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14 janvier 2025 2 14 /01 /janvier /2025 18:11
Tout au bout du monde.

Œuvre : Sophie Rousseau

 

   Dans l’étroite chambre aux murs enduits de chaux, Jeanloup s’éveille bien avant que le jour ne paraisse. En lui, déjà, dans le plissement intime de son corps, il sent les battements de la mer, son halètement pareil au songe d’une bête qui serait de l’autre côté des choses, dans un pays d’outre-vie. Un mystère ne se disant que du bout des lèvres. Dans la haute bâtisse qui donne sur la place il n’y a guère que le soulèvement lent des poitrines. Par la pensée, Jeanloup s’essaie à deviner le souffle long de Jo, son arrivée, bientôt, sur la grève où pâlissent les rêves dans la montée du jour. Sur les allées, en contrebas, seul le bruit de quelques meutes de poussière et le pépiement étouffé d’un oiseau. Le sol de tomettes s’éclaire d’un léger clair-obscur, de quelques lignes tombant des persiennes. Que le jour vienne, que l’espoir de voir l’inaperçu surgisse enfin, il est si long d’attendre lorsque la joie est toute proche, dans les heures bleues qui s’annoncent. De l’autre côté de la cloison, il y a eu comme un grincement, un imperceptible mouvement. Puis des coups frappés à la porte et la voix chaude, rassurante de Jo qui ouvre la conque de l’imaginaire : « C’est l’heure du bout du monde, Jeanloup. Le trésor, on ne le découvre jamais dans la blancheur des draps, seulement à la proue de la barque ! ».

   Bien mystérieuses paroles pour cette jeune vie - douze ans tout juste -, qui incline davantage vers la naïveté de l’enfance que vers l’ombre sérieuse de l’âge adulte. Jeanloup s’habille à la hâte alors que Jo est déjà installé dans la cuisine, disposant quelques tranches de pain et des anchois tout juste sortis de la saumure. C’est cela, être pêcheur, se lever à l’aube, dans le doute du jour, se sustenter de peu et se dépêcher de rejoindre le port avant que ne s’y illustrent les allées et venues des badauds. L’eau est si fraîche qui calme les aspérités du sel, sa saveur fortement iodée. Un avant-goût de la mer, de son large plateau où le soleil laisse tomber sa lumière aveuglante. Alors surgissent les odeurs du varech, du goémon, du poisson qu’on pêche à la ligne. Les rues de la ville sont vides et les pas résonnent sur les murs de lave, aux angles des trottoirs. L’escalier de pierres usées qui descend vers le quai. L’alignement des barques de pêche, leurs oscillations sur les clapotis de l’eau. La rivière a une étrange couleur, comme si elle était un long ruban de zinc qu’une machine aurait déroulé sous l’étrave des embarcations. Jo soulève le capot du moteur, donne quelques tours de manivelles. Soudain, quelques explosions lâchent leurs ondes, comme des coups de gongs frappant les quais, rebondissant sur les façades aveugles des maisons. De chaque côté de la coque, deux haubans de bois sont tendus, au bout desquels sont les lignes et les appâts. Bientôt, dans la caisse habillée d’algues, les ventres argentés de quelques poissons. La barque glisse sur l’eau pareille à un miroir. A la proue, un sillage part en triangle, fouette le rivage semé de roselières, fait ses minces vagues sur les rides de sable. Le cri d’un héron, parfois, puis le silence que percent seulement les battements du moteur, les paroles de l’enfant, rares, les répliques de Jo, claires dans le jour qui vient.

   Maintenant on est arrivés au bout de la rivière, on longe les digues de pierre, on aperçoit les feux qui signalent la passe vers l’embouchure, le port, la ville surplombée de sa cathédrale, vaisseau noir qu’encadre le moutonnement des maisons aux toits de tuiles sombres. Le soleil qui monte, trace son sillage de feu, resplendit jusqu’au dôme du ciel et la lumière est une longue fête venant dire aux hommes la plénitude de vivre, là, tout au bord de l’eau, si près de la liberté ouverte de la mer. Il n’y a pas de plus grand bonheur que celui de voguer un jour d’été, dans le dépliement lent des heures, tout contre l’immensité de l’eau, l’immensité du ciel. Tout se rejoint autour de soi à la manière d’une outre fécondant les yeux, d’une palme caressant le corps, d’une musique infiltrant chaque pore de la peau. Alors, dans cette pure sensation d’être, on est parvenu à l’extrême pointe de soi, genre d’archipel ne se distinguant plus de la brume qui l’enveloppe. On cherche à s’extraire des pesanteurs du monde pour pénétrer dans une nouvelle dimension. On dilate à l’extrême le mince canal de ses pupilles et on laisse entrer tout ce qui veut bien se présenter, aussi bien le vol courbe de la mouette, son criaillement perçant, les gerbes d’étincelles, le brouillard des gouttes d’eau, les écharpes de vapeur qui montent au loin, là où le regard se perd dans la confusion du monde.

   Oui, c’est cela que fait Jeanloup dans l’innocence de l’âge, dans la demande d’exister qui tend sa peau comme une voile, dans le vertige qui creuse sa jeune conscience et cherche à s’éployer, bien en dehors de lui, en direction de tout ce qui vibre et signifie sous le ciel et les étoiles. Jo ne dit rien, conscient du genre de raz-de-marée qui envahit cette jeune vie et la marquera au fer rouge de la signification. Plus tard, lorsque l’âge adulte sera venu, puis la vieillesse étendant ses ramures, c’est cette image qui s’imprimera sur l’écran tendu de la mémoire, sur la corde de la sensibilité. Jeanloup devenu vieux, ce seront ces brusques illuminations qui l’habiteront l’espace d’un souvenir, l’éclair d’une réminiscence. Il reviendra là, au lieu où les choses lui sont apparues avec clarté, évidence.

Tout au bout du monde.

Ce qu’il verra : Les sombres ondulations de la mer encore chargée d’algues et de nuit, leur enroulement comme des signes, des lettres, des hiéroglyphes venant annoncer ce qui sera, plus tard, et qui aura pris naissance, ici, dans l’éclatement du jour à venir. Ce qu’il verra : une nappe de cendre, pareille à celle des nuées des volcans, une écharpe grise montant de l’obscur pour gagner la lumière. Des projections encore, des scories, des lignes fuligineuses. L’obscurité n’abandonne pas si facilement le combat, la polémique violente qui l’affronte aux paroles des hommes, aux rumeurs, aux ardeurs solaires. Ce qu’il verra : un voile d’or resplendissant, un riche tapis d’orient que traverseront les éclats argentés des reflets, les minces explosions des mots qui surgissent des abysses, veulent porter au grand jour ce qui, d’ordinaire, demeure secret, occulté aux yeux des hommes. Ce qu’il verra : un genre de rivière bleue flottant tout en haut de la mer comme pour dire la persistance de l’eau, sa permanence à la face de la Terre, la vie qu’elle a déployée en des temps anciens afin que nous paraissions et puissions témoigner. Ce qu’il verra : une ligne blanche comme l’écume tenant lieu d’horizon - il faut bien une limite, quelque part, une naturelle césure entre les éléments -, une lueur si vive que le regard en sera comme fasciné, attiré par cette infime meurtrière, où, d’aventure, pourrait s’apercevoir ce qu’il y a au-delà de la vision, que jamais les hommes ne pourront nommer. Il n’y a pas de mots pour le silence, le mystère, le chant intemporel de la poésie, le murmure inaperçu de l’art, le vol de l’âme dans les contrées de l’univers. Rien qu’une mutité et la dilatation de soi jusqu’à cette perte, cette chute qui en sont, toujours, l’étonnant épilogue. Ce qu’il verra : ces nuages à l’horizon, pareils à des taches d’encre, à de la neige maculée du souci et de l’angoisse des hommes et alors il n’y a plus ni langage, ni rêve, ni imaginaire qui puisse porter témoignage de cela qui se produit et s’estompe alors même que nous tâchons de demeurer.

Ce qu’il verra, enfin, parvenu à son propre crépuscule, ce sera Jo relevant les filets rutilants de poissons, maquereaux aux ventres bleus, sardines d’argent, mulets aux reflets verts. Ce qu’il verra, le saucisson, la tranche de pain souple à la croûte odorante, la bouteille de vin rosé que traversent les rayons de soleil. Il verra cette collation, sur la barque bleue, parmi le silence, le clapot des vagues, le sourire ouvert de Jo, ce passeur d’âmes qui l’a conduit, un matin d’été, avec naturel et insouciance, tout près du bord du monde, à cet endroit de soi où couve, sous la cendre, le feu de connaître, la passion de se fondre avec tout ce qui brille, éclaire et porte les yeux au merveilleux discernement, à l’agrandissement qui métamorphose l’instant en éternité. C’est cela, que l’enfant devenu vieux, verra. Comme une promesse de futur après la mort. Pourquoi, après tout, après que le dernier souffle aura été rendu, que le corps se sera volatilisé, que l’âme flottera et gagnera avec facilité les lieux inouïs, pourquoi donc Jeanloup, comme tout homme sur Terre -, ne verrait-il pas ce qui se trouve derrière la courbe de l’horizon, et, plus loin encore, derrière les nébuleuses, la Voie Lactée, les étoiles ? Pourquoi ? C’est, en tout cas, ce que croit le vieil homme, tout juste derrière son front chenu et il y a beaucoup à apprendre de ses yeux tristes et gris, du tremblement de ses mains, de la sagesse de ses rides qui disent l’aventure d’être, ici, parmi la multitude. Il y a une chose dont l’enfant devenu vieux est sûr, c’est que la flamme allumée, il y a longtemps, sur une barque, dans le silence du jour, sous la semence infinie de la lumière, cette flamme, jamais ne s’éteindra. Jamais !

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14 janvier 2025 2 14 /01 /janvier /2025 08:22
Fraternité blanche.

Photographie : Gilles Molinier

Etude - 2014

A l’origine, au temps où rien encore n’était décidé de la marche du monde, disons aux environs du Paradis Terrestre, alors qu’Adam et Eve apprenaient tout juste les rudiments de l’amour - c’était avant la Pomme -, alors que le flirt était encore dans les prémices, nimbé d’innocence et teinté de touchante naïveté, nos amis les arbres vivaient dans une manière d’euphorie que même un cataclysme n’eût point entamé. Il faut dire, le Paradis avait tout pour plaire. Le climat était généreux, l’air doux comme le corail de l’oursin, les flamants roses se reflétaient dans le miroir de l’onde, les biches regardaient de leurs yeux enamourés, les girafes ployaient leur long cou avec une grâce infinie, les lions faisaient patte de velours, les cerfs ponçaient leurs bois afin qu’ils ne pussent entailler l’âme des deux seuls existants dont la silhouette était visible à l’horizon des choses. Quant aux arbres, revenons-y, ils étaient d’une si belle nature, si indolente, qu’on eût pu les croire éternels. Leurs troncs étaient aussi lisses que les joues d’une vierge, leurs feuilles lancéolées, couleur d’espoir, étaient détourées d’un mince filet d’argent, ils portaient des fruits dans la plénitude, genre de pommes d’or du Jardin des Hespérides, leurs frondaisons, tantôt couleur de vermeil, tantôt à la teinte d’eau claire ou bien de platine, ou encore d’émeraude tissaient dans l’air la pure symphonie de la beauté. Rien ne semblait jamais pouvoir atteindre cette subtile harmonie et même le héron bleu à la grande sagesse aurait donné son bec à couper que, jamais, ce divin bonheur ne serait entamé par quelque événement, fût-il extraordinaire.

Fraternité blanche.

Le Paradis terrestre

Raphaël Toussaint

Source : Wikimedia Commons

Et maintenant, passons sur les inconséquences humaines et sur les avatars qui conduisirent Adam et Eve, ces pêcheurs devant l’Eternel, à se jeter dans la gueule du loup avec la bonne foi qui sied aux âmes simples. Cependant, les arbres chassés du Paradis, comme tout ce qui y vivait, se retrouvèrent sur Terre comme un peuple épars et maudit qu’une incompréhensible diaspora eût égaré aux quatre coins du monde. Maintenant, ils habitaient aussi bien sous les tropiques qu’aux sommets des montagnes et, pour beaucoup, leur sort était aussi enviable que le destin du charançon aveugle forant leurs cercles de bois de leurs dents hémiplégiques. Le Paradis, c’était bien fini, il fallait se résoudre à vivre dans la modestie et le dénuement, ce que les arbres se disposèrent à faire en raison de leur grande sagesse.

Et voici ce qu’il advint d’eux : le palmier, abrasé par les meutes de l’harmattan et la furie du sable, perdait ses cheveux, ne disposant plus que d’une touffe étique semblable à la tête du chauve. Au milieu des forêts gauloises le vénérable chêne subissait les coups de boutoir des grappes de gui et l’invasion sournoise des bubons de la gale qui faisaient, dans leurs ramures, comme des décorations de noël. L’étonnant araucaria, s’il faisait le désespoir des singes, ne résistait guère aux assauts de la rouille qui le dépouillait de ses lames avec la dextérité du magicien à faire surgir des colombes de son chapeau. Au sein des mangroves, les lacis de racines des palétuviers étaient victimes de la prolifération des crevettes. Les immenses séquoias périssaient sous les lames hurlantes des tronçonneuses. Les très résistants châtaigniers se voyaient lentement délestés de leur substance par la hargne des marteaux-piqueurs des pics-verts. Les pins maritimes, au sommet des dunes, s’étiolaient lentement, lacérés par le vent du large, devenant, petit à petit, bois éoliens blancs comme de os de seiche, puis minces ossements perdus dans le flux des eaux. Les imposants baobabs dans leur forteresse à la couleur orangée ne résistaient guère, en dépit de leur puissance, aux attaques des fourmis rouges. Les acacias, quant à eux, n’étaient guère protégés par la herse de leurs épines, des prédateurs affamés parvenant à prélever leurs rameaux fleuris afin d’en faire leur ordinaire.

Oui, il faut le dire, le sort commun des arbres n’était guère enviable, d’autant que pour ceux qui avaient échappé au désastre, l’intelligence humaine avait inventé les pires tortures qui se pussent imaginer : on ligaturait les branches des érables, on les contraignait dans des pots grands comme des coquilles de noix ; on colonisait des arbustes en charmilles qu’un sécateur brillant à la lame redoutable rabattait avec la plus grande rigueur qui se pût imaginer ; les fruitiers, on les taillait vigoureusement, enfin, on palissait, émondait, ébranchait, écimait, égayait, élaguait, étêtait, coupait, décapitait, décortiquait, dégarnissait, supprimait tout ce qui dépassait à l’horizon du végétal. Nos amis les arbres on les aimait avec tellement d’empressement - comme une fillette étouffe dans ses bras sa poupée chérie -, qu’au bout du compte il n’en restait plus que de rares vestiges, un bourgeon par-ci, une branche par-là, une racine ailleurs, quelques feuilles volant au beau milieu des ramures de l’air.

Heureusement, pour le peuple des arbres, quelques individus plus astucieux que les autres ou doués d’un destin plus généreux, avaient réussi à échapper aux maladies, à la hargne des hommes, à leur cupidité, à leur empire sur les choses de la nature, aux haches qui tailladaient et mutilaient. Il s’agissait d’un groupe de jeunes charmes, aux troncs étroits et un brin tortueux, non encore parvenus dans la force de l’âge, seulement dans les années graciles et indécises de l’adolescence. Longtemps ils avaient erré de sommets en ravins, de déserts en forêts pluviales, constatant, partout, les atteintes du mal, la propagation des épidémies, la chute et le deuil. Alors, ils avaient décidé d’adopter un instinct grégaire, un comportement siamois, et, comme des moutons au lainage accueillant, ils s’étaient assemblés en une tribu compacte, se serrant les coudes, se prêtant main forte, prenant pour devise l’entraide et la considération de leur semblable. Ils avaient fini par trouver un site qui leur convenait, au fin fond d’une combe, entre deux versants protecteurs, un genre de presqu’île terrestre, une manière de gentille utopie dont ils avaient fait leur terre d’élection. Ils vivaient là depuis quelques années déjà, dans la simplicité et le murmure de leurs rameaux minuscules. Ils parlaient peu, se sustentaient de courants d’air, respiraient un air limpide comme l’amitié. Chaque hiver, la neige faisait, à leur pied, un tapis blanc si pur qu’il semblait ne pas exister ou bien alors comme un simple lien qui les maintenait réunis. Le frimas était leur nourriture essentielle, un genre d’ambroisie si pure qu’elle coulait en eux comme une sève invisible et les faisait s’élever dans le temps avec la même persistance qu’à une mousse à s’abriter sur les versants humides. Ici, dans ce lieu hors du lieu, jamais personne ne vient, sauf quelque rapace au vol lourd, quelque chouette antique et vénérable et des passereaux pacifiques. C’est une manière d’éternité qui semble les avoir figés dans un langage immobile, une pure poésie blanche s’élevant du mystère du monde.

Si, un jour, par le plus grand des hasards, vous tombez sur leur repaire secret, comptez-leur une fable, chantez-leur une comptine, murmurez-leur une berceuse et retirez-vous sur la pointe des pieds. On ne dérange pas un paradis, on le regarde du bout des yeux et on part en silence. La seule parole qui soit et qui longtemps, agit en nous, comme un charme !

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11 janvier 2025 6 11 /01 /janvier /2025 09:52
Fabrique de l’Homme

Photographie : Blanc Seing

 

***

 

   Murs de moellons jaunes. Murs de lézardes. On entend le vent mugir, les poulies se balancer dans le vide, les machines tisser des mots que creuse l’ennui, que torpille la sombre démesure des délibérations obsolètes. On ne reconnaît guère  ce qui autrefois chantait, allumait dans la garbille des yeux la densité et la mesure de l’accompli en sa garance. Oui, c’était si beau disent les pêcheurs de lune et les histrions, ces mimes que le son mélodieux de la flûte disposait aux sourires des anges et aux bluettes zodiacales.

  

***

 

   On est là, debout, planté dans la masse solaire, gluante. Feu du ciel qui tricote tout contre sa meute ossuaire les lames d’effroi, jette dans la fournaise de l’âme sa langue glacée. Ô froid néantique. Ô rumeur givrée qui glavaude les mors de l’esprit, taillade les ramures de chair, fait couler dans l’outre de sang le chant igné de la finitude. Ô pourquoi faut-il que ce qui est là devant s’agenouille, se prosterne dans la plus violente déraison ? Dante y perdrait son latin, y brûlerait les cercles de la félicité, il ne demeurerait que quelques braises soufflées par Eole et les dieux seraient marris de voir tant d’hébétude humaine.

  

***

 

   Il fait un froid de gerfaut et les dents claquent dans le corridor de la bouche. Et le toboggan de la gorge et les dagues plantées en plein le vide sidéral. Le vide de cristal. Les poumons soufflent leur haleine de forge. Des poutres métalliques, rongées par l’acide du temps, descendent des rhinolophes à la bouche acérée. Filent mauvais coton. Ruminent idées noires. Mines de charbon, boyaux étroits, mineurs, Gueules Noires couchées dans la veine sidérante, la silicose sculpte dans les traverses du corps lacéré les dentelles de l’agonie.  Dentelles de la Mort. La Grande Pute au sourire enjôleur, la Grande Maniérée qui fait ses pas de deux dans votre dos, ses entrechats glaireux. Puis un saut. Violent. Comme ou saute au-dessus d’une fosse à serpents. Venimeux. Lianes mercuriales du péché. Ecailles fascinent, envoûtent, puis sombre venin qui poudre le sang des commissures mauves du Trépas.

 

***

 

    Ô pics à manches courts, ô rivelaines qui émondent la colline de poussière. Et y a le Zacharie et ses moustaches en crochets, le Levaque et son chignon perruquier, le Chaval -d’aucuns l’appellent Cheval -, et le Maheu - certains le nomment Emma -, qui veinent dans la veine bitumeuse et ils meurent à petit feu pour des Empires, des Bourses, des Réceptions broquilleuses dans des salons duveteux avec des Dames pigeonnantes, gloussantes, des Messieurs à plastron, à breloques d’or, des valets en goguette, des quenouilles qui girent à l’unisson dans le beffroi étique des idées.  Creuses, abyssales en leur nouille vacuité. Sidérantes en leurs hémiplégiques et comiques pirouettes. Mais mortelles, tellement catafaltiques, dinguefoles jusqu’à la dernière bouchée arsenicale, ô combien ! Voyez-vous on a des Lettres même chez le Poulbot, le Mécréant, le Zigomateux de la grise matière !

  

***

 

  Ah, cela il faut l’entendre de ses oreilles bouchées de cire. Ah cela il faut le voir de ses yeux usés de cataracte avec des stalactites blanches qui perlent au sol la dette de vivre. Ah il faut le longer de ses membres amputés, de sa fougue de culbuto ivre, de la hargne de ses moignons trempés dans l’acide de la confortable ineptie. Il y a tant d’incomplétude malaveuse et de destins crocheteux, tant de mains aux serres longues, tellement de cerneaux où ne s’agitent que des idées insanes en forme de troupanes, en fouillouses à trous par où suinte une éthique à 4 sous, une morale de bousier épidermique.

  

***

 

   La fabrique est de brique et de moellons jaunes.  De bric et de broc. De fric et de frac. De freux et de frousse. Mais entendez donc mugir le Métier avec ses cliquets qui comptent les passages de vie à trépas, avec ses chaînes qui enchaînent, ses lisses qui maudissent. Mais qu’est-ce qui se trame donc dans ces ruines corporelles car la Fabrique est la fabrique du corps. Car les machines, les tubulures sont les rouages, les harnais, les battants, les éclisses de l’esprit qui se robichonnent dans les glavioles de l’impéritie. Mais que direz-vous pour prendre la défense de tous ces Souffreteux de la pensée qui ne pensent qu’à leur propre vertu, à leurs biens - les si mal nommés -, à leur magot, leur matérialité obtuse ? Que direz-vous, sinon fermer votre clapet, devenir cois, rentrer dans votre coquille de gastéropode silencieux ?

  

***

 

   Plâtras jonchent le sol, débris humains, flaques de sueur, soucis encore visibles sur le ciment maculé de haine. Grandes verrières, elles sont ce qui reste d’une conscience calcinée, usée par des années de lutte et de misère. La misère, le désarroi sont encore là, patents, plus réels que le réel, collés au bleu de clarté, suintant du plafond de verre, cet idéal où s’abîmaient les rivières des songes, les cataractes d’espoir. Ô musique arrêtée des vies en ébullition, ô monde. Ô cheveux flamboyants des ouvrières à contre-jour du temps. Grand temps de rouvrir les vannes de ce qui fut, mais dans le tumulte joyeux, la neuve certitude d’être, la reconnaissance des Errants qui ont donné leur sang, vendu leur cœur, usé leur peau à entretenir de vaines gloires, à lustrer des appétits vénéneux. Merdiques pour tout dire. Obséquieux. Pestilentiels. Ô humaine condition qui trie les Méritants et les Laissés-pour-solde-de-tous-comptes. Mais quelle infinie lassitude de s’en tenir à de pareilles sornettes, à de tels galimatias brodés de galons cloutiques et de brandebourgs rafliscoteux !

  

***

 

   Grand temps de reconstruire la Fabrique de l’Homme, de lui destiner une gloire à sa mesure, un bonheur à sa main. Finis doivent être les temps d’aliénation. Il y a tant à faire dans la mesure du jour. Qu’une fenêtre s’ouvre donc sur l’Infini. Oui, l’INFINI ! Seulement ceci sera notre  mesure si nous voulons donner sens à cette marche de guingois sur les chemins du monde. Qu’enfin cela s’ouvre. Nous étouffons tellement d’être hommes et d’en rester là. Oui, là où l’Être en sa pure Vérité devrait apparaître dans la lumière droite du jour. Droite, non biaisée, de guingois ! Et merde aux Nantis et aux Pisse-vinaigre, aux scrofuleux du fric, aux abîmés de l’ego, aux méprisants du Simple. Oui, merde et que Révolution s’ensuive. Et de suite !

 

***

 

   Le Temps, de son doigt innocent, nous pousse vers l’avant, vers l’abîme. Heureusement y a d’la place pour tout l’monde, les Scrofuleux, les Paralytiques, les Plénipotentiaires, les Snobs, les Filles de joie et de tristesse, les Types du CAC 40, les Pharmaceux, les Notaires vériques, les Réfugiés des paradis fisqueux, les  Vierges fioleuses, les Evêques sacerdotaux, les Grands éduqués et les Petits morpions, les Thuriféraires, les Compte-petits, les Picsous, les Oncles Donald, les Psychopathes, les Truffés d’oseille, les Pauvres, les Sans-Logis pareillement, oh oui, y’a d’la place !

  

***

 

   Mon Grand-Oncle François qui avait des moustaches en guidon de vélo, qui lisait Manufrance à l’envers - y savait pas lire et y trouvait le monde bizarre avec ses postes de TSF, ses bretelles Hercule, ses lampes Tito-Landi, ses almanachs Vermot cul par-dessus tête - oui, bizarre et y disait y’a qu’une justice pour les Pauvres et les Riches, y finissent tous dans le trou et y s’enfilait une rasade de gnole à la santé des déjà-morts, des futurs-morts, des vraiment-morts, de ceux qui faisaient semblant de l’être  et qui l’étaient chaque jour un peu plus.  Morts. Parce qu’y en a aucun qui se sauve disait Grand-Père Oncel même qu’il avait pas tort et, je vais vous dire, moi, y a pas de plus Grande Vérité que celle qui se trousse entre les lèvres des Modestes et des Humbles. Au moins, eux, à la Mort ils y vont sans manière et c’est toujours ça de gagné, l’authentique, le sans embrouille, le franc de collier. Les Autres, les Péquins qui se prennent pour le Pape en personne, Morts, de quoi ils auront l’air ? De quoi ? Je vous le demande ? Z’auront l’air fins, je vous l’dis !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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10 janvier 2025 5 10 /01 /janvier /2025 18:17
De l’ici-présent à l’origine-fondement

‘Nature Morte’

 

Photographie : Marcel Dupertuis

 

***

 

   Incipit - Prenant pour point focal cette belle image, belle sur le plan photographique aussi bien qu’artistique, nous voudrions poser la thèse selon laquelle l’épreuve en Noir et Blanc se dirigeant vers une supposée origine, un fondement, s’approche d’une nécessaire vérité alors que son traitement coloré, du fait de la multiplication de ses sèmes, de l’éparpillement des sens qu’elle suppose, ne ferait apparaître qu’une dilution de cette même vérité. La couleur appellerait au premier chef une esthétique, le Noir et Blanc une éthique. Mais il faut maintenant aller plus avant.

  

   SAISONS

 

   Eté - Profusion. Tout vient du cœur ruisselant des choses, tout se lève de l’indistinct et flamboie au plus haut de sa forme. Tout rutile et fait sens à l’acmé de son être. Regardons ‘L’été’ de Pieter Brueghel l'Ancien. L’image, hautement solaire, expansive, ne laisse nullement de place à l’ombre, au recueil, à la méditation. L’activité bat son plein qui n’attribue aux hommes nul interstice pour quelque repos. L’air est infiniment tendu. Les pensées sont lentes à venir. Tout se fait dans l’immédiateté de l’action. Il faut boire à la jarre pléthorique de la vie. Il faut s’emplir d’un épicurisme au premier degré qui ne s’embarrasse de quelque considération fâcheuse. Eté comme arche tendue du désir. Eté comme présence du présent en sa fulgurante instantanéité. Tout doit être plein, les flux existentiels bourgeonnent, les corolles s’ouvrent, la corne d’abondance diffuse dans l’air saturé de joie imminente les pollens et les nectars de la vie prise à bras le corps. Partout la couleur est à la fête, partout elle dissémine les spores de la croissance, de l’expansion, de la diffusion multiple, bariolée, chamarrée, tel l’habit d’Arlequin.

   A cette aune, l’âme existe-t-elle, l’esprit trouve-t-il aire favorable à son expansion, la dague des soucis et des inquiétudes lacère-t-elle la toile unie du réel ? L’angoisse, cette ambroisie de la Métaphysique, est-elle à même de déployer sa tragique efflorescence ? Non, ici se montre, sous la plus vive des clartés, la généreuse climatique des divertissements estivaux, ici s’actualise la dimension plurielle des phénomènes, la prolifération naturelle, polyphonique, polychrome, poly-sensorielle de ce qui vient à soi pour dire la luxueuse apparence de ceci qui se montre, que nulle contrariété ne saurait entraver, dont nulle tristesse ne pourrait entamer le capital d’illimitée jouissance. Là, dans la multitude riante, épanouie, là dans la grande spirale d’allégresse, ne saurait s’immiscer la mélancolie des penseurs abscons, des faiseurs de morale, des alchimistes de concepts, des dogmatiques religieux, des ascètes en voie pour l’Absolu. Tout spleen, tout chagrin, toute morosité font tache et obscurcissent le ciel d’ombres jugées funestes, invasives, hors de saison et de propos.

    Automne - Ce que l’été avait commencé, l’automne l’accomplit dans la plus somptueuse amplitude. Les couleurs, prises de l’intérieur, s’exhaussent, scintillent. Les érables sont incendiés, les forêts sont chatoyantes, les feuilles expulsent les dernières traces chlorophylliennes, le vert apaisant est banni que remplacent l’éclat du carmin, le rugissement de l’écarlate, l’assaut du vermeil, la vibration de la garance. On est ici, si loin de la photographie placée à l’initiale de cet article, on est à son exact opposé. Elle qui vit dans la modestie de la pénombre, elle qui se vêt de gris soutenu et de noir profond, elle qui se retire au plus intime de son être, voici que la meute automnale, la débauche multicolore, l’arc-en-ciel pléthorique viennent apporter la plus verticale des contradictions.

   Il y a évidente polémique, comme si l’excès des tonalités, leur son cuivré, leur haute symphonie voulaient recouvrir et reconduire à néant ce qui, dans une manière de dolent silence, de parole à la limite d’une mutité, se donnait dans le chuchotement existentiel, autre nom pour une naissance sur le bord du réel, sur la margelle attentive du monde. Car il n’y a vraiment que dans le retrait, dans la modestie de l’apparence, dans l’économie du dire que se décèle l’exactitude des choses, autrement dit le dévoilement de leur vérité. Et le moment est venu de placer la notion de vérité selon le mode grec antique du dévoilement, nommé ‘alètheia’. Ce concept se décline selon deux modes : vérité au sens de dévoilement (l’étant en son apparaître occulte toujours l’être qui est sa vérité), le dévoilement occulte la simple apparence pour donner lieu à l’effectivité du réel.

    [Incise - Dans ce texte, nous souhaiterions faire se révéler, de manière métaphorique, en des guises successives de décoloration et de dénuement (l’expansion estivale-automnale cédant peu à peu la place à la rigueur hivernale), une succession de stades, genre de genèse régressive qui, d’un réel saturé, surabondant (figure de la simple apparence et de l’erreur) remonterait en direction d’une figure originaire affectée de la plus juste simplicité, (seule synonyme de vérité). Un peu comme si un chemin à rebours des stations historiques traversées par les formes esthétiques devait rétrocéder à partir de leurs manifestations les plus exubérantes (fauvisme par exemple, expressionnisme), pour aboutir à l’expression dépouillée, primitive, archaïque (l’art pariétal) en lequel s’annoncerait, sinon une naïveté, du moins une évidence, une justesse, une sincérité que des strates civilisationnelles et culturelles auraient sédimentées, si bien qu’elles ne seraient plus guère perçues, ici et maintenant, qu’à la manière de spectres lointains que la lumière de la temporalité aurait affadis au point de nous les rendre illisibles.]

   Hiver - La nature s’est assagie, est rentrée dans le rang. La sève exubérante a regagné l’âme cachée des arbres, s’est invaginée au profond des racines, dans le secret des tapis de rhizomes. Les couleurs ont été gommées. Ne subsiste plus guère qu’une palette trinitaire Noir/Blanc/Gris. Un mot à peine plus haut qu’un autre. Une syntaxe du dépouillement. Une rhétorique sobre, mesurée, soucieuse de ne dire que l’essentiel, ces présences s’enlevant à peine du sol d’où elles proviennent. Une terre originaire. Une glaise formatrice des premières ébauches, des esquisses primordiales. Une présence silencieuse, à la limite d’un effacement. Comme si les choses du monde, dans leur native effraction, pouvaient, à tout moment, décider de leur être, le propulser en direction de l’étant-visible ou bien le réserver en leur être-invisible. Etonnante disposition alètheiologique, jeu d’un constant voilement/dévoilement qui est la scansion, le rythme immémorial, la pulsation selon lesquelles le se-montrer/se-cacher se donne comme la figure d’Ombre et de Lumière qui, une fois dit

 

Le Noir et le Blanc

le Rien et le Tout,

 la Nuit et le Jour,

l’Opaque et le Diaphane,

la Fin et l’Origine,

le Vide et le Plein,

l’Occultation et l’Emergence

Le Silence et la Parole,

le Mensonge et la Vérité,

le Mal et le Bien

  

   Oui, le Noir et le Blanc, et tout ce qui, symboliquement s’y réfère, dont nous venons de dresser quelques emblèmes contradictoires, dichotomiques.  Ce sont les Intuitions Fondamentales dont nous usons afin que l’emplissement de notre conscience puisse disposer de positions cardinales, d’amers qui seront les pierres vives du sens au gré desquelles cheminer sur cette terre. Quelle sera alors notre position humaine par rapport à ces polarités essentielles ? Eh bien celle d’être des médiateurs, autrement dit de nous situer dans cette valeur intermédiaire du Gris, laquelle tient du Noir sa part de doute, du Blanc sa part de certitude. Médiation ou travail de navette ininterrompu de la Matière-Ombreuse à l’Esprit-Lumière, laquelle médiation constitue le tissage ontologique du Dasein, de l’être-là tel qu’il nous est confié par la mesure du Destin. (On prendra soin de noter que les oppositions binaires figurant ci-dessus le sont dans une perspective axiologique attribuant au Noir la valeur Négative, au Blanc, la valeur Positive ou, pour le dire autrement, le Noir en tant que Mal, le Blanc en tant que Bien, le Noir du côté d’une Fausseté, le Blanc du côté d’une Vérité.)

   Ces distinctions canoniques, ces dialectiques radicales dont on pourrait penser qu’elles sont des simplifications abusives de la réalité, bien loin d’être de simples postures traditionnelles sont les conditions d’une pensée sans doute schématique mais claire des divers ordres auxquels nous confronte notre chemin d’hommes. Elles ne sont nullement des oppositions binaires se limitant à une approbation ou à un rejet des déterminations d’existence. Elles supposent, afin de prendre sens, un troisième terme, l’Existant-que-nous-sommes en sa plus haute possibilité, à savoir de considérer le Noir au même titre de possibilité que le Blanc, opérant toujours une synthèse des points de vue qui, en tant que juste milieu des choses, débouche toujours sur une vision rationnelle dudit réel. Nous sommes, en première instance, des Sujets à équidistance des Objets que nous rencontrons dans notre quotidienneté. Notre regard oscille toujours, tel le fléau de la balance, entre des mesures adverses, antinomiques, le plus souvent tressées des plus vives apories.

   Vivre en pleine conscience est ceci : aiguiser notre lucidité, dégager des différentes formes esthétiques (comportements humains, faits et gestes, postures et conduites, travaux et œuvres, socialités et culture) le ferment nécessaire au dégagement d’une éthique car les formes belles ne sauraient s’exonérer de l’exigence d’une éthique. Il est une tradition de la pensée qui condamne une telle vision dualiste du Monde pour la simple raison qu’on ne saurait situer comme antinomiques l’Esprit et le Corps dont le réel unifie les postures, les ramène à se situer dans un identique creuset. Certes, ce que le réel présente en tant que le même, les catégories linguistiques le posent en tant que différent. Comme si, d’un côté, l’Esprit vivait sa vie autonome et, d’un autre côté, le Corps, identiquement, se situait dans une sorte d’existence parallèle. Bien évidemment cette conception, prise à la lettre, serait tout simplement absurde. Ce qui est à considérer, ceci : le lieu du réel et le lieu symbolique du langage n’occupent pas les mêmes places, ne partent nullement des mêmes perspectives. Afin de décrire le réel, le langage a besoin de cette activité analytique qui pose les différentes esquisses de l’être-d’une- chose selon une successivité temporelle, alors que le flux du réel ne sépare rien, n’isole rien, simple constance de l’être en son devenir. Mais ce que l’activité langagière, de par sa nature, scinde arbitrairement, la faculté intellective le reconstruit dans une synthèse de sens immédiatement compréhensible.

   Cette digression était utile de manière à resituer

Ombre/Lumière

Rien/Tout

Occultation/Emergence

   dans un unique souci existentiel car rien de ce qui vient à nous n’est totalement Vrai ou totalement Faux, toujours un composé des deux, toujours une Plénitude que vient creuser un Vide.

   Dans le développement proposé jusqu’ici, nous n’étions nullement à la périphérie de l’œuvre de Marcel Dupertuis pour la simple raison, qu’en filigrane, elle pose toutes ces questions de l’Ombre et de la Lumière, du Vrai et du Faux, du Silence et de la Parole. Faisant ceci, elle expose l’esthétique dans la clarté d’une éthique. Et ici, ‘éthique’ nous l’entendrons au sens originel, selon la belle inflexion heideggérienne du terme de l’ancien grec ‘éthos’, qui fait signe en direction d’une manière exacte d’habiter la terre, c'est-à-dire de créer la possibilité d’un séjour de l’homme dans la Vérité de l’Être. Ceci est riche de multiples implications qui vont du travail sur soi du Dasein jusqu’à la prise en considération de toute altérité, naturelle, anthropologique au soin desquelles il faut veiller. Il va sans dire que toute œuvre d’art, au motif de sa nature transcendante, doit être le signe de toutes les attentions. Beauté, Vérité = le Même.

 

    Quelques variations phénoménologiques sur ‘Nature Morte’

 

   Cette image est suffisamment admirable pour qu’elle puisse susciter un commentaire qui se voudra aussi exact que possible, lié de près à l’essence même du phénomène, ce surgissement qui ne peut que donner lieu à cet ‘étonnement’ fondateur de la science suprême, la science  par excellence, à savoir la Philosophie. Car ici, ‘Le parti pris des choses’ pour s’exprimer en termes pongiens, se situe bien plus dans la sphère philosophique que dans la sphère esthétique, l’une n’excluant nullement l’autre (cette photographie en témoigne), il s’agit simplement de la perception subjective d’une hiérarchie des ‘apparitions’ ou, pour mieux dire, des épiphanies. Le temps est ici venu de parcourir l’image en ses donations essentielles.

   Le Noir est profond. Le Noir est inquiétant. Le Noir est le fond primordial sur lequel s’enlève le procès de la manifestation. C’est du Noir que tout vient et de lui seul. Le Noir a valeur de générateur ontologique. Le Noir n’est rien. Le Noir est pur néant. C’est de lui et de lui seul que les choses s’extraient pour parvenir à leur être, rencontrer la lumière, ouvrir la clairière de la présence. Le Noir est la Phusis, cette matrice originelle et fondatrice de la pensée matinale grecque. Le Noir est cette indétermination, cette matière chaotique, ce bouillonnement obscur de l’Être en sa confusion initiale, ce foyer des énergies et des puissances telluriques, cette cornue alchimique traversée de toutes les impatiences des oeuvres en gestation, œuvre au noir, au blanc, au rouge.

   Le Noir est ce qui tient en soi toutes les fécondations, toutes les germinations, toutes les effusions, les bourgeonnements, les efflorescences, les déploiements, les possibilités d’effectuation. Le Noir est la haute et totale mesure de l’alètheia. Le Noir est voilement en sa première monstration, mais voilement originaire qui contient en son mystère tous les dévoilements ultérieurs, toutes les paroles transcendantes, mais aussi bien immanentes.

   C’est du Noir que, nous humains, provenons, identiquement à tout ce qui vit et prospère sur le globe infini de la Terre. Le Noir en nous c’est ce qui, parfois, obombre notre silhouette humaine  et nous incline à la faute, au mensonge, à la négation de la vérité. Mais le Noir, c’est aussi l’antonyme au gré duquel survient, par simple mouvement dialectique, le savoir éclairé qui est condition de toute vérité. Si le Noir nous questionne infiniment, ce n’est guère au motif que, symboliquement, il ferait référence à la mort, au deuil, au tragique, mais c’est bien plus le contenu de ses motifs latents constitutifs de l’être-au-monde de tout ce qui est qui nous pose problème, intriqués que nous sommes à son ordre essentiel, nous les Sans-Distance qui redoutons ce qui nous aime et nous a mis au monde dans un pur geste d’oblativité. Dire oui à la vie, c’est dire oui à l’émergence de soi à partir de ce fond d’où tout surgit, où tout retourne qui peut être nommé Nature avec une majuscule à l’initiale. Connaîtrait-on jamais nom plus beau que cette simplicité essentielle, créatrice de tout ce qui est ?  

   Divin étonnement que celui-ci, merveille de l’exister en sa plus pure évidence. Qu’il y ait de l’Être et non pas Rien. Ici, l’Être se dit sur le mode du Blanc. Et, accessoirement du Gris, lequel n’est en réalité que sur le genre de l’emprunt, de la liaison, de l’échange avec ses deux tonalités primaires Noir/Blanc. Mais comment donc du Blanc peut-il se lever du Noir ? Quel événement métamorphique en autorise-t-il la survenue ? Est-il une simple décoloration de l’ombre, une atténuation du coefficient nocturne ? N’est-ce pas nous qui le rêvons afin d’exorciser ces nappes de suie et de bitume qui nous conduisent à notre propre néant ? Mais qui donc pourrait apporter une réponse à ce qui, fondamentalement, est insoluble ? Ici la logique est dépassée. Ici la raison échoue à poser des causes et des conséquences, à initier concepts et arguments.

   Car le sens, bien loin d’être une détermination du principe de Raison, semble naître de lui-même, seulement guidé par des forces aveugles dont, jamais, nous ne pourrons saisir ni l’alpha, ni l’oméga. Surgissement de soi à partir de ce qui demeure occlus, source donatrice de formes, racine productrice d’une sève retirée en soi, germe contenant le secret de sa propre ouverture. Alors il nous est enjoint de demeurer dans le site des énigme irrésolues, de procéder à quelque formule langagière dont la magie opérante, à défaut de nous donner une réponse claire, poserait un baume sur les maux princeps qui affectent la condition humaine : vouloir savoir et ne le pouvoir jamais jusqu’à épuisement du sens. Ceci se nomme ‘demeurer sur sa faim’ et la satiété jamais atteinte, sans doute constitue-t-elle le moteur de notre incessante recherche. 

   Le Blanc est ouverture. Le Blanc est rutilance. Le Blanc est parole du poème, mais aussi de la prose en son apparition contingente. Tout en haut de la photographie, le cœur refermé des tulipes, cette instance d’éclosion située dans la médiation du Gris, constitue le point de passage entre le non-dit et le dire, entre le non-être et l’être. C’est en ceci qu’il nous touche au plus profond de qui nous sommes. Allégoriquement, il pose notre naissance comme identique à toutes choses, naissance de la fleur à elle-même, du jour à sa propre présence, naissance de toute immanence à la révélation de la beauté qui en nervure le destin. Ces verres aussi dans la modestie de leur apparence, dans leur à peine murmure nous disent la fragilité de tout être sortant de sa nuit, arrivant au bord du monde à la manière gracieuse des tout jeunes enfants. Ces derniers portent encore en eux un écho du néant dont ils furent extraits (par quel miracle ?), pour témoigner de qui ils sont et seront sur les chemins du nomadisme existentiel.

   Tout, ici, se dit en vérité. Tout, ici, se donne en mode éthique. Être exactement dans l’habitation de soi, dans l’habitation du monde, voici ce que nous dit cette image tissée d’essentiel. Tout est à sa place, tout repose en son essence sans qu’aucune effraction ne vienne en troubler le repos, en déranger la quiétude. Les fleurs sont en tant que fleurs. Les verres en tant que verres. Canif, fruit, œuf en tant qu’eux-mêmes dans l’orbe de leur être. Les formes sont les formes, sans aucun débord de leur morphologie ontologique. Le canif ne présente nulle fonction ustensilaire qui le déporterait hors de lui. La poire n’est commise à aucune destination de nourrissage. La coupelle reçoit un fragment de coquille mais sans qu’elle devienne objet à destination particulière, son traitement atteste de sa belle neutralité. Le plateau de bois sur lequel reposent les êtres de l’image agit comme un fondement ou, à tout le moins, comme une discrétion qui s’efface à même sa propre parution. C’est ceci, l’exposition de toute vérité :

 

que l’essence demeure,

que la forme demeure,

que l’être demeure.

  

   Simplicité, modestie, marge de silence, invariance des tonalités, permanence du Gris qui fait son bruit atténué de navette, ourdissant la toile du sens, ce mouvement, cette lente oscillation du Noir au Blanc, du Blanc au Noir. Y aurait-il une autre vérité que celle-ci ?

   Voici, nous avons posé les fondements de cette image selon notre propre subjectivité. Or, cette dernière, dans sa royauté égotiste se montre, le plus souvent, en tant que contraire à la vérité. Du moins s’agit-il de la supposition la plus fréquente à son sujet. Certes. Mais toute vérité est toujours pour nous, en nous, immergée en notre propre être. Comment pourrions-nous jamais correspondre à notre singulière essence si nous consentions à accepter comme vérité celle de ce Quidam qui passe, avec laquelle vérité, peut-être, serions-nous en fondamental désaccord ? Ce Quidam, donc, ne jure que par le monde coloré, sa jouissance plénière, son expansion joyeuse. C’est bien en son intime que tout se passe et s’affiche dans la lumière d’une certitude. Oui, les couleurs sont belles.

    « Quand la couleur est à sa richesse, la forme est à sa plénitude », disait le très avisé Paul Cézanne. On ne pourrait s’inscrire en faux contre cette belle assertion. Tout au plus, pourrions-nous, du plus profond de notre être, dire en guise d’écho inversé : « Quand le noir et blanc sont à leur richesse, la forme est à sa plénitude. » Nulle formule, de la cézanienne ou de la nôtre (peu importe le procès en immodestie, c’est le sens qui prime toute chose !), nulle affirmation ne saurait prendre le pas sur l’autre. Simple question de ressenti intérieur, de sensation lovée au plus secret de qui nous sommes, d’intuition que nous ne cherchons qu’à justifier, le plus souvent, au moyen d’un discours rationnel ou bien métaphorique-allégorique. Au fond, l’essentiel au regard de l’oeuvre, de toute œuvre, c’est bien de réaliser l’accord entre elle, l’œuvre, et nous, de tisser des liens qui ne soient nullement des faire-valoir, des apparences, des compromissions, des allégeances, des soucis de coïncider avec une mode passagère.

   Si, nous-mêmes, dans notre faculté de sentir et de juger nous décidons toujours en vérité, alors nous serons vrais nous-mêmes, aussi bien que la peinture, la photographie en qui nous aurons trouvé un souci identique de dire le vrai, rien que le vrai. A défaut de ceci, de cette exigence, nous ne serions que des sophistes usant d’une rutilante rhétorique plutôt que de nous destiner aux exactes réflexions de la dialectique. Toujours avons-nous à coïncider, dans la plus juste des affinités qui soit, avec nous-mêmes, les autres, les choses, le monde. Ainsi se définit un homme de vérité. Pourrions-nous différer de ceci ?

 

 

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9 janvier 2025 4 09 /01 /janvier /2025 17:53
Ce qui, d’avance, est perdu

 Photographie : Susana Kowalski

 

***

 

   On est là, comme perdu en Soi, flottant dans son linge de peau, ne sachant plus réellement où trouver son orient, on est, en quelque façon, orphelin de Soi et, corrélativement, orphelin de l’Autre, de Tout Autre, femme, paysage, art, littérature, philosophie, toutes ces hauteurs au gré desquelles on est Soi plus que Soi, Soi en avant de Soi, Soi de lumière, expulsé des ténèbres. On est là, pure hésitation du jour, fine lisière tremblante de l’aube, inaudible grésillement parmi le tumulte du Monde. On est Soi privé de Soi, on est le Soi de la négativité, toute positivité, toute effectuation, toute détermination s’annonçant tels de simples mots, nullement à la manière d’une réalité, d’une chose tangible-préhensible. On est là sans y être et l’on se pose l’étrange question :

 

« Pourquoi y a-t-il Rien,

plutôt que quelque chose ? »

 

   Et, dans les travées libres de la matière grise, dans la bizarre complexité des neurones, dans les fines dentelles des dendrites, dans les réseaux blancs d’axones, dans la moindre fibre s’allume et s’éteint, en cadence, cet étonnant feu de Bengale qui, une fois exulte dans l’approche d’une vérité, tantôt s’étiole dans la forme du mensonge.

 

« Pourquoi y a-t-il Rien ? »

 

   et l’écho, le cruel écho renvoie la réponse néantisante, clouant le Soi au pilori :

 

« Pourquoi y a-t-il l’Absence, la Perte,

 le Manque, la Vacuité,

l’Horizon dévasté ? »

  

   Le Soi se cabre, se révolte, essaie de s’assembler autour de ce qui lui reste de réalité : une pellicule, un léger grésil, un expir avant même qu’un respir soit possible qui donnerait l’espoir d’un nouveau cycle, d’une re-naissance à Soi, d’une palingénésie promise depuis l’aurore des Temps. Soi face à Soi comme le pire des Destins qui se puisse imaginer,

 

donation-retrait,

offrande-lacune,

faveur-préjudice,

 

   comme si exister n’était qu’une absurde dialectique, le second terme annulant le premier, sans espoir de retour, sans attente de quelque rétribution. Soi-aux-mains-vides qui ne parvient même plus à s’étreindre lui-même, à reconnaître son épiphanie dans le miroir, Narcisse-oblitéré, Orphée privé de son Eurydice, Esquisse s’estompant à même chaque acte, chaque figuration sur la scène vide du Monde.

  

   Ce qui d’avance est perdu, le Soi en son intégrité. Le Soi comme sens pour Soi. Le Soi comme certitude de Soi. Alors, quel recours afin de retrouver son Soi, si ce n’est de le quitter, de se projeter loin vers l’avant, en ce lieu de curieuses hypothèses, peut-être l’une d’entre elles se donnera-t-elle comme espace de possibilité et d’actuation, de re-nouvellement, une Nouveauté surgissant du Rien qui donnerait appui au Soi, le projetterait dans la dimension de l’à-venir, de ce qui, n’ayant encore eu lieu, s’ouvre telle une Corne d’Abondance où plonger ses mains et badigeonner son corps d’un baume, sinon de félicité, du moins oindre sa peau d’une touche lénifiante, émolliente. Recoudre son épiderme, repriser son âme, donner un nouvel essor à l’esprit. Ce qui, d’avance est perdu, le Tout du Monde si le Soi fait défaut, si le Soi s’annule et s’écroule sous le poids même de son manque-à-être. Que reste-t-il à faire, sinon jouer de son Soi, y ménager des respirations, y creuser des lumières, y inclure des meurtrières par où s’infiltreront de neuves significations, se déploieront des golfes, se multiplieront ces criques propices à l’abri, au ressourcement, à la lustration d’un corps qui n’était promis qu’aux ténébreux abysses ?

  

   Toutes ces hypothèses, on les bâtit à l’intérieur de Soi, mais hâtivement, mais impatiemment, telle une Tour de Babel branlante, une Tour lézardée des mille langues qui en traversent les murs de glaise et de pisé. Et, cherchant à accomplir un pas en avant, c’est-à-dire à annuler nos doutes les plus fonciers, les plus irréductibles, on avance, cependant dans l’inassurance de qui-l’on-est, dans l’incertitude, le pessimisme, le tremblement et les frissons qui s’enroulent, tels des lierres envahissant les rameaux des jambes. Que fait-on afin de sortir du gouffre, afin de s’extraire de sa tunique de lourde écorce, afin de porter son propre aubier à l’éclat du jour, à offrir son limbe au luxe inouï du Monde ? On se poste sur la margelle de Soi, figure avancée de Sentinelle et l’on observe le Différent (qui, le plus souvent est un différend, une polémique, une lutte intestine), et l’on scrute ce qui nous est Étranger, et l’on s’essaie à déchiffrer le sourd et têtu hiéroglyphe du Monde, ses étonnantes gesticulations, parfois ses mimiques de Mime, ses sauts de Polichinelle.

  

   On est là, au bord le plus périlleux de ses yeux, sur la frontière de sa peau, au sein même de cette aura invisible qui n’est que notre Soi en partage, la partie de nous en commerce avec ce qui n’est nullement nous. L’air est gris-bleu, un air de dragée et de glace, de banquise. Un air qui nous hèle et, en quelque sorte, nous pétrifie. Inconsistant, perdu d’avance, nous n’avancerons guère dans notre effort pour en définir les contours. On est là, sur la fièvre de Soi, on est là, happé par l’en-dehors, frappé du flamboiement de cuivre d’une Chevelure Inconnue, un ruissellement frappant nos rétines, une illumination se cognant aux parois de notre Être, s’exonérant de lui appartenir jamais. Une illusion. Un simple feu follet. Un dépliement mystérieux d’écharpe boréale. L’étincelle d’un arc électrique. Un éclair entre deux électrodes. Un ciel d’orage zébré de lianes bleues.

  

   Perdus d’avance, tout, ce ruisseau de cuivre et Celle, la Précieuse, qui le dérobe à notre naturelle curiosité, l’ôte à notre vibrant et tellurique désir. Dérive des Continents. Dérive immense. Écartèlement violent de la Pangée, en naissent deux fragments, le Gondwana et la Laurasia, qui ne sont eux-mêmes qu’à être séparés, qu’à s’exiler de la Pangée originaire. Architectonique métaphorique de l’Exister, tout, déjà au départ, est divisé, tout déjà au départ est éparpillé, disséminé, émietté. Nous ne nous possédons qu’à être perdus, identité dérobée, singularité plurielle, antinomie de nos principes fondateurs.  

  

   Un bouquet d’arbres au milieu de la banquise. Il est Lui, à défaut d’être Nous. Et pourtant nous voudrions tant ne faire qu’un avec lui, couler dans ses veines de bois, devenir simple trajet de sève dans ses ramures, nous diviser en mille ruisselets-frères dans l’estompe sans nom qui en reçoit la subtile donation. Tout ceci, cette fusion dans l’Autre est perdue pour Nous, perdue pour Lui, le végétal échevelé qui ne connaît plus ses limites, mixte d’air et de brume, mixte d’Aigue-Marine et de Fumée, de Menthe et de Jade. Le pluriel a gommé l’unique, le divers a aboli le rassemblé, a effacé l’ajointement, a dissous l’attache, a raturé la suture.  

  

   Et l’eau cette masse liquide informe (des bulles, des écharpes, des gazes en traversent l’illisible matière), elle n’est là qu’à être Elle, à s’approfondir en son essence retirée, à poser devant le globe sourd de nos yeux cette énigme bleu-Céleste dont nous eussions voulu qu’elle nous libérât de nos chaînes terrestres ; ce bleu-Charrette, bleu qui nous eût emportés loin de nos soucis nocturnes ; ce bleu-Pervenche, la caresse appliquée de ses pétales veloutés nous eût réconcilés avec nous-mêmes. Mais dans cette disjonction des Bleus, dans ce flux qui, une fois nous assure de son être, une fois s’en absente, nous sentons la totalité de notre corps vaciller, nous éprouvons, avec douleur, l’arrachement des choses, leur perpétuel charivari, leur infini glissement qui n’est, à bien y regarder, que le miroir du nôtre.

 

Tout, d’avance, est perdu !

 

Tout est tellement traversé de finitude !

Tout est tellement empreint

du grésil du non-retour !

  

   Et cette bande de terre jaune, de sable couleur de deuil et de longue tristesse (la vêture noire de l’Inconnue en est le répons le plus sûr !), nous sentons bien, dans le bourbier de notre chair, son acide prurit, son invagination en nous, comme si son destin n’était que de nous réduire à l’immobilité d’Hommes et de Femmes de sable. Et ce sable que nos mains convoquent à des fins de saisissement (entendons, saisir en son acte de préhension, mais aussi bien, et sans doute plus, cette commotion de l’esprit, cet ébranlement de l’être, cette stupéfaction d’être-au-monde avec sa charge de dénuement), eh bien, en leur conque, parmi nos doigts tentaculaires, juste un peu de pierre résiduelle, à peine une trace, comme si ces témoins aveugles, nous les avions tirés de notre imaginaire comme on tire l’eau noire et muette de l’étroite gorge d’un puits.

  

   Nous regardons l’image comme elle nous regarde et, dans cette vision double, s’inscrit un étonnant flottement, l’exact contraire d’une affinité, la bouche d’un écart, la faille d’un intervalle, la rupture d’un éloignement et, pour parler en toute vérité, la dimension trouble, délirante de l’égarement, « action de se perdre », selon sa valeur étymologique.

 

Tout, d’avance, est perdu !

 

Tout comme les mots de cette fable.

Tout comme ses phrases, simples

somnambules à l’orée du Monde.

Comme ce texte qui, une fois lu

(mais l’est-il réellement ?)

retourne dans les limbes

dont il provient

et meurt de n’être

plus fécondé.

Autrement dit

compris

et métabolisé.

 

Tout, d’avance, est perdu !

 

Rien ne subsiste que du

non-être plaqué sur de l’être

 ou, plutôt, de l’avoir-été.

 

Plus rien !

 

 

 

 

 

 

 

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8 janvier 2025 3 08 /01 /janvier /2025 17:35
Traces de mémoire

Photographie : Blanc-Seing

 

 

***

 

 

                                                                                    Le 2 novembre 2018

 

 

 

          Chère Solveig

 

 

   En ce jour de « Fête des Morts », comment ne pas penser à ceux, celles, qui nous furent chers, dont il ne nous reste plus que quelques objets, des photographies jaunies et, surtout, une trace dans la mémoire ? Quelque part, s’ils sont encore vivants, c’est à la simple mesure du souvenir. Si, nostalgiques, nous prenons la peine de les évoquer, nous nous trouvons face à quelques images qui nous disent le chemin d’une vie. Par exemple, sur la scène de notre imaginaire, surgit soudain un personnage à la face rieuse, aux rides déjà profondes, aux moustaches lissées de gomina, une cigarette roulée entre ses doigts tors, un pantalon de velours aux larges côtes, des sabots de bois d’où dépasse un tapis de paille. Certes, c’est bien ceci qui vient à ma rencontre, faisant à nouveau paraître l’un de mes aïeux. Mais alors, tout cela ne serait-il pas simplement une reproduction d’Epinal, un portrait que nous aurions enchâssé derrière la vitre floue d’un chromo de jadis ? Le réel d’un temps perdu est si évanescent qu’il semble flotter, au loin, sur une improbable scène, au point que, parfois, nous nous demandons s’il ne s’agirait d’un rêve ou bien d’un spectacle que nous aurions vu sur une scène dont nous ne connaîtrions plus l’étrange nature. Il s’ensuit toujours un trouble de l’âme qui ne fait que flotter entre deux horizons identiquement inaccessibles, celui du passé, celui du présent dont les contours, peut-être, ne sont guère plus lisibles que ceux des jours d’autrefois. Nous reposons sur un doute consubstantiel à notre condition humaine qui nous interroge sur l’effectivité de notre propre présence au monde. Serions-nous de simples illusions flottant au-dessus de la brume d’un marais ?

   Toutes ces pensées me sont venues à la suite d’une promenade au bord d’un lac, photographiant ici un reflet sur l’eau, là une racine mouvementée ou bien une souche usée, comme incisée de rides, traversée de vergetures, ne laissant plus apparaître qu’un genre de squelette. En quelque sorte le dernier état d’un bois allant vers sa mort, peut-être même l’ayant dépassée. Et, vois-tu, cette apparence n’est nullement triste malgré le degré de métaphore mortelle qui, inévitablement, en atteint le dénuement. Bien au contraire il y a une sorte de jouissance esthétique à observer le lent et assidu travail du temps, la morsure des heures, l’empreinte de la fatalité qui se donne comme une irréversible fin. C’est uniquement en raison de notre mortalité que nous ressentons la beauté des choses. Non eu égard à une identification à la feuille trouée ou à la terre ravinée par les pluies. Nous ne sommes ni feuilles, ni terre. Face à cette souche nous sommes parvenus au plein de notre être, c'est-à-dire que nous avons soudain renoncé aux mille subterfuges par lesquels nous nous grimions afin de nous rendre immortels. Une nudité face à une autre nudité. Ainsi seulement se dévoile la beauté. Ainsi seulement une vérité nous visite - j’ai failli dire nous « assaille » -, et nous conduit dans la lumière de la lucidité.

   Cette mort de l’arbre n’est nullement effrayante car elle s’est dépouillée des prédicats existentiels qui en traçaient la forme, les branches, les feuilles, l’écorce. Tous attributs qui disaient la vie. Tous attributs qui disaient le pouvoir mourir. Ici, le passage a eu lieu, le temps a terminé son entreprise d’altération et c’est pourquoi cette réduction à une simple esquisse a une figure d’éternité. Désormais, il n’y a plus rien à y ajouter, plus rien à y retrancher. Elle a acquis la grande sagesse des choses hors du temps. Seul le temps nous aliène et nous tend le miroir de notre propre chair soumise à la corruption. Si, ne serait-ce que par la pensée, nous nous exonérons du temps, alors un calme nous est donné, alors une sérénité nous est acquise. Certes il faut une grande abnégation pour parvenir à cette partielle négation de soi au terme de laquelle, seulement, une quiétude nous sera dévolue, qui nous attribuera un supplément d’être au détriment d’une abondance de l’avoir.

   Mais cette lourde atmosphère métaphysique, il nous faut la dépasser et retrouver quelques signes qui furent les cheminements du passé. Il nous faut nous interroger sur la mémoire, sa capacité de restitution, la valeur qu’elle représente pour nous et ceux qui furent associés à notre aventure. Toi, moi, cela fait si longtemps ! A tel point que, parfois, je pense n’écrire qu’à une ombre qui aurait fait sa tache au milieu des épicéas et des bouleaux de chez toi, ces immenses silences qui habitent le Septentrion.  La Suède est si loin que, jamais, je ne la reverrai. Il n’y a guère de temps, j’ai cherché à reconstituer, sur mon écran, les étapes du voyage qui me conduisit, naguère, vers ce que j’identifiais en tant que  sources de la joie. Et, si mes souvenirs sont exacts, il en fut ainsi en de maintes rencontres, des paysages, des hommes, de l’amour en son éclosion. J’étais si jeune, tu l’étais aussi. La vie nous était ouverture et promesse sans fin. Comment aurions-nous pu ne pas accepter ses offrandes, mains tout ouvertes et les yeux éblouis ? Comment ?

   A mon grand désarroi, je dois avouer que je n’ai rien reconnu de cette belle ville du Nord. Rien. Ni les immeubles du centre avec leurs parements de brique claire, ni les parcs, ni les maisonnettes anciennes - ces maisons de poupée - avec leurs façades de bois où grimpent les rosiers. Pas plus que les rives du Lac Roxen, ses grappes de chalets peints en rouge. Seulement quelques impressions fugitives, le vert de gris des clochetons de cuivre, l’atmosphère pluvieuse de l’air, les caravanes de nuages, des routes fuyant vers l’horizon de cendre avec leurs bas-côtés semés d’herbe jaunie. Tu vois, plutôt un état d’âme que des repères précis. La vague sensation d’un connu qui se dilue dans les arcanes du passé. Peut-être est-ce cela la mémoire, ne garder que l’écume des choses, archiver leur être, dire la fragrance unique de l’essence, renoncer à la densité du réel, trier parmi l’ivresse de l’existence les instants rares, en faire de pures gemmes qui éblouiront la facticité des événements.

   Mais, désormais, et afin de ne demeurer dans le flou d’une théorie, il me faut revenir à l’aïeul dont j’ai tracé un bref portrait au début de ma lettre. Sans doute est-il vivant en quelque coin de mon territoire de chair, autrement dit « incarné », rendu concret, visible, au moins à l’œil de l’âme. Mais l’évoquer, est-ce d’abord le restituer tel qu’il fut avec ses habitudes vestimentaires, les péripéties de ses occupations, le tabac qu’il roulait méticuleusement dans une feuille de papier, le briquet dont il faisait tourner la molette de ses doigts gourds de paysan, la flamme, la fumée sortant de sa bouche comme elle s’élevait dans la cheminée auprès de laquelle il s’asseyait lors des longues nuits d’hiver ? Incontestablement, retracer est, en quelque sorte, se livrer à cette manière de lente et obstinée archéologie, y deviner une présence, y dessiner le labeur d’une vie, y faire se lever les joies et les peines. Je montrais la fumée s’élevant dans l’air bleu de la grande pièce, la pièce à vivre d’autrefois qui était la conscience de la maison.

   Oui, la fumée. C’est bien cela, cette sorte de futilité, d’empreinte du néant sur la trame obscure des jours. Nous croyons saisir, par  le recours à la photographie ou à quelque document ancien, un peu de ce qu’une personne fut et nous feuilletons fiévreusement les pages d’un vieil album. Inconsciemment, nous pensons que nous y découvrirons, au détour d’un feuillet, non l’homme en chair et en os, mais tout de même, un peu de sa substance, un brin de sa réalité fût-elle infime. Peut-être même une lettre porte-t-elle la trace de ses doigts, son index  y est si lisible ! Mais nous ne brassons que de l’air et le vent de l’heure, toujours, emporte avec lui ce qu’il promettait de nous donner. Car, bien évidemment le problème est bien celui de la temporalité. Nous ne reconstituons jamais que cette sorte de nuage blanc qui sortait des lèvres de l’aïeul et ne promettait qu’un vide consécutif à son émission. Bientôt il n’en demeurerait qu’une étrange vibration, quelque braise crépitant dans l’âtre et une odeur de feu qui, bientôt, s’éteindrait.

   Oui, Sol, c’est bien sous le signe indépassable de l’extinction que la mémoire se donne comme ce vol de l’oiseau cinglant le ciel qui lui a donné lieu et forme. Il se dissout dans l’espace, ne laissant, derrière lui, qu’une ligne grise qui s’estompe à mesure des secondes qui s’écoulent. Alors, doit-on s’attrister de ce si peu de réalité de la mémoire ? Doit-on s’en affliger ? Prier qu’un jour de miracle les choses et les personnes nous soient restituées telles qu’en leur passé ? Cette espérance est si inopportune qu’elle semblerait s’alimenter à une foi religieuse en la réincarnation. Nulle métempsychose ne nous sauvera jamais de notre angoisse au regard de l’effacement. Il nous faut nous contenter de la fumée. De ton beau pays que persiste-t-il après de si nombreuses années à part quelque cliché délivrant eaux immobiles, forêts, crépuscules rapides, nuits froides sous la percée des étoiles polaires ?

   Et, de toi, qu’est-ce donc qui, encore, peut venir à ma rencontre ? Sans doute tes cheveux châtain ont-ils commencé à grisonner, tes tempes s’ornent-elles de quelques rides, tes lèvres peut-être d’un léger frémissement. Alors, sais-tu, ce qui se perpétue et ne meurt jamais, l’amour. De toi, de ce bel écrin de la Suède, de cette ville de Linköping qui en vit l’éclosion alors que, déjà, il fallait partir. Oui, il le fallait. Jamais on ne peut forcer la main du destin. Toujours il s’accomplit bien au-delà des hommes. Peut-être un jour de lumineux printemps, ce renouveau, frapperas-tu à ma porte ? Oui, Amour, je te reconnaîtrai !

 

A quand ta visite en dehors de ma négligente mémoire ? A quand ?

 

 

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7 janvier 2025 2 07 /01 /janvier /2025 17:19
Å la mémoire du songe

***

 

[Du Poème et de la Métaphysique dont, ici,

il se veut le porte-parole ou, plutôt,

le porte-silence.

  

   Y a-t-il grand sens à confier au Poème le soin de parler de la Métaphysique ? Et puis, au reste, peut-on parler de la Métaphysique ? Étymologiquement parlant, celle-ci, située « en dehors de la Physique » comment pouvons-nous l’atteindre ? Par des mots, des idées, des concepts, de l’intuition, de l’imagination ? Le problème est vaste, nous le percevons d’emblée. Cependant, nous prendrons ici « Métaphysique » au sens défini par l’existentialisme de « Recherche du sens, des fins de l'existence. » Ainsi, pourrait-on dire, cette notion prendra du « corps » et nous n’aurons plus guère à nous interroger afin de savoir si l’esprit est du corps subtil, si le corps est de l’esprit réifié. Comme toujours la « vérité » est le plus souvent à mi-chemin, nullement statique cependant, bien plutôt dynamique car le Sens est toujours relation, trajet d’un signifiant à un autre.

   Ici, le signifiant est, sinon la Poésie, du moins le « poétiser » dont la forme verbale indique le motif mouvant, la mobilité continue du champ de la Métaphysique (cet inaccessible) en direction de cet accessible, la Physique, autrement dit la Nature en sa composante que j’ai souhaitée florale puisque c’est une Fleur qui la symbolise, en même temps qu’elle fait signe vers un indicible dont ses pétales de soie sont l’illustration la plus patente. Est-ce la pure fragrance de la fleur, ce vecteur si près d’une note de musique, d’une émotion esthétique qui autorise qu’il soit recouru à sa forme pour en faire la médiatrice de l’être au non-être ? Sans doute. Il y a bien des significations qui courent en filigrane sous le couvert des choses, dont nous supputons la réalité à défaut d’en appréhender la subtile texture. C’est toujours le recours à l’intuition qui nous permet d’en poser l’approche comme un possible.

   Si la Métaphysique en sa définition la plus verticale est bien cet intervalle qui se creuse entre la Vie et la Mort, alors je crois que l’essence florale en son principe quintessentiel la désigne telle « l’absente de tous les bouquets », assertion mallarméenne au plus proche de ce que l’inconcevable peut surgir à la conscience au motif du Langage, cet autre nom de la Métaphysique. Nous ne sommes des êtres de Chair qu’à posséder le Verbe. Et ceci n’est nullement antinomique. Une Chair sans Verbe ne saurait être une Chair, simplement un égarement parmi la multitude des choses mondaines. Il ne pourrait y avoir, selon moi, d’autre vérité, autrement dit de moyen de croire que nous existons avec un peu plus d’insistance que la course du vent. Les mots ci-après se voudraient telle la mise en paroles de ce doute qui toujours nous assaille, nous tenaille et nous fait Hommes, Femmes, bien plus haut que nous ne pourrions jamais le penser. Merci à Celles et Ceux qui liront. Ils tiendront, à leur insu ou de manière consciente le « Langage de la Fleur ». Et ceci se nommera « pure beauté ».]

 

 

C’est ceci qui éclot dans mes rêves,

une fleur sort du gris

et vient nervurer le présent.

Mais y a-t-il un présent au moins,

Y a-t-il un Je qui puisse dire Je ?

Un Moi qui soit un Moi ?

Une Présence qui ne soit

Pure Absence ?

 

Partout, dans le vaste monde

Les hiatus, les hoquets

Les failles et les abîmes.

Rien n’est décidé

Qui serait définitif.

Tout passe et les yeux

 Ont du mal à voir

Å distinguer le vrai du faux.

Alors je ferme les yeux.

Alors je teinte

Mon chiasma de suie.

Alors je flotte dans les

Coursives de ma cécité.

 

Il y a, tout au fond de moi

Comme un tohu-bohu

Originaire.

Le Noir habille les

Murs d’une grotte.

Le Noir rayonne

Et phagocyte

La moindre flamme

Éteint la velléité

De toute étincelle.

 

Le Noir dit l’absence

De toute chose

« l’Absente de tous les bouquets »

Mais y a-t-il

 Au moins une Idée ?

Au moins un Sens

Qui nous soient donnés ?

Le Noir est le signe

D’avant la Parole.

Mais le Noir n’est

Nullement silence.

Il rugit du plus profond

De son mystère.

Le Noir est la forme même

De mon Inconscient.

En ses plis s’abrite

 Plus d’un monstre

En ses nœuds

Plus d’une couleuvrine

 Tendue sur un

Possible meurtre.

De qui ?

Du Jour.

De la Beauté.

Ceci est le plus tragique

Qui se puisse imaginer.

 

C’est ceci qui éclot dans mes rêves,

une fleur sort du gris

et vient nervurer le présent.

Mais y a-t-il un présent au moins,

Y a-t-il un Je qui puisse dire Je ?

Un Moi qui soit un Moi ?

Une Présence qui ne soit

Pure Absence ?

 

Dans les lianes

D’ombre se meut

Å la façon d’une pieuvre

L’Absence Majuscule

Souffle le froid à nul

Autre pareil du Néant.

Ô, la Vie serait-elle

Cette dentelle identique

Å un bitume ?

 Les fils sont Noirs.

Les intervalles entre

Les fils sont Noirs.

Noir sur Noir ne dit rien :

Mille fois en ai-je tracé

De la plume

La cruelle vérité

Dans la pulpe de la feuille

Et la feuille pleurait

Des larmes de papier.

Pourquoi faut-il que

Nous les Hommes

Émergions à peine

De cette Nuit ?

Pourquoi ce chaudron

Et sa visqueuse poix ?

Nous vivons ou plutôt

Nous mourrons

D’y être englués.

 Nous ne paraissons qu’au titre

De mouches prises au piège

Nous agitons faiblement nos ailes

Mais la colle du ruban est plus forte

Mais la Mort sourit et

Déjà, nous manduque.

 Il ne demeure, ici et là

Que des fragments d’une vie

 Une à peine palpitation

La roideur des pattes

Le buccinateur en proie

Å son dernier souffle

Au dernier mot articulé

Tout juste quelques

Lettres éparses qui

Jamais plus ne trouveront

Le lieu de leur exhalaison.

 

C’est ceci qui éclot dans mes rêves,

une fleur sort du gris

et vient nervurer le présent.

Mais y a-t-il un présent au moins,

Y a-t-il un Je qui puisse dire Je ?

Un Moi qui soit un Moi ?

Une Présence qui ne soit

Pure Absence ?

 

Mais qui est-elle cette fleur

Dont je ne reconnais ni la forme

Ni ne perçois l’odeur ?

Existe-t-elle au moins ?

L’ai-je déjà rencontrée ?

Dissimule-t-elle sous

Ses pétales de soie

Le visage aimable

D’une ancienne Amante ?

Ou plutôt, ne tracerait-elle

 Les contours

D’une Veuve Noire ?

Ce venin qui s’amasse

Dans l’obscur et pourrait

M’atteindre en pleine face

Volonté purement arachnide

 De me détruire, de me reconduire

Dans ce Rien dont je proviens

Dont je ne suis, visiblement

Que le faible, le pâle écho.

Mais, un seul Vivant

Sur Terre a-t-il déjà éprouvé

Dans le tissu ajouré de sa chair

- cette illusion -,

 Le sentiment que

Quelque chose se passait

Qu’exister n'est seulement

L’invention d’un démiurge fou ?

A moins que ce soit Nous

                                           -Tissages du Rien -

 Dont la folle hubris

Nous aurait trompés

Au point de nous faire accroire

Qu’il y a des choses, des gens

Enfin une réalité palpable

Enfin des Êtres en quelque manière.

 

Non, voyez-vous,

Depuis ma réserve d’invisibilité

Je lance mon regard vers l’avant

Certes privé du fol espoir

Que ne s’inscrive dans son champ

Quelque représentation que ce soit.

Alors, imaginez ceci.

 Les lianes de mon regard s’agitent

Pareilles à des fouets

Les longs flagelles de mes yeux sondent

Le soi-disant Univers avec insistance

Mais rien ne se donne

Qu’un confondant éther

Semé de Noir et les lianes de mes yeux

Je les ramène au centre

Du Vide que je suis

- Ou de qui je crois être -

Et de leurs filaments ne s’écoulent

Guère que des larmes de poussière

Témoins d’un temps absent

D’un espace ôté.

Car, pouvez-vous en faire l’épreuve

Il n’y a Rien que le Rien

Pas même Vous qui pourriez

 Le regarder

Le donner comme réel.

 

C’est ceci qui éclot dans mes rêves,

une fleur sort du gris

et vient nervurer le présent.

Mais y a-t-il un présent au moins,

Y a-t-il un Je qui puisse dire Je ?

Un Moi qui soit un Moi ?

Une Présence qui ne soit

Pure Absence ?

 

Ce présent qui n’a guère

Plus de consistance

Que le souffle qui pourrait

Le porter au-devant du monde.

Ce monde sans Visage.

Ce monde sans Parole.

 Ce monde sans Âme.

 

C’est ceci qui éclot dans mes rêves,

une fleur sort du gris

et vient nervurer le présent.

 

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6 janvier 2025 1 06 /01 /janvier /2025 18:41
Abysses de lumière

                     

 Introspection Marine.- Through the night

 Peinture de Céline Guiberteau

 

 

 

 

                                                                                                                                                  Samedi 27 Janvier 2018

 

 

   Voici, que je te dise dans l’instant, Solveig, toi dont le beau nom signifie « chemin de soleil », ce qui occupe le centre de mes pensées depuis déjà plusieurs jours. Une image m’habite (je ne sais plus si elle vient du réel ou bien d’un songe, peut-être l’effet d’une réminiscence), elle m’apparaît ainsi : le ciel est noir, impénétrable, je dirais presque entêté tellement il se ferme et n’appelle nullement à lui. Puis, au centre, une réverbération, une limaille d’argent qui menace de devenir éblouissante. Au premier plan, à la limite de mon regard, une brume de lumière, un crépitement d’étoiles, le scintillement d’un feu de Bengale. Immédiatement au-dessous, une dalle de nuit marine comme si toute la lourdeur des abysses, la densité illisible des grands fonds avaient migré en direction de la surface. Suis-je autorisé à parler de « Mer Noire », faisant bien sûr abstraction de la réelle pour n’en conserver que l’étendue prétendument couleur de nuit. Ou bien dois-je plutôt y percevoir l’illimité océanique sous le glacis d’une Lune gibbeuse ? Je te laisse en décider.

   Je viens de recevoir ta dernière lettre. Elle porte en son sein l’empreinte des espaces sylvestres, la douceur de tes doigts, la longue mélancolie du temps hivernal. C’est du plein du solstice que tu m’écris. Tu me dis la nuit touffue, presque permanente, ici, au centre de ta Scandinavie, la lueur presque éteinte du jour, le froid qui vibre tel un bourdon. Ô combien il doit être rassurant, le soir venu (mais n’est-il pas éternel, le soir ?), de regagner son logis, de charger sa cheminée de bûches, de regarder rêveusement les flammes chasser la taie de silence alentour, d’assister au spectacle de l’éclat qui troue l’ombre, dissipe les pesantes ténèbres,  réinstalle ses droits ! Oui, Sol, je t’aperçois pelotonnée dans un plaid de couleurs, soufflant de longues volutes de fumée, étirant paresseusement tes membres, te disposant aux signes avant-coureurs de la nuit, ils sont le prélude d’une fuite dans l’imaginaire. Et, du reste, ne fait-on jamais que cela, être ici dans l’outre de sa peau et être là-bas, plus loin, où l’on est libre d’attaches, on ne se souviendrait même plus posséder un corps. Pur esprit seulement qui irait à sa guise selon la pente de l’heure.

       Mais revenons à mon icône. Elle brille, là, dans le réseau étoilé de ma tête. Elle fait ses étonnantes fulgurations, ses prodigieuses arabesques. Sans doute seras-tu surprise de cette ambiance de fête, de ce genre de bondissement qui pourrait se comparer aux cabrioles de quelque enfant insoucieux. Tant de noir assemblé, tant de confusion, tant d’obscure présence. Oui, et pourtant quelque chose s’annonce qui s’ouvre et demande à être reçu. Un signe qui viendrait de l’au-delà du cosmos, peut-être la première déflagration bousculant le chaos, l’amenant à ordonner son être. C’est ceci que fait la lumière, elle est l’origine qui décide de tout. Imagine un instant une nuit qu’on appelle coutumièrement « d’encre » afin d’indiquer son refus de paraître, l’absence d’étoiles, le retrait de la Lune. Tu en conviendras, chacun est perdu et le voyage privé de boussole s’arrête nécessairement.

   Penseras-tu avec moi que le lumignon d’espérance qui m’accompagne résulte entièrement d’un symbolisme sous-jacent à l’image ? Sans doute auras-tu raison. Ce noir n’est pas entièrement livré à lui-même, il vit de l’intérieur, il propose, il s’anime de rhizomes dont il fait le lieu d’une compréhension. Evoquant ceci, tout un réseau de forces se révèle qui naît d’une confrontation. Le noir vibre du blanc qu’il abrite. L’ombre se sustente de clarté. L’incompréhension s’auréole de compréhension. Parfois, Sol, ne cernes-tu pas tes yeux de noir pour les faire ressortir, pour y allumer l’étincelle qui dira ton nom et la résolution d’avancer qui t’habite ? Sans doute est-ce un geste inconscient mais cette chorégraphie nous influence bien au-delà de ce que nous pouvons en percevoir.

  Perçois-tu mon trouble depuis ton lointain pays ? Cette image plonge en moi son trident aux pouvoirs, comment les qualifier ?, maléfiques ou bien, au contraire, somptueux. C’est une telle richesse que d’être soudain envahi d’un doute et d’en chercher les tenants, d’en deviner les aboutissants. Accompagne-moi dans cet inventaire que nous devons faire, sauf à demeurer en suspens, ce qui n’est guère une position pour l’homme. Donc, cette nappe d’eau noire traversée d’étincelles, qu’y voyons-nous qui ne serait seulement la réverbération de notre propre image ? Vois-tu, dans une manière de réflexe spontané, tous ces points de clarté, cette luminescence sortie de l’eau, et voici que se présentent à moi dans une manière de sarabande, soit joyeuse, soit inquiétante, en de rapides traits de lumière, le krill minuscule, le plancton dans son éternel fourmillement, le poisson abyssal à la mâchoire crantée, aux yeux étonnamment vides, la méduse rouge aux longs tentacules. Rien que du mystère, rien que de l’étincelant venu tout droit des fosses marines. Sont-ils les images, ces myriades d’animalcules des grands fonds, d’illuminations qui nous traversent, dont nous ne percevons, tout au plus, qu’un simple fourmillement, une agitation de phosphènes, loin, là-bas, dans la rumeur de notre corps ?

   Et puis, connaissant ton inclination pour le symbole, je ne doute guère que tu penseras, à seulement observer toute cette étendue d’eau, à Ophélie flottant au clair de Lune, telle une étrange apparition. Elle, sur une onde qui semble plutôt vouloir la supporter que la prendre en son sein, vêtue de ses voiles clairs, semés de motifs, chevelure blonde abandonnée à sa propre chute, visage limpide nimbé d’une impalpable grâce. Ne serait-ce pas cet éclat dispensé par les belles de la nuit qui resplendirait au sein de cette eau teintée de suie ? Ne serait-ce pas la poétique rimbaldienne qui viendrait jusqu’à nous ?

« Sur l’onde calme et noire où dorment les étoiles

La blanche Ophélia flotte comme un grand lys,

Flotte très lentement, couchée en ses longs voiles… »

   Et, pour conclure cette longue missive, laisse-moi donc t’offrir la relation de voyage que fit Maupertuis en 1738. Il y parle d’aurore boréale en Laponie, cette terre extrême dont tu portes, en partie, l’empreinte ineffaçable. Puisses-tu la conserver longtemps !

   « Si la terre est horrible alors dans ces climats, le ciel présente aux yeux les plus charmants spectacles. Dès que les nuits commencent à être obscures, des feux de mille couleurs et de mille figures éclairent le ciel et semblent vouloir dédommager cette terre accoutumée à être éclairée continuellement, de l'absence du Soleil qui la quitte. »

   Est-ce vraiment encore le cas dans ces pays du Grand Nord, « dès que les nuits commencent à être obscures, des feux de mille couleurs et de mille figures éclairent le ciel » ? Alors je t’imagine posée sur la neige à contempler ces belles draperies boréales qui témoignent du miracle de voir au plein de la nuit. Ce ciel est une répétition de la mer quand dorment les hommes, que s’allume sur son gonflement la traînée de la Lune, qu’y scintillent, tels de vifs diamants, les luminaires des étoiles. Une harmonie sans pareille qui, chaque soir de clarté, vient veiller sur le sommeil des hommes. Le plus souvent à leur insu. Le sceau de la beauté est ainsi, il se fait discret afin de mieux rayonner ! Vois-tu, Sol, il se fait tard. Je vais tâcher maintenant de trouver le sommeil. Sans doute viendra-t-il à la première lueur de l’aube. Que sera alors devenu ce noir si enveloppant, du ciel, de l’eau ? Demeurera-t-il encore ces gerbes d’étincelles qui semblent vouloir dire la lumière des abysses dont nous n’apercevons jamais que les étonnants reflets ? Tout ceci était-il seulement la mise en scène d’une « Introspection Marine », nos propres états d’âme sont si mystérieux, Sol, si mystérieux !

  

 

 

  

 

 

  

 

 

 

 

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4 janvier 2025 6 04 /01 /janvier /2025 09:25
Lignes courbes

« Mise en bouche »

 

Régis Locatelli

 

***

Lignes courbes

   Il n’est jamais de bon ton de commencer par citer ses propres références et, pourtant, à l’initiale de ce texte, comment faire l’économie de ces magnifiques mots d’Henri Bergson que je citais en exergue d’un article autrefois consacré à ce beau concept de « ligne flexueuse » : 

 

   « Il y a, dans le Traité de peinture de Léonard de Vinci, une page que M.Ravaisson aimait à citer. C'est celle où il est dit que l'être vivant se caractérise par la ligne onduleuse ou serpentine, que chaque être a sa manière propre de serpenter, et que l'objet de l'art est de rendre ce serpentement individuel.

   « Le secret de l'art de dessiner est de découvrir dans chaque objet la manière particulière dont se dirige à travers toute son étendue, telle qu'une vague centrale qui se déploie en vagues superficielles, une certaine ligne flexueuse qui est comme son axe générateur. »

 

Henri Bergson

« La pensée et le mouvant » (Chapitre IX)

 

*

 

    Si la Photographie est un art et, certainement, elle l’est lorsque Ceux et Celles qui la servent le font avec amour et rigueur. Les lignes, d’une façon naturelle, se déploient devant nous avec une plurielle générosité, mais il n’en demeure pas moins que, d’une manière qualitative, elles ne possèdent, loin s’en faut, une valeur qui leur serait commune. Il y a, à l’intériuer de leurs formes, une sorte de hiérarchie qui les distingue les unes des autres.  Le sens spécifique de ces lignes apparaît avec évidence si l’on se donne la peine d’y réfléchir. La simple ligne droite nous désarçonne au motif que son segment, pris entre deux infinis (l’avant et l’après, si l’on veut), échappe totalement à une saisie conceptuelle adéquate. La ligne brisée n’est guère mieux lotie, elle qui, au hasard de ses contrariétés successives, nous met au défi de n’en pouvoir rien comprendre. La ligne pointillée, quant à elle,  rejoint la dimension du néant, au regard de la vacuité qui se loge entre ses signes. Au surplus, ces lignes, à quelques exceptions près (orgues basaltiques, spirales des amonites, alvéoles des nids d’abeilles) se trouvent rarement dans la Nature et sont totalement inexistantes sur le plan de l’Humain. Raison pour laquelle Bergson prend soin de préciser que la serpentine concerne « l’être vivant ». Ce que je souhaiterais faire émerger ici, à la fois la « manière de serpenter » totalement humaine, ainsi que l’idée de « vague centrale » qui peut unir l’Homme à son Milieu.

Lignes courbes

Alain Allaoua

 

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Lignes courbes

      L’image que nous propose Alain Allaoua, dont je suppute qu’elle met en scène les  motifs d’un Marais Salant, s’inscrit parfaitement dans cette esthétique faite de courbes multiples qui s’enlacent, bien plutôt que de se livrer à quelque joute figurale. Le ciel est noir qui joue avec le blanc en un heureux mode dialectique, nullement heurté, simplement et aimablement complémentaire. La teinte grise est le médiateur qui relie ce qui, loin d’être opposé, se fond en une manière d’osmose. Les hautes collines à l’horizon ne sont nullement autarciques, elles naissent, précisément, de ces lignes serpentines qui sont comme leur opérateur, les puissances internes qui les révèlent et les accomplissent.

   Tout ici est doux. Tout, ici, se dit dans l’unité. Chaque chose naît de soi et, aussi, et surtout peut-être, de la présence qui leur est contiguë. Serpenter humainement c’est ceci, ce beau colloque singulier qui lie les corps, assemble les esprits, lisse les aspérités, creuse en chacun les intimes canaux d’une inimitable co-présence. « Je est un autre », selon la belle assertion rimbaldienne. Ici, chaque ligne n’est elle-même qu’au recours de sa compagne : cheminement de concert dans l’air tissé d’une saisissante Absence. Certes les Paludiers sont absents en même temps que leur Présence s’affirme selon les formes tracées dans le derme gris-blanc du sel. Existe-t-il un « esprit du sel » ? Dans l’affirmative, il se donne à nous avec une générosité pleine de retenue : ceci se nomme « élégance ». Regardant « Marais Salant », nous sentons monter en nous cette paix intérieure qui est la juste mesure des instants essentiels.

Lignes courbes

Marie Pierre Berry

 

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Lignes courbes

C’est ce calme si apparent, cette lisse ataraxie qui assurent la transition du Marais à cet autre Marais végétal que nous invite à découvrir Marie Pierre Berry, lequel  « Marais » me fait penser à ces heureux et intouchés paysages du Causse, ils sont la mémoire vivante d’un passé qui vient à nous dans cette rassurante immobilité temporelle dont nous ressentons, en notre intime, les effluves régénérateurs.  Comme un air d’éternité flotte sur ces Simples, sur ces Initiaux, sur ces Inaltérables. Si la ligne flexueuse est moins géométriquement affirmée que dans le tableau précédent, elle n’en est pas moins performative en son contenu généreusement et définitivement romantique. On y trouve les mêmes tonalités sourdes et chaudes, les mêmes motifs, la même ambiance chaleureuse que dans les toiles d’un Edmund von Wörndle, ce peintre paysagiste autrichien qui savait si bien décrire les montagnes, les arbres baignés dans la lumière irréelle du crépuscule. Ici, le ciel est pétale de rose, doucement posé sur la brume d’automne. Sur la gauche, le brun des frondaisons. Au centre de l’image, un arbre, sans doute un chêne attire l’œil, focalise les puissances cachées de la scène. Å droite un autre massif boisé joue la symétrie, l’équilibre, comme si les choses se répondaient en écho. Là, dans ce long apaisement, le flexueux part de la lumière, éclaircit une prairie sèche, trace le motif presque inaperçu d’un chemin vert-de-gris, une suggestion plutôt qu’une affirmation, puis l’ondulation se fait plus nette, plus vive, comme pour évoquer la nécessaire et émouvante empreinte Humaine. Des Muletiers, antan, devaient y faire charroyer de lourds fardeaux, on en devine encore l’empreinte dans la clarté des deux lignes blanches, on en déchiffre la lenteur, les pauses sous l’étincellement des flaques d’eau, de claires diatomées doivent y prospérer à l’abri des regards. Dernière courbe dans l’éclaircie de la végétation, puis le voyage continue que poursuit l’imagination, elle aussi, serpentine, c’est peut-être là sa définition la plus exacte.

   Marais Salants, Causse ont été les deux motifs sur lesqueles prélever ces sublimes lignes qui mettaient en joie Bergson et, à travers lui, Ravaisson, et à travers lui, Léonard de Vinci. Dans ces belles photographies nous avons décrypté le flexueux et, surtout, l’Humain qui l’anime et nous le présente comme précieux. Activité humaine qui façonne les paysages. Qui façonne les choses. Comment ignorer, après l’art du paysage, l’art du Luthier en lequel transparaît la suressentialité du génie humain ?

Lignes courbes

Roger Alonso

 

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Lignes courbes

   Roger Alonso, sans doute sensible à cette dimension de l’artisanat qui est la forme finale de l’esprit humain sur la matière, soumet à notre attention cette Image que nous nommerions volontiers « Idée » afin de pointer la valeur inestimable d’Essence que cet instrument porte avec lui comme sa parole la plus effective. Å peine aperçu et nous sommes, sans distance, au cœur même du projet artistique : c’est la Ligne qui guide notre esprit, alors que nous aurions naturellement formulé l’exact inverse. Projection de l’hubris humaine qui, toujours, fait passer le corps, le sien, avant l’esprit, celui de l’Art. Or l’Art est pur esprit ou n'est rien, juste une pantomime pour amuser la galerie. Mais il faut revenir à cet art si subtil du Luthier, un art de l’oreille, assurément, et, parallèlement, un art de la main. On imagine, volontiers, dans le chaud clair-obscur de l’atelier, l’application de l’Homme à son art. Après avoir chauffé la lame de palissandre ou d’acajou, afin de la rendre souple, l’éclisse est appliquée sur les deux pièces de la caisse, sa forme doucement, exquisement ondulée, venant trouver la seule place qui lui convînt, comme si, depuis le plus profond du temps, cette destination était la sienne, rien que la sienne. Faisant ceci, le Luthier desssine, du bout de ses doigts, l’allégorie de la Vérité : juste et seule position parmi les volutes capricieuses du Monde. Un ondulement en appelle un autre.

 

Lignes courbes

Jean-Jacques Brouillet

 

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Lignes courbes

   Et, soudain, surgit de cette image, le motif inouï d’une incontournable analogie : la sinuosité du bois, si bien rendue par la photographie, renforcée par les deux lignes de nacre blanche, ne nous évoque-t-elle, avec une certaine urgence, la parfaite courbe d’une hanche féminine ? Il ne saurait guère y avoir plus évidente gémellité. Ici, à n’en pas douter, se lève le symbole de la féminité en toute sa splendeur. Un œil posé sur cette courbure et le manège d’un rêve infini se mobilise dont notre volonté, fût-elle active, ne saurait immobiliser le geste immémorial. Femme est là dans toute sa présence. Et, à l’évidence, nous sommes parvenus au point névralgique, magique, où une habile synthèse assemble les unités du Marais Salant, du Causse, de l’Instrument, en une unique Forme Serpentine, laquelle, bien qu’évoquant le péché de chair, se donne prioritairement à nous sous l’égide de la Forme matricielle par excellence, celle par qui toute Ligne Humaine connaît sa naissance et sa genèse. C’est sans doute cette belle intuition dont l’image de Jean-Jacques Brouillet nous fait le don sous la figure de ce Modèle accroupi, pure élégance dont le signe de Louis Vuitton métabolise le sens. Ici, rien ne pouvait avoir lieu que cette option de l’image en Noir et Blanc, elle qui, gommant toute fioriture, va à l’essentiel : la Beauté en son exquise parure.  Pérorer au-delà serait pure gratuité pour la raison unique que l’éclat, la délicatesse, la distinction, portés à leur quintessence, n’ont besoin de nul commentaire : regarder avec plénitude est le geste adéquat à toute connaissance vraie des choses qui viennent à nous « sur des pattes de colombe » pour paraphraser Nietzsche dans le « Gai savoir ». Le « Gai savoir » ou les aphorismes destinés à nous mettre humainement en quête d’un nouveau mode d’existence :

 

assurément le choix

d’une Forme flexueuse

parmi la multitude

et les inflexions du Monde.

 

 

 

 

 

 

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1 janvier 2025 3 01 /01 /janvier /2025 08:50
Saison 4 : Hiver

 

‘Paysage d'hiver avec patineurs et trappe aux oiseaux’

Pieter Brueghel l'Ancien

Wikipédia

 

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                                                         Du Nord en ce jour de Solstice d’Hiver 2020

 

 

          Très cher du Sud,

 

      Comme tu peux t’en douter, ici le temps est gris et froid. Le mercure oscille entre deux petits degrés et le plus souvent moins dix. Devant mon chalet rouge, les rives du Roxen sont blanches de givre et à l’endroit où les eaux sont peu profondes, la glace est reine. Aussi, souvent, il m’arrive de patiner pendant plus d’une heure, mon bonnet couvert d’une fine pellicule de rosée, elles font comme des perles de verre. Dans la journée je vois peu de monde. Parfois des Marcheurs qui font le tour du Lac, des Cyclistes engoncés dans d’épaisses fourrures. Combien cette évocation du Nord doit te sembler austère ! Il faut être de la race des ascètes pour vivre dans cette solitude blanche, perdue au loin du monde, là où ne parviennent guère que les trilles des bergeronnettes, la fuite blanche des lagopèdes parmi le poudroiement du jour. Sais-tu, c’est si reposant de vivre au-delà du cercle des hommes, d’avoir la Nature pour compagne, de méditer longuement devant un feu de cheminée ou bien de lire ces Romantiques français dont je fis ma spécialité à l’Université. Ils hantent toujours mes rêves, ils emplissent ma conscience. Ils ont été mes Amants, Senancour le mélancolique solitaire ; Hugo le Génie à la haute stature ; Chateaubriand l’Enchanteur ; Nerval, le rêveur en attente de sa folie.

   Tout comme toi, je crois que j’ai fait vœu de célibat au motif de conserver mon entière liberté, de me consacrer entièrement à cette passion de la littérature dans ta si belle langue, nuancée, profonde, si prompte à évoquer les grandes pensées aussi bien que les états d’âme. Ou bien mon amour réel s’est-il contenté de notre brève rencontre d’un été si lointain, il se confond avec l’épaisseur du temps. Ce que tu as destiné à ton travail d’écriture, d’une manière identique, comme en écho, je l’ai consacré à mes cours, à mes traductions, à mes lectures. En ce moment je relis quelques pages des ‘Mémoires d’Outre-tombe’. Je vais t’en offrir un fragment, je te sais, toi aussi, fervent romantique. Certes ce penchant détone dans notre société livrée au mythe de la consommation, seulement attentive aux sirènes de la mode, n’inscrivant dans son comportement que les us et coutumes de la communauté. Enfin…

   « Je fus tiré de mes réflexions par le gazouillement d'une grive perchée sur la plus haute branche d'un bouleau. A l'instant, ce son magique fit renaître à mes yeux le domaine paternel ; j'oubliai les catastrophes dont je venais d'être le témoin et transporté subitement dans le passé, je revis ces campagnes où j'entendis si souvent siffler la grive. Quand je l'écoutais alors, j'étais triste de même qu'aujourd'hui mais cette première tristesse était celle qui naît d'un désir vague de bonheur, lorsqu'on est sans expérience ; la tristesse que j'éprouve actuellement vient de la connaissance des choses appréciées et jugées. Le chant de l'oiseau dans les bois de Combourg m'entretenait d'une félicité que je croyais atteindre ; le même chant dans le parc de Montboissier me rappelait des jours perdus à la poursuite de cette félicité insaisissable. Je n'ai plus rien à apprendre, j'ai marché plus vite qu'un autre, et j'ai fait le tour de la vie. »

   Tu seras indulgent à mon égard pour cette longue parenthèse. Mais peut-on mieux que Chateaubriand dire la fuite irrémédiable du temps, les belles réminiscences qui surgissent du saisissement des sens en un instant déterminé, la valeur inestimable de la Nature comme refuge et ressourcement, la climatique désabusée des Mémoires qui tâchent de faire revivre les instants de bonheur de jadis ? « J'ai fait le tour de la vie ; » Jacques, nous aussi avons fait le tour de notre vie. Alors, comment nommer cet âge qui nous affecte aujourd’hui ? Je gommerai volontiers le mot de ‘vieillesse’, si péjoratif qui, en une brève énonciation, paraît effacer tout ce qui a existé pour le réduire à un simple détail de notre histoire personnelle, un ris de vent dont la suite des jours aurait usé l’être jusqu’à la trame. J’utiliserai une périphrase ‘ce qui, de notre jeunesse, s’est éloigné’, ainsi je ramène à l’espace ce qui appartenait au temps en sa cruelle dimension.

    Ecrivant ceci, regardant au travers de ma fenêtre tout cet univers silencieux, le tremblement léger des bouleaux dans l’air limpide, l’immobile surface du lac, l’autre rive pareille à une esquisse sur le blanc d’une toile, je ressens, au plus profond de qui je suis, cette lame de bonheur indescriptible qui s’augmente d’une longue expérience, se dilate au contact de l’univers immense des souvenirs. Mais pourquoi donc nous désolerions-nous, renoncerions-nous à vivre au prétexte que nos mains sont moins habiles, nos corps moins flexibles, nos esprits plus lents à saisir des pensées ? Je crois qu’il nous faut faire l’éloge de la lenteur, mais aussi celui de l’épanouissement, de la plénitude, d’une singulière joie de l’âge.

   Ce que nous avons perdu en spontanéité, nous l’avons gagné en mûre réflexion. Les paysages que nous regardons ont certes pris la teinte floue qu’ils présentent derrière la vitre des antiques chromos. Mais combien ce verre qui les protège joue à la manière d’une loupe amplificatrice, généreuse ! Une manière de corne d’abondance.  Nous y voyons plein de choses que le jeune âge ignore sous l’impulsion d’une existence à boulotter avec la plus vive impatience. Jamais quiconque ne peut réunir, dans le même instant, la hâte à déguster le fruit et la longue satiété qui en apprécie chaque saveur, en perce jusqu’à la plus intime sensation.

    Sur ma table de travail, comme une correspondance à cette avancée de l’âge, l’image du ‘Paysage d’hiver’ de Brueghel. Je crois qu’elle est l’exacte illustration de mes propos. Le ciel est lisse, apaisé, d’une belle teinte d’ivoire qui évoque nos plus beaux rêves lorsqu’ils reflètent notre enfance semée de pollen et ivre du premier nectar de l’existence. Tout est dans la pureté, dans le virginal comme s’il s’agissait du premier matin du monde. C’est étrange tout de même cette percée d’une naissance alors que la saison hivernale symbolise le grand âge ! Serait-ce là l’allégorie d’une palingénésie qui dirait le terme de notre vie à la façon d’un éternel recommencement ? Toujours notre chemin est devant nous qui nous appelle et nous invite à une possible félicité. Tu vois, un peu à la manière de Spinoza qui définissait la joie en tant que « passage de l'homme d'une moindre à une plus grande perfection ». Oui, avançant en âge, de plus en plus conscients des enjeux de la vie, si du moins nous sommes suffisamment lucides et appliqués à nous comprendre nous-mêmes, nous montons de degré en degré pour aboutir à une sorte de sommet d’où nous pouvons apercevoir la totalité de qui nous avons été, de qui nous sommes, de qui nous serons. Autrement dit, nous aurons œuvré à notre accomplissement qui est la seule règle éthique qui vaille, la traditionnelle morale fait pâle figure en regard de ceci. Comme le précisait le Philosophe, nous sommes des êtres de désir qui ne peuvent rayonner qu’à coïncider avec leur être profond, en harmonie avec les Autres, bien évidemment.

   Mon cher Jacques, tu excuseras mon travers qui consiste, la plupart du temps, à tout interpréter à l’aune du concept. Sans doute mes si nombreuses années d’enseignement expliquent-elles ceci. En guise de conclusion, cette poésie hivernale de Jules Breton dans ‘Les champs et la mer’ :

« Et la neige scintille, et sa blancheur de lis

Se teinte sous le flux enflammé qui l’arrose.

L’ombre de ses replis a des pâleurs d’iris,

Et, comme si neigeaient tous les avrils fleuris,

Sourit la plaine immense ineffablement rose. »

 

Je t’adresse tous mes « avrils fleuris »,

le Printemps couve sous l’Hiver.

 

Ton ‘Lis’ du Nord.

Sol

 

 

 

 

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