Overblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
19 février 2024 1 19 /02 /février /2024 11:11
D’un continent l’autre

 

Roadtrip Iberico…

Al Sùr del Sùr…

El Estrecho de Gibraltar

 

Photographie : Hervé Baïs

 

***

 

   On a beaucoup roulé, on a sillonné de longs chemins de bitume, on a franchi des cols, longé de blanches cascades, on a aperçu des chapelles romanes, leurs toits de pierre ; on a glissé le long de rivages bleu Outremer, de longues voiles faseyaient au large ; on a dormi dans d’antiques hôtels blanchis à la chaux, d’immobiles moulins à vent montaient le long de sombres collines ; on s’est faufilés parmi les troncs fibreux des palmiers ; on a traversé les gorges des villes que dominait la silhouette ocre de l’Alcazaba ; on a vu les plages d’Aguadulce couvertes de tapis de chiendent ; puis on a plongé vers le Sud, aussi loin que l’on pouvait aller car c’est de notre identité d’Hommes finis dont il s’agissait, de la possibilité d’un futur immédiat, car on était appelés à être en Soi, à  expérimenter les seuils, les passages, les transitions, autrement dit mettre à l’épreuve nos propres limites.

   

   Tels des poulpes resserrés au fond de leurs grottes marines, il fallait lancer les lianes de nos tentacules en direction de ce qui n’était nullement nous et nous appelait urgemment à la hauteur de cet inconnu qui nous fascinait et nous mettait au défi d’en connaître la troublante énigme. Il fallait grapiller, hors de Soi, tout ce qui nous questionnait, cueillir la myrtille sauvage, cueillir l’acide prunelle, cueillir toutes ces baies à portée du regard, en faire des nutriments à portée de la main, s’accroître de leur dimension, se dilater à la mesure de ces fragrances qui n’étaient jamais que nos propres fragments disséminés dans le vaste Monde avec lesquels notre Destin, existentiellement, devait nous mettre en présence.

   Un jour de grise certitude, on a su, irrémédiablement, que l’on était arrivé au terme du chemin. Tout là-haut, le ciel tenait son immuable toile noire, identique à un étendard qui disait à la Terre le lieu inimitable de sa lointaine venue. Des nuances de gris descendaient vers la terre, comme si le ciel, adoucissant sa nuance, avait voulu poser sur le sol sa légendaire légèreté. Un fin liseré de nuages doucement pommelés s’étirait au-dessus de la ligne d’horizon. Et cette ligne d’horizon était lointaine, étrangère en quelque sorte, venue d’une illisible contrée, pareille à ces songes duveteux qui talquent nos rêves des plus délicieuses rêveries qui soient. L’horizon était une montagne, des plissements de rochers, des failles, peut-être des gorges à la noire profondeur, l’horizon étai tel qu’en lui-même une pure évidence mais, pour nous, les Étrangers, les Nomades sans but, il n’était que singulières ténèbres, charade dont nous n’avions nullement la réponse, fable dont nous ne pouvions ni percevoir le début, ni imaginer la fin, genre d’histoire sans paroles qui ne pouvait que rencontrer notre propre mutité. Un silence contre un autre silence.

  

   Nous étions sur le point le plus éloigné, sur cet étrange finisterre, comme si, sur le bord de nous-mêmes, nous étions parvenus à notre plus grande ouverture, mais aussi la plus inquiète, la plus fragile. Du promontoire qui nous offrait son sol étroit, nous découvrions, en avant de nous, tel notre probable futur, la large bande blanche de la Mer, cette manière d’étalement uniforme qui scindait le monde en deux : en deçà, un territoire connu bien que non entièrement décrypté ; au-delà, un territoire qui, pour être totalement visible, n’en recelait pas moins sa part obscure, sa part de mystère. Sous nos pieds, en quelque sorte, la lame précise de notre conscience (ce site infini d’éclairement), devant nos yeux, l’étrangeté de notre inconscient (ce lieu nocturne et de songes lourds), et cet inconscient montrait ses plis et ses replis, ses entailles hermétiques, ses vastes couleuvrines dont on devinait les bizarres desseins à défaut d’en percevoir le troublant message. Sur la dalle claire de la Mer, simple glissement de suie sur la blancheur, un simple trait noir, une anonyme embarcation avec, sans doute, dans ses soutes, des objets innommés, des provisions illisibles et, peut-être, d’obscurs Passagers occupés à des tâches sans nom.

  

   Alors, comment demeurer sur la lisière de sa conscience, n’être nullement happé par ce violent désir de connaître, sinon de posséder, tout ce qui, à l’horizon, résiste, parfois se cabre, refuse de nous appartenir ? Mais, vers cet au-delà il faut oser aller, comme l’on s’aventure en sa propre profondeur pour en sonder les rêveries, les fuyants linéaments, tâcher d’en percevoir le sens, fût-il éphémère, intangible, sur le point de s’évanouir. D’un continent l’autre. De Soi, hors de Soi. De la parole doucement proférée en son intérieur, vers cette parole inaudible, extérieure, qui nous requiert et se donne comme notre nécessaire prolongement. Bander l’arc de ses sensations, en faire des tremplins, qui, nous exilant de nous, ne font que procéder à cet accomplissement dont, toujours, nous rêvons, comme de galets dont il nous faudrait saisir la grise texture avant même que l’écume n’en efface l’image subtile à nos yeux.

   

   Partir de ce continent-ci, découvrir ce continent-là, voici notre trajet existentiel le plus vraisemblable, celui auquel, lui accordant quelque crédit, notre vie se fardera des mille signes qui la rendent singulière, incomparable.

  

   VOIR les ruelles bleues et blanches des kasbahs, la lumière y ruisselle, pareille à celle qui

   court au fond des gorges.

   VOIR le quartier des Tanneurs avec ses cuves rondes tachées de rouge Brique, de marron   

   Châtaigne, de Tangerine ou d’Abricot.

   VOIR la ville sainte de Moulay-Idriss, ses collines plantées d’oliviers et d’aloès.

  

   ENTENDRE le vent glisser parmi les feuilles vives des palmiers, une mince chanson, douce      

   aux oreilles des Nomades et des Ermites qui hantent de leur belle présence l’immensité du   

   Désert.

   ENTENDRE les coups alternés des marteaux des Dinandiers qui dressent le cuivrent, y

   dessinent des signes d’un alphabet abstrait plein de ressources secrètes, ésotériques.

   ENTENDRE l’outre de peau qui percute l’œil aveugle de l’eau au fond de la bouche étroite

   d’un puits.

  

   GOÛTER la saveur complexe du curry avec la touche légèrement anisée de la coriandre, la    

   note fortement épicée du gingembre, la puissance aromatique, citronnée, de la cardamome.      

   GOUTER la texture moelleuse de la datte Deglet Nour, son délicat goût de miel.

   GOÛTER le thé royal, subtil mélange de cannelle, de cumin, d’anis étoilé, de menthe, un   

   univers entier dans un de ces verres d’argent finement ciselés.

  

   TOUCHER le sable lisse des dunes, le laisser s’infiltrer dans la résille souple des doigts.     

   TOUCHER la peau usée des dromadaires, ce cuir des barkhanes,

   TOUCHER les boucles laineuses des moutons, on dirait de fins nuages cardant leur belle

   complexité.

   TOUCHER les murs de crépi jaune des forteresses de glaise du Haut Atlas.

  

   SENTIR les odeurs fortes, mêlées des Souks, celle d’essence et d’huile des cuirs,

   SENTIR la texture serrée des tissus,

   SENTIR les nuages âcres des forges.

   SENTIR l’air iodé, salé, l’odeur du grand large fouettant les murs des fortifications

   d’Essaouira.

   SENTIR la lourde fragrance des bouquets de menthe brûlés par le soleil.

  

   Voir, Entendre, Goûter, Toucher, Sentir, au-delà du promontoire de notre habituelle appartenance, tous ces signes qui ne franchissent le Détroit qu’à nous enseigner une autre manière de vivre, à nous transmettre les codes d’une culture différente de la nôtre (nous en perdons habituellement la valeur insigne), à nous arracher à nos immémoriales polarités afin que, touchés par une sorte de grâce étonnante, nous puissions devenir autres que nous sommes sans, pour autant, renier en quoi que ce soit la condition qui nous a été remise à l’orée de notre existence.

 

   Franchir le Détroit veut dire : s’accroître d’un degré qui, jusqu’alors, nous était inconnu.   

   Franchir le Détroit veut dire : sortir hors de Soi, butiner tout ce qui passe à porter puis regagner

   sa propre enceinte riche de nouvelles visions, habité de nouvelles saveurs.

   Franchir le Détroit veut dire : jeter son propre Soi parmi le tissage serré de l’altérité, en

   ramener un long fil de soie au terme duquel nous serons des Hommes en partage, des Hommes

   fécondés par cette invisible ligne immatérielle qui se nomme Connaissance, Amitié, Amour.   

   Franchir le Détroit veut dire : abattre les apories contemporaines (guerres, famines, génocides,

   violence, domination, aliénations) et leur substituer un profond savoir de l’Humain en son

   essence au gré duquel nous serons, selon la belle expression de Francis Cabrel, dans sa

   chanson éponyme :

 

« Des hommes pareils

Plus ou moins nus sous le soleil »

 

   Ce qui, ici, est à retenir, certes « des hommes pareils », certes, « sous le soleil », mais ce qui nous paraît décisif, c’est bien « nus », cette nudité qui préside à notre naissance, à notre venue parmi les Mortels dans le plus grand dénuement qui soit.

 

NU : nulle différence.

NU : adoubé au Simple et à lui seul.

NU : jamais la Vérité n’a été aussi près.

 

   Ce à quoi nous invite le Chanteur-Humaniste se retrouve dans le propos du Photographe, ce dépouillement, cette évidence inscrite au cœur même du Soi.

 

D’un continent l’autre,

il nous faut trouver le juste milieu,

l’équilibre,

la voie sublime

 de la Raison.

Hors de ces choix,

hors de ces décisions,

erratiques parcours seulement,

figures de la tragédie,

catapultes du Non-sens

qui nous réduisent à Néant !

 

 

 

 

 

 

  

 

 

 

Partager cet article
Repost0
30 janvier 2024 2 30 /01 /janvier /2024 09:12
Où passe la Ligne ?

Esquisse : Barbara Kroll

 

*

 

   [Quelques indications sur ce Poème Abstrait

 

   Il est de notoriété publique, il est de l’ordre du sens commun de croire que nous ne pouvons saisir le contenu d’une écriture que de manière exotérique, c’est-à-dire en nous focalisant sur les évidences sémantiques qu’elle offre à notre vue : un paysage, une habile métaphore et jusqu’au sentiment porté à son rougeoiement. Soit le rayon d’une vue extérieure s’appliquant à de simples phénomènes eux aussi extérieurs. Mais ceci ne va nullement de soi. Å l’exotérique, définitivement, il faut choisir l’ésotérique, « la chair du milieu » qui ne révèle jamais son sens

que de l’intérieur du Poème, c’est-à-dire de l’intérieur du Langage.  Il faut donc s’inscrire parmi le Peuple des Mots, sa belle et généreuse densité, bien plus qu’écouter son propre lexique, lequel n’est que manœuvre de diversion. La totalité du sens est tissée de la pulpe des mots, éclairée de leur radiance, dilatée de leur essence plénière. Se chercher dans le Langage, c’est déjà faire fausse route, c’est déjà donner son âme au Diable.

   Un seul mot, « Ligne » par exemple, est gros de significations le plus souvent inaperçues : ligne de partage entre deux Êtres, Celui-que-je-suis et Celui-que-je-ne-suis pas, ligne de l’horizon qui est ligne du destin, lignes de la main qui sont les marques les plus apparentes de notre façon de nous emparer des choses, de les éprouver, tantôt rugueuses, tantôt lisses et onctueuses. Un art du toucher qui est aussi art de l’approche et de la compréhension. Tout le texte ci-après est fondé, essentiellement, sur cette Ligne-Frontière, sur cette invisible trace qui pose d’un côté notre Conscience et l’accès direct à la réalité immédiate qui lui est coalescent et, d’un autre côté, notre Inconscience, ce à quoi nous n’avons qu’un accès indirect (l’Autre, les Choses, le Monde, tout ce qui, par définition, s’éloigne de nous).

   Et que dire de « Trait », sinon ce trait-d’union qui nous assemble autour d’un centre, mais aussi ce trait-de-désunion qui nous fragmente jusqu’à l’Absurde dès que la sémantique mondaine nous échappe, qu’elle fait de nous un simple Égaré parmi la confusion, la complexité, la pullulation de ce qui vient à nous dans l’ordre du Chaos.

   « Lignes », « Traits », « Taches », sont les seuls orients, certes symbolisés, certes repérables si l’on prend soin de les relier au réel qui nous entoure, mais d’abord, au premier degré, sont de simples mots, abeilles qui sèment leur pollen à tous les vents : de la compréhension, de l’incompréhension, de l’aventure humaine, de sa gloire, de sa défaite, de son erratique parcours. L’on n’entrera jamais mieux dans ce Poème qu’à être ce mot « Personne » (pensons à la ruse d’Ulysse pour échapper à la vindicte du Cyclope), ce mot qui peut prendre mille valeurs : celle de la ruse, de la fuite, du retour vers soi, du vide constitutif de l’Humaine Condition. Oui, vaste est le lexique, tel l’Océan porteur de belles vagues, cachant en ses profondeurs de cruels abysses. Nous sommes « Personne », Êtres du suspens qui voguons de Charybde en Scylla au risque de nous-mêmes. Mais qui parmi nous aurait donc l’audace d’expliquer un Poème à commencer pas celui qui l’a amené à l’invisible visibilité ?]

 

***

La Ligne, le Trait,

où passent-ils que,

jamais, nous ne voyons ?

Nos yeux s’ouvrent

sur le vide et fouillent l’espace,

identiques à des mains

tendues urgemment

en direction de leurs prises.

Mains cotonneuses.

Mains fibreuses.

Qui se referment sur leur être,

incapables d’en jamais sortir.

Mains dimensionnelles des mains.

Mais les yeux ? Ces boules

de porcelaine avec leur

bille de jais au milieu.

Que forent-elles sinon leur

invisible sclérotique

blanche ?

Infiniment blanche,

les signes s’y fondent

telle la rumeur dans

 la parole multiple.

  

Les yeux veulent voir.

Les mains veulent palper.

Mais les yeux sont

cerclés d’ombres noires.

Mais les mains sont gourdes.

Et la Solitude siffle comme

un nœud de vipères.

Et le Soi, le Soi lumineux,

 le Soi prodigieux, où est-il

qui se fond dans

la nasse du Tout,

se donne comme

l’invisibilité absolue ?

 

Qui donc a capturé un Soi ?

Qui donc l’a enfermé derrière

 les barreaux d’une cage ?

Qui donc l’a examiné

à la loupe afin d’en

décrire le microcosme ?

 

Les traits sont confus.

De simples gris

de Payne, gris Ardoise

s’emmêlant les uns aux autres.

Dans le genre d’une broussaille,

dans le genre des boules de varechs

poudrées de sable que le vent

pousse devant lui.

 

Ces griffures noires,

ces signes confusionnels,

s’agit-il d’une chevelure

en désordre,

en voie de devenir,

contrariée

par quelque sombre

dessein du fatum ?

 

Le Soi-qui-regarde l’Esquisse,

le Soi qui essaie de percevoir

dans la brume la faible agitation

des tiges du sémaphore,

le Soi-conscient est décontenancé,

cloué à sa propre déshérence.

 

Partout la lumière est grise.

Gris s’appartenant ?

Gris émanant de ces

formes fuyantes ?

Gris comme

essence du doute ?

Gris comme

substance

 de la déliaison ?

 

Le Soi-qui-écrit est mis en demeure

de dire la vérité de ce qu’il rencontre.

Le Soi-qui-est-vu est

sommé de rendre des comptes.

Des comptes de son Soi à

l’exclusion de toute autre chose.

Destinalement,

la rencontre des deux Soi,

l’Écrivant, le Décrit,

ceci veut dire l’existence d’un toucher,

l’émergence d’un point de fusion.

Un peu comme la braise et la cendre,

l’une naissant de l’autre.

  

Mais le grisé est partout

qui dissout

ceci même qu’il essaie

de porter à la signification.

 

Épiphanie du visage ?

 

Å peine une touche,

un début de regard,

l’essor d’une faible entente.

 Entente au sens

D’une audition

de l’Autre.

D’une écoute.

D’une attention.

Attention de l’Autre qui peut

témoigner en retour.

 

Le Soi-qui-interroge

 est décontenancé,

 à l’extrême limite

de qui-il-est,

 il pourrait se perdre,

hors-de-Soi

en cet Autre qui,

n’étant Autre

que par défaut,

pourrait bien se

donner à la manière

d’un miroir elliptique

où le Soi,

privé de centre et

de périphérie,

disparaîtrait à même

sa propre vision.

 

Soi n’existant

qu’à être biffé,

qu’à être caviardé,

plus aucune graphie

 ne serait visible

que la confusionnelle,

celle qui terrasse,

 celle qui ne trace plus

aucun avenir,

le manuscrit raturé à l’aune

de ses propres lettres.

 

Partout des taches,

 des maculations,

des variations de Blanc,

d’Albâtre, d’Espagne,

de Lait, de Lin,

Lunaire, de Saturne,

partout des indices

d’égarement,

des symptômes

d’illusions,

des manifestations

de désorientations.

Les Lignes, les Traits

faseyent,

ne trouvent nullement

leur assiette,

naissent et meurent

en un seul

et même mouvement.

 

Si l’image dit peu du Soi-décrit,

cependant elle ne dit

rien de Celui-qui-décrit,

 sauf au titre d’un écho,

d’une réverbération,

d’une invisible opération alchimique.

Des matières se rencontrent,

échangent leurs déterminations,

font commerce de leurs différences.

Mais ceci n’est que théorique,

simple projection de

 Celui-qui-témoigne.

 Et de quoi témoigne-t-il sinon

du Rien qui creuse son fossé,

ouvre son Abîme entre

Celle-qui-est-devinée et

Celui-qui-cherche à en

décrypter l’Énigme ?

  

Lignes, Traits, Taches,

vocabulaire

de l’inapparence,

 de la transparence,

 de la fragilité de ce

qui-se-donne-à-voir,

 de ce qui, de l’aperçu,

tâche de tirer un possible profil,

de dresser un horizon

qui se dévoile,

de combler la distance

du Voyant et du Vu,

 cette zone interlope,

ce territoire flou à la Turner

où rien encore ne s’actualise

que de pures et parfois

creuses virtualités.

 

Où passe la Ligne entre

ce qui-est-moi,

ce-qui-ne l’est-nullement ?

Est-ce ma Ligne,

la conscience que j’en ai

qui détermine la Ligne contiguë,

lui donne forme

et orientation ?

 Ces Lignes, au reste,

 ne sont-elles seulement supposées,

vagues hypothèses que poserait

 une Surréalité à laquelle nous

 n’aurions nullement accès ?

 

Sommes-nous le Jeu,

une manière

d’immense Jeu de l’Oie

 avec sa case Prison,

sa case Puits,

sa case Terminale en

forme de nul retour ?

 

Sommes-nous

les simples pages

 d’une éphéméride dont,

chaque jour qui passe,

une Puissance

tournerait les pages,

mêlant ironiquement

les Lignes et les Traits,

les Taches et les Maculations,

les Pointillés et les

Points de Suspension ?

 

Et la simple question

« Sommes-nous ? »

est ce bien nous

qui la posons

ou bien une Altérité

à égalité de droits,

ou bien une étrange

Hors-Présence

dont nous ne serions,

simples marionnettes à fil,

que les pitoyables et

indigentes Figures ?

Même pas Majuscules,

minuscules au titre

de notre désolation,

de notre consternante perdition ?

  

Sommes-nous dans le Retrait

qui nous fait nous absenter

de ceci même que l’on prend

pour la communauté des Hommes,

laquelle en réalité, n’est que

ridicule sautillement sur place ?

 

Ou bien sommes-nous

des Individus Hors-Retrait

sortis de la Léthé qui nous

maintenait prisonniers dans

le sombre cachot du Néant,

nous exposant maintenant

à l’ouverture de l’Être

qui n’est jamais

qu’ouverture au Néant,

vague éclaircie

« sous les orages de Dieu »,

ne sommes-nous,

en toute analyse, que

genres de Titans

aux pieds d’argile ?

 

Mais qui donc, parmi

le Peuple des Invisibles,

Vous, moi, Tous tant

que nous sommes,

prononcera la

parole prophétique

qui tracera la voie

lumineuse de notre Destin ?

Est-il au moins né celui

dont la Parole résonnera d’un

bout à l’autre de l’Univers,

afin que fécondés par ce

 Verbe essentiel

nous puissions enfin

 devenir des Hommes Debout,

 des Hommes libres d’eux-mêmes,

 des Autres et des Choses ?

 

Où est-il ? Que Celui, Celle qui

connaissent la réponse

à cette question demeurent cois.

 Le Silence est notre seul recours

contre l’Ennui et la Dévastation !

Espérer est déjà exister par procuration.

Soyons les Procureurs de notre Vie.

Elle n’attend que d’être jugée

et promulguée à sa juste valeur.

 

Lignes, Traits, Taches,

les seuls amers qui balisent

notre parcours.

Oui, les Seuls !

Partager cet article
Repost0
28 janvier 2024 7 28 /01 /janvier /2024 10:43
Elle sortait de mes rêves.

Œuvre : André Maynet.

 

« Le Rêve est une seconde vie.

Je n’ai pu percer sans frémir

ces portes d’ivoire ou de corne

qui nous séparent du monde invisible.»

Gérard de Nerval - Aurélia.

***

[Note de lecture : Le narrateur, un journaliste, part au bord du lac de Lugano pour y écrire un article sur Gérard de Nerval. Il voyage en compagnie lointaine d’une passagère que, dans son imaginaire, il nomme « Ephémère ». Arrivé à l’hôtel où descend également son « accompagnatrice », il rédige son papier alors que la nuit bascule, que les songes l’envahissent au point qu’il en perd toute notion de réalité, mêlent indistinctement paysages, Aurélia, Ephémère, devenant Gérard Labrunie lui-même que son sort tragique rattrape. Il rejoindra Paris sur l’ordre d’Ephémère qui lui désigne la corde de son destin : pendu Rue de la Vieille-Lanterne en janvier 1855. Ainsi, parfois, le sort des « poètes maudits » est-il de faire s’épancher « le songe dans la vie réelle » au point de lui vouer un culte mortel. NB : en fin de texte se trouve une « écriture à quatre mains » faisant alterner la belle prose de Nerval (en italique) avec la mienne (en graphie normale). Belle lecture en territoire fantastique !]

***

Avril bourgeonnait à peine, l’air commençait à tiédir, avec encore quelques empreintes d’hiver et, déjà, l’amorce du printemps. C’est le Lac de Lugano dans le Tessin que j’avais élu pour y trouver un peu de repos et, je l’espérais, la brume nécessaire, le flou au-dessus du miroir de l’eau m’autorisant à pénétrer le mystère d’Aurélia, le monde si étrange de Nerval. J’avais promis un article à ce sujet à un Journal avec lequel j’entretenais des relations épisodiques. Dans le train qui me conduisait à ce lieu élu à la façon d’une retraite volontaire, je relisais la longue nouvelle de l’auteur de « Pandora » , soulignant ici un morceau de phrase qui me semblait révélateur de l’ambiance romantique … il me semblait tout savoir, tout comprendre ; l’imagination m’apportait des délices infinies … là la dimension onirique de l’écrit … un être d’une grandeur démesurée - homme ou femme, je ne sais, - voltigeait péniblement au-dessus de l’espace (…) il ressemblait à l’Ange de la Mélancolie, d’Albrecht Dürer, là encore ce qui me semblait le mieux en résumer l’étonnante singularité … Ici a commencé pour moi ce que j’appellerai l’épanchement du songe dans la vie réelle

   Le convoi longeait de hautes et verticales parois, se reflétait parfois dans les eaux vertes d’un lac proche, traversait d’obscurs et humides tunnels qui déposaient sur les vitres leur constant ruissellement comme un fin brouillard inclinant à la plus heureuse des rêveries. Tout ceci tissait les fils d’une étrange toile, participait à un continuel clignotement en tout point semblable à celui qui se glisse entre rêve et sommeil et signe de sa palme discrète le passage de l’état d’inconscience à celui de la lucidité. C’est donc dans cette transition crépusculaire, dans cette lueur d’aube grise que se terminait mon voyage alors que Lugano, maintenant, n’était plus qu’à moins d’une heure de trajet. C’est dans cette ambiance alternée de lectures songeuses, de rapides endormissements, d’alternances d’ombre et de lumière qu’allait prendre fin mon voyage avant de retrouver ce Monte San Giorgio auquel je vouais un genre de culte, tant la vue y était belle, ouverte sur la face lisse de l’eau, la chaîne de montagnes qui, tout au fond, se perdait dans le moutonnement bleu des arbres et l’inconnu du lointain. Lors du déplacement, à plusieurs reprises, celle que j’avais nommée « Ephémère », tant son apparition était aussi fréquente que son évanouissement subit - fumer une cigarette dans le couloir, lire une revue, rehausser son teint pâle d’une touche légère de rose -, « Ephémère » donc laissait tout juste apercevoir un casque de cheveux platine, une frêle anatomie pareille à la pose hiératique de quelque aigrette à contre-jour du ciel, puis c’était, aussitôt, comme si elle n’avait paru que par inadvertance, nuage glissant sur la vitre lisse du ciel. Je ne sais si, alors, dans le parcours terminal, cette jeune femme m’intriguait, me rassurait ou bien se tenait par rapport à ma propre personne dans une position quasiment indifférente, ces constantes éclipses de la voyageuse ne m’avaient guère laissé le soin de l’observer avec suffisamment de pertinence.

Comme à mon habitude, lors de mes séjours alpins, descendu à l’Hôtel « Belles Rives », de ma chambre donnant sur les crêtes, je regarde la face immobile du lac, sa lente plongée dans les eaux nocturnes. Les premières étoiles y dessinent les figures du lointain cosmos avec la même innocence que la main d’un enfant traçant à la règle les esquisses naïves de son organisation du monde. Après un repas léger je me suis installé à ma machine à écrire, commençant l’article sur Nerval. Parfois, cherchant la fraîcheur ou bien l’inspiration - ce qui est la même chose -, je sors fumer une cigarette, air bleu qui se dissipe vite dans l’air qui fraîchit. En contrebas, un étage au-dessous, un mince rougeoiement au milieu duquel je crois deviner la passante du train, toujours aussi ineffable dans la nuit qui vient et l’enveloppe dans son suaire noir comme l’aile du corbeau. Il se fait tard quand je vais me coucher. Les constellations ont giré et il n’y a plus, maintenant, que des milliers d’yeux minuscules regardant la Terre, des milliers de points placés au hasard dans la dérive hauturière de l’infini.

Mon sommeil est constamment traversé de lueurs bleues que de grandes flammes couleur de lave viennent balayer de leur envahissante écume. Comme si mon repos ne pouvait trouver de halte, se site où se recueillir et se mettre à l’abri des songes, peut-être des cauchemars. Curieux maelstrom faisant se percuter les images : du train, de ses vitres où glissent les dentelures des sapins, de visages supposés connus si semblables aux multiples esquisses « d’Ephémère », du portrait de Gérard Labrunie posant devant l’objectif de Nadar, vêtements sombres comme la tragédie qui rôde, regard perdu où pointe déjà le mysticisme, peut-être la supposée folie, puis les portraits superposés, terriblement mêlés, des différentes Aurélia qui illustraient les couvertures de mes livres successifs -j’étais nervalien en diable -, mais, à vrai dire, à qui ressemblait-elle sinon à la démesure d’une absence définitive, à l’image d’une morte puis de la Vierge chrétienne dont Nerval nous livrait les traits hiératiques dans une de ses ultimes illuminations ? Il est si difficile de saisir un personnage tissé de rêves, traversé de symbolisme, dont on ne sait à peu près rien si ce n’est qu’il constitue l’obsession permanente du Poète, genre de mythologie mentale, de cristallisation spirituelle qui le conduira au-delà de ces portes d’ivoire ou de corne qui seront la sortie du réel en direction d’un délire visionnaire, puis encore plus loin, condamné définitivement par la tyrannie d’un imaginaire sans bornes et par celles de la finitude.

Je crois que c’est tard dans la nuit, au moment où commence à se dessiner le fin liseré de l’aube, que mon rêve se déchaîne, saisi de vives hallucinations dans lesquelles se mêlent, sans possibilité de distinction, les personnages de Nerval et surtout celui d’Aurélia qui se métamorphose sans cesse, prenant parfois l’apparence troublante de l’Inconnue du train, en renforçant, en quelque sorte, l’énigme, la posant comme douée de vertus aussi étonnantes que le pouvoir d’ubiquité : une fois dans le compartiment, lisant « Aurélia », précisément, puis s’absorbant dans « Les Filles du feu » , puis dans sa chambre d’hôtel, citant quelques vers de « Fantaisie » : … Puis une dame à sa haute fenêtre,/Blonde aux yeux noirs, en ses habits anciens … Que dans une autre existence, peut-être,/ J’ai déjà vue – et dont je me souviens ! … réitérant la croyance orphique à la métempsychose de Gérard, soulignant le creuset alchimique des rêves, souvenirs et réminiscences des vies antérieures, comme si, jamais, nous ne devions mourir qu’afin de mieux revivre.

   C’était cela même que j’avais écrit dans mon article, juste avant de sombrer dans le sommeil. Autour de moi, les murs bougeaient sans cesse comme sous l’effet d’une marée, la nature venait à ma rencontre alors que j’allais à elle, « Ephémélia » (mélange d’Ephémère et d’Aurélia) entrait chez moi, transportant avec elle …dans un mouvement qui faisait miroiter les plis de sa robe en taffetasune longue tige de rose trémière … dont je pensais qu’elle était une offrande à la poésie, … puis elle se mit à grandir sous un clair rayon de lumière … et je me disais qu’enfin tout ceci trouverait son épilogue, que la Mystérieuse se donnerait à moi pour mettre un terme à ce qui ressemblait à une fiction ou bien à un rêve de dément, … peu à peu le jardin prenait sa forme, et les parterres et les arbres devenaient les rosaces et les festons de ses vêtements … qui, bientôt chuteraient au sol car, assurément, cette Fille n’était venue là que pour incendier ma tête, y faire s’allumer le plus vigoureux des pandémoniums qui se pût imaginer ; les Poètes sont toujours fragiles qui ont l’âme qui s’embrase et l’esprit qui combure … ses bras imprimaient les contours aux nuages pourprés du ciel. Je pensais qu’elle était l’une de ces Filles du feu, peut-être Sylvie, ma fascination enfantine ou bien Adrienne la séductrice, ou bien Octavie qui me sauva de moi-même et de bien des déboires. C’est si secret une femme, tellement difficile à cerner que, parfois il vaut mieux renoncer. Mais où est-elle celle qui, maintenant, occupe l’entièreté de mon esprit, à tel point que je n’y ai plus de place pour le simple sujet que je suis. Comme si cette Lointaine, cette Ténébreuse avait pris en elle la totalité de mon âme et me guidait, à mon insu, vers mon incontournable destin. … Je la perdais de vue à mesure qu’elle se transfigurait, car elle semblait s’évanouir dans sa propre grandeur. « Oh ! ne fuis pas ! m’écriai-je…car la nature meurt avec toi ! »

Disant ces mots, je marchais péniblement à travers les ronces (la nature avait pénétré ma chambre comme ma chambre avait investi la nature), comme pour mieux saisir l’ombre agrandie qui m’échappait (ma raison devenait éphémère à l’aune de ma Visiteuse d’un soir), mais je me heurtai à un pan de mur dégradé, au pied duquel gisait un buste de femme. Et le relevant, j’eus la persuasion que c’était le sien … celui d’Aurélia, ma chère morte qui, jamais, ne devait revenir. Ou bien s’agissait-il de « la Nocturne » de l’hôtel qui m’avait jeté un sort, m’avait attiré ici, au milieu des montagnes pour procéder à ma propre perte ? Ce rêve si heureux à son début, je ne voyais qu’un petit parc, des grappes de raisins, le flottement de la robe de la dame qui m’accompagnait, ce rêve donc me jeta dans une grande perplexité. Que signifiait-il ? C’est alors que quelqu’un frappa à la porte de ma chambre. Je me levai avec quelque difficulté. « Ephémère » était postée devant moi, dans la même vêture que la veille. Sa bouche, largement ouverte, à la manière d’une orbite vide, articula posément, à la manière d’une condamnation ou bien d’un jugement dernier : « Monsieur Labrunie, assez joué. Suivez-moi. Votre heure est enfin arrivée ! » Je ne le savais pas encore mais Rue de la Vieille-Lanterne, près du Châtelet, une corde m’attendait. Je pris le train de Paris. La capitale, en ce matin de janvier 1855, avait un air sinistre. Il faudrait que j’en prenne mon parti. La vie n’était pas éternelle !

Partager cet article
Repost0
28 janvier 2024 7 28 /01 /janvier /2024 10:43
Veuve Noire

« Le sens de la vie »

Œuvre : Dongni Hou

 

***

 

 

 

                                                                                                                                           Le 30 Janvier 2018

 

 

 

 

   Aujourd’hui, Sol, je ne pourrai te faire parvenir nul document pour la simple raison que l’œuvre dont il va être question, je l’ai entrevue au travers de la vitrine d’une galerie. Sans doute est-ce son air énigmatique qui a retenu mon attention. Un long moment je suis resté à fixer son image et c’est comme si, tout  alentour, s’était soudain éclipsé. Il n’y avait plus au monde que trois êtres : « Veuve Noire », son titre « Le sens de la vie » et ma propre silhouette figée sur le trottoir de ciment. Je ne sais si des passants m’ont aperçu. Si l’affirmation est la seule réponse, je crains fort qu’ils n’aient pensé à un quidam halluciné par quelque extraordinaire vision. Il est parfois des rencontres avec des présences imaginaires (c’était bien le cas de cette toile qui ne s’inscrivait nullement dans le réel, dans le rayonnement d’un possible), des confluences donc qui vous saisissent au col et vous demeurez en sustentation tout le temps que la magie produit son effet. A l’instant où j’ai pu me libérer de cette étrange possession, descendant la Rue Bonaparte, je devais avoir l’air d’un chien égaré à la recherche de son maître !

   « Chiens perdus sans collier » pour reprendre le titre célèbre du roman de Gilbert Cesbron. Sauf que j’étais SEUL et ne pouvais m’abriter derrière l’enceinte rassurante de la meute. Mais il me faut cesser mes digressions et t’entretenir de ce qui ne cesse de me tourmenter depuis plusieurs nuits. L’aube se lève que je n’ai encore trouvé le sommeil. Les journées sont bien longues alors à ressasser dans le fortin de ma tête mille obsessions en forme de crochets. Sais-tu, Sol, on ne se refait pas. C’est comme notre naissance que nous n’avons pas choisie, elle nous échoit en tant que lot du destin. Il en est de même pour notre tempérament, il surplombe notre existence, la fait rutiler parfois, la ternit souvent. Les jours de faible gloire nous attribuons cette déconvenue au temps qu’il fait, à l’âge qui passe, à l’ami qui a omis de nous saluer. Tout ceci est si vain ! Nous sommes seuls avec nous-mêmes, voilà le drame !

   Voici le moment venu de décrire l’objet que le hasard a mis sur mon chemin. Représente-toi un mur teinté de jaune assourdi, une forme ovale noire au centre, puis une forme blanche qui lui fait suite. Tout ceci est bien abstrait, j’en conviens. Alors voici les clés de l’énigme. Le fond jaune symbolise à l’évidence le sol à partir duquel s’élève l’existence de cette étrange représentation. Le noir est la couleur d’un foulard au travers duquel se laisse deviner le visage d’une Jeune Femme, visage partiellement occulté à notre vue, seuls les traits essentiels (une ébauche de nez, la fente d’un œil, l’aperçu des lèvres) s’y peuvent lire. Le massif blanc, couleur de neige maculée, est le haut du corps dont émergent deux clavicules, la dépression de l’attache du cou, la naissance des épaules. Je devine ton égarement qui doit être au diapason du mien. Ici, je ne doute pas que la comparaison que je vais te proposer ne te fasse sourire. Je solliciterai ta brève indulgence. Nous deviserons à son propos ensuite. Dans cette figure que je qualifierai de « tronquée », se laisse lire en filigrane la silhouette de marbre de la Vénus de Milo, son étrangeté, le fait surtout que l’entièreté de l’anatomie ne nous apparaisse jamais qu’à la mesure d’un travail de reconstruction.

   Cette même impression d’incomplétude, cette sorte de vide qui s’ouvre en nous, nous en ressentons les effets identiques à ne découvrir Veuve Noire que partiellement et ceci avec d’autant plus de force qu’il s’agit du visage, cette pierre de touche de l’être, cette nervure angulaire sur laquelle repose l’édifice entier de l’humain tel que nous en attendons le dévoilement. Or, ici, la chute du masque n’est nullement opérée qui nous entraîne bien en-deçà de la révélation d’une physionomie dont nous espérons, par le seul reflet de l’altérité, qu’elle nous oriente et révèle la nôtre, ce par quoi seulement nous serons arrivés à notre propre réalité. Tu vois, je crois que le parallèle établi avec la déesse Aphrodite n’était nullement gratuit, les points de convergence sont évidents.

   « Le sens de la vie ». Combien cette formule nous paraît ambiguë. La vie, il y faut tant d’ingrédients divers, d’expériences multiples, de toiles mémorielles tendues en tous sens, de hasards aux troubles auréoles, d’incidents, de rapides fortunes, de dépressions, d’emballements, de sauts de côté, d’enjambements de fosses si illisibles que nous ne savons plus si nous les avons inventées, si elle ont surgi du chapeau de quelque magicien, si elles sont la forme inaboutie d’une pierre philosophale dans l’athanor rougeoyant d’un bien curieux alchimiste. L’existence : un pas en avant, deux pas en arrière, des rebonds, des sauts sur place, des égarements, des impasses, des luminescences, de rapides comètes. T’étonneras-tu, Solveig, du second titre que j’ai attribué à cette image : « Veuve Noire » ? Si je fais signe en direction de l’araignée, c’est moins en raison d’une analogie formelle que pour amplifier la dimension tragique que l’Artiste tend à notre sagacité. N’es-tu pas convaincue de ceci : notre avancée à tâtons le long d’un chemin semé d’embûches, nous en visons le terme telle l’illumination que nous supputons alors que le réel est tout de noirceur et de jeu consommé jusqu’à l’absurde ? C’est si éprouvant de dresser, notre vie durant, les cubes multicolores de ce que nous rencontrons, d’en espérer ce haut mât de cocagne dont nous souhaiterions faire la finalité de notre réussite (comme aux cartes) et puis s’ensuit le mortel écroulement sans que nous puissions rien tenter pour en suspendre le funeste dessein.

   De là vient, en des jours de peine, notre découragement. De là vient la noirceur du pinceau qui n’évince rien de l’entaille du réel. Le visage, derrière sa sombre mantille, nous est ôté, tout comme il est différé de soi pour celle qui en supporte l’amère condition. Veuve du monde. Veuve d’elle-même en quelque sorte. Inaboutie. Condamnée à ne paraître que par défaut. La peine est immense qui recouvre la face d’une tenture inéluctable dont nul ne peut prétendre venir à bout, contrarier la puissance de destruction. Tous nous l’avons cette résille de stupeur. Elle est tellement coalescente à nos errements permanents  que nous n’en percevons même plus la confondante présence. Connais-tu, Sol, cette empreinte de suie posée sur le visage de l’être, pareille à ce demi-jour des forêts boréales dont, le plus souvent, tu fais le but de tes promenades ? La mélancolie n’a d’autre nom, d’autre aspect que cette divagation sur le bord des choses dont nous sentons combien elles nous sont étrangères, parfois hostiles mais nous fermons nos paupières à la force d’une aveuglante vérité.

   Peut-être est-ce pour de tels motifs que nous feignons d’ignorer le scalpel de la finitude, lui tendant pourtant dans une manière de naïveté éblouissante, la fragilité d’un cou qui recevra l’empreinte de la lame ? Exister contre vents et marées avec, amarrée à la poupe de notre embarcation la foi en notre navigation, à la proue les gerbes d’eau qui en éteignent les plus valeureuses manifestations. Oui, ces paroles d’infinie lassitude en ce Janvier languissant, jamais la fin de l’hiver ne s’annonce, semblent le contrepoint d’un temps immobile. Qu’en est-il du temps en sa langueur, puis en sa fougue éblouissante ? Que nous dit-il de nous que nous ne savons entendre ? Comment différer de son sidérant phénomène puisque notre essence et la sienne sont une seule et unique chose ?

   Dehors le temps est infiniment gris, genre de désolation sur une plaine qu’une soudaine bourrasque aurait privée de son habituelle quiétude. Chaque jour une nouvelle pluie chasse l’ancienne. A Paris l’eau menace d’envahir les quais, peut-être de gagner les galeries proches. Tout de même il ne faudrait pas que le sujet sur lequel nous dissertons finisse sa course inquiète sur le mode d’une Ophélie ! Tellement de douleur sise en sa chair comme usée par le fléau des heures. A vrai dire, cette toile ne nous émeut pas, elle ne s’adresse nullement à notre sensibilité, elle ne concerne nulle esthétique. Elle est simplement d’ordre métaphysique, c'est-à-dire qu’elle s’enfonce au profond de l’âme pour l’interroger sur le lieu de sa présence, sur le temps de sa destination.

   Le lieu : aucun lieu si ce n’est celui, invisible, de l’utopie. Le temps : celui, impalpable, qui tisse les cellules de notre corps, leur ôte toute tentation d’éternité, les contraint jusqu’à l’épuisement de leur propre substance. Sol, que penses-tu de cette dérive songeuse, de cette existence qui, au lieu de procéder par additions successives, bien au contraire, se livre au jeu bizarre de la soustraction permanente jusqu’à atteindre la zone d’invisibilité qui se confond avec le néant, donc avec l’absolu. Ceci est si troublant cependant, nous les êtres du relatif qui nous annonçons au fur et à mesure de notre âge avec la nécessité radicale de l’absolu ! En motif géométrique : une horizontale se dressant en verticale puis retombant dans l’anonymat d’une nouvelle horizontale. Oui, mes termes ambigus ne tarderont guère à s’éclairer. Horizon d’avant la naissance, verticalité de l’être existant, horizon d’après la mort, ombre, lumière, ombre, clignotement ontologique avant que tout ne se referme en rien.

   La nuit approche, Sol, identique, sans doute, à la chute des heures du septentrion dans l’obscurité qui en est la trace la plus éloquente. Long sera l’hiver qui semble ne jamais vouloir finir. Veuve Noire, elle, en son deuil permanent, a déjà consenti à ne paraître que dans ces teintes de neige et de frimas, de tourbe compacte, de glaise lourde. Devons-nous l’envier ? La plaindre ? Souhaiter son dévoilement ? Si, seulement, tout ceci pouvait se décréter à la hauteur de notre volonté ! A-t-on jamais décidé de l’heure, du temps qu’il fait, de la couleur des yeux de l’amante, de la course des étoiles dans la haute sphère du ciel ? A-t-on jamais décidé de quoi que ce soit ? Si tel était le cas les heures claires bifferaient les heures sombres. Mais, alors, la vie vaudrait-elle d’être vécue ?, je te le demande. La vie est jeu donc gain immédiat, perte possible, ou bien elle n’est pas. Ceci, est-ce une pensée de midi, une pensée de minuit ? J’ai hâte, Sol, de recevoir ta prochaine lettre. En elle flotte une telle rumeur d’éternité. Crois-moi, Fille du Nord, il en est ainsi !

  

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Partager cet article
Repost0
28 janvier 2024 7 28 /01 /janvier /2024 10:42
Solveig, mon amour

Glaces flottantes sur l'Amour

Source : Wikipédia

 

***

 

 

                  Depuis mon Causse, ce dimanche 19 Septembre 2021

 

 

                 Solveig, mon amour

 

 

   C’est la première fois, depuis de très nombreuses années, que j’utilise cette formule, à l’en-tête de ma lettre, formule qu’à raison, sans doute, tu jugeras « kitsch »,. L’amour est si usé parfois, qu’il n’en demeure que la trame et un long goût d’amertume. Tu sais le jeu qui toujours m’anime de poser tel thème devant moi et de tâcher d’en épuiser le sens. Parfois, suis-je épuisé moi-même avant que le sens n’apparaisse ! Mais lutter contre sa nature est mauvais, autant pour le corps que pour l’esprit et, informé de ces dangers, je poursuis mon chemin, fût-il semé d’embûches. Donc l’amour. En prélude à ma lettre j’ai placé cette image du Fleuve Amour pris dans les glaces. Depuis sa source jusqu’à son embouchure, l’Amour s’étend sur plus de quatre mille kilomètres, ce qui est une distance fort respectable. Qui, parmi les humains, pourrait relever un tel défi ? En amour comme en bien d’autres domaines, le temps est un cruel compagnon. Au début, il nous comble de la palme de sa félicité, puis les jours passant, il dilue son essence pour, à la fin des choses, n’être plus guère reconnaissable, un genre d’éternité sans finalité. Un peu à la manière d’un oiseau de haut vol qui se serait égaré en plein ciel.

   L’Amour pris dans les glaces. Existerait-il métaphore plus éclairante ? Sol, tu le sais bien, tout s’épuise qui, trop souvent, puise à la même fontaine. La nouveauté se donne toujours à la façon d’une sorte de ravissement. Ce qui pervertit tout, c’est l’habitude, le jour que suit le jour, l’heure que précède l’heure. Nous sommes des êtres de désir et le propre de ce dernier est de n’alimenter sa flamme qu’à l’aune d’un constant renouvellement, autrement dit en raison de la fameuse loi du « manque et du désir ». C’est ce qui s’absente et me fuit qui aiguise mon intérêt, focalise mon attention, rougeoie telle la braise au plus profond de l’ombre.

 

La flamme de la chandelle s’épuise

à trop longuement flatter le jour.

L’éclat se fond dans l’éclat.

Le même se dissout dans le même.

  

   Les « je t’aime » meurent d’être trop souvent proférés. Les plus belles caresses sont les plus rares. L’acte d’amour ne vibre qu’à être toujours reporté. Accompli, il n’est plus. N’étant plus il devient aussi insignifiant que la feuille morte parmi le peuple des autres feuilles mortes. L’amour, il faudrait le réinventer chaque jour mais ceci est un vœu pieux qui ne résiste guère à l’épreuve du réel. Ce livre qui me fascine dans la vitrine du libraire, ce livre sur lequel je projette le feu de mon regard, il ne devient soudain, une fois feuilleté, que cet objet ordinaire, ce caprice réifié qui ne trouve plus en soi le lieu de son être, pas plus que, lecteur, je n’y retrouve le mien. Le précieux, c’est le prochain livre, celui que j’hallucine, dont par avance, je savoure la plaine blanche semée des signes les plus attachants et mystérieux qui soient.

   Certes mettre en parallèle amour et livre se conçoit en tant que jeu gratuit, sinon aimable provocation. Le livre et l’amour ne sont certes pas d’une identique nature. C’est notre façon de les aborder, de les placer au sein de notre imaginaire, qui résulte des mêmes mécanismes, d’identiques procédures. Eprouver des sensations vraies à l’endroit d’une personne, d’un objet, c’est toujours faire rouler la roue du désir dans le même sens, avec la même motivation. Toutes choses au motif de l’amour, se résument sans doute sous l’unique figure de la temporalité, ce temps qui nous façonne de l’intérieur et nous fait être de telle ou de telle manière. Hier mon désir s’animait à la vue de cette belle femme, aujourd’hui il brille face à une œuvre d’art, demain il s’abîmera dans la contemplation d’un beau paysage dont je voudrais qu’il fût la totalité de mon royaume, l’entièreté de mon regard, la totalité de mon plaisir.

   Mes considérations sont bien abstraites, même si elles sont traversées des pierres vives de l’expérience. Mais parler d’amour, ma chère Sol, c’est parler de nous aussi avec les gerbes plurielles d’une histoire qui n’en est une qu’à se donner sous des échanges épistolaires. Notre rencontre, dans ton beau pays de Suède, en des temps dont la distance les rend nocturnes, ce ne fut, en réalité, qu’une foudre dans un ciel d’été. Un simple échange dont la chair ne fut nullement consommée. Un croisement d’affinités, des promesses d’approfondissement, puis plus rien que ce lien qui nous réunit peut-être bien plus fort que ne l’eût accomplie une relation placée sous le signe de l’effectivité.

   C’est mystérieux tout de même la force d’une écriture lorsqu’elle se substitue à ce qui, pour nous sans doute jadis, nous eût rencontrés sous la forme d’une joie immédiate. Ce que notre insouciance, notre naïveté, la fougue de notre jeunesse déterminaient comme le plus propre, voici que le temps a eu raison de ces pensées, voici que le temps et la distance ont accru ce qui, en nous, fleurissait pour le métamorphoser en une solide amitié. Là, je crois, est un évident nœud de compréhension de ce qui vient à nous sous le signe de ces rapports, amour, amitié, dont nous n’arrivons pas toujours à tracer la ligne qui les partage. La difficulté est constamment attachée à dégager la qualité de tel ou de tel sentiment, de telle ou de telle émotion. Ici le quantifiable, le rationnel, n’ont plus lieu d’apparaître. Tout dans la sensibilité, tout dans l’intuition. Or, si l’intuition paraît nous rencontrer au terme de son immédiate donation, ceci n’est qu’illusion. Le rationnel s’appuie sur la logique des causes et des conséquences. Mais sur quoi repose l’intuition qui serait définissable, comment prédiquer ce qui ne fait que passer, cette brise au ciel, cette écume sur la mer, ce vol de l’oiseau dont jamais nous ne pourrons saisir la texture intime ? L’oiseau n’est plus et nous sommes là avec nos interrogations et le ciel est vide qui ne profère rien, ne fait que sécréter son éternel silence. Car, vois-tu, Sol, il n’y a nulle définition de l’amour, nulle description de l’amitié sauf à faire sienne la belle formule de Montaigne disant le lien avec La Boétie : « parce que c’était lui, parce que c’était moi ».

   « Parce que c’était nous » et que nous ne pouvions nullement changer notre destin. L’eût-on voulu que, sans doute, il se serait ingénié à tracer d’autre voies que celles que nous aurions imaginées. Oui, le difficile avec l’amour, son être en fuite de nous, au motif duquel il nous faudrait différer de qui nous sommes, introduire un écart, peut-être même creuser une béance. Car c’est dans l’abîme que les passions s’exaltent et se connaissent à la mesure de leur étonnante texture, cette résille pareille à la brume levée dans l’air d’automne. Tu en conviendras avec moi, toi que je sais attentive aux tropismes, à ces fins mouvements de l’âme que Nathalie Sarraute, en son temps, sut si bien mettre en mots, il serait temps d’inventer une « phénoménologie de l’indicible », de saupoudrer le réel de touches à peine effleurées, de faire surgir de sa corolle, dans sa plus grande douceur, le pistil de ce qui ne se présente  qu’avec retenue, auquel nous ne donnerons de nom, le laissant libre de butiner, ici et là, le plus beau nectar de l’exister. Seul le subtil logos de la poésie peut s’élever à la hauteur de ce qu’il y a à dire. Parfois, voulant décliner notre amour selon les plus lyriques intentions, nous échouons au lieu même de notre parole. En effet, comment dire l’indicible ? Comment tracer l’esquisse de ce qui n’en saurait avoir ? Parfois le langage est trop court, les mots indigents qui font leurs confondantes boules d’étoupe, chutent sur le sol et s’évanouissent dans le secret de leur disparition.

    Ce qui serait à faire et à dire surtout, ceci, face à son amante : « Je t’… » et demeurer sur le bord d’un dire, laisser celui-ci tresser à l’envi la dentelle d’une comptine pour enfants. Un enfant disant à sa mère, à sa petite camarade, les yeux dans les yeux « Je t’aime », ceci est infiniment recevable car ces trois petits mots sont brodés d’innocence, de spontanéité. Ils sont des fragments de corps rencontrant d’autres territoires de corps. D’un amour l’autre. D’un corps l’autre. Ils volent et se posent tels de joyeux papillons en quête de leur ambroisie sur la corolle désignée telle l’aimée en son essence contenue. Seul l’enfant peut cette manière légère de dire, puis s’en retourner à son jeu avec naturel, sans souci aucun, sans reste qui le retînt en son amont. Pour lui rien ne compte que cet instant qui le cloue à demeure et le multiplie cependant, au-delà de toute raison.

    Mais, nous les adultes, tu t’en aperçois chaque jour qui passe, Solveig, ne le pouvons. Nous sommes trop possédés par un langage qui a épuisé la plupart de ses sèmes dans l’usage de la quotidienneté, il n’en reste que quelques trous dans le limbe d’une feuille, percés par la persistance du temps. Oui, au sens propre, nous sommes « usés » tout comme nos sens sont émoussés d’avoir trop désiré et si peu étreint. Car c’est bien nous, n’est-ce pas, que nous voulions atteindre dans notre commerce avec l’autre. Amour-solipsisme qui ne part de soi que pour revenir à soi. Il n’y a de réelle générosité que du don fait à l’intérieur même de notre vie, ce lieu de conflits et de contradictions. Ce que nous demandons à l’autre, au travers de l’amour, et seulement ceci, combler l’immense vacuité qui nous habite dont le terme est cette insupportable finitude qui fait son bruit de rhombe, tout contre la feuille de notre conscience. Et nous arrache à nous-même en même temps qu’il exige l’autre, ce vide, son attention, son intérêt, sa considération.

    « Toute conscience est conscience de quelque chose » énonce le philosophe. Certes, nous visons toujours quelque chose qui nous échappe. Certes nous cherchons, le plus souvent et de façon inconsciente, à atteindre la cible de notre ego, lui seul nous dit, en sourdine et en formules cryptées, qui nous sommes en notre fond ou qui nous pourrions être au hasard des chemins. Ici, tu le sais bien, je ne professe aucun pessimisme, même si ma nature pose toujours la joie à distance, elle me paraît parfois si factice ! Je suis réaliste, d’un réalisme radical, ce qui me soude corps et âme à la pierre du sol, à la courbe de l’eau, au trait de la pluie, au minéral du Causse, mais aussi à cet Autre qui bourgeonne à l’horizon et ne se dit qu’au seuil de son être.

    Peut-on aimer l’autre plus que soi-même dans un geste de pure oblativité ? Sans doute peu en sont capables, sauf le sage en méditation, le saint en prière, l’anachorète perdu en son immaculé désert.

 

Mais, à parler droit,

le sage aime la sagesse en retour

et la plénitude de sens qui y est attachée.

Mais le saint n’aime son dieu

qu’à être gratifié de sa présence en lui.

Mais l’anachorète n’aime sa solitude

 qu’au motif qu’elle le comble.

 

   Tout ceci, ces saltos, ces sauts de carpe, ces retours vers une manière de source originelle se donnent tels de nécessaires cercles herméneutiques contenus par essence dans tout langage. Un mot renvoie à un mot qui renvoie encore à un autre mot. Et le cycle est infini qui s’emboucle et se reboucle. Il s’agit d’une manière de vortex aspirant l’eau et la rejetant, la refoulant pour, ensuite, la reprendre en soi. Un éternel ressourcement du même. C’est bien là la définition du langage en son immense polysémie-polyphonie.

   Contrairement à nous qui sommes des êtres finis, le langage est infini, éternel lieu de réitération, de re-naissance. C’est en ceci que se montre un abyssal hiatus, nous nommons le fini, à commencer par qui nous sommes, nous et les autres, nous ne nommons l’amour entre deux finitudes qu’à l’aune de l’infini en nous dont notre langage est l’immarcescible mesure. Nous disons « Je t’aime » et les mots déjà nous échappent, en partance pour de bien étranges contrées. Nous disons « Je t’aime », tel Simon du désert et rien ne répond que le silence, rien n’apparaît que la chair tremblante des mirages. Sauf parfois le démon, celui que nous devinons en nous mais que, jamais, nous n’osons affronter. Il faudrait « entrer en amour » comme on « entre en religion », prononcer ses vœux, vivre dans l’absolu, renier le séculier. Mais qui sur terre, Sol, le peut ? Nous avons, pour tout viatique, la « foi du charbonnier ». cette foi chevillée au corps, le nôtre d’abord, celui de l’autre ensuite. C’est bien ce corps à corps qui se nomme « amour » dont il nous faut tisser la claire trame de nos jours. Et admette, parfois, souvent, le lâche de ses mailles, l’intervalle serti entre ce qui a été et ce qui sera, entre nous et ce miroir que nous tend l’autre, dont le tain rutile à l’horizon avec son terrible coefficient d’éblouissement. Toujours la vie, entre deux clignotements.

 

                    Sur le Causse en cette lumière tremblante qui signe l’arrivée de l’automne, une bien belle saison entre passion et raison.

 

                                                   Ma belle et fidèle Nordique, Je t’…

 

                                                   Celui qui aime et t’aime en écrivant

 

 

 

  

 

Partager cet article
Repost0
26 janvier 2024 5 26 /01 /janvier /2024 09:05
Où sont les Hommes ?

Roadtrip Iberico…

Duna fosil de Los Escullos…

Cabo de Gata…

 

Photographie : Hervé Baïs

 

***

 

Que sont les Hommes devenus

Ont-ils à jamais disparu ?

 

Le ciel est lisse, blanc tel un calice

Les nuages, infiniment, glissent

Fines écharpes à peine perceptibles

Ils vont, viennent, légères cibles

Que le Destin a désignées

Sous la figure de fumées

Ils n’ont de cesse de fuir

N’ont de cesse de pâlir

Au-devant d’eux vers les lointains

Là où plus rien ne demeure certain

Là où plus rien n’est à portée de main

 

Que sont les Hommes devenus

Ont-ils à jamais disparu ?

 

Le ciel est noir

Vaste éteignoir

Où s’abîme le fol espoir

Bientôt le Ciel descend

Dans des lames d’argent

Bientôt le Ciel fait silence

Immanente et pure indigence

Sa vaste parole s’éteint

Dans des touches de satin

 

Que sont les Hommes devenus

Ont-ils à jamais disparu ?

 

Ce qui d’abord paraît

Ce qui d’abord effraie

Le torturé, l’inadmissible

L’innommé, l’irrémissible

Cette gueule de Rochers

Cet ouvert à nous destiné

Abolition de notre vanité

Révocation de notre éternité

 

Ce qui d’abord, tragique

Nour rend aphasiques

Ce tumulte du sol

Ce surgissement

En plein vol

De ce qui, touchant

Au pur Néant

Nous réduira

Au lourd trépas

Ossuaires promis

Au plus grand mépris

 

Que sont les Hommes devenus

Ont-ils à jamais disparu ?

 

Les collines

Les dolines

Sous le vaste horizon

Plient sous le vent aquilon

Ne sont que mots usés

Sous le jour érodés

Figures d’absence

Sous la lumière dense

 

Et l’eau, que devient-elle

Elle la sempiternelle

Elle aux multiples lustrations

Elle aux infinies effusions

Elle est un désert

Elle est le nul offert

Une étole de ciment lisse

Une étoffe de basse-lisse

Une bure que le jour plisse

Elle la devenue muette

Elle la devenue fluette

 

Que sont les Hommes devenus

Ont-ils à jamais disparu ?

 

Alors que menacés

De ne plus rien compter

Au nombre des Vivants

Alors que troublés

De ne plus rien trouver

Qui soit réjouissant

Affûtant le noir de la pupille

Pareil au feu d’une escarbille

Voici que l’ombrée

Soudain effacée

De nos yeux

Se met à proférer

Des mots merveilleux

Des mots plein de grâce

Que plus rien n’efface

 

Que sont les Hommes devenus

Ont-ils à jamais disparu ?

 

Là, lové dans l’anse belle

Tel un essaim d’airelles

Un blanc Village nous sourit

Qui, au plus haut, nous réjouit

Une guirlande de maisons

Nichée en son exacte saison

Nous y devinons

Des corps pleins d’ardeur

Tissés de mille saveurs

Nous y voyons

Des esprits vifs

Tels des canifs

Nous y pressentons

Des âmes à foison

Des projets

Entremêlés

Å l’unisson

 

Voici les Hommes revenus

Nous les pensions

Å jamais perdus

Sous leurs multiples

Et belles onctions

Au bout du long périple

Nous voici enfin dévolus

Å notre Condition

Être en Raison

Partager cet article
Repost0
23 janvier 2024 2 23 /01 /janvier /2024 09:20
De l’Autre, quel fragment ?

Source : Photos en noir et blanc

 

***

 

   Ceci, que je savais, vous ne pouviez le savoir. Eussiez-vous simplement été alertée de mon existence qu’un sentiment d’étrangeté vous eût saisie en l’instant même de votre découverte. En réalité, je pouvais, à vos yeux, aussi bien à votre cœur, n’être qu’une manière de Néant, tout au plus une brume se dissipant dans les froides rumeurs des fragrances hivernales. Tout comme vous, chaque matin qui passait me découvrait dans ce cône d’ombre si discret, genre d’encoignure du « Café du Nord », à l’opposé de la place que vous y occupiez. Sorte de Passager clandestin (mais n’étiez-vous, simplement, mon écho ?), je me livrais à mon jeu favori, celui qui, depuis toujours, poinçonnait ma nature discrète à l’aune d’un regard caché, dérobé à l’attention des Autres ; si vous voulez, une vision en boucle, partant de Soi, retournant à Soi, dans l’image approchante de ces superbes Rubans de Moebius qui, depuis l’enfance, m’avaient tellement fasciné. Je crois qu’aucune autre alternative ne s’offrait à moi que cette manière d’architecture courbe, pareille à celle de ces merveilleux nautiles fossiles, rainures dans lesquelles, parfois, se perdait mon regard rêveur à l’affût d’y découvrir quelque mot mystérieux qui manquait à mon écriture. Ainsi, lové au sein de qui j’étais (et que je suis encore), j’assimilais toute chose rencontrée au hasard de mes errances, bien plutôt que je ne cherchais à m’y accommoder en quelque manière : le Monde était trop vaste que mon monde intérieur n’aurait pu découvrir qu’au risque de lui-même. Il me fallait, il me faut toujours cette réserve, cette boucle d’eau m’entourant, il me faut cette géographie insulaire, elle seule me maintient en ma propre nécessité.

    Cependant, depuis l’orbe de mon inclination interne, rien ne m’interdit de venir jusqu’à vous, de tracer votre portrait sur l’ardoise de ma mémoire, lignes que viendront bientôt effacer les mille événements quotidiens dont l’insistance dissout jusqu’aux plus belles images, délave jusqu’aux plus belles pensées. Entre vous et moi, une sorte de paravent discret orné de signes, ils me font penser aux peintures rupestres, à ces relevés polychromes aux teintes de sanguine, soigneusement archivés par de consciencieux Archéologues. Si bien que ces panneaux de toile ne révèlent de vous que la partie droite de votre corps, alors que le mien disparaît totalement à votre vue et que je n’essaie nullement de le rendre davantage visible. Une demi-présence pour une totale absence. C’est comme si vous étiez un livre à demi ouvert et moi, un illisible palimpseste se dissipant dans l’intime floculation du temps. Je suis celui qui vous observe à votre insu, celui qui se livre à un inventaire certes partiel, mais combien précieux pour ce que mon imaginaire peut archiver qui le rend vivant, animé de couleurs claires.

   Je ne sais pas, pour vous, puisque je ne vous connais pas, mais pour moi toute vie se déroule sous l’action des Moires fileuses du Destin. Non, nous ne sommes là nullement au hasard. Notre présence à l’insu de l’Autre devait, de toute éternité, trouver le lieu et le temps de son effectuation. Tels les brandebourgs illustrant les plastrons des Hussards, nous vivons chacun notre vie de dentelle, la partie supérieure ignorant l’inférieure, comme si, univers totalement différents, nous cheminions de concert dans la plus profonde indifférence de ce qui n’était nullement nous. Un itinéraire singulier, nullement une rencontre. Voue êtes l’opposé au gré duquel je trouve ma propre justification. Dans le crépuscule de la pièce, dans la lenteur du jour, dans le silence cotonneux des secondes, la broussaille diffuse de votre visage, votre chandail couleur de bitume sécrètent un dolent mystère, impriment au présent une venue qui, en même temps, est retrait.

   Votre avant-bras est partiellement dénudé que prolonge l’éclat de porcelaine de vos doigts. Une tasse blanche est posée sur le miroir de la table. Une sous-tasse, blanche elle aussi, sur laquelle se dessine le trait mince d’une cuillère en argent. Certes votre portrait est étroit comme s’il n’était que la partie visible d’une miniature qu’une ombre soustrairait à sa propre manifestation. Et c’est bien ceci qui me plaît, pour encore user d’une métaphore ornementale, vous ne livrez de vous que ce galon relié, je n’en doute guère, à quelque rideau faseyant dans la soie, à quelque tenture de précieux cachemire, de troublant organdi. Sans nul doute, la partie de vous que vous dissimulez à mon regard est semblable à ces terres vierges pourvues des plus fascinants pouvoirs. Vous le savez bien, rien n’est autant convoité que le sibyllin, le dissimulé, ce qui, hors de portée, crible nos doigts des mille démangeaisons d’un possible bonheur.

   Donc je ne peux vous déduire que de ce que vous me donnez à voir sur le mode de l’opaque, de l’équivoque. La mousse onctueuse qui flotte tout en haut de votre tasse, je la suppute issue de l’un de ces mokas d’Éthiopie dont le caractère unique, notes florales de jasmin, de fruits, d'agrumes, d'abricot, le désigne parmi les plus subtils breuvages qui se puissent imaginer. Et, voyez-vous, c’est le geste même d’une sensualité épanouie, bien que se donnant dans la réserve, qui, pour moi, vous relie à ce choix d’une boisson aussi riche que généreuse. L’arôme musqué  vient jusqu’à moi, invitation, peut-être, à un voyage exotique en direction de ces baies rouges que vous semblez particulièrement affectionner, chaque jour en reconduisant l’indispensable cérémonial. Alors, comparé à cette gerbe infinie de saveurs, que représente ma tasse de Darjeeling, avec ses notes légères de pêche mûre et d'amande ? Je me sens si aérien, que le moindre vent pourrait disperser, alors que votre belle assise terrestre paraît vous rendre réelle, plus que réelle, incarnée en quelque manière, me reléguant au motif de simple Voyeur de qui vous êtes. Voyeur d’un fragment dans lequel, à l’évidence, se reflète l’entièreté de votre être.

   J’aime ces situations ambiguës, ces indécisions, ces flous en lesquels mon esprit se perd. Imaginons un instant qu’une vraie rencontre entre nous ait eu lieu. Quels événements plausibles s’en fussent suivis ? Une aimable conversation mêlant les touches fruitées de moka et de Darjeeling ? Un dîner autour d’une bonne table ? Des échanges d’affinités ? Une nuit dans un de ces modestes hôtels jouxtant le « Café du Nord » ? Somme toute, de la pure contingence, la reconduction de rendez-vous, la réitération de gestes amoureux.  Puis, bientôt, inévitablement, existentiellement, si je puis dire, l’installation dans la routine, la reproduction de conventions sociales et, au terme de tout ceci, rampant à bas bruit, le sombre marigot de l’ennui, les liens qui s’y diluent, les passions qui s’y abîment. Peut-on s’exonérer de suivre ces sentiers « humains, trop humains » qui tracent dans la glaise du quotidien ces irrémissibles empreintes, elles disent notre dette vis-à-vis du temps qui passe, la fragilité de tout sentiment, l’usure dont ce temps a le secret, ces suites d’instants qui, bientôt, insensiblement, nous font nous incliner vers notre sort terrestre, pour ne pas dire terrien, chargé d’un humus primitif dont notre mémoire s’est ingénié à effacer l’origine, à biffer la genèse ? Nous avançons sur le chemin de la vie, sans jamais vraiment sentir que le sol se dérobe sous nos pieds, que la poussière soulevée par nos pas est, en quelque sorte, notre propre poussière, ce pollen que nous distribuons à l’envi sans même savoir qu’il s’agit de notre propre substance, de sa dissolution parmi les gouttes de pluie et les blizzards venus du Nord, ceux dont la lucidité ne laisse rien dans l’ombre.

   Fragmentée, privée d’entièreté, c’est en réalité pur don de votre personne, pure offrande en direction de l’Exilé que je suis, de l’incurable Solitaire, oui, c’est ceci que vous effectuez bien malgré vous, certes, mais s’appartient-on jamais ? N’est-on, constamment, l’objet d’un rapt ? Les Autres ne nous saisissent-ils selon la forme et l’humeur qui déterminent leur propre trajet ? D’être dans la coulisse vous met bien plus en scène que vous ne pourriez jamais l’imaginer. En quelque façon, depuis le repli d’ombre de la pièce, je suis, tout à la fois, le Régisseur de vos actes, le Metteur en scène qui vous dicte votre rôle, le Chorégraphe qui inscrit dans l’espace, le moindre de vos déplacements. Oui, je le reconnais, c’est un peu contre nature, je me substitue à l’action des Moires toutes puissantes, je m’inscris en Démiurge de votre destin en même temps que je calque le mien sur celui que je vous attribue. Un peu comme ces Hommes des ténèbres, ces éminences grises qui disent aux Puissants l’essence même de leurs actions et orientent, en seconde main, l’aventure de ceux qui en dépendent. De cette manière et successivement, puis-je vous halluciner sous les traits les plus divers, et voici les possibles silhouettes que je me plais à vous attribuer, comme ceci, pure fantaisie heureuse de soi.

  

   Tantôt sous les traits de Jane Eyre, elle qui se grandit sans cesse au mépris des multiples humiliations qui lui sont infligées.

    Tantôt simple halo de « Boule de Suif », cette Prostituée qui hante les chambres de « La Maison Tellier ».

   Tantôt imaginée telle « Lady Susan », femme sujette à plonger sa vie dans les intrigues les plus audacieuses.

   Tantôt vous dissimulant sous la conduite d’une Bourgeoise romantique, telle Madame Bovary.

   Tantôt, telle la belle Consuelo, courageuse et attachante, préférant les rigueurs de la vérité aux fastes de la gloire.

   Tantôt femme libre de Soi, fière, indépendante, Petite Fadette annonçant la mouvance féministe.

   Tantôt adolescente amoureuse faisant signe vers la belle Graziella.

  

   Et, voyez-vous, précieuse Icône de l’image, encore eussiez-vous pu figurer sous mille visages différents, tellement la variété humaine est riche, tellement elle possède de facettes insues, tellement ses ressources infinies peuvent se décliner selon tel ou tel mode dont même une imagination fertile eût peiné à dresser les possibles esquisses.

 

« De l’Autre, quel fragment ? »,

interrogeait le titre de ce texte.

Oui, seulement un fragment,

mais combien ouvert

aux délices de la rêverie !

Oui, aux délices.

 

 

Partager cet article
Repost0
18 janvier 2024 4 18 /01 /janvier /2024 09:59
Génie : folie par destination

Marc Alpozzo (Ouvroir de réflexions potentielles)

 

***

 

De Christine Raison :

 

« Merci, Jean-paul d'avancer l'idée de la folie de Nietzsche.

Certains la réfutent en parlant des effets de la syphilis.

Comme vous, je pense qu’une relation sincère

et intime l’aurait protégé de son enfermement .… »

 

*

 

   Le problème de la folie est si redoutable à affronter, si difficile à cerner que le recours imageant à la métaphore (ici une pièce de monnaie), un pied dans le sensible, un pied déjà dans l’intelligible, nous la rendra plus « familière » si l’on peut s’exprimer ainsi. Le Génie m’apparaissant, par essence, un être du partage, du milieu, mais aussi et surtout un être de l’entre-deux (avant même de basculer hors de toute dimension humaine), c’est dans la figure étrange du Funambule, du Fildefériste, qu’il donnera le plein de sa réalité, scintillant parfois dans le pur rayonnement solaire, parfois chutant dans le cul-de-basse-fosse ténébreux du Néant.

Donc, métaphoriquement, plaçons l’activité du Génie (la pièce de monnaie en est le lieu) sur cette lisière étroite qui porte le joli nom de « carnèle », cette limite s’instaurant entre l’avers portant l’effigie (l’apparence sensible), et le revers portant la valeur (chiffre intelligible ou essence déterminant sa vraie nature).

   Car ce qui est paradoxal au plus haut point, c’est bien la destination tragique du Génie qui n’accomplira son essence qu’au prix d’un saut dans cette folie dont il redoute les assauts mais dont il espère qu’elle tiendra allumée la vive étincelle de sa passion. Nul n’est un Génie au titre de sa propre volonté, c’est tout simplement la Nature qui a posé les conditions de son accomplissement. Par « Nature », il faut entendre le socle infrangible, le fondement à partir desquels un individu trace sa route, exception faite des déterminismes sociaux et autres influences sous le sceau desquelles il se trouverait placé. Ce que je veux exprimer par-là, c’est le caractère de nécessité qui fait du Génie un Génie.

   Ayant posé ceci tel un incontournable postulat, l’on comprendra aisément que tout événement survenant dans la vie du Génie (rencontre fortuite, attrait amoureux, culte passager d’une passion adventice), tout événement donc n’agira qu’à titre de pure contingence, c’est-à-dire qu’il ne fera dévier en rien la flèche existentielle dont l’atteinte de la cible se trouve, par vocation, entièrement déterminée. Ces méditations, reportées au cas de Nietzsche, veulent dire que, ni les effets négatifs de la syphilis, ni l’impossibilité en laquelle se tiennent ses sentiments intimes de pouvoir rejoindre en quelque manière une Lou-Andrés Salomé ne peuvent justifier son basculement dans la démence. De la même façon, la perte de Suzette Gontard (la Diotima de son roman « Hypérion ») à elle seule, fût-elle douloureuse, ne peut suffire à expliquer la chute de Hölderlin, son refuge terminal dans l’enfermement de la tour du Menuisier Zimmer, à Tübingen, là où plus aucun sens ne vient entretenir un esprit en totale déroute. Pas plus que les succès on insuccès d’Artaud dans « Les Censi », sa pièce retirée de l’affiche, son « demi ratage », ne suffisent à bâtir les fondations de son internement à l’asile des Quatre-Mares ou à l’hôpital de Rodez. Et, en ce qui concerne Van Gogh, ni ses soucis financiers, ni son échec du projet d'établir un atelier à Arles, ne peuvent être les motifs suffisants qui le conduisent au geste irréversible de ce coup de révolver dans la poitrine qui signera l’épilogue de son destin.

   Tous ces événements, aussi décisifs soient-ils, sont des actes de pure immanence, s’adressant bien plutôt à la personne humaine de l’Artiste en proie aux multiples soucis de l’existence, ils ne sont nullement des motifs du Génie, des fragments de son inatteignable essence. Ils témoignent de l’Homme, nullement de ses dons hors du commun, de ses facultés suressentielles, de son commerce avec ce qu’il nous faut bien nommer une transcendance, à savoir le plus haut de Soi aimanté par le Hors-de-Soi, ce danger, mais cette fascination, mais cet attrait de la brûlure, cette netteté scintillante de la Blancheur, cet orbe assourdissant du Silence, cet appel d’une absolue Solitude.

   Et ici, il me faut citer la célèbre assertion hégélienne selon laquelle : « La philosophie est idéaliste, ou elle n'est pas. », que l’on pourrait aisément paraphraser selon la formule : « Le Génie est idéaliste, ou il n’est pas ». Car tous ceux cités jusqu’ici, aussi bien Nietzsche, qu’Hölderlin, qu’Artaud, que Van Gogh sont des Idéalistes, autrement dit leur esprit précède et justifie leurs corps, ces lourdeurs, ces boulets, ces empêchements à être.  Le geste immanent ne prend sens qu’à la lumière du motif transcendant qui en a dicté la forme, a présidé à sa mise au jour. Il y a donc, chez l’homme de Génie, un constant jeu pervers qui met en tension son existence perpétuellement tiraillée entre les gestes du quotidien (ces entraves, cette aliénation) et cet essai de pure Liberté que constitue l’effectuation, au plus haut degré, du geste artistique, philosophique, philologique, tous domaines dans lesquels l’Esprit est à l’œuvre (au sens de l’œuvre se faisant), le corps étant au repos, en une certaine manière répudié, comme pourrait l’être une chose inutile et gênante, une servitude à proprement parler. Car il faut, au phénomène intellectif, imaginatif, inventif, la vitesse de la comète, le scintillement de l’éclair, l’éclat de la foudre. Il faut s’extraire du réel, telle l’indigente chrysalide qui s’arrache à sa tunique de fibre pour donner lieu au brillant imago.

   Seulement, tout geste d’arrachement, d’effraction, de fracture est, de facto, geste de séparation, d’éloignement de Soi, geste schizoïde, unité se brisant en mille fragments qui, dès lors, ayant atteint un point de non-retour, signeront l’éparpillement d’une personnalité livrée au feu même de la disjonction, de l’écartèlement, de la diaspora sans fin.  Sillage de la folie faisant ses mille brisures, beauté insoutenable, tel un miroir étincelant ; mariage antithétique de la Raison et de la déraison, laquelle déraison se donnera comme le signe irréversible d’une méta-réalité dont nul ne pourra percevoir que les contours externes, les feux de Bengale, les diaprures, à défaut d’en pouvoir connaître la subtile et non-reproductible genèse. Le Génie sait bien qu’il vit sur l’étroite margelle de la carnèle, cet espace si étroit, ce lieu innommable, ce fin liseré qui s’insinue entre le Corps et l’Esprit, la Physique et la Métaphysique, la Matière et le Néant, ce fléau oscillant en permanence d’une réalité à l’autre, le « juste milieu » constituant le seul site habitable pour l’homme. Mais ces Hautes Figures de la Pensée, de l’Art, ne sauraient accepter de se vêtir d’un corset si étroit au sein duquel leur puissance même échouerait à se donner pour ce qu’elle est : un nécessaire rayonnement à offrir au Monde, la délivrance de pures gemmes en lieu et place de substances viles, l’aboutissement, en quelque sorte, de l’entreprise alchimique, là où le réel quintessencié, devient diaphane, où l’opaque devient transparent, où la prose devient poésie.

   Certes, tout ceci se déroule au risque de leur Folie, et ceci est gravé en eux, d’une façon infiniment visible, rubescente, braise illuminant la nuit de son regard magnétique. Observant la danse du feu, se fondant en son irrémissible beauté, qui donc est capable, sur cette Terre, de se soustraire à la fascination de ces mystérieux rayons de lumière paraissant se ressourcer à leur propre jaillissement ? Quidam, l’on n’échappe pas plus au sortilège du feu que le Génie ne peut se soustraire à l’efflorescence sans fin de ses étonnants pouvoirs. Question de vie ou de mort. Ou bien le Génie est pur Génie, ou bien il s’écroule sur lui-même, telles les murailles de Jéricho s’effondrant sous le souffle des trompettes. On l’aura compris, par « vocation », le Génie est condamné à la folie. On ne tutoie impunément ni les excès de Dionysos, ni la grandeur prophétique d’un Zarathoustra, pas plus que l’on n’affronte la redoutable Volonté de Puissance (autant de manifestations de la transcendance) sans courir le risque de Soi. Nietzsche, tout comme Hölderlin qui vit « sous les orages du dieu » ; tout comme Lautréamont parfois métamorphosé en son propre bestiaire ; tout comme Artaud qui se perd dans la fumée du peyotl des Indiens Tarahumaras ; tout comme Vincent qui succombe sous les assauts des faucilles noires des corbeaux sous le ciel incendié d’été, tous ces Génies donc ont connu « La traversée des apparences » (pour utiliser le beau titre de Virginia Woolf qui, elle aussi, connaîtra la fin tragique du suicide). Car, aux « apparences », à cette lourde réalité matérielle, au principe de la « pesanteur », ils préfèrent le principe de la « grâce » (allusion au beau titre de Simone Veil), au divers du sensible, ils substituent l’unité de l’intelligible ; à la gaucherie de l’acte, ils substituent la finesse de l’Idée ; aux mailles étroites de la raison, ils privilégient la désinvolture, l’élégance, le brio de la Folie. Seulement ce brio clôture définitivement un itinéraire qui, pour avoir été chaotique, parfois à la limite d’une visibilité, n’en a pas moins ouvert d’immenses clairières aux hommes du commun, clairières au sein desquelles un Soleil s’est levé qui, jamais ne s’éteindra, pareil à ces Tournesols d’un jaune lumineux qu’un Vincent a légués aux hommes de Provence comme le signe d’un destin hors du commun.

   On ne conclut jamais quant aux quelques estimations que l’on destine aux Génies. Par définition ils sont hors de portée. Ils sont Universels, nous ne sommes que particuliers. Ici j’en reviens, Christine, à votre assertion : « je pense qu’une relation sincère et intime l’aurait protégé de son enfermement », ce que semblent contredire les thèses rapidement évoquées au cours de cet article. Nul, en effet, ne peut savoir, au motif que l’on ne refait pas l’Histoire, ce qu’eurent été les existences d’un Nietzsche ou d’un Rilke en compagnie de leur égérie, Lou-Andréas Salomé ; en quoi le destin d’un Hölderlin eût été métamorphosé si sa vie s’était déroulée dans la proximité étroite de Suzanne Gontard, le seul Amour qu’il ait connu. Au prix immense de leur désarroi, ces immenses Créateurs nous ont transmis les diamants de leurs pensées. Pouvaient-ils faire mieux ? Merci en tout cas pour vos belles remarques. Tout Génie est Génie malgré soi et, pourtant, paradoxe encore, sa volonté est infiniment tendue vers ce but qui est sa propre néantisation. De là la beauté infinie du Génie.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Partager cet article
Repost0
9 janvier 2024 2 09 /01 /janvier /2024 09:49
Nue plus que nue

Source : Photos en noir et blanc

 

***

 

   On voit les choses. Mais les voit-on vraiment ? Les choses se donnent-elles en l’entièreté de leur être à l’aune de notre regard ? Du réel qui vient à nous, n’est-ce la part d’inaccompli, la part d’irrévélé qui nous posent question et nous métamorphosent en chercheurs de mystère ? Notre vision (ce luxe inouï !), parvient-elle à se combler, à se saturer, elle qui se voudrait universelle, qui demeure, la plupart du temps, bien singulière, circonscrite à l’orbe étroit de qui nous sommes ? Car, regardant le Monde, ne s’agit-il que de Nous ?  Je veux dire l’essai de préhension limité à notre Moi, circonscrit à l’aire étroite de notre Ego ? Notre propre esquisse est si démesurée qu’elle nous reconduit, le plus souvent, à une cécité quant à l’altérité. Comme si nous voulions être le centre et la périphérie d’un Univers, certes Majuscule, du moins le croyons-nous, mais si étroit, si limité !

 

Å peine une lentille d’eau

sur le miroir étincelant du lac,

à peine le cristal d’une goutte

vibrant à l’extrémité de la vague,

à peine l’envol d’un grain de sable

depuis la crête de la dune.

 

   Toujours nous interrogeons à défaut de le savoir. Toujours nous débordons le visible de l’auréole de l’invisible, toujours nous effaçons le connu sous le dais immense de l’inconnu. Cette manière de transitivité du regard, de glissement vers Soi hors de Soi est condition de possibilité même de notre existence. Car faire du Soi un simple Moi reviendrait tout simplement à gommer nos propres traits, à nous abstraire de notre silhouette, à connaître un territoire dévasté où même la plus infime graine ne connaîtrait plus sa faculté d’effectuation. Une coque si resserrée sur son amande, qu’il n’y aurait plus ni amande, ni coque, mais une terrible confusion hiéroglyphique.

   Mais il nous faut nous extraire de cette aporie, élargir le cercle, briser la tunique étroite de la chrysalide. Si le regard de Soi est quasi chimère, force nous est imposée de lui trouver de plus larges appuis, de passer du point focal de la myose à celui, extra focal, largement dimensionnel, de la mydriase. Faire de la pure localité le prétexte à surgir à même la globalité, à entamer le chemin en direction d’une hypothétique Totalité. Faire en sorte que ce qui paraît, loin de se réduire à son évidence, nous ouvre les fontanelles de l’imaginaire, autrement dit pose les fondements de ce qui, par nature, nous fait défaut, cette « part manquante » qui se nomme indifféremment « angoisse », « mélancolie », « solitude », toutes inclinations qui délimitent le site chaotique de ce qu’il est convenu de nommer « vague à l’âme » dont nul ne pourrait dresser le portrait qu’à se mettre soi-même en danger d’aborder l’inabordable. Certes, lorsque nous nous risquons dans ce qui, par définition, nous est étranger, il est bien normal que cette étrangeté diffuse en nous, projette ses lianes, nous corsète de ses ligaments, fasse de notre liberté un genre de toile faseyant au large de Soi dans une manière d’inconsistance originaire.   

    Mais nul ne peut demeurer longtemps dans cette position inconfortable, dans cette attitude de scission, un pied dans l’adret lumineux, l’autre pied immergé dans l’ombre de l’ubac. Il nous revient donc de partir de la confrontation initiale de Présence/Absence et de faire émerger un Sens là où il devient possible d’en discerner les linéaments, d’en découvrir les rhizomes. Gloser abstraitement ne nous conduirait qu’au trouble et à l’embarras. Å l’image de nous dire ce dont elle a le secret.  Car, si elle s’absente de nous, c’est de nous seulement que pourra se donner son déchiffrement. Elle-qui-est-de-dos, nous la nommerons « Présence », tout-ce-qui-n’est-pas-elle, nous le nommerons « Absence », essayant d’instaurer entre ces deux entités un dialogue, de faire fonctionner un jeu. Tout ceci, bien évidemment étant de nature dialectique, confluence des opposés ; éclairement, l’un par l’autre, des contraires. Une Épiphanie appelant en retour un Voilement.  

   Dire l’image en son saisissement premier qui, aussi bien et immédiatement, est saisissement de qui nous sommes au contact de l’étrange, cette réalité qui ondoie à l’horizon et menace, toujours, de nous échapper. La pièce (une salle de café, peut-être ?) est plongée dans une sorte de demi-obscurité où le noir domine. Ce noir joue en présence d’autres noirs : noir de la croisée, noir de la robe en laquelle se glisse la blanche anatomie de Présence. Puis le blanc de la tasse posée sur la table, puis un blanc diffus venu du dehors. Puis un gris intervallaire qui dessine la brume d’une illisible fiction. Alors, sommes-nous plus avancés dans notre recherche de Sens, dans la délimitation d’une possible Vérité ? Nullement car nous avons obéré l’essentiel qui tel le chiffre de la pièce de monnaie se situe sur son revers, face cachée de la Lune, si vous préférez. En cet instant de notre investigation, nous avons les matières brutes, le plomb, l’étain, nullement l’airain, nullement l’or alchimique qui résultent du long processus de leur subtile métamorphose. Et ceci au motif que nous nous laissons hypnotiser par le doux profil de Présence alors que, d’une manière plus subliminale, c’est hors d’elle que se trouve la réponse à nos interrogations.

   Elle, Présence, qui emplit la totalité du cadre de notre attention, cheveux platine cascadant sur sa chair d’écume, quelques reflets cendrés s’y laissent deviner, main clairement découpée qui entoure son bras gauche, tous ces détails ne sont que pure diversion, l’essentiel se dissimule ailleurs, « hors cadre » si je puis dire. Présence n’est pas à elle mais à ce qui n’est pas elle, qui est à sa périphérie, sa propre configuration dimensionnelle, son espace ontologique, sa chair la plus palpable. La présence de Présence (oui, tautologie !), est pure Absence à Soi. Qu’est donc, pour elle, son corps de chair, si ce n’est de la matière parmi la confluence d’autres matières ? D’une façon tout à fait étonnante, il nous faut l’admettre, Présence n’est elle-même que dans l’orbe exact de son Absence, ce qui se traduit par l’axiome suivant :

 

PRÉSENCE = ABSENCE

 

   Certes c’est illogique, certes cela contredit le souverain Principe de Raison et le Principe de non-contradiction qui lui est attaché. Mais la vie n’est nullement une équation. Mais l’existence n'est nullement un théorème dont, à l’avance, on aurait fixé la finalité, établi les déductions, décrété l’enchaînement des causes et des conséquences.  Nous sommes moins surpris par la vie que la vie n’est surprise de Soi, saltos et revirements, sauts de carpes et figures de style mouvantes, diaprées. Jamais là où on l’attendrait, toujours en-deçà, toujours au-delà. Imprévision souveraine qui la rend attachante, qui la rend émouvante, pulsatille, tragique. Alors qu’en est-il de cette fameuse Absence dont la prétendue consistance détoure Présence à la manière d’une aura existentielle l’assurant de qui elle est ? Eh bien, comme en bien des cas, Vérité de Sable dont chaque grain qui lui est arraché remet en question la solidité de l’édifice.

   Absence : les hypothèses seraient faciles autant que fallacieuses, absence de l’Amie confidente, absence de l’Amant dispensateur de joie, absence toujours postulée d’un Existant, d’une Existante, inévitables figures humaines tels un tremblement, une irisation de Soi, un écho, une répétition de qui l’on est. Mais ceci est trop contingent, mais ceci pêche de « couler de source ». Toujours une Altérité fugue, s’esquive, se dissimule au large de Soi et l’âme pleure doucement de cette disparition, de ce deuil qui est nulle effectuation, de cette trahison.

 

Seule à Seule,

alors Grande

 est la Solitude

 

   « Nue plus que nue » prévient le titre en forme d’énigme. Il veut simplement signifier que Présence face à Soi et uniquement face à Soi, connaît l’immensité, la terrible vacuité de sa nudité. Plus aucune vêture où dissimuler sa peine. Plus le moindre linge où abriter son propre désarroi. Ce dont cette belle image témoigne avec la plus parfaite rigueur, c’est du sentiment infini de l’Absurde qui nous étreint dès l’instant où, derrière notre ennui substantiel, nous ne pouvons ni placer un nom, ni évoquer un événement qui en tisseraient la toile flaccide, atone, dont les mailles ne tiennent plus qu’à l’aune d’une respiration, d’un battement de cœur, nullement d’une volonté assurée de son chemin de lumière. Angoisse du Rien qui est bien la pire que l’on puisse imaginer.

   Cette insignifiance fondamentale, cette fluctuante indécision, cette versatilité de l’instant sont l’image tangible de l’intangible temporel,

 

ce temps du Passé dont

nous n’étreignons plus

 que de rares lambeaux,

ce temps du Futur

qui peine à figurer

 sous quelque projet

que ce soit,

ce Présent qui s’effrite

à même sa venue.

 

Toute Présence est

continûment et

irrémédiablement

Absence.

Seulement de ceci

sommes-nous assurés !

Nous ne bâtissons que

des Cathédrales de sable.

Elle, Présence le sait encore

plus tragiquement du

haut de sa beauté.

Le Vide est profond

qui appelle

et jamais ne s’épuise

dans son appel.

 

 

 

 

Partager cet article
Repost0
5 janvier 2024 5 05 /01 /janvier /2024 17:55
ONIRIA

Source : Doctissimo

 

***

« Les salamandres habitent la région du feu ;

les sylphes, le vague de l'air ;

les gnomes, l'intérieur de la terre; 

et les ondins ou nymphes, le fond des eaux.

Ces êtres sont composés

des plus pures parties

des éléments qu'ils habitent. »

 

M. Caron, S. Hutin

 « Les Alchimistes »

 

*

 

   Le soir, après avoir accompli nos tâches quotidiennes, après avoir lu des ouvrages, après avoir regardé les images de la Planète Cybernétique, nous regagnons la plaine livide de nos draps dont nous souhaitons qu’un paysage onirique s’en détache, effaçant les images du jour, ou plutôt les synthétisant, ou bien encore, et c’est ce qui est le plus plausible, en inventant de nouvelles, insues, inédites, inouïes, inconcevables en quelque sorte. Car c’est un univers bien étrange qui hante nos rêves, où se mêlent, pêle-mêle, en un genre de tohu-bohu mi-joyeux, mi-tragique, des icones que jamais notre imaginaire, fût-il fertile, n’eût jamais supposées, au motif que c’est notre inconscient qui a la main et n’en fait qu’à sa tête. Et cette formule « en faire à sa tête », n’est nullement gratuite. Que Celui, Celle qui ont déjà guidé leurs rêves, les infléchissant de telle ou de telle manière, y faisant figurer tel ou tel personnage connu (projection de quelque fantasme entretenu à l’état de veille), veuillent bien se signaler, nous en aurons vite réalisé l’inventaire. Car ici est bien l’essence de tout rêve en sa plus juste autonomie, en sa liberté la plus efficiente. Certes, des choses y figurent que nous connaissons, ce qui nous inclinerait à penser qu’il ne s’agit que d’une liberté relative, en réalité attachée à notre existence, manière de queue de cerf-volant flottant à la suite, et non domaine exilé de tout contact avec qui-nous-sommes.

   Et pourtant, je crois qu’il faut faire la thèse soit d’une surréalité, soit d’une méta-réalité qui seraient hors de toute pensée déterminative, un genre de satellite dont l’orbite est si éloignée de sa planète, qu’il lui devient totalement étrangère. Et c’est bien pour ceci que toute activité onirique est fascinante et qu’au sortir d’une nuit agitée le sol terrestre nous semble si paradoxal que notre marche ressemble bien plutôt à celle de quelque automate qu’à la progression d’un individu conscient de ses propres moyens. Loin d’être seulement instinctif, attaché à une fonction symbolique inconsciente possédant des attaches avec le réel, il me semble utile d’attribuer au Songe, en sa plus profonde signification, une abyssalité cosmologique, autrement dit, c’est un Monde Nouveau qui se crée dont nous ne connaissons, ni le mode de fonctionnement, ni les codes secrets, pas plus que le langage crypté qui pourrait se comparer à ces signes sumériens, à ces étranges inscriptions cunéiformes qui ornent les pierres mésopotamiennes, leur conférant une étrange puissance d’aimantation.

 

Être entièrement au Songe est ceci :

métamorphoser son corps,

 en faire une matière souple, ductile,

une sorte d’argile infiniment malléable,

capable des formes les plus diverses,

des pliures les plus étonnantes,

des chorégraphies les plus acrobatiques.

  

   Car, s’il s’agit bien d’une « représentation de l’esprit », selon la définition canonique, mais il existe en cette formule un vice de naissance au terme duquel nous affirmerons qu’il ne s’agit nullement d’une « re-présentation », autrement dit d’une simple réverbération d’une expérience antérieure (ce qui supposerait la présence d’un lien concret, démontrable à l’aune du principe de raison, entre l’état de veille et l’état de léthargie qui est le nôtre lorsque nous flottons sur les rives aériennes du rêve), alors que rien ne relie le Monde Réel au Monde Halluciné, si ce n’est un soi-disant Inconscient qui, par nature, ne saurait nullement se confondre avec quelque tâche de liaison que ce soit. Si nous pouvons supposer que l’Inconscient « existe », et sans doute existe-t-il à titre de thèse, il ne peut qu’être foncièrement coupé du Réel, faute d’en être partie prenante. Or, en fonction du principe de non-contradiction, une chose ne peut être elle-même et son contraire. Je poserai donc, comme foncièrement non-miscible, Conscient et Inconscient, accordant à la seule dimension cosmologique le pouvoir de pénétrer et animer nos rêves à la façon d’un processus originaire venu du plus loin des âges, se déclinant sous les espèces de l’Archétype, ce « Principe antérieur et supérieur en perfection aux choses, aux êtres qui en dérivent. »

   Car c’est seulement en vertu de son indétermination que l’Archétype sera libre de revêtir toute forme, de s’exprimer selon le langage qu’il aura choisi, de nous imposer les images qui seront les siennes, dont nous serons les Voyeurs éblouis. Là seulement est la souveraineté du Rêve en sa plus parfaite illimitation. Limiter le rêve, c’est lui ôter la partie la plus noble de son essence et donc le ramener à la simple condition d’un faubourg du réel. Posant ceci, nous ne faisons que décrire une autre réalité, à savoir celle du « Rêve éveillé » dont les attaches avec l’empirie est évidente, acte demi-conscient, demi-inconscient. Or, si ceci possède une réelle valeur en matière de thérapie (surtout d’auto-thérapie, la seule qui soit vraiment digne de ce nom), ce pseudo-rêve ne peut entretenir nulle parenté avec le Vrai Rêve, avec le prodige du Songe en sa chimérique substance. Car la valeur du « Vrai rêve », sa vertu, sont bien fondées sur de telles Irréalités. Raison pour laquelle j’adhère totalement aux propos des deux Auteurs des « Alchimistes » lorsqu’ils désignent la réalité élémentale sous les formes visionnaires, hautement fantaisistes, hallucinatoires, de la Salamandre, des Sylphes, des Gnomes, des Ondins et des Nymphes.  Comme si, successivement, le Feu, l’Air, la Terre, l’Eau ne pouvaient trouver à se dire que sous le lexique d’un bestiaire fantastique qui nous plongerait, d’emblée, dans la zone opaque, nébuleuse, fuligineuse d’une troublante Origine dont seulement des feux affaiblis de luciole viendraient jusqu’à nous avec toute leur charge de mystère et de sombre attirance.

   Parvenant sur les rives du Songe, c’est comme si, à la force du soudain, du moment subit, sous le brusque surgissement de l’instantané, de l’exaíphnēs, ἐξαίϕνης platonicien nous nous trouvions « subitement », « hors de », c’est ceci que donne à penser le mot en sa décomposition morphologique. Car ici, nous quittons notre sol habituellement terrestre pour gagner ce que je nommerai, à défaut d’autre vocable, « éthéré », « céleste », non dans une optique religieuse mais simplement dans une dimension ontologique, de changement d’un territoire connu, pour un territoire inconnu. Dans cette Nouvelle Contrée qu’il faudrait définir à l’aune d’un langage renouvelé, plus aucun paradigme antérieur de compréhension n’aura plus cours. Il s’agira au sens le plus immédiat, le plus fort de « dépaysement », un Nouveau Cosmos sera désormais le cadre de nos percepts, de nos affects, de notre intellect. C’est maintenant ce « subitement hors de », que je voudrais essayer d’aborder, ou plutôt d’effleurer, en ayant recours à l’allégorie d’un Songe, uniquement traversé d’imaginaire.

  

Rêve-Songe dans sa plus étrange étrangeté

 

Quiconque s’aventure ici court le danger

de ne nullement se retrouver

 

   La pièce est grande, dans les tons bleutés. Dans les tons, à la fois célestes, à la fois maritimes. Des notes de milieu de gamme, Saphir, que traversent des Bleus Électriques, qu’obombrent des Bleus de Nuit. Des Bleus Spirituels, on les dirait venus de nulle part, n’allant nulle part. Je suis au milieu de la pièce, hors la Pièce. Je suis le Voyeur-Vu. Je suis incarné au-dehors, désincarné au-dedans. Je suis Lumière hors cadre, Ombre dans le cadre. Je suis la pièce qui est moi. Je suis les Figures Féminines présentes et Moi plus que Moi en la conscience attentive de mon Être. Une étrange musique monte de mon corps.

 

Une fugue, de mes doigts.

Un adagio, de mon centre.

Une complainte, d’une zone illisible

de mon anatomie flottante,

uniquement flottante.

  

  Je sens les doigts de l’air qui glissent sur ma peau. Je sens la brûlure de la fièvre qui glace mon âme. Le jour est un jour d’aube qui n’en finit pas de monter de la nuit. Des cris, parfois, des hululements. Sont-ils ma Parole ?  Ou bien la voix du Monde en sa diffuse clarté ? Quatre, oui Quatre, comme la quadrature des Choses. Oui, Quatre taches de chair. Sensuelles, troublantes, plus vraies que vraies. Mes doigts-ventouses s’échappent de moi, forent l’espace, forent les corps des Suppliciées. En chœur, elles gémissent-jouissent et leur souffrance-félicité avive la flamme de ma joie. Serais-je soudain devenu le Maître de ces corps infiniment disponibles ?  Je suis leur Loi, elles sont les Servantes de la Loi.

 

Harem, leur servitude,

Harem ma torture,

mon tourment, ma croix,

 c’est elle qui me fait avancer,

c’est par elle que j’évite de chuter.

 

   Mais je sens que je chute infiniment au creux le plus ténébreux des abysses, je suis l’Aliéné qui ne se relève jamais qu’à mieux retomber. Ce sont les Quatre qui sont les Maîtresses et moi celui qui subis leur Loi.

  

Les Quatre de la Quadrature :

 

   Femme-Compotier aux jambes de bois noir exotique. Yeux grands, ovales, ils fixent le Rien avec une étonnante acuité.

   Femme-Miroir en laquelle mon reflet revient vers Moi et accomplit la partie manquante de qui-je-suis.

   Femme-Sofa aux bras relevés derrière la tête, Femme au compas des jambes ouverts, à la toison pubienne hérissée, pour quel étrange rituel ? Serais-je de la fête, de la Nuptialité ici consommée pour l’Éternité ? Oui, l’Éternité est là en sa Nature la plus réelle, la plus incarnée, le sexe est le centre du brasier. Je m’y abreuve comme à la Source Plurielle.

   Femme-Cariatide, elle tient haut les fruits de ses seins, des perles de résine incarnat en étoilent les aréoles. Le corps est pure argile, donation de soi au plus près de soi, réceptacle de l’Amour et les jambes fécondées, les jambes-nectar coulent doucement vers le sol de planches. Disjointes, éminemment disjointes. Serait-ce le trou du Souffleur par lequel il nous dirait le Rôle Terminal qui nous est imparti de toute éternité ? Parfois, les Quatre de la Quadrature entonnent des chansons de Mortelles et leurs chants résonnent longtemps, montent vers les étoiles, frôlent les dieux absents et regagnent l’horizon incendié de la Terre.  Elles sont les Mortelles-Immortelles au lieu de leur plus haute présence.

   Dans le plein du luxe immémorial, lustres de cristal de Bohème, plafonds de stuc chantournés, armoriés, plancher de chêne poli par les siècles, dans l’immobile du temps, des traversées d’Automates-Humains,

 

le Verbe se fait Chair,

la Chair se fait Verbe,
 

   des trajets de draisiennes en forme de reptile, des visages rieurs s’échappent des portes dorées des coches en bois, ils parlent, ils rient et leurs visages sont troués de leurs rires aigus, Cour des Miracles des Boiteux et des Bouffons, hoquets des calèches aux capotes de cuir noir, elles abritent un Peuple de Gueux, Femme-Cariatide laisse sortir de sa poitrine étroite le long sanglot de la misère Humaine, Des grappes de Quidams aux visages de Néant sont accrochés aux porte-bagages des diligences à vapeur, le jour monte dans les bleus, se décolore,

 

vire en gai Tiffany,

en Sarcelle joyeuse,

les couleurs sont à la fête,

en Givré de banquise,

 

des Joyeux Lurons en goguette

festoient bruyamment

portés par les ailes blanches,

 aériennes des torpédos.

  

   Les corps sont au centre du pandémonium, Je suis les Quatre qui sont Moi. Je métamorphose et m’échange avec qui-je-ne-suis-pas. Les murs sont les Quatre que je suis. Je suis les murs qui sont les Quatre que je suis, tout en ne les étant pas. La pelote de ficelle s’emmêle, se brouille, la fin est le début, le début est le milieu et la fin, le milieu est qui-je-suis et aussi les Quatre, chacune à son tour et, parfois en une seule forme réverbérée par les mille miroirs de l’Âme Infinie du Monde.

 

Ô miroir, féconde qui-je-suis,

fais que je sois Moi en mon unité confondu

et que je sois le Monde en son immensité,

en son illimitation, que je sois,

en une seule et unique mesure,

Femme-Sofa et Femme-Cariatide,

tous les Continents réunis,

tous les Tropiques,

tous les Méridiens,

 

Rêve-Souverain, Songe-Merveilleux,

ôte-moi des mors de la contingence,

porte-moi au plus haut,

que je puisse admirer la Terre,

qui-je-suis-sur-la-Terre,

cet infinitésimal,

cette diatomée perdue parmi

le peuple de cristal

des autres diatomées,

Ô Rêve-Songe,

réunis-toi en un Seul

et sois mon Unique Souci !

Mon Unique !

Mais j’entends une Voix,

je perçois le doux susurrement

de mots de miel.

Serait-ce Toi, Lectrice

qui te pencherais

sur le lieu de mon Rêve ?

Serait-ce Toi, Lecteur

qui t’inclinerais

vers mon Songe ?

Il fait si doux dans

ce monde duveteux !

Ne le crois-tu, Lectrice ?

N’en es-tu pas

convaincu,

Lecteur ?

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Partager cet article
Repost0

Présentation

  • : ÉCRITURE & Cie
  • : Littérature - Philosophie - Art - Photographie - Nouvelles - Essais
  • Contact

Rechercher