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13 septembre 2023 3 13 /09 /septembre /2023 16:42
Grise inquiétude du jour

« Rive Noire II – Islande »

Michael Schlegel

 

***

 

Grise la lumière

Grise telle la traînée

de cendre.

Tout repose en soi.

Tout est au calme que

même les Hommes ne

peuvent surprendre,

eux qui sont encore

dans la douce texture

de leurs songes.

 

Eux, les Hommes, sont

dans l’inconscience d’être,

comme si, absents

à eux-mêmes,

ils flottaient dans les brumes

d’une invisible Origine.

Leurs corps sont

des champs irrévélés,

 identiques à des boules de cristal

qui traverseraient l’éther selon

les rayons d’une lumière lente,

juste un frémissement

 à l’orée du Monde.

 

Grise la lumière

Venue de si loin

qu’elle n’a plus

 la mémoire

de qui elle est.

Lumière amnésique

en quelque sorte.

Lumière pliée

au sein même

de son immobile vortex.

Rien, sur la Terre,

n’est bien assuré.

Tremblements de luciole.

 Vacuité de diatomée.

 

Le glissement de

l’aile de l’oiseau

sous la soie lisse du Ciel

serait déjà pure effraction,

déchirement de ce qui va venir,

oblitération d’un silence

qui se veut silence et

nulle autre chose.

Merveille parmi

les Merveilles

que ce temps arrêté,

que ce suspens,

un fil attache l’âme

 à ses illisibles amers.

 

Grise la lumière

Répétition de chaque

seconde devenant Éternité.

Grise griserie qui dit

le Tout de l’Homme,

le Tout de la Femme,

la beauté de l’union qui

 les fait être plus

que ce qu’ils sont,

de purs événements déposés

à la lisière de quelque

limpide pensée.

Leurs yeux scintillent

d’être qui ils sont,

de simple Nomades

en chemin vers eux-mêmes,

la seule destination qui soit.

  

Gris le Ciel au tissage de l’heure.

Le Ciel se sait

en tant que Ciel

et vogue très haut,

inattentif à toutes choses.

Le Ciel est une Royauté.

Une vastitude à lui seul

dont nul regard ne pourrait

embrasser le dôme infini,

 la courbe altière qui

ne connaît de limite.

 Être Ciel, c’est être perdu

pour les Hommes, gagné à

l’immensité seulement.

 

Alors l’Homme-Ciron

baisse les yeux

en signe d’allégeance.

Alors l’Homme ploie

sous le faix de

l’Incommensurable.

 Le Ciel est son hiéroglyphe,

le signe sous lequel il s’incline

et renonce à tout pouvoir,

 à toute possession.

 

Noire la colline qui

descend vers la mer.

Mystérieuse telle la

profondeur de la Nuit.

 Nocturne est la colline

 dont nul, encore, n’a pu

déchiffrer les ténébreux

caractères.

Terre/Ciel, des

interrogations

pour les Existants

 qui, à cette

 heure immobile

du jour, sont,

 au plus profond

d’eux-mêmes,

en leur essence,

Question de la Question.

Question, les Hommes,

de la Question du Néant,

de la Question de l’Être.

  

L’Eau. Illimitation de l’Eau.

Venue de si loin, partant si loin.

Eau dans la douce et inaperçue

mouvance du jour.

Grise-Blanche, l’Eau,

comme une hésitation à venir.

Elle vient au Présent,

mains pleines de dons et

se retire en son Passé

que nul Avenir, encore,

n’appelle à se manifester.

Eau lustrale, eau originelle.

 Un baume pour la Terre.

Une purification

pour les Hommes.

Eau qui réverbère la

douce feuille du Ciel,

 se pare de ses subtiles

transparences.

 

Eau qui bat, ici et là,

 avance et se retire,

flux et reflux,

tout ceci pareil au

rythme du Temps,

 à la généreuse

scansion de l’Amour,

à la valse à deux temps

de la Vie, de la Mort.

Balancement immémorial

qui est la mesure même de tout

ce qui vit et progresse

vers son Destin.

 

Eau inconnue en son être.

Eau porteuse de mystères.

Eau qui repousse et attire.

Eau de la fascination.

Eau de Narcisse.

Eau/Miroir en lequel chacun

croît reconnaître les lignes

 de sa fortune ou bien

de son adversité.

 

Et l’air, l’air invisible

on le connaît à sa touche discrète,

pareil au baiser de l’Amante,

pareil au jeu subtil de l’enfant

qui effeuille la vie à gestes feutrés.

L’air est discrétion, l’air est silence

et cependant on le sent si proche,

 tellement en nous,

un vent est passé

dont nous attendions

qu’il revienne,

lustre notre peau

d’une joie nouvelle.

 

Puis cet ilot, au loin,

qui dresse la herse

de ses rochers,

surgissement,

à l’horizon,

griffure qui dirait

la douleur

vacante des Hommes,

la longue attente

des Femmes

près de l’âtre

où le feu étincelle.

 

Gris

Blanc

Noir,

 

trois notes

viennent à nous

et leur modestie,

leur retrait,

nous placent face à

l’exténuante

beauté du Monde.

Exténuante, oui,

ne pas

 la reconnaître

nous plongerait

dans notre propre

abîme.

 

Grise la lumière

 

Sa douceur

Sa pureté

Le Don

Qui nous

 est fait,

L’Être

En sa

Venue.

 

 

 

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12 septembre 2023 2 12 /09 /septembre /2023 07:34
Tout un monde de vides conjectures

Edward Hopper

Chop Suey, 1929, collection privée.

Source : APARANCES

 

***

 

   L’on ne saurait entrer d’emblée dans cette œuvre d’Edward Hopper. Il faut l’aborder en diagonale par le truchement de l’analogie. Tout comme l’on s’immergerait dans le lagon de glace islandais de Jökulsárlón, semé de blocs de glace provenant de l'immense calotte glaciaire du glacier Vatnajökull. Oui, ces mots « Jökulsárlón », « Vatnajökull » sonnent étrangement, comme venus d’une autre Planète et c’est bien en leur paradoxale nomination qu’il nous faut les rencontrer, puisant en ce dépaysement les nutriments d’une possible compréhension de la peinture que, plus tard, nous allons aborder.

       Le lagon est d’eau bleue, d’un Bleu Céruléen, d’un Bleu Pétrole, ces teintes ombrées, à la limite d’une visibilité, tant leur côté nocturne est puissant, tant leur pénétrante méditation nous reconduit de facto à la profondeur des abysses en lesquels elles se reflètent. On ne sait guère si cette manière de refus de la couleur de parvenir à sa nature propre correspond à l’origine du Monde ou bien, plutôt, à son absentement définitif. Visant ce Bleu de lourde densité, nous sommes égarés, nous cherchons des repères qui nous diraient le lieu des Choses, tout comme le lieu de notre Être. Tout au fond, un autre Bleu légèrement estompé, éclairci par la distance, un Bleu Ciel qui se confond avec la nébulosité des nuages. Combien tout ceci nous reconduit sur les rives de l’insolite, les marges de l’inhabituel, les lisières de l’inattendu.

   Une bande de sable Jaune Chamois sépare notre vision en deux parties d’égale valeur. Mais ce qui nous interroge le plus et nous laisse perplexes, ce blanc moutonnement du Peuple des Icebergs, ces genres d’immenses Solitudes qui flottent dans l’immense d’un Temps qui paraît aussi flou qu’immobile, grains des secondes arrimés à la gorge étroite du sablier, fixité, glaciation, hibernation de l’exister en son étrange suspens. Chaque bloc de glace et de neige est situé à l’emplacement exact que lui a configuré le Destin, chaque bloc flotte pour Soi, uniquement pour Soi et cet archipel de givre et de banquise se réduit à une simple somme d’unités séparées, nullement à une entente, à une osmose qui eût pu en accomplir le sens. On aura compris que la solitude, l’exil, le retranchement dessinent la singulière figure d’une thébaïde, d’un ermitage au sein desquels chaque individualité est retirée au lieu même de sa plus effective autarcie, sans possibilité aucune d’en transgresser les frontières. Alors, lorsque l’on s’éloigne de ce paysage aussi ascétique que désert, une partie de qui-nous-sommes demeure inexaucée, comme en attente de sa complète parution. Rien ne se dit qu’un silence figé.

   Décrivant cette Haute Terre Septentrionale, disant la profondeur en abîme de notre désarroi face à l’incompréhensible qui nous atteint en plein cœur, nous avons, en réalité, brossé le portrait analogique de cette toile de l’Artiste New Yorkais dont l’on verra que les créations jouent sur le paradoxe d’une situation poudrée de frimas, frappée de fixité, circonscrite à la nasse étroite d’une catalepsie. Dans le cadre refermé du tableau, rien ne se passe que d’aporétique venue, rien ne se donne que sous le boisseau d’un vertical nihilisme. Tout ne fait sens, précisément, qu’à en être dépourvu. « Chop Suey », déjà le titre, autrement dit ce qui est censé synthétiser les significations de l’œuvre, ne se donne que dans la pure immanence. Une réelle ironie s’en dégage au regard de l’exotisme du plat que vient renforcer sa traduction littérale :

« mélange de morceaux ». Or si, par une hardie analogie, nous attribuons la qualité de « morceaux » aux Étranges Personnages qui y figurent, le moins que l’on puisse en dire c’est que le « mélange » ici, ne s’illustre que sous le visage de la séparation, de la dissociation. Chacun en-Soi, pour-Soi. La situation semble sans issue, la finalité irrémédiable, une manière de Théâtre de Marionnettes abandonnées au sort qui est le leur lorsque Celui qui leur donnait vie s’est retiré, Le Marionnettiste, ne laissant sur place que la vide armature d’un castelet de carton-pâte.

   Alors surgit immédiatement le problème de décrire une scène vide d’intentions, de donner des couleurs au Néant, d’insuffler une âme à ce qui n’en saurait recevoir la vive empreinte. Et puisque les divers Protagonistes paraissent dépourvus d’identité, manières de corps de cire d’un surprenant Musée Grévin, spectres sans épaisseur, ombres fuligineuses, simples contours de simulacres, il nous faudra les nommer en la moindre valeur ontologique qui se puisse imaginer, « pré-nom » plutôt que nom, préfiguration de ce qu’ils pourraient être, mais sans y jamais parvenir. Afin d’irréaliser le réel qui vient à nous, de lui configurer le prédicat le plus mince, nous userons d’une simple convention formelle, la couleur faisant office d’identité et de présence au Monde.

   Ainsi, la Femme vue de dos se nommera-t-elle « Oregon », celle vue de face « Lichen », l’homme aperçu de profil « Turquin », la femme à l’extrême-droite de la scène « Pointe d’Amarante ». Tels de simples amas de couleurs sur la face d’une palette, non mêlés, conservant en quelque sorte la pureté de leur origine, chaque teinte mènera-t-elle sa vie de teinte sans se soucier des présences contiguës qui ne figurent là qu’à la mesure du Hasard. Chacun enclos en sa Monade. Nul épanchement de Soi en direction de ce qui-n’est-nullement-Soi. Solipsisme parfait qui ne réclame rien, forme auto-manifestée, se tenant immobile à l’intérieur d’elle-même.

   Il ne reste plus aux Voyeurs que nous sommes qu’à décrire au plus près, la description étant à elle-même son propre savoir, le moyen à partir duquel briser sa propre coquille de silence, nullement celle qui, adverse, fige les Personnages dans leur gangue de glace. Mais sans doute est-ce au décor théâtral que nous offrirons la première place, manière d’avant-scène avant que les Acteurs ne se livrent, sur les planches, au jeu qui est le leur, pareil à celui d’une Antique Tragédie.

   Au motif de leurs teintes complémentaires (un Bleu, un Jaune), clairement affirmées, les divers plans sont visiblement architecturés, déterminant autant de lieux juxtaposés bien plutôt que jouant selon le rythme souple d’une harmonie. De ceci résulte une évidente tension, comme si une pesante atmosphère régnait sur les Protagonistes, comme si le joug du Destin, posé sur leurs épaules fragiles les inclinait à avoir cette vie-ci, pleine d’aléas et non cette vie-là, brodée des fils de la joie. Nous qui regardons, sommes également pris au piège. Les Bleus profonds, les Jaunes Soufre ou Moutarde, le Rouge Groseille de l’enseigne sont autant de signaux qui nous rivent à demeure, aiguisent le dard de notre fascination. Nos yeux sont littéralement cloués à la scène, attendant de quelque mobilité interne au geste de la peinture la possibilité d’une libération. Notre intime et singulière situation serait entièrement identique à celle des Antiques Spectateurs qui, de la niche de velours incarnat de leur fauteuil, assistaient à la révélation par Phèdre à sa nourrice Œnone, de son amour pour Hippolyte. L’inextricable d’un Destin qui s’acharne à poursuivre ses funestes desseins sur une âme sans doute naïve mais sincère dans le mouvement même de sa passion.

    Bien évidemment, ceci est pure conjecture, laquelle ne fait qu’illustrer le titre de ce texte. Et puisque conjectures il y a, sans pour autant en détailler les minces événements (ce qui serait aussi vain que fastidieux), tâchons d’exprimer, au moins par le concept, ce que cette situation révèle d’ambiguïtés, de conflits latents, de non-dits qui avancent sous la ligne de flottaison de l’exister. Questionner, voici à quoi il nous faudra nous tenir.

   La posture légèrement inclinée d’Oregon, ne nous dit-elle son possible abattement, peut-être l’aveu d’un secret et alors, l’image de Phèdre se superpose à la sienne ? Et cette table blanche immaculée, on dirait un champ de neige, ne nous indique-t-elle cette « Plaine de la Vérité » platonicienne qui dans « Le Phèdre » (encore !) souligne l’effort de l’âme à rejoindre « le pré qui fournit la pâture convenable, celle qui fait pousser les ailes et lui donne sa légèreté » ? (La Plaine de Vérité – Pierre Courcelles). Car oui, si le pré que survole l’Attelage Ailé du Phèdre est bien Vert, combien le Blanc pur, libre de tout signe, dégagé de toute empreinte, correspond en son entièreté à l’Archétype du Vrai, dont ce Mythe prétend nous donner la vision exacte.

   Or, cette métaphore de « Plaine de la Vérité », sous l’espèce de la table blanche, est bien ce qui focalise l’image, la rassemble en sa centralité, pose la seule question qui vaille en cette heure arrêtée, dans l’étrangeté de cette salle de restaurant. De cette aura de la Table-Vérité, Lichen reçoit la vive illumination, peut-être sous les propos enfin portés au jour de Celle-qui-lui-fait-face. Son visage de Geisha, la blancheur de son teint qui fait écho à celle de la Table, à celle de la « Plaine de la Vérité », paraissent lui octroyer cette Vérité intérieure qui se diffuse à l’ensemble de son être, singulièrement à la libre épiphanie de son visage. Tout ceci est de l’ordre de la révélation. Révélation d’un secret. Révélation de Soi face à ce secret.

   Le visage est doucement coloré d’un Rose de Céladon, le fruit des lèvres s’anime de Grenadine, le trouble est intérieur qui fait son indistincte résurgence. Cependant, nul ne saura la teneur des propos des deux Interlocutrices et ceci est heureux dans la perspective d’une libre interprétation en laquelle trouver les traits d’une possible signification. Le non-dit est riche de profils, d’esquisses, de silhouettes dont le dit, l’entièrement exposé, seraient bien en peine de rejoindre la puissance, la prodigalité, la force inouïe d’expansion. Quant aux deux coiffes symétriques d’Oregon et de Lichen, elles ne font qu’accentuer le caractère mystérieux, la tonalité obscure, la pente ténébreuse d’un dialogue pareil à une eau de source souterraine, elle ne vient au jour que par effraction, par minces ruissellements, une sorte de rosée posée sur le bruissement des lèvres.

   Cependant que ces deux femmes font vœu de silence, à la manière de deux Religieuses dans le calme d’un Monastère, quelque chose vient soudain fouetter l’image, la tirer, au moins provisoirement, de sa possible agonie. Une lame de lumière Jaune Soufre vient cingler le montant de l’ouverture, vibrant appel du Monde extérieur, de l’exister en sa force d’exultation. Mais la lumière s’arrête au cadre de la fenêtre, disant ici, son incapacité à pénétrer cette ouate compacte qui est le milieu diffus en lequel les Personnages se réfugient, tels des animaux au plein de leur hibernation. Donc rien ne fera effraction au sein de la Monade, elle est trop entière, frôlant la consistance de quelque Absolu.

   Dans la partie de la pièce la plus éloignée de son plan de référence, dans une sorte de brume bleue, à la limite d’une visibilité, deux Étranges dont il semblerait qu’il n’y ait rien à dire, tant ils sont absents à la scène, tant ils paraissent absents à eux-mêmes. Turquin, en son costume bleu sombre, buste légèrement incliné vers l’avant, semble tenir une cigarette dans sa main droite dont, bizarrement, il ne sort nulle fumée comme si, décidemment, rien ne devait faire signe en direction de la vie, de sa naturelle pulsation. Le regard de l’Homme est orienté vers un cendrier qu’il semble interroger, un peu comme si son existence même en dépendait. Pointe d’Amarante, elle, par une sorte de pur contraste, porte son regard en direction de cet Homme dont on ne sait s’il s’agit de son Compagnon habituel, d’un Ami, d’un Amant rencontré au hasard des rues. Un coin de table éclairé fait son frimas étincelant, rappelant « La Plaine de la Vérité » supposée surgir entre Oregon et Lichen. Curieusement, il semble y avoir des Destins croisés, celui d’Oregon faisant écho avec celui de Turquin au motif de leurs postures identiques, aperçus de dos, silencieux, inclus en l’entièreté même de leur être propre. Autre similitude, celle qui assemble, en une même clarté, en une semblable épiphanie sortant de l’ombre, Lichen et Pointe d’Amarante. Cependant, comme il a été évoqué précédemment, ces épiphanies ne sont que de surface, de convention, de pure forme, ne reflétant que l’abîme d’une profonde et insondable intériorité.

   Il existe une autre « Présence » dont, jusqu’ici, il n’a été fait mention, celle de la vêture Jaune Mastic suspendue à une patère. Par simple déduction, elle ne peut appartenir qu’à Lichen, la seule à s’être mise « à l’aise » dans une manière de geste de libération. Mais, si elle indique bien un « dépouillement », un genre de « mise à nu », elle n’en livre nullement la raison. Dans cette toile, Edward Hopper a manifestement souhaité porter l’énigme à son comble. Comme si son geste, se limitant à brosser des esquisses, avait soudain décidé d’en fixer l’être à ce degré d’irrésolution. Un peu comme Picasso, parfois, arrêtait ses tableaux en une manière de suspens, ne les « achevant » pas, laissant à l’œuvre, en quelque sorte, le soin de porter plus avant le visage de sa signification. Ce qui fait l’entière singularité de l’Artiste Américain, c’est bien ce genre d’affirmation/retrait, de dévoilement/voilement, de désocclusion/occlusion, exprimant en cette ambiguïté même, en cette ambivalence foncière, son souhait que le Voyeur devenant son propre Herméneute, se livre à une tâche d’interprétation qui lui soit unique, personnelle, subjective en dernière analyse. Or cette manière de suspendre l’œuvre au seul jugement du Spectateur, n’est-elle, en définitive, le seul geste de liberté dont nous pouvons disposer face aux épiphanies de l’Art ?  De « vides conjectures » en lieu et place de la Vérité ? Ne pourrait-il jamais en être autrement ?

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

  

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11 septembre 2023 1 11 /09 /septembre /2023 17:31
Traces de mémoire

Photographie : Blanc-Seing

 

 

***

 

 

                                                                                    Le 2 novembre 2018

 

 

 

          Chère Solveig

 

 

   En ce jour de « Fête des Morts », comment ne pas penser à ceux, celles, qui nous furent chers, dont il ne nous reste plus que quelques objets, des photographies jaunies et, surtout, une trace dans la mémoire ? Quelque part, s’ils sont encore vivants, c’est à la simple mesure du souvenir. Si, nostalgiques, nous prenons la peine de les évoquer, nous nous trouvons face à quelques images qui nous disent le chemin d’une vie. Par exemple, sur la scène de notre imaginaire, surgit soudain un personnage à la face rieuse, aux rides déjà profondes, aux moustaches lissées de gomina, une cigarette roulée entre ses doigts tors, un pantalon de velours aux larges côtes, des sabots de bois d’où dépasse un tapis de paille. Certes, c’est bien ceci qui vient à ma rencontre, faisant à nouveau paraître l’un de mes aïeux. Mais alors, tout cela ne serait-il pas simplement une reproduction d’Epinal, un portrait que nous aurions enchâssé derrière la vitre floue d’un chromo de jadis ? Le réel d’un temps perdu est si évanescent qu’il semble flotter, au loin, sur une improbable scène, au point que, parfois, nous nous demandons s’il ne s’agirait d’un rêve ou bien d’un spectacle que nous aurions vu sur une scène dont nous ne connaîtrions plus l’étrange nature. Il s’ensuit toujours un trouble de l’âme qui ne fait que flotter entre deux horizons identiquement inaccessibles, celui du passé, celui du présent dont les contours, peut-être, ne sont guère plus lisibles que ceux des jours d’autrefois. Nous reposons sur un doute consubstantiel à notre condition humaine qui nous interroge sur l’effectivité de notre propre présence au monde. Serions-nous de simples illusions flottant au-dessus de la brume d’un marais ?

   Toutes ces pensées me sont venues à la suite d’une promenade au bord d’un lac, photographiant ici un reflet sur l’eau, là une racine mouvementée ou bien une souche usée, comme incisée de rides, traversée de vergetures, ne laissant plus apparaître qu’un genre de squelette. En quelque sorte le dernier état d’un bois allant vers sa mort, peut-être même l’ayant dépassée. Et, vois-tu, cette apparence n’est nullement triste malgré le degré de métaphore mortelle qui, inévitablement, en atteint le dénuement. Bien au contraire il y a une sorte de jouissance esthétique à observer le lent et assidu travail du temps, la morsure des heures, l’empreinte de la fatalité qui se donne comme une irréversible fin. C’est uniquement en raison de notre mortalité que nous ressentons la beauté des choses. Non eu égard à une identification à la feuille trouée ou à la terre ravinée par les pluies. Nous ne sommes ni feuilles, ni terre. Face à cette souche nous sommes parvenus au plein de notre être, c'est-à-dire que nous avons soudain renoncé aux mille subterfuges par lesquels nous nous grimions afin de nous rendre immortels. Une nudité face à une autre nudité. Ainsi seulement se dévoile la beauté. Ainsi seulement une vérité nous visite - j’ai failli dire nous « assaille » -, et nous conduit dans la lumière de la lucidité.

   Cette mort de l’arbre n’est nullement effrayante car elle s’est dépouillée des prédicats existentiels qui en traçaient la forme, les branches, les feuilles, l’écorce. Tous attributs qui disaient la vie. Tous attributs qui disaient le pouvoir mourir. Ici, le passage a eu lieu, le temps a terminé son entreprise d’altération et c’est pourquoi cette réduction à une simple esquisse a une figure d’éternité. Désormais, il n’y a plus rien à y ajouter, plus rien à y retrancher. Elle a acquis la grande sagesse des choses hors du temps. Seul le temps nous aliène et nous tend le miroir de notre propre chair soumise à la corruption. Si, ne serait-ce que par la pensée, nous nous exonérons du temps, alors un calme nous est donné, alors une sérénité nous est acquise. Certes il faut une grande abnégation pour parvenir à cette partielle négation de soi au terme de laquelle, seulement, une quiétude nous sera dévolue, qui nous attribuera un supplément d’être au détriment d’une abondance de l’avoir.

   Mais cette lourde atmosphère métaphysique, il nous faut la dépasser et retrouver quelques signes qui furent les cheminements du passé. Il nous faut nous interroger sur la mémoire, sa capacité de restitution, la valeur qu’elle représente pour nous et ceux qui furent associés à notre aventure. Toi, moi, cela fait si longtemps ! A tel point que, parfois, je pense n’écrire qu’à une ombre qui aurait fait sa tache au milieu des épicéas et des bouleaux de chez toi, ces immenses silences qui habitent le Septentrion.  La Suède est si loin que, jamais, je ne la reverrai. Il n’y a guère de temps, j’ai cherché à reconstituer, sur mon écran, les étapes du voyage qui me conduisit, naguère, vers ce que j’identifiais en tant que  sources de la joie. Et, si mes souvenirs sont exacts, il en fut ainsi en de maintes rencontres, des paysages, des hommes, de l’amour en son éclosion. J’étais si jeune, tu l’étais aussi. La vie nous était ouverture et promesse sans fin. Comment aurions-nous pu ne pas accepter ses offrandes, mains tout ouvertes et les yeux éblouis ? Comment ?

   A mon grand désarroi, je dois avouer que je n’ai rien reconnu de cette belle ville du Nord. Rien. Ni les immeubles du centre avec leurs parements de brique claire, ni les parcs, ni les maisonnettes anciennes - ces maisons de poupée - avec leurs façades de bois où grimpent les rosiers. Pas plus que les rives du Lac Roxen, ses grappes de chalets peints en rouge. Seulement quelques impressions fugitives, le vert de gris des clochetons de cuivre, l’atmosphère pluvieuse de l’air, les caravanes de nuages, des routes fuyant vers l’horizon de cendre avec leurs bas-côtés semés d’herbe jaunie. Tu vois, plutôt un état d’âme que des repères précis. La vague sensation d’un connu qui se dilue dans les arcanes du passé. Peut-être est-ce cela la mémoire, ne garder que l’écume des choses, archiver leur être, dire la fragrance unique de l’essence, renoncer à la densité du réel, trier parmi l’ivresse de l’existence les instants rares, en faire de pures gemmes qui éblouiront la facticité des événements.

   Mais, désormais, et afin de ne demeurer dans le flou d’une théorie, il me faut revenir à l’aïeul dont j’ai tracé un bref portrait au début de ma lettre. Sans doute est-il vivant en quelque coin de mon territoire de chair, autrement dit « incarné », rendu concret, visible, au moins à l’œil de l’âme. Mais l’évoquer, est-ce d’abord le restituer tel qu’il fut avec ses habitudes vestimentaires, les péripéties de ses occupations, le tabac qu’il roulait méticuleusement dans une feuille de papier, le briquet dont il faisait tourner la molette de ses doigts gourds de paysan, la flamme, la fumée sortant de sa bouche comme elle s’élevait dans la cheminée auprès de laquelle il s’asseyait lors des longues nuits d’hiver ? Incontestablement, retracer est, en quelque sorte, se livrer à cette manière de lente et obstinée archéologie, y deviner une présence, y dessiner le labeur d’une vie, y faire se lever les joies et les peines. Je montrais la fumée s’élevant dans l’air bleu de la grande pièce, la pièce à vivre d’autrefois qui était la conscience de la maison.

   Oui, la fumée. C’est bien cela, cette sorte de futilité, d’empreinte du néant sur la trame obscure des jours. Nous croyons saisir, par  le recours à la photographie ou à quelque document ancien, un peu de ce qu’une personne fut et nous feuilletons fiévreusement les pages d’un vieil album. Inconsciemment, nous pensons que nous y découvrirons, au détour d’un feuillet, non l’homme en chair et en os, mais tout de même, un peu de sa substance, un brin de sa réalité fût-elle infime. Peut-être même une lettre porte-t-elle la trace de ses doigts, son index  y est si lisible ! Mais nous ne brassons que de l’air et le vent de l’heure, toujours, emporte avec lui ce qu’il promettait de nous donner. Car, bien évidemment le problème est bien celui de la temporalité. Nous ne reconstituons jamais que cette sorte de nuage blanc qui sortait des lèvres de l’aïeul et ne promettait qu’un vide consécutif à son émission. Bientôt il n’en demeurerait qu’une étrange vibration, quelque braise crépitant dans l’âtre et une odeur de feu qui, bientôt, s’éteindrait.

   Oui, Sol, c’est bien sous le signe indépassable de l’extinction que la mémoire se donne comme ce vol de l’oiseau cinglant le ciel qui lui a donné lieu et forme. Il se dissout dans l’espace, ne laissant, derrière lui, qu’une ligne grise qui s’estompe à mesure des secondes qui s’écoulent. Alors, doit-on s’attrister de ce si peu de réalité de la mémoire ? Doit-on s’en affliger ? Prier qu’un jour de miracle les choses et les personnes nous soient restituées telles qu’en leur passé ? Cette espérance est si inopportune qu’elle semblerait s’alimenter à une foi religieuse en la réincarnation. Nulle métempsychose ne nous sauvera jamais de notre angoisse au regard de l’effacement. Il nous faut nous contenter de la fumée. De ton beau pays que persiste-t-il après de si nombreuses années à part quelque cliché délivrant eaux immobiles, forêts, crépuscules rapides, nuits froides sous la percée des étoiles polaires ?

   Et, de toi, qu’est-ce donc qui, encore, peut venir à ma rencontre ? Sans doute tes cheveux châtain ont-ils commencé à grisonner, tes tempes s’ornent-elles de quelques rides, tes lèvres peut-être d’un léger frémissement. Alors, sais-tu, ce qui se perpétue et ne meurt jamais, l’amour. De toi, de ce bel écrin de la Suède, de cette ville de Linköping qui en vit l’éclosion alors que, déjà, il fallait partir. Oui, il le fallait. Jamais on ne peut forcer la main du destin. Toujours il s’accomplit bien au-delà des hommes. Peut-être un jour de lumineux printemps, ce renouveau, frapperas-tu à ma porte ? Oui, Amour, je te reconnaîtrai !

 

A quand ta visite en dehors de ma négligente mémoire ? A quand ?

 

 

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10 septembre 2023 7 10 /09 /septembre /2023 17:16
Un refuge où s’appartenir

Photographie : Hervé Baïs

 

 

***

 

 

 

                                                       Le 9 Avril 2018

 

 

 

 

              A toi qui sors de la nuit.

 

 

   Sans doute tes rives nordiques commencent-elles à s’orner des premières lueurs du printemps. Ici la saison se fait attendre et les giboulées sont sorties de Mars pour entrer en Avril. Voilà pour les nouvelles climatiques.

   Je t’ai souvent parlé de l’attirance qu’exercent sur moi les grandes étendues, surtout les déserts avec leur belle austérité. Jamais je n’en ai foulé l’immense solitude. Jamais je n’en parcourrai les vastes étendues. Je suis bien trop sédentaire pour envisager une telle transhumance. Alors que me reste-t-il, sinon à feuilleter les pages d’un livre, à regarder les images sur un écran et, surtout, à rêver. Il y a peu, pris de cette vague nostalgie qui affecte les voyageurs en chambre, j’ai regardé un reportage sur la Mongolie et le Désert de Gobi. Le documentaire était un peu daté, si bien qu’il présentait plutôt l’aspect d’une découverte archéologique ancienne que d’un réel saisi sur le vif. Peut-être était-ce mieux ainsi. Tu sais comme moi combien tous ces documentaires sont conventionnels, manières de bréviaires pour touristes où se mêlent, pêle-mêle, ces longs paysages de steppe herbeuse, ces yourtes grossières revêtues de peau, ces beaux chevaux mongols harnachés de selles colorées, ces lutteurs, genres de sumos portant bottes, ces familles de nomades qui se prêtent au jeu d’une intrusion dans leur intimité, montrant ici leurs derniers nés, là les peaux qui leur servent de couche, leurs ustensiles de cuisine, leur poêle rempli de bouses de yack dont l’épaisse fumée ressort par un oculus percé dans le toit. Mais encore tout ceci aurait été acceptable si la caméra ne s’était ingéniée à filmer le « progrès », lequel consistait en quantité de chantiers hideux où d’immenses excavatrices éventraient le sol afin d’en extraire l’or. La cupidité des hommes est sans limite, raison de plus pour s’en détourner. J’ai renoncé à voir le mot « fin » s’inscrire sur l’écran. De la Mongolie, du Gobi, je préférais conserver un souvenir qui ne soit celui de cette désolation.

   Alors, vois-tu, combien il est plus heureux de poser devant soi le désert en sa pureté. Mais regardons ensemble cette très belle photographie d’Hervé Baïs et tâchons d’y voir les phénomènes essentiels qui l’animent. En sa plus haute décision le ciel est ce drap noir qui paraît fixer aux destinataires de ces lieux un cadre à ne pas dépasser comme si, en sortir, constituait une coupable effraction. Aperçois-tu cette pure exigence de ces microcosmes qui n’ont de raison d’être qu’à la dimension de leur propre présence ? C’est bien là la vérité du subtil et de l’aérien, le point nodal de leur unique beauté. Nul ne pourrait s’y soustraire qu’à renoncer, en lui, à cette voix de source qui coule infiniment pour témoigner de l’unique persistance des choses, de leur dimension d’éternité. Mais seulement pour qui sait sentir au-delà de la vision bornée d’une rationalité, la poétique de l’apparaître selon sa pente la plus révélatrice.

   Juste au-dessous c’est une belle lueur gris-blanc qui est l’épure de ce qui se donne sans retrait. Là pourrait avoir lieu tout surgissement, du nuage, de l’oiseau, de la fumée. Mais en réalité rien ne saurait  entacher cette manière de vide qui n’est, à bien en méditer le sens, que la libre venue à soi de la plénitude. Combien de saints, d’anachorètes, d’ermites aux vœux absolutistes réfugiés dans des cabanes de pierre avec le sable pour seul horizon ont vraisemblablement connu ces états transcendants si proches de la fascination éprouvée auprès des œuvres d’art par les esthètes. Ceci, j’en suis sûr, tu en constates comme moi l’intuition certaine : toute élévation de l’âme est à soi la profération de l’unique, qu’elle provienne de ceci ou bien cela, du paysage sublime, de la prière fervente du religieux, de l’accroissement d’être de l’artiste voyant s’éployer son œuvre en tant que son propre soi trouvant le site de son effectuation. Il y a tellement de manières dont une faveur, un don, un prodige peuvent venir à notre rencontre et y faire lever les jaillissements de la joie. Je ne parle même pas de l’amour qui, dans toutes les manifestations, est la résille commune des emplissements de tous ces affects.

   Et que dire alors du sentiment immédiat de la proximité. Être le regardeur privilégié nous installe au centre de l’image, au foyer de ses ondes multiples qui ne sont plus mouvantes, étrangement, mais infiniment immobiles comme si une halte était toujours nécessaire à la saisie intime des choses. Oui le temps se métamorphose. Oui l’espace modifie sa topologie. Oui notre être se donne tout entier au procès de la manifestation. La solitude en est la médiatrice essentielle. Rien ne doit distraire. Rien ne doit séparer. Rien déporter en-dehors de soi. Être-de-la-dune en constante osmose avec l’être-que-l’on-est en attente de sa propre complétude. Nous, hommes aux mains vides, aux yeux souvent infertiles, à la peau éblouie par l’incandescence du jour, il faut le face à face, l’événement, le point de fusion qui nous portera dans ces régions de certitude que rien ne saurait dépasser.

   Etrange fascination pareille à un mirage au loin qui aurait retourné son signe afin que, nous l’appropriant, toute chose recouvre son ordre en même temps que l’impression de félicité qui lui est attachée. Là dans les plis et les orbes des collines de sable, dans leurs subtils ondoiements, leurs formes si étonnamment parfaites, leurs rides éoliennes parcourues de douleurs anciennes, là dans les sillons et les creux où glisse l’ombre en son mystère, là à la limite de soi où le flottement du palmier nous rappellerait à la partition lointaine du monde, il est un refuge pour s’appartenir sans partage, telle la pierre de la météorite tombée en un point caché où nul n’en pourra surprendre le secret.

   Tu le sais bien, Solveig, nous sommes ces brillants sémaphores qui s’agitent sur d’innombrables crêtes dont nos corps ouvrent le tombeau à d’illisibles pensées, y compris aux nôtres. Seul le paysage sublime, seule l’œuvre d’art en sa singularité, l’émergence de l’altérité proche peuvent en déchiffrer l’alphabet crypté. Là, en cette essence qui toujours réclame sa complétude, réside le « bonheur-malheur » de la condition humaine. Oui, ce visage à double face, cette éternelle ambiguïté qui tel jour montre la figure du rayonnement, tel autre jour la face d’ombre. L’on pourrait demeurer des heures entières dans la contemplation d’une œuvre belle. Seulement le réel toujours nous rattrape, seulement le gardien vient annoncer la fermeture du musée, seulement l’aimée nous adresse un signe de la main lorsque, la coupée relevée, le bateau s’éloigne du rivage. Il faut cette distance de soi à soi, cette perte des choses afin que notre désir de nous retrouver, fouetté à vif, nous incite à nous ancrer, tels ces sauvages chevaux mongols à la crinière flottante, dans un lieu de renaissance. Puissent-ils trouver, ces chevaux,  la liberté qui n’est que l’autre nom de la beauté. Puissent-ils !

 

 

 

 

 

 

  

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10 septembre 2023 7 10 /09 /septembre /2023 09:21
Du plus Haut du Ciel

Roadtrip Iberico…

Fortaleza de Sagres…

Portugal

 

Photographie : Hervé Baïs

 

***

 

   Située dans le « Journal de Voyage » d’Hervé Baïs en Terre Ibérique, « Fortaleza de Sagres » est l’image d’une construction militaire sise près du cap Saint-Vincent, le point le plus au sud-ouest du Portugal. Mais cette précision est de surcroît au motif qu’il s’agit moins de préciser les coordonnées géographiques de ce lieu que d’en tirer quelque enseignement symbolique. Autrement dit, substituer au premier plan de vision, un autre dont nous pensons qu’il sera plus riche d’enseignements. Habituellement, nous les Hommes d’humble destinée, avons-nous pour habitude d’avancer les yeux fixés sur l’horizon et singulièrement sur cette Terre que nos pieds foulent à la façon d’un remerciement. Comme si un rituel dédié au sol excluait, de par sa position, toute mesure qui serait placée hors du terrestre, de la glaise, de l’humus. Le limon en lieu et place de l’éther. Observez donc les Passants au hasard des rues, vous apercevrez leur attitude soucieuse, regard rivé aux pavés, peu d’entre eux, visages orientés vers le ciel, se présenteront à vous comme des explorateurs d’Infini, des aventuriers de l’Absolu. Certes « Infini », « Absolu » sont de Grands Mots qui nous toisent de toute leur hauteur mais, pour autant, ne doivent nullement nous réduire à n’être que de minces fourmis transportant leurs brindilles d’un coin du territoire à un autre. Ce préambule n’a pour but que d’attirer le regard en d’autres lieux que ceux, conventionnels qui, au compte de leur routine, ne font que nous aliéner à une lourde et immobile matière.

   Donc cette exigeante photographie, il faut la faire nôtre, degré par degré, tout comme l’on se hisserait depuis les profondeurs de la Caverne Platonicienne jusqu’aux altitudes célestes, là où le Soleil diffuse sa brillante et immortelle Lumière. Tout en bas, dans les profondeurs du Sensible, enveloppés d’ombres, nous nous confortons de cette manière de demi-cécité. Nous y sommes bien au motif que, toujours, nous en avons connu les voiles familiers, les attouchements quasi-maternels. Voir dans la clarté serait une trop vive blessure. De quoi nous satisfaisons-nous ? De ces silhouettes fuligineuses qui s’animent sur les parois de pierre. Puis, quelqu’un que nous appellerons « L’Innommé », vient saisir notre main, nous encourageant à quitter notre cocon. Au début, nous regimbons puis, petit à petit, nous gravissons la pente, distinguant dans la ténèbre un lac aux reflets d’étain, des Formes animant d’autres formes, le brasillement d’un feu au plein de la nuit. Toujours la main de l’Innommé nous invite à nous hausser au-delà de qui-nous-sommes afin de connaître une autre condition que celle d’Enchaînés. Bientôt l’air libre. Bientôt la douce caresse du vent sur notre peau. Bientôt l’Illumination Solaire, l’éclat à nul autre pareil. Soudain des Mots de pure essence s’inscrivent au fronton du Ciel :

 

Vérité – Justice – Beauté,

 

mots que féconde et porte à leur accomplissement le Souverain Bien.

  

   Voici le terme du voyage. Par contraste avec l’Allégorie Platonicienne, nous ne regagnerons nullement l’antre ombreux mais demeurerons en l’entière clarté de ce qui vient à nous. Maintenant nos yeux voient l’Invisible, maintenant nos yeux sont pénétrés de cette joie de l’Intelligible. Maintenant les Choses, le Monde nous dévoilent leur envers, nous gratifient de ce Chiffre mystérieux, de ce Secret qui les rend si essentiels aux yeux de Ceux qui veulent connaître et aller de l’avant avec, dans le regard, cette pierre de cristal, cette gemme transparente, ce rubis étincelant des énigmes révélées, des arcanes ouverts à la limpidité, à la simplicité du Jour. Toute Nuit est mise à l’écart qui obombrait, scellait nos paupières.

Quiconque lira, se posera la question de l’utilité de ces prémisses philosophiques, avec raison.

 

Le mobile invoqué pourrait se résumer à cette unique interrogation :

 

nos yeux nous dévoilent-ils l’entièreté du réel ?

 

   Chacun répondra à sa manière. Cependant, pour notre part, munis du viatique platonicien, nous gravirons les strates de l’image avec l’émerveillement qui sied aux Enfants dont chacun sait, qu’étant plus près de l’Origine, corrélativement, ils sont plus près de la Vérité. Ce que nous voyons là, posée devant nous, cette inexpugnable forteresse, ne serait-il préférable de la lire telle ces merveilleuses Ziggurats Mésopotamiennes, celles que l’on nommait « élevées », « construites en hauteur », ou encore les « très hautes », ce lexique si particulier méritant d’être rencontré à l’altitude qu’il mérite qui n’est autre que l’élévation babélienne du Monde, un Logos rayonne qui porte au-delà de sa propre présence l’entièreté, la totalité de ce qui vient nous visiter sous les traits du phénomène. Et, derrière le phénomène, la dissimulée mais très précieuse luminescence de l’Être, cet Indéfinissable qui pour n’être jamais circonscrit n’en détermine pas moins le tout de ce qui vient en Présence. Mais de l’Être, nous ne dirons davantage, cependant du Langage qui est la voie par laquelle il se signale, se manifeste selon son essentielle médiation, nous dirons un peu plus

 

car c’est bien en Hommes de Langage que nous

pouvons approcher d’un iota la nature de l’Être.

 

   Le bas de la Ziggurat se confond avec l’ombre dont elle provient. Le socle est ombre plus qu’ombre, c’est-à-dire mutité pleine et entière, occlusion des mots en leur gangue la plus primitive, la plus sourde.  Rien ne parle encore, ce qui veut dire que rien n’existe, que tout est immergé dans l’inextricable Chaos, que tout se mêle avec tout, que le Néant égale le Néant. C’est là le marais où s’emmêle le confus, où grouille le labyrinthique, où s’enracine le dédaléen. L’homme est encore en sa forme la plus archaïque, un simple tubercule en devenir, une racine noueuse non encore consciente de sa tumultueuse condition.

  Maintenant nous nous disposons à gravir les degrés de cette Babélienne Demeure, cette Demeure au sein de laquelle l’Homme, enfin venu à Lui, rencontrera les linéaments les plus assurés de son Essence selon le triptyque

 

Lire – Écrire – Parler,

 

   signes infimes au début, signes inscrits sur ces magnifiques tablettes sumériennes qui sont les orients qui le déterminent, l’Homme,  et l’installent en son Être. Gravir les degrés s’accomplira selon les Hymnes du Rig-Véda, ces paroles sacrées supposées avoir été révélées aux Rishis, ces Sages-Voyants à qui s’est donnée, un jour, l’entièreté, l’originarité d’une vision aurorale.

  

Premier degré – L’Origine du Monde

   

   « Å l’origine, enveloppé dans la nuit, cet univers n’était qu’une grande eau indistincte. L’UN formidable, du sein du vide, surgit alors par la puissance de son désir. »

  

   Et c’est bien nous, les êtres-en-devenir qui, aimantés par cette surabondance, cette sur-essentialité, gravirons le prochain degré qui, au sortir de la nuit, ne pourra être que pleinement auroral.

  

Second degré – Å l’Aurore

  

   « Dans les temps passés elle brillait splendide ; avec la même magnificence aujourd’hui elle éclaire le monde ; et dans l’avenir elle resplendira aussi belle. Elle ne connaît pas la vieillesse, immortelle, elle s’avance, toujours rayonnante de nouvelles beautés. »

 

    C’est bien parce que cette beauté nous aura atteints en plein cœur, Nous les appelés à être, que nous porterons nos yeux vers une lumière encore plus éblouissante, celle qui nous convoquera à notre horizon humain.

  

Troisième degré – Au Soleil

  

   « Il se lève du ciel, le Soleil brillant ; il va à sa tâche lointaine, éclatant de lumière ; - allons ! que les hommes aussi, réveillés et ranimés par lui, aillent à leur place et à leur tâche. »

  

   Voici, de l’Origine du Monde à la station finale de la vision du Soleil, après une initiation Aurorale, nous voilà enfin parvenus au sommet de la Ziggurat, au point le plus élevé de la Tour de Babel, là où notre regard enfin décillé peut voir les Choses en leur plus grande profondeur. Bien sûr cette pérégrination ressemble trait pour trait, à une Procession Mystique, à un Rite d’Initiation grâce auquel atteindre quelque Vérité cachée aux yeux des Mortels ordinaires. Certes. Parvenus à la plus grande hauteur, là où les mots vacillent, où la Matière se spiritualise, où les formes s’estompent, se fondent dans la nuit immensément ouverte du Ciel, où le regard s’allège, devient pareil à ces fins cirrus qui glissent, pareil à des voiles diaphanes, que dire, que prononcer qui ne soit consommé avant d’être produit, que penser qui déjà ne soit dissout dans une prochaine pensée, que méditer dont la consistance ne soit détruite à même la vacuité, la vanité des hypothèses ?  Nous sommes là, portés sur un si mince fil que, déjà, nous n’en percevons plus l’intime vibration.

 

Nous sommes en suspens

au-dessus de Nous-mêmes.

Nous ne nous abreuvons que de rosée,

ne nous sustentons que de brume,

n’avançons qu’au rythme d’une fugue.

Les Planètes font leur giration infinie.

Serons-nous au moins atteints

de cette « Musique des Sphères » ?

Elle seule pourrait nous dire

si notre quête d’Absolu présente encore

la forme de quelque nervure lisible

dans le lointain cosmos.

Le lointain !

 

 

 

 

 

 

 

 

   

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9 septembre 2023 6 09 /09 /septembre /2023 16:50
Ce vertige du jour

Photographie : Marie-Annick Guegan

   Septembre 2018

***

 

 Ce vertige du jour, est-ce toi qui en avais dessiné la forme, cette apparition sitôt désapprise que connue ? C’était comme d’être éveillé en plein songe avec une partie de soi absente, encore maculée des ombres nocturnes. Egarement que ceci, lorsque la vue du jour se trouble et menace de ne rien dire que sa nébuleuse empreinte. Alors, vois-tu, quelle autre ressource que de s’approcher du mur de plâtre - cette croûte du temps qui n’en finit de se dissoudre -, d’y planter les ongles afin que quelque chose de la réalité se montre qui ne mente pas. Quitte à ce que la cloison ne dise que sa consistance de rien - tu sais ces minces papiers huilés des maisons de thé -, sa transparence, le peu de son être, cette illisible fumée qui se dissipe dans l’aube naissante. Que sais-tu des choses que je n’aurai nullement saisi ? Sont-elles si mystérieuses que seuls des initiés pourraient en connaître la secrète aventure ? Non, ne parle pas. Toute profération serait entaille à la beauté. A ceci - cette profanation - nul ne peut se résoudre. Qui, une seule fois en a touché l’épiderme si délicat, s’arrime à des sommeils troublés mais tellement diaphanes. La pure vérité se donnant à voir, ici, près du vol blanc de l’oiseau, là, sur la frondaison chargée de ce blanc si vaporeux, une dentelle.

   Non, ne bouge pas. Demeure en toi comme la divine abeille sécrète son miel, en silence, sans que rien ne fasse signe d’une utilité, d’une fin qui pourrait la distraire de sa tâche. Seulement le geste pour le geste. Ainsi sera la plus belle apostrophe que tu adresseras au monde, le vœu d’être conforme à ce que la Nature, un jour, voulut pour toi. Et que désira-t-elle, si ce n’est de te confier à la multitude dans cette touchante et irréprochable image ? Etonnant, tout de même, cette confluence d’une vision trouble et du visage de la vérité, cette exactitude ! Peut-être ton irrésistible attrait vient-il de cette source un brin confuse dont tu joues tel un enfant faisant claquer la toile de son cerf-volant dans l’aire libre du ciel, sans que rien de son jeu ne soit trahi ?

   Ni ne parle, ni ne bouge. Vibre seulement. Vibre d’un amour pour toi, allume cette belle flamme de ton corps - bien des papillons pourraient s’y brûler les ailes -, fais-là étendard, fanal dans le soir qui décline, emblème dont le temps consumera les étincelles de l’instant, ces minces braséros qui s’allument au cœur des hommes et les rivent à demeure. Et cette pluie de cheveux, cette noire résille qui efface ton visage, laisse-là flotter pareille à la nuit qui réunit les amants et libère les passions. Elle est ton refuge le plus sûr. Tout est si emmêlé dans les joutes intestines ! Tout si dense qui trouble et fait perdre ses amers !

   Et cette chair vacante, ce luxe inouï, ce fruit à la douceur de conque, cette pulpe dont seul les dieux connaissent l’ivresse du haut de leur immense sapience, cette chair, que ne connût-elle son retrait dans quelque abri où, demeurant en sûreté, elle pût apprendre ses plus manifestes vertus ? Là serait sa présence la plus sûre, une musique si légère, les premières notes d’une fugue, les larmes douces d’un adagio, la plainte d’un violon dans le ciel d’une mansarde. Entends-tu, au moins, les mots que je t’adresse ? Ils sont des grains de sable dans le vent qui court et, jamais, n’a de halte. Une manière d’Harmattan s’emparant des âmes sans que nul ne s’en aperçoive. Et cette lumière, cette onde colorée au-dessus de ta tête, est-elle l’aura dont tu entoures ta légère venue ? Est-elle dissipation de ton esprit voulant féconder des objets aimables, une fable, la courbe d’une poésie, la naïveté d’une cantilène habitant les plis d’ombre ?

   Oui, je sais. Tu ne donneras suite à mes divagations. Comment le pourrais-tu ? Une chimère a-t-elle jamais tenu aux hommes - fussent-ils les plus attentifs à débusquer le rare -, un autre discours que celui d’un éternel mutisme ? Rien n’est à dire qui ne peut se dire en mots. Juste une irisation, un saut de ballerine, une poussière d’or au crépuscule, un nuage dans l’air printanier, des effluves poivrés sur le dos de la garrigue. Oui, demeure en toi dans cette indécision. Nulle autre manière de paraître. Oui. De paraître !

 

 

 

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7 septembre 2023 4 07 /09 /septembre /2023 10:25
Vision médiane

Edward Hopper, Cape Cod Morning

(détail), 1950

 

Source : Fondation Beyeler

 

***

 

   Apercevant « Étrange-au-bow-window », nous ne pouvons que nous interroger à son sujet. Que fait-elle, là, à cette heure matinale, à la lisière du jour ? Est-elle la Sentinelle de Cape Cod, cet étonnant pays de dunes et de marais ? Cherche-t-elle à apercevoir ces quelques prodiges de la Nature que sont baleines à bosse et baleines franches, tortues à la carapace brillante ? Cherche-t-elle à entendre, sur le fil de l’aube, le cri plaintif du pluvier siffleur, ou bien à percevoir le glissement des phoques gris sur la dalle de sable ? Est-elle attentive à surprendre le passage d’un Quidam, à déchiffrer le cheminement de quelque Habitué des lieux ? Ou bien est-elle, comme ceci, tendue en avant d’elle, jetant au loin la double meute de son regard, en escomptant un immédiat retour après qu’une boucle a été amorcée, une manière de renversement de la vision qui la poserait, elle, comme la chose à observer, certes la plus singulière du Monde ? Au motif que, toujours dans l’entrelacement de son propre Soi, jamais l’on n’en surprend les contours, jamais on n’en lit le chiffre secret, sauf celui de ses propres illusions, de la comédie que l’on se joue à Soi-même, feignant de connaître jusqu’à l’intime, le moindre des plis dont notre conscience est tissée. Mais l’incontournable Principe de Réalité ne devrait-il, bien plutôt, nous arracher l’aveu de notre propre inconnaissance, ce genre de désolation totalement désertique qui s’empare de notre psyché lorsque, souhaitant en sonder le sol, tout se dérobe et qu’un vertige abyssal se creuse sous la plante de nos pieds ?

   Mais, tout individu qui, au hasard de sa marche, rencontrerait cette Inconnue arrimée à son propre Être et ne se questionnerait à son sujet, serait soit un Inconscient, soit d’une nature étrangère à la communauté des Humains. Car, jamais on ne peut tutoyer la posture d’une conscience torturée sans en prendre la mesure, sans la rapporter à Soi en tant qu’objet de profonde méditation. C’est une simple question d’éthique. Toute altérité est le lieu d’un bouleversement. Ici, de Celle-qui-est-observée, de Celui-qui-observe. Et si nous revenons à l’image, à la vive inquiétude qu’elle ne manquera de susciter en nos âmes, nous nous apercevrons vite que, plutôt que de nous montrer l’ordinaire, le commun, le quotidiennement rencontrés, elle nous plongera, irrémédiablement, dans un bain métaphysique nous ôtant toute possibilité d’être nous-mêmes le temps que nous n’aurons au moins tenté d’en résoudre l’énigme.

   Si cette peinture recèle en soi quelque perspective symbolique - et gageons qu’il en est ainsi -, nous dirons que la façade de bois blanc, de lattes superposées, est l’unique réceptacle d’une lumière franche, ouverte, sans quelque zone d’ombre dissimulée en elle. Un genre de félicité, certes modeste mais bien présente. Un écho de cette clarté se diffuse encore, mais dans un genre d’économie, d’atténuation, dans la cage de verre du bow-window, colorant son intérieur d’un jaune éteint. Certes, l’Attentive est, elle aussi, atteinte de cette lumière, mais d’une façon indirecte, sans doute ce frémissement, cette faible lueur aurorale qui la font émerger, elle, l’Attentive, de la demi obscurité dont elle est entourée. Cependant l’on notera, et ceci n’est nullement un détail, qu’Attentive est simple Réceptrice de lumière, nullement Émettrice, comme si sa manière d’exister se donnait dans une entière passivité.

   On la penserait qui-elle-est, presque par défaut, partiellement accomplie, en manque d’être, en attente de devenir. Cette impression de non-venue à Soi qui, toujours fait le lit de quelque désespoir, est vivement accentuée par la double surface des volets noirs rabattus sur le pan coupé du bow-window, genre d’affirmation d’un deuil ontologique, d’une fragmentation du Soi, d’une captation de son exister hors de Soi, possiblement hors d’atteinte. Alors nous n’avons guère à méditer longuement pour saisir le motif de l’étrange inclinaison de son buste qui ne peut consister qu’en la quête de cette partie de Soi inaccessible, peut-être cet iceberg immergé de l’inconscient, peut-être la perte d’une mémoire ancienne amputant le fleurissement d’une réminiscence. Quant à l’horizon de son regard, dans un premier empan de l’espace, il bute sur les ramures noires des arbres, s’éclaircissant peu à peu, à mesure de son éloignement du Sujet méditant. C’est au loin d’elle que le paysage se désobscurcit, que les choses redeviennent visibles, qu’elle peut, Elle-qui-scrute, apercevoir le possible sens des choses, au moins sa pellicule, si leur profondeur demeure hors d’atteinte.

   Ici, succédant à ce court inventaire du visible-préhensible, nous sommes requis à une tâche bien plus essentielle. Tâche se portant sur l’acte de vision en trois paradigmes qui, loin d’être complémentaires, s’excluent l’un l’autre au motif que leur essence respective n’est nullement miscible, qu’il s’agit même d’antinomies, d’oppositions de nature. Mais partons du réel tel qu’il nous apparaît dans le cadre de la représentation. Cette première vision, attribuons-lui le prédicat « d’entre-deux », de « moyen terme » si l’on veut. Ce qui correspondra au titre « Vision médiane » et interrogeons-nous à son sujet. Le regard part, droit devant lui, pareil à un rayon qui ne s’intéresserait ni à la hauteur du Ciel, ni à la superficie de la Terre. Un regard se propageant selon la figure de la ligne droite. L’acte de scruter, limité au plus simple de son effectuation. Une vision à elle seule son explication. Un jet en direction de l’horizon dont le retour au Sujet ne le transforme en rien, ce Sujet, un simple miroir reflétant l’image originelle. Le constat d’un réel collé à son être propre, sans accroissement, ni diminution qui en affecteraient la valeur. Un aller-retour de pure gratuité, un geste annulant toute greffe possible, un geste de pur dénuement.

   Pour être significatif, pour constituer le début d’une fable existentielle s’augmentant d’une expérience plus riche, la vision eût gagné à se dilater, à emprunter, plutôt qu’un chemin en ligne droite, une courbe sinueuse, une onde flexueuse qui l’eût métamorphosée en raison même de son continuel trajet entre la légèreté Céleste et la pesanteur Terrestre. Donc un regard alternativement lesté de la lourde gravité du Sol, puis de la diaphanéité de l’Éther.

 

C’est ainsi que se configure tout Sens :

passage d’une chose à une autre,

fluctuation dialectique,

oscillation permanente

d’une réalité à une autre.

  

   Et, afin de donner corps et consistance à notre propos, il devient maintenant essentiel que, de part et d’autre de ce regard linéaire, de ce « moyen terme », nous installions deux autres modes de vision que, pour l’instant, nous qualifierons de « Terrestre » et de « Céleste ». C’est le recours aux grands Mythes Fondateurs de notre culture qui nous aidera à pénétrer plus avant dans ces deux manières d’envisager le Monde et de nous le rendre un peu plus familier.

   Celle-qui-regarde-vers-la-Terre, nommons-là « Vénus Pandémos », cette partie de l’Âme attirée vers le corporel, immergée dans le sensible, cette vision de basse destinée qui se satisfait des illusions de toutes sortes, se nourrit d’images les plus approximatives, se sustente de simples traces, s’entoure d’ombres, vêt son anatomie d’uniques reflets. La Vérité ne lui importe guère. L’opinion sans grand fondement la satisfait. Elle vit d’immédiates sensations et tel Narcisse se mirant dans l’onde, elle est toujours en danger de se noyer dans la fascination de sa propre réverbération. On aura compris que cette vue prise sous le joug de l’immanence sera encore bien inférieure à celle qui, en ligne droite, certes ne moissonnait rien, mais au moins ignorait ce qui, plongé dans l’inférieur, n’aurait pu que l’amoindrir, en hypothéquer le trajet.

      Celle-qui-regarde-vers-le-Ciel, nommons-là « Vénus Ouranienne », cette partie de l’Âme qui ne vit qu’à s’élever, à connaître le vertige des Grandes Hauteurs, des plus Hauts Sommets. Ce geste éminemment ouranien, cette remontée vers la pureté de l’Origine, cette quête d’un Soi plus que Soi s’irrigue de tant de vertus, se dilate de tant de Joie assemblée que plus rien ne la rattache aux visions antécédentes, à cette vision qui était sans motif, glissant vers la fente de l’horizon sans y rien prélever de positif ; de l’autre vision qui se fourvoyait dans d’illisibles marécages limoneux. Ici, dans la plus efficiente des valeurs qui se puisse imaginer, le Narcisse que l’onde plongeait en son sein, le conduisant à une irrémédiable mort, Narcisse donc a laissé la place au valeureux Ulysse, lui qui après avoir surmonté tant d’obstacles retourne à Ithaque, la seule patrie possible pour un Héros en quête d’une Âme juste et sincère, d’une Âme qui a trouvé le foyer de son repos en même temps que de son rayonnement.

   Dans cette courte fiction, tout s’est joué parmi les Figures Mythologiques (Narcisse – Ulysse – Vénus Pandémos – Vénus Ouranienne) qui, en réalité, sont les paradigmes à nous adressés afin que, nous identifiant à qui il sont, nous puissions orienter l’aiguille de notre boussole en direction de ce Nord Magnétique, de ces lignes de pur cristal que dessine la rigueur des icebergs, cette Vérité opposée à la luxuriance et aux touffeurs équatoriales, ces reflets, ces mensonges qui ne font que nous leurrer, nous égarer, nous désaxer de ce Soi qui est le seul Centre sur lequel nous pouvons prendre appui, tel Ulysse échappant aux pièges de Circé, aux intrigues de Calypso, pressé de rejoindre la Terre d’Ithaque où l’attend l’amour de Pénélope, à savoir le point le plus admirable sur lequel amarrer sa vision.

    Alors que dire en épilogue de cette fable ? Qu’il est bien plus facile aux Approximatifs que nous sommes de pratiquer le Vice plutôt que la Vertu. Que, pour la plupart, sinon tous, nous rendons un vibrant hommage à l’image de qui-nous-sommes que nous revoie la psyché, Narcisses-en-puissance au regard « ondoyant ». Que le regard linéaire, n’accrochant rien que le commun, le banal, est notre lot commun. Que l’image d’Ulysse, si elle hante nos consciences, ne le fait que de façon fictionnelle pour le simple fait que son courage nous est inaccessible, sa volonté, un feu qui brille au-delà même de notre vision ordinaire. Que Vénus Pandémos est celle que nous fréquentons avec assiduité, pliés que nous sommes dans ses voiles de ténèbres et d’aveuglants reflets. Que Vénus Ouranienne serait bien une des possibles finalités de notre terrestre parcours, mais, qu’enchâssée, telle l’icône dans sa cage de verre, telle « Étrange » dans l’étui de son bow-window, nous cymbalisons telles les cigales au plein de l’été, oubliant le laborieux travail de la fourmi occupée à élever et élever encore son tas de brindilles. Nous sommes de prosaïques natures qui ne rêvons que d’Éther, seulement l’Éther vole haut, en d’olympiennes altitudes et nos bras sont courts qui n’étreignent jamais que le Vide ! Å défaut d’être dans la plénitude de qui nous devrions être, nous TENDONS VERS…

 

Tendre est peut-être le seul Jeu auquel

l’Humaine Condition nous convie

le temps qui nous est alloué.

Un simple battement de paupières

que précèdent et suivent d’autres

 battements de paupière.

Une vision captive !

 

 

 

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6 septembre 2023 3 06 /09 /septembre /2023 07:22
Diaphane et au-delà

« Avec Esther »

 

Photographie : Judith in den Bosch

 

***

 

   Il faut partir du réel le plus concret, le tutoyer longuement, s’y frotter, peut-être même y abîmer la pulpe de ses doigts, le griffer de ses ongles, en éprouver la texture têtue, obstinée, la résistance existentielle, celle au gré de laquelle pouvoir se nommer « Vivant », cette bien étrange aventure, ce flottement éternel, cette inextinguible joute, ce pugilat de tous les instants, la remise de notre chair aux assauts infinis de la corruption. Certes reconnaître le réel pour tel qu’il est, en accepter le Principe, ce Destin pareil à une chape de plomb est une épreuve redoutable, la source d’une angoisse, le motif, parfois, d’une urticante mélancolie. Mais avons-nous le choix d’être différents de qui-nous-sommes, de nous exonérer de la part qui est la nôtre, de rêver longuement puis de dire de ce songe :

 

« Ceci est ma Vie, le sillon

dans lequel je veux inscrire

le moindre de mes actes,

la règle qui dictera

chacun de mes pas ».

 

   Non, l’on sent bien l’obsolescence en même temps que la vanité de cette pensée, le fait qu’elle tourne à vide dans le lieu désert d’une utopie.

    Certes, ceci nous l’éprouvons, mais malgré la mesure indépassable de cette vérité, nous glissons une écharde, nous introduisons un coin d’acier dans le tissu de l’exister, cultivant en secret le souhait d’en métamorphoser, à notre avantage, la pente déclive originelle. Encore, enfouie au plus profond, notre âme resurgit par instants, se révolte, se cabre et tente d’inverser le cours des choses. Qui n’a jamais tenté ceci est humain à l’économie, se réconfortant d’une illucidité qui le protège, pense-t-il, des avanies de toutes sortes. Combien cette attitude est approximative qui prend la crue invasive pour un simple chapelet de gouttes d’eau !

   Mais nous mettrons un terme à cette courte métaphore. Ne le ferions-nous et la menace de retomber en enfance ne ferait que rougeoyer tout au bout de notre nez. Il est des évidences qu’il faut savoir accepter. Cependant, rien ne nous empêche, du plein même de notre imaginaire, de dresser les tréteaux sur lesquels nous jouerons une scène à notre convenance. Ceci se nomme essor en direction d’un Idéal. Mais qui donc et au nom de quoi pourrait mettre à mal une telle inclination de notre âme ? Et, du reste, le vrai dialogue, le plus efficient, le plus vrai, n’est-il celui de notre âme avec elle-même dans la perspective d’une éthique bien comprise ? Mais refermons ici une parenthèse qui, bientôt, apparaîtrait à la manière d’un précepte moral. Nous ne sommes plus au temps antique des Stoïciens !

   Comme à l’accoutumée, notre pensée part d’une image dont elle se nourrit, souhaitant trouver en sa forme les provendes essentielles dont tirer quelque enseignement ou, d’une manière bien plus ordinaire, tâcher de percevoir une perspective esthétique. C’est toujours à un acte descriptif qu’il nous faut nous livrer, cherchant, au travers de ce balisage du réel, du positionnement de ses limites, des structures qui en déterminent le phénomène, à percevoir, sous la surface, quelque humus qui en assure la croissance. Car ce qui est essentiel dans ce geste de connaître, c’est bien de traverser ce réel, de rencontrer le pur diaphane, de saisir la transparence, de faire effraction au plein de l’opalescence, là où l’Être, diffusant sa sublime Essence, se livre en l’entièreté de sa Forme. Bien évidemment, ici, l’emploi des lettres Majuscules pour Être, Essence, Forme n’est nullement le résultat de quelque caprice, simplement un essai de dévoilement de ce qui, essentiel chez une Personne, une Chose, dit la totalité de sa Présence, ici et maintenant, sur cette Terre qui lui sert provisoirement d’écrin. L’on passe trop souvent près d’objets de méditation sans même remarquer la nécessité qu’il y a à faire halte, à regarder avec précision, à interroger, à faire de son propre Soi le point lumineux à partir duquel désobstruer ce qui vient à notre encontre sous le signe du ténébreux, de l’incompréhensible. Toujours il s’agit d’être en chemin, en avant de Soi, vers cet horizon qui nous met en demeure de le percevoir, d’en pénétrer les sibyllins arcanes.

   L’Endormie est troublante en raison même de ce mystère dont elle est porteuse, consciente ou à son insu. Nous opterons volontiers pour la seconde hypothèse car le sommeil ne prémédite nullement le contenu de ses positions, bien plutôt il les dispose à une libre venue de ce qui pourrait se produire ici et là, au hasard des configurations étoilées, des rencontres adventices, des brusques condensations qui mêlent, en un tout indistinct, la pluralité des êtres, des superpositions spatiales, des empiètements temporels. Donc l’Endormie est livrée à Soi, rien qu’à Soi, dans le plus grand danger de ne nullement coïncider avec qui elle est, de se dissoudre dans les inextricables mailles de l’altérité : celles du monde, des choses, des Existants entrés par effraction dans la cellule du songe. Cependant, son calme, sa supposée sérénité, font signe vers l’atteinte d’une quiétude intérieure dont, nous les Voyeurs, serions bien en peine d’atteindre les rives, de bourgeonner au seuil, peut-être, d’une révélation. Car, de toute évidence, Celle que nous observons connaît quelque lieu de sublime polarité : la rencontre d’une œuvre d’art, l’admiration d’un paysage sublime, la grâce d’un amour venu du fond des âges avec sa pure fragrance d’origine ?

   De l’image même, de sa lumière doucement inactinique, telle celle des anciens laboratoires où, dans un bain révélateur, se dévoilaient les grains d’argent du cliché, le visage émerge comme d’une brume légère posée au-dessus de quelque colline automnale. La chute des cheveux est un mince ruissellement, le front est lisse comme sous l’action d’un baume, les yeux clos sur une lumière intérieure, le gonflement des joues adouci de la brise du souffle, lèvres refermées sur les plis d’un long secret. Un bras est relevé qui soutient la tête, alors que l’autre bras échappe à notre curiosité, la fuite du cou puis l’invisible gorge que dissimule une vêture à minces bretelles. Nous sommes dans le partage de qui-nous-sommes, certes dans l’inquiétude légère, mais tout de même une question s’agite derrière le massif de notre front : cette étrange clarté couleur de miel et de safran, ce poudroiement de nectar, ce voile qui, posé sur l’Endormie, nous sépare d’elle tout autant qu’il nous convoque à son chevet, qui est-il pour instiller en notre âme, fascination et retrait, intérêt et détachement, enfin un sentiment aussi complexe que difficile à définir ? En tout cas il ne saurait nous laisser au repos. Quelque chose d’intérieur, à la manière d’une nécessité, nous intime l’ordre d’entrer dans la cité étrangère par quelque faille laissée vacante, par une étroite meurtrière, comme le ferait notre propre daimôn, cette voix indéfinissable, ce conseiller intime perçu comme « empêchement mystérieux », guide prudent d’un Destin toujours en avant de notre esquisse, de nos résolutions, de nos désirs les plus dissimulés.

   Et c’est bien ce daimôn qui a attiré notre attention sur ce fin nuage couleur de soufre, sur cette sorte de vitre qui nous sépare de Celle dont nous voudrions connaître le sort, percer jusqu’au moindre de ses souhaits. Alors, depuis le lieu qui se dit comme séparation, que nous reste-t-il, sinon le flou des hypothèses, leur fondation sur la fragilité d’un sable mouvant ? Mais plutôt nous projeter en quelque pays d’Utopie, ne nullement demeurer dans la mutité, dans l’incapacité d’articuler quelque discours intérieur, cette eau de fontaine qui s’écoule en nous pareil à un infini chapelet de gouttes. Ce que nous avons à dire, ceci : Endormie, jusqu’alors, se situait au-delà de cet écran de verre dépoli, face uniquement tournée vers ses satisfactions immédiates, vers l’accomplissement de ses désirs, vers ses hâtes existentielles, vers ses pulsions de vie, vers ses résolutions passionnelles, vers ses irrépressibles volontés, vers ses fulgurations réalisées à l’instant même de leur émission. Par rapport à Soi, elle était sans distance, mêlée au feu de ses désirs, immolée à l’urgence plénière de ses sensations. Elle vivait à l’intérieur même de sa gangue, soumise à la sombre vivacité de ses déterminations, tout comme la phalène collée à la cheminée de verre de la lampe ne vit qu’au rythme de la flamme qui la fascine et la soumet à la tyrannie de sa combustion. La mort de la flamme est l’équivalent de la mort de la phalène.

    Mais ici, il ne s’agit nullement de poursuivre cette métaphore mortifère, plutôt tirer du positif de ce qui se donne, au premier regard, comme du négatif. Endormie donc, si sa position actuelle ne semble en faire qu’une Soumise, une Abandonnée à la curiosité des regards, il faut l’envisager, bien au contraire, sous la forme de l’Éveillée la plus parfaite, d’une conscience portée au plus haut de ses possibilités. Et ceci pour la simple raison que cette léthargie n’est que de façade, en réalité reflet d’une atteinte de l’acmé de Soi. Un peu comme ces Sages hindous immobiles, drapés dans leur linge à plis, ces Sādhus libérés de la māyā, de l’illusion permanente du réel, parvenus au sommet de leur libération, fusion avec l’infini cosmique. Oui, l’évocation de cette Sagesse orientale convoque, le plus souvent, le sourire des Occidentaux que nous sommes, soi-disant imprégnés de Raison et saisis d’un esprit cartésien mettant en doute tout ce qui, hors de sa sphère d’intérêt, apparaît comme pure affabulation, sinon étrange fantaisie.

   Mais laissons sourire les Naïfs et portons notre regard en direction de ce qui est essentiel à comprendre. C’est à l’aune d’une conversion de sa vision qu’Endormie s’est révélée en sa singulière métamorphose. Lassée des voyages au long cours, des agapes multiples, des spectacles vides telle une coquille, fatiguée des discours des Sophistes, usée des canons de la mode et des miracles de la technologie, devenue rétive aux écrans de toutes sortes, devenue hostile aux argumentaires des Camelots et autres Bonimenteurs, irritée par les mouvements de moutons de Panurge de la foule, peu à peu elle était devenue Presqu’île, puis Insulaire, Robinson en son île, loin des bruits et des agitations du Monde.

   Petit à petit un long silence propice au recueil, à la méditation des Choses Simples s’était installé au centre de qui elle était, et cela faisait comme une sorte de sphère lumineuse en elle, de mince Soleil diffusant ses rayons bienfaisants dans sa chair, ses rapides météores et ce Nouveau Monde illuminait la moindre de ses secondes, la plus petite parcelle de son expérience intime. Ainsi était-elle parvenue, au fil du temps, à cette jouissance intérieure, à cette impassibilité, à cette équanimité de l’âme que les Philosophes nomment « ataraxie », que beaucoup cherchent, que peu atteignent. Ce détachement des Choses était devenu son bien le plus précieux et elle flottait en elle-même comme le futur petit Enfant dans l’océan amniotique maternel. Les seules paroles qui lui parvenaient, au travers de cette membrane originelle, une sorte de chant des étoiles, une manière de grande comptine universelle au sein de laquelle, immergée en la plus pure des félicités, elle arrivait à être qui-elle-était jusqu’au sentiment prodigieux d’une UNITÉ insécable. Et pendant ce temps, la Terre, imperturbable, continuait à girer avec, accrochées à ses basques, ses cohortes de Joyeux Officiant d’une Religion Mondialisée, laquelle portait, au plus profond de sa chair, le germe de sa propre destruction.

   Alors, combien cette image de calme et de repos infinis nous atteint en plein cœur. Heureusement, encore, en d’invisibles et inatteignables lieux, quelques motifs d’espérer. Leur rareté en fait le don le plus précieux. Saurons-nous le porter en nous comme cet événement à entretenir au-delà de qui nous sommes ?

 

Soufflons sur les braises avant

que le feu ne s’éteigne !

 

 

 

 

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3 septembre 2023 7 03 /09 /septembre /2023 10:16

 

Tout visage est le lieu d'une vérité.

 

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 Sur l'album de Magda Manser

***

 L'apparition d'un visage est toujours un mystère. A peine l'apercevons-nous et, déjà, nous sommes conscients d'avoir franchi une limite, de nous situer dans un territoire d'une autre nature que celle du réel qui nous affecte quotidiennement. Le visage est ce miroir qui reflète le monde en même temps qu'il reflète l'essence de Celui, Celle qui en sont les sublimes porteurs. Oui, "sublimes" car cette effigie qui dresse devant nous sa singulière forme ne le fait qu'à l'aune d'un principe originaire, d'un temps suspendu. Car la durée ne saurait avoir de prise sur le visage. Seulement l'étincelle de l'instant s'y imprime avec la précision des choses simples. On évoquera, cependant, les rides témoignant d'une temporalité gravée dans la chair. Certes, mais ce sont seulement les nervures de l'être qui y figurent afin que l'Existant qui fait face puisse y lire la nature d'une âme, la quintessence par laquelle un Présent-sur-Terre signale sa silhouette anthropologique. Voyant le visage de l'Autre, ce n'est pas d'une simple géométrie dont il s'agit, d'une topologie qui aurait modelé la chair afin d'en préciser le commerce avec ses semblables. Ici, il est question d'un phénomène principiel s'annonçant, à chaque fois, comme unique, non reproductible. Le lexique facial est d'une telle complexité que, jamais, il ne peut renouveler sa propre épiphanie.

 Il en est ainsi de la Vérité qui ne surgit toujours qu'à assumer son essentielle singularité. Si la Vérité est l'adéquation de l'homme à cette profonde affinité qui le lie d'une manière exacte aux choses élues - on parlera "d'affinités électives", comme le faisait Goethe -, et gageons qu'il en soit ainsi, alors chaque instant d'une révélation ne peut faire sens qu'à être l'unique rencontre d'un FACE à FACE. On entendra par là la fusion de deux visages dans une commune osmose. C'est de l'être dont il s'agit, c'est-à-dire que la contemplation du visage de l'autre se révèle comme ontophanie, soit la pure décision de l'être de se donner à voir. On objectera peut-être que le corps dans sa totalité est également porteur d'une infinité de sèmes, d'une mise à jour d'une multiplicité de signifiants. Sans doute l'argument est-il recevable mais à condition que s'installe une rigueur perceptive de ce qui se montre. Si le corps signifie, et bien évidemment il le fait, il ne délivre du sens qu'à titre de sémaphore. Souvent les mains viennent confirmer ce que le langage finit  d'énoncer  et d'autres territoires corporels, chacun à leur manière, se manifestent comme porteurs d'informations. Seulement le corps dont on excepte le visage s'anime en tant que territoire ontique destiné à faire apparaître les esquisses successives de l'exister : nous sommes dans l'existence concrète, palpable, directement observable. De cette disposition du corps-parlant, il faut rapprocher  la dimension du visage en tant que pure grâce événementielle. Ici est le domaine ontologique par excellence, à savoir le lieu par lequel la conscience se livre, l'âme se dévoile, l'être surgit comme étrave singulière. Une apodicticité qui n'aurait besoin d'aucune explication si la nature de l'essence s'illustrait avec assez de cohérence aux yeux de ceux qui la reçoivent.

  Livrer, d'un seul et même empan de l'écriture, aussi bien la conscience que l'âme et proférer la survenue de l'être pourrait apparaître comme une décision purement arbitraire. Il s'agit donc de se défaire de ces abstractions pour se diriger vers ce qui, dans le visage, plonge ses assises dans le domaine de la concrétude, sans cependant oublier d'en préserver, comme en filigrane, les attaches ontologiques. L'on dit communément que "les yeux sont les fenêtres de l'âme" et chacun aura éprouvé combien il est troublant de se perdre dans le regard de l'Autre. Donc, si les yeux sont les fenêtres, par simple voie de conséquence le visage est la maison de l'âme de la même façon que Heidegger précisait que "le langage est la maison de l'être". Aussi bien langage et être sont indissociables, aussi bien âme et visage vivent en écho. En effet, si le langage dit l'être, le visage dit l'âme. Il n'y a pas de rupture sémantique, il y a simplement homologie ontologique. Mais évoquons maintenant quelques situations épiphaniques par lesquelles s'immiscer au plus près d'une possible réalité de l'âme, donc de l'être qui en assure l'essor.

  Mais, avant de pénétrer l'essence du visage, ce qui est important à saisir c'est le principe par lequel nous apparaît cette mesure d'invisibilité, d'indicible ou, à tout le moins, d'imperceptible manifestation. Car si nous percevons l'âme qui nous fait FACE, par le truchement des attitudes et mimiques qui s'impriment sur le visage de l'Autre, c'est bien que nous disposons d'une clé donnant accès à son être intime, à son essence même. Or Regardant et Regardé ne s'observent pas à la dérobée de la même façon que l'on s'appliquerait à détailler les esquisses d'un objet. Regardant-Regardé sont inclus dans un même geste ontologique dont la mesure est celle d'un regard contemplatif. Or la contemplation a ceci de particulier qu'elle gomme les aspérités existentielles pour nous situer, d'emblée, auprès des fondements. Toute anecdote se dissout dans la profondeur de l'acte de vision. Le Regardeur devient Voyant. Le Regardé devient Vu. "Vision" dans son sens étymologique de : « perception d'une réalité surnaturelle ». La nature s'effaçant donc pour nous livrer une compréhension toute  métaphysique du réel.  Toute la gamme des expressions faciales replacée dans ce contexte interprétatif ne s'inaugure alors que comme ces états d'âme impalpables d'ordinaire mais qui se manifestent au monde dans une immédiateté directement observable. Ainsi se font jour, dans leur plus pure "représentation" ces évanescences, ces insaisissables qui se nomment joie, bonheur, tristesse, douleur, extase, ravissement. L'on pourrait décliner à l'infini l'immense et prodigieux chromatisme selon lequel la psyché humaine - on l'entendra comme « partie de la philosophie qui traite de l'âme, de ses facultés et de ses opérations » - se révèle comme une source inépuisable d'émotions, de sensations, d'inclinations à être. Observateur et Observé se reflètent à l'infini, dans une immense "psyché", ce miroir où les âmes ne révèlent que leurs subtiles transparences. Il en est ainsi d'un principe pensant qui ne consent à s'actualiser qu'à l'aune d'une impalpable intellection ou bien, aux yeux de Ceux, Celles qui en sont suffisamment avertis pour lire dans les métamorphoses du visage la touche instantanée de l'être. C'est bien cette fugacité, cette étincelle aussi vite occultée qu'apparue qu'il s'agit de percevoir dans ce mystère que l'Autre demeure toujours, quand bien même il nous livrerait son âme à la lumière de notre raison, à la profondeur de notre intuition. Mais parvenus à ce point sans doute indépassable d'une rationalité en acte, convient-il de faire la place à quelques visages tenant le discours discret mais apparent de l'âme. Quelques portraits significatifs nous aideront à saisir par l'image et l'art ce que la parole peine à nous dire, que la réalité excède toujours comme pour nous disposer à forer plus avant ce domaine infini de la sémantique existentielle dont nous nous abreuvons souvent à défaut d'en bien saisir les si belles nuances.

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  Visage inconnu

 "Au seuil d'une parole"

***

 Mystère - Réserve en soi des sentiments qui pourraient faire effraction et mettre en danger. Le visage se dérobe à demi comme pour mieux laisser paraître une manière d'ambiguïté, de difficulté à se dire. Langage sur le point d'une profération mais qui laisse au silence, à son suspens peut-être plus révélateur qu'aucune parole, le soin de retenir l'instant. Rien ne nous est soustrait de L'inconnue puisqu'à être dissimulée semble correspondre sa nature. Nous sommes comme à l'orée d'une demeure secrète, dans cette sorte de rite de passage dont tout seuil porte le message. 

*****

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Rimbaud âgé de 17 ans, en octobre 1871
(photographie : Étienne Carjat)

"Le Bateau ivre"

***

  Ce portrait de Rimbaud, contemporain de l'écriture du "Bateau ivre", semble être la transposition allégorique des visées rimbaldiennes quant à la poésie.

  "Je dis qu'il faut être voyant, se faire voyant. Le poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens".

  Or "Le Bateau ivre" est la mise en scène de ce sublime "dérèglement". Mais, bientôt le Poète est contraint de se résigner à "crever", à abandonner ses visions pour se réfugier "dans la plénitude du grand songe".

 Ce portrait raconte ce songe inaccessible où la nostalgie le dispute à la tristesse et s'abîme dans la révolte de n'avoir pu demeurer dans les rives de "l'inconnu", de n'avoir pu habiter  que cette destinée d' "un noyé pensif" reconduit à ne fréquenter  que le vieux monde d'où les Voyants s'absentent. Plus que le portrait de Rimbaud, cette photographie est le symbole même de la Poésie, de sa tentation permanente de ne tutoyer que les sphères élevées de la transcendance.

 "Mais, vrai, j'ai trop pleuré ! Les Aubes sont navrantes. 
Toute lune est atroce et tout soleil amer :
L'âcre amour m'a gonflé de torpeurs enivrantes.
Ô que ma quille éclate ! Ô que j'aille à la mer !"

 ***** 

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Charles Baudelaire

Source : Wikipédia

***

 "Le sentiment tragique de la vie".

 Le titre de l'ouvrage de Cioran cité ci-dessus est celui qui semble le mieux correspondre aux sombres états d'âme du Poète que de vénéneuses "Fleurs du mal" semblent avoir promis, son existence entière, aux pires apories qui se puissent imaginer. Témoin cette phrase  écrite dans : "Mon cœur mis à nu" :

 «Tout enfant, j'ai senti dans mon cœur deux sentiments contradictoires : l'horreur de la vie et l'extase de la vie.» 

 Et, aussi, le dernier quatrain  de "L'Albatros" où est dite avec le désespoir de l'énergie, la condition tragique du Poète :

"Le Poète est semblable au princes des nuées
Qui hante la tempête et se rit de l'archer ;
Exilé sur le sol au milieu des huées,
Ses ailes de géant l'empêchent de marcher."

 Ici, l'albatros symbolise cette dualité de l'homme - l'horreur et l'extase -, l'homme rivé au sol alors qu'il est toujours en quête d'infini.

 *****

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 Antonin Artaud.

Source : Regard Éloigné.

***

 « Artaud le Momo »  : la folie perce sous le génie

 Ce portrait est pathétiquement beau. Et, d'ailleurs comment la beauté pourrait-elle s'actualiser autrement que sous les traits du drame, de la perdition, du néant faisant déjà ses mortelles abstractions ? Car la beauté "vraie" n'est jamais éloignée de ce qui la fait vibrer et la tient en équilibre, à savoir sa proximité avec la disgrâce qui joue en contrepoint et s'essaie, toujours, à lancer ses assauts. La beauté est un tel miracle ! Beauté et disgrâce entrelacées, comme peuvent l'être chez le grand créateur, génie et folie. La folie d'Artaud est belle parce qu'elle est l'incandescence de son génie, de sa démesure. L'art n'a pas de limites, son Serviteur non plus. Seulement il y a danger permanent à marcher sur le fil infiniment tendu au-dessus de l'abîme. Le funambule est si près de la chute ! Mais quelle audace, quelle beauté !

  Quand le 13 janvier 1947 « Artaud le Momo »  sur scène pendant trois heures au Théâtre du Vieux Colombier, donne sa représentation, le public est comme hypnotisé. André Gide en fera un somptueux compte-rendu :

 « Jamais encore Antonin Artaud m'avait paru plus admirable. De son être matériel rien ne subsistait que d'expressif : sa silhouette dégingandée, son visage consumé par la flamme intérieure, ses mains de qui se noie. »

 Oui, ô combien Gide avait pressenti avec justesse et évoqué en mots admirables cette "flamme intérieure" qui n'était en réalité que la confluence du génie confronté à la folie. Jamais, peut-être aucun Acteur n'avait porté si haut son art, jusqu'à parvenir à sa propre combustion. Admirable était Artaud. Admirable était Gide qui, en une formule quasiment elliptique disait le tout de l'âme du créateur, le tout de l'âme de ce magicien de la "poésie-littérature-cinéma-théâtre", à savoir d'un art complet que ne pouvait maîtriser qu'un inventeur de haute volée. Le "théâtre de la cruauté", cette belle création d'Artaud avait finalement eu raison de sa raison, mais au prix d'une œuvre incroyablement exaltante. Artaud-le-supplicié avait donc péri sous les coups de boutoir de son art. Ce portrait nous en livre une perspective saisissante. A elle seule, cette photographie, est la figure de l'Acteur quand le spectacle vient de se terminer : un sublime don de soi !

 *****

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 Autoportrait de Léonard de Vinci

Bibliothèque royale de Turin

***

  "L'archétype de la connaissance." 

  Personnalité complexe que celle de Léonard, génie universel, archétype de l'humaniste de la Renaissance, savant voué, par essence, à la connaissance infinie, il ne cesse, par-delà le temps de nous interroger. Mais d'abord, écoutons ce qu'en disait Goethe :

 « Bien fait, les traits réguliers, il était comme un modèle d'humanité et comme la perspicacité et la clarté du regard appartiennent au fond à l'intelligence, notre artiste possédait une clarté et une perfection accomplie. » 

 Intérêt majeur que cet autoportrait qui, dans une même œuvre réalise la confrontation du Voyant et de celui qui est Vu. Ou la coïncidence de l'âme se retournant sur son propre destin. Bien évidemment, cet autoportrait réalisé à la fin de sa vie, s'il reflète encore ce que fut Léonard plus jeune, paraît en avoir épuisé quelques lignes signifiantes. Cependant, l'âme réputée immortelle, ne saurait amputer sa réalité sous le seul prétexte d'une temporalité à l'œuvre. Regardant le dessin exécuté à la sanguine, nous y devinons encore la marque du génie dans ce front à l'immense courbure, l'empreinte du regard commis au savoir sous les sourcils ombreux, la détermination à s'emparer des secrets de l'univers dans la rectitude du nezLes cheveux font penser à quelque savant préoccupé de sa tâche plutôt que des succès mondains. Les ondulations d'une barbe généreuse s'inscrivent comme le naturel prolongement d'un prodigieux intérêt pour les mouvements de l'eau, ses tourbillons infinis. Seule la bouche dont les commissures s'affaissent, témoignent sinon d'une amertume, du moins d'une inclination à quelque résignation.

  Mais, pour mieux cerner ce qui de Léonard nous parvient au travers de ce portrait, lisons ce que Rudolf Steiner écrit dans "La grandeur spirituelle de Léonard au tournant des temps modernes" :

 "Contemplons ce visage et ressentons le génie même de l'humanité qui, à travers ces yeux, nous regarde." 

 Puis, plus loin, sur la façon de travailler de l'Homme de Vinci :

  "Il vit dans son âme un besoin scrupuleux de ne jamais attenter, fût-ce dans le détail le plus minime, à ce qu'il considère comme la vérité. C'est ce qui pénètre toute son œuvre : ne jamais altérer la vérité de l'impression et de telle sorte que cette impression soit absolument juste, exacte, conforme aux secrets intérieurs des choses."  (On ne pourrait guère mieux définir le travail de l'essence à l'intérieur d'une âme !).

 Or, si nous en croyons Steiner dont la probité intellectuelle est incontestable, ce que Léonard a appliqué à l'ensemble de son œuvre avec une méticuleuse conscience, il parait infiniment normal qu'il s'en soit inspiré dans la réalisation de son propre portrait. Ce qui veut simplement dire que la représentation qu'il nous offre de sa silhouette, de son visage, est conforme à la véritédonc révèle bien son essence. Il y a parfaite adéquation entre la réalité de l'homme, sa nature profonde,  et sa représentation. Cette conclusion, somme toute empreinte d'une juste logique, confirme bien l'intuition de départ, laquelle postule en une forme assertive que "Tout visage est le lieu d'une vérité".

   Ainsi, parcourant les différentes figures évoquées, c'est bien d'une vérité dont nous faisons l'expérience lorsque nous regardons "Au seuil d'une parole",  le "Visage inconnu" placé à l'incipit de l'article, jusqu'à "L'archétype de la connaissance" que nous offre le  portrait de Léonard de Vinci, en passant par le "Bateau ivre" de Rimbaud"Le sentiment tragique de la vie" baudelairien; le "génie-folie" "d'Artaud le Momo" et, ainsi, déchiffrant les hiéroglyphes de la vérité parmi ces hautes figures de l'art, c'est à notre propre connaissance que nous travaillons afin que, rendus disponibles à notre essence, nous puissions nous présenter au monde sous les traits d'une authenticité, laquelle est requise dès lors que nous prétendons à l'existence. Tout autour de nous, chaque jour, s'illustrent des portraits, s'impriment des visages qui sont en attente de recevoir un supplément d'âme. Il ne tient qu'à nous de le leur fournir ! En même temps que nous en prenons acte. Ceci est de l'ordre de ce ravissement que l'on sent poindre sur le visage exalté de Marie-Madeleine. Toute prise de conscience d'une altérité par le biais de son visage est, au sens strict, une épiphanie, donc un acte de piété, au sens originel du terme de "passion". Tout visage se doit d'être saisi d'une telle amplitude ou bien n'est pas. Par avance, non seulement nous y consentons, mais nous nous efforçons toujours d'en assurer le digne recueil. Ceci est un simple devoir d'humanité dont les Artistes connaissent si bien le secret. Accordons-leur le crédit qu'ils méritent !

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 Visage de Sainte Marie-Madeleine

Musée du Louvre

Source : LES PETITES CASES.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

  

 

 

 

 

 

   

 

 

 

 

 

 

 

  

 

  

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2 septembre 2023 6 02 /09 /septembre /2023 16:47
Sur quelle scène jouons-nous ?

       « Derrière le rideau »

       Œuvre : André Maynet

 

***

 

 

                                                                                                                                     Le 29 Janvier 2018

 

 

 

   Solveig, certainement seras-tu étonnée de recevoir ma lettre avec cette photographie qui, je m’en doute, ne te parlera guère. Au moins aussi surprise que moi qui, ouvrant ma dernière missive, fis la découverte de cette belle image. Il n’y avait ni mot d’accompagnement, ni explication, seulement inscrite au dos, cette formule aussi étrange qu’elliptique : « Derrière le rideau ». Quant à identifier l’endroit de sa provenance, l’encre sur le timbre était si atténuée que même ma loupe de philatéliste ne parvint à bout d’en déchiffrer les illisibles signes. Voici, parfois il faut se livrer aux événements du hasard et ne point chercher au-delà de leur inapparente texture la raison de leur soudaine apparition. Je dois dire qu’à défaut d’en connaître l’expéditeur (l’expéditrice ?), force est de me résoudre à n’en appréhender que la belle esthétique. J’ai pensé, Sol, que ce mince événement te plairait, toi dont la fertile imagination laisse neiger derrière elle « de blancs bouquets d’étoiles parfumées », pour faire suite au Poète d’Apparition.

    Mais quittons le poème tout en le laissant à la tâche de ses rimes. Donc, « Derrière le rideau ». Comment ne pas évoquer la scène de théâtre, la présence de son rideau précisément, cette allégorie de l’existence, du destin qui s’y imprime comme si, au-delà, notre vie ne nous appartenait plus, que nous dussions errer longuement sur l’estrade de planches, sillonner en long et en large, au rythme de nos pathétiques répliques, un espace si restreint que notre liberté s’en trouverait affectée au plein de sa chair ? Oui, tu en conviendras, la cage au sein de laquelle nous semons nos errances est pleine de symboles et ce ne serait que frôler des lieux communs que d’évoquer le Souffleur et la voix de la conscience, les coulisses et les arrière-plans de notre visibilité, la herse et sa fonction d’épée de Damoclès.

   Mais, alors, sur quelle scène jouons-nous, nous les passagers du temps, les voyageurs de l’immobile ? Car nous pensons progresser vers un futur et notre plus lourd tribut est peut-être de demeurer enclos dans l’enceinte de notre corps, enceinte que redouble l’étroite architecture du théâtre sans que nous puissions échapper à sa magie concentrationnaire. Sans doute penseras-tu à la pièce de Sartre, « Les séquestrés d’Altona », à cet étrange personnage de Frantz qui rôde depuis une douzaine d’années dans cette chambre dont il fait le lieu d’un procès contre sa propre espèce : "L'homme est mort, et je suis son témoin".  Voici qu’après la mort de Dieu décrétée par Nietzsche, survient celle de l’humanité. Comment encore relever la tête après tant de constats aporétiques, comme si, depuis l’origine, l’homme n’avait jamais couru et concouru qu’à sa propre perte ? J’en conviens, le trait est noir, l’interprétation sombre, le néant si proche qu’on en sentirait presque le souffle acide.

   Maintenant il nous faut parler de l’Absente, comment la nommer autrement, elle qui semble perdue dans ses pensées, ou bien enclose dans une insondable intériorité, ou bien expulsée d’elle-même au point que son être ne serait plus qu’un lointain satellite observant une esquisse de chair et de peau à la limite d’une présence ? Elle si mystérieuse dont on se demande où peut bien siéger sa conscience, se situer les membrures de sa mémoire. Ici, ailleurs, en un temps révolu, en un temps à venir ? Regarde donc cet air de doux désarroi dont son front est illuminé, une touche si légère, pourtant, qu’un instant on se met à douter qu’une affliction puisse se dessiner sur un si beau visage. Et le feu de ses cheveux que semble visiter plutôt un zéphyr qu’un vent impétueux, comment en rendre compte autrement qu’à l’aune d’une interrogation ?

   Vois-tu, à évoquer ceci, me voici transporté sans délai à mes lectures enfantines, sur ces pages tachées d’encre, des bouts de fibres y transparaissaient, qui tissaient, autrefois, le bonheur du jour. Approche donc, ne vois-tu pas un double de François Lepic, surnommé « Poil de carotte », ce garçon à la tignasse de rouille, aux taches de rousseur, cette malheureuse destinée prise entre une mère malveillante, un père indifférent, autrement dit une réalité à la dérive, un statut d’existant perverti à même son premier bourgeonnement ? Y aurait-il une malédiction des enfants roux, une tristesse endémique, un vague à l’âme qui, jamais, ne pourrait trouver de repos ? Imagine, Sol, je n’ai nullement oublié le cuivre éteint de tes cheveux, leur chute vers la teinte auburn, ceci incline davantage vers la touffeur de la terre, le repos, l’entaille du labour, non pour réduire à merci, mais pour ensemencer, faire se lever des épis, moissonner. Combien est éloigné l’air triste, résigné du petit Lepic, cette blessure du jour qui suinte et ne vit que de sa propre faille !

   Connaissant ton goût pour les choses belles, ton attrait pour la délicatesse, je sais que ta vue sera une simple euphémisation de la mienne, cette naturelle tendance qui m’est habituelle de  vêtir les choses du masque vertical du tragique. Tu sais combien j’ai passé de veillées à lire scrupuleusement, ligne à ligne, mot à mot, jusqu’en leur substance la plus affairée, intranquille, les milliers de signes serrés des livres de Cioran, « Le Crépuscule des pensées », les « Syllogismes de l'amertume », « Écartèlement », oui, j’en conviens, un certain goût pour le vertige, une manière de jouissance au seul fait d’évoquer le néant, d’en approcher les membranes de brume. Est-on, en ta Nordique Contrée, tellement sous l’influence de la rigueur climatique, sous le dais obscurci de la lumière, sa rareté, d’une humeur si affligée que même le solstice d’été ne parviendrait à en dissiper les maléfiques attaques ? 

   Tu en conviendras, il y a un inévitable hiatus naissant de la rencontre d’une humeur qui paraît chagrine et cette lumière, cette auréole de clarté qui diffuse son incroyable baume sur la géographie d’un visage innocent, on le croirait premier, à l’abri des vicissitudes du monde. Sur quelle scène joue-t-elle donc cette Inconnue qui, à force d’être regardée, finirait par nous devenir familière ? Il en est toujours ainsi des êtres de soudaine rencontre qu’ils nous ravissent dans l’instant de notre découverte et, déjà, fuient dans un imperceptible ailleurs dont nous constatons l’irréfragable perte. Peut-être la nuit est-elle au bout qui effacera tout ? Et rien ne nous assure que cette ombre ne recouvrira nos yeux de la pierre d’une cataracte tant nous demeurons démunis de ne les plus distinguer, ces surgis de nulle part,  dans la foule qui grossit et les absorbe tels les membres de leur étonnante assemblée.

   Nous ne pourrons guère distraire notre regard inquisiteur de la pulpe à peine carmin de ces lèvres qui semblent commises, soit à rester au silence, soit à prononcer les mots d’un secret, soit encore à dire les sentiments les plus subtils qui se puissent imaginer. Et admets, Sol, ma vision de l’altérité est bien pessimiste. Mes lectures de l’aube et du crépuscule, moments équivalents en raison même le leur transition du jour et de la nuit (toujours une lame nocturne s’y dissimule au plein de la lumière, de son fleurissement), ma constante immersion dans les textes « sérieux » (sans doute les appelles-tu ainsi ?), colore de gris, pour le moins, une vision qui, jamais, ne peut se détacher de cette empreinte de lourde mélancolie que je traîne à l’instar d’un boulet. Bagnard pour la vie avec seulement quelques rémissions, une décoloration des ténèbres qui mime l’espace d’une brève joie. Mais qui pourrait donc en être dupe, à commencer par moi ? Je suis un être des hautes terres du Nord, comme toi, ces tourbières gorgées d’eau qui boivent le jour, le restituent en épaisses fumées au sortir des cheminées juchées sur les toits de chaume et de bruyère. Mais je ne parle que de moi et j’en oublierais presque celle qui nous visite.

   Avoue, Sol, que ces teintes de la photographie sont belles, ces beiges adoucis, ces caresses de feuilles mortes, ces rose-thé dont l’affleurement est des plus retenus. Quant au corps, il joue sur une fugue si modeste qu’il en devient inapparent. Une cendre dans l’air, une plume sur le bord d’une lagune, une fumée qui se dissout à l’horizon. Certes la chair est absente mais combien renforcée par sa mutité. Tu le sais bien, Sol, ne point recevoir de courrier de l’aimé, de l’aimée (les sentiments sont exactement réversibles), et celui, celle qui se taisent hantent nos nuits bien plus qu’ils ne l’auraient fait à se hâter de répondre. Eternel jeu du chat et de la souris. Dans le pli de l’attente nous ne sommes que ce touchant rongeur que le félin tient à distance, jouant sur le clavier exacerbé de ses sensations. Ce geste est la touche même de l’érotisme lequel, se faisant attendre, allume au centuple les feux de notre désir.

   Aussi, toi en ta forêt boréale, moi en mon austère pays de cailloux, nous tenons-nous au bord d’une ravine avec le risque d’y tomber toujours. Retenons-nous tant qu’il est encore temps. Rien n’est plus stimulant que de faire halte, de regarder venir à soi toute manifestation possible. Une vérité se dévoilant, déchirant brusquement la dalle têtue de nos fronts ? Une subite intuition faisant son rapide feu-follet sur le seuil illuminé de la conscience ? Une connaissance et sa gerbe d’étincelles dans la nuit de notre doute ? Sur quelle scène jouons-nous ? Sur quelle scène l’Absente joue-t-elle ?  L’éternité, oui nous avons l’éternité pour faire taire notre angoisse. Notre souci pût-il durer aussi longtemps que la brillance de l’étoile ! Aussi longtemps. Sol, tu auras remarqué ma dévotion pour l’anaphore. Souvent celle-ci clôture-t-elle ma correspondance. Souhait de prolonger par-delà l’inévitable douleur du temps, cet inavoué instant de bonheur qui me conduit à tes côtés, comme il me guide parmi la complexité des choses. La complexité. Des choses. Tu vois je suis fidèle à mes rituels. Fidèle !

 

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