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16 juillet 2023 7 16 /07 /juillet /2023 17:04
Ce Lieu.

« Etude 2014 – 2015 »

Photographie : Gilles Molinier

***

Ce Lieu

 

  On avait beaucoup marché, ne regardant même pas la trace de ses pas dans le sol de poussière. On avait étréci l’arc de ses paupières afin de ne pas être ébloui par quelque attroupement ou bien un spectacle inopiné qui nous eût distraits de notre route. On avait foré le puits de ses pupilles, le disposant, par avance, à accueillir Ce Lieu. On ne s’était nullement arrêtés. On avait traversé des lagunes d’eau putride, des champs de désolation, des marécages de cendres, on avait plié l’échine, rôdant sur les hauts plateaux parmi les coulures du vent et les brûlures du soleil. On avait franchi des passerelles de lianes, flotté au-dessus de la marée verte de la canopée, chaloupé entre les dunes du désert, traversé d’étroites gorges emplis de doute et d’effroi. On avait giflé l’air de ses mains, on avait accusé le climat, invoqué les dieux, on avait prié, imploré, on s’était amenuisés à la taille du modeste ciron, mais rien n’y faisait. Ce Lieu, cette Tour de Babel, ce mythe élevant jusqu’au ciel le vertige de ses spires ascensionnelles, cette incroyable ziggourat, on voulait non seulement l’apercevoir, mais l’enfouir au sein de soi dans la pure merveille. On voulait être Babel et distiller les mots, les alambiquer, les métamorphoser en pure essence jusqu’aux confins du monde, dire la beauté verticale des choses puis laisser place à l’immense empire du silence. Une fois, seulement, on voulait goûter cette ivresse de l’ambroisie et savoir ce qu’habiter sur Terre voulait dire. Dans le site immense de la poésie. Ce Lieu !

Ce Lieu

 Voilà ce que des voix, venues de nulle part, avaient rythmé comme chant du monde, comme dernière supplique avant que la mort n’anéantisse tout dans le refuge de la peur originelle. Partout, des failles de la terre, du creux moussu des arbres, de la tunique verte du caméléon, des plumes longues des pailles-en-queues, du nombril des femmes, des sources d’eau claire, du rideau de nuages, de partout donc s’élevait l’hymne à la beauté, à cet étrange qui fondait comme neige au soleil et les mains demeuraient roides et désolées de n’avoir pu saisir et sentir la grâce du jour. On disait, et les paroles flottaient longuement dans l’espace alangui, pareilles à des écharpes de brume.

  On disait l’avenue d’eau claire, ses irisations à peine perceptibles, les yeux qui l’habitaient sous le miroir reflétant un ciel aussi blanc que neige. On disait les loutres au ventre soyeux, leur longue glissade dans l’élément si lisse qu’il paraissait simple vapeur, simple hallucination faisant sa caresse sur le dôme des yeux. On disait les milles reflets qui faisaient de la réalité un songe ouvert, une fable inépuisable. On disait le peuple des racines, leur tumulte que la rivière reprenait en son sein comme pour exorciser tout ce qui pouvait troubler l’harmonie, effrayer le pic-vert, faire fuir la tache de métal bleu du martin-pêcheur. On disait tout ceci et c’est tout juste si les mots s’élevaient au-dessus du sommeil des hommes, les effleuraient avec le même mystère que le vent met à traverser l’olivier sans que nul ne s’en aperçoive. Tout dans la profération discrète. Tout dans l’évanescence et la fuite si mince qu’elle ne s’annonce que sous la forme de la présence invisible.

  On disait les arbres aux troncs bulbeux, leur grande sagesse, leur ressourcement dans les eaux lustrales qui les portaient bien au delà d’eux-mêmes dans la contemplation des étoiles. On disait le tremblement des aulnes, leur finesse, la souplesse de leurs ramures se balançant dans le rien et l’inaperçu. On les devinait, bien plus qu’on ne les percevait. Tout comme les ides belles qui brillent au firmament et font leurs clignotements si intelligibles pour ceux qui ont appris à déchiffrer les hiéroglyphes. On disait le fin rideau des taillis que tressait l’à peine insistance de grains de lumière en suspension dans l’air. On disait le bonheur de vivre, là, sur cette Terre, dans la souplesse inventive du temps, dans la quadrature heureuse d’un espace quintessencié. Il suffisait d’être là, dans Ce Lieu et de ne rien faire qui puisse troubler le merveilleux ordonnancement des choses. Car, voyez-vous, lorsque la joie déplie ses rémiges, nul besoin de s’agiter, nul besoin de troubler ce qui ne saurait l’être. Joie de l’homme dans l’accueil du simple. Joie du simple dans la réception de l’homme. Double ouverture en miroir, en écho de tout ce qui grandit jusqu’à l’horizon du sens et fait toujours retour à soi dans la plénitude. Tout est accueil pour qui sait y consentir. Sentir ce qui advient ne consiste pas à percer l’opercule des choses sous l’empire de sa volonté. Tout se montre dans l’évidence à qui sait attendre LE LIEU d’une révélation. Non d’une mystique ou bien d’une religion. Simplement le dépliement d’un paysage, l’ouverture d’une corolle, la course arquée du soleil, l’élan de l’arc-en-ciel pour franchir la vallée, le saut du menhir, la courbe de l’épaule, la soie d’une joue, l’ébruitement du temps dans la parole se faisant.

  Oui, tout est langage, tout s’éploie et signifie jusqu’à la démesure. Oui, tout est disposé devant, il suffit de tendre la main. Oui, tout est infiniment disponible. C’est nous qui ne savons pas voir et demeurons dans l’enceinte de nos corps, apeurés d’être et de devenir.

Ce Lieu

  Ce Lieu, oui, Ce Lieu dont nous rêvons comme d’un possible Eden, jamais nous ne le saisirons mieux qu’à le trouver en nous, quelque part bien enfoui, mais ne demandant qu’à connaître et à débuter sa vie nomade. Nul besoin, du reste, de s’éloigner de soi afin de rencontrer les lieux du monde. A partir de notre propre socle, du sein de la sculpture que nous élevons dans l’espace, nous sommes à même de posséder tout ce qui vit et rutile et scintille, aussi bien que tout ce qui se dissimule et croît dans l’ombre. Imaginer, voir, sentir, être attentif à ce qui se dévoile, c’est sortir de son ombre et entrer dans la lumière. Ainsi, Ce Lieu immortalisé par le photographe, si nous l’avons visé adéquatement, Ce Lieu ne s’effacera jamais de notre mémoire. Il sera ancré, quelque part, dans une crypte pour la joie. C’est pour cela, l’adhésion à l’intime du monde, que partout se disaient en mode discret, l’eau et son miroir, l’arbre et ses racines, le ciel de neige et le tremblement de soi que requièrent les choses justes. Nous sommes Ce Lieu !

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Published by Blanc Seing - dans Mydriase
16 juillet 2023 7 16 /07 /juillet /2023 17:01
Guetteurs de silence.

René Magritte

***

"Je ne guette rien

Tout me guette.

Dont

Votre regard étiré

Cernant le rond des nuits,

Etrange harmonie grise

Courbée et tendue

Tel un arc entre deux lunes.

Vos pupilles portées

En invisible

Autour du blanc d’un cou,

Sautoir aux odeurs carnées

Et l’heure se creuse

Dans le soudain d’un mot.

Je ne guette rien,

La phrase se jette

Du haut d’un œil

M’assaille en silence

Retourne l’entaille

Et au fond de la langue

Un pan de métal poli

Se dresse ,

Le mot glisse sur la paroi lisse

Jusqu’à l’entraille du dire.

Me guettait

Durant ces temps creux

Ce Vous à dire.

Je Vous porte donc

A la cime de l’arbre sec

Et j’attendrai

Qu’à la serrure blessée

L’œil se dévoile.

Il me plait que vous n’en sachiez rien.

Je vous laisse le vol du silence."

Nathalie Bardou

Octobre 2014

*

[Essai de libre interprétation

du poème de Nathalie Bardou]

 

 L'attente de ce Vous qui demande et fait naître la poésie, l'attente de ce Vous énigmatique qui porte à la parole, dans l'imminence de cela qui pourrait survenir, l'attente en son ouverture, cette unique tension, vers le ciel, le dieu, l'autre, l'amour, l'œuvre d'art, enfin toutes les cimaises par lesquelles nous paraissons au monde et faisons événement depuis notre fragile " entaille ". L’attente comme on dirait " le suspens ", " l’abîme ", " le vertige ", " l’infini ", " l’absolu ". Car, nous mêlant d’écrire, l’arche est ouverte, l’arche est haute qui nous convie à déplier ce qui se trouve retenu et qui, encore, n’est parvenu à son éclosion. Alors nous disons " Je ne guette rien " et que pourrions-nous guetter d’autre, sinon notre empreinte sur la pâte ductile de l’existence. Mais pour ceci, l’empreinte, nous ne la déposons qu’à la manière de stigmates, donc d’une nécessaire douleur.

 Ecrire n’est pas rêver. Ecrire n’est pas jouer. Ecrire n’est pas faire semblant. Ecrire est produire, façonner, malaxer une argile et la mettre en forme afin qu’élevée dans l’espace elle puisse témoigner d’un sens. Travail artisanal s’il en est. Travail au sens de la "poïétique" grecque où une matière est mise en œuvre. Or la matière est langage et vibre dans le mot, lequel est toujours en attente du suivant et en suspens du précédent. C’est dans cet intervalle infiniment subtil que le Vous se glisse, ce Vous témoignant aussi bien d’une distance par rapport à ce qui est à l’évidence transcendant, aussi bien d’un recueil en soi devant une manière de sacré, de déité.

 Si le langage mondain s’affranchit facilement de ce Vous et tutoie les rudesses de la réalité, mettant le " tu " au centre des contingences, la poésie ne saurait emprunter une voie si périlleuse qu’à se commettre dans de bien étranges ornières, à savoir y perdre ses mérites. Or, la poésie est toujours mérite et c’est essentiellement pour cette raison qu’elle tient au-dessus de la terre et " tutoie " le sublime, ce qui veut dire qu’avec le commerce vrai des mots, seul le voussoiement est de rigueur. Il y faut de la distance, il y faut de la profondeur, il y faut un nécessaire recueillement.

 " Et au fond de la langue un pan de métal poli se dresse ". Sans doute faut-il entendre cette subtile métaphore résonner selon un lexique de chair car c’est un glaive qui entaille la gorge de laquelle va sourdre le mot avec toute sa charge de tragique. C’est bien d’un arrachement dont il s’agit. " Le mot glisse sur la paroi lisse jusqu’à l’entraille du dire ". Comment pourrait-on mieux dire la souffrance de créer que par cet exhaussement du-dedans même du corps ? Le mot du poème, avant d’être vibration sonore, signe sur le papier, est ce tissu, cette lymphe, ce sang, cette excrétion, cet embryon expulsé vers la lumière. Ô combien cet acte peut-être rapproché de la maïeutique socratique, mais non dirigée vers un disciple à éduquer, vers soi-même, uniquement. S’accoucher de cela qui vrille l’ombilic et demande à connaître le jour, à percer la bogue de l’inconnaissance, à briller d’un singulier éclat. Les mots du poème sont des pépites, des gemmes qui sourdent du ventre de la terre, d’une Tellus Mater à laquelle il faut arracher sa densité, sa noirceur, sa sourde complexion et la porter sur ces fonts baptismaux qu’on appelle littérature.

"Je vous porte donc à la cimaise de l’arbre sec ". Mais de qui est-il parlé ici, si ce n’est de l’être même du poème, " la cime ", sa transcendance, " l’arbre sec ", ce bois éolien, usé, travaillé par la force simple du vent du langage afin que dépouillé de ce qui le porterait à n’être qu’une fable, une anecdote, un simple événement, le conduise à l’avènement qui le révèle aux yeux des hommes comme l’instance qu’ils doivent prendre en garde. Pour le langage, d’abord, pour eux ensuite, les hommes, qui sont requis pour en faire briller l’essence. La plus haute mission de l’homme.

"La phrase se jette du haut d'un œil", la phrase fond littéralement sur le poète, venue des hauteurs illisibles qui sont, par nature, la demeure de l'art. Or l'art n'est jamais visible en soi, seulement ses nervures, la sculpture, la peinture, le poème, l'œuvre en définitive, laquelle témoigne de cette étonnante rencontre par laquelle l'essence se fait existence. Notre "compréhension" du poème, ou plutôt sa saisie, sont transition, passage, translation de cela qui fait phénomène, le poème, en direction de ce Vous qui lui a donné naissance, cette mystérieuse origine dont nous ne pouvons apercevoir que les agitations métaboliques, les irisations, les phosphènes animant la surface de notre sclérotique, déposés dans le creuset de notre conscience, dans l'aire libre de notre présence au monde. Seulement ceci, cette merveilleuse ambroisie, cette douloureuse absinthe, cette ivresse mescalinienne ne se donnent à voir qu'à l'œil exercé - cette belle métaphore de la lucidité, de l'intuition, de la disposition au langage de l'être -, lequel œil "m'assaille en silence", aussi bien l'œil qui donne à voir (la poésie elle-même), que celui qui est affairé à regarder dans ce qui est, l'œil du destinataire du message, le vôtre, le mien, tout regard enfin qui cherche, sous l'écaille du monde - ce faux semblant - à débusquer ce qui en fait le don à nul autre pareil, cela qui parle en mode silencieux et, jamais, ne peut apparaître qu'à la manière de ce qui, constamment s'éclipse. L'art est toujours en fuite du réel. A nous de nous mettre en quête de son dire silencieux. Il n'y a guère de plus pure aspiration à paraître que de forer ce sublime langage. Ainsi naît cette constante alchimie dont nous attendons qu'elle métamorphose le vil plomb en or. Non comme une possession, seulement comme un accroissement ontologique. A ceci nous sommes attachés comme "à la prunelle de nos yeux" pour utiliser une image qui, habituellement, fait sens dans l'immédiateté. Nous sommes en chemin . Et nos yeux sont ouverts.

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16 juillet 2023 7 16 /07 /juillet /2023 07:52
Cette beauté qui devait advenir

Voyage en voiture Iberico...

Urro du pommier...

Côte Fauchée...

 

Photographie : Hervé Baïs

 

***

 

   Tout est toujours en attente de soi, c’est-à-dire de surgir au lieu même de sa propre vérité. L’enfant avançant dans la nouveauté de son âge et guettant l’instant qui le révélera tel qu’il est et devait être depuis la mémoire la plus lointaine qui se puisse imaginer. L’arbre en sa longue et patiente croissance, sur le point de découvrir la force de ses racines, l’envol aérien de ses frondaisons, la chute de ses feuilles sur le sol de poussière. Le paysage avec ses rochers qui émergent de l’eau pour dire la nécessité de leur être, le lexique unique qu’ils dressent à la face du Monde.

   Espagne, pays des merveilles, pays aride et luxuriant tout à la fois, pays de terre et de mer, pays de déserts et de vertes oasis.

  

Tout est toujours en attente de soi

  

   La dune de Corrubedo avec ses vastes étendues de sable beige que la lumière décolore.

   En attente, la sierra de Guara avec ses gorges étroites, ses roches claires, son filet d’eau bleue-verte qui serpente tout en bas.

   En attente, le parc national de Monfragüe avec ses roches escarpées, ses massifs de chênes-verts.

   En attente, la Sierra de Gredos avec ses lagunes, ses cirques et ses gorges, son calcaire usé par l’érosion.

   En attente, le vaste plateau de la Ciudad Real avec ses moulins à vent badigeonnés à la chaux blanche.

   En attente, le Désert des Bardenas Reales avec son étonnant paysage lunaire, ses barrancos, étranges ravins entaillant de hautes collines de marnes.

    Mais toutes ces merveilles ne sont en attente que d’un œil visant avec justesse le lieu même de leur singulière essence. Nullement les hordes de Touristes qui ne découvrent de ces beautés, que leurs rapides apparences et ne sont sans doute inquiets que de leurs coreligionnaires qui pérégrinent, ici et ailleurs, ne découvrant guère du paysage que ce que leur en dévoile l’écran magique de leur Iphone, de ce double, de ce jumeau dont la perte serait irrémédiable.

 

Le virtuel en lieu

et place du réel

 

   Il y aurait tant à dire, mais en mode négatif, alors plutôt le silence. Provisoirement.

    Tout est toujours en attente de soi, ce qui suppose l’abord authentique des choses, nullement une image frelatée qui n’en serait que la forme euphémisée, réduite à sa plus simple expression.

 

C’est toujours l’essentiel

 qui doit nous atteindre

au plein de qui-nous-sommes

 

   Aller au-devant du paysage vrai, c’est d’abord accomplir un voyage vers Soi, un voyage vers cette Altérité singulière qui nous interroge à l’aune même de sa rareté.  Travail sur Soi, travail sur ce qui vient à l’encontre et souhaite l’espace d’une rencontre, nullement un regard hâtif qui, tel l’affligeant « selfie » n’est que regard sur Soi, non sur ce qui mérite attention et nous requiert en tant que Messager.

   Oui, les choses belles ont un message à communiquer, celui de leur être en leur plus grande profondeur. Or toute Beauté réelle porte en Soi cette nécessité d’être prise en compte au plus haut lieu de son intime valeur. Regarder en notre Monde mondialisé, où tout se confond avec tout, où l’identité est devenue banalité, où le superficiel l’emporte sur la profondeur, regarder donc suppose une véritable conversion de la vision, un retournement, non vers Soi, mais vers ce qui est posé là-devant comme le phénomène incontournable en sa primordiale présence. Ceci suppose le calme, le recueillement, le retrait. Comme s’il y allait d’un sacré à reconnaître et à la grâce duquel il faudrait se conformer. S’oublier en quelque sorte, se retirer dans un genre de clair-obscur dont l’objet de l’observation ressortirait en pleine lumière.

   Transcendance du réel oblige, c’est le Ciel qui vient en premier, qui se donne telle l’Origine incontournable. Nullement religieuse cependant, totalement esthétique, cette beauté inclinant de facto vers une éthique au motif que ce qui est beau est également vrai. Nulle dissimulation sous quelque masque d’emprunt, nulle fantaisie de Carnaval, l’épiphanie en sa clarté, le visage du paysage en son rayonnement. Tout en haut, la lumière est noire en son excès même de profusion, en l’exténuation de ses phosphènes, reflet de la nuit du lointain Cosmos. Puis, dans son essai de rejoindre la Terre des Hommes, la lumière se fait plus claire, plus nébuleuse, poudrée de cette diaphanéité qui est la nature même de sa douce et à peine insistante présence. Une suggestion bien plus qu’une imposition.

    Observateur de ceci, c’est dans un identique état d’esprit que nous devons nous situer : sur une marge, sur un seuil car c’est de cette limite que les Choses signifient avec le plus de justesse, dans une retenue qui est une sourdine, une fugue si discrète, presque un inaperçu mouvement des lèvres. Toute réelle saisie de ce-qui-est, se montre comme sur le bord de…, à la lisière, sur le fil non encore bien défini d’une frange, d’un pli qui, bientôt, s’ouvriront selon leur sens le plus abouti. Alors, plus rien ne s’interpose entre le Soi qui regarde et l’objet qui est regardé. Ceci se nomme « unité » dont la venue au jour est si rare, qu’elle doit nécessairement faire événement, nous atteindre au plein de nos sensations, s’invaginer en nous avec la retenue la plus attentive qui soit, avec délicatesse et sensibilité.

   Entre le Ciel clair et la Mer sombre, il n’y a pas d’effective opposition, de processus dialectique qui ferait se confronter deux termes adverses, incompatibles. Non, le prodige ici c’est que

 

les deux Choses naissent

l’une de l’autre,

le Ciel de la Mer,

la Mer du Ciel.

 

 

   C’est parce que la Mer est sombre qu’elle veut la clarté du Ciel. C’est parce que le Ciel est clair qu’il veut le sombre de la Mer. Car ici, c’est de complémentarité, de fusion des affinités dont il s’agit. Mais qui donc, par quelle pure décision de la Raison, pourrait proférer une telle séparation d’éléments qui, naturellement dialoguent, font écho l’un dans l’autre, naissent l’un de l’autre ?

 

La Mer est bientôt Nuage, puis Ciel.

Le Ciel est bientôt Pluie, puis Vague.

 

   C’est de ceci, de cette coalescence des Choses de la Nature dont il faut vivre l’immémoriale dimension.

    Ceci bien considéré, l’Horizon n’est horizon qu’à relier Ciel et Mer, qu’à les confondre en une certaine façon. Le Ciel a de l’amitié pour la Mer. La Mer a de l’amitié pour le Ciel et ceci, ce sentiment plénier ne résulte nullement d’un béat et naïf panthéisme. Ce n’est nullement Dieu qui se reflète dans les choses. Les Choses sont « divines » en elles-mêmes, c’est-à-dire qu’elles transcendent depuis leur pure immanence et portent en elle, mais aussi en l’Autre qui leur correspond, la totalité de leur plénitude. Les Choses sont autosuffisantes, totalement autonomes, cependant ne dédaignent pas le Regard Juste qui les reconnaît Choses en tant que Choses. C’est la fatuité humaine qui postule sa puissance sur le divers, qui fait croire aux Existants qu’ils sont des Suzerains, alors qu’en réalité, ces inconscients ne sont que les Vassaux de la Nature, du Rocher, de l’Arbre, du vol de l’Oiseau au plus haut de l’éther, du vaste Monde en sa polyphonie.

 

Tout est question de regard.

Regard sur Soi.

Regard sur l’Altérité.

 

   Regard en conscience, le seul qui vaille parmi les affèteries et les comédies de tous ordres qui sillonnent la Planète et la portent à son exténuation.

   Tout est toujours en attente de soi. Regarder avec exactitude consiste à dépasser l’attente, à lui donner un but, à l’accomplir selon le pli même de son essence. La bande blanche juste au-dessus de l’horizon, ce filé, cette écharpe transparente ne sont là qu’à préparer l’accueil de l’eau, à lui offrir l’assise qui, depuis le lointain du temps lui échoit comme le plus grand don.

   L’Eau est couleur de schiste, parcourue de courants légers, d’irisations subtiles qui sont le langage qu’elle adresse aux Poètes, aux Méditants, aux Contemplatifs.  Comment ne pourrait-on être dans cet état d’esprit, dans cette disposition mentale d’accueil face à la pure merveille de ces roches - Urro del Manzano ou Urro du pommier -, ces roches en tant que puissance du sol, mouvement figé, géologique, antédiluvien, en même temps qu’émergence éminemment présente de cette Nature donatrice de formes, toujours active, mais l’activité se compte en millénaires, c’est pour cette raison que leur constant devenir demeure inaperçu à nos yeux.

    Nul n’empêche d’en postuler l’étrange et vigoureuse énergie. Å la rencontre de l’eau et de la roche, comme une effervescence, la trace d’une émotion, l’empreinte d’un sentiment comme si l’eau était le refuge de la pierre, comme si la pierre demandait l’eau afin de venir à elle. Tout en bas du paysage, c’est le domaine du noir, de l’ombre, donc du secret venu du profond des abysses. Un fin brouillard d’eau blanche s’y pose avec délicatesse, il est une réplique à peine soulignée du Ciel, il est le dernier mot de cette sublime unité avant même que le crépuscule ne vienne tout effacer sur le seuil de la nuit.

   Cette image fait du bien, elle adoucit les brûlures du jour, elle est le contretype d’une violence endémique qui a singulièrement saisi le monde en ce III° Millénaire qui semble livré aux mors aigus de l’aporie, tant les lumières de la Raison paraissent vaciller, au point même que notre entrée dans une longue nuit est l’horizon même qui borne nos existences. Il faudrait pratiquer, auprès des jeunes générations, cette « paideía » des Anciens Grecs, au terme de laquelle l’éducation de ceux qui ont tout l’avenir devant eux serait le viatique selon lequel reconnaître la Beauté, dresser les contours d’une esthétique, édifier cette éthique qui, de nos jours, fait si souvent défaut, au point même que l’on s’interroge sur sa possible existence, ici et là, dissimulée sous des voiles qui en barrent l’épiphanie.

   « Cette beauté qui devait advenir », faisons en sorte qu’elle advienne vraiment, nullement de manière virtuelle sur des écrans qui ne conduisent qu’à la cécité. Oui, à la cécité. Les ombres veillent qui grandissent et étendent leur emprise !

  

 

    

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15 juillet 2023 6 15 /07 /juillet /2023 17:11
Abysses de lumière

                     

 Introspection Marine.- Through the night

 Peinture de Céline Guiberteau

 

 

 

 

                                                                                                                                                  Samedi 27 Janvier 2018

 

 

   Voici, que je te dise dans l’instant, Solveig, toi dont le beau nom signifie « chemin de soleil », ce qui occupe le centre de mes pensées depuis déjà plusieurs jours. Une image m’habite (je ne sais plus si elle vient du réel ou bien d’un songe, peut-être l’effet d’une réminiscence), elle m’apparaît ainsi : le ciel est noir, impénétrable, je dirais presque entêté tellement il se ferme et n’appelle nullement à lui. Puis, au centre, une réverbération, une limaille d’argent qui menace de devenir éblouissante. Au premier plan, à la limite de mon regard, une brume de lumière, un crépitement d’étoiles, le scintillement d’un feu de Bengale. Immédiatement au-dessous, une dalle de nuit marine comme si toute la lourdeur des abysses, la densité illisible des grands fonds avaient migré en direction de la surface. Suis-je autorisé à parler de « Mer Noire », faisant bien sûr abstraction de la réelle pour n’en conserver que l’étendue prétendument couleur de nuit. Ou bien dois-je plutôt y percevoir l’illimité océanique sous le glacis d’une Lune gibbeuse ? Je te laisse en décider.

   Je viens de recevoir ta dernière lettre. Elle porte en son sein l’empreinte des espaces sylvestres, la douceur de tes doigts, la longue mélancolie du temps hivernal. C’est du plein du solstice que tu m’écris. Tu me dis la nuit touffue, presque permanente, ici, au centre de ta Scandinavie, la lueur presque éteinte du jour, le froid qui vibre tel un bourdon. Ô combien il doit être rassurant, le soir venu (mais n’est-il pas éternel, le soir ?), de regagner son logis, de charger sa cheminée de bûches, de regarder rêveusement les flammes chasser la taie de silence alentour, d’assister au spectacle de l’éclat qui troue l’ombre, dissipe les pesantes ténèbres,  réinstalle ses droits ! Oui, Sol, je t’aperçois pelotonnée dans un plaid de couleurs, soufflant de longues volutes de fumée, étirant paresseusement tes membres, te disposant aux signes avant-coureurs de la nuit, ils sont le prélude d’une fuite dans l’imaginaire. Et, du reste, ne fait-on jamais que cela, être ici dans l’outre de sa peau et être là-bas, plus loin, où l’on est libre d’attaches, on ne se souviendrait même plus posséder un corps. Pur esprit seulement qui irait à sa guise selon la pente de l’heure.

       Mais revenons à mon icône. Elle brille, là, dans le réseau étoilé de ma tête. Elle fait ses étonnantes fulgurations, ses prodigieuses arabesques. Sans doute seras-tu surprise de cette ambiance de fête, de ce genre de bondissement qui pourrait se comparer aux cabrioles de quelque enfant insoucieux. Tant de noir assemblé, tant de confusion, tant d’obscure présence. Oui, et pourtant quelque chose s’annonce qui s’ouvre et demande à être reçu. Un signe qui viendrait de l’au-delà du cosmos, peut-être la première déflagration bousculant le chaos, l’amenant à ordonner son être. C’est ceci que fait la lumière, elle est l’origine qui décide de tout. Imagine un instant une nuit qu’on appelle coutumièrement « d’encre » afin d’indiquer son refus de paraître, l’absence d’étoiles, le retrait de la Lune. Tu en conviendras, chacun est perdu et le voyage privé de boussole s’arrête nécessairement.

   Penseras-tu avec moi que le lumignon d’espérance qui m’accompagne résulte entièrement d’un symbolisme sous-jacent à l’image ? Sans doute auras-tu raison. Ce noir n’est pas entièrement livré à lui-même, il vit de l’intérieur, il propose, il s’anime de rhizomes dont il fait le lieu d’une compréhension. Evoquant ceci, tout un réseau de forces se révèle qui naît d’une confrontation. Le noir vibre du blanc qu’il abrite. L’ombre se sustente de clarté. L’incompréhension s’auréole de compréhension. Parfois, Sol, ne cernes-tu pas tes yeux de noir pour les faire ressortir, pour y allumer l’étincelle qui dira ton nom et la résolution d’avancer qui t’habite ? Sans doute est-ce un geste inconscient mais cette chorégraphie nous influence bien au-delà de ce que nous pouvons en percevoir.

  Perçois-tu mon trouble depuis ton lointain pays ? Cette image plonge en moi son trident aux pouvoirs, comment les qualifier ?, maléfiques ou bien, au contraire, somptueux. C’est une telle richesse que d’être soudain envahi d’un doute et d’en chercher les tenants, d’en deviner les aboutissants. Accompagne-moi dans cet inventaire que nous devons faire, sauf à demeurer en suspens, ce qui n’est guère une position pour l’homme. Donc, cette nappe d’eau noire traversée d’étincelles, qu’y voyons-nous qui ne serait seulement la réverbération de notre propre image ? Vois-tu, dans une manière de réflexe spontané, tous ces points de clarté, cette luminescence sortie de l’eau, et voici que se présentent à moi dans une manière de sarabande, soit joyeuse, soit inquiétante, en de rapides traits de lumière, le krill minuscule, le plancton dans son éternel fourmillement, le poisson abyssal à la mâchoire crantée, aux yeux étonnamment vides, la méduse rouge aux longs tentacules. Rien que du mystère, rien que de l’étincelant venu tout droit des fosses marines. Sont-ils les images, ces myriades d’animalcules des grands fonds, d’illuminations qui nous traversent, dont nous ne percevons, tout au plus, qu’un simple fourmillement, une agitation de phosphènes, loin, là-bas, dans la rumeur de notre corps ?

   Et puis, connaissant ton inclination pour le symbole, je ne doute guère que tu penseras, à seulement observer toute cette étendue d’eau, à Ophélie flottant au clair de Lune, telle une étrange apparition. Elle, sur une onde qui semble plutôt vouloir la supporter que la prendre en son sein, vêtue de ses voiles clairs, semés de motifs, chevelure blonde abandonnée à sa propre chute, visage limpide nimbé d’une impalpable grâce. Ne serait-ce pas cet éclat dispensé par les belles de la nuit qui resplendirait au sein de cette eau teintée de suie ? Ne serait-ce pas la poétique rimbaldienne qui viendrait jusqu’à nous ?

« Sur l’onde calme et noire où dorment les étoiles

La blanche Ophélia flotte comme un grand lys,

Flotte très lentement, couchée en ses longs voiles… »

   Et, pour conclure cette longue missive, laisse-moi donc t’offrir la relation de voyage que fit Maupertuis en 1738. Il y parle d’aurore boréale en Laponie, cette terre extrême dont tu portes, en partie, l’empreinte ineffaçable. Puisses-tu la conserver longtemps !

   « Si la terre est horrible alors dans ces climats, le ciel présente aux yeux les plus charmants spectacles. Dès que les nuits commencent à être obscures, des feux de mille couleurs et de mille figures éclairent le ciel et semblent vouloir dédommager cette terre accoutumée à être éclairée continuellement, de l'absence du Soleil qui la quitte. »

   Est-ce vraiment encore le cas dans ces pays du Grand Nord, « dès que les nuits commencent à être obscures, des feux de mille couleurs et de mille figures éclairent le ciel » ? Alors je t’imagine posée sur la neige à contempler ces belles draperies boréales qui témoignent du miracle de voir au plein de la nuit. Ce ciel est une répétition de la mer quand dorment les hommes, que s’allume sur son gonflement la traînée de la Lune, qu’y scintillent, tels de vifs diamants, les luminaires des étoiles. Une harmonie sans pareille qui, chaque soir de clarté, vient veiller sur le sommeil des hommes. Le plus souvent à leur insu. Le sceau de la beauté est ainsi, il se fait discret afin de mieux rayonner ! Vois-tu, Sol, il se fait tard. Je vais tâcher maintenant de trouver le sommeil. Sans doute viendra-t-il à la première lueur de l’aube. Que sera alors devenu ce noir si enveloppant, du ciel, de l’eau ? Demeurera-t-il encore ces gerbes d’étincelles qui semblent vouloir dire la lumière des abysses dont nous n’apercevons jamais que les étonnants reflets ? Tout ceci était-il seulement la mise en scène d’une « Introspection Marine », nos propres états d’âme sont si mystérieux, Sol, si mystérieux !

  

 

 

  

 

 

  

 

 

 

 

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13 juillet 2023 4 13 /07 /juillet /2023 08:43
Est-il possible de comprendre ?

Source : Science et Vie

 

***

 

   [Entrée en matière – Le texte qui va suivre, réflexion sur un Poème d’Emmanuel-Emmanuel, n’est sans doute rien moins que difficile à saisir. En raison de son objet même car tout travail de compréhension-interprétation suppose plus un défrichement qu’un déchiffrement, tellement le Langage de l’Autre est toujours énigme. Et la métaphore qui fait signe vers l’action de défricher n’est nullement le fait d’une pure fantaisie. C’est bien d’une forêt des mots au sein de laquelle, Lecteurs, Lectrices, nous avons à ouvrir la clairière du sens. Or cette tâche est toujours difficile, sinon impossible.  Au motif même que le contenu de l’énonciation est le lieu opaque de non-dits, de réserves, de dissimulations, d’implicite, de pure subjectivité. Autrement dit c’est une Terre qui se lève devant nous dont nous devrons fouiller le sol à nos risques et périls, au risque de ne point trouver cette gemme que son Auteur a pris soin de travestir sous la vêture du lexique dont chacun sait le caractère d’immense polysémie.

    Si des mots comme « refuge », « renoncement », « sevrage » peuvent trouver de claires significations au titre même de leur dénotation usuelle, il en va bien autrement avec la zone toujours interlope des connotations, travail de la subjectivité sur les formes langagières. Car, de la linguistique à l’existentiel l’écart est ample, souvent abyssal. Le mot n’est pas de nature simplement langagière, ceci serait trop simple. Le mot est aussi reflet ontologique, signe de l’exister en son exorbitante polyphonie. Dans cette perspective plurielle de la pullulation sémantique, comment trouver son orient, poser ses propres repères, faire que l’acte de lecture ne soit jeu purement gratuit ?

   Interpréter, glisser la lame du couteau dans les interstices de la chair, l’endommager le moins possible, ménager ses fibres naturelles, entrer dans le su au gré de son propre insu qui devra se faire discret afin de ne nullement bouleverser l’ordonnancement de ceci même qui se donne à comprendre. On sera immédiatement alertés que toute tâche d’interprétation, au prix du nécessaire décalage qu’elle implique, suppose un réaménagement de ce qui a été dit, écrit, proféré. Il y va de la rencontre de deux subjectivités, de deux mondes étrangers l’un à l’autre. Comprendre adéquatement ne consiste nullement à parvenir au plein de la signification, seulement déflorer sans détruire, prélever le nectar sans offusquer la corolle, butiner le précieux sans en disséminer la beauté originelle.  

   L’édifice babélien, l’originaire comme le symbolique, est assemblage de terre crue, raison pour laquelle il est difficile de s’y aventurer autrement que dans la retenue. Comprendre-interpréter est un pur travail de modification de la source, c’est pourquoi les ruisseaux qui en résultent en aval ont perdu de leur vitalité primitive. C’est à pas comptés que nous devons pénétrer dans l’enceinte du Langage. Il y a tant à voir dans la pureté. Demeurons sur le seuil. Seulement d’ici l’édifice sera au repos et nous-mêmes assurés de ne rien transgresser du geste originel.]

 

*

 

« Par combien de refuges

Par combien de renoncements

Sous l’addition des sevrages

Force de ne plus t’aimer

Voudrais-je quitter l’orbite de cette terre désespérée

Sa pluie si belle

Ses cheveux doux

Si fous

De l’attente

Des calamités et du chaos

Je voulais être un arbre

E. Szwed

07-VII-23

Je voulais être un arbre »

 

Commentaire d’Emmanuel-Emmanuel dont j’ai partagé le Poème

Dans mon Groupe « Écriture & Cie » :

 

« J'espère et je crois que vous comprenez. Merci donc. »

 

*

 

   « Est-il possible de comprendre ? ». Å première vue la question paraît naïve mais, sans doute, parce qu’insuffisamment interrogée.  Comprendre, est-ce si naturel qu’il y paraît ? Comprendre, est-ce si logique que supposé ? Y aurait-il une sorte de pré-compréhension, d’a priori qui nous habiteraient si bien que, toute question de ramener en notre direction un possible sens, ceci constituerait l’évidence même ? Il y aurait donc résolution à même la question. Certes, nous les Humains ne sommes nullement une terre vierge et les chemins que nous avons parcourus ont semé en nous quantité de jalons qui sont autant de facilitateurs d’une future saisie des problèmes et, corrélativement, de leur dénouement. Cependant, si j’applique à chaque énoncé auquel je fais face en tant que déchiffreur (le terme de « défricheur » serait peut-être plus exact), le postulat selon lequel, d’emblée, une réponse m’est donnée face à l’énigme qu’est tout questionnement, il semble bien que je fasse abstraction d’une réalité liée à l’essence même de toute énonciation proférée par un Locuteur. Entre Celui qui me questionne et auquel je dois répondre et celui que je suis dans le présent de la situation, ce qu’il est essentiel de saisir, c’est qu’un abîme nous sépare existentiellement et que cet abîme est abîme de sens. Et c’est bien cet abime qui installe entre les Hommes, la polémique, les divergences, les guerres, parfois.

   Supposons un énoncé en référence tel que celui-ci. Un jour d’été, en pleine lumière, au sein de cet épanouissement sans limite qui vient à moi, un sentiment de plénitude immédiate m’atteignant, un Quidam s’adresse à moi de telle manière :

 

« Il fait beau aujourd’hui »

 

   alors se dégage immédiatement une adéquation de l’énoncé, du réel et de nos deux présences, si bien que rien ne demeure dans l’ombre, rien ne se dissimule sous quelque voile mystérieux, l’assertion nous saisit en sa vérité, notre compréhension de ce qui fait phénomène sera soudain si saturée que rien ne nous questionnera plus avant. Il y aura homologie des situations signifiantes. Il y aura accord et l’énoncé trouvera sa chute positive dans le cadre de sa profération. Certes l’exemple est simple, si ce n’est simpliste, mais parfois faut-il partir du simple pour aller vers le complexe. Ici, la situation, si l’on peut dire est de « nature », la chose convoquée se donnant telle la colline à l’horizon, tel le rocher sur le rivage. Tout y est explicite. Tout y est transparent.

    Mais là où la chose se complique, c’est lorsque de l’implicite, du caché, du non directement préhensible obscurcissent ce qui vient à nous dont, jusqu’ici, notre expérience ne s’est nullement enquise. C’est comme si l’énoncé venait du trou du Souffleur, au théâtre, que le Souffleur nous était inconnu, de même que la scène qu’il articule pour nous mais qui se dérobe à l’exercice de nos sens. C’est donc de l’indistinct qui fait fond sur de l’illisible, c’est donc un rébus avec ses clés qui ne nous sont nullement accessibles dans le moment du dialogue. Si, dans le cadre de ce dialogue, Locuteur et Allocutaire partagent une expérience commune, alors la tâche de compréhension sera grandement facilitée. L’Allocutaire, informé des motifs développés par son Vis-à-vis, saisira immédiatement le sens du message qui lui est adressé. Si, situation inverse, Locuteur et Allocutaire se trouvent en des lieux et des temps différents, la clarté de l’énoncé, du moins pour le Destinataire, s’en trouvera considérablement affaiblie. D’où la nécessité d’une mise en commun des motifs qui guident l’émergence du corpus afin qu’une terre partagée soit le lieu d’une entente qui, faute d’être présente, réduirait la communication au silence.

   Mais appuyons-nous sur le contenu du Poème cité en référence de manière à ce que, du concret de l’énonciation, quelque chose nous soit donné comme un sens possible. Ce qui, d’emblée pose problème sur le plan de l’interprétation, se trouve entièrement contenu dans le vers suivant :

 

Force de ne plus t’aimer

 

   Le t, pronom personnel de la deuxième personne du singulier a été graphiquement accentué car c’est de lui dont il s’agit, de ce mot pivot autour duquel se construit la totalité de la signification du Poème. Tout rayonne à partir de lui, tout le corpus tourne en orbite, si l’on peut oser cette métaphore, à reposer sur la nécessaire ambiguïté de Celui ou Celle qui en est le Destinataire. Or ce fameux Destinataire se perd à même l’anonymat d’un mot qui est à peine un mot, ce TE ou ce TU qui ne subsistent, après l’élision, que dans la forme évanescente de ce  t qui nous met en demeure de le comprendre et nous place de facto en situation d’échec. Car comment pourrions deviner ce vers qui il fait signe, les indices sont si minces, si flous, que l’enquête menace de tourner court.

   Bien sûr le contexte du Poème nous permet d’élaborer quelques hypothèses dont, toutes, cependant, à chaque moment, risquent de verser dans la fausseté. Å qui donc s’adresse ce qui se donne sous la figure de la plainte ? Le seul pas qui puisse se faire en cette contrée vide, est un pas, sans doute vers cette Aimée qui, soudain se trouve répudiée, après que du négatif a été éprouvé à son encontre. « Refuges », « renoncements », « sevrages » semblent indiquer une frustration du Narrateur, sentiment si négatif qu’il ne suppose nul retour en direction de Celle qui en a fomenté l’aporétique tissu. Point de non-retour que souligne l’irréductibilité du mot « force », comme une injonction intérieure du Narrateur qui se résout, non seulement à ne plus orienter son amour vers son Aimée, mais à doubler son geste de la décision tragique de quitter le sol nourricier de la Terre. La Terre aux mille vertus. La Terre belle et douce. La Terre promise aux « calamités » et au « chaos ». Mort du Narrateur donc, lequel au terme d’un processus semblable à celui de la métempsycose, renaît à lui-même sous les espèces d’un arbre. Sans doute d’un Arbre symbolique puisant à même la merveille du sol, grâce à ses racines, la force de s’élever sous la forme du tronc, des branches, des feuilles, nouvelle génération venant annihiler les traits de l’Absurde qui en précédait la venue.

   Bien évidemment, un commentaire plus serré permettrait de donner sens à chaque fragment du corpus, de préciser son jeu propre, ses relations avec les autres mots, enfin de bâtir une narration vraisemblable qui, nous hissant vers le haut, nous exonèrerait du bourbier d’incompréhension dans lequel nous risquions de nous enliser. Cependant rien ne nous assure de la validité de notre interprétation et ici il nous faut reprendre quelques considérations d’ordre général. Afin d’en assurer une meilleure appréhension conceptuelle, j’aurais recours à la figure explicative du diagramme, laquelle, par son travail de synthétisation, assemble le divers sous une forme immédiatement lisible.

 

Est-il possible de comprendre ?

    Brossés à grands traits et d’une façon synthétique, les deux motifs de la compréhension (en situation d’une expérience commune du Locuteur et de l’Allocutaire) et de l’interprétation (en l’absence de cette même expérience) pourraient se traduire en termes d’harmonie ou de dysharmonie. Harmonie lorsque, d’une manière générale, les contenus de l’énonciation coïncident : Locuteur et Allocutaire se réfèrent à une expérience commune. Dysharmonie lorsque ces mêmes contenus divergent : Locuteur et Allocutaire sont existentiellement situés sur deux plans différents, lesquels créent les conditions mêmes d’une mésinterprétation ou, pire, d’une totale incompréhension.

   Ce qui est à comprendre (dans le champ de la compréhension), c’est qu’un dialogue minimal est la condition de possibilité de tout échange fructueux. En quelque façon le « Soi » du Lecteur doit se superposer, se calquer sur celui de l’Auteur, affinités préalables à toute entente réciproque. Instaurer un dialogue, c’est faire en sorte que l’étymologie du mot « dialogue » ne reste lettre morte, mais que le « dia », « ce qui traverse » puisse rencontrer le « logos », le « discours », la « raison » de celui à qui la parole est destinée. Hors de cette rencontre, de cette convergence, de cette osmose en vue de laquelle tout discours est produit, il n’y aura jamais que la glaise d’une lourde incompréhension, deux positions parallèles dont l’essence est de ne jamais aboutir à cette belle jonction du mot proféré, du mot reçu en la totalité de sa signification.

Est-il possible de comprendre ?

 

Diagramme de Venn montrant

quels glyphes en majuscules

sont partagés par l'alphabet

grec, latin et russe.

 

 

   Le recours au diagramme ci-dessus, ou « Diagramme de Venn », reporté au diagramme proposé plus haut, permettra de saisir ce lieu unique, cette manière de creuset, de réservoir mis en commun, là où une entente identique des choses les conduira à leur accomplissement le plus parfait. Ce qui a été nommé, dans le premier diagramme, au lieu d’intersection des deux cercles :

Mise en commun des expériences

Zone de compréhension « objective » de l’Allocutaire

Zone de médiation

 

Se réverbère en miroir dans le second diagramme, là où

 

O M K T

 

A X Y H

 

B E P

 

Sont les parties communes, partagées

des glyphes de langues originellement distinctes

grec, latin et russe

 

   C’est donc dans une zone bien déterminée du réel, une zone de médiation qui fait se superposer, se chevaucher des expériences plurielles, que peut se donner, dans un genre d’universel commun, la signification ultime qui sera entente entre Locuteur et Allocutaire. Ce qui, énoncé en termes qui me sont chers, revient à énoncer une fusion des affinités comme seule mesure qui rende possible un échange humain.

   Ainsi, si le corpus du Poème cité en référence, devient « cause commune », entente, possession partagée, alors l’énigme s’éclaire et se résout dans la plus pure clarté. Les « refuges », « renoncements », « sevrages » se désocculteront, sortiront de l’ombre et le « » de « Force de ne plus t’aimer », s’exilant de sa zone de mystère, deviendra le « tiers inclus » grâce auquel un dévoilement aura eu lieu, autrement dit le surgissement d’une Vérité. De manière semblable, l’arbre anonyme trouvera à s’épanouir selon la forme hautement compréhensive de ses racines fondatrices, de son tronc rugueux au contact du réel, du réseau infini de ses branches, du scintillement de ses milliers de feuilles, autant de minuscules métaphores d’une herméneutique en acte. Car, nous Humains ne sommes que ceci, un constant dépliement compréhensif-interprétatif de qui-nous-sommes en direction de-qui-nous-ne-sommes-pas, cette altérité qu’il faut faire sienne au risque de Soi. Sans doute n’y a-t-il rien de plus essentiel que de nous comprendre nous-mêmes et ce qui ne l’est nullement, car notre destin est tissé de ceci :

 

Être est comprendre

Ignorer est Non-Être

  

Puissions-nous, à partir de ceci, lire le beau Poème

d’Emmanuel-Emmanuel à nouveaux frais :

 

« Par combien de refuges

Par combien de renoncements

Sous l’addition des sevrages

Force de ne plus t’aimer

Voudrais-je quitter l’orbite de cette terre désespérée

Sa pluie si belle

Ses cheveux doux

Si fous

De l’attente

Des calamités et du chaos

Je voulais être un arbre

E. Szwed

07-VII-23

Je voulais être un arbre »

 

*

 

Oui, nous voudrions « être un arbre », un arbre compréhensif

Disposé à l’entente de l’Autre à l’aune de ses feuilles

De ses branches, de ses racines, de ses rhizomes

Et pouvoir rejoindre en un saut de la pensée

Celle qui, toujours aimée, s’éclaire

Au plus haut

Du Sens

 

O M K T

 

A X Y H

 

B E P

 

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12 juillet 2023 3 12 /07 /juillet /2023 17:01
Aurore

                                                                   LAPLAND - Finland

                                                  Photographie : Gilles Molinier

 

***

 

                  

                                                                          Le 31 Janvier 2018

 

 

  

   Décidemment, Sol, il ne sera pas dit que j’échapperai aux pays des hautes terres où souffle l’esprit boréal. C’est comme si, dès ma naissance, s’était implanté en moi ce germe de beauté indépassable. Existe-t-il, en un coin de la Terre, un district, fût-il mince, qui soit investi d’un tel pouvoir de fascination ? Je n’ai que trop rarement parcouru le globe et n’en connais guère que quelques rapides visions entrevues, ici et là, sur un écran de cinéma, dans les pages d’une revue. Mon unique voyage en tes confins du Nord (qui donna lieu à notre rencontre) remonte à si longtemps et, parfois, je crois l’avoir rêvé. Mais peu importe la durée, tu sais comme moi que chaque expérience est singulière, que rien ne la détermine tant que la qualité sous le sceau duquel elle s’est déroulée.

   Cette belle image dont je vais maintenant faire le commentaire, je l’ai découverte au hasard de mes lectures dans une revue au titre évocateur : « BOREALES ». Vois-tu, certains noms sont magiques qui portent avec eux l’incomparable mérite du songe. Rien ne peut le dépasser, tu le sais bien, toi mon imaginative, la médiatrice de mes instants, tu les transformes en cette inaltérable félicité qui incline aux plus longues pensées. Rencontrant les pages glacées du magazine, apercevant ses représentations lacustres, ses immenses forêts de mélèzes tachées du blanc des bouleaux, ce ciel tellement pris de liberté et me voici voguant dans le lieu de l’adolescence, quelque part du côté du « Voyage d’Urien » de Gide :

   «  ... soudain la nuit se déchira, s'ouvrit, et se déploya sur les flots toute une aurore boréale. Elle se reflétait dans la mer; c'étaient de silencieux ruissellements de phosphore, un calme écroulement de rayons; et le silence de ces splendeurs étourdissait comme la voix de Dieu. »

   « Aurore boréale », « ruissellements de phosphore »,  les portes du réel étaient dépassées dont, longtemps j’oubliais la texture pour me tenir tout en haut du planisphère, là où rien de plus libre ne pouvait apparaître  que l’immense et glacée courbure du ciel. Oui, sans doute « la voix de Dieu » te surprendra-t-elle dans la référence d’un agnostique mais elle indique, pour moi, tout au plus, l’idée générale d’une transcendance dont tout paysage sublime peut recevoir le prédicat. Quelle émotion intense doit éprouver le voyageur lorsque se déploient devant ses yeux ces écharpes vert-émeraude qui balaient l’espace de leurs étonnantes mouvances ! Puissent-elles, un jour, m’apparaître dans leur vérité alors qu’elles ne sont, le plus souvent, que des mirages de songe-creux !

   Mais assez de ruminations, de regrets, de possibles métamorphosés en leur constante dissidence. Des yeux humains, n’est-ce pas Solveig, engrangent une telle myriade d’images qu’il en demeurera toujours une à placer dans l’étrave de notre mémoire pour en faire le lieu d’une incomparable contemplation. Sans doute penseras-tu, comme moi, qu’un pays tel la Finlande et à plus forte raison sa latitude la plus extrême, la terre lapone,  ne pourront jamais se laisser réduire à quelque image d’Epinal pour touriste en mal de sensations. Toujours il faut aller à l’essentiel, au rare, à l’authentique, lesquels souvent, demandent que l’on fasse l’effort de les découvrir, de les comprendre, de les loger en soi au sein de ce qui s’accomplit grâce à un lent métabolisme. Certes le plaisir de la découverte est immédiat  mais détourner les yeux de ce qui les a ravis et une autre occupation prend la place qui efface ce qui vient tout juste d’être considéré. Longuement, patiemment, il faut archiver dans le souvenir, y revenir souvent, en apprécier l’inimitable pulpe. Alors seulement les choses consentent à livrer leur âme, à libérer le feu dont leur centre est porteur, à diffuser l’ensemble des prodiges qui en habitent le site.

   Voici, Sol, nous sommes par un étrange pouvoir du sort, rassemblés tous les deux sur cette rive sombre à la belle teinte de plomb. L’heure est matinale, aussi le silence est-il grand dont on perçoit les orbes jusqu’au centre du corps. L’air est frais, une palme s’agite qui fait notre siège. Oh rien de douloureux, rien de désagréable. C’est la tournure du Grand Nord qui vient à nous, nous enveloppe dans un genre de tunique étroite afin qu’entourés de cette eau lustrale nous naissions à notre propre événement, à ceci qui fait face et se dit sur le mode de la surprise. Plutôt du saisissement. Non venu du froid mais de la vision neuve qui s’ouvre à nos regards. C’est ainsi, tout paysage en son origine (celui-ci vient tout juste d’émerger du néant de la nuit), se donne à voir tel l’exception qu’il est. Tu sais, Solveig, il ne s’agit de rien de moins qu’une commune naissance. Le monde vient à nous comme nous venons à lui, surgissons au plein de sa mystérieuse présence. Etre-à-soi est toujours être-au-monde. Pour la simple raison que nous ne sommes que le prolongement d’une étoile venue du plus profond de la galaxie, fragment de cosmos jouant la même partition que ce lac à l’eau étale, ces bouquets d’arbres, cette forêt qui fuit là-bas vers son terrestre destin.

   Nul bruit encore que la résonance du monde sur l’arc de la conscience. Tout est si diffus, si souple, si souverainement accordé à l’ordre des choses. Nous ne parlons pas, Sol. Nous regardons seulement le trait de cendre du rivage opposé, la lueur rose au ras de l’eau, le cristal du ciel, la manière de sombre presqu’île des arbres dont la fuite paraît infinie. Mais ici, regarder veut dire entendre, toucher, goûter, sentir, tout ceci dans le même geste de préhension puisque nous sommes l’un des éléments de la scène. Ni plus, ni moins que la dalle d’eau, le dôme du ciel. A ce seul prix la faveur peut nous être accordée d’être en rythme avec ce qui, non seulement nous entoure, mais ce tout dont nous participons, qui nous affecte en notre propre le plus profond, sincère, inaltéré.

   Seule l’émotion, seule la vibration, seul le frisson intérieur peuvent encore faire sens. Même un mot serait de trop. Sa seule profération entraînerait le cycle des justifications, des raisonnements, peut-être des sophismes. Le silence est le meilleur allié de la poésie. Or qu’est cette apparition sinon l’efflorescence d’une poétique ? La photographie est si exacte qu’on n’en pourrait rien soustraire sans attenter à son intégrité. Elle fonctionne comme un alexandrin avec sa propre cadence, sa césure inaperçue, sa métrique qui en fait son élégance. Être à l’écoute comme on l’est au regard. Dans la libre disposition de soi à ce qui advient. Une liberté accordée à une autre liberté. Une pure confluence. Une osmose. Le lieu d’écriture d’affinités complémentaires. Tout séjour auprès des choses naturelles (en la pureté de cette notion) est un acte indivis qui nous met en présence d’une source limpide. Les gouttes d’eau sont assemblées, les grains d’air unis, les fragments de terre soudés. Il n’y a nulle place pour une diversion, un partage, un éparpillement du réel. Ceci aurait-il lieu et ce ne serait que chaos et non-sens épandu sur un mortel ennui.

   Te rends-tu compte combien, au-delà du temps et de l’espace nous avons été complices d’une aventure commune ? Une sorte de « re-naissance » des jours d’autrefois, un nouvel élan, la foi en nos destins réunis. Ici, le soleil est à présent au zénith et la lumière ruisselle du ciel, on dirait une cascade de météores, peut-être la curieuse clarté d’une aurore boréale. Ici il faudrait demeurer, en instance d’une plus ample connaissance, genre d’amphore ouverte à une pluie de clarté. Nous serions un contenant attendant que son contenu vienne en légitimer la présence. Quoi de plus beau alors que ce suspens du temps à l’entour d’une chose rare, emplir de sens la démesure d’une vacuité. Ainsi se campe l’amante à sa fenêtre que l’amour ravira bientôt.

    Avant de me retirer, encore une vision venue d’une lanterne magique. Une forêt de sapins et d’épinettes au vert sombre que jouxte la rouille des mélèzes d’automne. Le méandre paresseux d’une rivière, son eau claire, ses ilots de tourbe. Une première neige saupoudre le sol spongieux. Le ciel est blanc, en attente de flocons. Bientôt sera l’hiver, sa rigueur, la nature en repos avant que ne s’annonce l’éveil printanier. Certes cette scène diffère de la première qui s’ouvrait sur un spectacle apparemment proche du solstice d’été : vivacité de la lumière, brillance de l’eau, dépliement du ciel en sa plus grande splendeur. Mais, en réalité, ne s’agit-il pas d’une seule et même chose ? Si. Toute beauté une fois reconnue s’installe avec facilité dans tout ce qui peut la recueillir en tant que l’exception qu’elle est. Nul lieu plus prééminent que l’autre. Nulle saison qui sonnerait plus haut que sa rivale. Nulle précellence qui figurerait ici, s’absenterait là.

   La beauté est si universelle qu’elle est toujours reconnue par ceux, celles, hommes, femmes, paysages, œuvres d’art qui lui offrent l’espace de sa révélation. Ainsi de toi, Sol, dont la dernière apparition est si lointaine qu’elle semblerait irréelle. Jamais tu ne m’as envoyé de photographie de celle que tu es devenue : une pure convention entre nous. Mais ce que je sais à la façon d’une évidence c’est que tout est demeuré en toi qui faisait ton charme : cet acajou de tes yeux, ce hâle tirant vers le luxe d’une peau satinée, ce sourire éclatant, la neige de tes dents. Et cet air de  naturelle disposition à l’accueil d’une joie. Voilà pour aujourd’hui. Jamais il ne faut abuser des attraits de la distinction sous peine d’éprouver la pesanteur du réel. Je t’envoie par courrier cette belle revue au nom si évocateur « BOREALES ». Je sais que tu en feras bon usage. Puisses-tu y trouver ces brusques illuminations qui, jadis, allumaient au profond de tes yeux le feu du bonheur. Déjà j’en aperçois les sourds éclats. Prends soin de toi.

    

  

 

 

 

 

 

 

 

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11 juillet 2023 2 11 /07 /juillet /2023 17:23
Ce manteau de blanc silence

Forêt suédoise en hiver

 

***

 

                                                            Depuis mon Causse ce Lundi 25 Janvier

 

 

                         Très chère Sol

 

 

   En note liminaire de ma lettre, sans doute ne seras-tu guère étonnée que ce soit une citation de Selma Lagerlöf, tirée de ‘L’empereur du Portugal’, qui y figure, tellement cette langue de ta compatriote est belle :

   « Là-haut, les sapins étaient vieux comme le monde et tout chenus. Lorsqu’on les voyait à la lueur de la torche, avec leurs branches couvertes de grosses masses de neige, on ne pouvait s’empêcher de remarquer que plusieurs d’entre eux – qu’on avait toujours pris pour des arbres – étaient en réalité des trolls. Des trolls aux yeux aigus sous leurs blancs chapeaux de neige, aux longues griffes acérées qui perçaient l’épaisseur blanche dont ils étaient couverts. La terreur qu’ils inspiraient était supportable tant qu’ils se tenaient tranquilles, mais songez à ce qui se passerait si l’un d’eux, étendant un bras, allait saisir un des passants ? »

    C’est bien de merveilleux dont il s’agit, de ce genre de dentelle si aérienne qui tresse les contes de ton pays de légende. Je ne sais si, lorsque tu vas faire tes promenades au bord du Lac Roxen, tu aperçois ces fameux trolls, ou bien ces étranges personnages de la mythologie nordique, ces géants (Jötunn), ces elfes (Alfar), ces nains (Nidavellar), dont il me plaît de donner les noms en suédois, ils ne font que mieux me dépayser et me transporter auprès de toi sous la lumière verte des aurores boréales. Lorsque tu répondras à ma lettre, parle-moi donc de tes errances sylvestres, dis-moi le rouge brique de ces chalets de bois qui se reflètent dans l’eau (ou bien la pellicule glace ?), la grâce des bouleaux, leur à peine insistance sur le bleu du jour. Dis-moi la rive des eaux, son feston de clarté, son dessin que sans doute perçoit le fabuleux Nils Holgersson depuis son ciel, escorté de ces oies éblouissantes qui cacardent de joie à simplement admirer le paysage sublime qui file sous leurs ailes à la vitesse d’une feuille glissant dans les lames du vent du Nord. Raconte-moi tout ceci, la beauté du jour lorsqu’il s’irise des teintes neuves du ciel, le silence se courbant à l’infini de la forêt, quelques bruissements parmi les bruyères dont on ne sait si c’est quelque animal sauvage qui en a dérangé l’ordonnancement, si c’est un animal en maraude qui en a traversé la blanche toison. Il y a tellement de vie partout répandue qui se dissimule derrière le tronc d’un saule, sous les aiguilles des genévriers, à l’abri de la robe sombre des pins et des épicéas.

   Je te sais si proche des animaux, tu dois en épier la course parmi les arbres de la forêt, en deviner la présence au sein de tous ces massifs de neige, ces lourdes congères qui bordent les sentiers. Dans cet hiver qui n’en finit pas de dérouler ses ondes de froid, aperçois-tu parfois ces hardes de rennes, leurs bois se découpant sur le mystère du brouillard ? As-tu déjà surpris la fuite d’un ours brun, as-tu observé, blanc sur blanc, la silhouette menue d’un renard arctique ? Les pygargues à queue blanche sillonnent-ils toujours le ciel de leur vol invisible ? C’est bien tout un art de la dissimulation qui, en hiver, habite tes vastes contrées. Comme une vérité qui voudrait se dire, mais dans la légèreté, l’approximation, l’approche. Peut-être n’est-ce que ceci, la vérité, un tremblement à l’horizon des yeux, une parole assourdie, une étincelle qui brasille au loin et ne dit son nom qu’à demi ?

    Mais que je te dise plutôt la façon dont tu m’apparais en cette fin de saison qui se traîne et ne semblerait vouloir renoncer à son prestige qu’à regret. Qu’a donc à nous dire le froid ? La qualité d’une exactitude, la valeur d’une ascèse ? Que souhaite exprimer la neige ? Le mérite du silence, la nécessité d’un retrait des choses mondaines, le repliement d’un amour dans sa mystérieuse conque ? Vois-tu, le monde est plein de signes que nous ne savons décrypter. Et comme nous sommes en échec, nous inventons trolls et autres elfes, ils nous sauvent de la réalité à défaut de nous exonérer de la dette de vivre. Oui, je sais, toujours cet abîme de la métaphysique qui me questionne et ne me laisse nul repos que j’aie tâché d’en circonscrire quelque nervure signifiante. Sais-tu, l’on ne se refait pas et il nous faut accepter d’incliner dans le sens de nos affinités, sinon nous courons le risque de déserter notre essence et de n’être plus qu’une erreur à la face du monde, une brise ne trouvant nullement le lieu de sa plénitude.

    Depuis cette nuit une fine couche de grésil s’est abattue, ici, sur le Causse. Un simple poudroiement bien plutôt qu’une neige, une manière de floculation qui touche l’âme à défaut de marquer son empreinte sur le corps. C’est étonnant ce qui s’ensuit, un genre d’immédiate félicité, un air de bonheur qui flotte au large des yeux. Alors je n’ai guère d’effort à faire pour exister, suivre ma pente, me laisser émouvoir par le genévrier taché de blanc, par les chênes dont les feuilles paraissent d’argent, les sentiers de cailloux blancs dont on devine la trace sous cette membrane si inapparente, on la croirait issue de l’étoffe même d’un rêve. Tu sais, Solveig, je ne sais si j’aime la neige. Je crois plutôt qu’elle m’indiffère. Plus que sa matière, c’est son symbole qui m’attire, ses valeurs estompées qui me fascinent. Un peu comme la présence d’une Jeune Femme si discrète, elle traverserait ma vie pareille à une dentelle de verre, je n’en verrais que le sillage de lumière, puis plus rien, mais elle demeurerait gravée dans ma chair à la façon d’une chose rare, sublime, une inaccessible œuvre d’art logée au plus haut de sa cimaise.

   Je marche lentement parmi ces collines de calcaire que rien ne vient troubler, sinon le bruit léger de mes chaussures, parfois la fuite d’un passereau que mon passage vient de déranger. Ce jour est une vague blancheur et un air d’heureuse mélancolie flotte sur toute chose. On pourrait en palper la longue douceur, apprécier l’absence de vanité du paysage qui a tout ramené à une identique vision de ce qui s’annonce, pur poème de ce qui est. Ma relation à la nature a-t-elle changé ? Ou bien est-ce la dimension d’un temps enseveli sous ce clair linceul qui s’est métamorphosée ? Oui, Sol, je crois que, nous les hommes, sommes sensibles aux variations de notre environnement proche. Le temps est-il beau et nous sommes en joie. Le temps est-il maussade et nous désespérons de le voir jamais nous offrir la mesure pleine de son être.

   Tout comme les heures, nous sommes frappés de fragilité, poinçonnés d’inconstance. Nous sommes ici, sous ce ciel bleu du Midi et nous voudrions nous trouver sous celui, pur, du Septentrion avec ses eaux qui flottent à l’infini, écrivant dans l’éther le chiffre de notre destinée. Nous sommes de neigeuses solitudes, des flocons que la bise vient éparpiller parmi les hasards du monde. Toi, là-bas, dans l’illisible marée des jours, bien au-delà de la portée inquiète de mes yeux, moi ici, qu’une brume efface du palimpseste existentiel. Nous existons si peu au-delà de notre peuple de chair. Jamais nous ne sortons de nous pour aller vers quelque altérité que ce soit. Nous sommes entièrement inclus dans le cercle étroit de notre peau. Nous vivons telles ces mystérieuses monades qui sont la partie et le tout en un seul et même lieu assemblés. Notre vue ne dépasse guère le globe étroit de nos yeux. Malgré tout il nous faut consentir à aller de l’avant, à progresser dans le blizzard, à affronter les tempêtes, à incliner nos fronts sous les giboulées de neige. Elles nous disent, tout à la fois, le peu de choses qui nous traversent, à la fois la grande beauté d’exister, ici, là-bas, sous la courbe intime de la terre.

    Notre pensée ne s’arrête nullement à ce monde-ci qui nous échoit comme notre plus évidente possibilité. Bien d’autres mondes nous interrogent dont nous ne savons deviner l’urgente présence. Je marche sur cet éperon du Causse qui nage en plein ciel, au milieu de ces buttes blanches, parmi la feuillaison claire des arbres. Que vient donc me dire cette neige ? Elle est plus qu’un signe de la simple nature. Elle est un blanc langage qui fait signe en direction d’une pureté. Afin de l’apercevoir il est nécessaire de déciller nos yeux, de dépasser ce mur d’inconnaissance derrière lequel, la plupart du temps, nous nous abritons des dangers du monde. Une longue tradition interprétative nous donne la neige en tant que sérénité, virginité. Mais est-ce si simple ? Est-ce la neige qui est immédiatement donnée dans cette vertu même ou bien est-ce nous, les Conscients, les Lucides, qui devons lui attribuer ces éminentes valeurs ? Ne possède en soi la quiétude que celui qui, au terme d’un long périple, a fait s’élever son intuition, son sentiment à la hauteur de ceci même que nous attendons des choses, qu’elles nous soient favorables et qu’elles dessinent, dans l’air troué de froid, notre propre silhouette qui soit conforme à nos espérances. 

   En cette matinée de claire parution, je n’ai qu’une idée en tête ma chère Sol, me fondre en toi comme tu pourrais m’habiter au gré de ton âme si généreuse. Une neige rencontrant une autre neige sous l’heureuse sérénité du ciel. Mon Rêve Lapon, mon Elfe Nordique, que ma lettre te trouve en parfaite santé, logée au sein même de qui tu es avec ce naturel du grésil qui vole au-dessus des soucis des hommes, inattentif à sa course, un passage de l’instant vers celui qui le suit et le justifie. Qu’adviendra-t-il de nouveau lorsque la neige aura fondu ? Serons-nous semblables à qui nous avons été jusqu’ici ? Rêverons-nous encore ? Il est si bon de confier son esprit à l’imaginaire !        

Ton éternel discoureur du Sud

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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10 juillet 2023 1 10 /07 /juillet /2023 09:29
Vous aux seins nus

Esquisse : Barbara Kroll

 

***

 

Cette haute inquiétude qui me hante,

ces ombres longues qui parcourent

la plaine de ma chair,

ces zébrures de non-sens qui

déchirent le cercle de mes rétines,

 

   je sais que, jamais, je n’en pourrai venir à bout. Nombreux seront Ceux, Celles qui se demanderont pourquoi. Certes leur questionnement sera légitime mais s’alarmant de qui-je-suis, ils ne seront qu’à la recherche de leur propre moi, ce moi qui rayonne et demande que des nutriments lui soient apportés afin de ne point succomber sous les traits saillants de l’inanité. Car c’est toujours d’un vide dont il s’agit, d’un aven qui s’ouvre au milieu du corps par où la conscience pourrait connaître le cruel vortex de la finitude. Toujours nous sommes à la recherche de l’Autre, cette manière de Néant qui brasille du plus loin de la nuit et menace de s’éteindre sans cesse.

 

Donc mon inquiétude,

ce signe diffus qui ne saurait

se reconnaître lui-même,

cette braise éteinte dans

la vibration du jour,

ces pétales fanés qui n’attendent

que le moment de leur chute,

c’est le souci de l’Autre.

L’Autre : ce vaste Monde que

mon imaginaire parcourt

sans aucunement l’épuiser.

 

L’Autre :

cette poésie énigmatique,

ces feuillets parsemés du poinçon

impénétrable des hiéroglyphes,

cette langue qui me demeure

 étrangère, sinon étrange,

ces mots qui me conduiraient

 à trépas si je m’immolais

 dans le tissu dense de leur

confondante arborescence.

  

L’Autre : Celle, sublime entre Toutes,

Celle haussée à même

son titre d’Inconnue,

Celle semblable au

coton de mes rêves,

 

   Celle dont mon âme eût pu s’enorgueillir de la compter parmi ses familiers, ses proches, ses amis mais qui fuit toujours là-devant, dans une manière de tourbillon qui l’oblitère. Une vue en eût été possible, laquelle ne se résout qu’en une lourde cécité.  

   Vous qui me lisez ou feignez de le faire, l’esprit occupé de mille tâches subalternes, de mille minuscules manies qui obèrent jusqu’à la justesse de votre regard, vous qui êtes nécessairement Autres, pouvez-vous comprendre ceci et l’éprouver en votre fond : l’Autre, Celui, Celle qui vous échappent au seul motif de différer de qui-vous-êtes, l’Autre donc n’est nullement adventice, de surcroît, à la façon dont un nuage peut ou non glisser sous la vitre lisse du ciel.

 

Non, l’Autre est ceci

qui vous fait face,

ceci qui vous oblige,

ceci qui vous met aux fers

 au prétexte que de Lui, d’Elle,

vous ne saurez guère plus

que de l’oiseau innommé

qui cingle vers le large dans

 un tapis de brume diaphane.

Au loin de-qui-vous-êtes,

l’Autre sera cette fuite,

cette queue de météore,

ce filet de mince fumée

aspiré par le premier vent,

la première pluie,

le premier frimas.

  

   Oui, toute altérité, si elle fait le nid de notre Humaine Condition, toute altérité cependant est désespérante, en quelque sorte elle nous prive d’une partie de nous-mêmes (ce manque qui nous tisse de l’intérieur, qui est la vacuité incontournable au gré de laquelle notre existence perd jusqu’à sa consistance), oui, toute altérité est épreuve. Épreuve que nous faisons des épiphanies adverses. Épreuve que nous faisons de notre propre épiphanie trouée, comme si un gouffre se creusait, figure défigurante de notre propre visage. Nous ne serions effectivement en voie de Nous qu’à être fécondés par ce mystérieux Autre dont, parfois, nous nous demandons s’il n’est l’effet de quelque fantaisie. C’est bien l’Autre en son inaccessible, en son insondable, en son inintelligible qui nous fait douter du Réel car c’est bien l’Autre qui, prioritairement, donne forme au Réel, le justifie, en trace les contours qui devraient être inaliénables mais prennent allure de transparence, une simple tige de verre se brisant sous l’effet de sa propre oscillation, un cristal se condamnant à même son insoutenable beauté.

 

L’Autre par essence

est hors de portée

de-qui-nous-sommes

 

   Et les liens de l’amitié, les déclarations d’amour, les actes d’allégeance de toute sorte n’y changeront rien, car de l’Autre nulle présence ne sera effective en nous, au plus profond de nos exigences. Toujours la différence.

 

Toujours la séparation.

Toujours l’abime qui se creuse,

dont les bords jamais ne se rejoignent.

 

   Face au problème de l’altérité nous sommes par essence démunis. Comme le Poète ne trouvant à accorder sa rime. Comme l’Écrivain à qui le mot faillit. Comme le Magicien privé du grimoire dont il tire son pouvoir. Il y a une évidente et tragique vérité qui nous amène à poser le postulat suivant :

 

Toute altérité est perte

Perte de l’Autre

Perte de Soi en l’Autre

  

   Vous que j’ai nommée « Vous aux seins nus », aussi bien aurais-je pu vous prédiquer d’une manière plus haute « Vous la Madone aux seins nus », insufflant en vous un genre de dimension liturgique qui, vous gagnant de l’intérieur, vous eût dilatée, vous eût accrue au-delà même de tous les possibles, vous rendant radicalement inatteignable, vous ôtant définitivement à mon regard et, corrélativement, à mon désir illégitime de vous « posséder ». Å ma propre possession je n’ai nullement accès, comment à la vôtre n’y pas renoncer d’emblée ? Ne le ferais-je et c’est la folie en personne qui soufflerait son vent acide dans l’antre nu de ma tête et devenu « Autre » à moi-même, je connaîtrais enfin l’autre face du miroir mais au prix de l’Absurde. « Vous aux seins nus », cette étrange désignation s’est imposée à moi avant même que je n’ai pu poser les fondements mêmes du nom qui vous conviendrait, qui, en quelque sorte, serait votre reflet.

   D’emblée c’est votre poitrine, ces bourgeons bleus, ces corolles allouées au nourrissage (comme si j’étais dans l’innocence d’un nouveau-né, comme si j’étais en position de Rémus ou de Romulus accroché aux mamelles de la Louve-Mère), ces éminences sur lesquelles rougeoie le désir, le désir d’entrer en vous par cette « Voie Lactée », un Univers se dévoilant à qui en franchirait l’énigmatique seuil. Å vous nommer ainsi, il ne s’agissait pour moi que d’une régression en direction d’une posture archaïque, un saut dans mon enfance originelle, un retour à l’intimité de la grotte primitive. Comme si, auréolé du destin de vos aréoles, la massivité de mon inquiétude s’invaginant en vous, me confondant en vous eût atteint soudain l’impossible : être-Moi-en-Vous dans la forme la plus unitaire dont nul humain, jusqu’ici, ne se fût aventuré à tracer la moindre esquisse.

 

Deux êtres en un seul réunis

Dualité se résolvant en Unité

Différence se donnant tel le Même

  

   Si l’Autre, par définition, est toujours le Contraire auquel on se heurte, ici, le Contraire dépassé abolissait toutes les frontières, gommait toute distance, confondait les temporalités si bien que, disparaissant en Vous, j’aurais procédé à mon intime extinction, j’aurais fait de la Finitude, nullement une Puissance mais un Acte réel. Vous apercevez-vous au moins combien la vision de vous, ma plongée en vous, mon immersion en Vous, sont le geste même d’une étrange involution, d’un retour singulier d’avant les genres, le dessin d’un non-lieu qui précéderait tous les lieux ? Un genre d’Éden, si vous tenez à lui affecter un nom.

 

Oui, un Éden d’avant la Pomme

Un Éden d’avant le Serpent

Un Éden d’avant la Chute

L’Éden en tant qu’Éden

 

   L’Absolu en tant qu’Absolu auquel on ne peut ni rajouter, ni retrancher sauf à vouloir en détruire l’Essence. « Vous aux seins nus », je vous ai réduite à une façon d’a priori, d’indétermination avant même que les qualifications n’apparaissent, que des attributs ne vous fixent à demeure. Å demeure Humaine. Mais comment pourrais-je vous abstraire à ce point si ce n’est au prix de votre éternel silence ? C’est pourquoi maintenant, il me faut vous attribuer un peu de chair, vous installer dans la Présence, oh certes une présence bien modeste mais elle est le premier mot d’une longue narration.

   Je me contenterai donc de vous faire apparaître sous les espèces du tremblement, de l’irisation, de la faible lumière d’aube avant même que les formes humaines ne s’agitent à la surface de la Terre. « Vous aux seins nus », êtes le naturel prolongement de ce fond gris, de ce fond médian, de cette « tangible vacuité » dont vous figurez le signe originaire. Vous adhérez encore à votre origine dans la manière même dont le dessin, subtil, aérien, vous porte à l’Être tout en vous retenant de n’y sombrer jamais.

 

Site merveilleux de l’Entre-Deux.

Ni l’Un, ni l’Autre,

 mais les deux à la fois.

 

   Magnifique ubiquité qui vous retient en-deçà de vous et, déjà, mais dans la retenue, vous projette au-delà de vous. En réalité, et c’est bien là votre teneur hautement langagière, vous êtes, métaphoriquement, identique à l’espace entre deux mots, au hiatus entre deux significations, à la pause respiratoire de Celui ou Celle qui dit la texture arachnéenne du Poème. Vous êtes Attente. Vous êtes possibilité de comblement. Vous êtes celle qui ne vient à elle que du-dedans de qui-vous-êtes, autrement dit vous êtes ce bourgeon qui fait signe vers une Vérité Première.

   Les fils de vos cheveux sont une variation de Jaunes, entre Poussin et Topaze, avec une touche de Soufre. Et c’est bien cet écart, cette variabilité, ce suspens, ce doute à venir parmi la forêt des Hommes qui vous installent dans ce genre de « souffle médian » qui, issu du Vide, est comme la première manifestation faisant fond sur de l’invisible, de l’illisible, du non-figuré. En effet, comment votre Figure pourrait-elle se donner si elle ne provenait de ce fond d’indétermination qui, contenant tous les possibles, peut les actualiser dès qu’une temporalité se met en mouvement ? Et votre silhouette est-elle seulement une silhouette ? Ne nous invite-t-elle à nous retrancher des choses, à nous tenir sur leur bord, imaginez la pente douce d’un céladon à peine caressé, à peine lustré d’une douce lumière. Un battement de libellule dans le jour qui décline aux margelles obscures des fontaines. C’est en ceci qui se nomme « à peine » que le sens se fait sens de la venue des choses au Monde.

   Sans l’être vraiment, vous êtes ce liseré bleu qui court au-devant de vous, qui dessine le galbe de votre poitrine en sa silencieuse présence. Sans vous réduire à ceci, vous êtes ce feu de paille blonde qui couve, ce chaume encore inaccompli qui se souvient du grain qui l’a porté, qui se projette en ce grain dont le froment futur est le signe patent d’un possible de l’Être, de son  prolongement hors de ce ponctuel présent.  Sans vous y confondre, vous êtes cette résille rouge, ce feu dispersé, ces étincelles de sanguine, cette fluence d’un précieux liquide, un rubis parcourt votre corps pour y allumer mille signes de joie. Vous êtes tout ceci, n’étant rien à la fois qu’une esquisse se dissolvant à même le subjectile qui vous accueille et vous porte au regard. Du seul geste d’une gomme appliquée à vos traits, vous pourriez rejoindre dans l’instant même ce silence qui vous réduit à cet Être de peu, à cet Être de rien si précieux à ce titre d’un possible effacement. On ne tient jamais mieux à une Chose qu’à la hauteur de sa fragilité, un fil de la Vierge (la Madone), se tend pareil au sourire de l’enfant, il rejoint sa nuit à être ce geste de pure grâce et nous qui observons demeurons les mains vides, les yeux humides de la privation imposée, le cœur battant cette fameuse « chamade » qui, pour être le signe même du Romantique, est le Réel confondu en sa fuite à jamais. Oui, sa fuite à jamais…

  

 

  

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9 juillet 2023 7 09 /07 /juillet /2023 08:26

 

Le voilement du monde

 

lvdm

 Février 2014© Nadège Costa

Tous droits réservés

***

"La femme tout à fait heureuse

se résume en une caresse,

en un baiser, en un soupir."

Henri-Frédéric Amiel

*

 L'image, nous la regardons comme par effraction, d'une manière subreptice, sur "la pointe des pieds" pour user d'une métaphore qui nous installe dans une manière de spatialité. Car c'est bien d'espace dont il s'agit. De l'image par rapport à nous, ensuite de nous par rapport à l'image. Si nous progressons à seulement "faire les pointes", c'est parce que, d'emblée, nous ne sommes guère assurés de nous-mêmes. Ne serions-nous  pas sur le bord d'une indélicatesse, observant L'Observée dont le regard s'occulte derrière la dentelle noire ? Ne serions-nous pas en train d'enfreindre un code de bonne conduite ? A regarder qui ne peut nous regarder, nous plaçons notre Vis-à-vis dans une position sans défense. Nous offensons son territoire de chair et de peau, nous nous immisçons dans la faille ouverte de sa conscience. Déjà nous pouvons y lire quelque désarroi, déjà nous pouvons y décrypter quelque secret. Mais pourquoi donc occulter ce regard, dont nous pouvons imaginer la profondeur, la densité, si ce n'est pour dissimuler ce qui, jamais ne peut se dire : à savoir la sublime intériorité ?

 Mais d'abord, demeurons à la périphérie, comme au bord d'un volcan et cherchons à en percevoir le cratère. Bien que partiellement dissimulé, le visage nous parle de lui dans un langage immédiatement saisissable. L'ovale en est parfait qui fait songer à la forme originelle de l'œuf par lequel le monde advient et se déploie parmi les choses de l'exister. Les yeux nous parlent depuis leur oubliette, leur grotte abritante. Ils nous disent la beauté du monde qui ricoche sur le corps en des teintes de porcelaine douce. Ils nous disent l'immense courbe du ciel où l'oiseau trace sa longue dérive blanche. Ils nous disent les arbres à la lourde ramure s'agitant sous la houle du vent. Ils nous disent l'infini scintillement des étoiles dans le ciel poli du crépuscule. Ils nous disent l'imaginaire et les chemins du rêve par lesquels la cécité prend acte de ce qui soude le corps à la matière terrestre. Car les Aveugles voient, mais en mode métaphorique, mais en images réverbérées tout ce qui cherche à se voiler mais s'annonce toujours d'une manière allusive. Car les Réfugiés-dans-la-nuit perçoivent ce qui les entoure et les enclot en leur territoire par cette délicate intuition qui n'habite que Ceux, Celles qui, privés de vue, se livrent au regard intellectif. Celui qui ouvre tous les possibles puisque s'enlevant sur l'obscurité comme condition de possibilité de tout regard. La lumière, fût-elle vive, exacte, ne s'imprime qu'à faire sens sur la surface d'ombre dont elle jaillit et qui la révèle. C'est pour cette raison que Nous, les Regardeurs habituels enveloppés de clarté, finissons par ne plus l' apercevoir, la lumière,  qu'à la façon de glissements éphémères qui ne nous atteignent même plus. Feux follets qui parcourent le zénith de leur inapparente trace. Et alors nous marchons sur des chemins qui n'ont plus de bornes, sans repères, faisant leur serpentement parmi les percussions du jour.

 C'est Nous qui ne voyons plus le monde à la mesure de notre constant égarement. Si L'Observée a dissimulé sa vue sous les voiles d'ombre, c'est pour la seule raison d'augmenter sa vision, de la porter aux confins d'une possible démesure. Du noir où elle gît, elle coïncide tellement avec son être qu'elle se nourrit de cette singularité, s'y abandonne, s'y love comme elle le ferait au sein d'une eau lustrale qui la révélerait à elle-même dans la plus verticale des certitudes qui soit. Un genre d'absoluité dont elle jouirait du centre d'elle-même, sans qu'il lui soit besoin de chercher, au dehors, une quelconque approbation, un assentiment venant lui dire qui elle est. Une apodicticité. Une vérité ne souffrant aucune autre assertion que sa propre perspective au contact du massif ontologique. Comme la superposition de deux lignes se fondant en une seule.

 Et ceci qui rayonne depuis l'intérieur s'étoile en plein jour, disant la certitude des choses, leur puissance à signifier mais à seulement être fécondées par cette réserve d'intériorité, la seule à échapper aux pollutions mondaines et affairées. L'étoilement de la conscience est cette perfection de l'épiphanie humaine, ce sublime ovale du visage repris en écho par la conque souple des doigts. Comme une réverbération qui chercherait à dire, en mode imagé, la sérénité du jour, l'amplitude de la nuit, l'intérieur comme architecture portant les nervures de l'exister à paraître dans la simplicité. Tout, dans cette posture hiératique, tient le langage de l'exactitude, aussi bien les lèvres ajointées dans la prochaine parution de la parole, aussi bien la chute des épaules proférant en corporéité ce que l'intuition soutient en approche subtile. Regardant Celle-qui-se-livre à la contemplation, il n'y a autre chose à percevoir que cette esquisse portant témoignage d'une essence rare et unique.

  C'est pour cette raison qu' Henri-Frédéric Amiel, ce subtil diariste de l'intime - son journal de quelque 17000 pages en atteste -,  peut dire en toute certitude que :

"La femme tout à fait heureuse

se résume en une caresse,

en un baiser, en un soupir."

 Et ceci, il ne peut le dire qu'en raison de la sémantique à laquelle il a recours. "Caresse", "baiser","soupir" ne sont que des exhalaisons de l'âme, des émanations de l'esprit, des distillations de la vertu par la grâce desquelles l'homme, la femme parviennent à leur propre éclosion, à leur particulière condition parmi les confluences diverses de l'exister. Il n'y a pas d'autre vérité que cette apparence charnelle qui n'est que le dessin, l'estompe d'une destinée s'accomplissant. Il n'y a pas d'autre  lieu où paraître. 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

  

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7 juillet 2023 5 07 /07 /juillet /2023 08:10
L’Humaine Figure

Barbara Kroll

 

***

 

   Notre confrontation à l’image, en un premier temps, se donne sous l’espèce du paradoxe. Habitués que nous sommes, avec les œuvres de Barbara Kroll, à nous y retrouver immédiatement avec le motif de la figuration, ici, la soudaine illisibilité, l’effet de nouveauté, le surgissement de l’énigme nous désorientent et c’est de Nous dont il sera bientôt question, de notre rapport au monde de la représentation picturale. Car c’est toujours du relationnel, de la médiation, de l’échange dont il y va avec le microcosme de l’œuvre qui ne cesse de nous interroger, de nous mettre à l’épreuve et donc de la reconnaître en tant que ce qu’elle est, ce qu’elle profère, subtil langage dont nous deviendrons les vifs herméneutes si, du moins, nous ne voulons demeurer dans une ambiguïté qui nous serait préjudiciable, tout comme elle le serait pour la figuration qui s’enliserait en sa propre matière. Car, nécessairement, il nous faut creuser l’écart, autre nom du sens, afin que les choses mises en place, une sémantique puisse nous atteindre. Si notre compréhension ne saurait être de nature strictement intellectuelle, au moins faut-il que notre voyage dans le sensible trouve ses amers, pose ses jalons, ouvrant les sèmes au terme desquels l’œuvre, quittant son coefficient d’étrangeté, nous rencontrera à l’aune de son explicite, jusqu’ici implicite.  Car nul ne saurait demeurer au silence face à ce qui l’interroge.

   Regardant l’image, en un second temps, prenant acte du fait qu’elle nous propose bien plutôt un jeu de couleurs qu’une organisation structurée, qu’un plan déterminé qui trouverait, en toute logique, la voie claire de sa lecture, un peu décontenancés face à cette cartographie un brin chaotique, c’est notre instinct, sans doute notre inconscient, guidés par la puissance de quelque archétype, qui feront de notre conduite un genre de tâtonnement parmi le divers, le multiple, le polyphonique. C’est en effet comme si mille voix s’adressaient à nous dont nous devrions démêler l’écheveau afin d’en percevoir l’unique et singulier message. Or, dans cette « jungle » de couleurs, dans cet entrelacement de formes esquissé bien plus que dirigé par la finalité d’une composition qui dévoilerait immédiatement son être, nous ne pourrons guère avoir d’autre recours que celui qu’offre au Patient qui y est soumis, d’interpréter l’indécis, l’indiscernable, le flottant à l’aune de nos propres projections dans ce qui apparaît comme un Test de Rorschach. Une manière d’illogique des taches, laquelle, une fois explorée, nous proposera, sinon la rigueur d’une logique, du moins un soubassement sur lequel édifier quelque hypothèse.

   Chacun sait que, lorsque le réel est confus (un empilement de rochers au bord de la mer, un amoncellement se stalactites et de stalagmites dans une grotte, la luxuriance d’une végétation, un moutonnement de cumulo-nimbus), nous n’aurons de cesse de les comprendre qu’à plaquer sur leur réalité complexe, un visage ou un corps humains ou bien même leurs fragments, qu’à projeter sur leurs formes tout un bestiaire, qu’à imaginer à leur contact l’aspect des choses familières de notre usage quotidien. Cependant, chacun le sait pour en avoir fait l’expérience, il existe une évidente précellence accordée à l’épiphanie humaine, au simple motif que c’est un peu de Nous qui s’y actualise. Et notre effort vis-à-vis de cette esquisse de Barbara Kroll empruntera tout naturellement la voie humaine puisque, aussi bien, c’est celle-ci que privilégie l’Artiste dans la quasi-totalité de ses expressions picturales.

   Alors, que voyons-nous à la lumière de notre imaginaire ? Å l’évidence, tout en bas de la toile, cette large tache rouge foncé, tel l’Andrinople, de forme ovale, nous la désignons comme le surgissement signifiant d’emblée, le double bourrelet des lèvres, la zone intervallaire, plus sombre, indiquant la profondeur de la cavité buccale. Cependant sommes-nous quittes de l’image, sommes-nous assurés qu’une nette effigie humaine s’ensuivra ? Nullement car, en dehors de ce fragment significatif, le reste de la toile se fond dans une manière de pullulation qui, jamais, ne dit son nom. Là est le lieu d’une constante confusion. Là est le lieu hiéroglyphique dont nulle grille d’interprétation ne viendra résoudre l’indéchiffrable rébus. Nous sommes en terre inconnue et c’est à partir de ce nouveau sol que nous devrons déterminer, tant bien que mal, les limites, les frontières à l’intérieur desquelles de mystérieuses formes délivreront une partie de leur secret. Et, d’une manière totalement étonnante, c’est cette ambiguïté qui constituera le moteur de notre recherche.  Dans la partie centrale de l’image dont une découpe vous est proposée ci-après, se détache avec une certaine netteté la forme approximative, dont nul doute cependant n’entamerait la réalité, la forme donc d’un homme

L’Humaine Figure

 

dont on voit manifestement qu’il est en position animale, tête relevée en signe d’exploration de l’espace, bras telles des pattes antérieures solidement ancrées au sol, le reste du corps, s’il paraît dans une certaine inorganisation, un certain fouillis, n’en demeure pas moins la suite logique de la partie antérieure. Ainsi se livre à nous une manière de créature mixte, zoo-anthropologique, nullement inquiétante toutefois, comme si cette créature à peine issue d’elle-même se disposait au Monde selon une progression archaïque, tels les premiers hominidés bien plus apparentés aux Grands Singes qu’aux Hommes proprement dits.

   Bien entendu, si, à partir du décryptage du motif des lèvres, l’image peut être interprétée en sa totalité, alors ce qui était « in-signifiant », devient immédiatement signifiant et nous ne tarderons guère à substituer à la posture animale le détail même d’une joue vue au travers d’une loupe, à attribuer à la tache vert-Amande qui se donne selon une diagonale centrale, la qualité d’un nez, à imaginer l’ovale des yeux, au-dessus, dans cette zone d’indétermination qui, libre de toute forme, pourra les recevoir toutes. Bien évidemment, la facture abstraite de la peinture nous aura conduits à un long et préparatoire travail d’interprétation.

L’Humaine Figure

 

Barbara Kroll

 

   Et maintenant, nous mettons en relation deux images à l’évidence complémentaires, en raison du motif identique du visage qui s’illustre en chacune d’elle. D’emblée, la différence est nette. D’emblée, avec la précision du dessin, nous sautons à pieds joints, si l’on peut dire, dans la rhétorique de l’œuvre qui se décline de manière minimale, selon l’amorce d’une chevelure, selon le double ovale des yeux, selon la ligne du nez, selon le dessin de la bouche, tous signes que prolonge et accomplit la présence d’une robe et d’un collier. Alors, s’il y a divergence formelle entre les deux figurations, laquelle des deux nous conduirait avec le plus d’efficacité sur le terrain du Sens, puisque c’est de ceci dont il s’agit ici ? Du dessin à la peinture, se creusera un écart, respectivement l’immédiateté de la représentation opposée au détour ; l’évidence se confrontant à l’énigme. Si le dessin dit d’emblée le lieu de son être, l’esquisse peinte, quant à elle, demeure en retrait, nécessite l’espace d’un travail du Voyeur, une prise de distance car une vision proximale se noierait dans l’illisible, alors qu’une vision distale, opérant une synthèse, réorganise les formes selon la logique du Principe de Raison.

   Mais, bien plus que de simples considérations formelles, en réalité, c’est de temporalité dont il est question ici, temporalité dont la profondeur nous éclairera sur les destins divergents des deux façons d’envisager (de mettre en visage) le Modèle qui leur sert de prétexte. Le dessin est pure donation de soi dans l’instant même de sa profération. Tout y est clair, tout y vient dans la transparence, nulle opacité n’en vient contredire la parution. La structure narrative est directe et les détails de l’image, la posture du Sujet, non seulement permettent de le saisir dans sa totalité perceptive, mais encore, c’est le caractère du Modèle, les modalités de son tempérament qui viennent à notre rencontre. Celle-du-dessin est soucieuse, son regard ténébreux, comme si le souci de la finitude l’habitant, cette même finitude transparaissait à même son inquiète présence. Sa temporalité est celle de l’instant et c’est comme la décision d’un scalpel qui nous la livrerait selon le mode du dépouillement, un peu comme ces écorchés des salles d’anatomie livrés à l’incision du regard de l’Autre dans la dérision même de n’y pouvoir répliquer. Une forme vêtue de sens face à une nudité.

   Å l’aune de cette vision, combien le mode d’approche de Celle-qui-est-peinte diffère radicalement de celui qui vient d’être considéré. Ici, la temporalité s’amplifie à la dimension d’un long cheminement, car rien ne nous est livré d’emblée qu’un inextricable dont il faudra bien venir à bout, mais après qu’un labeur aura été accompli, celui d’un inventaire signifiant des formes au terme duquel, seulement, le visage pourra apparaître surgissant de sa propre énigme. Si le dessin appelait la promptitude de la saisie du trait, à l’opposé les taches de couleur supposent une sinuosité de l’intellect cherchant à débrouiller l’écheveau emmêlé d’un lexique pour le moins confus. Alors se pose maintenant la question de savoir, face au dessin, face à l’esquisse peinte, comment le Voyeur fait face, comment sa propre tonalité psychique réagit à ces propositions picturales si opposées. Dès lors il ne peut guère être question que du climat particulier de chaque subjectivité par rapport à l’effectivité de la dimension temporelle.

   Tel Voyeur se trouvera rassuré au simple motif de l’immédiate lisibilité du dessin, tel autre préférera, à cette soudaineté, une approche différée tout comme le serait celle de l’abeille butinant patiemment le pollen de la fleur avant même d’en cueillir le rare, l’inestimable. Quant à nous, nous croyons le second mode de saisie (selon la longue temporalité) davantage orienté vers une rétribution plus décisive du geste du regard esthétique. Car le plus souvent en art, comme en littérature, comme en philosophie, le don que nous font ces disciplines de l’esprit ne surviennent qu’à la mesure d’un réel investissement affectif, d’un parcours intellectuel conséquent, d’une lente élaboration du sens. Oui, ces disciplines sont exigeantes et c’est bien en ceci qu’elles sont précieuses. L’Athlète qui pratique une course de fond, un marathon par exemple, n’est reconnu qu’au terme de ses souffrances. Ces « souffrances » ne sont nullement facultatives, elles sont coalescentes à l’esprit même de l’effort humain en son continuel dépassement. Cet exemple n’a de valeur que métaphorique mais c’est bien une idée analogue qui traverse la recherche artistique, qui traverse la volonté de progrès sportif.

   Toujours le « risque » consiste à choisir la solution de facilité, à s’en remettre à ce qui se formule sans délai, tant « L’homme pressé » est une image ancrée dans les mentalités contemporaines. Certes, sans doute y a-t-il le plaisir d’une gratification imminente alors que l’attente est toujours synonyme d’ennui, de sentiment d’incomplétude. Ainsi se laisse comprendre, dans la plupart des cas, la fuite devant les œuvres abstraites (une toile unie de Rothko, le bitume noir d’un Soulages, une blancheur de Malevitch), au profit d’œuvres concrètes, dont le caractère d’évidente réalité ne suppose nulle propédeutique initiale avant que d’entrer en l’œuvre et d’en dévoiler l’intention.

   Oui, le travail en direction de l’œuvre abstraite est toujours une tâche ingrate dont la finalité n’est jamais assurée d’avance. Peut-être même une vision longue échouera-t-elle à en déclore l’énigme et la toile demeurera dans son coefficient d’ambiguïté, celée sur son secret, genre de monade dont l’auto-constitution la protègera des regards inquisiteurs. Mais à ceci, demeurer dans une zone d’invisibilité, le « danger » encouru, n’est guère opératoire qu’en dépit d’une frustration passagère. La valeur essentielle aura été celle d’une méditation-contemplation, ce genre de « rien » qui, en nous, progressera à bas bruit, ne laissant que d’invisibles traces. Cependant, celles-ci n’auront existé en pure perte. Elles ressurgiront, ici et là, nous donnant peut-être la clé d’autres œuvres car, de ces œuvres, de préalables nervures, des architectures anticipatrices se seront levées qui, en leur temps de venue au Monde, nous livreront cette plénitude que nous attendions dont l’effet n’aura été que différé. Et, pour conclure cet article, cette citation de Patrick Lévy extraite de son livre 'Sâdhus' :

 

   « Le but du chemin est le chemin lui-même, un déplacement sans fin qui devrait nous conduire non quelque part mais ailleurs. Vers soi-même ? Je n'en sais rien. S'il n'y a pas de but, il n'y a pas non plus le souci d'accomplir. C'est dans ce nulle part que se trouve la libération, c'est à dire que l'on découvre que l'on est libre. »

 

   Or c’est bien dans ce genre de « nulle part » que l’esquisse peinte de Barbara Kroll, nous convie l’espace de quelques taches de couleur, de quelques lignes à peine ébauchées. C’est donc vis-à-vis d’elles qu’il faut nous rendre libres. Et être libre, est-ce autre chose que de donner du Sens à ce que nos sens (étonnante convergence signifiante des homophones), perçoivent, que nos affects métabolisent, que notre intellect synthétise ? Est-ce autre chose ?

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

  

 

 

 

 

 

 

 

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