« Etude 2014 – 2015 »
Photographie : Gilles Molinier
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Ce Lieu
On avait beaucoup marché, ne regardant même pas la trace de ses pas dans le sol de poussière. On avait étréci l’arc de ses paupières afin de ne pas être ébloui par quelque attroupement ou bien un spectacle inopiné qui nous eût distraits de notre route. On avait foré le puits de ses pupilles, le disposant, par avance, à accueillir Ce Lieu. On ne s’était nullement arrêtés. On avait traversé des lagunes d’eau putride, des champs de désolation, des marécages de cendres, on avait plié l’échine, rôdant sur les hauts plateaux parmi les coulures du vent et les brûlures du soleil. On avait franchi des passerelles de lianes, flotté au-dessus de la marée verte de la canopée, chaloupé entre les dunes du désert, traversé d’étroites gorges emplis de doute et d’effroi. On avait giflé l’air de ses mains, on avait accusé le climat, invoqué les dieux, on avait prié, imploré, on s’était amenuisés à la taille du modeste ciron, mais rien n’y faisait. Ce Lieu, cette Tour de Babel, ce mythe élevant jusqu’au ciel le vertige de ses spires ascensionnelles, cette incroyable ziggourat, on voulait non seulement l’apercevoir, mais l’enfouir au sein de soi dans la pure merveille. On voulait être Babel et distiller les mots, les alambiquer, les métamorphoser en pure essence jusqu’aux confins du monde, dire la beauté verticale des choses puis laisser place à l’immense empire du silence. Une fois, seulement, on voulait goûter cette ivresse de l’ambroisie et savoir ce qu’habiter sur Terre voulait dire. Dans le site immense de la poésie. Ce Lieu !
Ce Lieu
Voilà ce que des voix, venues de nulle part, avaient rythmé comme chant du monde, comme dernière supplique avant que la mort n’anéantisse tout dans le refuge de la peur originelle. Partout, des failles de la terre, du creux moussu des arbres, de la tunique verte du caméléon, des plumes longues des pailles-en-queues, du nombril des femmes, des sources d’eau claire, du rideau de nuages, de partout donc s’élevait l’hymne à la beauté, à cet étrange qui fondait comme neige au soleil et les mains demeuraient roides et désolées de n’avoir pu saisir et sentir la grâce du jour. On disait, et les paroles flottaient longuement dans l’espace alangui, pareilles à des écharpes de brume.
On disait l’avenue d’eau claire, ses irisations à peine perceptibles, les yeux qui l’habitaient sous le miroir reflétant un ciel aussi blanc que neige. On disait les loutres au ventre soyeux, leur longue glissade dans l’élément si lisse qu’il paraissait simple vapeur, simple hallucination faisant sa caresse sur le dôme des yeux. On disait les milles reflets qui faisaient de la réalité un songe ouvert, une fable inépuisable. On disait le peuple des racines, leur tumulte que la rivière reprenait en son sein comme pour exorciser tout ce qui pouvait troubler l’harmonie, effrayer le pic-vert, faire fuir la tache de métal bleu du martin-pêcheur. On disait tout ceci et c’est tout juste si les mots s’élevaient au-dessus du sommeil des hommes, les effleuraient avec le même mystère que le vent met à traverser l’olivier sans que nul ne s’en aperçoive. Tout dans la profération discrète. Tout dans l’évanescence et la fuite si mince qu’elle ne s’annonce que sous la forme de la présence invisible.
On disait les arbres aux troncs bulbeux, leur grande sagesse, leur ressourcement dans les eaux lustrales qui les portaient bien au delà d’eux-mêmes dans la contemplation des étoiles. On disait le tremblement des aulnes, leur finesse, la souplesse de leurs ramures se balançant dans le rien et l’inaperçu. On les devinait, bien plus qu’on ne les percevait. Tout comme les ides belles qui brillent au firmament et font leurs clignotements si intelligibles pour ceux qui ont appris à déchiffrer les hiéroglyphes. On disait le fin rideau des taillis que tressait l’à peine insistance de grains de lumière en suspension dans l’air. On disait le bonheur de vivre, là, sur cette Terre, dans la souplesse inventive du temps, dans la quadrature heureuse d’un espace quintessencié. Il suffisait d’être là, dans Ce Lieu et de ne rien faire qui puisse troubler le merveilleux ordonnancement des choses. Car, voyez-vous, lorsque la joie déplie ses rémiges, nul besoin de s’agiter, nul besoin de troubler ce qui ne saurait l’être. Joie de l’homme dans l’accueil du simple. Joie du simple dans la réception de l’homme. Double ouverture en miroir, en écho de tout ce qui grandit jusqu’à l’horizon du sens et fait toujours retour à soi dans la plénitude. Tout est accueil pour qui sait y consentir. Sentir ce qui advient ne consiste pas à percer l’opercule des choses sous l’empire de sa volonté. Tout se montre dans l’évidence à qui sait attendre LE LIEU d’une révélation. Non d’une mystique ou bien d’une religion. Simplement le dépliement d’un paysage, l’ouverture d’une corolle, la course arquée du soleil, l’élan de l’arc-en-ciel pour franchir la vallée, le saut du menhir, la courbe de l’épaule, la soie d’une joue, l’ébruitement du temps dans la parole se faisant.
Oui, tout est langage, tout s’éploie et signifie jusqu’à la démesure. Oui, tout est disposé devant, il suffit de tendre la main. Oui, tout est infiniment disponible. C’est nous qui ne savons pas voir et demeurons dans l’enceinte de nos corps, apeurés d’être et de devenir.
Ce Lieu
Ce Lieu, oui, Ce Lieu dont nous rêvons comme d’un possible Eden, jamais nous ne le saisirons mieux qu’à le trouver en nous, quelque part bien enfoui, mais ne demandant qu’à connaître et à débuter sa vie nomade. Nul besoin, du reste, de s’éloigner de soi afin de rencontrer les lieux du monde. A partir de notre propre socle, du sein de la sculpture que nous élevons dans l’espace, nous sommes à même de posséder tout ce qui vit et rutile et scintille, aussi bien que tout ce qui se dissimule et croît dans l’ombre. Imaginer, voir, sentir, être attentif à ce qui se dévoile, c’est sortir de son ombre et entrer dans la lumière. Ainsi, Ce Lieu immortalisé par le photographe, si nous l’avons visé adéquatement, Ce Lieu ne s’effacera jamais de notre mémoire. Il sera ancré, quelque part, dans une crypte pour la joie. C’est pour cela, l’adhésion à l’intime du monde, que partout se disaient en mode discret, l’eau et son miroir, l’arbre et ses racines, le ciel de neige et le tremblement de soi que requièrent les choses justes. Nous sommes Ce Lieu !