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1 décembre 2023 5 01 /12 /décembre /2023 09:42
L’ART du CHAOS – Essai de Dominique Bertrand

 

Janus

Source : Le grenier de Clio

 

***

 

   « L’Art du Chaos » est un essai aussi bref que brillant. On y sent une véritable aisance conceptuelle et un art (précisément), de relier tout ce qui fait sens à l’aune de cet étonnant nouveau paradigme que semble, selon Dominique Bertrand, constituer l’interrogation du Chaos. D’une manière originaire et définitive, l’Auteur met le doigt « là où cela fait mal » : le Chaos est en Nous et c’est de Nous dont il s’agit face au Chaos. Nul besoin de regarder ailleurs, ni chez l’autre (encore qu’en tant que Double il ne fait que refléter notre intime Chaos), ni derrière l’épaule du Bigbang, il est coalescent à notre condition. Å peine sommes-nous nés que, déjà, nous sentons les premières vrilles de la finitude amorcer notre propre déconstruction. Nous sommes le miroir du Monde et des Choses qui, elles, par un effet de retour, ne sont que les psychés de qui nous sommes.

   Cherchant à échapper au Chaos, inconsciemment, nous en renforçons la sombre Puissance. Å moins que, comme l’indique l’Auteur, nous soyons contraints à une inversion de notre regard, obligeant ce qui paraît nous condamner à retourner sa peau, étonnante exuvie du Serpent attentif à assurer à notre égard, l’ouverture d’un Paradis, plutôt que de nous précipiter en Enfer. « Révolution copernicienne » s’il en est. Le grand mérite de cet essai : nous déniaiser, traverser les parois fragiles de notre fontanelle, entamer un genre de pandémonium en nos intervalles, nos interstices, nos aponévroses, nos jointures. Car, oui et Dominique Bertrand nous le montre avec autant de finesse que de persuasion, notre citadelle de chair, que nous pensions faite d’un seul tenant, est traversée de vides, des avens s’y ouvrent, des grottes pareilles à celles des Grotesques de la Renaissance y tressent leurs dentelles de pierres ponce. Et, ce qui, ici, se dit métaphoriquement, c’est bien le Chaos de notre finitude dont nulle habileté ne viendra combler les failles.

   Irrémédiablement, nous sommes des êtres du Tohu-Bohu dont l’auteur nous précise que ce mot énigmatique signifie « informe et vide » et, plus loin, pour « enfoncer le clou » si je puis dire, le Premier Homme surgi de l’argile divine se définit en tant que Golem « sous la forme d’une ‘extase originelle’ vertigineuse », selon les mots de Dominique Bertrand. Nous sommes  prévenus, nous les hommes indociles, nous les égarés, fussions-nous habiles en facéties les plus expertes, les « signes de la folie » seront perchés tout en haut de notre dos, cette partie que jamais nous ne verrons, donc cet inconnu donc, par simple métonymie, ce Chaos qui grimace et nous enjoint, sinon de le reconnaître, du moins d’en sentir le souffle acide. Qui pourrait devenir haleine réparatrice, onction balsamique, à la seule condition que nous y prêtions correctement attention.

   Mais ici, il convient de sortir des lieux communs selon lesquels le Chaos ne saurait se donner qu’à l’aune du négatif et lui reconnaître une authentique valeur positive. Faire d’une notion mortifère le lieu même d’une création sans limite, instituer le Chaos en art de vivre. D’ici, j’entends le grand rire de Rabelais qui est cité dans le texte ; d’ici, j’entends la Toute Puissance nietzschéenne bander sa Volonté et nous inviter au cycle de l’Éternel Retour. Puis il y a, au hasard des pages, cette sublime réflexion sur le jeu inapparent de la forme et de l’informe qui est la sémantique même sur laquelle repose notre fragile « Maison de l’Être », ce merveilleux langage qui recèle en son sein les convulsions historiales (relatives au Destin) et babéliennes de ce qui nous constitue en tant qu’essence. Tout langage n’est qu’un Chaos organisé et les fameuses glossolalies rabelaisiennes nous en proposent plaisamment une image, qui, en dehors de la dimension pantagruélique de l’œuvre et de la démesure sur laquelle elle joue, risquerait bien vite de nous précipiter, tête la première dans l’abîme d’où nous venons.

   Cet essai manifeste, à l’évidence, une absolue maîtrise des perspectives ésotéristes, une science du Nombre et une habile jonglerie avec les courbes et inflexions tonales et autres figures de style de la musique. Ceci débouche certes sur une manière de syncrétisme, mais infiniment maîtrisé, ce qui est bien l’essentiel. Et chaque discipline, vient alors s’emboîter, naturellement, comme dans un puzzle bien ordonné (paradoxe !) à l’exacte place dans la série des prédicats qui affectent, de manière plaisante, un Chaos qui finit, par la magie du verbe de l’Auteur, à se rendre infiniment sympathique. Loi des contraires !

   De très belles pages sur les  variations du souffle qui module la voix, qui sculpte le chant, qui ouvre la voie à la danse toute nietzschéenne, ces pages donc sont une sorte de vertige savamment instillé dans la tête du Lecteur, genre de tempête subliminale, d’œil du cyclone en train de former sa puissance, d’énergie patiente qui germe dans la conscience au fil des mots : en quelque sorte une inoculation invisible du Chaos, une potion de simples mais qui fera son effet plus tard lorsque, livre refermé, plié au sein de la nuit dispensatrice de rêves, mais aussi de sourdes angoisses, se lèvera, du fond du corps, cette lame chaotique insoupçonnée, rythme diastolique-systolique qui est le rythme du souffle, de l’amour, de notre dernier mot au rivage de la Mort.

 

Premier Chaos ?

Dernier Chaos ?

Éternel Retour du Même.

 

   Mais, en matière de Chaos, je laisserai le soin de conclure à cette assertion telle que posée à l’épilogue de la quatrième de couverture :

 

« ce n’est que par le chaos que nous traverserons le chaos. »

 

  Le Cosmos, le sublime Cosmos, invention de ce peuple génial, à la vue infiniment claire, les Anciens Grecs, comment le percevaient-ils en son essence ? Avaient-ils au moins conscience qu’il était le Double, face inversée de ce Janus biffrons, de cet être étrange dont jamais nous ne pouvons définir les contours, ce dieu « des commencements et des fins, des choix, du passage et des portes », ce dieu dont une face regarde le passé, l’autre l’avenir. Or cette temporalité dont nous sommes tissés est toujours déchirure, écart, lèvres de l’abîme au-dessus desquelles, simples Funambules, nous tentons de trouver le lieu de notre exister. Chaque jour qui passe, chaque minute qui fait tourner ses rouages, chaque seconde qui fait chuter les grains dans le sablier, chaque instant de notre vie, comme un diapason à deux notes :

 

Cosmos/Chaos/Cosmos/Chaos

  

      Où donc le lieu de notre Vérité, sinon dans le balancement immémorial de l’un à l’autre ?

  

   L’essai de Dominique Bertrand est une très belle réflexion sur les enjeux de notre temps, ce temps « qui bat la chamade », et risque fort de se rompre le cou, tiré qu’il est de « Charybde en Scylla », ces deux monstres marins de la mythologie grecque, lesquels, pour les Anciens, devaient figurer un effrayant Chaos.

   Si le Chaos est en nous, il ne dépend de nous que de le métamorphoser en brillant Cosmos. Ce livre nous y invite avec beaucoup de subtilité. Simple « précaution oratoire », mieux vaut lire cet essai avant la « dive bouteille » qu’après, même si l’ivresse est recommandée afin d’aborder le Chaos dans un genre d’éthylisme anticipateur de bien de joies insoupçonnées.

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25 novembre 2023 6 25 /11 /novembre /2023 11:06
Concept ou Poésie ?

                        Source : La Grande Récré                                   Source : Lumni

 

***

 

   [Le texte ci-après se veut l’illustration d’un double dialogue, d’abord celui entrepris avec Christine Raison, lequel de nature métaphysique, portait essentiellement sur la notion de Dieu, interrogeait l’Invisible, la Lumière, par exemple. Le second dialogue est un échange entrepris avec Daniel Giguet, sorte de commentaire au second degré sur son propre commentaire tel que restitué ci-après. Le propos ne se veut nullement philosophique en toute rigueur, il souhaite seulement apporter un éclairage sur quelques points soulevés avec pertinence par un Philosophe.]

 

Daniel Giguet : Sur le débat entre Christine Raison et Jean-Paul Vialard...

 

   « Il faut commencer par une précision, la métaphysique interroge la complexité du simple et de l'immédiat pour s'ouvrir au fond sans fond. Et le Soi, comment le définir ? Comment concilier l'hypostase et le subalterne ? Ne vaudrait-il pas mieux, plutôt que l'être qui fixe et fige, interroger la source de la vie vivante qui nous presse, nous pulse et nous impulse de créer ? A cette condition le dépassement me semble possible jusqu'à ce que la Terre s'appelle La Légère.

  Vous avez raison, l’art, la grande poésie nous élèvent, nous empêchent de mourir de la vérité. Et puis "soi plus que soi" revient à se libérer des rets anciens et franchir le pas en avant vers l'ailleurs. Nietzsche dirait volonté de puissance vers l'Übermensch". La création artistique, poïétique surtout ouvre sur l'appropriement (l'Ereignis) de ce qui vient en présence au monde.

  Votre analyse s'inscrit pleinement, avec aisance conceptuelle, dans le champ de l’Idéalisme absolu et de la subjectivité toute puissante.

   Et si nous sommes "des humains enracinés à la terre", nous sommes surtout les jouets de la technique toute puissante, planétaire et aux mains des financiers.  En ce sens nous sommes "humains trop humains" à l'heure vespérale où nous vivons "le crépuscule des idoles". Et même "l'Homme en tant qu'homme" n'a plus cours dans le Jeu du monde. Il est mort comme toutes les autres figures de l'être (la phusis par exemple). Seul demeure son dernier avatar : La Technique.

    Depuis Rimbaud, Nietzsche, Heidegger, le dépassement de la métaphysique est consommé ; et l’Histoire de l’Être a commencé de finir.

   Il ne s'agit pas de refouler mais de tenir le pas gagné pour effectuer le pas en avant.

   Votre article Jean Paul Vialard est brillant, d'une très grande culture très consistante, voire encyclopédique. Mais je pense que seule la poésie, et merci Christine Raison, pour votre poétique réaction, seule la poésie pensante peut nous projeter au-delà, en faisant l'expérience de la parole en son déploiement à partir de La Dite (Sage). D'ailleurs si « la langue est la maison de l’être », elle dit avant tout le vivre en flux, et cette prise échappe au concept.

   Votre article, vous l’assumez, se situe du côté de l'idéalisme hégélien avec une remarquable maîtrise. »

Je suis ravi d'avoir participé à cette discussion.

 

Daniel Giguet.

 

(NB : c’est moi qui souligne)

 

***

 

Mon commentaire sur ce commentaire

  

   Merci pour votre très brillant commentaire qui supposerait une suite. Peut-être pour bientôt. Volontiers je fais un pas de côté en dehors ou sur le bord de la Philosophie, préférant les "chemins de traverse" aux routes trop conceptuellement déterminées, malgré les apparences. Une manière, certes subjective de s'accorder au réel, mais que veut donc dire "objectivité", laquelle et à partir de quoi et de qui ? Les "thèses" que je développe au hasard de mes écrits sont volontiers iconoclastes et partent d'une considération toute personnelle d'une "vision du monde" pour employer le terme canonique. "Comment penser après Heidegger" énonce le titre d'un livre que je n'ai pas encore lu ? Comment penser après la Shoah ? Après les Lumières ? Après Parménide ? Après le Déluge ? Penser par Soi est certes une grande audace mais peut-être la seule qui, s'extrayant des canons de la mode, puisse présenter quelque valeur dans ce Monde dépourvu de boussole. Mais méditer plus avant serait risqué en cette heure crépusculaire. Il faut du temps aux chouettes pour prendre leur envol ! Et la nuit n'est guère loin. Merci en tout cas pour vos précieuses réflexions.

  

   Après cette réponse d’un « premier jet », il m’est apparu que la richesse de vos remarques supposait des réflexions plus étayées dont la suite voudrait donner une simple interprétation.

  

   *** « Le dépassement de la métaphysique est consommé », dites-vous et « l’Être a commencé de finir. » Du point de vue de l’histoire de la philosophie votre assertion se vérifie avec la constatation, pour ceux qui s’intéressent à cette belle discipline, d’être soudain devenus orphelins. En effet il semble que le sol se dérobe sous nos pieds et que le fameux « thaumazein », l’étonnement philosophique, ait épuisé ses ressources après des millénaires de « bons et loyaux services ». Certes, le Gestell, l’Arraisonnement auquel vous faites allusion, l’aliénation du Dasein en l’Homme par la toute puissante Technique sont des réalités dont, chaque jour, nous ressentons les vives entailles au sein même de notre chair. Logique du devenir si l’on veut s’exprimer selon Hegel. L’on pourrait écrire à la suite, au regard d’une évidente analogie, les trois propositions suivantes : 

 

Fin de la métaphysique = Fin de l’Homme = Fin de la Terre

  

   Bien évidemment, c’est la loi de l’exister que de porter en soi, à la fois sa propre origine, à la fois sa propre fin, l’une et l’autre jouant en mode dialectique. Coalescence de l’une et de l’autre. En même temps ce caractère aporétique se trouve largement confirmé par la présence d’une invisible mais efficace tautologie qui pourrait substituer à

 

« Fin de la Métaphysique » : « Fin = Fin »,

 

   la même règle pouvant s’appliquer à l’Homme, à la Terre. Métaphysique, Homme, Terre, sont éminemment mortels, c’est même ce qui tisse, en creux, le motif de leur essence. Deux formules prosaïques pourraient servir d’utiles métaphores :

 

« Le ver est dans le fruit »

« Les dés sont jetés ».

 

   Et ceci pourrait se confirmer selon les mots de Heidegger : « La mode est ce qui est toujours déjà dépassé avant d’avoir vu le jour », tout comme la Métaphysique, tout comme l’Homme, tout comme la Terre, sont toujours déjà absents à même leur présence. Notre siècle si peu versé dans la pratique du questionnement, qu’il s’agisse de l’essence de l’Homme, de l’essence de la Phusis en sa définition simple et immédiate en tant que Nature, l’Homme donc se préoccupe peu de ces interrogations qu’il juge « subalternes », si bien que, la plupart du temps, il en fait l’économie. Oui, la fin est inscrite dans le commencement, les événements actuels, les soubresauts de l’Histoire en témoignent à l’envi.

  Supposons réglé le compte de la Métaphysique, avec tout de même une réserve qui ne se voudrait nullement adventice au motif que l’on ne peut mettre entre parenthèses quelques millénaires de pensée humaine et que, dans une perspective hégélienne, si la philosophie contemporaine est ce qu’elle est, un simple devenir dans le mouvement général de l’Histoire, elle prend appui sur cela même qui en constitue l’origine, l’Immuabilité parménidienne, le Flux héraclitéen de la Phusis, l’Aléthéia comme premier mouvement de la vérité et, si « Le Vrai est le Tout », corrélativement, chaque philosophie est vraie selon le moment de son énonciation, vérité à laquelle se substitue une vérité qui était encore inaperçue. Le fait est bien connu que l’histoire de la philosophie n’est qu’une suite de parricides, Platon tuant Parménide ; Aristote tuant Platon ; Kant tuant Descartes ; Hegel tuant Kant, etc…

   Dans son essai « Le Change Heidegger », Catherine Malabou décrit excellement cette « dette » vis-à-vis de la Métaphysique ou du moins la filiation que nous devons reconnaître qui porte jusqu’à nous l’essentiel des pensées avant-courrières, nul n’en doute, des méditations contemporaines. Aujourd’hui, quoique certains s’en défendent, notre point de vue sur les choses, le monde, l’être, l’esprit, la raison, ne peuvent faire l’économie ni de Kant, ni de Schelling, ni de Husserl. Le lait que nous buvons, nous les modernes Rémus et Romulus, vient en droite ligne des mamelles de cette Louve-Mère qui, un jour, décida de notre vie au prix de son action de nourrissage. Certes, notre inconsistance naturelle a oublié les ferments lactiques de l’origine, mais eux ne nous ont nullement oubliés qui métabolisent et font croître la flore de nos pensées. Les frondaisons modernes et post-modernes de la pensée ne sont que les feuilles mortes de demain. Donc, les mots de Catherine Malabou :

  

   « L’autre pensée ne peut laisser, sans autre forme de procès, la métaphysique « derrière elle, elle doit tout au contraire la « porter » avec elle », ce qui signifie encore « la saisir d’abord en son essence et laisser jouer celle-ci, transformée, dans la vérité de l’être » On sait que la fin de la métaphysique ne signifie pas que l’on en ait fini avec elle. L’autre pensée, en un sens, comprend la métaphysique, « elle renferme en elle, métamorphosée, la question directrice ».

  

   On ne saurait guère être plus clair sur le destin de cette fameuse « science suprême » qui, encore jusqu’à nous aujourd’hui, projette ses belles lumières.

  

   *** Ensuite, vous mettez en parallèle, à juste titre les deux philosophies également admirables de Heidegger et de Hegel. Puis vous mettez en lumière, avec raison également « l’Idéalisme absolu et la subjectivité toute puissante » qui guident mon modeste « parcours philosophique ». En effet, mais il convient d’ajouter à ce tropisme en direction du « Savoir Absolu », une égale fascination aussi bien pour « l’Ereignis » dont j’ai essayé de saisir quelques fugues, quelques harmoniques dans l’étonnant ouvrage que sont les « Beiträge zur Philosophie », pensée proprement abyssale, dont, sans doute, je n’ai approché que l’écume au travers d’un essai relatif à cette œuvre majeure du Penseur de Messkirch.

   Mon article intitulé « Concept ou Poésie ? », dit assez cette originaire indécision, cet étrange flottement entre l’Ontologique et le Logique. Je suis, en quelque sorte, dans cette irrésolution du Dasein à assumer son destin, dans cette zone de faible visibilité, là où se devine la « Clairière de l’Ouvert », là où, également, bourdonne la rumeur du « On inauthentique », plus préoccupé de son sort mondain que des visions d’un Être insaisissable en son essence. Longtemps j’ai frayé ma voie dans le sillon heideggérien, butinant ici une idée, là une notion, dans cette pensée fourmillante, chatoyante, proprement inouïe, déroutante si bien qu’encore on n’en a nullement tiré tous les « enseignements » ou plutôt, exploré tous les chemins. Mais une égale fascination pour le Concept m’attire en direction du Penseur d’Iéna, lui aussi admirable au titre de ce vaste système dont il a déployé avec génie toutes les ressources.

   Parvenu à ce point de mes remarques, il convient de savoir ce qui, en dehors de mes singulières affinités (lieu s’il en est d’une inclination à la subjectivité), se donne comme mesure logique de ces choix qui paraissent contradictoires (dialectiques ?). Le problème qui ne manque de surgir du rapprochement de ces deux Penseurs ne peut que s’énoncer en termes d’Identité et de Différence. Ici, je cède la parole à Susanna Lindberg, auteur de « Entre Heidegger et Hegel – Éclosion et vie de l’être », manuel qui pose clairement les enjeux décisifs de ces « visions du monde » (Heidegger récuserait cette dernière formule) :

 

    « Afin de situer la chose partagée par Hegel et Heidegger et les séparant aussitôt, il faut discerner leurs pensées dans leurs différences. Par exemple, il est possible de commencer par le principe selon lequel la différence entre Hegel et Heidegger est la différence entre la pensée et l’être. Mais chacun a aussi adopté la parole de Parménide, « le même est en effet penser aussi bien qu’être », et nous verrons dans ce livre comment, plus le lecteur analyse l’écart entre la pensée selon Hegel et l’être selon Heidegger, moins leur différence apparaît, jusqu’à ce qu’elle semble ne plus tenir qu’au vocabulaire : l’un parle au nom de la pensée, l’autre au nom de l’être. Incapables d’identifier la mêmeté et la différence de la chose de la pensée, nous sommes cependant confrontés à deux discours incomparables, l’un se développant dans le rythme de l’effectivité de la vie et de l’esprit, et l’autre rimant avec l’apparaître, la mort et l’être, chacun puisant son unique sens dans un dire strictement singulier et irréductible à son homologue. Afin de rendre le conflit audible, il ne suffit donc pas de fixer son regard sur la chose même-et-autre, mais il faut articuler les propos des deux penseurs chacun selon son propre dire. »   (NB : c’est moi qui souligne)

  

   Ici se laisse lire avec netteté le paradoxe qui, à la fois, lie et sépare deux grandes pensées. Si, à chaque fois, c’est bien l’Homme qui est au centre du débat, aussi bien ne peut-il y avoir que convergence des intentions. Certes, mais Hegel n’étant point Heidegger, et l’inverse, chacun investit la question selon une façon qui lui est propre. Vraisemblablement, selon mon point de vue, question d’inclinations singulières, d’affinités (thème récurrent qui hante ma pensée depuis déjà bien longtemps), de choix intimement personnels car, fût-on le plus grand des philosophes l’on n’en est pas moins homme. Confronter ces deux hautes figures, revient à mettre en regard, deux styles ou deux rhétoriques différentes, mais aussi deux conceptions intellectuelles qui s’affrontent, la seule « unité » possible étant celle du Génie face à la démesure qui l’habite. 

    *** Vous dites, à juste titre : « interroger la source de la vie vivante qui nous presse, nous pulse et nous impulse de créer (…) seule la poésie pensante peut nous projeter au-delà, en faisant l'expérience de la parole en son déploiement à partir de La Dite (Sage). D'ailleurs si « la langue est la maison de l’être », elle dit avant tout le vivre en flux, et cette prise échappe au concept. »  (NB : c’est moi qui souligne)

 

   Si je vous suis dans l’ensemble de vos réflexions, je ne m’en écarte pas moins en ce qui concerne la fin de votre proposition : « et cette prise échappe au concept»

   Je crois qu’il n’y a pas de césure franche dans le cercle de la pensée entre une poésie qui serait de nature imaginative et un concept qui se fonderait exclusivement dans l’ordre de la raison. Le concept n’exclut pas la poésie, pas plus que la poésie n’évince le concept. Si une dialectique s’installe entre ces deux termes, un nécessaire mouvement de synthèse en relie les supposés opposés. L’activité unifiante de la raison ne saurait longuement supporter en soi cette division, cette fragmentation. Et ici je convoque Heidegger dans « Nietzsche I » :

  

   « C’est Kant qui, pour la première fois, a proprement discerné le caractère poétifiant de la raison, et qui l’a médité dans la doctrine de l’imagination transcendantale. La conception de l’essence de la raison absolue, développée dans la métaphysique de l’idéalisme allemand par Fichte, Schelling, Hegel, se fonde totalement sur la compréhension kantienne de l ’essence de la raison, en tant que ‘force’ imaginative, poétifiante. »

  

   « l ’essence de la raison, en tant que ‘force’ imaginative, poétifiante » : la formule est forte en même temps que dépourvue de quelque ambiguïté que ce soit, donc il nous faut réunir, opérer la jonction, réaliser la fameuse coïncidence des opposés, si cependant, l’opposition est bien effective et ne résulte uniquement d’un processus intellectuel de division. Vous-même, évoquant une « poésie pensante » paraissez rejoindre la posture heideggérienne, « poésie pensante » pouvant trouver son homologie dans l’expression de « poésie conceptuelle ». Si la poésie revendique la pensée, elle ne peut nullement faire impasse quant au concept. Que certaines poésies inclinent davantage vers la sensibilité d’un romantisme, d’une touche bucolique, d’un ton lyrique n’enlève rien au problème, au simple motif qu’une poésie totalement privée de concept est totalement inenvisageable, sous peine de verser dans le non-sens absolu. Même les tentatives surréalistes conservent une nervure de raison qui nous les rend accessibles et les tentatives « d’écriture automatique » ne viennent pas de nulle part, elles se fondent, plus ou moins, sur des paradigmes rationnels qui, certes, passent, la plupart du temps, inaperçus.

   Et, du reste, que l’activité pensante soit incluse dans la poésie (Comme Bonnefoy, comme chez André du Bouchet), ou qu’elle soit projection du concept du penseur dans l’analyse d’une poésie, revient au même, il y a toujours, face au langage poétique, une activité de l’esprit qui lui donne corps et relève d’une fonction de l’entendement à son sujet. Dans le chapitre intitulé « Hölderlin et l’essence de la poésie », Alain Boutot précise dans son « Que sais-je ? » :

 

    « Au seuil d’une de ses conférences sur Hölderlin intitulée « Terre et Ciel de Hölderlin », ayant pour point de départ l’hymne : « Grèce », Heidegger précise les lois de son dialogue avec le poète. Å travers le commentaire de cet hymne, on pourrait chercher « à présenter, dit-il, les idées de Hölderlin sur la terre et le ciel. Ce dessein serait tout à fait justifié. Peut-être aurait-il même pour résultat une contribution aux recherches hölderliniennes. En comparaison de cela, la conférence qui va suivre se propose autre chose, quelque chose de provisoire et d’avant-coureur : quelque chose où il s’agit et où il y va de la pensée…Il s’agit de risquer une tentative, celle de changer de ton : passer de notre représentation habituelle, parce que simple – à une épreuve pensante. »

   Certes, nous comprenons bien ici que « l’épreuve pensante » est celle du Philosophe et non celle du Poète. Cependant, s’il y a « épreuve pensante », c’est bien parce que la poésie recèle en son fond les prémisses qui font signe vers l’intellect, l’analyse du corpus fondée en raison, la proposition de thèses ne demeurant seulement de vagues hypothèses, des intuitions floues émises au hasard. Dit autrement, si une poésie consent à s’ouvrir au concept, c’est qu’elle contient en elle, peut-être au plus profond, peut-être de façon cryptée, du conceptualisable. Le plus souvent, l’expression poétique, selon son côté exotérique (la forme), dissimule son côté ésotérique (son fond) que toute activité herméneutique (ce travail d’archéologue) est chargée de porter au jour sous la lumière de la raison. Car l’exploration critique est bien de cet ordre, porter au réflexif ce qui n’était, en un premier abord, qu’intuitionné, approché à l’aune de simples hypothèses. Cette coalescence de la poésie et de la prose pensante, Jean-Louis Vieillard-Baron dans « Hölderlin : langage philosophique et langage poétique », s’en fait l’écho :

    

   « De tous ces préliminaires, et sans entrer dans les problèmes de périodisation du travail de Hölderlin, il résulte que poésie et philosophie, étant enfants de la Beauté, autrement dit du principe suprême, sont appelés à se féconder mutuellement. »

  

   Cette mutualité, cette marche de concert, je vais chercher à l’approfondir au travers de l’œuvre de Philippe Jaccottet, au travers de citations successives établies par Jean-Claude Pinson dans son ouvrage « Habiter en poète » :

 

    « Comme celle d’Yves Bonnefoy, la poésie de Philippe Jaccottet comporte une dimension spéculative qui la fait voisine de la philosophie. »

   Et encore, à propos de l’Auteur de « La Semaison », il « mêle étroitement la part réflexive et la part poétique, entrecroisant le motif mélodique de l’expérience de la beauté et la basse continue de la réflexion de notre condition mortelle. »

   Sa poésie : « elle est une poésie « pensante » plutôt que philosophique. »

   « Il est à la fois un poète qui ne renonce pas à s’inscrire dans le sillage de l’élan spéculatif propre au premier romantisme allemand et un poète critique qui jamais n’oublie la finitude et veille à ne pas céder à l’illusion lyrique. »

   Et encore : « L’œuvre de Jaccottet comme celle d’Yves Bonnefoy (…) déploie un éthos qui relève de ce qu’on a défini comme le régime « quasi spéculatif » de la poésie. Bonnefoy et Jaccottet, dans l’ordre poétique, se situent bien en effet, comme Kant, dans l’entre-deux où s’arc-boutent la lucidité critique et l’élan maintenu vers « ce que nous voudrions encore appeler le Plus haut»

  

   Ici, une incise mérite d’être posée. « Poésie pensante » : combien cette formule, à bien y réfléchir, est paradoxale, ambiguë ! Ou bien l’on se situe en dehors du registre dialectique et c’est aussitôt la contradiction, l’oxymore qui surgissent, ou bien l’on se réfère au mode dialectique et l’on obtient « Poésie » comme thèse, « Pensante » comme antithèse, la jonction des deux venant réaliser la synthèse, l’unité d’une seule et même réalité. Par définition, je crois que toute poésie, en son fond, que ce soit avec plus ou moins de visibilité, sécrète les spores d’une pensée autour de laquelle s’organise la manière poétique.

   Mais je voudrais clore cet article en mettant en regard deux textes : l’un de Martin Heidegger  extrait de « Sur le commencement »le dire poétique du Philosophe, traversé de multiples métaphores, perce de façon évidente sous le concept ; ensuite l’autre de Hegel, deniers mots de « La phénoménologie de l’esprit »le dire hautement conceptuel trouve sa fin dans un dire poétique lyrique, même si les mots sont empruntés à Schiller. En une certaine façon, ces deux grands esprits se relient au travers du temps et de la pensée à la faveur d’un chiasme, lequel ne devient perceptible que si on lui prête attention.

  

   Heidegger : « Où le cours de la pensée de l’histoire de l’estre a-t-il mené dans sa première nécessité ?

   Au bord d’une béance dont l’à-pic s’est ouvert en tant que « fin » de la métaphysique, dont la portée sans pont fait signe de l’autre côté, en direction du sommet qu’est l’autre commencement de la fondamentation de l’estre.

   La pensée de l’histoire de l’estre entreprend la préparation de l’initial en l’autre commencement ; c’est faire le saut en lui. Une telle pensée prépare un dire poétique qui a déjà eu lieu dans les Hymnes de Hölderlin ; c’est-à-dire qui se déploie de manière vraiment initiale. »

                                                                                                    [GA 70 – 155-156]

 

   Hegel - « Le but, [qui est] le Savoir Absolu [ou le Sage auteur de la Science], c’est-à-dire l’Esprit qui se sait-ou-se-connaît en tant qu’Esprit, - [le but] a pour chemin [qui mène] à lui le Souvenir-intériorisant des Esprits [historiques], tels qu’ils existent en eux-mêmes et accomplissent l’organisation de leur royaume. Leur conservation dans l’aspect de leur existence-empirique libre-ou-autonome, qui apparaît-ou-se-révèle sous la forme de la contingence, est l’Histoire [c’est-à-dire la science historique vulgaire qui se contente de raconter les événements]. Et quant à leur conservation dans l’aspect de leur organisation comprise-conceptuellement, - c’est la Science du Savoir apparaissant [c’est-à-dire la Philosophie de l’Esprit]. Les deux [prises] ensemble [l’histoire-chronique et la Phénoménologie de l’Esprit, c’est-à-dire] l’Histoire comprise-conceptuellement, forment le Souvenir-intériorisant et le calvaire de l’Esprit Absolu, la Réalité-objective, la Vérité [ou Réalité-révélée] et la Certitude [-subjective] de son trône, sans lequel il serait l’entité-solitaire privée-de-vie. [Et c’est] seulement –

 

du calice de ce Royaume-des-Esprits

que monte vers lui l’écume de son infinité. »

 

   Certes, je le reconnais volontiers, de ce morceau de bravoure, de ce geste héroïque de l’écriture (mais l’ensemble de la Phénoménologie de l’Esprit est de « ce tonneau-là »), extraire un trait poétique, aussi mince fût-il, relève de la gageure et ce, d’autant plus que l’effleurement lyrique provient du poème « Freundschaft » de Schiller. Je dirai donc qu’il s’agit, tout simplement d’une « amitié » poétique, Hegel tellement pris pas la nécessité du Concept ne ménageant que « la portion congrue » à ceci même qui pourrait faire chuter l’Esprit hors de lui. Cependant la citation n’est nullement fortuite au regard de ces deux vers qui viennent conclure une œuvre touffue, fourmillante, déployante de mille et un concepts dont chacun mérite qu’on fasse halte auprès de lui longuement.

   Plus d’un Philosophe et non des moindres a vécu cette conclusion telle une redoutable énigme. Å tel point que Jean-François Marquet dans ses leçons sur la « Phénoménologie », se risque à une hypothèse venant en droite ligne de son ancien maître J. D’Hondt :

  

« On peut se demander ce que viennent faire là ces deux vers. Que vient faire là « ce calice du royaume des esprits » à partir duquel « écume sa propre infinité » ? (… J. D’Hondt avait une opinion là-dessus, à savoir que ce calice du règne des esprits était une coupe de champagne. »

 

La poésie des bulles au secours de l’aridité du concept ?

  

   Mais plus sérieusement et pour apporter un peu de compréhension à un extrait qui nous met en demeure d’en pénétrer le sens, ce qui n’est rien moins qu’un travail de longue haleine, je citerai, pour finir, les remarques éclairantes de Jean-François Kervégan à propos de ce discours qui, pour beaucoup, à commencer par moi, risquerait fort de demeurer « crypté ». Souvent il faut des Passeurs. Pour le moins, ces précisions ont le mérite de la clarté.

  

   « Ce que Hegel nomme énigmatiquement « l’histoire conçue » est la conjonction de ces deux histoires qui, ensemble, constituent la genèse, idéelle et réelle à la fois, du savoir pur, de l’espace de la spéculation philosophique qui, bien qu’elle abolisse l’historicité et la temporalité, conserve la mémoire de cette double histoire qui est la sienne. L’Er-Innerung, le « re-souvenur » est « l’intériorisation » de cette histoire, au sens où, à la fois, il l’efface et la pense. « L’histoire conçue » (grâce au travail du concept) est à la fois la « mémoire [Erinnerung] » et le calvaire de l’esprit absolu, parce que ce dernier n’oublie rien de son passé (l’histoire de la conscience, l’histoire du monde) en même temps qu’il abolit ce passé, le sacrifie sur l’autel du savoir pur, qui n’est pur que grâce à ce travail de mémoire et d’oubli. »

  

   Et, de la même manière que Heidegger convoquait à des fins de compréhension le lexique poétique de « l’à-pic », du « pont », du « sommet », du « saut », Hegel, lui aussi, de façon pourtant quasi-spéculative mais au sens de « speculum », de « miroir », fait se refléter dans l’aridité du concept, ce « trône », ce « calice », cette « écume », comme si le réel, décidemment indivisible, se donnait dans l’entièreté de son être qui, parfois, se nomme « Phusis », « Logos », « Aléthéia », ces mots magiques doués de poésie et de sens.

  

   Alors, que conclure au terme de ce long article, si ce n’est que Concept et Poésie ont les mêmes droits du point de vue du sens, les mêmes implications quant au retentissement qu’ils ne manqueront de faire naître dans la conscience du Lecteur : une émotion esthétique identique à écouter le rythme, le balancement du poème, à pénétrer dans les subtils arcanes d’une pensée complexe. Le tout confluant en une unité qui est peut-être le prétexte à détourner la vision, l’espace de quelques vers, l’espace de quelques méditations, de la finitude, laquelle n’est ni poétique, ni l’objet de quelque réflexion, de l’ordre de la nécessité seulement. Et sans partage !

  

   Merci infiniment, en tout cas, Daniel Giguet de m’avoir « mis au pied du mur » pour employer une métaphore populaire. J’y ai trouvé, dans l’intervalle et la beauté des pierres, autant de motifs de réflexion que d’occasions d’émerveillement. Conjonction sublime, au sein du réel, de la Pensée et de ce qui pourrait apparaître comme son autre, mais qui n’en est que sa doublure, sa réverbération, cette Poésie sans laquelle les arbres d’automne qui viennent à nous, ne nous montreraient que leur nudité, ayant oublié les chatoiements de leurs frondaisons. Ce que nous avons à être, en tant qu’Hommes, des sources vives que vient féconder l’exactitude de notre esprit. Oui, nous sommes, tel Janus, des figures à double face, l’une appelant l’autre, l’autre appelant l’une, dans une étrange communauté siamoise.

 

 

 

 

 

 

   

 

 

 

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18 novembre 2023 6 18 /11 /novembre /2023 08:33
Dans la brume de vous

Peinture : Barbara Kroll

 

===

 

    Tout Être porte en soi une part nocturne. Une part illisible dont nulle grille d’interprétation ne pourrait désoperculer le secret. Rien n’est donné d’emblée qui mettrait au même niveau deux solitudes se cherchant, se trouvant, fusionnant en une identique et unique joie. Je porte mes yeux sur Vous qui êtes de dos et ma vue bute sur la verticalité d’une falaise bleue, d’une falaise qui me renvoie en moi, en ma pure intériorité.

 

Déborde-t-on jamais de Soi ?

S’exile-t-on de Soi

à l’aune d’une parole,

à l’aune d’une Pensée ?

 

   La réponse est dans la question. La réponse est dans la finitude de la question.  Bien évidemment, vous ne pouvez me répondre puisque, simple image posée sur une toile, ce ne peut être que la mutité qui vous habite. Mais, seriez-vous réelle, massivement incarnée avec le rose aux joues, le rimmel ornant vos cils, vos lèvres peintes d’un rouge Alizarine, les globes de vos seins se devinant dans l’échancrure de votre corsage, quelle serait donc votre parole, si ce n’est ce dialogue enserré en votre propre chair, ce muet lexique qui ne parviendrait nullement à franchir la barrière de vos lèvres ?

   Car est-ce vraiment un langage qui sort de vous ?  Ce langage ne serait-il que corporel, gestuel ? Ne s’agirait-il plutôt d’un genre de mime, de langage des signes dont votre bouche feindrait d’articuler la signification, ne projetant vos mots dans l’espace qu’à la manière courbe du boomerang, les mots, sitôt qu’émis, regagnant l’antre même à partir duquel ils ont été proférés ?  Alors les mots et les phrases, les énonciations diverses feraient, dans la citadelle du corps, leurs longues stases, leurs lacs de lymphe immobile, leur rubescence sanguine et rien ne serait extérieur à cette sombre rumination et vous seriez une Babel habitée de la désertion des mots, mots tels des bulles qui éclateraient dans le pesant silence du corps. Ceci voudrait signifier, cette inertie des mots à sortir de leur bogue, que votre pensée serait vaine au motif qu’une pensée n’est jamais sans le langage qui la conditionne.

   Voyez-vous combien votre attitude humaine, simplement humaine (cette énigme insoluble !), combien elle constitue la plus vive des apories, puisque, tentant de vous rencontrer, je demeure cerné du vide de vos non-réponses. Je vous parle, je m’adresse à vous, mes mots se lancent vers l’avant, percutent votre confondant cèlement et s’effacent dans le mouvement même du retour qu’ils opèrent vers qui-je-suis. Comme si le Langage, le mien, le vôtre, n’était que pure illusion, seulement des images se levant dans le massif de la tête, s’y abîmant à la hauteur de leur propre désarroi. Mais peut-être est-ce mieux ainsi, que je sois réduit à l’étroitesse d’un soliloque, que ma voix intérieure soit la seule voie possible en direction d’un exister qui s’efface à mesure de son propre destin. Peut-être sommes nous destinalement condamnés à osciller de l’être au non-être sans jamais pouvoir connaître de position fixe à l’aune de laquelle, trouvant une détermination, nous serions soudain autre chose que cette brume inconsistante flottant au ras du marais humain, tutoyant la cime des arbres, se diluant dans l’eau océane du ciel.

   Le phénomène de ma vision prenant appui sur vous, ne reflète que de l’irréel, de l’impalpable et ma bouche demeure muette de cette impossibilité de vous dire autrement qu’à vous « innommer », vous l’Innommable parmi le bruyant concert du Monde. Votre drame consiste peut-être en ceci : être manduquée par cet Univers fou qui gire infiniment, dans le maelstrom duquel vous disparaissez comme si, d’être innommée, vous étiez identique au Rien qui se loge dans la tête des fous isolés dans leur camisole existentielle. La Vie n’est-elle pure folie ? Å peine est-on né que, déjà, la corruption s’installe, que déjà lentropie nous grignote sournoisement de l’intérieur et rien n’y fera, ni nos bruyantes suppliques, ni nos prières, pas plus que les thérapies plurielles, pas plus que les créations qui ne sont en rien cathartiques, elles aussi sont mortelles, hautement mortelles ! Certes, vous qui ne me connaissez pas, qui ne pouvez me connaître, votre texture de pâte, la forme que vous projetez dans le réel, tout comme je le fais à chaque instant qui passe, vous donc l’Éloignée, ne possédez-vous un sixième sens au gré duquel, au moins, vous pourriez m’imaginer, sentir en vous une manière de liaison des choses présentes sur cette Terre, un destin commun, une identique progression vers le domaine du Néant ?

   Oui, je sais combien mon propos est teinté d’une violente métaphysique, combien le tragique en tisse chaque évocation, combien je ferais mieux de me coucher en chien de fusil sur la natte étroite de l’exister et, dans cet état de catatonie, attendre que, l’immobile me figeant, je disparaisse en une certaine manière du souci des Vivants, que je devienne ce signe inaperçu d’un antique palimpseste sur le sort duquel nul archéologue ne souhaiterait se pencher au motif de l’illisible matière dont il serait constitué. Mais, sachez-le, malgré le degré élevé de ma propre inconsistance, malgré mon statut ontologique si étroit, si évanescent, si absent aux choses de ce Monde, il me plait de vous décrire, de vous faire paraître comme si vous étiez un réel incarné, plus préhensible que le réel lui-même, une sorte de concrétion s’élevant, surgissant dans le Vide et lui donnant immédiatement sens.

 

Ma propre fuite

contre votre présence

 

   Vous êtes là, dans la plus étique, la plus minimale figuration qui se puisse concevoir. Une sorte d’arche se levant du non-être vers cet être hypothétique, cette manière de fulguration au large des consciences, un feu, un éclair zébrant la blanche porcelaine de la sclérotique. Vous êtes là et ceci suffit à mon contentement d’Inapparent, à ma satisfaction de Réduit au Silence. C’est du fond d’un Moi encore nullement constitué que je viens vers vous.

 

Un Vide appelle un Plein.

Un Silence hèle une Parole.

 Une Cécité convoque le Regard.

Une Nuit demande le Jour.

 

   Peut-être faut-il s’annuler soi-même pour donner lieu au Tout-Autre que vous êtes, que vous demeurerez à jamais car chacun est irréductible à quelque discours, à quelque injonction, à quelque magie que ce soit. Le Tout-Autre n’accepte que la radicalité de la tautologie :

 

Le Tout-Autre = Le Tout-Autre

  

   Alors sans doute comprendrez-vous ma difficulté à vous décrire, simplement quelques ellipses autour de vous, quelques rapides intuitions avant même que le mystère se refermant sur vous, vous ne vous absentiez de mon regard définitivement. Noire la forêt de vos cheveux. Noire telle la ténébreuse venue de la nuit d’hiver lorsque les âmes se rassemblent près de l’âtre de peur de se dissoudre dans cette poussière dense, cette poussière anonyme, elle pourrait bien être le signe avant-coureur de la cendre future de nos corps. Ce noir d’Encre et d’Ivoire nous désespère en même temps qu’il nous attire, étrange magnétisme qui pulse ses ondes, une fois bénéfiques, une fois maléfiques. Car, irrévocablement, nous sommes des Êtres de l’entre-deux, des êtres du Soleil et de la Lune, des êtres des Hautes Marées et des Étiages infinis. Ô combien cette écaille de clarté qui s’origine à la peau de votre cou me ramène à moi dans une manière de certitude heureuse. Elle est l’antidote de ce flux noir qui menacerait à tout jamais de hâter ma disparition si je m’y attardais plus que de raison.

   Toujours dans l’opacité du réel il nous faut postuler l’éclair subit qui bleuit le ciel, l’étincelle qui orne notre joue d’un rapide diamant, il nous faut envisager la phosphorescence du feu follet, il nous arrache à la pesanteur de la tombe. Il sera toujours temps. Un cerne noir, pareil à un crêpe, enserre votre corps dans les limites d’un deuil. De ce liseré sans avenir, pourtant nait cette onde bleue semée de volutes d’un blanc éteint, on pense au lit d’un frais ruisseau dans la lueur de l’aube, tout un réseau de sens vient s’y poser, sans doute pour ouvrir la feuillée de quelque espoir, la touche légère d’une joie ne se donnant que dans sa propre réserve, dans son retrait. Et c’est bien ceci qui est beau, la confluence des opposés, la « coincidentia oppositorum » telle que pensée il y a des siècles par les Pythagoriciens.

 

L’Inachevé appelle l’Achevé.

 

   L’Inachevée que vous êtes, que nécessairement je suis aussi, donc ces manques-à-être que nous sommes ne trouvons notre propre confirmation qu’à découvrir en l’Autre le mot qui s’absente, le sentiment qui se dissout, l’état d’âme qui s’étiole. Sachez que tout le temps de ma description de vous, je ne suis vraiment moi qu’à me rapporter, précisément, à vous. Et la réciproque est vraie, vous ne surgissez du Néant qu’à l’effort soutenu de mon écriture. Non seulement je vous décris au plus près, mais je vous justifie, je vous donne acte sur la Grande Scène du Monde.

 

Vous étiez silence, je vous fais mot.

J’étais perdu en moi, je surgis en vous.

 

   Ne s’agit-il là du plus pur prodige, de la plus étonnante merveille ? Chacun de nous, qui aussi bien aurait pu ne pas exister, voici que nous apparaissons au seul motif de notre méditation respective.

 

Je vous imagine et vous êtes.

 Vous m’imaginez et je suis.

 

   Alors quel pauvre mot pourrais-je ajouter à cette constatation qui en détruirait l’effet ? Dire la posture exacte de votre bras gauche, peindre votre main de ce gris semblable au destin des congères, y aurait-il à cette aune accroissement d’un sens qui me permettrait de vous saisir en votre entièreté ? En réalité votre éloignement de moi est pure présence de qui vous êtes. En réalité mon effacement de vous est la voie grâce à laquelle, vous hissant de votre anonymat, vous biffez l’Absurde, vous ouvrez l’espace de votre propre horizon. Voici, un instant nous avons cheminé de concert, un instant nous nous sommes approchés l’un de l’autre, nos existences se sont tutoyées, nous avons occupé des positions siamoises qui, pour un peu, auraient pu se confondre, réaliser les conditions mêmes d’une osmose.  Mais nous avons suffisamment de libre arbitre pour savoir que nos destins ne sont nullement miscibles, un effleurement seulement, le butinement d’une corolle et puis un envol en direction de cet Infini  qui n’existe qu’à la mesure de ce Fini que nous sommes pour les temps des temps. Le temps est notre seule obole. Tressons-lui l’osier d’un doux berceau. Ainsi naitrons-nous à nous tel Moïse confié à la mesure de l’eau, cet élément si fluide, il trace le lit de notre Éternité !

 

 

 

 

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14 novembre 2023 2 14 /11 /novembre /2023 09:51
Le refuge d’un Poète

Roadtrip Iberico…

Castillo de Santa Catalina…

Tarifa…

Photographie : Hervé Baïs

 

***

 

Si j’étais Poète

J’aurais en tête

De franchir

Les montagnes

De partir

En Espagne

D’y trouver

Château

Au plus haut

Au plus haut

D’y écrire Poésie

Dans le Gris

Dans le Gris

 

Je traverserais la frontière,

irais du côté de Port Lligat,

mon château n’aurait pas

d’œuf sur le toit,

à la manière de Dali.

Je longerais la mer,

irais à Barcelone,

mon château n’aurait pas

de minarets,

à la manière de Gaudi.

Je passerais à côté

du Désert de Tabernas,

irais à Grenade,

mon château n’aurait pas

la superbe de l’Alhambra,

à la manière d’Andalousie.

J’irais du côté de Tarifa

Sur le Cerro de Santa Catalina

Mon château

Serait une forteresse

Un terreau

Pour la tendresse

Un lézardeau

Pour la paresse

Un vaisseau

Pour l’ivresse

 

Mais n’étant pas poète

La suite de ma quête

Si je l’ose

Sera en prose

En prose

 

***

 

   Le ciel est gris, uniformément gris, pareil à une toile sombre flottant au plus haut. La butte de terre est grise, identique à ces beaux sols de tourbière d’Irlande. Les échauguettes sont grises, on dirait les colonnes de cierges que lisserait la lumière rare d’une crypte. Les murs du Castillo flottent entre le gris léger, le blanc à peine affirmé. Un dire secret, une parole retenue en soi comme si cette citadelle, partiellement détruite, voulait conserver, en elle, au plus profond, le mystère de ses ténébreux Hôtes, peut-être de ses Martyrs. Peut-être une écriture de ces âmes évanouies voudrait-elle apparaître sur la bannière muette du ciel ?

   Si j’étais Poète, à l’intérieur de l’énigmatique bâtisse, j’aurais dressé des murs de paix et de silence, j’aurais tapissé la chaux des cloisons de milliers de mots, taciturnes oriflammes ne témoignant que d’eux-mêmes ; les Hommes, au loin, sont si préoccupés d’eux que leurs oreilles sont bouchées de cire, leurs yeux aveuglés d’envies polychromes. Contre la pure vanité des choses,

 

si j’étais Poète, j’aurais déclamé,

en voix silencieuse,

les hantises qui m’habitent,

j’aurais imprimé sur le cuir de ma peau,

plus d’une ode disant la Beauté du Monde,

la longue sollicitude des âmes perdues,

l’affliction des Peuples solitaires,

j’aurais gravé à la cimaise des jours

 les plus effectives phrases d’humanité,

celles qui abrasent la barbarie

et donnent à l’Homme son visage

le plus clair, le plus épanoui,

le plus disponible à la cause des Autres.

  

   Si j’étais poète, du fond de mon alcôve grise, j’aurais peint toute la palette des gris, cette douce effusion, ce juste milieu entre la réserve du Noir, le cri du Blanc. Gris de la médiation, il est la juste parole à s’adresser à Soi, puis à diffuser à Ceux et Celles qui voudront bien en recevoir le baume infini : l’Amante dans le pli blanc de son lit, le Petit Enfant qui joue innocemment à la marelle, l’Astronome qui, la tête dans les étoiles, est la réverbération même des constellations, celui qui nous rapporte le chant des étoiles, celui qui ouvre nos yeux au scintillement d’Andromède, au pointillé de clarté de Chariot.

   Du plus profond de mon refuge, si j’avais été Poète, j’aurais tracé toute la climatique des sentiments humains :

 

Le Gris-Argile du bonheur à peine venu ;

 le Gris-Étain des ciels de Paris,

 il abrite, en ses mansardes,

la délicatesse des ébats amoureux ;

le Gris-Acier, celui qui luit au fond

des yeux des Hommes justes

et clairement déterminés ;

j’aurais dit le Gris-Lin, je l’imagine

doublant le revers de ma peau,

Mère attentive m’enveloppant

de la soie de son regard ;

si j’étais Poète, je dirais le Gris-Souris

des yeux d’une Belle, cette invite

au songe le plus précieux ;

je dirais le Gris-Plomb

des jours mélancoliques ;

je dirais le Gris-Châtaigne

 où se lève un peu

 de l’admirable clarté solaire ;

je dirais le Gris-Grège,

 celui de la réminiscence,

pareil à ces photographies sépia,

on y lit sa vie avec émotion ;

je dirais enfin le Gris-Gris,

 cette manière d’Absolu

qui nous replace au sein

même de qui nous sommes,

dans cette dette de vivre qui,

 tout autant, est luxe d’exister.

  

 

   Santa Catalina de Tarifa, ceinturé de sa belle barrière grise, haut perché sur son promontoire, je l’aperçois, certes selon la Prose mondaine, mais aussi tel un signe venant tout droit du lointain Azur des Poètes, cette parole retirée dans un illisible firmament, nos Commensaux n’y devinant plus qu’un bavardage inutile, une parole usée, des mots poncés à blanc par des millénaires d’usage dont il ne demeure guère qu’une vague trame, que des trous par lesquels s’enfuit le Langage. La blessure est mortelle qui fait de la Poésie un simple mannequin à ranger dans un sombre réduit de l’Histoire. Notre présence à nous, Mortels sur cette Terre, trouve son fondement dans l’épopée pluri-millénaire de l’Iliade et de l’Odyssée, ce geste immémorial qui, tel un vivant archétype, grave sur nos fronts insoucieux

 

la beauté infinie du Langage,

reflet infini de la beauté du Monde.

 

   Notre actuelle civilisation a renié l’élégance, la discrétion du Gris pour lui substituer la déflagration polychrome et mortelle telle que surgissant des petites « Boîtes Magiques ». Mais la magie a ceci de vénéneux que celui qui s’y abîme ne fait que s’aliéner, estimant, pourtant, par ce pur geste de mode, s’accomplir au-delà de toute espérance.

   Si j’étais Poète, depuis ma tour d’ivoire de Santa Catalina, tel le sémaphore qui, de point en point de la côte, faisait passer son message afin que les Hommes puissent vivre en paix, j’écrirais, tout le jour durant, toute la nuit aussi, des tresses de mots qui, certes partiraient en fumée, souhaitant seulement que du Gris s’élève, encore et toujours, le Gris. Et puisqu’il y a, selon moi, homologie du Gris et de la Poésie, je laisse volontiers la parole à un Vrai Poète, lui, Louis Aragon dans « Est-ce ainsi que les hommes vivent ? » :

 

« Le ciel était gris de nuages

Il y volait des oies sauvages

Qui criaient la mort au passage

Au-dessus des maisons des quais

Je les voyais par la fenêtre

Leur chant triste entrait dans mon être

Et je croyais y reconnaître

Du Rainer Maria Rilke. »

 

   Le ciel gris, le ciel de la poésie, était traversé par le cri des mots (celui des oies sauvages), ces mots qui « criaient la mort au passage », le Poète Aragon en était transi, pénétré jusqu’en son intime car les mots qui se dissipent en l’air sans être entendus sont perdus pour le Poète, certes, mais aussi pour tous ceux et celles qui n’habitent pas en poésie, pour ceux qui, oublieux des signes premiers de l’Homme s’égarent en des corridors sans issue. Alors, oui, il faut convoquer Rainer Maria Rilke, ce Prince des Poètes, entendre sa plainte et savoir reconnaître toute la douleur qu’il y a à créer, à poser sur la page blanche (ce linceul parfois !) la braise éteinte des mots, à peine une cendre grise que le Néant reprend en soi. Ce qu’il dit dans « Vergers » (ces puissances de fructification, ces nourritures pour l’Homme) :

 

« Comme un verre de Venise

sait en naissant ce gris

et la clarté indécise

dont il sera épris… »

 

   Oui, Venise, la belle Ville des Doges sait le Gris, le gris de la lagune, le gris du ciel qu’on dirait de fine ardoise, ces gris posés sur l’hésitation du jour, ces gris qui jouent avec les Vers du Poème, avec les Verres de Murano travaillés dans l’intime clair-obscur de la conscience artisanale, laquelle se sait elle-même à l’aune précisément de cette lumière discrète qui est la clarté même de l’âme, sa vibration de cristal. Cette lente effervescence, cette sève inapparente qui sourdent des choses, cette matière quasiment spirituelle, seul le Gris les rend possible, seul le gris les porte à l’éclosion. Certes Murano est connue, en premier lieu, pour sa maîtrise des couleurs, parfois pour son exubérance d’arc-en-ciel, pour le déploiement sans limite de sa polychromie. Mais cette symphonie colorée est la face qui est à montrer aux Touristes afin de les séduire, elle ne correspond nullement à l’essence du lieu qui est d’essence bien plus modeste, longée d’ombres bien plutôt qu’affligée d’une exténuante lumière.

Le refuge d’un Poète

                                   Nature morte au pichet et poêle                                Vase en verre de Murano

                                                  Jean Roll (1966)                                                   Source : designitaly

 

 

   La haute colonne du « Faro » (le phare) se réverbère dans les eaux grises du Canal, tout comme le Palais de la Mula, tout comme la place Campo San Bernardo où, sur les pavés de pierre, se reflète la gorge grise des pigeons, ces emblèmes de Venise, cet envol gris dans le ciel ensemencé d’une belle douceur aquatique. La trop vive couleur, l’éclat exubérant des différents plans de la Cité ne sont le signe de nulle joie, seulement un écho du « Cri » de Munch poussé vers la boule incandescente du soleil. Non, à la Poésie, à la Peinture aquarellée qui se voudra intimiste, il faut

 

la délicatesse de la touche,

l’à peine venue de ce qui est,

un murmure plutôt

que symphonie vocale.

  

   La belle Nature Morte de Jean Roll Je n’aime pas beaucoup le mot de « nature morte ». Je lui préfère le mot allemand « Stilleben » car ce que j’aime, c’est la vie tranquille et secrète des objets.», disait-il, cette « Stilleben » donc, fait le lien avec la photographie à l’économie esthétique d’Hervé Baïs, avec la sobre Poésie de Rilke.

 

C’est ceci qu’il faut bien comprendre,

 

le Gris est l’espace d’entre les espaces,

le gris est le temps d’entre les temps,

le gris est le juste sentiment

 d’entre les sentiments.

 

Toujours nous, Humains, sommes

de cette nature de « l’Entre »,

 

entre le jour et la nuit,

entre la lumière et l’ombre,

entre Naissance et Mort,

 

simples phrases un jour commencées qui,

avant même leur chute,

ne vivent que dans l’intervalle.

 

L’intervalle du gris.

 

Là est notre refuge, notre repos,

là est cette accalmie de lave grise,

de galet poli,

de plaque de zinc

que lisse le doux

 regard du ciel.

 

 

 

 

             

 

 

 

 

 

 

 

  

 

 

 

 

 

 

 

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11 novembre 2023 6 11 /11 /novembre /2023 10:42
Du divin et d’autres postures de l’Être

« Lumière pulsée »

Source : Sanodev

 

***

 

    [Ce qui va suivre est un dialogue entrepris avec Christine Raison. Il est de nature métaphysique, c’est-à-dire, qu’essentiellement, il interroge l’Invisible, la Lumière, par exemple.]

 

*

Mon texte à l’origine du questionnement :

 

« Å la recherche de son être »

 

   « Dans le travail de création, c’est le Soi qui est totalement engagé et rien ne serait pire que de l’hypostasier, le réduire à l’exercice d’une fonction subalterne. Cependant qu’on n’aille pas imaginer quelque stature divine qui tracerait son aura tout autour de Celui-qui-crée. Celui-qui-crée, est, comme vous, comme moi, à la recherche de son être et sa conscience est entièrement tendue vers cet effort de dépassement de Soi qui est la condition même de l’atteinte d’une possible complétude. Or rien d’autre que le geste artistique n’est plus à même de répondre à une telle quête. La reproduction à l’infini d’une pratique qui, par bien des côtés, semble confiner à l’obsession confirme, s’il en était besoin, cette décision permanente d’être-Soi-plus-que-Soi. Aussi, lorsqu’on se penche sur l’œuvre finie de tel ou tel Artiste, nous avons l’impression que ce dernier, sous la conduite de son génie, n’a fait que tracer ce chemin lumineux qui, de toute éternité n’attendait qu’un geste, une main, un regard pour en actualiser la forme. »

 

*

 

 

Le commentaire de Christine Raison :

 

« Une petite interrogation

Pas de stature divine, non.

Les mains sont celles de l’artiste.

Quand il creuse la lumière,

il reçoit par son travail éthique,

la lumière du monde.

Tout est flux.

Le Divin, n’est-ce pas

nos propres énergies

mêlées d’ombre, de suie

qui retrouvent la source

de toute lumière ? »

 

*

 

Mon commentaire sur le commentaire de Christine

 

   La réflexion que je poursuivais dans mon texte était celle qui consistait à extraire du travail de l’Artiste, du Créateur, l’essence même qui le conduisait à se dépasser dans son œuvre, ce dépassement constituant le fondement originel de son action. En quelque manière, l’Artiste s’extrayant de la matière sur laquelle il exerce son art afin de n’en conserver que l’esprit, lequel laisse deviner sa diaphanéité, son allégie, sous la métaphore du « chemin lumineux » en lequel, inscrivant son âme, Celui-qui-crée se rend semblable au Démiurge dont Platon nous fait l’offrande dans sa recherche cosmologique du « Timée ». Cette image volontairement floue du Démiurge, puisque s’enlevant des ombres mêmes du Mythe, il convient d’en donner, sinon une description exacte (ce qui le ferait chuter dans l’exister), du moins d’en tenter la vision approximative, telle que décrite dans l’Encyclopédie Imago Mundi :

   « Toutefois, comme la divinité doit être considérée non seulement en elle-même, mais dans ses rapports avec les choses, cette seconde considération amena l'esprit à l'idée d'un Démiurge, sorte de dédoublement de Dieu, et qui, comme un ouvrier, accomplit la besogne d'organiser le monde. […] Tel est le Démiurge du Timée : c'est l'amour (éros), disait Platon ; d'autres diront l'intelligence (noûs), ou bien l'âme du monde. C'est encore Dieu, ou plutôt un Dieu, inférieur cependant à la pure essence de la divinité, et qui se souille, semble-t-il, par son contact avec la matière. »

    D’emblée, après ces quelques lignes anticipatrices de la « réalité » divine, nous percevons combien cette notion recèle de pluralité, d’images en abyme, d’échos lointains, de confusions possibles, d’égarements pour qui cherche à en percer l’insondable mystère. Évoquant Dieu selon son immense polysémie, de qui parlons-nous vraiment : de l’Ouvrier, de l’Amour, de l’Intelligence, d’un Dieu inférieur (que l’étonnant oxymore viendrait réduire à néant), de l’âme du Monde, d’une Essence se perdant dans les mailles inextricables d’une substance indéfinie, sans contours réels ? Comment ne nullement s’apercevoir, Christine, que le « nom de Dieu », tel un pratique fourre-tout, permet toutes les indéterminations, toutes les fuites parfois, tous les évitements, certes, mais aussi pose le terreau sur lequel prospère, profitant du fluctuant, de l’imprécis, du nébuleux, prospère donc la certitude du dogme et, partant, toutes les dérives mortifères incluses dans ses plis maléfiques. Les « Puissants » de ce Monde le savent bien, eux qui pratiquent à merveille l’art du flou, de la dissimulation, eux qui utilisent « la langue de bois » afin de mieux enfumer les Sujets consentants que nous sommes, le plus souvent à notre insu. Mais refermons la parenthèse mondaine pour revenir à de plus « célestes » considérations.

   Rien de surprenant cependant que les termes de la Métaphysique, ne soient que des vêtures de brume, des oripeaux flottant, telles de hautes bannières, en des altitudes que nos yeux ne peuvent atteindre et c’est simplement un poudroiement qui nous rencontre.  Lequel d’entre nous, en effet, se risquerait à donner une définition précise de notions telles que celles de l’Infini, de l’Éternité, de la Forme, de l’Idée, de la Liberté, de la Vérité ? Avec le recul nécessaire à toute compréhension suffisamment étayée, qu’apercevons-nous à l’horizon de ces Mots Majuscules, si ce n’est qu’ils sont bâtis sur du sable dont le moindre flux pourrait saper la prétention à exister, à rayonner ?  Et, constatation faite de cette quasi impossibilité, pouvons-nous pour autant en faire l’économie ou bien en reléguer l’image dans des oubliettes sans fond, en faire de simples négativités proches d’un non-sens ? Bien évidemment, non. Croire ceci reviendrait à biffer d’un seul et unique trait la majeure partie de la conscience humaine qui, comme chacun sait, tel l’iceberg, recèle en sa partie immergée la majeure partie d’une vérité qui nous demeure inaccessible.

    Ainsi, les philosophes ou prétendus tels qui, enfourchant leur destrier, combattent au nom d’un dogme socialo-marxiste un autre dogme, à savoir le religieux, se fourvoient en leur principe même. Un dogme ne se peut détruire à l’aune d’un dogme qui lui est équivalent. Seule la Raison (cette grande orpheline de nos « Temps Modernes »), le pourrait. Seules les Lumières, celles du XVIII° siècle qui les abritent et leur confèrent puissance de rayonnement, seraient à même d’envisager correctement le problème, c’est-à-dire de « trier le bon grain de l’ivraie » au motif qu’en toutes choses, Amour, Religion, Infini, il y a du « bon grain », il y a de « l’ivraie ». Notre siècle si profondément enfoui, précisément « dans le siècle », vous me l’accorderez, Christine, a oublié les vertus de la justesse de raisonnement et de l’objectivité, ceci est assez confondant pour ne nullement mériter de plus ample développement.

   Mais, parfois, certains Philosophes, tentant de résoudre la quadrature du cercle, s’aventurent dans un domaine que nous pourrions qualifier de « méta-religieux », conservant l’esprit de la Religion dans son aspect étymologique de « religāre » (« relier », « rattacher »),  animés du souci de lancer au-devant d’eux une clarté (une Lumière selon vos mots, Christine), créant de toutes pièces le néologisme de « spiritualité sans dieu », tel André Comte-Sponville ou bien « l’humanisation du divin »,  selon l’expression de Luc Ferry. Comte-Sponville se réfère au « Sentiment océanique » tel que décrit par Romain Rolland, une sorte de mysticisme et d’enthousiasme laïcs ; Ferry pointant le doigt en direction d’un « nouvel humanisme » prenant appui sur les soi-disant ressources d’une considération nouvelle de la bioéthique, allant jusqu’à prôner le recours technique au « Transhumanisme » qui constitue, à mon sens, une erreur fondamentale et ouvre la perspective navrante d’une déconstruction de l’humanisme tel qu’hérité des belles perspectives esthético-intellectuelles de la Renaissance.

   Dans le fond, ce qui est à penser de ces tentatives, certes louables, au moins dans le cas de Comte-Sponville, c’est qu’il ne s’agit là que « d’emplâtres sur une jambe de bois » pour utiliser une expression imagée. En toute objectivité rien ne peut remplacer les « Confessions » d’un saint Augustin et ses merveilleuses méditations sur « L’Éternité et le temps » ; pas plus que nous ne pourrions faire l’impasse sur « Les sermons » de Maître Eckart ; pas plus que ranger au placard « Les visions » d’Hildegarde de Bingen ; pas plus que renoncer à lire les pages exemplaires de Jean de la Croix dans « La nuit obscure » ; pas plus qu’ignorer ce morceau d’anthologie littéraire aussi bien que religieuse contenues dans le fameux « Mémorial » de Pascal, pas plus que de nous détourner des mots quasiment magiques déposés par Angelus Silesius dans « Psaume » :

« Un rien

nous étions, nous sommes, nous

resterons, en fleur :

la rose de rien, de

personne. »

 

   La liste pourrait être déployée à l’infini, tant le génie humain crée de sublime et de transcendant lorsque, attisé par la foi, stimulé par la culture, métamorphosé par la beauté, il se dépasse, c’est ce que veut signifier mon expression : « être-Soi-plus-que-Soi » utilisée plus haut, ce qui veut dire :  être humain, entièrement humain, et, en même temps, être pollinisé, être fécondé par le principe même de l’Altérité, cet Autre (minéral, végétal, animal, humain), ce Grand Tout qui est le Cosmos même auquel, nous en tant que Chaos primitif, demandons le prodige de nous amener à une possible complétude, de nous placer face à l’Absolu, face à l’Infini, face à l’Éternité, toutes passions dont nous sommes envahis, toutes puissances que nous voudrions connaître, nullement afin d’exciper de notre Condition, mais pour y déployer la totalité de notre Être.

   Et l’attitude ici décrite n’est rien moins que « religieuse » au sens de « religāre », de poser, à partir de Soi, des points de repère, des amers, des orients qui ont pour nom « Absolu », « Infini », ne leur accordant nulle présence réelle, seulement mais fondamentalement, essentiellement, attribuant à leur statut d’Idée, d’Archétype, d’Unité, de Principe, la valeur fondatrice d’une présence humaine souhaitant, parfois, en des moments privilégiés, méditation, contemplation, création, se soustraire au particulier, au contingent, de manière à se laisser ensemencer par cet Universel qui nous requiert comme l’un des siens, comme ces sublimes Essences que nous révèlent la Littérature, l’Art, la Philosophie. Car, en elles, ces pures Essences, quelle est donc la force qui les anime :

Dieu,

le Langage,

le Concept ?

  

   Comment savoir ? Jamais nous n’avons accès à l’Origine, à la Graine, seulement à la Plante en ses prédicats existentiels.

   Certes les pistes multiplement explorées d’une « nouvelle spiritualité », certes les expériences de « développement personnel », certes les allégeances à la manière d’exister « New Age », certes l’appel du Bouddhisme, le Chemin du Tao, la voie de l’Animisme, les pratiques chamaniques, certes l’étude de textes Ésotériques, l’Écologie « mystique » constituent  autant de façons d’exprimer son Soi, à la nécessaire condition qu’elle ne demeurent liées à des phénomènes de mode et se mettent à explorer de façon exigeante le seul sol qui soit accessible à l’humain, le Sien, tâchant de le porter aux limites extrêmes auxquelles notre intelligence, notre imaginaire puissent légitiment prétendre. Je crois, Christine, que, de toute urgence aujourd’hui, il faut mener un combat contre toutes les tentatives de cybernétiser l’Humain, de le robotiser, de vouloir inscrire ses pas dans les ornières funestes d’une réification, d’un durcissement ontologique de ses conduites, qu’il est nécessaire de l’extraire de ces formules faciles, toutes faites, ces pseudo-spiritualités qui l’aliènent, bien plutôt que de les libérer, Adeptes naïfs que des « Gourous dans le siècle » placent sous la fascination de leur regard et qu’ils dirigent à leur guise, les orientant là où leur volonté veut les amener, à savoir à plier sous les « fourches caudines » de théories plus fumeuses les unes que les autres. Partout, il devient indispensable de réintroduire du rationnel. Å l’heure actuelle, les Réseaux dits Sociaux sont de navrants exemples de la manipulation mentale. Les côtoyer, certes, mais à la lumière de la lucidité !

   Mais reprenons. Seule analogie possible : L’Homme en tant qu’Homme, nullement L’Homme en tant que Machine. Certes, de la pratique du Yoga, de celle du « Seul trait de pinceau », donc du geste calligraphique, certes de la contemplation d’icônes (à condition qu’elles ne soient pas médiatiques), certes de la danse circulaire du Derviche Tourneur, plus d’un attend-il le dévoilement d’un secret qui le transformerait en un genre d’Être éthéré. Seulement nous ne sommes pas des Saddhus indiens, nous ne sommes pas des Adeptes du pays du Soleil Levant, nous ne sommes pas des Soufis avançant sur le Voie Mevlevi, laquelle raffinant notre goût, nous ouvrirait toutes grandes les portes d’une immuable félicité. Nous sommes des Humains enracinés à la terre, ce que le terme « humus », de la même famille qu’homme rend visible sans qu’il soit nécessaire de fournir un effort de compréhension.

   Occidentaux nous sommes, issus de la belle culture Grecque, terre de naissance et d’expansion de la Philosophie. Irrémédiablement, même si nous n’en sommes pas conscients, cette haute et belle discipline de la Métaphysique, « Reine des Sciences », nous habite de l’intérieur, à la manière dont notre chair structure notre être.  En nous s’écoulent ses eaux, en nous brillent ses feux, en nous se déploie son incroyable arborescence. Bien qu’existants (qui donc pourrait nous retirer cette faveur, sinon la Mort en personne ?), bien que réels selon notre apparence, sans doute la Métaphysique est-elle le fondement sur lequel nous reposons, certes depuis la plus lointaine Antiquité, depuis le « Poème » de Parménide, depuis le bel énoncé de Leibniz : « Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? » Ici, dans cette formulation qui pourrait paraître naïve, nous sentons que nous touchons à l’essentiel, que nous butons sur la question fondamentale de l’Être et du Néant, au-delà de laquelle rien ne signifie plus qu’a minima. C’est sur cette base instable mais cardinale que nous édifions notre savoir, que nous fondons nos sensations et perceptions, que nous fixons notre psyché, que nous donnons site à notre entendement. Comme Monsieur Jourdain faisant de la prose, nous philosophons sans le savoir, nous sécrétons de la Métaphysique sans le savoir. Tout notre être en est transi. Tout notre être est requis à la tâche de nous comprendre nous-mêmes et ainsi, de proche en proche de comprendre l’Autre (parfois le Tout Autre), de comprendre le monde en sa multiple et constante effusion.

  

Et, ici, il nous faut revenir aux termes mêmes de votre belle interrogation :

 

« Le Divin, n’est-ce pas

nos propres énergies

mêlées d’ombre, de suie

qui retrouvent la source

de toute lumière ? »

 

   Nous donnerons volontiers au Divin des valeurs plus générales, telles celles de Sacré, de Déité, de Principe, simplement de manière à nous extraire de son arrière-plan religieux. Etudier une notion, c’est toujours la mettre à distance de Soi, dans la « lumière » de son intelligence. Commençons par percevoir la pluralité de valeurs de ce terme cardinal au travers de sa dimension étymologique :

 

« Étymol. et Hist. « clarté, jour » ; « le sens de la vue » ;

 « lucidité » lumière de cire « bougie » ;

« flambeau, lampe » ;

« personne d'un mérite éminent

dans un certain domaine » ;

« éclaircissement, connaissance des choses » ;

les lumières (de qqn) ;

les lumières d'un siècle éclairé ;  

« ouverture dans le canon d'une arme à feu » ; 

Du lat. luminaria « lumière »,

plur. neutre de luminare « astre »,

« qui produit de la lumière »

devenu fém.; le sens de « fenêtre ».

 

   Nous voyons combien le maquis des significations est emmêlé, pluriel, touchant des domaines d’une extrême variété, ce caractère fondant l’immense richesse de la langue. Si nous voulons ranger, sous l’autorité des catégories, les différentes orientations de ce mot « lumineux », voici ce qu’il en ressort :

   Sens naturel : « clarté du jour », « astre ».

   Sens relatif à l’objet en général : « bougie », « flambeau », « lampe ».

   Sens d’un espace de jeu : « ouverture dans le canon d’une arme à feu ».

   Sens ouvert sur la sensation : « sens de la vue ».

   Sens concernant les qualités humaines : « lucidité », « mérite éminent ».

   Sens relié à l’activité conceptuelle : « éclaircissement, connaissance des choses », « les lumières de quelqu’un », « les lumières d’un siècle éclairé ».

   C’est ce dernier sens appliqué à la fonction épistémologique humaine qui me paraît le plus productif, celui sur lequel, de façon éminente, nous devons focaliser notre attention. Nous sommes essentiellement des êtres de connaissance et, d’une façon qui est coalescente à cette réalité-là, des êtres interrogatifs. Puis, dans la liste des définitions, nous retiendrons d’abord celle relative à la Philosophie des Lumières :    

   « HIST. DES IDÉES. Philosophie des lumières. Idéologie soutenue par des philosophes du dix-huitième siècle qui prônaient le progrès indéfini de la raison naturelle dûment affranchie de toute tradition religieuse. »

   Ensuite celle en direction de la pensée théologique :

   « THÉOL. Attribut de Dieu en tant que source de toute vérité. Lumière éternelle, incréée, surnaturelle : marcher, se tenir dans la lumière. Dieu éclaire ceux qui pensent souvent à lui, et qui lèvent les yeux vers lui. L'idée de Dieu est une lumière, une lumière qui guide, qui réjouit ; la prière en est l'aliment (Joubert, Pensées,t. 1, 1824, p. 123) »

   Enfin, nous attribuerons au mot « Lumière » l’exceptionnel rayonnement qui vient en droite ligne de l’injonction divine du « Fiat Lux » :

   « Fiat lux est une locution latine présente au début de la Genèse. Il s'agit de la première parole de Dieu, ordre donné lorsqu'il a créé la lumière le premier jour de la création du monde, traduisible en français par « que la lumière soit ». La phrase complète est Fiat lux et facta est lux : « Que la lumière soit, et la lumière fut ». Cette phrase qui connaît un grand succès à partir du xviiie siècle peut évoquer une invention ou une découverte. » (Wikipédia)

   Oui, comprendre une notion quelle qu’elle soit exige un réel travail, un travail de la logique et de la raison. Bien évidemment, le chemin du concept est toujours ardu et c’est bien cette difficulté-là qui en auréole toute la valeur, lui confère une aura sans équivalent. Joie de comprendre qui est, analogiquement, joie de SE comprendre. Lorsque nous prononçons le mot « Lumière », il ne vient jamais seul comme s’il n’était connoté que de quelque singularité, toujours, avec lui, il charrie toutes ces portées signifiantes, présentes, mais aussi passées. Toujours les mots sont lestés de cette pesanteur qui est leur infinie puissance. Seulement, en vertu du principe des Affinités, en vertu du principe des particularités qui se donnent à nous, nous n’en retenons jamais que quelques points saillants, quelques éclairages singuliers, ceci se nomme « subjectivité » et ceci est indépassable, vous le savez bien, au motif que ce que je perçois m’est intiment familier et que ce que vous retenez du réel, Christine, ne peut qu’être le facsimilé de l’image que vous destinez aux autres, au monde. Peu de mots sont autant connotés que ces mots princeps autour desquels girent mille et une expériences personnelles foncièrement irremplaçables. Alors, si, évoquant la « Lumière », c’est d’abord le « Fiat Lux » qui s’adressera à vous, alors qu’à moi se présentera la dualité Esprit/Raison, nous n’aurons, l’un et l’autre, nulle justification à fournir, car ces subites intuitions nous dépassent et s’imposent à nous selon la guise qui leur convient.

   Une précision s’impose quant à l’usage que je fais de quelques mots cardinaux. En lieu et place du terme « spiritualité », ce mot employé abusivement de nos jours, lequel entremêle sans aucune liaison logique, aussi bien des pratiques orientales méditatives que des modes comportementales occidentales mâtinées de spiritisme, sinon d’animisme, de religion sylvestre, de procédures chamaniques, d’écologie radicale, j’utilise donc le simple terme d’« Esprit », en sa valeur générale de « Principe de la pensée et de la réflexion » et essentiellement en son expression hégélienne : « Dans la philosophie, l’esprit se connaît lui-même comme sujet et comme substance : le sujet qui se pense lui-même et pense le monde, se confond avec la substance du monde. » (Atlas de Philosophie). Et cet Esprit trouve son fondement dans la Raison qui n’est autre que le Réel lui-même : « Ce qui est rationnel est réel, et ce qui est réel est rationnel » (« Principes de la philosophie du droit »).

   Ici, le terrain spéculatif est-il clairement balisé, ce qui évitera bien des approximations ou des assimilations abusives. Bien évidemment à cet Esprit/Raison, s’oppose frontalement l’Intuition, démarche intellectuelle qui était née du rejet d’une référence jugée abusive au rationnel par le Siècle des Lumières. Å la logique imparable de la Raison répondait, au sein du mouvement Romantique, le surgissement de l’enthousiasme, le déploiement sans limite du Sentiment, lesquels ne pouvaient trouver leur sens, d’après les Exaltés, les Imaginatifs, qu’à l’aune d’une compréhension immédiate des choses, prodige dont était auréolée l’Intuition. Mais, selon la belle leçon hégélienne, le mouvement de l’Histoire est dialectique, le Blanc se substituant au Noir, que, plus tard, le Noir vient à nouveau remplacer. La Raison était donc décrétée inutile, l’Intuition la seule démarche possible afin de s’adonner à la tâche de connaître. La Vérité d’un jour est l’erreur du lendemain. Mérite encore du Penseur d’Iéna que de nous avoir fait toucher du doigt que la Vérité ultime n’est ni dans la Raison, ni dans l’Intuition, prises à part, nullement dans le fragment, mais dans la Totalité du Réel. Question de position dans la fluctuation et la mouvementation continue de l’Histoire, Héraclite et son « flux » ne sont jamais très loin.

   Cependant, que le Vrai du concept soit la résultante de la relation Raison/Intuition ne nous met nullement en position du fléau de la balance penchant tantôt d’un côté, tantôt de l’autre. En vertu du Principe des Affinités déjà évoqué, toujours nous inclinons en direction de ce qui nous attire et, peut-être même nous fascine. Vous aurez aisément compris, Christine que mes polarités insignes se donnent sous le vocable double Esprit/Raison, ne rejetant nullement pour autant la soi-disant spontanéité de l’Intuition. Toutefois, à propos de cette dernière, je crois qu’il faut se garder d’une conception naïve et paresseuse de l’Intuition qui voudrait que le Savoir se livre d’emblée à notre conscience « sans autre forme de procès ». C’est une erreur fondamentale de croire à une familiarité instantanée de ce qui a visage d’altérité. Toute prise en compte de cette altérité, tout recueil en soi d’une vérité qui se dissimulerait dans les plis multiples du Monde nécessite une longue exploration, une patiente recherche.

   Exigence d’un genre de chorégraphie intellectuelle, laquelle en fonction de la loi des analogies et des différences, de la mise en abyme des causes et des conséquences, des liaisons logiques et des contraintes et oppositions naturelles des objets qui se posent devant notre réflexion, cette connaissance donc ne s’acquiert qu’au terme d’une laborieuse mais fructueuse propédeutique, qu’au motif de prémisses sûrement mûries. Autrement dit, la valeur de l’Intuition ne pourra recevoir sa confirmation qu’en aval d’un travail de l’Esprit sur la matière qu’elle s’est proposée d’aborder, qu’à l’issue du processus structurant de la Raison, seule à même de trier, de sélectionner, de classer la forêt luxuriante des sèmes entremêlés, des idées fourmillantes qui y sont inscrites en germe.  Ici se dit l’effort, ici se dit le laborieux travail de toute entreprise dialectique, exploration complexe de ce qui vient à nous, le plus souvent sous le chiffre de l’énigme.

   Mais reprenons votre propos, n’en retenant que le contenu « énergétique », de « puissance en acte », si vous préférez, de manière à nous affranchir de ce « divin » que vous citez, qui risquerait de connoter de façon trop impérieuse la nature même de notre réflexion commune :

« nos propres énergies

mêlées d’ombre, de suie

qui retrouvent la source

de toute lumière. »

 

   Votre expression, outre qu’elle est esthétiquement très réussie, joue sur des oppositions primaires qui sont faciles à repérer : valeurs positives de « énergies », « source », « lumière », contre laquelle viennent buter de sombres desseins, les ondes négatives de « ombre », « suie ». Dit d’une autre manière : l’Ombre jouant dialectiquement avec la Lumière. Coïncidence des opposés, cette « coïncendentia oppositorum », théorie de l’école pythagoricienne reprise à la fin du Moyen Âge par Nicolas de Cues, théologien et philosophe, dans son essai « De la docte ignorance » (1440). Autrement dit de l’Universel venant, comme toujours, rencontrer du particulier. Si l’on voulait inscrire cette vérité du réel sous la forme d’une métaphore, alors on pourrait avoir recours à celle de la Ligne d’horizon qui délimite le Ciel de Lumière au-dessus, alors que le dessous serait l’Océan des abysses, là où végète une Ombre sans doute maléfique. Cette partition en deux de la Réalité humaine structure d’une façon quasi exemplaire notre psyché dans l’ordre d’une troublante analogie :

 

notre Inconscient refuge des Ténèbres,

notre Conscient, ouverture à la Lumière.

 

   Cependant sans verser dans l’ornière facile d’un manichéisme qui placerait le Bien dans la sphère céleste, le Mal dans les fosses océaniques, la décision de nous y retrouver parmi la complexité, en sollicitant ces deux versant d’un Adret lumineux habité d’Esprit et de Raison, auquel s’opposerait un Ubac traversé par les flux de l’Irrationnel, de l’Absurde, cette décision nous offre un schéma interprétatif qui place au centre du jeu la lutte immémoriale de deux Principes Antagonistes qui, sans nul doute, sont le terreau sur lequel s’est bâtie la Dialectique, cette science maîtresse de la spéculation philosophique.

   Y aurait-il meilleur terrain pour asseoir l’édifice d’une pensée nullement fondée sur un humus hasardeux, incertain, mais établie sur une sorte de Nécessité Logique innervant toute présence humaine dès lors que la Conscience (« Instinct divin » de Rousseau), suffisamment sortie de sa nuit primitive, s’éveille aux premières clartés du jour. Dès lors le chemin sera long, au travers des figures historiques de l’Esprit, à partir de ses reptations premières chez les Hominidés, pour parvenir, en de multiples strates successives millénaires, aux ressources du Génie Humain, cette incarnation de l’Esprit Absolu qui donnera naissance, en son versant esthétique à l’Art, en son versant divin à la Religion, en son versant conceptuel à la Philosophie, laquelle culminera de sa haute stature les faits et gestes d’une Humanité parvenue enfin au faîte de ses possibilités.

   Pour ma part, je pense que ce parcours de la Conscience Humaine, se hissant dialectiquement plus haut et plus loin que Soi (ce qui est la définition même de la Transcendance), afin de s’arracher à sa glèbe matérielle (ce qui est la définition même de l’Immanence) constitue à l’évidence l’une des voies « royales » qui s’offre à l’horizon de Tout Homme, à condition cependant que sa Conscience, fouettée par la Lucidité, ouvre une clairière Lumineuse, Infinie, Absolue, antidote à tous les obscurantismes, à touts les finitudes, à tous les relativismes qui obèrent une vue juste des choses. Voyez-vous, Christine, bien que je n’invalide nul choix humain au titre d’une nécessaire liberté individuelle, bien que n’étant nullement opposé ni aux Religions, ni aux croyances multiples qui parcourent le vaste Monde, en ce qui me concerne j’ai fait le choix de la voie Philosophique telle que magistralement définie par le Génie de Hegel dans ce chef-d’œuvre absolu qu’est « La Phénoménologie de l’esprit ». Au terme de l’étude de cet Idéalisme fondamental surgit cette « Lumière » à laquelle vous semblez faire référence. Il semble bien qu’il y ait là, sur le plan strictement conceptuel, un plan absolument indépassable, ce que nous précise cette remarque tirée de « L’Atlas de philosophie » :

   « Å ce dernier stade de conscience, la phénoménologie, en tant qu’elle est expression de la métamorphose de la conscience de soi jusqu’au savoir absolu, engendre une forme de connaissance qui possède l’absolu par soi-même. »

   De la Conscience médiatisée par ses propres possibilités jusqu’au Savoir Absolu, le parcours est superbement Lumineux. Qu’il soit éclairé par Dieu, par l’Esprit/Raison, ceci ne dépend nullement de nous et le problème sera éternellement reporté « aux calendes grecques », ici, comme par un « miracle » justement humain, voici que les Grecs surgissent à nouveau, eux, ces Antiques qui avaient une vision si claire des choses, eux qui croyaient aux dieux multiples, mi-déités, mi-Hommes, qui, depuis l’Olympe méditaient peut-être la formule énigmatique d'Héraclite :

   « Le temps (aiôn) est un enfant qui joue. La royauté de l'enfant » invite à s'interroger sur le rapport du philosophe au jeu, du divin et du ludique, du hasard et de la chance, et à développer une réflexion interdisciplinaire. » (Wikipédia).

   Méditons ceci : avant tout nous sommes des enfants temporels qui jouons tout le temps qui nous est accordé sur cette Terre. Mais qui donc nous l’accorde ?  

 

Dieu ?

L’Esprit ?

La Raison ?

 

   Cette interrogation demeurera ouverte, du moins pour nous, atteints de finitude, autant de temps que, pour nous, la Lumière brillera ! Je crois que nous pouvons conclure sur cet accord qui sonne telle une apodicticité ! Merci Christine d’avoir ouvert la porte du Dialogue, seul moyen de se confronter à toute Altérité et d’y découvrir des Vérités qui sont ultimement universelles dès lors que nous envisageons la Totalité du réel en lequel elles s’inscrivent. Toute position de Soi est un moment de l’Histoire, un moment nécessaire. Mais Hegel dirait bien mieux que moi. Mettons tout ceci au repos. Souvent ai-je eu l’occasion de citer ces paroles de Nietzsche, ce Penseur accompli de la Métaphysique :

 

« Ce sont les paroles les moins tapageuses

qui suscitent la tempête et les pensées

qui mènent le monde viennent

sur des pattes de colombe. »

 

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8 novembre 2023 3 08 /11 /novembre /2023 10:05
  Ces colombes qu’on assassine

Peinture : Barbara Kroll

 

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                                               Depuis mon Pays de Pierres Blanches, ce 1° Novembre 2023

 

 

                   Très chère Solveig,

 

   Quelques nouvelles d’ici qui, je le reconnais avec quelque regret, ont été rares ces temps derniers. Å peine sortis d’un été caniculaire, nous voici de nouveau confinés au sein de nos maisons de façon à nous protéger des humeurs pluvieuses et venteuses d’un automne qui ne s’annonce guère sous les meilleurs auspices. Venues de l’ouest, côté vent dominant, de longues écharpes de brume ceinturent le Causse, lui donnent un air étrange comme s’il s’agissait de ces landes du Connemara, ces gaéliques altitudes exposées aux furies de la mer. Parfois, placé sous le croassement des noires corneilles, il ne m’étonnerait guère de découvrir, au-delà de mes buttes claires, le sommet de Diamond Hill usé par les lames d’air et, en contrebas, le glacis de ses baies que ferment de sombres ilots. Tu sais mon attachement à ces terres archaïques d’Irlande, aussi je n’en évoquerai guère d’autre image te sachant savante en cette matière.

   Je joins à mon envoi une reproduction d’une œuvre de Barbara Kroll (oui, encore une : fascination que ces esquisses existentielles qui forent au plus intime de l’âme humaine), une œuvre en cours de construction dont il me plaît de penser que son inachèvement parlera bien plus que ne le ferait sa phase terminale.

    Je crois que sa valeur essentielle, du moins pour moi, se tient entièrement dans cette vigoureuse ébauche qui, à l’évidence, joue sur le clavier d’un tragique aussi étroit que tranchant. Ici l’imaginaire ne saurait se livrer à son habituelle fantaisie, bien au contraire il est canalisé, il est confronté à une sourde réalité dont il ne pourra s’abstraire. Tu reconnaîtras avec moi, Sol, la brutalité de cette dialectique sans concession, le heurt qui résulte de ces deux surfaces colorées violemment antinomiques. Ce rouge Pourpre, ce rouge éteint teinté de Falun, ne te font-ils penser à une mare de sang coagulé, comme si, de meurtres commis, il ne demeurait que ce violent stigmate colorant les funestes coulisses de l’Histoire ? Et ces empâtements dilués, brossés vigoureusement au spalter, ces recouvrements successifs, bien plutôt qu’être blancs comme neige (ils virent au Lin léger, à l’Étain), ne t’inclinent-ils à éprouver, sinon une fluctuante mélancolie, du moins à ressentir en ton intime, une manière de désespérance, comme si ce blanc ne parvenait nullement à dissimuler le lac de sang qui le tutoie ? Oui, je sais combien mes mots peuvent soulever d’angoisse, fomenter d’aveugle révolte, faire battre au sein du cœur le fiel d’une amertume dont le temps aura bien du mal à effacer la trace indélébile. Mais peut-on toujours éviter de poser de tranchantes questions ? Peut-on reléguer le Mal dans des oubliettes où le jour, jamais, ne pénètre ? Je te sais si attentive aux enjeux du Monde contemporain et je sens, tout au fond de moi, ta secrète approbation.

   De ce fond pareil au néant qui voudrait se déguiser en autre chose qu’une simple absence, de ce fond singulièrement inquiétant, se détache cette silhouette vaguement humaine, effigie de la Condition du même nom, laquelle énigme plus qu’énigme nous fait nous retourner avec effroi sur le destin qui est celui des Existants (pour combien de temps encore ?), il nous interroge au plus vif de qui nous sommes.  Quant à moi, je suis persuadé que cette image vient en droite ligne de l’inconscient de l’Artiste, là où fourmillent les points sombres, irrévélés de la dimension existentielle, sans doute les lourds secrets qu’il est urgent de dissimuler sous des couches de plâtre, sous des pâtes de blanc de Titane ou de Céruse. Je ne sais, Solveig, ce que tu devineras sous ces figures impénétrables. J’y vois l’Humanité (sous les espèces d’une représentation abstraite), j’y vois l’allégorie de la Paix (sous le visage de cette Colombe à peine visible). J’y vois, essentiellement, une étreinte du Vivant voulant conserver en soi la promesse d’une joie. Mais cette félicité est si fragile, si éphémère, de l’ordre de l’insaisissable. D’une manière irrépressible mon esprit est attiré par ce beau et émouvant dessin de Picasso ayant pour nom « La colombe de la paix ».

 

  Ces colombes qu’on assassine

La colombe de la paix

Pablo Picasso

Source : Paris Musées

 

    Ce dessin est émouvant au titre de sa simplicité, de sa vérité, de sa générosité. Il nous dit le rameau d’olivier qui, toujours peut s’échapper du bec de la colombe et chuter sur un sol pour le moins frappé d’absurdité. Tracé en 1949, au lendemain de la grande tragédie humaine, il fait signe en direction d’une autre œuvre, comme s’il voulait en constituer le vivant antidote, « Guernica » de 1937, autre convulsion de l’Histoire en ses plus sombres desseins. D’un Dessin, une Peinture, l’espace irréductible de l’absurdité humaine, de la violence qui, périodiquement se déchaîne, arase les consciences, fait se lever immédiatement les promesses que jamais ces horreurs ne se reproduisent. Alors que pouvons-nous faire, nous les Humbles qui n’avons nul outil en main face à cette démesure ? Mais que peuvent donc faire les « Puissants », lesquels sont, eux aussi, broyés sous la brusque irruption de l’Inadmissible.

   Car au-dessus des Hommes et de leurs volontés semble planer une toute-puissance, une omnipotence, peut-être figure de l’Être lorsqu’il se métamorphose en Non-Être. Car c’est bien de ceci dont il s’agit, du Nihilisme en sa forme la plus accomplie, lui qui moissonne les têtes, les intelligences, les consciences, sans l’ombre d’un remords. Il nous faut croire, Solveig, même si ceci nous choque au plus profond de nous, à l’existence d’une domination cachée, aveugle, d’une Force Malveillante qui s’impose contre vents et marées, au sein de laquelle l’Homme n’est qu’un faible ciron, un roseau certes pensant, mais un roseau toujours dépassé par un flux violent qui l’emporte au-delà de lui dans les fosses ténébreuses du destin irrémissible du Monde.  

   Ici, je pourrais décrire à l’envi, cependant la mort dans l’âme, toutes les apories qui frappent l’humain au cœur de qui il est : génocides, guerres fratricides, pandémies, maladies, injustices de tous ordres, inégalités, abominations en tous genres, exploitation de l’Homme par l’Homme, meurtre de la Raison et la liste ne serait nullement exhaustive qui ferait le compte des sombres ornières en lesquelles nous sombrons, nous les humains soudain frappés d’inhumanité. Vois-tu, parfois j’ai l’impression que l’Homo Habilis avait plus de grâce, de distinction que les hordes contemporaines prises dans l’ivresse du Mal.  Non, Sol, je ne sombre nullement dans un simplisme manichéen mais, pour autant, pouvons-nous faire abstraction de ces funestes desseins qui traversent le champ dévasté de la conscience humaine ?  Comment se situer face à ceci ? Comment témoigner ? Comment agir, la tâche est immense qui nous déborde et signe notre incapacité à inverser l’ordre des choses ?

   Donc je prendrai le parti de gommer un tant soit peu les ombres afin d’y installer un brin de lumière. Décrire quelques formes que prend la Beauté, voici la meilleure façon de s’inscrire en faux contre les dérives actuelles, contre l’illucidité qui tient lieu de viatique à nombre de nos Commensaux. En connais-tu beaucoup qui ont changé leur comportement, remis en question leur façon de consommer, mis entre parenthèses leur goût immodéré des voyages lointains ? Sont-ils légion ceux, celles qui, se souciant du changement climatique, s’inquiètent des arbres, du brin d’herbe au creux du frais vallon, de la source qui tarit entre les lèvres des pierres ?

   Pour ma part j’en connais peu et les doigts d’une seule main suffiraient à en comptabiliser le nombre dans l’horizon qui est le mien. Mais cessons toutes ces récriminations et ouvrons nos yeux sur l’existence d’une possible joie. Dans la perspective d’un court et sans doute illusoire bonheur, inscrivons donc les clartés que peuvent nous apporter aussi bien le Poème, la Littérature, l’Art, la Philosophie. Alors fuite du réel ? Refuge dans l’idéal ? Peut-être. Mais combien seraient inspirés tous ceux qui, en quête d’un « idéal pratique », en reviendraient à ce merveilleux « état de nature » cher à Jean-Jacques Rousseau ! Libre à nous de rêver, sans doute la seule autonomie qui nous soit accessible, la seule « activité » qui ne soit nullement utopie ! Et comme je viens d’évoquer la Nature, elle notre Mère, elle qui nous nourrit et nous abrite, c’est bien d’Elle dont il sera question dans les quelques évocations ci-après.

 

  

*

D’abord, au nom du Poème, cet extrait

de « Vieux Soulier » de François Coppée :

 

« En mai, par une pure et chaude après-midi,

Je cheminais au bord du doux fleuve attiédi

Où se réfléchissait la fuite d’un nuage.

Je suivais lentement le chemin de halage

Tout en fleurs, qui descend en pente vers les eaux.

Des peupliers à droite, à gauche des roseaux ;

Devant moi, les détours de la rivière en marche

Et, fermant l’horizon, un pont d’une seule arche.

Le courant murmurait, en inclinant les joncs… »

 

   Sans doute, aujourd’hui, beaucoup de nos jeunes générations ne manqueraient de sourire à cette évocation si naïve, si empreinte de bons sentiments de ce Poète populaire que la vue d’un oiseau mort émouvait, cet homme du crépuscule qui n’aimait rien tant que la palme douce de la nostalgie. Ce Poète fait partie de mon panthéon littéraire, lui dont « Matin d’Automne » se situait à l’initiale du Souché, ce merveilleux manuel scolaire dans lequel j’ai trouvé, lors de mon enfance, les plus belles joies qui se puissent imaginer. Les trois derniers vers du poème cité :

 

« Une blonde lumière arrose

La nature, et dans l’air tout rose

On croirait qu’il neige de l’or. »

 

   J’entends encore la belle voix grave de notre Instituteur, Monsieur Chaliès, rythmer ces mots, leur insuffler tout le suc que pouvait en tirer une âme simple, ouverte à la proximité signifiante du Monde. De nos jours la psychologie s’est raidie, traversée qu’elle est de la dimension orthogonale de la technologie, la fameuse « Intelligence Artificielle » étant supposée se substituer à la naturelle. Combien l’Homme actuel chute dans une paranoïa qui n’a d’égale que la prétention technique à balayer tout le champ du savoir, à se donner en lieu et place du sentiment, les rencontres devenant virtuelles bien plus que réelles. Mais il nous faut revenir au Poème, y puiser les richesses qui s’y révèlent si l’on a les yeux attentifs, le cœur prêt à s’agiter sous la simple risée de vent. Nous accentuerons seulement quelques mots essentiels à la compréhension de ce qui nous est suggéré, nullement imposé.

   Le prélèvement lexical de « pure », « doux », « attiédi », « fuite », « lentement », « murmurait », ceci ne nous conduit-il hors de la sphère mécanique, ceci ne nous extrait-il des ornières d’une réification du réel, d’un fétichisme marchand, d’une logique du marché laquelle, loin d’être poétique en est son exact envers, manière de figure malveillante qui se dissimulerait sous les attraits de l’immédiate satisfaction des désirs, du comblement des plaisirs. La poésie de Coppée prend l’exact contrepied de la prose consumériste. Celle-ci est expression de la non-vérité, celle-là intimité avec l’authentique, révélation de ce qui a sens, ouverture à la lumière naturelle.

   Oui, éclairement, dilatation de qui l’on est au contact « du doux fleuve », dépli de Soi sous l’aile attentive « d’un nuage », Soi en avant de Soi qu’appelle « le chemin de halage », miroitement « de la rivière » qui n’est autre que la confiance du Soi, son propre miroitement pris dans l’intervalle étroit mais multiplicateur des rives. Et encore, affinité du Soi avec le végétal « tout en fleurs », pure efflorescence, et encore pure arborescence de Soi le long des fûts élevés « des peupliers », souplesse de Soi dans la naturelle liaison avec les tuniques « des roseaux », avec la courbe grâcieuse des « joncs ».

   Tu le sens tout comme moi, Sol, ce Soi qui est notre bien le plus accompli, vibre ici, se confond, s’osmose, se dilue au sein même de cette Nature dont plus personne ne parle aujourd’hui, remisée qu’elle est au rang des objets déchus, seulement rencontrée au hasard des illuminations, des fulgurances vives des écrans de toutes sortes. Mais, d’un simple geste de la volonté, d’une légère impulsion de la réminiscence de ce temps jadis qui nous sculpta, détermina notre voie, notre vie, nous pouvons franchir cette « arche » du poème de Coppée, nous regrouper au sein même de qui nous avons été, de qui nous sommes encore, mais immergés dans la douce clarté de l’enfance, de l’adolescence, ces effusions singulières d’un temps-promesse plus que d’un temps-subi. Mais, d’un jet de notre mémoire en direction de ce qui, en elle, demeure force vive, eau de source cristalline, tintement d’un subtil bonheur qu’il nous fut donné d’éprouver à apercevoir le tressaillement d’une futaie, la fuite cuivrée d’un écureuil dans le miel d’Automne, toujours il nous est possible de nous abreuver à cette « rivière en marche » qui est la métaphore de notre Destin, de porter notre être au-devant d’un réel fécondé par le passé, attiré par un futur, mais un futur raisonné, nullement un futur conditionné par d’invisibles et fatales puissances.  Nous, Hommes, Femmes d’aujourd’hui, sommes livrés pieds et poings liés à un avenir sans nom ni forme si nous ne prenons soin d’en appeler à notre entendement afin de comprendre, à notre mémoire de manière à être reliés, à notre imaginaire en tant que tremplin hors de cette réalité qui nous corsète et nous réduira en esclavage si nous ne prenons soin de nous en exiler autant que nous le pouvons encore.

   Et quoi convoquer d’autre, au fil de notre méditation, si ce n’est cette Merveilleuse Arcadie, telle que conçue dans la Mythologie Grecque, telle que représentée dans le tableau de Thomas Cole en 1834 ?

 

  Ces colombes qu’on assassine

L'État arcadien (titre original :

The Course of Empire : The Arcadian or Pastoral State)

 Thomas Cole, 1834.

 

 

    Cette œuvre est si totalement sublime qu’une simple évocation de qui elle est suffira à nous réjouir, à nous ressourcer au contact du Beau, du Simple, ces valeurs qui, ici et maintenant, ne font guère office que de bluettes du temps jadis. Mais peu importe, Chacun, Chacune ne possède que le temps qu’il mérite ! Ce qui, d’un premier jet du regard saute aux yeux depuis le site de cette merveilleuse Arcadie, c’est bien sa dimension d’Idéal (que nous prenons le soin d’écrire avec une Majuscule à l’initiale), Idéal dont nous ne retiendrons d’emblée, que sa valeur étymologique telle qu’énoncée ci-après :

   « Étymol. et Hist. a) 1551 formalité Ideale « qui participe à la nature des idées, et n'existe ou ne peut exister que dans l'intelligence ou dans l'imagination » (Du Parc Champenois, Trad. : L. Hébreu, Philosophie d'amour, 431-2 ds Quem. DDL t. 7) »

   Oui, c’est bien ceci qui nous retiendra : les « idées », « l’intelligence », « l’imagination », toutes facultés dont le quotidien actuel semble faire une économie résolue, tu en conviendras, Solveig, toi l’Attentive qui, telle Nathalie Sarraute te tiens toujours prête à débusquer ces « tropismes », ces fins mouvements de l’âme qui constituent la part la plus précieuse de l’humain.  Et au diable tous les cultes machiniques qui ne font qu’aliéner ceux qui s’y vouent avec la plus confondante naïveté qui soit. C’est bien l’Homme qui a créé la machine et non l’inverse comme tendraient à nous le faire croire les Transhumanistes et autres Officiants d’une religion mortelle. Ce que l’on attribue à la cybernétique, on le retire à l’humain, et ce faisant, l’on se fait les fossoyeurs de millénaires de civilisation.

   Mais nous n’avons nullement évoqué l’Idéal pour le laisser choir en route. Comment se traduit-il ici, comment nous parle-t-il, comment s’inscrit-il dans le champ de notre vision ? Voici, à peu près, ce qu’il convient d’en dire. Tout d’abord, il est lumière, mais nullement clarté ordinaire, triste, celle qui peint l’ordinaire de nos jours. Non, une lumière dorée, souple à l’œil, une lumière toute poudrée d’un délicat nectar, pareille à ces frondaisons d’Automne qui font penser à quelque bronze antique patiné par le long passage du temps. Jamais Idéal ne peut résulter d’une exposition à l’immédiat, à l’instantané, seule une longue maturation, une patiente incubation conviennent à sa venue au jour, à sa diffusion auprès des choses présentes. Lumière, certes, mais l’Idéal est aussi la venue de la Ligne en sa plus effective entente, en son rayonnement, en sa vibration. Regardez la crète de la montagne, le fil qui court le long des sommets, lui qui ne verse ni dans l’adret, ni dans l’ubac, lui qui est le médiateur, la juste mesure entre deux réalités qui s’affrontent, se repoussent comme le font deux aimants d’identique polarité. C’est ceci, l’Idéal, maintenir le Juste Milieu, créer les conditions équidistantes des opposés, des contrariétés, des polémiques. Oui, Sol, l’Idéal est un baume, il possède des vertus cathartiques, il comble nos manques, nourrit nos béances, se loge au creux même de nos plus vives et douloureuses fissures.

   Regardez la ligne sûre d’elle-même, elle qui enclot l’eau turquoise du lac, tutoie les rives émeraude des prairies d’herbe. C’est elle qui réunit, qui situe l’être des choses de part et d’autre de qui elle est. Les Lignes s’effaceraient-elles et le réel, pris de folie, sombrerait dans la confusion, le mélange inopportun des éléments, ne se donnerait que selon un illisible lexique. Regardez la clairière calmement posée devant un massif d’arbres, elle est, tout à la fois Lumière et Ligne, elle est, en quelque manière, Perfection, accomplissement de Soi, avec peut-être, pour les Voyeurs attentifs, le halo de l’Absolu à l’horizon de son épiphanie discrète mais si opératoire. Tu en es convaincue, Sol, le lyrisme est le seul mode d’expression qui puisse ici s’accorder à l’harmonie partout régnante. Et puis, parmi les prédicats qui s’appliquent à l’Idéal, comment ne pas citer la note fondamentale des Formes, elles qui, du sombre chaos font un lumineux cosmos ? Qu’elles soient de nature minérale, animale, végétale, humaine, toutes elles sont venues à la totalité de leur être, si bien que nul ajout, nul retranchement ne pourraient leur être imposé qu’au risque de les pervertir, de leur ôter la nature essentielle qui est la leur.

   Toutes ces Formes jouent entre elles, toutes ces formes donnent leur âme à la peinture, tracent l’architectonique du paysage.  Montagne, Lac, Temple, Bouquets d’Arbres, Clairière, Chemin, Moutons, Berger, Contemplatif, Promeneuses, toutes ces Entités sont les Notes Fondamentales qui tissent et font s’élever l’Hymne du tableau, lui confèrent son éclat, sa réverbération. L’esprit de celui qui s’applique à en percer le mystère ne tarde guère alors à se sentir le lieu d’une métamorphose, le site privilégié d’un agrandissement de la conscience au terme duquel, découvrant ce mode de vie antique teinté de poésie bucolique, se présente à lui, dans toute la majesté de son être, ce mythique Âge d’Or et il s’en faudrait de peu qu’il n’élève, tout autour du Regardant, les collines, boqueteaux, laquets et autres attributs d’une existence certes rêvée, certes songeuse, mais combien délicieuse pour qui, sensible au flottement onirique, ne sentirait plus son corps qu’à la façon d’une nuée ondoyant au plus haut du ciel. Ici, à partir de ces Lumières/Lignes/Formes se dessinent aussi bien la poésie « divine » d’un Virgile, aussi bien l’œuvre d’Ovide honorant le dieu Pan, dieu des troupeaux, dont chacun sait que son nom, pour ramassé qu’il soit, indique la notion de Totalité en laquelle la Nature fait figure de destin privilégié, de présence hors du commun. Tous, Toutes, le plus souvent sans le savoir, sommes les rejetons du dieu Pan, certes des fragments mais qui, telles les pièces de l’hologramme, jouons le relief entier qui est notre réverbération, le témoignage microcosme du macrocosme.

   Le parti pris, ou bien le point de vue (c’est la même chose) concernant cette peinture de Thomas Cole, ont consisté, non en une approche esthétique de l’œuvre, plutôt dans un exercice de type herméneutique cherchant à décrypter, dans la représentation, quelques-unes des significations essentielles qui, selon nous, s’y trouvaient contenues. Cependant les esquisses sont toujours plurielles qui visent le réel ou bien sa figuration. Extraire des lignes de force était la démarche peut-être la plus opportune afin de coïncider avec le projet global du texte, à savoir nous situer dans la constante mouvance du Monde en y projetant quelques polarités, quelques points de repère, ces fanaux dont notre Monde d’aujourd’hui a tant besoin.

   Après cette longue méditation sur la Nature, sur les rapports de l’Homme à qui elle est, nous clorons cet article sur un bref extrait du « Voyage dans le bleu » de Ludvig Tieck, l’une des figures les plus attachantes du Romantisme allemand dont le très savant Armel Guerne nous dit, dans son Anthologie consacrée à ces Écrivains :

   « C’est le cordial du romantisme, qui a tout aimé, tout vu, tout pressenti, et beaucoup écrit. Inventeur du lyrisme musical et du drame d’atmosphère, il a semé ici et là dans ses œuvres (28 volumes) maintes choses qui le rattachent parfois à Edgar Poe ou à Baudelaire, à Pirandello ou aux Surréalistes de 1925. »

   Tu en conviendras, Sol, l’on ne pouvait guère prononcer plus bel éloge de cet homme de lettres que fort peu connaissent, c’est là le destin des « grandes fortunes » littéraires. Le peuple des Lecteurs et Lectrices est toujours inversement proportionnel à la hauteur du génie des Grands Créateurs qui demeurent, leur vie durant, en leur tour d’ivoire, mais peut-être cette réclusion est-elle la marque insigne de ce bouillonnement intérieur qui les bouleverse et les rend si attachants aux yeux des Explorateurs du rare et du précieux ? Du moins nous plaît-il d’en émettre l’hypothèse ! Afin de situer brièvement le contexte des lignes qui vont suivre, lisons ces quelques mots dédiés à l’œuvre de Tieck dans un article intitulé : « Le thème de l’errance chez les Romantiques allemands » (cette même errance dont sont affectés la plupart de mes Sujets, notamment dans mes Nouvelles) : « Le récit le plus caractéristique de l’errance pure est peut-être Le Voyage dans le bleu de Ludvig Tieck. Il nous fait entendre ce qu’un jeune romantique entend par voyager. »

  

L’extrait de « Voyage dans le bleu »

  

   « Oh, Frédéric, ce qui m’attire c’est la solitude, cette douceur de ton que prend la forêt ou la montagne pour nous parler, le secret qu’un ruisseau veut nous confier dans son murmure. Et j’ai pu remarquer aussi, tout au long de notre voyage, que toi, tu ne me comprends pas. »

   « Non, dit Frédéric avec quelque surprise, je ne te saisis vraiment pas. Nous allons tantôt à droite, tantôt à gauche, nous passons la nuit à la belle étoile, tu escalades cette montagne ou cette autre, tu n’es jamais content, tu n’aspires qu’à aller plus loin et tu te fâches lorsque je veux te faire comprendre combien, finalement, il est nécessaire que nous rebroussions chemin. »

   Nous n’argumenterons nullement ce passage en lequel transparaît, de manière évidente, cette incomplétude, cette insatisfaction plénières de l’âge adolescent, thème universel s’il en est de la difficulté de passer d’un âge à un autre, de renoncer à la douceur de son enfance, puis d’abandonner ses illusions adolescentes, puis de se dessaisir de ses certitudes de la maturité, puis…

   Maintenant, pour la beauté du geste littéraire, Solveig, offrons-nous ce joyau d’écriture, il nous consolera de bien des déconvenues :

   « Un instant après, ils arrivèrent au pied du bel et vieil arbre qui répandait autour de lui une ombre embaumée. Un chemin descendait en courbe molle des hauteurs sylvestres de la montagne et, de tous côtés, le paysage était vert et gracieux. Du sommet au pied des monts, les teintes de la forêt allaient s’assombrissant, et le bruissement des feuillages au long des pentes n’était, en cette heure méridienne, qu’un discret murmure. De la pelouse de gazon sous le tilleul, le regard plongeait au fond de la vallée dans un mélange de vastes bois, de verdoyantes collines isolées et de minuscules prairies. Les montagnes lointaines bouclaient à l’horizon une ceinture de neige étincelante. »

   Certes la délicatesse de l’expression, la précision gourmande des descriptions, la vénération face à une Nature bienveillante, maternelle sont bien loin des codes actuels qui guident les conduites. Faut-il s’en réjouir ou bien en désespérer ? Tu sauras aisément de quel côté penche mon cœur ! Faisons un saut dans le texte et laissons la parole à Athesltan, accueillons ses confidences avec tout le sérieux qu’elles requièrent :

   « - De quelle paix, de quel calme, de quel sentiment de doux assoupissement la nature, perdue dans ses rêves de solitude, ne nous enveloppe-t-elle pas ici ! dit enfin Athelstan. Que désire donc de plus l’homme insatisfait lorsque des moments, pareils à tant de ceux que j’ai vécus aujourd’hui, lui sont départis ? Je sais que ces effluves enchanteurs sont éphémères, et que les génies qui élèvent mon âme à la béatitude ne l’effleurent qu’en passant, mais parce qu’il a pénétré mon cœur tout entier, il est mien pour l’éternité. Ainsi, alors même que nous ne sommes que des créatures terrestres et périssables, nous rencontrons déjà cette félicité ; et la peine, la mélancolie que me cause la fugacité de ce ravissement augmente la joie qu’il me donne. Ce que cette contemplation m’a apporté est devenu mon bien impérissable. »

   Bien évidemment il faudrait être sourd au langage pour ne pas saisir cette qualité rare qui métamorphose un texte en un fragment de pure anthologie. Å présent, bien plutôt que de nous livrer à un commentaire sur des événements intimes transparents, nous prendrons le parti, Sol, (je sais que tu m’accompagneras dans cette démarche), le parti donc, accentuant seulement quelques mots, de donner acte à cette félicité qui paraît en nos contemporaines latitudes bien difficiles à atteindre.

 

Si les Lumières, au XVIII° siècle

opposèrent la Raison au Sentiment,

aujourd’hui c’est bien le Désir

qui se trouve en butte à la Sensibilité.

Jamais le monde jusqu’ici n’a

été Désirant à ce point.

L’Amour en un seul clic

ou bien rien.

 

   Certes la chute est violente dont on peut légitimement se demander si elle s’arrêtera un jour ou bien si c’est l’existence même des Civilisations qui est mise en question. Tu auras noté l’inclination de ma sélection, tout orientée vers la seule positivité, la clarté, le fait d’éprouver en Soi, dans le pli le plus intime, un sentiment ineffable, seulement exprimable « à fleurets mouchetés », cette belle expression qui ôte à une arme toute agressivité, traverse parfois mon écriture, simple étincelle brasillant dans la nuit de la confusion et de l’incompréhension. Donc, au prix d’une « errance lexicale », ces quelques termes parsèmeront ma prose afin qu’y puisse fleurir quelque touche d’espoir :

 

Paix - calme - assoupissement

 effluves - béatitude - félicité

ravissement - contemplation

 

    « Mon Pays de pierres blanches », ainsi commence ma missive, ainsi se dit le chant de mon âme parmi la complexité du Monde. Je sais que tu sais et ce redoublement tautologique apporte en moi une paix, un calme qui m’exilent du vacarme et de la fureur partout présentes. Toujours, à ma certitude d’être au plus près de l’Authentique, du Simple (ces belles notions ont, pour moi valeur d’Essences), conviennent le creux, le nid, la grotte où trouver refuge dans une manière d’assoupissement qui n’aurait d’égal que le sentiment que tu ressens en sa profondeur à errer romantiquement au milieu de la houle blanche de tes bouleaux. Depuis ici, depuis les massifs de buis et les piquants des genévriers qui étoilent mon Causse, j’en sens les inexprimables effluves, les senteurs identiques à ces papiers d’Arménie qui tissent, depuis longtemps, la toile diffuse d’une légère et impalpable mélancolie.

   Beaucoup, de nos jours, n’éprouvent plus ni béatitude, ni ne se sentent habités de la félicité qui habitait le cœur des Anciens Grecs (tu connais mon admiration pour eux), eux qui éprouvaient l’immédiat vertige de la Nature, l’épousaient tel le gant qui épouse la main, si bien que l’on ne savait où l’une commençait, où l’autre finissait. Souvent, dans nos échanges épistolaires, au gré d’un enchantement, d’une formule lyrique il m’était donné de percevoir et de vivre au rythme de ce ravissement, haut lieu existentiel pour les Poètes, les Rêveurs d’Infini, les Chasseurs de Papillons, les Alchimistes, les Amants au plein de leur accomplissement amoureux, cette fusion ! Vois-tu, Fille du Grand Nord, combien le spectacle d’un Quidam en contemplation devant un beau paysage, face à une œuvre d’art, en regard de la pure beauté d’une Personne, combien cet Individu passerait pour un illuminé, un égaré parmi le jeu de la modernité, un simple témoignage des « Années folles », un fantôme hantant les coulisses de La Cigale, de L’Olympia ou du Moulin Rouge, édifices de carton-pâte dont il ne demeurerait plus qu’une sorte de brume diffuse, comme si tout ceci n’avait existé que dans la tête abîmée de quelque aliéné.

   Voici, les quelques mots extraits du beau texte de Tieck ont été utilisés d’une manière qui est la mienne. Mille autres formes eussent aussi bien pu convenir. « Constat désabusé », diras-tu au terme de ma lettre. Nul abattement cependant. Lutte immémoriale de la Tradition et de la Modernité. Combat infini des générations dépassées par le mouvement même de l’Histoire, par le renouvellement des idées, par le réaménagement des conduites selon des motifs mystérieux qui planent bien plus haut que nos yeux ne sauraient porter. Il y a comme une force invincible qui habite le destin des Civilisations. Tous, Toutes autant que nous sommes, malgré nos agitations, l’importance que nous nous accordons, la croyance en notre propre ego, figurons telles ces feuilles que le vent tient sous son souffle et porte bien plus loin qu’elles ne l’auraient imaginé. Bientôt de simples nervures ayant oublié la consistance même de leur limbe !

  

« Ces colombes qu’on assassine » :

le langage, l’art,

la raison, la poésie

seraient-elles de la nature du phénix ?

Renaîtront-elles ?

Si oui, sous quelles formes ? 

Questionner est toujours

une rude épreuve.

Dormir, demeurer éveillé :

telle est la question

 

      Après des jours d’averses continues, du bleu vient de s’installer parmi la résille blanche des nuages. Bâton de marche en main, relié à toi par la pensée, j’arpenterai bientôt ces chemins qui, pour un temps, traceront mon avenir. Salue les bouleaux de ma part, ce sont des arbres à la grande sagesse.

 

Celui qui marche dans ses mots et,

sans doute,

les oublie aussitôt !

                     

Écrire, est-ce tracer un chemin ?

 

 

    

 

  

 

 

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5 novembre 2023 7 05 /11 /novembre /2023 09:20
Du cosmopoétique au chaotique

« sea scape »

©️jidb

november2023

 

***

 

   « Paysage marin » nous dit le sous-titre de cette photographie. Certes le paysage est présent mais combien cerné de près, réduit à une dimension de carte postale. Certes le caractère « marin » apparaît mais sous ses plus sombres convulsions. Entre ces deux natures, du « paysage » et du « marin » s’instaure une tension si réelle qu’elle en devient palpable immédiatement. Y aurait-il antinomie entre ces deux notions ?

 

Le Paysage opposé au Marin,

le Marin s’imposant au Paysage ?

 

   Sans doute faut-il le croire pour la simple raison que le Paysage, dans sa dimension d’archétype, nous semble recevoir une dignité particulière, une grandeur s’y applique, l’adjectif « sublime » venant aussitôt s’y accoler comme son plus naturel prédicat. Volontiers nous l’associons à des valeurs telles que « site », « panorama », « tableau », « vue » et alors, sans aucune volonté de jouer sur la proximité lexicale, notre « vue » se dirige tout naturellement (nous en faisons l’hypothèse) vers cette dimension romantique telle qu’exprimée dans le tableau « Le Voyageur contemplant une mer de nuages », de   Caspar David Friedrich.   

   Ici, l’on s’aperçoit que le paysage ouvre des horizons, que le « Voyageur », sa silhouette fût-elle vigoureusement présente, se place sous la domination d’une Nature vaste et universelle. Et cette vastitude de la perspective s’accroît de manière évidente si nous faisons appel à la morphologie de ce mot [p e i z a Z e], trois syllabes que l’ouverture vocalique du [a] vient porter à son acmé signifiante. Mise en relation, la morphologie du terme [m a R e~] contraste fortement au motif que ce que la première syllabe ouvre [ma], la seconde syllabe [R e~] le referme. Ici, loin d’être une coquetterie d’interprétation, cet affrontement des positions morphologiques respectives, devient amplement significative. Qu’à l’évidence il n’y ait nul isomorphisme de la valeur phonétique d’un mot et du signifié dont il est le support, il n’en demeure pas moins que le « chant » du langage, sa modulation imprègnent la psyché humaine, y imprimant ces sensations inaperçues qui sont fondatrices d’une perception particulière et, partant, d’un sens, dont, la plupart du temps nous ignorons la réalité. Ce sont, pourrait-on dire les « insus » du langage. 

 

Du cosmopoétique au chaotique

Le Voyageur contemplant une mer de nuages

Source : Wikipédia

 

 

   Et de leur opposition morphologique [p e i z a Z e] / [m a R e~], il convient maintenant de montrer leur opposition sémantique. Si la pure venue à nous du Paysage se fait d’une manière toute cohérente, dans le genre d’une nette évidence, nous voulons parler du fond de la photographie de Judith in den Bosch, ce Ciel certes grisé, parcouru de fins nuages sépia, ce Ciel qui tient lieu de Paysage en sa facture unitaire, comme s’il nous requérait en tant que Voyeurs de l’immense parcours qui est le sien, d’un Ciel l’Autre, se ressourçant à même l’infinitude de son voyage, manière de dimension essentielle qu’il nous adresserait depuis la mesure de son Cosmos. « Cosmos » renvoyant tout simplement à une harmonisation de l’élémental, lequel ici se donne sous les espèces de l’Eau sous sa forme de nuage, de l’Air sous sa forme de vapeur. Eau/Air unis comme pour adresser aux humains que nous sommes un chant hauturier immémorial, pour déplier devant nos yeux avides quelque chose de l’ordre d’un poème venu de l’entier mystère de l’Espace/Temps. Et cette parole secrète, cette comptine à peine devinée, il nous plaît de lui attribuer le prédicat de « cosmopoétique », cette fable issue des Origines dont un écho vient jusqu’à nous dans la diaphanéité d’éléments unis à seulement requérir notre attention, la disposer au point focal de ce qui est doué d’un temps long, sinon d’une éternité, car la plénitude Air/Eau semble camper dans un Immuable s’étendant bien au-delà du temps humain.

   Et quel est donc l’élément perturbateur qui vient s’intercaler dans notre champ de vision, semant le trouble de cette dimension fondamentalement cosmopoétique pour lui substituer le désordre apparent, devenu quasi matière solide, de ces vagues écumantes, rugissantes, suragissantes, cette rumeur infiniment chaotique, cet écho des sombres abysses, ces plis et replis qui paraissent manifester les convulsions premières de la Nature, ses borborygmes intimes, son énergie indomptée, sa puissance destructrice, la violence de ses affects (oui, nous la mesurons à l’ordre de l’humain, comment pourrions-nous faire autrement ?),  Nous, les Voyageurs qui contemplons sommes totalement désemparés face à ces ardeurs maléfiques, à ces bouillonnements de geysers, à ces éruptions marines volcaniques, à ces torrents de lave dévastateurs. Totalement médusés, pareils à des enfants solitaires placés sous les fureurs de métal de l’orage, c’est notre soubassement même d’humains qui tremble au plus profond de sa chair. Si le Paysage/Nature/Ciel pouvait nous rasséréner au titre de sa course mesurée d’un horizon à l’autre, du Poème céleste qu’il nous adressait, Harmonie subtile des Sphères, comment cette soudaine fureur, cette Eau devenue Terre, devenue rocher,  ne nous précipiterait-elle dans les mors d’une prose mondaine, heurtée, tellurique, sismique, l’élément-Eau se métamorphosant sous nos yeux incrédules en cette matière aveugle, obstinée à détruire tout sur son passage, à tout araser, à tout disperser dans la confusion avant-courrière de la Présence ?   

    La force interne de cette image, est celle-ci même que nous pourrions attribuer à quelque Démiurge secret qui, selon les caprices de sa volonté, convierait d’abord, à une sorte de Cène Primitive, des convives soucieux de respecter les usages et la bienséance qui président à toute union d’âme en quête d’un ordre nécessaire  à un bon rapport des choses entre elles, puis dans l’immédiat instant qui suit détruirait d’une main ce qu’il a créé de l’autre, semant là la confusion où régnaient clarté et netteté, imposant l’irrationnel en lieu et place d’un nécessaire sens commun plaçant au foyer de ses exigences la réassurance narcissique d’un ordre du Monde.

   Cette belle photographie, cette syntaxe impétueuse, nous replacent au sein même de notre condition Humaine : celle du risque permanent. Nos certitudes d’un jour ne sont que nos angoisses, nos hantises de demain, et c’est en ceci que la vie mérite respect et inspire « crainte et tremblement » pour reprendre la belle formule Kierkegaardienne.

 

Merci Judith de nous placer

de si belle manière

 entre Poème et Prose,

entre Cosmos et Chaos.

 

Ceci est la scansion même

de qui nous sommes, nous Voyageurs

aux parcours si peu assurés d’eux-mêmes !

Toujours un calme précède la Tempête,

toujours la Tempête succède au calme.

 

 

 

 

 

 

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3 novembre 2023 5 03 /11 /novembre /2023 10:46
Du Noir êtes-vous la Blanche venue ?

 Peinture : Barbara Kroll

 

***

 

« …et que dure alors éternellement notre Nuit nuptiale. »

 

« Hymnes à la Nuit »

Novalis

 

*

 

   « Notre Nuit nuptiale » dit Novalis. Ne sortons-nous jamais de cette Nuit, cette Nuit Primitive, cette Nuit Originaire qui fut notre premier abri avant même que la Lumière ne nous visite et ne nous éveille au doux rythme de la Terre, à l’éblouissement immédiat du Monde ? Car il en est ainsi, nous, Êtres-des-lisières, regrettons toujours notre état antérieur, cette Nuit, comme si une violente nostalgie nous tirait en arrière, loin dans cet étrange taillis de ténèbres dont notre corps fit connaissance, s’en détachant à peine, gardant en son sein, au titre d’une étonnante réminiscence, ces voiles d’ombre, ces corridors de clair-obscur, ces coursives selon lesquelles se fondre en cet élément mystérieusement métaphysique qui ne supporte aucun contour, n’autorise nulle description, n’appelle nulle image, sauf celle, inaboutie, flottante, irréelle d’une manière de songe éveillé.

   « Nuptiale », le mot est fort qui nous attache pour l’éternité au ventre de la Nuit. Et c’est bien notre dos sur lequel s’imprime ce spectre indélébile, cette obscurité native, cette illisible brume dont jamais notre regard ne pourra prendre acte puisque notre revers est la partie de nous-mêmes qui nous reste inaccessible. Ne s’agit-il là d’une vérité infiniment cruelle ? Si, selon le concept hégélien, « La Vérité c’est le Tout », alors il nous faut bien admettre que nous ne pouvons accéder qu’à une partie de qui nous sommes, à savoir vivre dans un genre de fausseté qui nous met constamment au défi d’en transgresser la forme sans que ceci soit possible en aucune façon. Nous sommes pareils à des tessons épars ne parvenant nullement à retrouver le vase initial qu’ils furent, portant en ceci la couleur du deuil, ce Noir qui signe notre Origine en même temps que notre Fin. Certes le constat est amer mais le réel n’a cure de nos états d’âme, ils ne sont que les reflets de notre condition mortelle.

   Cette peinture de Barbara Kroll à partir de laquelle s’élèvent ces quelques mots est de cette nature foncière qui ne laisse guère de doute quant au motif de son aliénation, simple reflet de la nôtre. Tout comme nous, Elle ce Spectre Blanc n’a jamais formulé sa demande de venue au monde, pas plus qu’elle ne décidera ni de la cimaise sur laquelle elle figurera, ni du sombre réduit qui, un jour peut-être, sera sa dernière demeure. Son apparence torturée nous dit son renoncement à toute liberté, sa perte à même sa venue à l’œuvre. Elle est figée en soi, manière de congère définitive, de bloc de glace à lui-même sa propre justification :

 

une arrivée qui sonne tel un départ,

une parole qui se donne en silence,

une vue qui se retourne et regagne

le sombre massif de l’anatomie.

 

   Au seuil d’un premier regard, elle pourrait nous apparaître tel le contretype de l’œuvre de Munch « Le Cri ». Mais un Cri plus tragique si l’on peut dire. Par rapport à la peinture de l’Artiste norvégien, les couleurs se sont métamorphosées en ces griffures de Noir dense, en ce Bleu Turquin qui tire vers Nuit, en cette pâte Blanc de Titane, à cet enduit chaulé qui, posant le corps, le détruit, l’annihile en même temps. Les yeux, quant à eux, sont biffés, totalement pris de cécité et le Cri, le Cri ardent de Munch a ici inversé son flux, il abrase de son irrépressible force ce monde intérieur qui peine à se connaître, attiré qu’il est par cette sorte de buisson Noir, de résille sourde constituant, en quelque sorte, l’oreiller ténébreux d’une tête entièrement dévastée, parcourue des vents mauvais du non-sens.

   Cependant, alertés de ce sombre Destin, nous ne renoncerons nullement à en décrire quelques traits, à en crayonner quelques signes comme si ces derniers pouvaient insuffler à l’intérieur même du Modèle un semblant de vie. La toile se fond dans cette teinte Bleue qui ne semble en être une. Plutôt l’effusion d’une angoisse primordiale venant du plus loin du temps, sans doute du Chaos avant qu’il ne s’organise en Cosmos. Ici, aucune voix qui ferait signe en direction des balbutiements initiaux de l’humain. Tout est celé qui se retient en soi, simple margelle d’un puits avec l’éclat assourdi d’une eau morte, d’une eau fossile, d’une eau qui n’abreuvera nulle autre bouche que la sienne, la sienne adoubée au Néant.

 

Silence ?

Oui mais qui cogne sourdement

contre les parois du Vide,

 qui résonne des clapotis du Rien,

qui fait rebond sur les murs

d’une éternelle Absence.

 

   Sans doute, Lecteur, Lectrice, me direz-vous que mon écriture est noire, que ma plume est cernée de mort, que ma syntaxe se réverbère d’une rive du Styx à l’autre. Et vous aurez totalement raison. Et mon écriture sera dans un genre de vérité si vous éprouvez un frisson à me lire. Tout ceci n’est que le revers de la folie humaine qui connaît, de nos jours, un regain de violence comme jamais. Certes j’aurais pu prendre le parti de décrire de la beauté, de la joie, mais d’autres textes s’écrivent parallèlement, qui tournent autour d’une possible félicité. Ce qu’il faudrait, mettre les textes en regard les uns des autres afin que, de cette dialectique, naisse quelque chose comme un sens, puisque tout sens n’est que relation. Mais il est toujours difficile de faire se confronter les textes, les simples choses, les idées et les actes, les faits et les rêves, les souvenirs et les projets et c’est bien pour ce motif que la Totalité du Réel nous étant hors de portée, nous forons notre trou chaque jour qui passe à notre essentielle dimension, c’est-à-dire dans le champ d’orbes étroits en lequel le nouveau, l’admirable, l’étonnant ont bien du mal à figurer. Nous pensant géants, nous ne sommes qu’une infime partie du Monde, que goutte d’eau dans le vaste Océan, mais énoncer ceci est pur truisme.

   Cette toile de l’Artiste allemande, je vous l’accorde, ceci est paradoxal, est belle à force de désespérance. Elle peut nous sauver de nous-mêmes, nous plaçant au sein de nos propres contradictions, de celles du réel afin que nous puissions en supporter l’épreuve et nous mettre en mesure d’en dépasser la radicale aporie. Non, nous ne vivons nullement dans un Monde de Bisounours. Partout la violence, partout les guerres, partout la folie distillée à chaque coin de rue. Cette image nous placerait-elle à l’épicentre de la barbarie humaine et elle aurait amplement atteint son but. Il y a, sur Terre, mille raisons de désespérer, mille façons de nous extraire de ce vortex, de faire reculer le Noir,

 

de faire venir le Blanc comme

empreinte de la Lumière,

diffusion de la Raison,

fleurissement de la Vérité.

 

   Si le Poète Novalis, dans ses « Hymnes à la Nuit », nous invite à en célébrer les voiles de suie et d’incompréhension, c’est tout autant dans le but de nous ouvrir au chant poétique des choses plutôt qu’à leur fermeture. Pour clore cet article je  citerai cette phrase extraite d’un article de Corinne Bayle dans « Pourquoi la nuit ? » :

  

   « Novalis avait déjà postulé que c’est la nuit qui fait accéder à la connaissance, lieu aveugle du déchiffrement du hiéroglyphe du monde ».

    

   Cette image du « hiéroglyphe » traverse un grand nombre de mes écrits. Je pense, en effet, que nous avons à être nos propres herméneutes, ainsi que les interprètes de toute altérité.

 

Le Noir appelle le Blanc,

 lequel appelle le Noir en retour.

Ce mouvement de balancier scande

le rythme de toute existence.

 Aussi, nul ne pourrait s’y soustraire

qu’au risque de Soi.

 

 

  

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31 octobre 2023 2 31 /10 /octobre /2023 09:45
Esseulée de vous

« apparently »

with Esther

©️jidb

 

***

 

   « Apparemment » nous dit le titre de l’image, nous plongeant en quelque sorte dans un genre d’ambiguïté, d’imprécision qui, sans doute, se veulent volontaires. Par simple liaison, au motif d’un « esprit de famille », nous passerons « d’apparemment » à « apparence » car, déjà, quelque chose pourra s’éclaircir de l’ordre d’une compréhension. Nous lisons dans le dictionnaire :

   « Manière dont quelqu'un ou quelque chose se manifeste aux sens. Synon. aspect, physionomie. »

   Puis, aussitôt, nous laissons la parole à André Gide dans « Les Nourritures terrestres » :

   « J'ai vu, sur les chotts pleins de mirages, la croûte de sel blanc prendre l'apparence de l'eau. − Que l'azur du ciel s'y reflète, je le comprends − chotts azurés comme la mer − mais pourquoi − touffes de joncs, et plus loin falaises de schiste en ruine − pourquoi ces apparences flottantes de barque et plus loin ces apparences de palais ? »

   Le lexique de Gide, volontaire lui aussi, se fait essentiellement flou, comme si une irisation devait monter des mots, comme si une métamorphose ou un mirage atteignant les choses, tout se confondait en une vision étrange, « joncs » devenant « barques » ; « falaises » devenant « palais ». Un genre de vertige se donne à nous dont nous aurons bien du mal à nous remettre, à la façon dont un regard poudré de brouillard perd la valeur même de son acuité, contours si peu définis des objets, Existants hallucinés qui, d’un instant à l’autre, dépossédés de leur substance, flotteraient dans les taches huileuses d’un illisible marigot. Et c’est bien un identique sentiment d’aberration, d’illusion, de divagation qui nous saisit comme s’il nous déportait hors de nous en des contrées de texture diaphane, sinon en des sites qui nous demeureraient totalement hermétiques, sentiment donc que cette photographie instille en nous à la manière d’un venin ou, à tout le moins, d’une drogue perturbant les perceptions de notre conscience.

   Å défaut d’être une barque ou une touffe de joncs, « Esseulée » cependant ne se livre à nous que sur le mode du retrait, peut-être même de l’absence. « Esseulée de vous », formulation énigmatique dont, toutefois, un sens vient à surgir dès l’instant où nous voulons bien prêter attention à ce qui s’y dessine en creux. En réalité, c’est une assertion à elle adressée, le Modèle de l’image, si bien que, paradoxalement, elle nous apparaît esseulée d’elle-même, c’est-à-dire n’arrivant nullement à rejoindre le contenu même de son essence, demeurant extérieure à qui elle est, girant tout autour de sa propre esquisse sans possibilité aucune de s’y adosser, de camper son personnage à partir de ses propres fondements. Redoublement de la solitude, en quelque sorte, puisque même cette solitude ne lui appartient pas, lui ôte l’illusion qu’elle pourrait faire s’élever de Soi, certes une existence éphémère mais qui vaudrait mieux que le fait de ne pas exister du tout. Quelque chose d’indéfinissable monte de ce corps, qui le prive de quelque fortune dont il pourrait être le lieu, le reconduisant à l’imprécise et tragique nuée du néant, le projetant au lieu précédant sa naissance, ce non-savoir des choses et du Monde.

    Malgré tout, nous ne renoncerons nullement à en décrire la présence, cette dernière fût-elle tissée de minces fils de trame. Mais quel est donc ce local de facture bizarre ? Entrepôt, atelier désaffecté, décor surréaliste pour un film fantastique ? Provenant d’une brèche du toit, une lumière zénithale crue s’écoule en direction de Celle qui la reçoit sur un corps lumineux, tel un vase d’albâtre éclairé de l’intérieur. En réalité, nous ne savons si nous avons affaire à une Dormeuse pliée au sein de son rêve, s’il ne s’agirait plutôt d’une Ophélie sans vie dont le corps surnagerait entre deux lames d’air, tellement l’impression de flottement est visible, tellement tout ce qui est autour est éthéré, subtil, vaporeux, sensation presque palpable de vagues oniriques arrêtées en plein flux, clouées là pour l’éternité. Cette anatomie en sa fixité nous convoque aussitôt auprès de ces poupées en porcelaine dont l’artifice n’avait d’égal que la blême rigidité des visages des Mimes. Eh bien, oui, il nous faut nous l’avouer, de cette image bien qu’esthétique, de cette image bien qu’exactement composée exsude un sentiment tragique sans pareil. Située au point focal de la représentation, Esseulée certes nous fascine, mais de quelle manière ? Heureuse ? Triste ? Nous incline-t-elle vers quelque nostalgie, affecte-t-elle le lieu d’une mémoire ancienne comme si, devant nous, se rejouait la scène de quelque rencontre d’insigne faveur dont nous aurions eu à connaître jadis ? Nous sentons bien ici qu’à décrire Allongée, nous sombrons, peu à peu, dans la mare d’une troublante ambiguïté.

 

Paradoxe de cette vision

qui nous attriste et

nous charme

en même temps.

  

   Car ce sont bien des sentiments mêlés qui nous assaillent dès l’instant où nous cherchons à décrypter dans l’image, nullement sa surface, mais ce qui s’y inscrit dans la profondeur. C’est d’abord le corps en sa « confusion » qui nous pose problème. Ce corps qui nous paraît inanimé, privé de vie, voici qu’il se révèle à nous sous les traits d’une Méditante s’adonnant au repos et, dans ce repos, à une contemplation qui pourrait être de pure joie. La tête, calme, reposée, se niche au creux du bras gauche, anse naturelle où trouver paix et détente. L’autre bras, souple, fait une sorte de V évasé qui semble nous dire l’accueil de ce qui est extérieur, de ce qui pourrait rejoindre et se donner en tant que pure grâce. La robe est courte, à fleurs, identique à un champ de Mai semé du luxe rouge des coquelicots. La jambe droite est tendue, légèrement incurvée, comme pour mieux prendre la lumière. La jambe gauche est relevée, elle dit la pure beauté d’un corps fier de lui-même, un don fait aux yeux de ceux qui, en leur âme, cherchent quelque réconfort, quelque certitude. Voyez-vous, combien la réalité est plurielle, polymorphe, tantôt teintée de l’ombre des abysses, tantôt éclairée d’un soleil printanier, il s’en faudrait de peu qu’il ne soit taquin, primesautier. En un rien de temps, nous sommes passés de la mauve mélancolie à la rubescence d’une félicité tout intérieure. Ce qui nous plongeait dans une sombre rumeur se lève maintenant avec les larges attributs d’une oriflamme, avec le lumineux éventail d’un arc-en-ciel.

   Alors voici venu le moment de décaler notre regard, de le métamorphoser en une signification ouverte sur un large horizon, voici le moment venu de faire éclater la bogue des soucis, de semer le corail à tous vents, de prononcer le dépli de la joie lorsque cette dernière, loin des satisfactions naïves, s’ourle de la nécessité de lire, partout où ils veulent bien se présenter, les signes pareils à des sourires d’enfants, pareils à de hauts sémaphores agitant la gaieté spontanée de leurs bras de métal. C’est du corps même de Contemplative que la lumière rayonne et se diffuse à l’ensemble de la scène. Corps certes marmoréen mais habité en son intérieur du désir de gagner l’espace, d’y semer les gemmes d’un toujours possible bonheur, d’y insuffler cet élan vital au terme duquel tout reçoit sens et s’accomplit dans la marche attentive des heures. Avions-nous seulement aperçu, dans notre premier égarement, cette coulée de lave rouge, ce flux qui brûle du sein de lui-même, cette onde magnétique qui vient irriguer la sombre remise des lueurs du plus vif espoir ? Du reste, il est significatif que cette coulée, entre Alizarine et Vermillon, vienne effleurer la tête de Méditante, ce lieu de pure émergence de l’imaginaire, ce site remarquable entre tous du déploiement de la pensée, ce point d’incandescence qui nous fait Hommes, Femmes parmi l’inextricable jungle de l’exister. Ce rouge, cette nappe de braise vient sauver Ophélie de la noyade et, par la même occasion, vient nous dispenser de ce naufrage qui menaçait de nous emporter corps et bien au-delà de notre présence, du moins celle que nous nous attribuons en tant que manière d’être. Nous voici donc rassurés à peu de frais.

   Et comment, ceci ? Simplement au prix d’une translation de notre vision qui est, tout autant, spatiale que qualitative. Le projet que nous faisons quant à Celle-qui-est-regardée ne diffère en rien de celui que nous nous destinons, ouverture, appui sur la blancheur d’un corps offert en sa simplicité, ascension en direction de ce jour qui traverse le toit de la remise et nous convoque à la fête d’un au-delà de nous, d’un au-delà d’Elle, l’Inconnue. Celle qui, par la faveur d’un regard, devient la Connue, fusion de deux étrangetés dans la sphère unitive de leur présence, efflorescence d’une identique volonté, être Soi, être l’Autre, être ce Monde au gré duquel nous ne serons plus orphelins, ni de Nous, ni de Celle qui, enfin rencontrée, vient nous dire que toute Solitude ne résulte que d’une manière erronée d’envisager le réel. Aussi, après avoir éprouvé les affres d’une immédiate disparition, pouvons-nous nous consoler d’apercevoir, dans notre champ de vision, la graine germinative dont, jusqu’ici, nous étions privés. Dans le défaut de qui-nous-étions !  Esseulé de Soi, ce paradoxe que nous pensions définitif, pareil à une toile têtue tendue devant nos yeux, vient manifestement de recevoir une nouvelle dimension, au travers de la déchirure un jour se lève qui, encore, pour un long temps, illuminera la bannière de notre front !

 

 

  

 

 

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30 octobre 2023 1 30 /10 /octobre /2023 11:20
Etonnante pluralité de l’être-au-monde

                                                                 Mise en image : Léa Ciari

 

***

 

 

   Cette image n’est pas seulement belle d’être belle, de rayonner du plein de son exacte esthétique. Cette image est belle au seul rythme de ses multiples significations. Imaginez donc quelqu’un, peu importe qui, au centre d’un labyrinthe de cristal où mille miroirs brillant tel le soleil recevraient et amplifieraient la silhouette dont ils seraient les seuls et uniques témoins. C’est troublant, tout de même, de pouvoir saisir d’un seul geste de la vision, aussi bien la figure multiple d’une spatialisation que les phases successives de la temporalité. Bien évidemment, ici, nous faisons immédiatement signe en direction de cette représentation cinétique de Marcel Duchamp, « Nu descendant l'escalier », lequel, dans un étonnant saisissement du réel, nous remet d’emblée à un vertical vertige ontologique. Ainsi l’existence, condensée à la pointe de l’instant, en un site formel immédiatement accessible, se donne avec tant de spontanéité que nous nous interrogeons sur le lieu véritable de notre être et de son hypothétique vérité.

   Par un effet de simple projection de notre propre identité, regardant « Nu », ou bien l’image proposée par Léa Ciari, nous devenons, inévitablement, l’une de ces esquisses temporelles, si bien que c’est notre passé qui surgit en nous et nous demande quelle fut la position la plus essentielle qui nous visita. Reformulée au présent, l’interrogation consiste en ceci : Quand arrivons-nous à l’acmé de qui nous sommes, à savoir dans la manifestation absolue de notre essence ?  Jeune enfant dans notre innocence native ? Adulte dans la « force de l’âge » dont Simone de Beauvoir parle si bien dans le livre éponyme ?  Dans la sagesse de la vieillesse qui blanchit nos tempes, y grave les rides du souci de vivre ? Voyez combien ces deux images ploient sous une charge sémantique qui les déborde et les accomplit en même temps. En effet, elles ne sont signifiantes qu’à la mesure de l’excès dont elles constituent le socle.

   Il y a, dans ce clair-obscur, comme un glissement continu de la chorégraphie existentielle. Non seulement les personnages existent au centuple mais ils le font d’une manière subtilement dialectisée. Procès d’une négativité constante qui efface l’antécédent pour mieux révéler, donner lieu au subséquent. Négativité donc qui se métamorphose en la plus précieuse des positivités. On croirait, ici, soudain naviguer en régime de toute puissance, l’être se multipliant à volonté selon l’heure et le temps qui passe, sinon sous l’appui léger de quelque frivolité, de quelque insouciant caprice. Voici que l’existence contingente, aporétique, se dépouille de ses vêtures étroites pour gagner la demeure d’une libre exposition au carrousel du monde. Telle ou tel qui se croyaient disparus, les voici qui surgissent là où l’on ne les attendait nullement, doués d’une énergie vitale qui gommerait les ombres, ferait briller une mince lumière d’éternité. Assurément, il y a là l’exposition d’une joie tout intime, d’une félicité agissant à bas bruit, d’une latitude de l’être portée au degré le plus haut de sa longitude. Tout ce qui était nadir se donne en tant que zénith. Merveilleuse faculté de fécondation de l’image lorsqu’elle se dote de l’apparence du beau, de ce qui ouvre le sens et le maintient sur quelque promontoire où il brille, la nuit soit-elle venue.

   Si cette représentation, comme il a été précisé plus haut, s’envisage sous les traits de la double figure canonique de l’espace/temps, c’est bien son coefficient de moment, de durée qui retiendra prioritairement notre attention. Combien Eve, Adam (nommons-les ainsi au seul souci d’une nécessaire universalité), s’adonnent à parcourir leur chemin de vie. Ils sont, tout à la fois dans leur ici-présent et dans leur avoir-été, dans ce lieu génétique qui les crée et les recrée au rythme de leurs figures successives. Pourrait-on alors s’abstraire d’évoquer le devoir de souvenance et le bonheur qui lui est coalescent, de rapprocher ainsi des événements autrefois vécus que le songe réactive afin que, de cette synthèse, un présent soit possible se ressourçant aux résurgences qui furent, aux jaillissements qui seront. Cette belle photographie est porteuse d’une délicate réminiscence proustienne. Elle glisse du maintenant de Paris à l’autrefois de Combray, elle installe le « Temps retrouvé », celui de la « Petite Madeleine » qui efface le « Temps perdu », celui des mondanités dont la tâche artistique était absente. Sublime fusion du temps de l’enfance, « Swann », « Guermantes », avec celui de l’âge de la maturité où s’élabore l’une des œuvres majeures du XX° siècle. Oui, c’est ceci le prodige de la mémoire reconstructrice, assembler les fragments épars du temps, porter à la conscience les événements sans lesquels elle ne serait qu’un corps privé de mains, qu’un outil sans tranchant, qu’un ruisseau connaissant la douleur de son étiage.

   « Etonnante pluralité de l’être-au-monde ». A partir d’ici se justifie ce titre qui pouvait se donner en tant qu’énigme. Nous ne sommes au monde que totalement munis des textures et des fils qui ont tissé notre passé, que le présent reprend, que le futur portera en avant de nous. Comme si l’entièreté de notre existence pouvait défiler sur l’écran du réel autrement qu’à l’aune de ruptures, de biffures, de retraits. Comme si, l’œil rivé à la boîte d’un kaléidoscope, se montraient à nous, non seulement notre esquisse mais les milliers de fragments colorés qui en dressent la trame complexe, toujours en dette ou en excès d’elle-même. Oui, nous sommes des êtres de l’ombre et de la lumière, du miroitement et de l’obscur, de la présence et de l’absence. Bien plus qu’un long et savant discours, cette œuvre métaphorise notre sensation d’incomplétude, de manque, de désirs qui, parfois, s’actualisent uniquement sous le sceau de la privation, du dénuement, de la chose dont nous eussions souhaité qu’elle fût à portée de notre main alors que nos yeux n’en fixaient que la fuite à jamais sous l’horizon des incertitudes.

   Nous sommes des êtres du divers et du chamarré, notre vie n’est qu’habit d’Arlequin avec ses risibles empiècements, nous sommes, tout à tour, des Zanni, oiseaux à la cervelle creuse ; des Pantalon au fort caractère ; des valets bouffons à la Brighella ; des Pierrot candides aux yeux tristes ; nous sommes des Pedrolino comiques ; de touchantes et amoureuses Colombine. Nul repos, nul répit, notre trajet existentiel est le lieu de mille modifications, de mille retours, de mille sauts de carpe, les acteurs de facétieuses et étonnantes dramaturgies. Nous empruntons à tous les personnages de « La Comédie Humaine », nous rejoignons les ambitions d’un Rastignac, nous prenons les mille visages d’un Vautrin qui, à notre façon, se dissimule sous une foule de noms d’emprunt, nous marchons dans les traces d’un Père Goriot assoiffé de possessions, nous nous glissons dans la peau d’une Félicité des Touches visitée par la grâce de la réussite.

   Nous sommes des êtres composites, des alliages complexes, nous sommes des produits alchimiques mêlant la materia prima à la pierre philosophale, nous pratiquons, aussi bien et simultanément, l’œuvre au noir, au blanc, au rouge. Nous sommes des arcs-en-ciel. Jamais nous ne connaissons ni le lieu exact de notre être, ni sa destination et nous serions bien en peine de dire à quel degré de l’échelle des tons psychiques nous nous situons, de décrire la couleur de nos états d’âme, d’anticiper la terre de notre destination. Ce qui se joue dans l’individuel se reflète identiquement dans l’universel. L’histoire personnelle joue en écho avec la Grande Histoire. Nos êtres, si infimes, si insignifiants, rejoignent la cohorte sans fin des hommes célèbres et méritants qui ont essaimé le long de toutes les Civilisations. Nous faisons tous partie de la même « humaine condition », Montaigne dans ses sublimes « Essais » en a suffisamment assuré la belle mise en musique.

   Nous sommes traversés des feux des orages multiples, puis surviennent de soudaines accalmies. Nous sommes des Sujets semblables à ces girouettes que le Noroît, l’Autan ou le Mistral font tourner à leur guise selon telle ou telle direction. Notre substance de SUJETS est atteinte de ce vertige, désorientée par ce constant et infrangible tourneboulis. Voyez l’image ouvrant ce texte. Elle dit en mouvements suspendus, en réitérations de présences, en clignotements ontologiques ce que les mots, ici, s’essaient à traduire avec hésitation, maladresse. Rarement y a-t-il coïncidence de la phrase, du texte, avec la réalité qu’il s’agit de montrer. Peut-être la manifestation visuelle, en certain cas, lui est-elle préférable, elle qui montre en un seul empan la totalité de ce qu’elle a à dire.

   Regardons maintenant, avec Michel Serres, dans « Eloge de la philosophie en langue française », l’apparition, au cours des âges, de ces moirures, de ces diapreries, de ces subtiles et infinies nuances qui jalonnent notre nature et l’affectent continûment, sans cependant altérer notre essence. Nous sommes nés hommes, femmes et le demeurerons. Donc le Philosophe dit ceci à propos de la métamorphose de l’idée de SUJET dans l’histoire de la philosophie : (un calque pourrait être appliqué au devenir particulier de chaque homme, de chaque femme) :

    « Chaque siècle, en France, réinvente et campe la conscience ou l’identité forte de cet individu singulier, canonisées par la philosophie : Montaigne, moi ; Descartes, ego ; Rousseau juge de Jean-Jacques, sans exemple et sans imitateur ; Auguste Comte, le mécanicien, le naturaliste, le grand prêtre, moi positiviste en trois personnes ; Bergson, ma durée intérieure ; Sartre, ma liberté située… »

   Or, s’il s’agit toujours de cette même subjectivité, véritable pivot intérieur de la conscience, les contenus, loin de se fondre dans le même creuset, s’écartent sensiblement au regard de leurs significations internes.

   Ce qui est le plus remarquable dans « Les Essais », c’est cette pensée novatrice du moi qui le pose en tant que centre d’une fiction, mêlant hardiment deux notions pourtant infiniment contradictoires, l’imaginaire d’un côté, le réel et le vrai de l’autre. Ceci, le lecteur le sait et ne fait que s’en réjouir. Le moi de Montaigne est donc résolument moderne, lui que le roman contemporain copie sans vergogne afin de confectionner des vies pourtant bien moins passionnantes que celle de l’humaniste bordelais.

   Chez Descartes, philosophe rationaliste s’il en est, le moi ne se relie plus à la fantaisie qui règne chez Montaigne. Si Montaigne joue, Descartes se veut sérieux. Si de ce cogito qui lui crée quelques insomnies, il veut venir à bout, il lui faudra s’appuyer sur des certitudes, étayer son raisonnement, donner au Sujet souverain le sol nécessaire de la Vérité. Pour ce faire il s’appuiera sur le doute, son propre doute dont il déduira que c’est lui qui le pense et, le pensant, il ne peut qu’exister lui-même. Ensuite faisant l’hypothèse d’un malin génie qui se joue de lui et le trompe, il développera une hypothèse semblable, suspendant son jugement, donc prouvant sa propre existence au seul motif de son vouloir. On s’apercevra ici, combien le moi de Montaigne et l’ego de Descartes se situent dans des perspectives radicalement différentes.

   Quant à « Rousseau juge de Jean-Jacques », l’on perçoit aussitôt sans peine l’irruption de la psyché dans le moi et des ravages qu’elle peut y créer. Rousseau se pense la victime d’un complot qui aurait été fomenté à son encontre. Ceci l’angoisse si fort qu’il arrive tout au bord de la dépersonnalisation. Il se réfugie derrière un pseudonyme : « Monsieur Renou ». Dès lors, « je est un autre », la formule rimbaldienne ne semble avoir été écrite que pour lui. Le moi n’est plus ce jeu de Montaigne, ce concept cartésien, le moi est moi-pathos, moi-assiégé, moi-aliéné.

   Avec Auguste Comte s’opère une révolution copernicienne.  Les anciennes relations du moi avec la métaphysique sont soldées. Le moi n’est plus cette intimité avec soi, pas plus que cette étrange constellation qui le mettrait en relation avec le fictif ou l’imaginaire. Ce sont le réel, le palpable qui se substituent aux errances intellectuelles et aux plans sur la comète. De son statut étroitement singulier, l’ego se voit revêtu de l’auréole de l’universalité. L’idée d’individu, donc de sujet, se dissout dans un grand être social qui abolit tous les particularismes.

   Bergson, lui, prend le contrepied de Comte dont il critique le positivisme matérialiste. Dès lors il s’agit de se distancier du réel, de laisser ploace aux « données immédiates de la conscience », de privilégier l’intuition. Le moi s’adonne avec confiance et sérénité au phénomène de la durée pure qui est en même temps liberté au motif qu’elle congédie les conventions sociales, les automatismes, les conditionnements de tous ordres. Le moi est libre de lui-même dans la durée qui est sienne.

   Chez Sartre, à l’opposé de Bergson qui fait de l’intuition le moteur de la liberté, c’est l’existence elle-même qui est la substance à partir de laquelle se donne, pour l’homme, la possibilité d’être libre, de choisir, de s’engager. Le moi humain se construit au milieu des choses, en situation, c’est lui qui imprime sa marque, impose son sceau à l’ordre du monde. Nulle essence ne précède l’existence. L’existence a à se constituer au centre de cette pâte visqueuse et racinaire de la contingence.

   Cette brève histoire de la philosophie, telle que proposée lapidairement par Michel Serres, est à l’image de ce que nous sommes nous-mêmes en tant qu’individus, sujets, consciences. Nos cogitos successifs sont pareils à ces gemmes qui dorment dans l’ombre de la terre, gemmes aux mille et changeants reflets dès l’instant où la lumière de la conscience tâche d’en découvrir la plasticité, l’infinie modulation. Notre moi est tantôt intimiste à la Montaigne, tantôt rationnel à la Descartes, confit d’angoisse à la Rousseau, horloger à l’Auguste Comte, ineffablement intuitif à la Bergson, volontairement libre à la Sartre. Si la philosophie est le macrocosme, nous sommes le microcosme en lequel se reflètent toutes les parures, les cosmétiques, les vêtures chamarrées selon lesquelles notre vie s’ordonne, notre existence se crée au gré des courants marins, des vents alizés, des circulations de surface ou de hauts fonds. Nous sommes des océans en miniature agités au rythme de leurs propres marées, flux et reflux incessants. Ne le serions-nous et alors notre condition d’homme nous échapperait, notre moi se dissoudrait et nous n’aurions même plus le recours à la magie de l’intuition pour nous soustraire aux funestes desseins de Charybde et Scylla !

  

  

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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