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16 octobre 2023 1 16 /10 /octobre /2023 09:21
L’Écriture et après ?

Rituels d’Écrivains

BNF

 

***

 

Ici un extrait d’un commentaire de Christine Raison

concernant mon travail d’écriture :

 

« Votre compagne l’écriture ne vous abandonne jamais.

Vous avez pris la décision de rester humble, de ne pas éditer.

Peut-être que votre sentiment de dépossession nait de là.

Se pencher sur l'exigence de vos textes prend du temps

et la plupart d’entre-nous le gaspille à des fins égoïstes.

Merci pour tout cela. »

 

*

 

   Mais Christine, c’est moi qui remercie tout comme je remercie les Lecteurs et Lectrices qui accordent quelque crédit à mes textes. La question fondamentale qui se pose à l’orée de toute entreprise d’écriture est celle de savoir en vue de quoi l’on écrit.

 

En vue d’une satisfaction personnelle ?

En vue de briller auprès de Lecteurs et de Lectrices ?

En vue de soumettre ses travaux à un Éditeur ?

En vue d’approfondir sa propre connaissance de Soi ?

En vue d’une pure gratuité ?

 

   Toutes ces interrogations sont légitimes et il convient que j’y réponde avec toute la clarté nécessaire. Certes le plaisir personnel est en vue et, d’ailleurs, comment ne le serait-il pas ? Briller ? Nullement et, du reste, que signifierait donc ce geste d’inutile vanité ? Si les mots sont suffisamment aboutis, ils n’ont nullement besoin d’une confirmation extérieure à qui ils sont ; ils sont, en eux, le don précieux qu’ils ont à être pour toute conscience à la recherche d’une lumière, d’un éclair parfois, d’une simple réjouissance toujours, d’une vérité si ce mot aujourd’hui dévalorisé ne portait des connotations philosophiques hors de portée.  Malgré les apparences, ce travail de chercheur solitaire n’évince nullement la figure de l’altérité, il suffit que cette figure fasse signe depuis sa modestie et sa qualité. Le nombre n’est jamais l’emblème d’une quelconque valeur, il est pure quantification, il est fermeture sur soi. Quant au fait d’écrire avec, pour miroir lointain mais toujours présent, la volonté de voir ses ouvrages exposés dans les vitrines des Libraires, ceci est pure fatuité, ceci est confondre la finalité (être reconnu) avec l’essence même de l’écriture, (signifier en profondeur) ce en quoi consiste la réflexion de l’homme lorsqu’elle a affaire à la Poésie, au Concept, à la Philosophie. (Il ne vous aura nullement échappé que les Majuscules, ici, signifient).

   Écrire est pure coïncidence avec le phénomène du Langage. Aussi, corrélativement, écrire est adéquation à sa propre essence. Bien trop de livres aujourd’hui sont de faux livres qui ne se rétribuent qu’en monnaie de singe. Les étagères des Libraires, à chaque rentrée, croulent sous des monceaux d’ouvrages qui ne sont guère que des clins d’œil à la mode, des clichés, des conventions, de simples réponses opportunistes aux attentes de Lecteurs qui n’en sont pas, dissimulés qu’ils sont sous le masque d’un consumérisme peu éclairé. Le livre, sous les assauts répétés de l’image, sous les feux médiatiques peu soucieux d’exactitude, sous l’indifférence généralisée qui préfère à leur contenu le crépitement bleu des écrans de toutes sortes, le livre donc est devenu un simple produit, la réminiscence d’un temps jadis que certains pensent désuet, archaïque.

   La vitesse, la hâte en toutes choses, la boulimie matérielle et utilitariste, principes princeps de notre époque, ne s’accordent nullement avec la longue patience que suppose toute lecture réelle, précise, en quête d’un savoir bien plutôt qu’orientée vers le pur divertissement. Å l’éminent Philosophe qu’est François Jullien, certains critiques reprochaient le niveau de réelle exigence de ses livres. Ce à quoi le Philosophe répondait qu’un livre qui n’est pas exigeant n’est pas un livre. Il va sans dire que je souscris totalement à cette visée si exacte. Bien évidemment, dans cette optique et hormis quelques exceptions (le succès de librairie en son temps de « L’Amant » de Marguerite Duras, œuvre aboutie s’il en était), les chiffres de l’audimat ne sont que de risibles affabulations, lesquelles confondent le grain et l’ivraie. Si, jadis, le fait même d’être édité relevait de quelque prodige, actuellement ceci est devenu monnaie si courante que plus personne n’y prête garde. Amazon, ce Dieu des Temps Modernes, regorge d’ouvrages « illisibles » au motif que leur contenu est quasiment proche du vide.

   Peut-être, aux yeux de Certains et de Certaines, l’indifférence que j’affiche vis-à-vis de l’édition paraîtra comme un geste narcissique dissimulant en sa superbe, ce « sentiment de dépossession » que vous semblez m’attribuer, du reste, en toute honnêteté. Cependant, le texte sur lequel vous fondez votre approche est un extrait teinté d’ironie, texte qui pose face à mon écriture un seul et unique Lecteur, à savoir celui que je suis qui, écrivant, est aussi de facto le premier et parfois le dernier Lecteur des mots qu’il produit, sans doute bien plutôt comme miroir pour ma propre conscience que pour des consciences extérieures qui pourraient en faire usage. J’ai un très grand nombre d’écrits que je pourrais qualifier « d’intimement personnels », un peu à la manière d’un Journal Intime dans lequel je dépose, au fil des jours, des remarques, des états d’âmes, des idées en forme de concepts, et tant d’autres choses qui concourent, surtout, à approfondir cette connaissance de Soi que je considère comme l’une des vertus essentielles de toute méditation. Entre « l’œuvre » et qui je suis, la distance la plus faible, l’affinité la plus élective, l’évidence la plus exacte. L’acte d’écrire est pure dédicace de Soi à l’œuvre, pure déclinaison de l’œuvre à Soi. Par « œuvre », entendez « ce qui est œuvré », nullement la prétention d’une création qui serait remarquable en quelque manière.

   Le problème inhérent à la participation aux Réseaux Sociaux (ces fléaux modernes dont, cependant, nul ne peut se passer ou presque), leur péché originel se pourrait représenter à l’aide de la métaphore du Moineau pressé, picorant ici une miette, là un grain, ailleurs une brindille de nourriture, le Pierrot n’ayant de cesse de sautiller de place en place au rythme d’une urticante danse de saint Guy. Et ce qui pose question au plus haut point, c’est la tyrannie imposée par le régime iconique, une déflagration continue d’images balayant l’image précédente, si bien qu’au bout du compte nul ne sait ce qu’il a vu, si ce qu’il a vu est pure vérité ou déguisement grossier, duperie et manipulation permanente des consciences. En ce domaine une diététique s’impose, un choix éclairé des nutriments doit être la règle, sinon le risque est grand que le peu de lucidité présente ne s’efface, ne laissant place qu’à une dévastation des valeurs humaines. Ceci se nomme « nihilisme » dont le visage néantisant est de plus en plus visible.

   La plupart des textes publiés sur le Réseau sont accompagnés d’images, comme s’ils en étaient le simple commentaire, dès lors le Langage se posant au service de l’Image, régresse en son essence au point de n’y plus se reconnaître. Alors, comment lors d’une publication Texte/Image, faire la différence entre les deux ? Et que concernent les fameux « J’aime », « J’adore », les Mots ou l’Illustration ? Il y a fort à parier que les commentaires positifs concernent, de façon massive la belle Image, la portion congrue revenant au Langage qui peine à résister sous l’envahissante marée. Depuis longtemps déjà, je songe à créer un Nouveau Groupe dont le nom serait « Textes sans images ». Je crois que mes craintes seraient confirmées et que le nombre de Lecteurs et Lectrices se limiterait à la portion congrue ! Chiche ! Alors, peut-être bientôt…

   L’une de vos remarques précise avec justesse : « se pencher sur l'exigence de vos textes prend du temps ». Certes je suis conscient de cette difficulté et de cette exigence de lecture qui lui est coalescente. Ci-après, je cite un extrait d’« Écho d’une parole », texte relatif à un Poème de Nathalie Bardou que j’avais écrit en son temps à titre de commentaire.  Ne le prenez nullement à la façon d’une auto-complaisance, seulement une référence qui explique bien des choses :

  

   « ON parle d’une Nuit, d’une Nuit fondatrice que, sans cesse, menace l’irrésolution du dire, sa probable disparition dans les plis d’ombre et les recoins d’une conscience assiégée. Oui, assiégée, la conscience, tout comme le langage qui recule, cherche les recoins, se dissimule car paraître est subir la lumière du jour, entailler la chair qui, nuitamment s’est régénérée, ressourcée à la fontaine de l’obscur. Oui, les mots sont une chair fragile, une pulpe que, longtemps, ON retourne dans la conque de sa bouche. Il faut les maintenir dans l’espace étroit afin que le massif de notre langue, la physiologique, infuse dans la langue du poème ce que l’ON est en soi, cette attente de paraître avec la cimaise du front cernée des richesses de l’indicible. Seulement une lueur, seulement le jaillissement de l’étincelle, seulement le feu de l’intelligence et les mots peuvent regagner leur antre, là, dans la diagonale de suie où dorment toutes les significations du monde.

   Oui, TOUTES, ON les porte en nous les significations. Oui ON les abrite en-dedans les sèmes de la parution humaine. Mais l’art. Oui, l’art, cette manifestation qui s’exhausse des corps, de nos corps, pour témoigner du miracle d’être. Car les mots sont des morceaux, des fragments de la conscience. Car les mots sont des cristaux qui brillent de leur inextinguible flamme. ON le sent en arrière du front, le peuple des mots, ON les devine impatients de faire leur grésillement d’amadou dans la nuit des hommes. Ils portent les hommes. Ils les font tenir debout. Ils s’enchaînent au tube de leurs lèvres pour se dire en mode essentiel, par exemple, rosée, pierre, oiseau, nuage, femme, amour. Les mots sont des gemmes qui nous éclairent de l’intérieur, longues effusions qui crépitent le long de nos axones, subtils diamants à l’éclat infini qui parcourent l’eau de nos cellules, les ruisseaux de notre imaginaire, les cataractes de notre esprit. »

  

   La difficulté, lorsque les mots atteignent une certaine densité, c’est bien de former un tout compact, une structure homogène, une bogue qu’il est difficile de pénétrer. Expliquer le texte se heurte au problème de la synonymie, la plupart des synonymes entraînent une euphémisation du sens, si ce n’est une réelle falsification. Le travail, car travail il y a, est à accomplir par le Lecteur, la Lectrice et par eux seulement. Tout texte en sa première approche révèle un sens exotérique la plupart du temps aisément accessible. Cependant lorsque le niveau d’expression s’accroît, il s’agit d’une tâche ésotérique, laquelle demande un investissement sans partage de Celui ou Celle qui consent à faire cet effort. Je mesure l’importance de l’énergie qu’il faut assembler et donc je ne m’étonne nullement du peu de retours vis-à-vis de ces « morceaux de bravoure » si je peux employer cette expression « héroïque ». Mais là où la réception des textes devrait être bien plus facile (extraits de nouvelles, poésies, commentaires divers), un identique phénomène se produit et bien des textes demeurent en friche, comme si les phrases avaient été déversées dans un confondant Tonneau des Danaïdes. Ceci manifeste, à l’évidence, un désintérêt croissant pour la chose écrite, singulièrement pour celle qui se rapproche du style de l’essai. Les Réseaux Sociaux et, du reste l’ensemble de la société, inclinent de façon très nette en direction des activités ludiques, les jeux vidéo en constituant la figure la plus déconcertante.

   Quant à l’utilisation permanente et quasi hystérique de la Boîte Magique, smartphones et autres iphones, elle ne fait que traduire l’accoutumance à la facilité au détriment de conduites plus structurées, plus rationnelles, plus exigeantes. En bien des domaines de la culture et du savoir, les constats sont affligeants. Le niveau de langage des SMS et autres parleries des Socioréseauxphiles atteint le « degré zéro » de l’expression écrite. Et il n’est pas rare que des ouvrages de haute tenue, des essais de philosophie commis par des Agrégés qui brillent par la qualité de leurs recherches, que ces ouvrages donc pêchent gravement sur le plan de la maîtrise de l’orthographe, des notions élémentaires telles celles des accords des verbes et la pratique des conjugaisons, ceci venant gravement altérer la qualité de l’ensemble. Je ne sais s’il convient de s’en affliger ou de prendre le parti d’en rire. Nos ancêtres, candidats au Certificat d’Études Primaires, maîtrisaient bien mieux la langue que nos bacheliers et titulaires de maîtrises actuels. Sans doute le résultat du progrès et des innovations techniques de tous ordres qui ne sont que des machines à aliéner. Il semblerait que beaucoup souhaitent en faire leurs idoles, sinon leurs icônes. Le constat est si négatif pour qui prend la référence de temps plus accomplis que, sans doute, il convient de pratiquer la politique de l’autruche, de fermer les yeux et de penser à de plus évidents bonheurs.

   Certes Facebook n’est nullement l’Académie Française, si tel était le cas, nous nous en serions aperçus. En son temps, j’ai expérimenté des Sites d’Écriture avec quelque espoir que ces lieux dédiés à l’expression écrite puissent présenter une qualité suffisante. Mais là aussi, en dehors de quelques exceptions, ce qui est livré aux Lecteurs et Lectrices ou bien constitue une soumission à « l’air du temps », à l’ambiance maussade qui court ici et là, ou bien il ne s’agit que de textes insuffisamment aboutis sur le plan lexical et sémantique, l’orthographe étant quasiment en jachère. Peut-être, Christine, trouverez-vous mes critiques radicales. Cependant j’essaie d’avoir autant d’objectivité que possible (évidemment selon moi). Quand quelque chose me paraît bon, je dis « c’est bon ». Quand quelque chose me paraît mauvais, je dis « c’est mauvais ». Ce qui, loin d’être une lapalissade, suppose un examen sérieux de ce qui se propose à Soi. Vous aurez aisément deviné où s’inscrivent la plupart de mes jugements. Quant à la « frustration » supposée, plusieurs fois elle a été comblée par des réceptions très positives de mes écrits par des personnes de grande qualité, dont par pudeur, je tairai les noms. Un seul j’aime d’eux ou de vous récompense de nombreuses heures d’écriture vécues dans une ambiance quasi monastique. Je vous donne l’autorisation de rire de cette austérité voulue.

   Mon Blog sur Internet, lequel a eu pour nom pendant très longtemps « blanc-seing.net », qui vient d’être renommé « jean-paul-vialard.fr », bénéficie d’un intérêt soutenu, cependant les commentaires y sont rares, seul le quantitatif y apparaissant. Pendant quatre années j’ai publié de nombreux articles de littérature sur le Site « Exigence : Littérature », mais là aussi les Lecteurs ou Lectrices y étaient totalement anonymes. Si je ne suis à la recherche à tout prix d’une reconnaissance, je dois « reconnaître » que les réceptions positives de mes écrits sont toujours reçues avec le plus vif plaisir. Voilà la situation paradoxale des Écriveurs contemporains que nous sommes, nos textes circulent, par la magie d’Internet dans le Monde entier sur un simple clic, mais ces mots chutant bien vite dans un océan d’autres mots, il n’en demeure, la plupart du temps, qu’un vague halo que le vaste horizon médiatique s’empresse de gommer. Le fameux « Village Mondial » dont on ne cessait jadis de nous vanter les mérites, voici qu’il arase les cultures, efface les singularités, noie tout dans une masse indescriptible qui confine à l’image de quelque Chaos ou bien à la réitération du Déluge lui-même.

   Alors que signifie cette activité d’écriture intense, depuis vingt longues années, pratiquement sans interruption ?

 

Une passion ? Une obsession ? Une peur du vide ?

Un essai d’exister contre vents et marées ?

La revendication de l’ego en un pur solipsisme ?

La recherche effrénée d’un Sens ?

La manifestation d’une angoisse sous-jacente ?

Le combat contre le « sentiment tragique de la vie »,

 selon l’expression du Métaphysicien Miguel de Unamuno ?

Un essai d’enrayer « L’inconvénient d’être né », tel qu’exprimé par Cioran ?

L’avancée sur la piste de cet étrange Être heideggérien ?

Un essai de rejoindre l’Esprit Absolu hégélien ?

Une tentative de contribuer à faire émerger cette belle Unité Plotinienne ?

De rejoindre le lumineux royaume des Idées Platoniciennes ?

De tutoyer un peu de ce Moi Absolu de Fichte ?

De connaître l’ivresse des merveilleux Romantiques Allemands ?

De tâcher d’avancer, avec comme point de mire,

cette visée hauturière de l’Idéalisme Allemand ?

 

   Oui, il y a un peu de tout ceci et ces sublimes Idées sont le plus souvent l’Orient selon lequel je me détermine, sans jamais pouvoir en atteindre la pureté d’écume, cette pureté-vérité faisant le lit d’un Sens que l’on pourrait qualifier d’Essence plénière, fondement du sentiment d’exister avec quelque plénitude. Tout ceci constitue à l’évidence un maquis complexe dans lequel il est difficile de se repérer, jungle inextricable d’un syncrétisme en acte, ce dernier motivé par le concept d’Affinités qui a déjà été évoqué, lequel me paraît majeur.

 

L’Écriture et après ?

   Point d’orgue de cette activité ininterrompue, l’impression de 19 Tomes de 800 pages d’une « œuvre » intitulée « La chair du Milieu », dont le motif essentiel est le suivant :

  

    « La chair du milieu » n'est ni un roman, ni un essai philosophique, ni un propos sur l'art, ni une expérience d'écriture novatrice, ni une chronique des jours, mais tout ceci à la fois. Il faut l'aborder comme une œuvre de journaliste qui, chaque jour qui passe, note ses impressions sur le papier en direction de ses lecteurs. Affinités personnelles avec ce qui se dessine à l'horizon et mérite d'être abordé, approfondi et souvent analysé avec suffisamment d'esprit critique. » 

  

   Sans doute, chacun, chacune aura saisi la visée de la métaphore : la « chair » est le tissu même de l’exister, le « milieu » est le sens qui tisse la « chair », la met en tension. Comprendre et interpréter, au sens strict, c’est effectuer un chemin au travers de ces strates en direction d’une saisie de ce qui, dans la pure intériorité, se révèle en tant que ce qui est essentiel, la graine à partir de laquelle le fruit croîtra et s’épanouira en cette belle efflorescence qui est la joie même de regarder l’Intelligible, serait-ce dans l’effleurement.

   Le Tome 20 est actuellement à l’impression. Le Tome 21 est en bonne voie. Ces livres au format 15/21, sont réalisés à compte d’Auteur et constituent, pourrait-on dire, une « collection privée » dont certains d’entre vous, ici, sur Facebook ont eu à connaître. Quel intérêt me direz-vous de publier un si volumineux contenu dont le destin le plus effectif est de dormir à l’ombre des pages ? Mes plus fidèles Lecteurs et Lectrices s’y seront vraisemblablement risqués sur la pointe des pieds. L’un de mes Amis proches (c’est un pléonasme), me disait récemment : « Tu ne pourras pas tout relire » et, bien évidemment, c’est lui qui a raison. Au hasard des publications sur Internet de textes écrits au cours de ces années, je découvre à nouveau ces pages dont je n’avais plus guère le souvenir.

 

L’Écriture et après ?

 

   interroge le titre de cet article. Après l’acte d’écrire qu’advient-il sinon cette massive irrévélation d’un contenu devenu invisible ? Qui donc d’autre que moi pourrait s’en émouvoir ? Le sommeil de ces livres accompagnera mon sommeil définitif. Alors, témoigner ? Pour qui ? Pour quel motif ? Mes plus proches, s’ils ont consenti à lire quelques pages, renoncent bientôt à poursuivre cette tâche harassante.

  

   Un jour s’est levé, loin dans le temps. Une enfance a eu lieu avec ses joies et ses peines, avec très tôt un vif intérêt pour la Littérature, puis plus tard pour l’Art et la Philosophie. Littérature/Art/Philosophie, la triade qui a constitué la nervure d’une vie. Alors, presque au terme du voyage, des regrets ? des satisfactions ? une certaine fierté du labeur accompli ?

   Un Éditeur dont je tairai le nom a eu la gentillesse de m’attribuer le prédicat de « besogneux », s’empressant de rajouter que, pour lui, ce terme, loin d’être péjoratif, était bien au contraire laudatif. Je le crois foncièrement honnête, si bien que son point de vue coïncide avec le mien.

  

   L’écriture doit être une exigence de tous les instants, sinon elle se dilue dans les marges de la quotidienneté pour n’en jamais ressortir. Bien évidemment tout retour quant à la qualité de mes textes est empreint d’une nécessaire subjectivité. Mais je crois qu’il faut, à la manière d’une « Profession de foi » (vous pensez certainement à Rousseau, moi aussi), croire à la valeur de ce que l’on fait, que ce qui compte en définitive, c’est bien le ressenti qui vous anime en votre conscience la plus aiguë. Si l’un de mes commensaux vante un texte dont je suis mécontent, quel avis importe ? Le mien, bien évidemment puisqu’il convient de partir de l’origine de ce qui a été formulé, de prendre le recul nécessaire, d’avoir la vision la plus exacte de ces milliers de signes qui fourmillent sur le blanc de la page. En tout état de cause, c’est à moi qu’il revient d’être mon critique sans quelque concession que ce soit. L’on se connaît toujours mieux que l’on ne connaît l’Autre.

  

   Merci Christine de pointer sur mon écriture un index si bienveillant. Croyez bien que cette attitude de générosité et de bienveillance est un précieux viatique pour celui que je suis qui tisse ses mots comme l’araignée tisse sa toile. Que souhaiter au crépuscule de ces quelques méditations ? Eh bien que ce crépuscule, précisément, se colore encore longtemps de ces teintes merveilleuses de l’Automne, ma saison préférée, celle que je loge au cœur même de mes Affinités. L’Automne radieux telle l’écriture que l’on porte en Soi à la manière d’une joie qui, parfois, connaît ses propres illuminations. Alors la nuit, la terrible et belle nuit se dissout dans la clarté de l’Aube. L’Aube, oui, cet éternel recommencement.

 

                                            Affectueusement vôtre . JP.

 

  

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4 octobre 2023 3 04 /10 /octobre /2023 10:33
En méditation.

    En méditation

      Shitao

     Musée de Sichuan.

        Source : Philippe Sollers.

 

     ***

 

« Givre et neige ont beau refroidir ces rameaux

Ils laissent éclater leurs désirs cachés

Tronc noueux, branches dressées rabotées par les ans :

Coeur de vacuité relié à l’immémoriale origine

Ensorcelé l’homme en vient à confondre bronze verdi et chair ardente !

Ébloui par mille gemmes naguère tombées du ciel

Comment alors réprimer les cris qui jaillissent

Hommes et fleurs participent de la même folie ! »

 

Shitao.

 

 

Se laisser aller à la vision.

 

 

Paysage surgi de nulle part

Comme s’il existait de toute éternité

Teinte douce si proche

De la rose-thé

De l’émail adouci

Du camaïeu

On effleure la lumière du céladon

On tutoie le clair épaulement de l’amphore

On vogue au-dessus d’une argile

Qui aurait longtemps séjourné

Dans les mailles alanguies du temps

Manière d’usure

Qui dirait la dignité des choses antiques

Leur venue à nous

Dans le labyrinthe de la mémoire

 

Parfois un simple renforcement de la teinte

Mais dans l’atténuation

L’à-demi proféré

L’évocation plutôt que la  verticale affirmation

Ce bleu à peine parme

Pareil à la lumière cendrée de l’aube

Lors des matins d’hiver

Puis ce bleu plus soutenu

Vibration dont s’élèvent

Les triangles des rochers

Avant-dire des Monts en leur vivante symbolique

On dirait des glaciers levés dans quelque contrée boréale

Peut-être la Simplicité

Est-elle boréale

Uniquement boréale

 

Les ogives des Monts se confondent

Avec ce qui paraît être

Leur fondement

Cette pâte lumineuse du ciel

Où repose la subtile Harmonie

Jusqu’ici tout dans l’évanescence

L’éveil imminent

La parution discrète sur la scène du monde

On est tenus en haleine

Sur le penchant de quelque révélation

Mais peut-être la révélation

Est-elle encore celée

Contenue en nous

Plus que dans cela qui nous fait face

 

On est d’abord au Ciel

Dans le libre espace de sa contrée

On est au-dessus de Soi

On est flottement

On est sans limites

 

La Terre est loin qui fait sa sourde rumeur

On croirait le bruissement de l’insecte

Depuis la densité de son bloc de résine

Du reste la vision en possède la douce incantation

La texture d’un miel

Son épaisseur

Cette étrange matière translucide

Qui fascine

Comme le ferait la clarté d’un vitrail

Dans le trajet d’un premier soleil

 

Ces teintes liées

Accordées

Sont la condition même de notre propre unité

De notre perception immédiate

D’un paysage qui se donne à voir

Dans la pureté d’un paraître

Ici s’effacent toutes les turbulences

Toutes les contrariétés du sol

Tous les parcours complexes

Les nœuds

Les intrications

Les ligatures qui aliènent

Les entraves qui privent de liberté

 

Ici tout dans une singulière évidence

Les choses s’enchaînent sans laisser paraître

Quelque lien laborieux

Quelque articulation qui en ralentirait

Le naturel emboîtement

Tout se donne dans la fluidité

L’entente

Manière de chœur où tout conflue

Et se rassemble en un faisceau de sens

 

Des collines à peine affirmées

Evoquées plutôt

Montent du sol comme pour en dire

La merveilleuse célébration

Quelque chose d’un office sacré

Semble s’y inscrire en retrait

Une voie s’y dessiner

Qui demande la confiance

La douce attention

La disposition à être selon l’essence de la Nature

Cette éclosion si peu apparente

Que nul ne s’en soucie plus

Que nul n’en perçoit la modulation

Purement prodigieuse

 

Il faudrait être

Un tout jeune Enfant

Un Saint

Un Artiste

Un Sage

Pour en percevoir la tranquille puissance

La force de métamorphose

Mais tout y est contenu

A même l’immobilité

Les forces y sont internes

Qui sont à l’œuvre

Pareilles à un feu couvant sous la cendre

 

C’est cette énergie libre

Qui court le long de la crête des collines

Qui fait son inaperçue reptation

Dans l’âme du bois

Où se tresse le devenir de l’arbre

L’Arbre ce génie tutélaire

Sous lequel nous nous réfugions

Sans bien comprendre

La nature abritante de ses ramures

De ses larges frondaisons

 

Comment donc habiter

En Poète sur cette Terre

Sans accorder une vue attentive

A sa donation noueuse

A son écorce rugueuse pareille à la peau du reptile

A l’éclatement de ses aiguilles

(Polyphonie du sens)

Dans l’air qui vibre de cette irisation

De cette rencontre

Du Nécessaire et du Fortuit

(Nécessité est l’arbre - Fortuite notre rencontre avec lui)

L’Arbre est cette décision de croître

Qui s’insinue dans les lames d’air

Les fait à sa mesure

Mais dans la souple inclination

Dans la concorde

Non dans le geste impérieux de dominer

 

Rien ne domine dans la Nature

Tout se mêle à tout

Avec le rythme ancestral des choses justes

L’épanchement d’un liquide

D’une jarre dans une autre jarre

Sans à-coups

Sans rupture

Une simple fluence

Le chant d’une herbe

Dans le jour qui paraît

 

A la confluence du tronc

Et d’une branche maîtresse

Un Lettré en méditation

Si discret qu’on aurait pu le croire

Une simple excroissance végétale

Un bourgeon placé là

Qui attendrait son dépliement

Ce parti pris

De la venue à l’être

De l’homme de sagesse et de culture

(Mais d’une culture à proprement parler naturelle

Faisons fi de l’oxymore)

Cette à-peine présence signe

La belle discrétion avec laquelle

L’âme orientale se confie à la Nature

Avec respect

Avec poésie

Avec tact

Avec

 

Sans doute faudrait-il que la parole s’épuise

Que ne demeure qu’un silence

Traversé d’un souffle

Qui dirait l’alternance des choses

La chute libre des heures

La vie la mort la vie la mort

Puisque tout s’illumine et s’ombre

Puisque la brume va et vient

Puisque la vapeur s’exhale de la bouche et se retient

Puisque les nuages sont là et ne sont plus là

 

Le Méditant l’avons-nous suffisamment

Pris en garde

Lui qui donne au paysage

A la présence des choses

Aux monts élevés

A l’air qui vibre

La juste mesure

D’une intelligence

Qui les vise

D’une conscience qui les révèle

En ce qu’ils sont

Des constellations de l’être

De brusques apparitions

Qui se dévoilent

Puis se voilent

C’est bien le Méditant

Qui fabrique les choses

Et les maintient dans leur paraître

Tant qu’il leur accorde attention

 

Qu’est donc un Lettré

Sinon un Gardien du Langage

Qu’est donc le Langage

Sinon ce qui porte à la présence

Révèle et imprime un sens à tout ce qui est

Qu’est donc être là

Sinon précisément

Déployer son être

Là dans la durée

D’un venir-à-soi

D’un venir-au-monde

 

Derrière le Lettré

Derrière l’arbre

A la limite d’une parution

La maison

Ou plutôt

La cabane

Ou plutôt

La hutte

Le domaine presque imperceptible

De l’habiter

Le retrait de toute chose

Le discret

Et pourtant

L’Essentiel

Que serait donc l’homme privé de la caverne primitive

De la hutte de branches

Du logis où trouver repos et réconfort

Que serait-il sinon

Une errance sans but

 

Modeste le logis

Simplement un accueil

Une natte au sol pour dormir

Une cruche d’eau pour se désaltérer

Quelques fruits

Un vase pour les ablutions

Une FENÊTRE surtout

Que la Nature emprunte

Que le paysage franchit

Afin que le trajet

Du Lettré au Cosmos

Soit en ligne directe

Sans médiation qui en atténuerait les mérites

Homme-Paysage

Un seul et même monde

Un être multiple assemblé

En son unicité

Le tout du Monde joint

En un même lieu

Uni dans un même esprit

Condensé en une seule âme

 

Mais ceci

Ces représentations

De la sérénité

De la paix

Du sublime

Du spirituel

Nous les avons parcourues à l’aune

De nos yeux d’occidentaux

A la mesure de notre regard hespérique

Que nous faut-il pour

VOIR

Autrement la réalité des choses

La densité

La plénitude dont elles sont atteintes

Nous doter d’une vision orientale

Celle du dépouillement de Soi

Est-ce cela qui fait défaut

Cruellement défaut

Est-ce cela

 

***

 

 

Autour de …

 

(quelques commentaires du poème)

 

 

« Givre et neige ont beau refroidir ces rameaux

Ils laissent éclater leurs désirs cachés »

 

  

  Plus fort est le rayonnement de la  Nature (givre & neige), plus fort le désir de paraître au grand jour de ce qui s’y trouve (les rameaux) présent à la manière d’une absence. Ces minces branchages parlent, pensent, ressentent, éprouvent des émotions, endurent des sensations. Bel animisme qui traverse tous les êtres, fussent-ils les plus discrets, les plus ténus, ces modestes rameaux dont nous oublions jusqu’à l’existence, en saisirions-nous entre les mains les complexités végétales. C’est ainsi, les hommes dans leur belle insouciance, leur naturel égocentrisme, longent les choses en tant que Sujets toisant d’imperceptibles objets. Rien ne les distrait d’eux-mêmes, les hommes, ils sont si exaltés, si attentifs à leur propre présence que tout ce qui n’est pas eux se dote du caractère de l’évanescent, de l’imperceptible, parfois du nul et non avenu.

   Alors il faut la médiation du pinceau, la subtilité d’une couleur, la juste insistance d’une teinte, le pointillisme de l’instant, l’à-peine advenu de ce qui émerge du fond des choses pour enfin apercevoir toute la majesté de ce qui se dissimule et ne demande qu’à paraître. Tout regard converti à la vérité de la peinture se dote d’une soudaine profondeur comme s’il pénétrait sans difficulté aucune jusqu’au cœur de la matière, au foyer de l’être qui irradie et déplie le singulier événement qu’il est. Car toute chose, l’arbre, la montagne, la dalle brillante du lac, la brindille noire de la fourmi, la graminée dans la rosée du matin, la trace de poussière, l’empreinte du scarabée dans le sable, tout prolifère de sens et exulte tant et si bien qu’il y a comme un vertige qui s’empare de l’observateur, ce vertige que, parfois, l’on nomme « poésie », qui n’est que l’aptitude à décrypter l’invisible dans la sourde densité du visible. Ce qu’ici le visible (Givre et neige) s’ingénie à dissimuler, l’invisible (leurs désirs cachés) se donne à voir comme toutes choses du monde : cette réalité complexe, multiforme, étagée, stratifiée dont nos yeux, le plus souvent, ne voient que la croûte superficielle non les sédiments qui en composent l’intime texture. L’art est cet étonnant médium qui, radiographiant toute chose, la révèle en son essence, à savoir dans la totalité de son être, non dans son apparence, sa pellicule sensible de surface, mais toute la dimension de sa spatialité, de sa profondeur.

 

« Tronc noueux, branches dressées rabotées par les ans »

 

   Tronc noueux, c’est encore prolonger l’animisme, conférer à l’arbre le statut de la présence humaine. Combien de vieux Existants « courbés sous les ans » nous émeuvent à l’incroyable mesure de leur longévité, de leurs déformations qui ne sont que les scansions de l’écoulement temporel, les excroissances de leurs joies et peines, la topographie par laquelle se dit le parcours le long d’un hasardeux destin.

   Branches dressées, comme sont dressées les esquisses humaines dont la verticalité dit la transcendance, l’échappée provisoire du sol, l’essai de hisser l’oriflamme dont ils feront l’emblème à suivre, à porter haut tant qu’il leur sera consenti de le faire à la force de leur conscience, ce ressort tendu, ce tremplin comprimé en attente d’un bond en avant, d’un projet à soutenir, d’une réalisation à porter à son bel accomplissement.

   Rabotées par les ans et ici surgit l’activité artisanale du Démiurge qui façonne hommes et temps, espace et actions afin que leur itinéraire ne soit nullement vain, que s’y inscrive la beauté d’un travail, la finalité d’une œuvre à poser dans un horizon lumineux à la seule aune de cette perspective.

   Combien ici, dans le travail patient de Shitao, se laisse mesurer la mise en forme spatio-temporelle de l’exister que traverse l’invisible présence de la métaphysique, ce soubassement de toute chose qui échappe à tout essai de représentation, sauf à en estimer la possibilité dans ce moirage, cette diaprure, cette irisation au gré desquels se dit l’esthétique en sa fragile émergence.

 

« Coeur de vacuité relié à l’immémoriale origine »

 

   Ici sans doute se donne à lire la phrase-pivot autour de laquelle tourne tout l’extrait. Tout en part, tout y aboutit. Alors il faut mettre en relation avec la parole de Lao-Tseu dans le Tao-tö-king :

« Qui est parvenu au comble du vide garde fermement le repos. »

 

   Que cherche donc le Lettré dans sa méditation, sinon parvenir à ce vide qui lui assurera l’entrée dans la plénitude. L’utilisation du paradoxe (Vide confronté au Plein) est l’une des subtiles manières du Taoïsme de s’engager sur la Voie et d’en éprouver toute la richesse, d’en ressentir toute la puissance. Libérer l’esprit et le cœur ne s’obtient jamais qu’en s’excluant des nécessités mondaines (le Vide) pour y substituer la démarche simple et juste (la méditation, la contemplation) qui, seules, délivrant l’âme des habituelles pesanteurs qui l’aliènent lui procurent cette inestimable liberté au fondement du décryptage du mystère du vivant (le plein) autrement dit le surgissement dans l’espace de la vérité dont la possession seule donne accès à l’être authentique des choses en même temps qu’au sien propre. Et posséder ce Coeur de vacuité c’est remonter en direction de l’immémoriale origine, là où se trouvent la source et la ressource de toute chose.

 

« Ensorcelé l’homme en vient à confondre bronze verdi et chair ardente !

Ebloui par mille gemmes naguère tombées du ciel »

 

   Au sens strict, Shitao attache à ces rameaux l’image des prunus qui, en dépit du froid et de la neige, vont bientôt révéler leur chair ardente (les fleurs des prunus), cette insistance à apparaître prenant valeur d’allégorie où résistance et espoir impriment une tension qui n’est autre que celle de la vie à s’éployer, à croître, à lutter contre les atteintes de la bise et l’appel de la mort. Et ces mille gemmes ne sont que ces cristaux de glace qui contenaient en eux, métaphoriquement, c'est-à-dire poétiquement, la voie d’un ressourcement, celui de la Nature en sa polyphonique profusion.

   Mais sans doute convient-il, dans une esquisse plus hespérique que levantine, d’interpréter ces deux vers selon une tout autre signification, ressortissant à l’esthétique, au pur rayonnement de la beauté de l’œuvre d’art. Car toute présence artistique arrache chaque chose à son immanence pour la porter sur les fonts du sacré, tant l’origine des œuvres remonte à leur source religieuse.

   « Ensorcelé l’homme en vient à confondre ». L’homme sous l’emprise d’un sorcier, celui qui, étymologiquement, « jette un sort, ou qui dit le sort » (Littré). Jeter un sort ne revient-il pas à y deviner les attributs des dieux, dire le sort à l’oracle qui fixe le destin ? Ici l’on voit bien combien la simple relation de l’homme à la nature est dépassée, comment elle s’inscrit dans l’orbe d’un sur-naturel, d’une sur-réalité, presque d’une mystique ou bien d’un acte inaccessible dont l’origine demeure mystérieuse, celée sur sa propre énigme. Et l’art en son essence est cette énigme qui vient nous atteindre de plein fouet, nous ôtant tout libre arbitre, toute possibilité de dialoguer avec l’œuvre d’égal à égale. Pour autant nous ne sommes nullement annihilés, simplement reconduits à notre propre dimension au regard de ce qui toujours nous dépasse et nous enjoint de le rejoindre : l’Art, la Beauté, le Sublime.

   Il y a nécessaire décalage. Il y a un saut. Il y a changement de régime ontologique. De la vérité du sol on passe à la vérité du hors-sol puisque l’invisible est le domaine de prédilection de la chose créée. Elle nous regarde depuis la hauteur de sa cimaise alors que nous ne sommes que cet étrange vis-à-vis pareil à Œdipe interrogé par le sphinx. Nous sommes questionnés mais n’avons nulle réponse, nul lieu où nous réfugier, nous sommes « ensorcelés » et nous venons « à confondre bronze verdi et chair ardente », en langage clair à ne plus distinguer l’œuvre d’art (ce bronze verdi), de cela même qui l’a motivée, (cette chair ardente, ce derme de la nature, ces monts et collines, cette brume, ce prunus jeté dans l’espace, ce Lettré si minuscule qu’il se confond avec l’arbre qui le porte, cette hutte sur le bord d’une disparition).

    Métamorphose de la Nature en cette autre nature esthétique qui en est l’écho sublimé, tout comme cette neige de janvier qui s’habille du luxe des pierres précieuses, genres de diamants aux fascinantes facettes, infinité d’esquisses et de perspectives d’une œuvre lorsqu’elle nous ravit à nous-mêmes et nous emporte bien au-delà des idoles et icônes de la vie quotidienne. Sortant du Musée où nous avons été saisis par la magie des œuvres, nous sommes comme ces « mille gemmes naguères tombées du ciel », il nous est nécessaire de disposer d’un temps d’accommodement afin de nous reconnaître dans notre relation ordinaire aux choses.

 

« Comment alors réprimer les cris qui jaillissent

Hommes et fleurs participent de la même folie ! »

 

   Revenant au tissu même du poème, à la situation qu’il met en place, nous comprenons immédiatement l’état d’âme de ces hommes, mais aussi de ces fleurs qui tressent un hymne vibrant, chantent une ode, lancent leurs cris dans l’éther afin que soit remerciée la Nature, cette Divinité qui, le plus souvent, est laissée dans l’ombre en raison de l’ordinaire dans lequel s’inscrit, nécessairement, toute destinée. Cris qui fusent de toutes parts, cris homologues à la turgescence du végétal, du vivant en sa prodigieuse expansion. C’est de folie dont il s’agit, tel prédicat venant tout naturellement sous le pinceau du Lettré. Qu’est-ce que la folie sinon la sortie du réel, la démesure de l’imaginaire, l’oscillation du délire, la perte des sens dans la sublime confusion ?

   Oui, la sublime confusion et tant mieux si l’oxymore sème le trouble. La folie est ce feu duquel surgit toute œuvre d’art portée à son incandescence. Il y faut le génie. Il y faut les assauts du peyotl, les traits vertigineux de la mescaline, les déflagrations du LSD, les hallucinations du hachich, le retrait de soi dans la sensation pure, l’accès à une source virginale dépolluée de ses atteintes mondaines. La création est cet acte mystérieux qui appelle un autre univers, traverse la conscience et débouche dans cet indicible au terme duquel l’art devient réalité, devient plus réel que le réel, autrement dit s’annonce sous les auspices d’une indépassable vérité. Alors, maintenant, les deux derniers vers de Shitao prennent toute leur dimension d’expérience spirituelle hors du commun. Ce que contient leur sens, de déraison, d’exubérance, de sortie hors de soi (cette brusque explosion du végétal se libérant de sa gangue hivernale pour connaître, bientôt, le généreux dépliement printanier), se trouve à même l’œuvre peinte.

   Certes affirmer ceci d’un seul trait de plume ne laissera d’étonner. Comment la folie pourrait-elle jaillir, se montrer sous la figure du cri, alors que tout, dans ce sublime paysage, appelle l’harmonie, l’entente avec soi-même, la plénitude dont l’être se vêtant demeure dans la sagesse et l’équilibre ? Il semblerait y avoir contradiction entre l’apparence apaisée de l’œuvre peinte et le poème lyrique, exultant, qui lui sert de commentaire.  Mais l’antinomie n’est qu’accidentelle et ressort à l’entente du vocabulaire tel que le titre nous le donne à connaître : « En méditation ». Dans ce que la perception commune a d’instinctif, se loge une appropriation de ce terme dans une manière d’euphémisation du sens, comme si « méditer » ne pouvait recevoir que l’empreinte d’une noble tranquillité que rien de fâcheux ne semblerait pouvoir atteindre. Pour la plupart des observateurs, le Méditant apparaît comme celui qui, s’étant extrait du monde et de ses turbulences, est devenu hors d’atteinte et, dès lors, la folie, le cri sont à des années-lumière de sa sérénité. Mais entendre « méditation » en ce sens revient à lui ôter tout le lent et profond travail d’accomplissement par lequel le Saint, le Sage, le « Philosophe en méditation » (de Rembrandt) parviennent à eux-mêmes dans la profondeur, à savoir dans la lumière d’une lucidité qui, parfois, confine à l’éblouissement, à la puissance de la foudre, à la violence de l’éclair.

   Ce qui paraît trompeur dans la compréhension de l’exercice méditatif, c’est que, la plupart du temps, nous n’en percevons que la forme achevée, le terme de l’itinéraire au sein duquel s’inscrivent un bien être, une détente, un sentiment de possession de soi, l’apparition d’une forme achevée qui ne saurait tolérer la moindre atteinte quant à cette nouvelle intégrité de la personne enfin révélée à elle-même. Ainsi la « confession » d’André Gide dans « La Porte étroite » :

 

    « Depuis ce matin un grand calme. Passé presque toute la nuit en méditation, en prière. Soudain il m'a semblé que m'entourait, que descendait en moi une sorte de paix lumineuse, pareille à l'imagination qu'enfant je me faisais du Saint-Esprit. »

  

   Seulement le Saint-Esprit, fût-il  révélé au grand jour, ne porte-t-il qu’une image idyllique dont serait exclue toute forme d’inquiétude se dessinant en lui ? Il n’est nullement indifférent que les attributs de l’Esprit-Saint se déclinent sous les espèces de l’eau, de l’onction, du sceau, de la main, mais aussi du feu, de la nuée, de la lumière. Feu, nuée, lumière qui peuvent se vêtir des oripeaux d’une angoisse fondamentale, d’une peur primitive à la limite d’une animalité instinctuelle, cet étrange frémissement, cette sorte de convulsion de ceux qui approchant de la Divinité (le Saint, le Sage, l’Artiste) en ressentent la confondante présence absolue, ce mystère, cette terreur auxquels Rudolf Otto a donné précisément le nom de « mysterium tremendum ». Altérité verticale, abrupte, inconcevable exerçant, à la fois, fascination et terreur. Le tremendum se manifeste à la hauteur d’une épouvante, laquelle naît à l’idée même de notre effacement devant l’objet numineux, son inaccessibilité, sa redoutable fascination qui peuvent nous attirer comme dans un piège, jusqu’au délire dionysiaque doublé d’une répulsion reconduisant à la condition subalterne de créature. Alors le moi s’anéantit et se prosterne devant la réalité transcendante qui le domine de toute la hauteur de sa puissance. Ainsi le Saint devant Dieu, le Sage face au surétonnement philosophique, l’Artiste en regard de l’abîme qu’ouvre devant lui la possibilité du chef-d’œuvre.

   Pour cette raison, ne voir dans la méditation qu’un simple exercice de détente et de bien-être est la réduire à n’être que peau de chagrin. La vraie méditation est bien plus que cela, qu’un simple divertissement offert à l’honnête homme du XXI° siècle. La méditation est une interrogation en profondeur des malaises de notre temps, elle est posture existentielle mais aussi spirituelle selon laquelle l’esprit doit sonder, en soi, les ressources nécessaires à la poursuite et à l’accomplissement d’une éthique. Ainsi, toute méditation bien conduite, toute œuvre d’art aboutie  portent en elle les traces originelles de ces séismes : la mort de Dieu, mais aussi son impossible connaissance, les non-sens ontologiques, les grands drames humains (la Shoah, les pogroms, les génocides, les barbaries ordinaires qui sont pléthore), seule cette méditation que l’on pourrait nommer « fondamentale » s’essaie à se confronter au Nihilisme des Temps Modernes, à sa fonction technique, calculante qui biffe les traits de l’humanité en même temps qu’elle voile la parution de l’Être, autrement dit de la totalité de l’étant par laquelle nous devrions être concernés à chaque seconde de notre vie. De la bonne conservation des étants, de la dignité de l’être qui à chaque fois en anime la parution, nous devrions nous rendre Les Gardiens afin que chaque chose considérée en son propre aménage pour les Vivants, pour la Terre, les conditions mêmes d’un possible destin qui soit le tout autre du tragique et de l’immarcescible finitude consommée avant que de paraître à son heure.

   Il semble que la seule voie que puisse atteindre la méditation soit celle indiquée par Fabrice Midal, ce Philosophe des profondeurs qui l’inscrit dans une constellation pensante qui lui donne toute sa valeur et la valide en tant que l’une des activités les plus fécondes de l’esprit. Ecoutons le Magazine « Les Inrockuptibles » en dresser le portrait :

 

  « Fabrice Midal, écrivain et éditeur, l’un des plus importants enseignants de la méditation en France, a axé son travail philosophique à partir d'une réflexion sur Auschwitz qu'il considère comme un “séisme absolu  dans l'histoire de l'Occident” (Auschwitz, l'impossible regard - Seuil). Face à cette faillite de la rationalité, Fabrice Midal, marqué par la pensée de Heidegger, voit dans la méditation, comme dans la poésie ou l'art, une ouverture, la possibilité d'une renaissance hors du monde glacé du calcul et de la rentabilité. »

 

   Alors comment mieux résumer ce qui se présente en tant que réflexion parfois abyssale, mais aussi en tant que responsabilité personnelle sinon à la façon d’une ascèse intellectuelle tout entière orientée vers une prise de conscience lucide des choses qu’en citant, à nouveau, ce penseur éclairé qui habite le monde en Poète. A savoir en sa vérité :

 

« Méditer, c’est habiter la possibilité d’un questionnement infini sur l’énigme qu’est pour tout être humain le fait de vivre. »

 

   La sagesse chinoise que l’art de Shitao nous restitue avec une belle limpidité ne semble nous dire que cela !

 

  

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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26 septembre 2023 2 26 /09 /septembre /2023 09:27
Du retour de Soi à Soi

Autoportrait

Léa Ciari

 

***

 

   La belle œuvre de Léa Ciari est, ici et là, parsemée de subtils jeux de miroir. Ce choix, loin d’être gratuit, se donne tel un questionnement profond de l’habituel et incontournable triptyque : Soi, les Autres, le Monde. Du reste cette tripartition s’inscrit-elle, à la manière d’une anaphore, dans bon nombre de mes questionnements métaphysiques. Bien évidemment, nul n’en peut faire l’économie. Plutôt que de nous livrer à la richesse infinie du symbolisme du Miroir, focalisons notre attention, en premier, sur la dimension d’Altérité dont, toujours, il interroge le ténébreux mystère. Et citons la remarque, « réflexive » pourrions-nous dire, adressée à Alcibiade dans le dialogue éponyme de Platon :

   « Tu n’as pas été sans remarquer, n’est-ce pas, que quand nous regardons l’œil qui est en face de nous, notre visage se réfléchit dans ce que nous appelons la pupille, comme dans un miroir ; celui qui regarde y voit son image. »

   Troublante remarque qui, quelques siècles avant « Huis Clos » de Sartre, pose le Regard de l’Autre comme condition de possibilité de notre propre identité, partant de notre effective présence au Monde, de notre liberté. Certes le constat sartrien n’est nullement angélique et il reflète un fond de vérité qui teinte de tragique la toile de la condition humaine. L’Autre m’aperçoit-il dans une perspective dévalorisante et me voici autorisé à dire, tel le Héros sartrien :

   « Tous les regards qui me mangent… Ha, vous n’êtes que deux ? Je vous croyais beaucoup plus nombreuses. Alors c’est ça l’enfer. Je n’aurais jamais cru… Vous vous rappelez le soufre, le bûcher, le gril… Ah ! Quelle plaisanterie. Pas besoin de gril : l’enfer c’est les autres ». 

   Mais nous ne nous attarderons guère dans les parages de l’enfer, tâchant seulement d’extraire, de cette surprenante image, quelques significations qui en parcourent la surface dans une manière de discrétion heureuse. Car, d’abord, il nous faut décrire, comme un geste de déblaiement préalable à toute compréhension de cette œuvre. De cette œuvre au caractère immédiatement énigmatique. La pièce est dans le gris, douce teinte médiatrice, tout juste posée entre bonheur et tristesse, entre mélancolie et amorce d’une joie, entre jet de Soi-hors-de-Soi et retour en ses entours les plus proches, ses plis les plus secrets. Tout n’est que déclinaison de lumière en ses plus subtils affleurements, une soie, une cendre, un duvet, une onctuosité balsamiques.

   Nulle inquiétude ici, nul Enfer qui viendraient assombrir le déroulement de la journée. Le cadre du miroir est de neige, de pure blancheur, de virginité doucement suggérée. Comme s’il s’agissait d’une aube nouvelle, d’un genre de commencement du Monde, peut-être d’une Naissance à Soi dans le secret de la chambre. Et, soudain, nous pensons au beau titre du livre de Xavier de Maistre « Voyage autour de ma chambre », cette « pérégrinante rêverie » d’un chantre intimiste versé aux confidences tout empreintes de romantisme. L’amour du petit rien s’il peut toutefois trouver à se symboliser.

   Nulle inquiétude qui percerait, trouerait le tissu du réel. Bien plutôt une confiance dans la vie, une ouverture, une disposition à quelque plénitude sise dans un horizon proche. Le tulle léger d’un rideau, la consistance d’une mousseline se déploie dans la diagonale heureuse du miroir. Dans la glace, le reflet de quelque mobilier familier, un naturel refuge où s’assembler en Soi, estimer l’irréfragable de sa position exacte parmi les confluences, les mouvances de la réalité, ce fleuve impétueux, ce flux continu, ce constant murmure, cet égarement parmi les choses en fuite d’elles-mêmes. Et là, comme enchâssée dans le luxe d’un coffret, la pente tout en douceur du portrait de l’Artiste. Une manière de sourire en coin, un genre de complicité, de rayon dirigé en Soi, pour Soi, multitude heureuse du Simple et de l’immédiatement advenu. Existerait-il geste plus précieux que celui de cette synchronie de Soi à Soi, un rythme unique, seulement connu de Soi, un faible murmure, la coulée en Soi d’une eau primale, mais avant le surgissement du cri, avant le déchirement de la toile existentielle où sourdent, tel le bruyant essaim, les tumultes assemblés du vivant en sa plus grande démesure.

   Oui, le Soi est répétitif, itératif, il se dessine tel un impératif existentiel. Mais ne vous y trompez pas, il n’est le reflet de nul solipsisme, il n’est le miroitement de nulle perte en Soi, bien au contraire il est simple disposition à tout ce qui va advenir, l’Autre, la Nature, l’Esprit et même la contingence de l’objet quotidien, le fait inaperçu, le souffle d’air roulant au sommet de la colline. Car, avant de se projeter hors-de-Soi, il convient d’être à l’aise avec Soi, d’y avoir creusé sa niche, d’y avoir découvert la texture droite d’une Vérité ou, à tout le moins, d’une possibilité d’y accéder. Là seulement le Monde se donne à Soi telle l’Altérité à laquelle on pourra faire face, cherchant à y reconnaître toutes les belles virtualités découvertes en pleine conscience dans son habitat primordial, celui qui, encore à l’abri des pollutions de tous ordres est une chair neuve, disponible, bienveillante, éveillée à la multiplicité des phénomènes, à leur manifestation qui, suivant les jours, s’orne de lumière, se teinte parfois d’ombres longues.

   Mais, jusqu’ici, nous n’avons parlé que du reflet, non de Celle qui en est l’émettrice, qui en autorise la parution. Le massif de la tête est plongé dans une demi-obscurité, lieu de tous les simulacres possibles, mais ici, l’image vraie du miroir vient en chasser tout ce qui pourrait être mensonges ou faux-semblants. La coiffure est haut levée, les cheveux assemblés en chignon. Le visage est à peine perceptible, plutôt deviné que saisi en sa réelle épiphanie. Mais il n’est nullement équivoque. Il n’est nullement cette « inquiétante étrangeté » de Sigmund Freud apercevant le reflet paradoxal de son propre visage dans la vitre du train. Non, loin de ceci, il est assagi, seulement livré à l’exercice de la méditation sur Soi, sur le geste d’introspection qui est l’acte propédeutique antérieur à toute connaissance de Soi, cette énigme, cette Isis dont il faut soulever le voile, cette Nature qui toujours « aime à se cacher » selon les propos d’Héraclite, cet Être qui fuit toujours là-devant, cet Être non déployé qui ne se dévoile qu’à titre de son immédiat voilement. C’est, sans nul doute, cette réticence, cette dissimulation, ce rébus de l’Être universel et de son Être singulier dont l’Artiste est en quête car, ne le serait-elle, et l’image dans le miroir s’effacerait et, n’ayant plus de vis-à-vis, n’ayant plus d’écho, n’ayant plus de résonance, c’est de son statut d’Existante même dont il serait question, de sa possible disparition, de l’ouverture du Néant en tant que ce nihilisme achevé dont, depuis longtemps déjà, de sombres mais lucides penseurs se sont fait les aruspices.

   Et maintenant, il nous faut proposer d’autres clés de lecture plus audacieuses, plus hypothétiques, se destinant à d’autres possibles de la pensée. Il nous faut poser quelques unes des perspectives du « regard en ce qui est » pour reprendre la belle formule heideggérienne. Ce rayon de vision partant de Soi, explorant le vaste Monde, nous lui donnerons les trois perspectives suivantes :

  

Regard distal d’ordre esthétique

Regard médial d’ordre psychique

Regard proximal d’ordre métaphysique

 

   Ce sont là, nous semble-t-il, les voies adéquates pour percer cette surface miroitante qui risquerait de nous égarer sur des « chemins qui ne mènent nulle part », nouvelle référence heideggérienne. Mais nous aurons recours à un schéma qui synthétisera les quelques concepts qui seront développés à la suite.

Du retour de Soi à Soi

   Ce qui, d’emblée, paraît évident, ce sont les destins radicalement différents de ces formes plurielles.

   Le regard DISTAL parcourt de longues distances pour se dissoudre à même le Monde. Ce regard est comme la pointe acérée d’une flèche qui, traversant le miroir des apparences et des illusions, ne s’épuisant jamais dans l’acte de son jet, voulait tout connaître, tout inventorier, tout découvrir. Mais le Monde est vaste, mais le Monde est infini en lequel il finit par s’immoler, certes chargé d’une kyrielle d’images dont, jamais, il ne pourra exploiter la riche moisson. Pour le Voyeur, ce regard est perdu, il s’abîme à même le procès de sa contemplation.  Son unique motif est esthétique, il ricoche de formes en formes sans en retenir aucune, occupé qu’il est à glisser sur l’épiderme des choses, nullement à en connaître la profondeur.

   Le regard MÉDIAL, lui, fait l’économie d’un voyage au long cours. Partant du Voyeur, il fait halte au contact de ceci même qui l’attire et le fascine. Devant lui, telle la surface brillante d’un lac baigné de lumière, l’éclatante glaçure du Miroir, son étincelant mystère. Comment aller au-delà, comment franchir ce qui s’illumine du feu de ses désirs ? Å ceci, à ce renoncement, il faudrait pouvoir faire appel à la puissance de la volonté, mais la force fait défaut, mais l’immédiat requiert le Regardant avec une belle et inépuisable vigueur. Alors, tel un Pèlerin parvenu au terme de son voyage, si près de ce Sacré qui l’appelle, Celui-qui-voit ne consent plus qu’à cette halte qui deviendra le lieu même de sa perte. Et ici, comment ne pas évoquer le fameux « Stade du miroir » auquel Lacan a donné son plein développement ? Si, pour l’enfant en quête de sa propre identité, l’image spéculaire est le médiateur qui assemble en un seul lieu les fragments épars d’une conscience qui commence tout juste à bourgeonner, aboutissant ainsi à cette joie, à cette « assomption jubilatoire », un tremplin pour l’exister, a contrario pour le Regardeur-Narcisse ébloui par la réverbération de son ego, le trajet sera, celui, terminal, d’une chute dans le miroir, autrement dit d’une aliénation à qui-il-est, cette cellule monacale close sur elle-même où ne parvient même plus le lointain bruit de fond du Monde. Son unique motif est intra-psychique.

   Le regard PROXIMAL, lui, assurément, est le seul qui soit fondé en vérité. Son parcours est unique qui, partant du Sujet, tutoyant l’Objet-Miroir, y percevant la dangereuse magie, fait retour à Soi avec la plus lumineuse des lucidités qui se puisse concevoir. Frôler l’abîme est sans doute le seul moyen d’en repousser les funestes attraits. Éclairée, la conscience retourne d’où elle vient chargée de prédicats neufs dont elle fera le centre d’une réflexion, le foyer d’une méditation. Car le Soi est à connaître avant même que de parcourir le Monde, d’en explorer les facettes aussi multiples que chargées de séductions, lestées d’envoûtements, plombées d’enchantements qui, le plus souvent, se révèlent vénéneux, sinon mortels.

   Sans doute les parcours précédents ne s’étaient nullement accomplis pour rien. Le Distal avait connu ses idoles et ses icônes, le Médial avait croisé un certain nombre de gemmes aveugles, mais nul n’était parvenu à cette pure Beauté du Proximal, là où un cristal étincelant lance le précieux de ses rayons. Sous la métaphore il faut voir le motif métaphysique qui en anime la venue et le premier des motifs, celui dont découlent tous les autres est bien ce Retour de Soi à Soi, cette connaissance de Soi, ce constitutif Face à Face sans lequel rien ne peut être connu ni de l’Autre, ni du Monde, sauf cette buée qui, lentement monte de la Terre et se perd dans le champ multiple et infini des Étoiles.

   Oui, c’est bien ceci, le Métaphysique précède et conditionne tout ce qui s’abreuve à sa Source, aussi bien la Psyché en sa quête incessante d’un Sens, aussi bien l’Esthétique en sa quête d’un ravissement pour le regard. Dans le vaste cosmos, nous ne sommes que cette poussière, mais cette poussière pensante qui n’a de cesse de se comprendre et de comprendre ce qui, tout autour d’elle, la questionne sans cesse.

 

Questionner est déjà répondre.

 

   Voici, peut-être, ce que nous dit la belle photographie de Léa Ciari et notre hypothèse se révélât-elle fausse et entièrement subjective (ce qui est dans l’ordre des choses), l’essentiel aura consisté en ce cheminement au-delà des apparences. Chacun, Chacune en traversant la pellicule têtue y trouvera, selon ses inclinations singulières, ce que bon lui semblera, peut-être, simplement, un halo de Soi fluctuant parmi le confondant fourmillent mondain.

 

Du retour de Soi à Soi.

 

 

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25 septembre 2023 1 25 /09 /septembre /2023 10:42
Destin de la lumière.

" Une demi-heure avant l'éternité ".

Photo 24.

Exposition : « Parler d'ici (pour parler de mes Ailleurs …) ».

"Une demi heure avant l'éternité je regarderai encore ton lever et, pour toujours, je m'écouterai respirer..."

 

Voilà ce que j'écrivais, à la maison, à mon retour de la « plage » :

 

   « Les Hemmes, près de Calais, début février...Une demi-heure avant le lever du soleil. Il fait extrêmement froid. Je me suis levé très tôt, comme à l'accoutumée. Je suis arrivé sur la plage. Personne, pas de vent, les oiseaux doivent encore dormir, je ne veux pas les déranger. C'est marée basse. La mer est vraiment très très loin… J'avance lentement. Il reste encore environ vingt centimètres d'eau sur "la plage ". J'essaie de rester concentré pour ne pas glisser dans l'eau glacée. J'avance. J'évite de me poser les questions habituelles : qu'es-tu venu faire dans cette immensité déserte? N'es-tu pas un peu givré ? J'avance et je me retourne. Je me dis que ces minutes valent bien une éternité. Je me dis que cette beauté, je l'ai bien méritée. Pourquoi restons-nous dans certains moments, dans certains endroits de nos vies comme « plantés là » ? Pourquoi, qui que nous soyons, nous faut-il comme redémarrer vers autre chose, un ailleurs dont nous ignorons l'identité ? La Beauté nous aide-t-elle à nous échapper de notre matérialité, de ce que nous vivons tous ici ? À ne point nous lasser de nous ? » Je profite de l'instant… Je prends cette photo. Je ne me dis même pas que cela fait un peu cliché. Je continue lentement jusqu'à la Mer du Nord, qui m'attend, c'est sûr...Déjà, dans une semi pénombre, j'entends le bruit réconfortant des vagues. J'aperçois, dans le Détroit, les navires aux lumières encore allumées. Je salue, au passage, mon si cher Phare de Walde. Je me retourne et je remercie le soleil que je vois se lever. Encore une journée...Le soleil se lève encore et encore...Et, loin du chaos du monde, ces instants, j'ai envie de les partager...Dans une faible lumière, intime, je comprends mon amour de la photographie. »

                                                                              A. B.

 

***

   Cela vient de loin, cela appelle, fait sa petite symphonie et l’oreille est éblouie. On ne sait pas depuis combien de temps elle voyage, d’où elle vient, où elle va. Ce qui appelle : la lumière. Oui, la lumière appelle comme le ferait un enfant dans la nuit et la mère invisible, égarée. Car la lumière a besoin des hommes, car la lumière a besoin de témoins. Jamais la beauté ne peut signifier de l’intérieur d’elle-même, depuis le germe qui l’habite. Ce sont les consciences qui procèdent au déploiement, à la survenue du prodige. Elles se munissent d’un pinceau, d’une plume, d’un appareil photographique et, sur le subjectile, elles fixent le purement insaisissable, l’esthétique du monde en son incomparable devenir. Alors le bonheur se révèle si palpable, la joie munie de tels contours qu’on pourrait en modeler les formes dans un morceau de cire ou bien d’argile.

   Il est encore tôt dans la nuit d’hiver, dans le ciel noir qu’habitent les étoiles. Le vent n’est pas levé et les oiseaux reposent dans leurs boules de plumes. Dans leurs sanctuaires de briques, les hommes-marmottes dérivent dans d’inconnaissables rêves, museaux humides, pattes repliées en signe de retrait. Parfois, dans leur ciel, l’apparition d’une belle demeure, peut-être un château, le brillant de chromes automobiles et leurs yeux s’emplissent de larmes et leurs ventres gougloutent d’envie. Jusqu’au réveil qui les prive de leurs images. De leurs songes il ne reste plus que quelques filaments, des écharpes de brume qui glissent entre leurs griffes vides. Et ils errent longuement au hasard des rues, pattes collées à quelque vitrine où bien déambulent dans Hyperpolis, la cité aux mille mirages. Mais lorsqu’arrive le soir, les agoras se vident et les marmottes retournent dans leur terrier avec la faim au ventre et le désespoir collé à l’âme, en attente du prochain rêve, de la prochaine illusion.

   Les chaussures crissent sur le sol gelé, sur le sol de carton encore pris de terreurs nocturnes. Si dur d’être le sol dans le grand hiver, d’étrécir à la taille du ciron et d’attendre que le soleil vienne vous faire sortir de votre torpeur. Si dur. Sur sa croûte durcie par le froid on sent l’appui d’une marche, mais une percussion légère, comme s’il y avait danger à trop insister, à faire s’ouvrir brusquement le tremblement de l’heure. L’heure hésite entre le bleu profond de la nuit, la nappe de lumière corail qui, bientôt, dira la venue du jour, ce prodige du temps aussi mystérieux que l’écoulement de l’eau en direction des abysses. On respire à peine. Le souffle est une buée blanche qui demeure en suspens dans l’air coupant comme le couteau. Les yeux sont voilés, suspendus à ceci qui va venir et s’annonce dans la simplicité.

   Si beau balancement du nycthémère, lente décroissance de la nuit alors que l’aube teintée de bleu vire à l’aurore, que la lumière est une fête. Tout près de soi, le sol gorgé d’eau est un lac infini traversé de courants sombres, animé par endroits de bulles comme si, de l’intérieur, se préparait le gonflement de la lumière, son éclatement, sa dispersion de l’horizon au zénith. Plus loin, là-bas, vers la mer retirée en son silence, le plateau liquide commence à luire d’une étrange lueur, métal chauffé, gemmes en fusion, lave commençant son lent glissement vers la terre des hommes. Puis une bande argentée pareille à un zinc ou bien à une ardoise. Puis une barre horizontale plus foncée, refuge des marmottes au lourd sommeil, abris des soucis avant que le réel n’aiguise son scalpel.

   Heure ouverte à l’espoir en même temps que refuge de l’ultime inquiétude. Tout le destin des hommes semble recueilli là, condensé dans cette étroite bande de terre prise entre le passé, le révolu et ce qui va s’accomplir et porter l’existence au-delà de son maintenant. Tout est encore permis dans cette parenthèse. Le travail de la mémoire, le jeu subtil des réminiscences, le retour à ce qui a été, mais aussi la folie du projet libre, l’élévation verticale des chimères, le glissement, à l’infini, des miroirs de l’utopie. Hommes-dolmens en attente de devenir hommes-menhirs, consciences levées, émergences vers une possible transcendance, tremplins vers les sommets de l’art.

Juste au-dessus de l’espace humain, dans le domaine ouvert des oiseaux aux plumes blanches, dans le site immense du vent, dans l’aire vacante des éléments, comme une boule en train de se former, œil cyclopéen, éclat sans pareil, miracle des millions de phosphènes qui, bientôt, feront basculer les couleurs natives en direction des gammes révélées, plus claires, apaisées, portant le jour dans sa demeure hivernale. Alors voici que les hommes se lèvent, loin au-delà du rêve ici réalisé, devant cette profusion liquide basculant dans la pliure de l’instant.

   Les hommes affairés qui n’auront vu ni la naissance du monde, ni les premiers pas du jour mais qui espèreront, croiront à demain, célèbreront hier, vivront au présent avec la belle innocence des enfants alors que l’heure en fuite s’écoulera de leurs pattes étonnées et que les secondes feront résonner leur carillon muet. Le destin de la lumière est de dire aux hommes le temps qui passe, toujours s’efface, toujours renaît. Ceci, nous avons à le regarder comme une vérité, à en déchiffrer le hiéroglyphe. Nous sommes enfin prêts. Peut-être !

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Published by Blanc Seing - dans NOUVELLES
23 septembre 2023 6 23 /09 /septembre /2023 08:24
L’Autre : réalité archipélagique

 Peinture : Barbara Kroll

 

***

 

   Comme dans nombre de mes écrits, ce sera, une fois de plus, le principe de l’analogie qui nous servira d’entrée en matière. Ce que, parfois, le réel échoue à dire, pour des raisons de complexité, la comparaison le délivre sous une forme symbolique directement assimilable, immédiatement compréhensible. Ici, le problème de l’Altérité qui sera abordé, se manifestera au travers de l’image de l’Archipel, ce naturel éparpillement géographique, ce saupoudrage au milieu des flots bleus de la mer se pouvant en tout point comparer à l’étrangeté de la figure de l’Autre, cette étonnante mosaïque, ce bizarre puzzle qui, malgré nos tentatives d’en unifier la vision, s’égare toujours, ce visage, en une manière de pluralité qui nous échappe. C’est bien là, sinon la matière d’une aporie, du moins le lieu d’un constant égarement de qui-nous-sommes par rapport à ce qui, n’étant pas nous,

 

est toujours hors,

est toujours au-delà,

est toujours la texture

d’un indéfinissable.

  

   Si, une fois de plus la peinture de Barbara Kroll nous questionne sous les traits de ce masque humain plâtreux, semblable au moulage de quelque célébrité posant pour la postérité, c’est moins en son titre formel qu’en sa consistance ontologique singulière. Qui est-elle donc, elle qui nous toise depuis la meurtrière de son anonymat ? Qui est-elle pour elle ? Qui est-elle pour nous ? Donc, la procédure comparative nous appellera à évoquer les contours de cette « Étrangère », sinon sa riche intériorité, au moyen de ce bel Archipel Finlandais dont le semis d’îles parsème la vaste étendue d’azur de la Mer Baltique.

 

Homologie de notre ressenti

du phénomène de l’Altérité et

de ce poudroiement de terres

émergeant à peine de

la grande nappe liquide.

 

   Et l’on ne se lassera nullement de décrire, dans des termes faisant signe vers la pure beauté, de décrire donc ces chapelets d’îles aux noms chantants que nous imaginerons prononcés par quelque Finlandaise Poétesse de la Mer et de ses profonds mystères.

 

*Écoutons l’île de Kaunissaari, Pyhtää ,

« L’île de beauté »   poudrée de

plages de sable blanc.

Écoutons les Îles Pellinge, Porvoo,

regardons le motif de leur

danse du feu ancestrale.

* Écoutons la rumeur marine

de Suomenlinna-Helsinki,

découvrons ses collines

vertes surplombant la mer.

* Écoutons fredonner Pentala, Espoo,

cherchons à deviner

la pureté de son lac,

de sa plage sauvage de sable blanc.

* Écoutons la voix de drap blanc

de Jussarö, Tammisaari,

l’île fantôme   de Finlande.

*Écoutons le froissement du vent

qui traverse le château médiéval

de Nauvo, Parainen.

* Écoutons le soleil parcourir,

à la manière d’une caresse,

Åland, celle que l’on nomme

« la terre fluviale ».

* Écoutons Reposaari, Pori,

 prêtons l’oreille aux longs

craquements de ses

 bâtisses de bois.

* Écoutons le doux clapotis

des eaux des lagons de

l’Archipel de Kvarken, Vaasa.

Écoutons le cri des barges

à queue noire survolant

le miroitement des dunes

à Hailuoto, Oulu.

 

Oui, nous avons tout écouté,

mais avons-nous seulement entendu ?

Oui, nous avons vu,

mais avons-nous seulement regardé ?

Oui, nous avons senti,

mais avons-nous réellement éprouvé ?

 

   Si, par un simple trait de notre esprit, nous prenons de la hauteur, si nous immobilisons la quête de nos yeux sur cette partie infime du Golfe de Botnie, qu’y apercevons-nous d’autre que ces taches de verdure, ces sols terreux, ces vagues contours qui tracent la légende d’une illisible géographie, qui posent en nous plus de questions que nous ne pourrons jamais en résoudre la confondante complexité ? Nous demeurons au bord de la question sans jamais en pouvoir franchir les hauts murs, en traverser la mutité de fortin. Nous demeurons HORS et c’est bien ceci qui aiguillonne notre désir de connaître. Y a-t-il une logique qui relie entre elles, la beauté de Kaunissaari, Pyhtää, la solitude de Jussarö, Tammisaari, le multiple chant ornithologique de l’Archipel de Kvarken ? Nous voyons bien que ces questions sont insolubles, que la pluralité de ce réel nous égare au même titre que nous égare la présence de cet Autre dont nous n’obtenons jamais que quelques clichés épars disséminés au hasard du temps, dans l’anonymat de l’espace. L’Autre, par définition, nous le butinons, prélevant ici un peu de nectar, plus loin un peu de pollen avant que tout ne s’éparpille dans l’illisible marche aveugle des destins particuliers.

  

L’étrangeté presqu’insulaire est un

halo de l’étrangeté humaine,

 une réverbération,

une sorte de facsimilé.

 

   Ce que le réel nous dissimule, le symbole nous l’octroie à la force de sa représentation. Cependant il serait naïf de croire qu’apercevoir des genres de passerelles entre les îles nous installerait de facto dans le site de compréhension de la dimension humaine. Certes le symbole aiguise notre intuition, il ne peut prétendre pour autant nous livrer toutes les clés herméneutiques de décryptage du hiéroglyphe humain. Ce dernier est d’une autre nature. Voyant l’Archipel Finlandais, en quelque sorte je vois la figure selon laquelle s’ordonne la complexité humaine. Peut-être la danse du feu ancestrale de Pellinge, Porvoo nous aidera-t-elle à nous approcher du feu qui couve en « Masque Ambigu » (tel sera le nom de la figuration krollienne), ce feu follet, flou, équivoque, ce ballet qui, une fois dit sa texture, une fois nous l’ôte comme s’il était devenu braise éteinte, puis cendre.

   Peut-être la rumeur marine de Suomenlinna, Helsinki nous disposera-t-elle à entendre l’imprononcé, l’indit de la parole silencieuse de « Masque ». Mais, ici, pensez à ces Pierrot tristes, à ces faces blêmes des masques de Mimes, ils expriment dans leur rigidité de celluloïd une vérité inhérente à l’humain, son constant retrait de Soi en d’inaccessibles douves. Qui s’y aventurerait le ferait au risque de Soi, c’est-à-dire au danger de se perdre en l’Autre, au péril de son propre effacement, de sa possible disparition. Car s’il y a un réel problème de l’Altérité (et parions sur celui-ci), il ne se peut mesurer qu’à l’aune des positions respectives des Présences, lesquelles ne supposent nul empiètement des formes l’une sur l’autre, affirment le  caractère de non miscibilité de principes nécessairement séparés, différents.  De Toi à Moi, un abîme se creuse dont ni l’amitié, ni l’amour, ni la compréhension, ni la charité ne pourront combler le hiatus car il en est ainsi de l’événement anthropologique que les Monades sont à elles-mêmes leur principe et leur finalité. Contrairement aux idées reçues elles ne communiquent pas ou, si elles échangent, ce n’est que dans la superficie, le discours vite clos, la vive effraction puis le repli. Il y a d’indépassables évidences.

L’Autre : réalité archipélagique

« Précurseur » du Diagramme de Venn

  

   Si la théorie des Ensemble nous montre l'intersection de deux formes dans un diagramme de Venn (voir schéma ci-dessous), une appartenance de deux systèmes autonomes signant l’apparition d’un tiers inclus, ceci est bien entendu une vue de l’esprit qui ne saurait facilement se transposer dans le cadre de la réalité humaine. Cette dernière, la réalité humaine, ne postule que le tiers exclus au simple motif que ni les corps, ni les âmes ne sont miscibles, que nulle osmose ne peut les affecter, que ce sont des singularités absolues dont le constat le plus effectif est bien celui de la Tragédie des Hommes abandonnés à leur sort sans qu’il leur soit existentiellement possible d’enfreindre cette Loi de la Nature :

 

un chêne n’est pas un olivier

qui, à son tour, n’est ni

un aulne ni un bouleau.

Chacun inclus en son écorce,

chacun posé sur ses propres racines,

chacun s’abreuvant à son ilot d’humus singulier.

 

    C’est en ceci que le fameux « Je T’aime », possessif, autocentré, d’appropriation, de capture, n’est qu’un vulgaire miroir aux alouettes jouant sur le clavier des illusions, des paradoxes, des ambiguïtés. Le « Je T’aime » est à destination uniquement auto-référentielle, il vient conforter la royauté de l’ego en son hermétique citadelle. Il est un genre de boomerang lancé en direction de l’Autre, lequel moissonne de précieux nutriments avant que de revenir à Soi dans le plus rayonnant des solipsismes. Cette constatation est-elle affligeante ? La réponse à cette question ne peut qu’être bifide :

 

d’un côté elle nous indique

une foncière impossibilité

d’accéder à l’Autre,

d’un autre côté elle nous comble

 au titre de cette Liberté que seule

assure une entière autonomie.

L’Autre : réalité archipélagique

   En aucune manière il ne peut y avoir intersection, interpénétration de deux Principes par nature opposés, comme le sont le Feu et l’Eau. Cette supposée part commune dénommée « AMOUR » n’est en rien commune, elle appartient en propre à l’Amant, à l’Aimée en leur impartageable essence. Pour reprendre la métaphore, l’Amant-Chêne n’est nullement l’Aimée-Aulne, il y a singulière incompatibilité. Deux réalités ontologiques sont nécessairement séparées par l’infranchissable du Tiers Exclus. L’Amour, ce prodige, cette exception, cette ressource à nulle autre pareille ne peut se donner que sous la vêture de ce Tiers Exclus. Il faut le dire à nouveau, s’en persuader afin de lutter contre l’imperium des idées fausses.

 

Et ceci est condition de possibilité

de deux Libertés qui ne peuvent

empiéter l’une sur l’autre.

 

   L’Amour donc ne peut s’envisager qu’à l’aune d’une recherche épistémologique, ne peut s’inscrire que dans l’ordre de l’imaginaire et de son rejeton, le fantasme, ne peut figurer que dans le site vide et sidéral de cet indéfinissable ENTRE-DEUX dont il convient de comprendre que le TIRET qui en relie les deux termes existe en tant que symbole au second degré, lien sans consistance réelle mettant en présence deux Signifiants (l’Amant et l’Aimée) au pli d’un même Signifié,

 

ce nébuleux Amour,

cette chair sans épaisseur,

cette pure transparence,

cette haute diaphanéité,

cette illisible figure

 

   telle qu’elle existe dans l’effectivité même du « súmbolon » (le symbole tel que défini par les anciens Grecs », dont le dictionnaire nous précise le contenu :

    « En Grèce, on nomme symbolon un signe de reconnaissance obtenu en brisant en deux un objet, souvent un tesson de poterie. Chaque contractant emporte un morceau. Pour liquider le contrat, chacun doit produire son symbolon, qui doit s’emboiter parfaitement à celui du co-contractant. »

 

L’Autre : réalité archipélagique

Le symbolon

Source : Jean-Claude Bologne

 

Or, si l’on regarde adéquatement ce fameux symbolon, que partagent donc les Contractants (L’Amant, l’Aimée), sinon

cette césure immatérielle,

cette cassure entre deux fragments,

ce genre de mince mais efficace abîme ?

 

   Oui, c’est bien là l’irrépressible loi du symbole que d’isoler et de relier par une sorte d’habile artifice, deux entités inaliénables, deux tessères, deux tablettes définitivement irréconciliables dont même la « coïncidence des opposés » ne parviendrait à résoudre la contradiction. Il faut le redire, le Chêne n’est pas l’Olivier et ne le sera jamais, la réversibilité du propos étant également vraie. C’est sur cette tremblante ligne de faille que l’Amour s’est toujours érigé, ceci fondant aussi bien sa ténuité que son essentielle valeur aux yeux des humains.

   Afin de clore provisoirement cet article, nous citerons la conclusion d’un bel article de Jean-Jacques Wunenburger, spécialiste de l’Imaginaire, dans un texte intitulé :

 

« Typologies de l’entre-deux : de l’intervalle au tiers inclus ».

 

 Quelques rapides commentaires tiendront lieu d’épilogue :

  

   « L’entre deux constitue donc une matrice fondamentale pour penser la complexité et le dynamisme des choses. S’il peut s’entendre en un sens faible, comme un intervalle anonyme, indifférencié, vide d’identité, il accède souvent à un sens fort. Dans ce cas, il rend possible le passage du duel vers le ternaire. Un ternaire qui peut être euphémisé, ou au contraire promu au rang de réalité pleine. Le tiers devient dès lors la condition pour rendre possible les rapports entre deux identités distinctes, il leur donne vie et sens. Il institue un champ ontologique et cognitif de complexification. S’il œuvre dans le champ ontologique, il réalise pleinement ses fonctions dans le champ symbolique. Les processus de symbolisation de l’imaginaire lui doivent leur logique et leur fécondité herméneutique. »

   (C’est moi qui souligne)

   Cette notion « d’entre-deux » possède en soi une inestimable fécondité. Elle vient, en une certaine façon, euphémiser l’aporie insoluble surgissant au cœur même de toute relation, précisément entre l’Amant et l’Aimée. Cet espace de pure vacuité, cet espace qui, en réalité, est un non-espace, une épaisseur sans épaisseur, la simple texture d’une utopie, vient au secours de Ceux et Celles qui désespèrent de ne jamais connaître la totalité d’une Chose (l’Amour en l’occurrence), de n’en percevoir que la fluidité essentielle, quelques remous puis la dissolution en forme de vortex. Ce « Ternaire » qui vient heureusement s’immiscer au plein de la rencontre, ce Ternaire à la légèreté de soie, ce fil de la Vierge, cette onde arachnéenne, voici qu’il se donne en tant que ce viatique, ce soutien, ce refuge dont nous attendons qu’ils nous sauvent de Nous, qu’ils nous sauvent de l’Autre sous ce visage sans épiphanie de ce Tiers inclus qui n’est jamais que le revers de ce Tiers exclus dont, Tous, Toutes, nous sommes les involontaires et mortels hérauts. Loin devant nous, à la limite extrême de notre vision, nous en déployons la luxueuse bannière, conscients que nous sommes de n’agiter que des êtres de pure forme, des fantômes, des spectres, des entités de papier et de cendre. Cette constations n’est nullement une invite à désespérer. Bien au contraire elle est un hymne au génie humain qui, toujours a su se sortir des ornières et des marécages à la seule force de son imaginaire, cette Puissance à laquelle nul corps ne saurait accéder.

Seul le vide.

Seul l’intervalle.

Seule la faille.

   Quant aux esprits épris de logique, sans doute leur déconvenue sera-t-elle à la hauteur de leur espoir. Les Logiciens qui postulent l’effective présence du Tiers inclus sous la forme de l’Enfant né de l’union de l’Amant et de l’Aimée, raisonnent à la manière des Sophistes. Si cet Enfant né de l’Amour est ce « Tiers Inclus » en la matrice maternelle le temps nécessaire à sa gestation, et encore cette affirmation est-elle hasardeuse, comment cet Enfant pourrait-il le demeurer, cet Enfant nécessairement Tiers Exclus au titre de sa Liberté, de son autonomie ontologique ? Et c’est bien pour cette raison que les Géniteurs qui pensent avoir un droit de propriété sur leur Progéniture se trompent grandement. Ce souhait serait-il exact, l’appliquer à l’Autre reviendrait, par pure logique, à se l’appliquer à soi-même, c’est-à-dire à ne nullement être Libre, à ne nullement exister.

   Nous voyons bien ici que nous sommes irrémédiablement pris dans les mailles de l’absurde et de l’irrationnel, ce même absurde, ce même irrationnel qui, par définition, ne peuvent être que des Tiers Exclus afin que la dignité humaine puisse trouver un temps et un espace à sa convenance. Ainsi notre itinéraire imaginaire trouve-t-il son terme dans une constatation que nous pensons devenue évidente :

 

nous sommes des Réalités Archipélagiques

qu’une simple eau relie, une eau médiatrice,

qui, parfois, peut revêtir la forme

d’une eau lustrale signant

notre purification, notre baptême,

notre venue au Monde.

Sans l’Autre, sans l’Amour

elle ne serait pas,

notre existence.

Sauf une virtualité !

Une vacuité !

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20 septembre 2023 3 20 /09 /septembre /2023 09:52
D’une vision dionysiaque du réel

Crayon : Barbara Kroll

 

***

 

   Assurément, dans un premier geste de la vision, face à ce « crayon » nous pensons être en présence d’un gribouillis d’enfant, d’une simple fantaisie posée sur l’innocence de la feuille. Tout nous incline à cette interprétation immédiate : le peu d’assurance du graphisme, le jeu des lignes comme semé au hasard, la biffure rouge de la tête, les lianes de la chevelure grossièrement évoquées. Cependant, un regard plus attentif ne tardera guère à remarquer, sous l’apparente désinvolture, la maîtrise du geste graphique, l’exactitude de la forme féminine se montrant à nous sous les auspices d’un dépouillement, d’une décision originelle, une esquisse qui peut-être demeurera dans cette posture approximative, peut-être trouvera le chemin d’une réalisation plus accomplie. Ce n’est nullement cet aspect formel qui nous retiendra mais bien plutôt la symbolique qui en traverse l’effectuation.

   Si, par le biais des analogies, nous cherchons à décrire l’événement que constitue ce dessin à peine ébauché, alors notre imaginaire, sans délai, se peuplera des images suivantes. Vision d’une combe, d’un ravin, d’une faille, peu importe, à la seule condition que, de ce regard porté sur ces choses posées là-devant, ne ressorte que du flou, de l’imprécis, du confusionnel, de l’embrouillé.

 

De l’inextricable si vous voulez

mais acquis à quelque bonheur,

du sibyllin mais semé d’ivresse,

de l’illisible mais poudré d’extase,

de l’incompréhensible mais animé

en son intériorité du feu de la joie.

 

   D’une joie sauvage, indescriptible, sans frontière, sans foi ni loi. Tout est libre de soi qui ne connaît nulle entrave. Le Printemps est là qui recommence le cycle des saisons. Le Printemps qui s’immisce dans les corps des Hommes et des Femmes, les met sous tension, les gonfle de désirs turgescents, dilate au plein de leur chair de radieuses perles séminales.

   Ils sont, Les Printaniers, tels des fleuves, des flux et des reflux, des remous et des tourbillons, ils sont des vortex par où le vaste Monde lui-même menacerait d’être englouti s’il n’était régénéré par cet infini mobilisme, cet exubérant vitalisme, cette effusion de soi dans le vaste sein de la Nature. Ceux, Celles qui font la fête, sous leurs déguisements, ne sont nullement reconnaissables, sur leurs visages les ruisseaux pourpres du vin dessinent d’étonnantes fleurs de sang. Ils sont tout près de la terre, comme si, d’un instant à l’autre, ils pouvaient y retourner, nullement pour mourir, mais pour y puiser les graines d’une nouvelle germination, en réalité d’une « re-naissance », d’un Éternel Retour à Soi depuis le lieu même de son corps parcouru d’étranges irradiations, un éclair pourrait s’y allumer, une foudre en surgir. Enfin une manière d’éternité puisée à la source printanière, dont le sifflement égrillard d’une flûte de Pan signerait la résurgence,

 

ici et maintenant,

en ce moment de débord,

de pure exaltation de Soi,

de jaillissement hors de

ses propres limites.

  

   Oui, ce dessin jeté à la hâte sur le vélin, comme s’il voulait en traverser la trame, en percuter les grains, oui ces hachures de graphite, oui cette liane de sang qui biffe la tête (à moins qu’il ne s’agisse du sang de la vigne), oui ces tracés pleins de vie et de bouillonnement nous installent d’emblée parmi les images des Anciens Grecs, parmi ces fameuses Dionysies qui rythmaient, sous une forme violemment orgiaque, les rites de populations encore soudées à la Nature, dédiées au culte de la grappe, adoratrices des pampres, courtisanes empressées des vendanges, cette évocation si intense du flux vital, de la nécessité de le fêter périodiquement, de faire retour vers un Temps originaire, archaïque, doué des valeurs les plus hautes, ce qu’un temps profane ne pouvait donner, lui dont les rouages n’avaient plus nul souvenir du lieu et de l’instant de sa naissance. Et si, initialement, nous faisons venir Dionysos, c’est seulement en raison de la forme « aporétique » de ce dessin qui paraîtrait, dans sa brisure, sa fermeture, sa violente occlusion, faire signe en direction de « La Mort de Dieu », ce concept nietzschéen trop souvent interprété d’une manière inadéquate.

   Cette mort, beaucoup l’ont interprétée en tant que la mort du Dieu des Chrétiens. Double mort, si l’on peut dire. Première mort liée à l’étrange phénomène de l’incarnation, Dieu se faisant homme chute de l’éternité pour connaître la temporalité close de la finitude. Seconde mort : mort de Dieu crucifié en la personne du Christ. Mais, pour l’auteur de « Zarathoustra », cette mort est trop christique, trop liée au dogme d’une religion tombée dans le séculier. Il faut voir autrement, il faut rétrocéder en un temps originaire, un temps archaïque, celui-là même immergé dans l’immédiateté donatrice de la Phusis, dans le surgissement des Choses à même leur étonnante déclosion. En philologue averti, le natif de Röcken, voit les choses d’une façon plus primitive, lui le fougueux, l’impétueux, le bouillant interprète de la Grèce archaïque, le familier des Présocratiques, celui qui nourrit de nombreuses affinités avec Héraclite, avec son être en perpétuel devenir, avec son concept du tout qui se meut sans cesse, sa pensée que nulle chose ne demeure en ce qu’elle est, qu’elle passe toujours en son contraire, avec son ressenti d’une constante polémique du réel « Toutes choses naissent de la discorde », le Père du « Gai Savoir » ne pouvait que solliciter l’exubérance d’une existence dionysiaque, laquelle contrastait en tous points avec la sagesse, l’harmonie d’une vie apollinienne.

   Malgré la longueur de la citation, qu’il nous soit permis de livrer au Lecteur, à la Lectrice, cet extrait du « Gai Savoir » qui dit le tout de la pensée nietzschéenne sur le point qui nous occupe, en même temps que ce singulier et admirable langage atteste de la puissance du génie de son Auteur :

   « Dieu reste mort ! Et c’est nous qui l’avons tué ! Comment nous consolerons-nous, nous, les meurtriers des meurtriers ? Ce que le monde a possédé jusqu’à présent de plus sacré et de plus puissant a perdu son sang sous notre couteau — qui effacera de nous ce sang ? Avec quelle eau pourrons-nous nous purifier ? Quelles expiations, quels jeux sacrés serons-nous forcés d’inventer ? La grandeur de cet acte n’est-elle pas trop grande pour nous ? Ne sommes-nous pas forcés de devenir nous-mêmes des dieux pour du moins paraître dignes des dieux ? Il n’y eut jamais action plus grandiose, et ceux qui pourront naître après nous appartiendront, à cause de cette action, à une histoire plus haute que ne fut jamais toute histoire. » - Ici l’insensé se tut et regarda de nouveau ses auditeurs : eux aussi se turent et le dévisagèrent avec étonnement. Enfin il jeta à terre sa lanterne, en sorte qu’elle se brisa en morceaux et s’éteignit. « Je viens trop tôt, dit-il alors, mon temps n’est pas encore accompli. Cet événement énorme est encore en route, il marche — et n’est pas encore parvenu jusqu’à l’oreille des hommes. Il faut du temps à l’éclair et au tonnerre, il faut du temps à la lumière des astres, il faut du temps aux actions, même lorsqu’elles sont accomplies, pour être vues et entendues. Cet acte-là est encore plus loin d’eux que l’astre le plus éloigné, — et pourtant c’est eux qui l’ont accompli ! » - On raconte encore que ce fou aurait pénétré le même jour dans différentes églises et y aurait entonné son Requiem æternam deo. Expulsé et interrogé il n’aurait cessé de répondre la même chose : « A quoi servent donc ces églises, si elles ne sont pas les tombes et les monuments de Dieu ? »

    Quelques rapides commentaires afin que le texte de Nietzsche ne demeure en friche, incompris, gauchi dans le message qu’il veut nous adresser, lequel n’est rien moins que « vital », à savoir ce « qui concerne, constitue la vie », donc en détermine l’essence.

   « Dieu reste mort ! Et c’est nous qui l’avons tué ! ». Étonnante formulation que celle-ci, dans son emploi de « reste », comme si, de toute éternité, les Hommes avaient accompli le meurtre de Dieu en raison même d’une incapacité de s’élever vers lui, de le reconnaître en tant que Dieu et ceci pour le reste des temps à venir.

   « de plus sacré et de plus puissant », c’est bien ici la force subversive, transgressive, tellurique de ce dieu étranger, porteur de mystères, initiateur d’extases qui est salué en tant que ce qui est le plus précieux pour les Hommes qui en célèbrent le culte. 

   « l’Insensé », celui qui a perdu ses sens, celui que la vision, dans une rue de Turin, d’un cheval battu (figure dionysiaque s’il en est) , plonge dans la plus grande des afflictions, puis, finalement, entraîne dans une folie dont, jamais, il ne se relèvera. Chacun, chacune, aura compris que l’Insensé est la figure transposée de celle de Nietzsche lui-même.

   « Je viens trop tôt », oui, c’est le lot des Prophètes, des Visionnaires, des Oracles, c’est le prix à payer des Zarathoustra, les trop-tôt-venus dont la lanterne n’atteint nullement le peuple des Égarés, ceux dont les yeux ont des œillères, dont les oreilles sont operculées de bouchon de cire.

   « Il faut du temps à l’éclair et au tonnerre », comment ici ne pas reconnaître le visage dissimulé mais cependant très apparente de Zeus, ce dieu des dieux que le regard des Hommes n’atteint plus ?

   « les tombes et les monuments de Dieu », il faut se détourner de tous les dogmes religieux, déserter les églises, retourner aux rites agraires, champêtres, fêter le sol et sa prodigalité, sa promesse de croissance, renouer avec le cep noueux qui, bientôt, portera les grappes, le suc rouge dont on s’enduira le corps, manière de régénération naturelle, de retour aux sources, de possibilité de renaître de Soi.

   La richesse des Présocratiques était totalement incluse dans cette immédiateté ontologique, dans cette plongée dans l’indéterminé, le fougueux, le chaotique, faire de son propre cops une simple racine en contact avec le primordial, l’élémental, l’originaire, ce en quoi trouver la force de croître, de devenir arbre aux larges ramures, tronc rugueux, feuillaison tutoyant de célestes hauteurs. Ce que les Présocratiques avaient instauré en tant que fondement de l’Humain en sa plus effective présence, voici que les Post-Socratiques en sapaient les bases, mettant, en lieu et place de Dionysos, la haute et apaisante figure d’Apollon, lui, le Lumineux, celui qui conduit le char du Soleil, le dieu des Purifications, le médiateur des Arts, celui qui favorise Poésie et Musique. Ce faisant, les successeurs de Socrate avaient substitué

 

à la folie la raison ;

 au rugueux le lisse ;

 au terrestre le céleste ;

au débridé la Sagesse,

 

   occultant en ceci le côté ténébreux du dieu vengeur qui déchaîne les épidémies. En tout Homme, comme en tous dieux, ceux-ci, par leur côté humain, se haussent tout en haut des vertus, mais chutent parfois dans les douves de la faiblesse, du désordre, peut-être du libertinage, toutes « vertus » attribuées au rustique Dionysos, celui dont le nom signifiait « deux fois né ». En effet, selon la légende, Dionysos est né deux fois, c’est un dieu dithyrambe, il a franchi deux fois les portes de la vie. C’est pour cette raison que le symbolisme de la grappe lui a été associé, cette grappe uniquement née afin de mourir pour renaître en vin, ce sang qui irriguait de manière jugée aujourd’hui insolente, les célèbres Dionysies.

   Cette toute puissance de l’énergie dionysiaque irrigue en profondeur toute l’œuvre de Nietzsche, Éternel Retour d’un temps cyclique qui n’est autre que le temps sacré, le temps hiérophanique au terme duquel convier sa propre palingénésie, laquelle se livre aux Hommes selon une création infinie, une manière de volonté démiurgique, laquelle, parfois, se paie au prix fort de la folie. Ce que Nietzsche reprochait à la vision apollinienne du Monde à partir de Socrate, c’était cet affadissement, ce nivellement du réel, cette mise sous le boisseau de l’énergie passionnelle qui ne se résolvait qu’en morale triste, cette « moraline », cette morale chrétienne dominante des bien-pensants, cette inclination bourgeoise acharnée à dissimuler, sous le tapis, la nature sulfureuse de ses vices les plus maléfiques, les plus délétères, ferments, s’il en est, des pires apories qui se puissent concevoir, mais aussi creuset d’une existence plurielle, foisonnante, polyphonique, un geyser éclatant à la face du Monde, lui donnant ses couleurs, lui attribuant un rythme, le dotant de ces scansions qui sont le battement même de la Vie, son effusion, son éternel vitalisme.

   Ce long détour dionysio-apollinien n’avait pour but que de conférer un cadre interprétatif au dessin de Barbara Kroll. Son esquisse énigmatique, la violence de son graphisme, la puissance avec laquelle elle surgit du fond du subjectile, tous ces signes hautement visibles, nous les avons reportés à une vision strictement dionysiaque du geste esthétique. Et c’est sans doute à ceci que nous invite l’Artiste en nous imposant (nous proposant ?) cette manière de cariatide nue ne soutenant nul autre chapiteau qu’elle-même en cette vigoureuse surrection, elle nous fait penser à ces attributs sexuels gigantesques, les phallophores qui, en tête des cortèges dionysiaques étaient censés représenter, de façon totalement prosaïque, mais combien réelle, l’exubérance de la Vie, son aspect continûment créateur, ses excès qui, toujours se soldaient par la mort, phénomène que les Dionysies étaient censé annuler au titre de cette mystérieuse renaissance dont le temps toujours renouvelé était l’incontournable fondement. Oui, tout ceci, pour nous, peut se lire au travers de cette œuvre qui ne semble dictée que par l’impulsion, le débordement énergétique, la dilatation d’un naturel enthousiasme, le saut à même la vie dans ce qu’elle présente de plus impétueux, d’indompté, de ruades, tel ce cheval de Turin dont la simple vue foudroie le Génie.

 

Oui, la vision nietzschéenne est belle.

 

Oui, la vision socratique est belle.

 

   Car, rien sur notre Terre, ne se donne sous le sceau de la simple et univoque unité, le pluriel nous habite et fourmille telle la plurivocité qui nous ait, tantôt Êtres de ceci, Êtres de cela. Ceci est inscrit, tel un puissant archétype dans la cire ambivalente de notre psyché. Et nous flottons, « deçà, delà », telle la feuille verlainienne au Noroît d’automne, sans doute à notre insu, en direction de ce qui se donne pour notre Destin, toujours un entier mystère !

 

 

 

 

 

 

 

 

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18 septembre 2023 1 18 /09 /septembre /2023 17:12
Fais ce qui te plaît

 « Jolies pluies de mai »

Photographie : André Maynet

 

 

***

 

                                                                                Le 29 Mai 2018

 

 

 

              A toi Fleur du Nord

 

 

   Après un hiver bien maussade, voici venus les orages. Il ne se passe nul jour qui ne voie son cortège de nuages gris, ses grondements célestes, ses furies méridiennes et, le soir arrivé, l’horizon criblé d’éclairs, des roulements de galets à l’infini, des crépitements sur les feuilles pareils à des percussions de tambour. Quelle joie alors de se réfugier sous le toit protecteur, de regarder, au travers des vitres, les ruisseaux de gouttes faire leurs étonnantes symphonies. Connais-tu un sentiment plus profond, plus ancré en l’âme que celui de l’abri faisant face au péril ? Sans doute une résurgence archaïque des chasseurs-cueilleurs  qui trouvaient dans la grotte une parade contre la peur. Oui, nous venons de là, de ces primitives concrétions de pierre et de chair qui ne savaient du monde, le plus souvent, que son faciès hermétique et ses fulgurantes vengeances, ses assauts vipérins. Encore en nous la persistance de ces soudains raz-de-marée qui ne connaissent d’accalmie qu’à gagner un lieu de repos. Ils sont la forme symbolique d’un intérieur que toujours nous sentons menacé. Le nôtre, bien évidemment, dont le dénuement est l’aspect le plus habituel qu’il revêt. Il est condition de notre bonheur, lequel ne fait jamais fond que sur un marigot de stupeur primitive.

   Mais que je te dise la beauté simple de ce modeste habitant de nos talus et de nos champs, ce coquelicot qui ne s’épanouit dans sa robe de pourpre que le temps qui convient à son effeuillement, car, vois-tu, cette mince distraction ne vit qu’à l’aune de l’instant. A peine cueilli ses pétales s’inclinent vers la terre et tirent bientôt leur révérence. Comme pour dire « l’ardeur fragile », nom qui lui revient dans le langage des fleurs. Je ne sais si, à tes hautes latitudes, ce modeste vient illuminer le tapis vert des blés. Mais peu importe, c’est sa charge de sens qui m’intéresse, le message dont, à son corps défendant, il est porteur. A moins qu’il ne dissimule sa volonté sous un air de farouche timidité : toujours le rouge lui monte aux joues. Peut-être simplement la confusion lorsque, croisant le chemin d’une Belle, il parvient à grand peine à cacher son trouble.

   Voici que, me promenant il y a peu, dans le frais d’une combe entourée de deux plateaux calcaires, j’aperçois une Belle - le rouge a-t-il cerné mon front de la braise de la surprise ? -, plutôt dévêtue que vêtue d’une simple robe de toile si légère qu’un souffle d’air eût pu aisément s’en emparer. Une Belle donc en cette surprenante livrée, entourée du vert tendre des épis, cernée du rouge des coquelicots entre alizarine et amarante, cœurs du plus beau noir incendiant de deuil la graine de leur ombilic. S’agissait-il d’une étrange  apparition? D’une hallucination ? De la pointe de mon désir trouvant la juste mesure de sa satisfaction ? Ne t’étonne point de mon carrousel de questions, il était simplement à la hauteur de mon désarroi. Désarroi, certes, car ce dernier s’alimente indifféremment au bourgeonnement d’un effroi ou à son contraire, à l’effusion d’une rapide euphorie.

   Sans doute cette Jeune Apparition se croyait-elle seule en cet endroit désolé, nul œil ne pouvant être le témoin de sa nudité prochaine car, en cet instant, je ne pouvais nullement douter de son intention de se retrouver bientôt métamorphosée en Eve au milieu du Paradis. Tu connais ma discrétion aussi bien que ma pudeur. Que pouvais-je faire d’autre que poursuivre mon chemin, peut-être émettre un léger bruit afin que l’Inconnue, avertie, pût sans dommage réajuster sa vêture, prendre une contenance et cueillir en toute innocence quelques unes de ces fleurs si immobiles qu’on les eût crues posées là comme pour un décor de cinéma. Eh bien, après avoir feint de tousser plusieurs fois d’une manière sans équivoque, avoir poussé du pied quelques pierres s’ébruitant doucement, Celle-qui-était-là, nullement troublée par ma présence, entreprit de poursuivre son manège qui, loin de me réconforter, m’intriguait au plus haut point. Manifestement la gêne était plus de mon côté que du sien. « Quel mal y a-t-il à se mettre à l’aise ?», telle était vraisemblablement, pour elle,  la signification attachée à son entreprise résolue.

   Elle semblait de fragile constitution, fines attaches, corps menu, une pluie de cheveux noirs chutant sur ses épaules. Elle ne paraissait ni farouche, ni osée, simplement naturelle. Tout vêtement n’était que de surcroît puisque, tous, tant que nous étions, avions affirmé notre nudité en venant au monde. C’est vrai, peut-être des strates de morale bourgeoise, des empilements de faits culturels avaient-ils à ce point perverti notre jugement que nous assimilions au mal une attitude somme toute bien spontanée. Cependant je ne souhaitais persister dans mon statut de Voyeur et, par glissements successifs, je commençais à m’éclipser, semblable en ceci à un enfant pris la main dans le bocal de friandises.

   Le sentier, maintenant, montait au milieu des bouquets de noisetiers. De joyeux ocelles jonchaient le sol de leurs facétieux clair-obscur. Par les trouées se laissait apercevoir la Divine Surprise dont la nudité se détachait sur la marée verte des herbes. La corolle de la robe, largement déployée, recevait l’averse des pétales rouges que l’Inconnue y épandait. De l’endroit où je me trouvais, à bonne distance, sa nudité était si inoffensive que même un adolescent en quête d’amour ne s’en fût point alarmé. Ce qui se donnait à voir était un genre de pastorale innocente, de gentille bluette où une Officiante au cœur sensible aurait voué à Dame Nature quelque rituel panthéiste. Peut-être cueillait-elle ces simples à des fins médicinales, à moins qu’elle ne recherchât la vertu narcotique de ses capsules, la parenté avec le soporifique pavot étant patente. A moins qu’esthète, elle ne fût commise à rapporter à Monet lui-même sa brassée de pétales dont le Maître ferait un des délices de l’impressionnisme.

   Après tout, quelle différence y avait-il entre ce qui m’apparaissait là, à quelque distance, et le tableau du Peintre de Giverny ? Cette femme à l’ombrelle, vêtue de noir, qu’accompagne une petite fille, cette irisation rouge des coquelicots, cet horizon d’arbres foncés, ce ciel bleu parcouru du glacis blanc des nuages, n’était-ce, en définitive, une vision du réel semblable à toute autre vision ? Une « impression » seulement, identique à celle qui, venant frapper mon œil, m’éveillait au poème du monde ? Et puis, l’acte de voir était-il si exact qu’il semblait paraître ? Toute prise en compte des choses était-elle pure attestation de ceci qui faisait phénomène ? Etions-nous tellement assurés d’une objectivité que, jamais, nous ne pussions mettre en doute la vérité des apparences ? « Impression soleil levant », tel était le titre de la célèbre toile qui avait donné son impulsion à l’un des mouvements artistiques les plus féconds de l’histoire de la peinture.

   Alors, Sol, il faut en venir aux sources du langage, donner acte à la force primitive des mots, laisser agir leur sens au niveau physique, organique, en sentir l’étrange pouvoir de fascination. « Impression » : « action d'un corps sur un autre ». Quel corps sur quel autre corps ? Le corps de cette Etrangère sur le mien qui réclame son dû car tout corps exige son correspondant, son alter ego par lequel il se révèle et trouve les harmoniques qui l’amènent à son être. Car tout corps est redevable d’une altérité. Notre corps surgit d’un autre corps, cette fontaine de jouvence maternelle que toujours nous cherchons comme la justification du nôtre, son histoire primitive tout comme son histoire future.

   Nous ne sommes qu’un point dans la lignée des corps, pareils à ce coquelicot noyé dans la foule de ses congénères. Le coquelicot n’existe et ne prend sens que par sa contiguïté avec ses semblables. Corps à corps de la chose avec l’autre chose qui lui est miroir, parole, fable annonciatrice d’un destin. Aucun corps n’est plus recevable qu’un autre. Le monde est corporel, infiniment corporel. Cascade de relations ustensilaires : la branche appelle le tronc qui appelle le derme du bois, qui appelle la racine, qui appelle l’étrange mangrove des rhizomes se diffusant dans l’immense caverne des réalités terrestres, telluriques, dans le fourmillement de la glaise, l’éparpillement du peuple de l’humus.

   Avoir des « impressions », c’est être relié à cette Ténébreuse aux mystérieuses volontés qui se dénude, cherche le corps à corps avec le sensible, la matière nerveuse de l’univers. Offerte à soi elle est immédiatement offerte aux autres, à mon égarement parmi la multitude, offerte à la sensibilité impressionniste, offerte à toi, Sol qui es ma Confidente et celle donc qui reçois toutes les impulsions qui me traversent. Vois-tu, tout ce qui est ici, sous le ciel, sur la terre, constitue une vivante toile d’araignée. Nul n’est jamais seul qui se croît abandonné.

   Une Jeune Fille cueille une fleur dans un champ à l’abri de tout regard, un Voyant occasionnel en surprend la tremblante esquisse et voici que, simultanément, se met en branle lr réseau infini des communications. Et peu importe que cette Etrange existe en réalité, qu’elle soit la confluence de purs fantasmes, la résultante d’une activité imaginaire ou bien le produit d’une invention du langage. Elle est parce qu’elle est et s’inscrit dans le monde à la seule prétention de son mode d’être. Pense une chose : l’envol d’une feuille, une écriture à poser sur du papier, une esquisse à dessiner, une eau de fontaine surgissant du rocher et toute chose s’élève de ton esprit et devient substance qui, peut-être un jour s’actualisera ou bien l’inverse. C’est indifférent. « Penser est un agir en un sens élevé » disait le Philosophe.

 

              Je pense à toi Solveig selon ce simple et efficace cogito : « Je pense, tu existes ».

 

Oui, tu existes si fort que, parfois, au milieu de mes rêves tu es cette Belle Inconnue se dévêtant afin que du monde quelque chose soit dit. Demeure en toi aussi longtemps que le jour est clair. Aussi longtemps que le coquelicot est fragile. Tu vibres dans le pourpre ! Nul ne t’ôtera cette infinie liberté ! Tu es la plus belle fleur qu’il m’ait été donné de voir. Ceci ne saurait s’oublier.

 

 

  

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16 septembre 2023 6 16 /09 /septembre /2023 17:03
« Au creux de la tendresse ».

« Au creux de la tendresse »

Avril 2013 - Nadège Costa

Tous droits réservés

***

 C’était une à peine respiration dans la lumière levante, la translation d’un nuage contre le linge du ciel, l’envol du héron sur la rive du lac. Cela se produisait, pourtant, et le doute était là qui faisait ses confluences. Aussi bien vous auriez pu ne pas exister, être l’effleurement d’un songe, l’image reflétée par un miroir dont le tain aurait été lustré par le caprice de l’imaginaire. J’étais sujet, il est vrai, à me construire châteaux de sable et hallucinations comme si quelque peyotl eût troublé mon habituel breuvage. Le monde que je regardais était cette étonnante disparition des formes, leur troublant métabolisme qui les écartait d’elles, de leur propre réalité et les versait dans les remous de cristal d’un constant onirisme. Plus que d’un spleen baudelairien ou bien d’une blancheur mallarméenne butant contre le vide de la page, j’étais atteint d’une manière de transparence comme si choses et gens se fussent ingéniés à passer outre mon corps sans qu’ils en fussent alertés. A parler vrai, j’étais dans les limites d’une invisibilité qui ne dialoguait qu’avec elle-même et l’inaperçu dont j’étais une simple nervure ne m’affectait guère plus que la chute du temps dans la gorge du sablier.

 Comment, dans le clair-obscur de cet hôtel de la Côte d’Opale, dans la brève lueur grise des galets, eussé-je seulement pu imaginer votre présence ? En tracer les contours ? En décrire la palme ouverte, ses battements infinis - diastole, systole - jusqu’à une manière d’affolement ou bien de vertige et alors, du monde, rien ne tenait plus que cette vibration indistincte. Alors l’en-dehors n’était plus que l’altération de mes sens brouillés et une brume native noyait la courbure de mes yeux jusqu’à la perte de la vision, sinon totale, amputée de l’entièreté des choses à paraître. Racines de l’arbre et ramures se perdant dans l’effeuillement du jour. Socle brun du rocher et bulles de gaz qui le trouèrent en un temps immémorial. Proue d’une barque bleue que le ressac fait clignoter au sommet de la vague. Vous étiez pareille à cette image tremblante oscillant sur la toile blanche du cinéma d’antan, brèves apparitions parmi les zébrures du film et brusques sauts à la limite de l’écran, autrement dit d’une possible disparition. Jamais l’on ne s’attache plus fort à une silhouette qu’à son illusoire et brève présence. Un passage de l’ombre à la lumière puis la fermeture du rideau rouge et la salle plongée dans un silence cotonneux. Voici, de vous, de votre éclair dans ce matin de brume, ce qui est resté et demeure comme une braise forant de l’intérieur une conscience que j’anticipe, bientôt, dans sa plus grande altération. « Ombilic des songes » et le spectre d’Antonin, livide et dépouillé de soi fait son mime sur quelque scène de théâtre vide. Mais a-t-il seulement joué pour autre que lui ? A-t-il existé en dehors de sa propre douleur, à l’extérieur de la camisole de son génie ?

 Voici : le gonflement des lèvres au bord de la profération du poème ; l’ubac du menton que l’ombre du désir dissimule dans sa perte prochaine ; le glissement blanc d’une joue ; le pendentif et ses perles de corail disant la beauté de la parure, son élégance ; l’incroyable surgissement du cercle de l’épaule pareil à la plénitude après le reflux d’un chagrin ; la parenthèse de la vêture qui voile à peine ; la naissance de la gorge, son sublime renflement afin que, de l’amour, soit connu le vertige. Et, surtout, abrité par la corde étroite de la clavicule, ce « creux de la tendresse », creux à nul autre pareil. Ici s’origine tout ce qui chante et appelle, tout ce qui attire et s’éploie jusqu’à la limite de soi et annonce refuge et retour au sentiment primitif d’exister. Oui, ceci est la conque où trouver abri et ressourcement. Oui, ceci est la doline dont toute femme sur terre nous fait l’offrande à condition que nous sachions en déchiffrer le mystère. Voici, vous apercevant dans la fuite verte de la lumière, ce que j’avais compris : j’étais en deuil de cette pure forme d’amour qu’un jour enfant, je connus au contact de celle qui me confia au projet d’exister. Vous en étiez, ici, la troublante résurrection, le rythme alangui au seuil du jour alors même que je naissais à moi-même dans la complétude d’une révélation. Depuis, combien de Côtes d’Opale ont dérivé dans l’éparpillement infini des secondes, combien de dolines accueillantes bordées de la lueur éteinte des galets, de la brume de la Mer du Nord, du cri des oiseaux blancs se perdant dans la grande dérive hauturière, Combien ? Vous reverrais-je jamais, vous qui avez rendu la lumière à mon regard ? Vous reverrais-je, au moins en rêve ?

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Published by Blanc Seing - dans Microcosmos
16 septembre 2023 6 16 /09 /septembre /2023 09:09
ÉLOGE du SIMPLE

Toujours il faut partir

du Complexe,

de lEmbrouillé,

de lIllisible

 

Et faire immédiatement

retour vers l’Unique

 

Vers la Source

Vers l’Origine

 

Voir ce Beau Livre

 tel qu’en lui-même

 

LE LIVRE

 

Certes, il est multiple

Dans ses pages

Multiple dans ses mots

Mais combien son aspect évident

Nous rassure

Nous place au cœur même

 de qui-nous-sommes

Nous sommes une Fiction

Inclinant vers une autre Fiction

Nous sommes une Histoire

Inscrite en une autre Histoire

Et nous cherchons, toujours,

sans doute de manière inconsciente

Le lieu même de notre Être

 

Cette Figure si étrange

Si évanescente

 

Mais qui est le Pivot

Selon lequel notre Existence

Prend sens et se déploie

 

Sous la multiple bannière des Horizons

Du Monde, le nôtre avant d’être

Celui de tous les Hommes

Peut-être, l’Horizon, dans un souci

De radicalité, d’Essentialité

Faudrait-il le reconduire

 

Au souci d’une Ligne Simple

 

Telle cette Belle Œuvre

De Martin Barré

Ce Chercheur d’Absolu

La Ligne est Belle

La ligne est Simple

Qui biffe à peine la toile

Selon sa diagonale

 

Ligne telle un Mot

Par exemple

Chose

Soleil

Avoir

 

Mais ici, il y a encore TROP

Car Chose, Soleil, Avoir

Sont multiples

Ils orientent

Vers une Polysémie

Dans laquelle il pourrait

Nous arriver de ne

Nullement nous reconnaître

 

Et notre égarement serait grand

Et notre éparpillement serait infini

 

Il faut réduire

Il faut condenser

Il faut cristalliser

 

Ce qui signifie en venir

A la pureté du Cristal

A son unique vibration

Un fil ténu

Parmi la complexité du Monde

Oui, c’est ceci que nous avons

A faire, continûment, sans repos

 

Chercher le Lieu Géométrique

Autour duquel nous oscillons

 

Å la manière d’un métronome fou

 

Notre Vérité intime

La coïncidence que nous

Pouvons avoir

Avec Nous-Mêmes

ce n’est nullement

le mouvement de balancier

cette sorte de course

de Charybde en Scylla

c’est bien plutôt

ce Point Fixe

cette Immobilité

qui cernent notre être

en délimitent

la Subtile Forme

en disent

l’imprescriptible Nature

Telle l’aiguille de la Boussole

Qui a trouvé son Nord Magnétique

 

Nous sommes en quête de cette

Immuable direction

Laquelle, nous extrayant

De nos habituelles incertitudes

Nous confère la sagesse

du Sédentaire

Opposée à l’agitation

du Nomade

 

L’Homme Bleu est sans repère

Il est l’éternel Fuyant

Quittant ce lieu

Pour un autre

Comme si l’Espace

Était le danger même

Le Mirage au gré duquel

L’Homme, jamais, ne parviendrait

A trouver ni son centre

Ni sa périphérie

 

Une manière de

danse de saint Guy

Une chorégraphie

Tout autour de Soi

Une rotation de Derviche

Immolée à son propre geste

Sans origine ni fin,

Immolée dans le mouvement même

Qui prétendait le rendre libre

Et ne fait que l’aliéner

L’inclure au sein

de sa propre geôle

 

Le Simple toujours

Il nous faut le chercher

certes en un ailleurs

 

dans la majesté unique

de l’Arbre

 

Dans l’inouï rayonnement

Du Soleil

Cet œil unique qui nous regarde

Il est le centre même

de notre propre rayonnement

mais le Simple

il faut le chercher

en Soi, dans le pli le plus

intime de notre chair

 

C’est là dans le plein du mystère

Que le Simple prend sens

Qu’il nous assemble

En un lieu sûr

A l’abri du Monde

A l’abri des regards inquisiteurs,

à l’abri des maléfices de tous ordres

 

Le Simple il faut l’aller chercher

Dans les plis uniques

De la Merveilleuse Nature

Humer, par exemple

La fragrance serrée

Du Bouton de Rose

Ce recueil en soi

De tout ce qui se dit

Selon l’esquisse de la pureté

Le Bouton est supérieur

Aux pétales épanouis

Il est le concentré

Le point ultime

Où se rassemble

L’essence d’une chose

En son coefficient

D’irréductibilité

 

En ceci le

Bouton de Rose

Est semblable

A la modestie

De la Graine

 

Selon le processus

 de réduction

De condensation

La Graine est

 le point ultime

Celui que jamais l’on

ne peut outrepasser

En-deçà est le pur mystère

Le pur mystère

De la Venue au Monde

Des Choses

 

C’est un peu comme la

déroutante simplicité

d’une Goutte de pluie

Elle est la libre

 condensation

Du nuage

Elle est la parfaite

quintessence

 du Ciel

Elle est Tout Esprit

Venu dans la transparente matière

Elle est matière sans matière

Elle est elle et elle seule

Mais le Monde en son entier

S’y peut refléter

Miracle du Vivant

Lorsqu’il se fait Menu

Inapparent tel le sentiment

A contre-jour de la clarté

 

La magnifique Goutte de Pluie

Que le Sillon d’Argile

Appelle telle sa complétude

Le Sillon est beau qui vit en Soi

Au creux intime de Soi

Le sillon est unique

Qui glisse parmi

La souple ondulation

De ses Frères

Le Sillon

est creuset

De la Vie

En lui fermentent

Les Trésors dont l’Homme

Parfois, n’aperçoit guère

L’insondable secret

 

L’Homme n’est

que par

Le Sillon

La Graine

La Goutte

 

Il a été parlé de l’Arbre

Ce Roi qui essaime sa puissance

Sur tous les orients de la Terre

Mais rien encore n’a été dit

De l’Écorce qui le vêt

Qui est sa parure

Souple et lisse

Ou bien rugueuse

Ocellée ou

bien flexueuse

Parcourue

De l’incessant trajet

Du Peuple des Insectes

 

Sa croûte lézardée

Ses profonds sillons

Ses barres rocheuses

Ses vertigineux ravins

Ses lignes de faille

Ses diaclases

Tout ceci se donne

Comme un Microcosme

De la Terre

Une sublime

correspondance

Une osmose

 

Rien jamais

Ne se peut séparer

 

L’Arbre est l’Arbre

Parce que la Terre

La Terre est Terre

Parce que le Sillon

Le Sillon est Sillon

Parce que la Graine

La Graine est Graine

Parce que la Vie

 

El les merveilleux Insectes

Et la mince tige

De la Fourmi

Cette brindille noire

Si laborieuse

Cette discrétion

De la terre

Ces colonnes si entêtées

Cet acharnement

A être Soi

Å seulement

Thésauriser

Afin que Vivre

Ne soit nul hasard

Qu’une logique s’installe

Depuis la cueillette

Jusqu’à la manducation

Depuis la manducation

Jusqu’à la Mort

Le dernier acte

teinté de suie

 

Paradoxe terrible

des ressemblances

Meurtre sans fin

des analogies

 

Le Simple des choses,

oui

Le Simple des Mots,

oui encore

Ces Mots qui nous

Font Homme

 parmi les Hommes

 

Alliance

Fenaison

Ouate

Lumière

Dune

Diaphane

Diatomée

Diamant

 

Grande beauté du DIA

 « ce qui Traverse »

préfixe de l’Exister

en sa fluence

le DIA est la marge d’Espoir

le DIA est combat

contre la dure factualité

 

un mot encore

dans la plénitude de son Être

 

Métaphysique

 

Avec son esthétique

Graphie grecque

μετά 

 

L’Après

L’au-delà de

 

Préfixe de l’Imaginaire

S’il en est

 

Préfixe de la Liberté

S’il en est

 

Alors comment représenter

Ce qui n’a nul contour

Nul contenu

Sauf celui de nos Songes ?

Et le songe souvent

Si embrouillé

Si confus

Comment lui donner

Une assise simple

Un Lit flotte en l’air

Un Nuage flotte

au-dessus du Lit

 

Le Rêveur

est absent

 

Le Songe est

absence de Soi

 

Faire du Songe

Une simple

 racine blanche

dépouillée

Qui s’enfonce dans

notre propre humus

 

Homme = Humus

Retour différé à la Terre

Racine qui court

Dans le silence

De la glaise

Sans doute la métaphore

du Simple

En sa plus haute venue

 

Le Simple est

Dépouillement

Dénuement, solitude

Retour à Soi

 

En son ultime contrée

Avant il n’y a Rien

Après il n’y a Rien

Le Simple est

Notre seul Viatique

Tout ajout

N’est que fioriture

Toute addition

Que perversion

De notre Essence

 

Et, au titre du Simple

En son ultime effectuation

Nous allions oublier

Dans notre hâte

De citer le

Merveilleux

GALET

l’Ovale en sa perfection,

La Couleur

En sa douce griserie

Le Toucher

En sa guise de soie

 

Le Galet

Est un

Monde-en-Soi

Sans nulle césure

Qui viendrait en

Atténuer l’Essence

 

Le Simple

En tant que

Le Simple

 

Toujours

Le Simple

Revient

Au Simple

 

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14 septembre 2023 4 14 /09 /septembre /2023 08:32
L’œuvre : effusion de l’Artiste hors de Soi

Peinture mixte Autoportrait

Lea Ciari

 

***

 

      Au début, il faut partir de deux réalités convergentes, comme si, de l’Artiste à l’Oeuvre, il y avait homologie, coexistence en une unique valeur, coïncidence de la forme et du fond. En quelque manière, et ceci vaudra aussi pour la pâte colorée posée sur la palette, le corps de l’Artiste est opaque, pareil à une glaise lourde, à une substance de lointaine venue, peut-être de quelque magma originel, de quelque limon aux contours flous, au contenu indéterminé. Une sorte de chaos initial, de vocabulaire informulé, de sémantique encore dans les limbes. Ceci qui affecte en son entier la chair de l’Artiste, nul n’aura de mal à le transposer, par la médiation de son imaginaire, à ces petits cônes de Blanc de Titane, de Terre de Sienne, de Bleu Aigue-Marine. Toujours la réalité est aisément comprise qui vise la matière en sa position la plus inerte.

   Par opposition, la réification pleine et entière d’un corps humain est toujours un souci, une lourde mise à l’épreuve. Car chacun a bien conscience que la Personne Humaine, en sa plénière condition, transgresse naturellement ces limites étroites pour déboucher dans le site rayonnant de l’Esprit, dans le domaine immense de l’Âme. Certes il en est bien ainsi mais, pour les besoins de la démonstration, injonction nous est adressée de partir d’un isomorphisme de Celle-qui-œuvre et de ce-qui-est-œuvré afin que nul hiatus n’entravant le travail de notre pensée, un genre d’évidence puisse surgir de la confrontation de ces deux entités.

    Donc deux formes vaguement informulées en vis-à-vis. Nul dialogue qui se pourrait évoquer selon le rythme et l’intonation d’une Parole, selon la majesté d’un Verbe, la pure dimension d’un Logos. Non, affrontement seulement de deux factualités sourdes et aveugles, motifs que n’anime nulle arabesque, figures sans visage, épiphanies gommées en attente de leur être propre. Les premières touches posées sur la plaine blanche et silencieuses de la toile sont comme deux clameurs, deux déchirures de l’anatomie de l’Artiste, peut-être des projections de lymphe, des ruissellements de larmes, des coagulations de sang. Rien que de l’anatomo-physiologique, rien que du nerf et de l’os, rien que de l’aponévrose et du ligament. Nécessairement, la source est ceci qui fait signe, douloureusement, en direction de l’Écorché des salles d’anatomie. Une mise à nu qui est aussi mise à mort, dépouillement, éviscération jusqu’à ne plus être qu’un souffle rauque, une respiration à la peine, un battement de cardia, une oscillation neuronale. Car, si l’Artiste, tout comme nous qui lisons-écrivons, est d’abord, en son essence la plus profonde, cette matière brute, cette gemme non encore arrivée au diamant, ce tellurisme interne qui ne sait encore l’origine de son tremblement, ceci n’obère point la dimension d’altérité qu’il porte en lui, en elle, la capacité de métamorphose dont il ou elle est le fondement.

   Pour surgir dans le mouvement même de la peinture, le Créateur, la Créatrice ont à se fondre en l’objet même sur lequel porte leur fascination. Coalescence des conditions qui est la condition de possibilité de leur future efflorescence. N’y aurait-il cette correspondance de l’Artisan et de la matière à œuvrer, tout ceci se solderait par l’impossibilité même de porter au jour quoi que ce soit de visible, de compréhensible. Il faut une entente minimale, une esquisse commune, un canevas identique à partager, à faire fructifier. Que cette hypothèse conceptuelle en déroute beaucoup, ceci est simple truisme. Mais ce qui est immédiatement à saisir ici, c’est que le symbole outrepasse le réel afin que ce dernier, dilaté, transcendé, libère ce qu’il porte en lui de virtualités et de puissances irrévélées. La chair de l’Artiste en sa confondante épaisseur est ce calice qui n’attend que de s’ouvrir, cette fleur de lotus qui ne rêve que de déplier la pure grâce de sa corolle. Il n’empêche que son pied repose dans cette pesante vase qui est promesse de devenir.

   Mais, bien évidemment, nous n’en resterons nullement à ces a priori théoriques, assurant, au motif de la description de cette toile pleine de contenu, quelque essor qui lui serait promis depuis la nuit des temps, depuis la nuit des corps. Il n’est nullement indifférent que le sujet de cette toile soit un « Autoportrait ». Tout le commentaire portant sur la liaison Artiste-Œuvre en découle. Tout est harmonisé en des teintes douces depuis des Beiges légers jusqu’à des Terres de Sienne plus soutenues qu’un Bleu Pastel vient heureusement médiatiser. Afin d’étayer notre propos, la Silhouette située à gauche dans le tableau, que nous interprétons comme un écho, une projection de la figure de l’Artiste, devra être considérée en tant que totalité de l’expression picturale, notre vision se focalisant uniquement sur ce lien Créatrice-Œuvre dont, déjà, nous avons posé quelques jalons explicatifs.

   Incluse dans la cadre d’une porte que double le cadre du tableau, le visage « d’Autoportrait » est doucement incliné, dans un geste que nous estimons être pur don de Soi (toute œuvre d’art suppose ceci, ce geste sans retenue en direction de ce qui devra faire phénomène au terme de la tâche), un peu comme ces visages de Saintes dont le relief reflète les stigmates de leur dévotion, de leur adoration d’un Être qui, les dépassant, les accomplit en qui-elles-sont.

 

Donc cette effusion de Soi,

ce jet de Soi hors de Soi,

cet exil, cet arrachement,

s’ils prennent momentanément

figure de sacrifice, ne sont que

la face visible de cet Invisible

dont tout Artiste est en quête

qu’il soit musicien, sculpteur,

peintre ou faiseur de miracles.

Du désordre il convient

de tirer de l’ordre.

Du Chaos confusionnel

 faire surgir la pure

beauté d’un Cosmos.

  

   Ce qui, sans nul doute, questionnera au plus haut point tout Voyeur de cette œuvre, c’est la présence de cette étrange paroi bleue, de cette fissure s’ouvrant à même la plaine du visage, de cette schize qui, tel un vibrant tellurisme, semblerait détruite ce qui, jusqu’ici, a été porté à la dignité du visible. Là, en ce lieu précis, là en ce qui pourrait apparaître telle une division, une fracture, une faille, là donc le geste pictural est porté à son comble, là se rassemblent les sèmes par lesquels il peut trouver son point d’équilibre, en même temps qu’il nous assure du nôtre. Ce qu’il faut considérer maintenant, c’est tout le travail que l’Artiste a accompli en-deçà, au-delà de notre vision, dont nous ne percevons que la forme finale. Au cours de la lente élaboration des teintes et des formes, le corps même de l’Artiste a connu une transformation, chaque coup de pinceau, sous la poussée de la conscience, sous le guide d’une douce volonté, s’est donné tel un processus de métabolisation qui a eu, pour effet principal, de l’alléger, de le rendre quasiment transparent, de le porter à la limite d’une diaphanéité.

   Dès lors, ce corps modelé par l’allégie, est devenu comme pur éther, substance sans épaisseur, flottement infini au large de Soi, appel de ceci même qui, de l’autre côté de la Ligne Bleue, est pur reflet, pure effusion, réceptacle, manière de jarre disponible en laquelle s’écoule, à la façon d’une inépuisable source, l’action douce et persuasive d’un Esprit seulement occupé de produire de la Beauté. Beauté du cops de l’Artiste qui trouve son répondant, sa figure gémellaire, son sosie, dans cette Forme évanescente qui, médiatisée par l’action de peindre, devient cet autre territoire de recueil qui se confond avec son propre Soi, en est la subtile et troublante réverbération.

   Ici, sous nos yeux, au travers de cette mince Pellicule Bleue (elle nous fait penser aux merveilleux papiers huilés des Maisons de Thé), à la façon dont un baume traverse les couches de l’épiderme, phénomène auquel nous attribuerons le prédicat de « transeffusivité », cette qualité à nulle autre pareille qui fait communiquer des positions primitivement adverses, les résout en une osmose, un échange des essences, en liens affinitaires, ici donc, se réalise cette étonnante transitivité au plein de laquelle l’Artiste devient son Œuvre, l’œuvre, quant à elle, réintègre le domaine le plus secret, mais aussi le plus efficient du geste créateur.

 

Se fondre en sa création,

se diluer à même ce par

quoi on se détermine,

disparaître en quelque sorte

 à son propre Soi,

effacer son ego pour ne laisser

 transparaître que l’Art

 en sa plus évidente venue,

 voici de quoi réjouir et faire rêver

le peuple des Esthètes

 et des « chercheurs d’or ».

 

   Dès lors, c’est bien l’Artiste qui, ayant insufflé en son Œuvre l’esprit qui lui manquait a, au sens premier, spiritualisé la Matière, Elle qui, en une première visée s’était portée au degré le plus bas de son Être afin que « chose parmi les choses » quelque possibilité se lève d’une rencontre. Au terme de ce processus, la projection de l’Artiste en un Profil qui, sortant de son initial silence, autorise un colloque singulier s’instaurant

 

d’Elle l’Artiste,

à Lui, le Profil,

 

   voici l’aboutissement et la rétribution de toutes les hésitations, reprises, annulations, doutes qui tissent la toile même de la création, tension permanente entre ce qui n’est nullement et ce qui advient par le jet du corps de l’Artiste à même son projet pictural.

   Afin de mieux pénétrer la nature de ce geste de génération, de mieux saisir la finesse du passage d’une réalité à une autre réalité, de l’Artiste à ce qui n’est nullement elle mais qui, par la grâce du geste se donnera en tant que semblable, non séparé, appartenance unitaire à un même dessein, qu’il nous soit permis de convoquer la belle Philosophie Plotinienne au terme de laquelle le Principe de l’Un, cet Absolu, cette pure Transcendance, communique aux Hypostases qui en dépendent, l’Intellect, l’Âme, ce qu’il contient en soi de précieux et d’absolument Simple. C’est en raison de la surabondance, de la suressentialité du Principe, par simple phénomène d’émanation, d’écoulement de la Source en direction de ses dérivés, que ces mêmes dérivés en reçoivent la sublime empreinte et se connaissent en tant qu’existants réels au motif de ces essentielles vertus qui leur ont conféré plénitude et rayonnement de leur être singulier.

   Cette métaphore de l’écoulement, du débordement, de l’excès en direction de ce qui se constitue en tant que privation et manque, nous paraît être la façon la plus imagée de rendre compte de la « sureffusion » de l’Artiste donnant à cette matière informe, inachevée, inaboutie, ces infimes et démunis petits tas de pigments posés sur la toile,  la totalité des prédicats qui, les déterminant, les fait être ce qu’ils sont : des parcelles de l’Esprit, de la Conscience, de la Volonté d’une inépuisable matrice, d’une Corne d’Abondance fructifiant et essaimant à la mesure de sa constante prodigalité. Bien entendu nous voulons parler du pouvoir singulièrement démiurgique de l’Artiste.

 

Tout Artiste parvenu au

rayonnement de ses créations

 possède en lui, en elle,

cette efficience démiurgique

qui métamorphose son

propre corps en son Autre,

cette Œuvre qui, parcelle

 de lui-même, d’elle-même,

est comme son aura,

 la trace inaltérable qu’il dépose

sur le visage du Monde.

 

 

 

   

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