « L’Assommoir » et l’on pourrait citer encore « Les Damnés de laTterre » de Franz Fanon, citer le tableau de Paul Gauguin intitulé « Misère humaine ». Toute image, par nature, appelle un ruissellement infini, un peu à la manière d’un kaléidoscope dévoilant de toujours nouveaux fragments à mesure que l’on incline et fait girer son support. Cependant, il serait naïf de croire que la totalité de ces significations se donne à la façon dont le soufre s’échappe du cratère du volcan ou bien l’eau surgit des lèvres de la terre.

 

Non, il y a, à l’origine,

 la médiation essentielle du langage.

L’image ne parle et ne signifie

que traversée de mots, irriguée

du travail de la phrase, fécondée

de la maturation d’un texte initial.

  

   Tous les orients dont il a été question, l’eau lustrale, l’oblativité de la Mère, l’image du Paradis perdu, les extensions significatives en direction de Zola, de Fanon, de Gauguin, ne sont nullement des fruits pendus dans un arbre iconique, fruits que nous pourrions cueillir du seul geste de notre regard. Ces fruits sont le résultat d’une lente et longue maturation du langage. Si nous pouvons penser certaines choses du genre de la lustration de l’eau, de l’oblativité de la Mère c’est seulement parce que les concepts afférents nous en ont été fournis par notre activité langagière. Toutes ces nuances, toute cette richesse d’une contextualisation plus large que le cadre de l’image lui-même (la misère dans « Germinal » ou dans le tableau de Gauguin), s’énoncent en nous selon des phrases et des textes qui sont notre propre narration des événements qui viennent à notre encontre.

   Imaginez vous un instant, privé de langage, de compréhension, d’expression, imaginez vous tel ce continent désert, cette mutité aphasique qui font face au Monde dans la plus grande détresse qui soit. L’image que vous apercevriez, celle du « Pauvre pêcheur », votre propre image en écho, qu’en résulterait-il, ? Eh bien vous seriez tels deux chiens de faïence s’observant dans la nuit d’une totale inconnaissance. Rien ne naîtrait de cette rencontre qu’un éternel silence qui confinerait à l’absurde.

 

Car l’image ne fait signe

qu’architecturée par le langage,

métamorphosée par le langage,

multipliée par le langage.

 

   L’image seule est inertie, impuissance, dénuement tel celui du « Pêcheur » de Puvis de Chavannes. L’image seule, bien plutôt que d’être valeur sémantique serait, dès lors, simple assemblage lexical, juxtaposition de mots privés de connexion, postures isolées que rien ne viendrait synthétiser, porter à la signification. Une manière de mots par défaut, de mots encore soudés dans une gangue matérielle dont ils ne parviendraient nullement à s’extraire.

   Le sens qui nous éclaire et ouvre le chemin de notre compréhension n’est nullement une simple donnée optique, une disposition physiologique, fût-elle celle de la mydriase, cette belle dilatation pupillaire qui n’aurait pour seule ressource qu’un total éblouissement, une définitive cécité. Tout regard qui est orienté vers une saisie existentielle ne peut l’être qu’à la mesure de l’édifice babélien qui s’est patiemment construit depuis le premier babil. La position exploratrice de nos ancêtres de la préhistoire reflète en creux notre propre évolution historique. L’Australopithèque, l’Habilis, l’Erectus, le Faber ne voient du monde que des images fixes, muettes, sans nuances, sans signification. Ils sont pierreux, racinaires, rhizomatiques par rapport à leur environnement. Ils se confondent avec l’arbre, le chemin, l’ours, la terre, le ciel, la grotte. Ils sont les sans-distance pour la simple raison que leur posture optique est de telle nature qu’elle crée des analogies signifiantes entre l’Homme et son Milieu. Il faut l’apparition du Sapiens et la révolution copernicienne que constitue le passage du limbique-reptilien au néo-cortical, c’est-à-dire du pur anatomique au symbolique, au langage, pour que le Pierreux, le Racinaire se métamorphosent en pensée de la pierre, de la racine, en subtiles allégories qui vont faire de l’Homme un être capable d’intelliger en mots la Nature qui l’accueille en son sein. Parler, lire, écrire, c’est affirmer son autonomie, c’est abandonner les mamelles de la louve, c’est être Rémus et Romulus capables d’administrer la diversité de la cité romaine, nullement de s’y aliéner dans une confiance absolue vis-à-vis d’une Génétrice, fût-elle comblée des vertus les plus remarquables.

   L’image possède, d’une manière interne qui constitue sa profonde nature, une force d’aimantation qui nous phagocyte et nous ôte toute liberté. Nous fixons une image et nous sommes fascinés, nous sommes immédiatement en elle, autrement dit notre être et le sien ne font plus qu’un. Seul le langage permet le recul, la médiation, crée l’espace humain nécessaire à la compréhension de qui-nous-sommes et de notre milieu.

 

L’Homme n’est pas Image.

L’Homme est Langage.

 

   Et, à ce point de la méditation, il faut citer la belle phrase de Proust située à l’initiale de ce texte :

 

« Le vrai voyage de découverte ne consiste pas

à chercher de nouveaux paysages

mais à avoir de nouveaux yeux. »

 

   La « découverte », dans le cadre proustien est découverte de Soi. Les « nouveaux paysages » sont ceux qui viennent du passé et sont fécondés, exaltés, multipliés à l’aune de la sublime réminiscence. Les « nouveaux yeux » sont ceux par lesquels la littérature vient à elle dans une manière d’entière complétude, d’absolu, d’art indépassable. Paradoxalement pour la raison mais essentiellement pour l’âme, les « nouveaux yeux » ne sont que les anciens que l’exercice quotidien de la méditation ont agrandis à la dimension d’une exceptionnelle contemplation. Mais contempler ne veut nullement ici privilégier le regard, en faire le seul canal par où le sens se produira. Disant ceci, nous ne disons pas que l’intellect de l’Auteur de « La Recherche » était dépourvu d’images lorsque son esprit flottait prodigieusement du côté de chez Swann ou du côté de Guermantes. Sans doute même son « musée imaginaire » alimentait-il sa conscience imageante de milliers de formes liées à un sens esthétique hors du commun. Ceci est indéniable. Ce que nous voulons simplement affirmer c’est que le contenu de ces images, bien plutôt que d’être strictement lié à une sensorialité optique, devait s’alimenter à cette inépuisable source narrative tissée d’une infinité de mots, source qui était la chair même proustienne, le paradigme selon lequel il s’appropriait le Monde, ou plutôt créait son propre Monde. Dès lors l’image constituait l’humus à partir duquel la floraison langagière trouvait à s’épanouir. L’image n’est contingente, étroitement liée à sa condition formelle que chez ceux qui ne voient de l’exister que sa trame matérielle, nullement le flux transcendant qui en traverse l’étoffe. « La Recherche » est une suite continue de morceaux d’anthologie qui sont la marque d’un génie de la langue. Certes, nombreux sont les passages que l’on pourrait prendre pour de simples descriptions visuelles et déjà la qualité du regard semblerait se suffire à elle-même.

    Ci-dessous un extrait qui fait apparaître le Narrateur à Balbec, admirant depuis sa chambre du Grand Hôtel, le vaste paysage de la mer :

   « Et si, sous ma fenêtre, le vol inlassable et doux des martinets et des hirondelles n’avait pas monté comme un jet d’eau, comme un feu d’artifice de vie, unissant l’intervalle de ses hautes fusées par la filée immobile et blanche de longs sillages horizontaux, sans le miracle charmant de ce phénomène naturel et local qui rattachait à la réalité les paysages que j’avais devant les yeux, j’aurais pu croire qu’ils n’étaient qu’un choix, chaque jour renouvelé, de peintures qu’on montrait arbitrairement dans l’endroit où je me trouvais et sans qu’elles eussent de rapport nécessaire avec lui. Une fois c’était une exposition d’estampes japonaises : à côté de la mince découpure de soleil rouge et rond comme la lune, un nuage jaune paraissait un lac contre lequel des glaives noirs se profilaient ainsi que les arbres de sa rive, une barre d’un rose tendre que je n’avais jamais revu depuis ma première boîte de couleurs s’enflait comme un fleuve sur les deux rives duquel des bateaux semblaient attendre à sec qu’on vînt les tirer pour les mettre à flot. Et avec le regard dédaigneux, ennuyé et frivole d’un amateur ou d’une femme parcourant, entre deux visites mondaines, une galerie, je me disais : « C’est curieux ce coucher de soleil, c’est différent, mais enfin j’en ai déjà vu d’aussi délicats, d’aussi étonnants que celui-ci. »                             

                                          (C’est moi qui souligne les images et métaphores).

  

   Ici, à l’évidence, les soi-disant images sont débordées de toute part en raison d’une prodigieuse fécondité intellectuelle qui est tout sauf une simple observation du réel, une mimèsis. La qualité de toute perception est de rendre compte fidèlement de ce qui s’inscrit dans l’horizon des yeux. Or, cette évocation (bien plutôt que description) sort du cadre, entrelace au paysage toutes sortes de considérations esthétiques à l’aune de prouesses langagières toujours renouvelées. Les métaphores y prolifèrent depuis le « jet d’eau », le « feu d’artifice » ; la relation à la peinture, aux « estampes japonaises » installe une constante distanciation par rapport à ce qui fait face ; l’allusion à des couchers de soleil anciens déjà aperçus met en jeu un processus de mémoire. Tout ceci doit nous alerter qu’ici, nous sommes au plein du langage, de son étonnante alchimie, que la « description » est au service de ce dernier, le langage, et non l’inverse. Tout, chez Proust, part d’un examen de la vie ordinaire et mondaine afin de transformer leur prose en poésie, autrement dit tout y est orienté vers le plaisir des mots et d’eux seuls. Lire « La Recherche » en n’y percevant que du descriptif réaliste à la Zola, serait évidemment erroné.  Si cette œuvre majeure, singulière, veut se donner tout à la fois comme exploration des consciences, porte ouverte sur l’art, il lui faut nécessairement se soustraire à la fascination de l’image, à sa naturelle étroitesse (les interprétations en direction de Gauguin ou de Fanon à partir du « Pauvre pêcheur » de Puvis de Chavannes, sont de surcroît, nullement inscrites nécessairement en tant que prolongements sémantiques), il lui faut créer de toutes pièces une esthétique narrative de plus grande ampleur. Å la lecture de l’œuvre maîtresse de Proust, on ressent parfois, le souffle prodigieux, la période ample d’un Chateaubriand, cet autre Écrivain qui portait les images au plus haut des possibilités du Langage.

   Et, ici, je ne saurais faire l’économie de la page célèbre de l’Auteur du « Génie du Christianisme » qui figurait, dans le manuel scolaire de l’école primaire, le Souché, sous le titre « Une nuit au désert ». Ce texte traverse mille fois mes écrits relatifs au romantisme, à son effervescence lyrique. Ce passage est constellé d’images plus belles et étonnantes les unes que les autres. L’enfant que j’étais alors y découvrait certes ces « images » du Nouveau Monde, mais encore et d’une façon plus décisive ces brillantes métaphores qui sont des figures de rhétorique, autrement dit un procédé de la langue, bien plus que de simples facsimilés d’une réalité qui pourrait trouver sa chute dans le cadre d’une simple photographie. Certes mon imaginaire se meublait de la « savane », « des bouleaux agités », du « gémissement de la hulotte », mais d’une façon encore plus féconde de « cette mer immobile de lumière » qui constituait, pour ma jeune conscience, les fondements de ma passion future (et actuelle) pour la littérature, ce lieu unique que les métaphores, dont le sens étymologique est celui de « transport », nous offrent tel le présent le plus précieux. Ce transport dans la langue que « L’Enchanteur » savait faire naître comme par magie du fleuve ininterrompu de ses mots, une manière de Chute du Niagara éblouissante avec ses gerbes d’écume, ses « zones diaphanes de satin blanc ». Nulle image, fût-elle accomplie en son fond ne pourra jamais égaler ces mots d’anthologie. Ils nous transportent au plus haut, oui, au plus haut ! Mais lisons donc. Certes notre vision sera comblée mais, bien davantage, notre aptitude, notre bonheur à nous immerger dans les flots fabuleux, féeriques d’une littérature qui, aujourd’hui, ne sait plus trouver, ni le rythme, ni la cadence de ce « point phosphoreux » pour user de la belle métaphore poétique de cet autre génie qu’était Antonin Artaud. Or si ce « point » est l’autre nom de « l’inspiration », il est avant tout un signe, une marque insigne du langage que la quintessence du phosphore (entendons la quasi-magie du génie saura porter à sa sublime incandescence), Chateaubriand-Artaud : même combat à des siècles de distance, mais dans la belle proximité pensante :

  

   « La scène sur la terre n’était pas moins ravissante : le jour bleuâtre et velouté de la lune descendait dans les intervalles des arbres, et poussait des gerbes de lumière jusque dans l’épaisseur des plus profondes ténèbres. La rivière qui coulait à mes pieds tour à tour se perdait dans le bois, tour à tour reparaissait brillante des constellations de la nuit, qu’elle répétait dans son sein. Dans une savane, de l’autre côté de la rivière, la clarté de la lune dormait sans mouvement sur les gazons ; des bouleaux agités par les brises et dispersés çà et là formaient des îles d’ombres flottantes sur cette mer immobile de lumière. Auprès tout aurait été silence et repos sans la chute de quelques feuilles, le passage d’un vent subit, le gémissement de la hulotte ; au loin, par intervalles, on entendait les sourds mugissements de la cataracte du Niagara, qui, dans le calme de la nuit, se prolongeaient de désert en désert et expiraient à travers les forêts solitaires. »

 

   Miracle de la vision qui se reflète, comme en un halo, dans la lumière immatérielle, irréelle, féerique de la littérature.

  

 

 

 

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9 avril 2023 7 09 /04 /avril /2023 09:42
Dans le retrait de soi.

"Melancholia"

Photographie : Katia Chausheva

***

De votre beauté, nul n'aurait pu douter. Votre visage si régulier, votre peau de soie, l'arrondi de vos épaules, la plénitude de votre gorge, les fines attaches, la taille souple, l'exacte cambrure des reins, le repos de vos hanches, le golfe de votre bassin, vos jambes si longues. Ceci que doublait une vive intelligence, une intuition de tous les instants. Vous étiez sensuellement attachée aux choses, disponible à la moindre de leurs manifestations. Vos affinités avec la "raison sensible" n'était pas moindre et chaque événement rencontré vous portait dans l'aire des réflexions, dans la vibration des sentiments. Peut-être trop. Vous étiez si sensible aux troubles du monde, aux frémissements de l'eau, au glissement du vent sur les plaines d'herbe. Vous étiez pareille à une fragile fleur des marais que le moindre courant d'eau aurait emportée vers d'illisibles rives. C'était étonnant la façon que vous aviez de vous recueillir en vous, de plonger dans les troublants remous de l'introspection, de disparaître aux yeux des autres. Il suffisait de l'évocation d'un poème, d'une séquence de cinéma, d'une pièce de théâtre sous les feux de la rampe. Mais je crois que les feux, les seuls qui vous atteignaient, étaient ceux, intérieurs, qui parcouraient votre globe de chair. A l'évidence, en vous, couvait toujours la flamme de la passion que le moindre souffle d'air ranimait. Cela se voyait dans le sombre de vos yeux, le creusement des pupilles, le retrait que manifestait votre visage. Non le paysage d'une austérité, plutôt le calme d'une eau de lagune et l'énigme toujours posée par cela qui vit mais demeure immobile. Comme une question posée ne trouvant d'épilogue.

Le bruit courait que vous teniez un journal intime, dans le genre de celui d'Henri-Frédéric Amiel, consignant par écrit ce qui, pour moins sensible que vous, eût été simple caprice ou bien objet d'un vide à combler. Comment pouvait-on passer ses journées à écrire alors que, dehors, la vie s'écoulait avec ses joies à portée de la main ? Pensant à cette volontaire exclusion d'une existence ouverte, à ce retrait en vous qui est, à l'évidence, votre empreinte, j'ai relu attentivement quelques passages de ce prodigieux travail du professeur genevois. J'y ai trouvé ce fragment que je crois pouvoir faire vôtre tellement les similitudes me paraissent frappantes :

"Le jour vient; il est 6 3/4 heures. Entre la lumière froide du jour qui traverse la vapeur des carreaux et la lumière chaude de la lampe qui reluit sur mon papier, il n'y a qu'un rideau léger et transparent. Lutte curieuse et symbolique : c'est le cœur tranquille dans la solitude et le recueillement, que vient assaillir le monde extérieur, pour l'arracher à sa paix, lui imposer devoirs, ennuis, dispersion tout au moins. On vivait tout en soi, il faut vivre au-dehors … Voici le jour, il faut mentir, disait Delphine dans sa belle poésie de la Nuit …"

Henri-Frédéric Amiel - Mercredi 17 novembre 52 - 5 1/2 heures du matin.

Lisant ceci, vous imaginant quelque part dans un pli d'ombre en partance pour le jour, je ne peux que vous rejoindre dans cette manière d'insularité. Vous êtes si bien, en arrière de la clarté, alors qu'en vous se fait, avec douceur, le flux de l'intime. Là, il n'y a nulle place pour ce qui pourrait entailler et ouvrir une possible immersion. De votre territoire, s'entend. Tout demeurant sur le seuil, comme l'aube, en attente de cela qui va advenir. C'est si beau cette irrésolution du temps, cette manière de pas de deux, cette sublime hésitation. Vous et le monde en suspens. Cette inclination des choses à demeurer dans leur enceinte, vous en ressentez le libre mouvement jusqu'en votre ombilic. Une mousse, une écume, une onctuosité trouvant dans leur repos le site même de leur présence. Vous résistez à l'encontre de la lumière qui vibre au carreau, cette froideur qui, bientôt, fera sauter l'opercule. Votre plaine de papier, sur laquelle courent les signes de l'exister, sera bientôt envahie de cette réalité qui en effacera la fragile empreinte. C'est si vulnérable, l'écriture, lorsqu'elle doit se confronter aux éclats de verre, aux angles vifs, aux mouvements désordonnés de la foule. Cela a besoin de la source assourdie de la lampe, du silence de la chambre, de l'immobilité du lac, de la longue patience des pensées. Vous le savez jusqu'à l'excès, vous qui noircissez les pages de votre chair, de votre sang, de vos humeurs. Car c'est de cette nature, l'écriture. Elle est crucifixion ou bien elle n'est pas. Oui, bien sûr, tout ceci paraît énoncé dans l'emphase, le lyrisme. Et, pourtant, qui n'a jamais fait l'expérience de la perte toujours possible des mots, ne peut guère en concevoir la dimension possessive. On appartient au langage plus qu'il ne nous appartient.

Vous observant à la dérobée, ce que je vois d'abord, sous l'avancée des cheveux, c'est cette vérité de la nuit qui vous visite sur l'étang de vos pages blanches. Illumination de l'intérieur, lent cheminement des idées, dépôt de la gemme noire sur le vierge du parchemin. La nuit, on ne peut la tromper. Il n'y a nulle distance de soi à soi. Pas même l'intervalle du doute. Tout coule de source et se présente dans la pure raison d'être. Vos plus belles pages sont nocturnes, j'en suis sûr. Avec un léger infléchissement que l'aube entraîne dans son sillage. Vous le savez, bientôt, alors que l'ombre décroit sous la poussée de la lumière, le mystère des mots s'effacera. Dehors, les bruits sortiront des failles de la terre, le ciel basculera vers des teintes de gris, puis les flocons de clarté, denses, qui allumeront dans les yeux des vivants les braises du désir, de l'envie, de la meute serrée des passions. Il sera alors temps de mentir avec Delphine, d'inventer avec l'inconnu de la rencontre, de dissimuler son visage alors que les hommes feront leurs trajets de fourmis pressées. Vous aurez tout loisir, sur la pente du jour, de demeurer dans votre méditation, mais alors vous serez inaccessible. Ou bien vous accepterez de vous laisser happer par l'action et c'est à vous-même que vous barrerez l'accès. Comme si la trop vive lumière dissolvait tout dans une même démesure.

Mais je dois vous laisser, là, sur le bord de votre propre territoire, une partie de vous immergée dans le songe, une partie dans la vacance de l'instant. Le temps décidera de tout et l'abîme sera grand qui vous séparera de la nuit, votre vrai domaine. C'est dans le retrait de vous que vous êtes la plus lisible. Comme ce journal que vous écrivez jusqu'à l'éreintement afin de mieux vous connaître. Les mots, sans doute, vous en éprouverez la chair pulpeuse, la longue dérive, les enroulements infinis. Mais, de vous, n'apparaîtra que cette couleur de verre éteint qui annonce la parution des heures claires. Jamais la tonalité ultime qui vous porterait au-devant de vous. Il est temps de baisser la lampe. Le rideau bat sous la neige des heures. Proche est la "melancholia" qui, le jour durant, fera votre siège afin que l'ombre venue, vous puissiez entrer en vous, le seul domaine dont vous assurer sereinement. Au moins le temps d'une parenthèse. Demain, à nouveau, sera le jour, puis la nuit et le jour encore. Ainsi passent les fleuves étincelants. Ils arrivent à l'estuaire et nous ne rêvons que de la source. Nous sommes une eau qui, toujours, se cherche. Et, peut-être, jamais ne se trouve. Je confie cette modeste pensée à votre journal. Prenez-en soin. Les pensées sont si fragiles !

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8 avril 2023 6 08 /04 /avril /2023 15:13
Y a-t-il quelqu’un sur Terre ?

« Rancœur en novembre ». avec Alice

Œuvre : André Maynet

***

 Eenzaam, tel était son nom, pareil à un sortilège. Eenzaam, comme on aurait dit le vent de l’aube, le visage blême de la Lune ou bien la dispersion des étoiles dans le songe de la Voie Lactée. Eenzaam, seule prononçait son nom puisque personne d’autre qu’elle ne pouvait le loger au creux du palais pour le faire résonner sur les chemins de terre. Son nom, à proprement parler, était imprononçable et, simplement l’évoquer, ceci n’aurait pu se faire qu’à le reconduire dans une manière d’incompréhension. Eenzaam était une jeune fille fluette dont on ne savait pas très bien si elle appartenait encore à l’enfance ou bien se dirigeait vers la préadolescence. Elle avait la grâce qu’ont les araignées d’eau à glisser à la face des lacs sans même en toucher le miroitement, juste quelques cercles à l’entour des pattes et un parcours sur l’onde pareil à l’archet effleurant une corde. C’était à peine si elle laissait, derrière elle, la trace d’une fumée ou bien d’une vapeur se fondant dans le calice des heures. Elle était une simple scansion du temps, une imperceptible dilatation de l’espace, si menue que les oiseaux eux-mêmes ne pouvaient rivaliser avec tant de légèreté, si ce n’est le facétieux colibri. Ce qui étonnait, surtout, c’était son attitude hiératique, empreinte de gravité, ses yeux à la fixité de glace, l’abandon noir de ses cheveux, l’étroitesse du cou, les sarments des clavicules, les grains de café de la poitrine, les baguettes des bras semblables à des tiges de sureau, le cratère profond de l’ombilic, les mains en crochet, les pieux des jambes identiques à ceux auxquels s’amarrent les bateaux dans les estuaires de vase et de limon. Et ce qui était le plus étonnant, le buisson noir de son sexe -, on aurait dit une femme accomplie -, noirceur la portant dans une manière de maturité que l’ensemble de sa géographie démentait, s’inscrivant, bien au contraire, dans un renoncement à la sensualité. D’Eenzaam, il en était comme des mantes religieuses, on la croyait fragile alors qu’elle pouvait, peut-être, manduquer son géniteur avec la même conscience que met un habile artisan à élaborer son chef-d’œuvre.

 Mais ce sont là considérations bien oiseuses et la suite de la fable apportera les apaisements que les lecteurs sont en droit d’attendre d’une fiction qui n’est que pure fantaisie. Eenzaam, si l’on ôte l’ambiguïté qui pourrait résulter d’un affrontement de l’innocence et de la perversité, Eenzaam donc nous apparaîtra sous les traits de cet âge pré-nubile dont on ne peut décider s’il choisira de pencher vers le futur ou bien de rétrocéder en direction du passé, peut-être même dans une sorte de retour à l’origine, elle si dissimulée avec le fond dont elle semble provenir. On pourrait facilement l’imaginer au bord de quelque fontaine, seulement vêtue de perles d’eau, sous de frais ombrages alors que l’heure bleue cernerait son front d’un éternel diadème. Le temps serait suspendu comme le cristal d’un lustre. Les libellules feraient leur vibration couleur de turquoise. Les taupes sortiraient à peine de leur robe de nuit avec les yeux cernés de rêves. Les oiseaux dans les arbres gonfleraient leurs flocons de plumes que ne troublerait nullement la respiration de la première brise. Il y aurait comme une infinie hésitation, celle-là même que met le jeune enfant à poser sur le sol les premiers pas de la marche.

 Mais décrire Eezaam ne suffit pas. Il faut parler de ses longues errances dans tous les corridors du monde. Eezaam est si farouche, si désireuse de se confondre avec sa propre silhouette qu’elle ne fréquente que les lisières, les sentes abandonnées, les cercles des clairières, les rivages lorsque le reflux en dessine les golfes si doux qu’on les croirait tout droit sortis d’un conte des « Mille et Une Nuits ». C’est ceci qu’aime faire Eezaam, se vêtir d’un caraco étroit, une seconde peau, mettre le voile d’une culotte translucide, une écaille, un écran invisible, une buée dont elle fait la nacelle de sa liberté. Car cette presque innommée ne vit qu’à figurer dans le flux à peine perceptible, sorte d’haleine exsudant de la peau, genre d’essence portant en elle l’empreinte de ce qu’elle est, le début et le fin d’une fuite, la présence discrète, l’existence sur les pointes, l’illisible chorégraphie des émotions, le trajet de l’âme sur les vers du poème.

 Vous qui lisez, imaginez maintenant Eenzaam dans ses continuelles pérégrinations. D’abord elle est sur ce plateau libre de l’Altiplano, très haut dans l’air si pur qu’il fait son chant de flûte. Le ciel est si intense, si profond qu’il glisse sur le lac de sel sans même le toucher. Son altitude illisible est aux confins du monde. L’herbe est courte, couchée sous les pattes des lamas. Au loin des tumulus couleur de cendre que coiffe le dôme blanc d’un ancien volcan. Eenzaam est si bien, si proche de la nature qu’elle pourrait aussi bien se perdre dans la laine du lama que se fondre dans la flaque d’eau où se réverbèrent les nuages. Puis, elle qui aime la liberté, vous la retrouverez sous les latitudes boréales, là où le torrent aux eaux claires traverse les cônes bleus des épicéas, si près des étoiles métalliques des gentianes, du peuple des rochers que tapisse une rare neige chassée par les morsures du blizzard. Mais aussi, parfois, elle s’insinue jusqu’au creux des déserts, se dissimule derrière les hanches des dunes, se faufile parmi les ondulations du sable, regarde à l’infini le miroitement de l’air, les creux d’ombre, la tête des palmiers que traverse le vent avec sa caresse de feu.

 C’est cela qu’aime Eenzamm, être pareille à la vibration, au grésillement, à la perte de l’eau dans la faille de poussière. C’est cela qu’elle veut, être l’inaperçue qui fait du monde un étrange linceul, un reposoir où passer pareille à la poussière de grésil dans le ciel de novembre. Il y a tant de bonheur à exister dans le halo blanc de la flamme, à sentir son corps léger dans les plis de l’air, à flotter infiniment sur quelque idée gracieuse qui fait ses boucles à l’entour du visage et y imprime l’empreinte du rare, du précieux qui s’éloignent dès l’instant où l’on y prête trop attention. Conscience intime de soi qui résonne jusqu’au centre du corps et l’habite d’un miel, le revêt d’un nectar. Parfois, Eenzaam, lorsque le temps vire au gris, que les nuages poussent leur lourde caravane vers les portes de l’hiver, que la mélancolie tresse ses urticantes cordes, la pré-nubile met ses mains en porte-voix et, faisant se hisser depuis le grain de son ombilic sa voix pareille au clapotis de l’eau dans la gorge d’un puits. « Y a-t-il quelqu’un sur Terre … Y a-t-il quelqu’un sur Terre ? » Sa parole s’élève haut dans le ciel, ricoche sur la peau des arbres, les flancs des rochers, la plaque lisse de la mer. Sa parole revient jusqu’à elle et l’inonde de clarté, la baigne de beauté. Car, en cet instant sublime, il n’y a sur Terre ni l’ombre d’un animal, ni la silhouette d’une présence humaine. Eenzaam est SEULE au monde et ceci lui suffit pour éprouver en soi l’immense plénitude, la joie sans limite d’une fusion avec le vaste univers. Nulle présence qui viendrait la troubler, qui contribuerait à l’éloigner d’elle, à faire son grésillement entêtant de bourdon. Être Eenzaam sur la courbure d’argile, sous le ciel immensément ouvert, c’est éprouver du-dedans de soi cet étrange et beau « sentiment océanique », cette ivresse sans équivalent, ce retour à soi de l’ensemble des significations. Alors tous les dolmens du monde qui dormaient au creux d’une lourde inconscience, toutes les pierres scellées sur leur être, tous les plateaux de latérite et les anticlinaux se sont levés, se sont dressés, incroyables menhirs portant haut dans le ciel la braise de leur désir de paraître et de témoigner de leur pure présence alors que les hommes, peut-être n’existeront jamais. Les hommes ne sont peut-être qu’une conséquence de notre imaginaire, de nécessaires vis-à-vis institués en face de soi afin de peupler son silence d’une fable mondaine.

 C’est ainsi que vit Eenzaam, dans cette nudité originelle qui la fait l’égale d’une âme infiniment libre, dépouillée des avoirs et indifférente aux atours du monde. Eenzaam, c’est ainsi que nous t’aimons, belle image d’une infinie disponibilité à faire sens sous de multiples et toujours renouvelées esquisses. Ta virginité nous assure de tous les prédicats dont, plus tard, peut-être, tu consentiras à te revêtir. Nous sommes dans l’éblouissement de toi. Nous sommes en attente. Pardonne-nous, Eenzaam, de passer autour de ton bras et de ta jambe ce lien si étroit. Il n’est rien que notre volonté de demeurer liés à toi dans la meute polyphonique des heures. Oui, Eenzaam, nous te voulons telle que tu es. Nous te voulons !

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7 avril 2023 5 07 /04 /avril /2023 13:32
Dans l’ombre de Thérèse.

Photographie : Blanc-Seing

***

Octobre mourait dans un sursaut de lumière et novembre arrivait tout chargé de brume et de mystère. Ce que j’étais venu faire, ici, sur cette terre sans attaches, si loin du monde, nul ne le savait, à commencer par moi. J’avais seulement emporté un carnet de croquis, quelques couleurs, un cahier d’écolier et un stylo. Les premiers jours à errer, à découvrir les collines proches, la ligne éteinte des peupliers, le ruisseau à sec semé de galets. Parfois le passage des moutons dans des tourbillons de poussière, le cri rauque des bergers, le chant d’un coq déchirant l’air. Entre ces remous du temps, les heures longues, étalées comme le rivage infini d’un lac. Puis, un jour, au hasard d’une carte, la découverte de Graloup, minuscule village noyé parmi le feu des vignes, les échardes vertes des cyprès, les talus de terre blanche. Personne dans ce bourg, sauf quelques chiens faméliques, la fuite d’un chat, l’envol de courlis dans les taillis. Quelques maisons rassemblées autour d’une place, volets fermés, enduits de chaux teintée qui les rendaient presque invisibles sur l’aire dévastée de la terre. La route finissait là, sur cette surface de bitume enserrée entre des murs vides. Et voilà que, par une étrange association d’idées, me revenaient en mémoire quelques phrases de Thérèse Desqueyroux :

Dans l’ombre de Thérèse.

Source : Le Monde de NoA

***

 « Argelouse est réellement une extrémité de la terre ; un de ces lieux au-delà desquels il est impossible d'avancer, ce qu'on appelle ici un quartier : quelques métairies sans église, ni mairie ni cimetière, disséminées autour d'un champ de seigle, à dix kilomètres du bourg de Saint-Clair, auquel les relie une seule route défoncée. Ce chemin plein d'ornières et de trous se mue, au-delà d'Argelouse, en sentiers sablonneux ; et jusqu'à l'Océan il n'y a plus rien que quatre-vingts kilomètres de marécages, de lagunes, de pins grêles, de landes où à la fin de l'hiver les brebis ont la couleur de la cendre. »

 Ici aussi, tout avait « la couleur de la cendre », de la lave éteinte, comme si des scories s’étaient abattues sur ce coin de terre, minuscule Pompéi disparaissant sous le dais d’un ennui sans fin. Vraiment, il y avait si peu à voir et rien ne paraissait devoir troubler cette lourdeur de sarcophage. Cependant, une maison attirait mon attention, sans doute par sa modestie, son emplacement au milieu du bourg, son caractère d’ancienne carte postale. A l’angle de la façade un arbre avait conservé ses feuilles, des buis taillés, une porte verte, des volets fermés. Quelqu’un devait habiter là, qui avait dû s’absenter pour quelques jours. J’ai fait le tour de la maison. L’arrière comportait un petit jardin entouré d’une clôture de grillage, quelques massifs de plantes sèches, des bouquets de thym, de rares tournesols, la braise de pétales de géraniums dans l’ombre qui avançait.

 « Du côté de la grand-place les volets en sont toujours clos ; mais, à gauche, une grille livre aux regards le jardin embrasé d'héliotropes, de géraniums... »

 Et voilà que surgissait, à nouveau, l’ombre de Thérèse, son installation à Saint-Clair, jeune mariée, dans la maison de ses beaux-parents, sa première expérience de vie auprès de son mari, Bernard, qu’un jour elle tenterait d’empoisonner, son destin basculant alors dans de bien sombres ornières. Soudain, malgré moi, je me retrouve plongé dans mes lectures adolescentes, dans la petite chambre qui donne sur la Leyre. Il y a aussi, à l’horizon, les hampes claires des peupliers, les tertres de terre blanche, et, autour, le village perché sur sa falaise, comme endormi, attendant du ciel qu’il vienne le délivrer d’une longue torpeur. Alors, je ne sais par quel sentiment bizarre, par quelle émergeante puissance du regard, je vous vois, vous, l’inconnue, calfeutrée dans le silence de votre maison, à l’abri derrière le bois de vos volets, protégée par cette porte scellée sur le jour dans une teinte d’eau claire. A n’en pas douter vous êtes un genre de Thérèse que l’existence a clouée dans la densité des murs afin que votre faute, un jour, pût connaître son expiation.

 « … Thérèse, jusqu'aux approches de sa délivrance, n'avait plus quitté Argelouse. Elle en connut vraiment le silence, durant ces nuits démesurées de novembre. »

 « Au salon, Thérèse était assise dans le noir. Des tisons vivaient encore sous la cendre. Elle ne bougeait pas. Du fond de sa mémoire, surgissaient, maintenant qu'il était trop tard, des lambeaux de cette confession préparée durant le voyage… »

 Oui, vous êtes cloîtrée dans cette maison muette, sous les assauts de novembre alors que les freux, dans le ciel chargé de stupeur, lancent leurs cris lugubres. Mais qu’avez-vous donc fait pour avoir accepté ou bien décidé cette longue réclusion dans ce pays si semblable aux landes et aux lagunes qui se perdent, là-bas, vers le gris de l’océan, son étendue invisible ? Avez-vous au moins été mariée, peut-être humiliée, forcée de vous soumettre alors qu’une volonté farouche de liberté vous animait ? Avez-vous manié la dague, concocté des potions noires, lancé des sorts en direction de celui qui vous oppressait ? Vous avez été démasquée, c’est cela, traînée devant la justice des hommes, puis répudiée par la société, condamnée, le reste de vos jours, à mesurer l’infinie tension qui fait s’éloigner, dans une intenable fureur, la grâce du péché. Le lieu de votre supplice est ceci : cet insupportable écartèlement qui vous installe dans un suspens définitif. Si la pureté vous habitait, sans doute même un sentiment chrétien de don de soi en Dieu, non en l’homme, vous n’en étiez pas moins envahie par le désir planté dans le siècle comme le ver dans le fruit. Oui, je vous vois, près de l’âtre où se consument les derniers feux de la foi - car vous êtes irrémédiablement perdue pour quelque cause religieuse, entièrement livrée aux flammes qui dévorent votre âme, vos sentiments et, bien sûr, jusqu’au cratère incandescent de votre sexe -, je vous vois regardant fixement les tisons qui agonisent, non dans le désespoir ou la crainte, mais seulement dans l’hallucination de vous, dans le dépassement de cette chair qui ne vous tourmente plus qu’à l’aune des supplices qui s’y inscrivent à la lueur de la réclusion. Les girations, parfois, dans votre tête dévastée sont si réelles que le sol lui-même est pris de vertige. Il ne vous reste plus que cela, ce genre d’ivresse semblable aux perditions éthyliques et, alors, des voix vous parviennent comme au travers d’un écran de brume.

 « Vous devriez écrire tout ce qui se passe en vous. Nous publierons ce journal d'une femme d'aujourd'hui dans notre revue. »

 Ce qui se passait en vous, ce qui se passait en Thérèse, c’était une seule et unique pensée que le journaliste voulait recueillir pour en donner la primeur à ses lectrices. C’eût été si étonnant de livrer aux garçonnes de la Belle Epoque - cheveux courts, cigarettes, pantalons -, tous ces attributs masculins, une image de la femme libérée, assumant ses gestes aussi bien que ses actes, d’affirmer ce genre de rébellion qui souhaitait se constituer en fait social, en certitude d’être selon soi, de ne jamais s’absenter de ses envies, de ne jamais se dérober à ses pulsions, fussent-elles les plus secrètes. Et les phrases de Mauriac, je les fais vôtres car je sais que ce sont elles qui vous animent, braises vives couvant sous la cendre, et les phrases je vous en fais le don car elles seules constituent votre langage ramené à une seule chose : l’amour que toujours vous avez souhaité à défaut de l’obtenir. Le vivre seulement par procuration, celle de votre amie Anne, à laquelle vous ôtiez, en pensée, en désir, son amant, Jean Azévédo, en faisant le vôtre, symbolique, mais bien réel. C’est à cette possession mythique que l’écrivain faisait allusion, notant :

 « Ce corps contre son corps, aussi léger qu'il fût, l'empêchait de respirer ; mais elle aimait mieux perdre le souffle que l'éloigner. (Et Thérèse fait le geste d'étreindre, et de sa main droite serre son épaule gauche et les ongles de sa main gauche s'enfoncent dans son épaule droite.) Elle se lève, pieds nus ; ouvre la fenêtre ; les ténèbres ne sont pas froides ; mais comment imaginer qu'il puisse un jour ne plus pleuvoir ? Il pleuvra jusqu'à la fin du monde. Si elle avait de l'argent, elle se sauverait à Paris, irait droit chez Jean Azévédo, se confierait à lui ; il saurait lui procurer du travail. Etre une femme seule dans Paris, qui gagne sa vie, qui ne dépend de personne... Etre sans famille ! »

 Je vous aperçois dans ce même geste de possession pathétique, n’étreignant dans vos bras que votre propre corps dénué d’amour, déserté de caresses, nullement habité du verbe de l’amant, de sa passion, celle qui aurait semé des colliers de fleurs, auréolé votre pudeur des fragrances du désir. Vous vous êtes brûlée à votre propre flamme, ensemencée de vos propres larmes, érodée à la démesure de votre chagrin. C’est cela l’intersection fatale du péché et de la grâce, cet abîme qui vous installe toujours dans la dépossession de vous. Vous n’habitez plus qu’une steppe, une toundra semée de vent blanc et de la mince agitation des bouleaux. Mais qui donc viendra vous délivrer, vous faire sortir de cette retraite qui, en réalité, est simple désertion de votre frêle silhouette, de ce que vous avez été, de celle que vous auriez voulu être, de celle que vous ne serez jamais puisque le présent est une simple fuite des jours, un écoulement sans fin, une perte. C’est si douloureux cette solitude rivée à l’absence d’une personne aimée qui jamais ne viendra ! Mais, vous, ombre de Thérèse, que rêvez-vous de Paris, de cette ville hautaine réservée aux artistes, aux bourgeois, à la faune interlope de ceux qui aiment longer les lisières, à Vincennes, à Boulogne, puis disparaître dans le mystère insondable de la ville ? Mais pourquoi donc cet attrait, cette aimantation pour cette inconnue dont vous semblez faire le lieu de votre délivrance ? Jamais on ne se délivre de soi. Jamais on ne se dérobe à son destin. Il n’existe pas d’éthique des lieux et aucune ville n’est le médiateur d’une possible rédemption. Saint-Clair vous accueille du bout des lèvres ; Argelouse vous condamne à errer indéfiniment dans un questionnement dont, jamais, vous ne trouverez la clé. Et ce que, ni Saint-Clair, ni Argelouse ne sont parvenus à faire, Paris ne s’y emploiera avec plus de succès. Pas plus que Graloup, cette terre ingrate au-delà de tout, enclose dans le rythme étroit de ses ruelles sans nom. D’ailleurs, peut-être ce village demeure-t-il innommé, seule hallucination d’un esprit vagabond. Le mien rejoignant le vôtre dans les mailles denses d’une incompréhension. Nous percevant, l’un dans le miroir de l’autre, en abyme, comme s’il ne devait jamais y avoir de fin à cette indéchiffrable contemplation, nous n’avons fait que dessiner, l’espace d’une brève rencontre, ce que Mauriac faisait émerger de son beau roman, le tragique de la condition humaine. Au-delà de ceci, comment pourrait-on encore proférer ?

 La route est sinueuse, glissant entre les rangs de vignes, les pierres levées aux angles des champs, les touffes perdues des romarins. Thérèse, je ne l’ai nullement laissée à son destin, enfermée dans sa prison de Graloup. Je sens sa présence à mes côtés, cette subtile palpitation de la chair, cette respiration pareille à une brise nocturne, ce sang rouge qui fait ses longs rhizomes sous la peau, cet esprit qui vibre comme un cristal de quartz, cette âme se livrant tout entière à son étrange combustion. Je l’emmènerai à Paris, chez moi, Quai aux fleurs, face à la Seine qui fait couler sa sève jaune. Des péniches passeront, chargées de pierre et de ciment. Des bateaux-mouches aussi qui balaieront les façades de leur nappe de lumière blanche. Des touristes seront à bord, si semblables à des essaims d’abeille. Certains nous salueront d’un geste amical de la main. Saurons-nous au moins y reconnaître, parmi l’emmêlement des silhouettes, les effigies de carton-pâte, les figures de Bernard, d’Anne, de Jean Avézédo et la vôtre Thérèse. Saurons-nous ?

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3 avril 2023 1 03 /04 /avril /2023 08:47
Quelle attente vous saisit donc ?

Peinture : Barbara Kroll

 

***

 

   L’attente est toujours un mystère. On est là au centre de Soi. On est là, vacant, immergé au plein de sa solitude. L’attente n’a ni début, ni fin, ni contours. L’attente est telle qu’en elle-même son essence l’a disposée. L’attente ne vit que d’être suspendue entre deux vides, entre deux temps, entre deux êtres qui, peut-être, jamais ne se rencontreront. L’attente est en-deçà, au-delà de quelque prédicat que ce soit. L’attente est invisible qui s’alimente à sa propre vacuité. L’attente attendrait-elle quelque chose ou quelqu’un, serait-elle pourvue de quelque finalité et alors elle s’écroulerait sans délai sur ses propres fondements. L’attente justement considérée ne pourrait se référer qu’à l’ennui, lequel serait son miroir vide, son miroir sans tain.

 

L’attente est hors du temps.

Temporelle elle ne serait plus attente

mais événement sur le point de paraître.

 

L’attente est hors de l’espace.

Serait-elle située elle ne serait plus attente

mais lieu inséré dans le Monde.

 

L’attente penserait-elle,

elle ne serait plus attente

mais déjà méditation sur l’existence

et peut-être projet.

 

L’attente en tant qu’attente,

voici sa seule vérité.

L’attente est un Absolu,

c’est-à-dire un Rien.

 

   Attendre, en quelque manière, c’est s’attendre Soi-même, sur le point d’esquisser la fragilité de son être, son évanescence, sa transparence. Attendre est un cristal qui vibre en soi, pour soi, s’abreuvant à sa propre source. Une façon de cercle ontologique répétant jusqu’à l’absurde ce refrain identique à la pluie de gouttes dans l’abîme sans fond d’un aven :

 

ATTENDRE

ATTENDRE

ATTENDRE

 

   Vous qui attendez, c’est vous qui avez instillé en moi le venin de l’Attente. Souvent ai-je attendu :

 

le passage du Facteur

et la missive de l’Amante ;

l’arrivée du livre de poésie

et ses mille joies secrètes ;

le passage de l’Ami

et le verre de l’amitié ;

la venue du temps

et son lot de surprises ;

la découverte à nouveau

du blanc village tapi

sur son île de rochers tout contre

le doux flanc de la mer.

 

   Alors, l’Attente me paraissait être un don du ciel, un ineffable cadeau, une surprise et, tel le jeune enfant, j’en dépliais le papier froissé avec le cœur battant et les mains moites. Mais voici que ma vue, soudain, s’est obscurcie, que la belle lumière d’aube s’est métamorphosée en un crépuscule terne et sans avenir.  Vous qui attendez, m’avez révélé l’Attente en sa plus grande profondeur, celle de l’abysse si vous préférez. Sans doute mes yeux étaient-ils fermés sur la vérité. Toujours, pour moi, l’Attente se teintait des belles moirures de l’espoir. Et me voici soudain dépossédé de ce qui pouvait s’inscrire en toute Attente et donner sens à mes actes, à mes mouvements, donner à l’air que je respirais, de douces fragrances, communiquer à mon âme des ouvertures au gré desquelles elle trouverait sa propre liberté.

  

   Mais, bien plutôt que de parler dans le vide, dont je fais maintenant la cruelle épreuve, laissez-moi tracer les traits de qui vous êtes, du moins telle que vous m’apparaissez. D’abord, dans un premier geste du regard, c’est votre Noire Effigie qui vient à moi sans délai. Vous connaissez le tableau de l’admirable Van Gogh « Champ de blé aux corbeaux », initialement on ne voit que le blond lumineux de la paille, le bleu pervenche du ciel, mais bientôt, c’est le vol erratique du peuple des corbeaux qui envahit votre champ de vision, y traçant ses dessins les plus funestes. Vous êtes possédé par le noir, votre corps est enduit de la lourde poix du deuil et la Mort rôde alentour à laquelle vous n’échapperez point. Vous observant, je disparais en vous et ne connais plus que le voile persistant de votre nuit. Je suis envahi par l’angoisse à tel point que je ne m’appartiens plus et que je pourrais disparaître sur-le-champ au simple décret de votre farouche volonté.

    

   J’étais vivant, plein d’allant et me voici reconduit dans de sombres corridors dont je crains ne jamais pouvoir ressortir. Happé, je suis happé par un si violent maelstrom que je n’en ai connu de telle sorte dans les pires moments de mon existence. Voici que je ne suis même plus en Attente de qui-je-suis, fétu de paille ballotté par les flots tumultueux d’un océan en furie. Je ne sais si vous m’apercevez vous observant. Dans l’affirmative, possiblement me croyez-vous atteint d’une pure folie. Mais cette Folie Majuscule, c’est bien vous qui me l’avez inoculée. Avant même de vous connaître, mon voyage terrestre, loin de constituer un « long fleuve tranquille », se déroulait sous les meilleurs auspices qui se pussent concevoir. Certaines rencontres sont mortelles, c’est bien le grain de la démence que vous avez semé en moi. Je le sens doucement germiner, faire son cruel métabolisme dans le silence étonné de ma chair.

  

   Mais, loin de me réduire à la mutité - ce serait la pire des choses -, je dois poursuivre ma narration sur vous. Votre forme noire, longiligne, pareille à celle d’un insecte, peut-être l’anatomie d’une Mante Religieuse, est campée sur une chaise étroite, la cambrure de vos reins ne s’appuyant nullement au dossier, tête uniformément couleur de suie, visage de mastic, anguleux, pareil à celui des momies pliées dans leurs bandelettes de tissu embaumé, votre main droite supportant votre menton,

 

vos yeux : des charbons,

votre bouche : de la lourde ébène,

votre abdomen : celui d’un scarabée ;

vos jambes : deux lianes noires

emboîtées dans de lourds

escarpins aux talons massifs.

 

   Sur la table, devant vous, une coupe de glace plantée d’un chalumeau, puis, à l’extrémité de votre réel, un vide nécessaire, semble-t-il. Cependant la possible silhouette de quelque Individu Anonyme qui serait attablé en vis-à-vis, mais en retrait, comme dans une inquiétante réserve. Voyez-vous, cette Figure Tronquée me questionne au plus haut point. Comme si j’en connaissais le contenu. Comme un air de déjà vu, déjà senti, déjà éprouvé. Un Quidam en quelque sorte qui aurait hanté mes songes, traversé mon imaginaire, peut-être même habité mon corps par un étrange phénomène de transsubstantiation. Un Moi qui serait ce qu’il est sans être vraiment Moi.

  

   Oui, subitement je réalise, comme à la suite de l’illumination d’un champ sous la lueur d’orage, je réalise que cet Être mystérieux et invisible n'est autre que celui-que-je-suis dont vous avez annexé sans vergogne le naïf territoire, dont vous avez amputé la liberté au motif que votre cruel désir était de me convoquer dans ce noir qui est votre marque distinctive, votre essence pour parler vrai. D’Observateur que j’étais, me voici Observé jusqu’en ses moindres coutures. Voyez-vous, le phénomène de la vision est merveilleux lorsqu’il vous donne prise sur les choses, vous en rend Maître. Combien la situation inverse est éprouvante. Me fixant pour l’éternité en celui-que-je-suis-devenu, une banlieue du Néant, vous avez fait de moi votre Esclave. Brutale réalité que celle, hégélienne, de la « Dialectique du Maître et de l’Esclave ». Oui, je sais, le retournement final, l’interchangeable du Dominant et du Dominé. Mais ceci n’est jamais qu’un tour de passe-passe, qu’une magie conceptuelle qui modèle à son gré l’argile humaine, tantôt la pétrit selon sa gloire, tantôt selon son dénuement. 

  

   J’ai déjà beaucoup mis en scène, dans mes nouvelles imaginaires, ces étonnantes Veuves Noires, ces figures mythologiques de l’ordre de l’incarnation du Mal qui ne rêvaient que de ligaturer le Bien, de le phagocyter afin que, vaincu, ne puisse plus régner sur la Terre que l’aile noire de l’affliction, du chagrin, de la douleur. A la manière des « Penseurs tragiques » je me suis créé un Monde de désolation, lequel, sans doute, ne pouvait fonctionner qu’à titre d’antiphrase,

évoquant le Négatif afin d’en tirer le Positif,

appelant le Malheur afin d’en extraire la Joie,

nommant la Peine afin d’en faire jaillir la Félicité.

  

   Comprendrez-vous alors que toute Attente est le fléau de la balance qui s’immobilise entre des contraires, qui gît entre deux discordances, entre deux irréductibles, tellement nous sommes Tous et Toutes des êtres de paradoxe, de curieux Funambules tendus sur le fil qui va de la Vie à la Mort et n’attend jamais que de connaître le lieu et le temps de son effectuation.

 

En ceci nous sommes égaux.

Seulement en ceci !

 

 

 

  

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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