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1 août 2023 2 01 /08 /août /2023 09:43
Un orient pour l’Homme

Roadtrip Iberico…

Port Covo…

Portugal

 

Photographie : Hervé Baïs

 

***

 

   Certes, nous avons le réel, l’indubitable présence. Certes, nous portons nos mains en direction du préhensible, nous projetons nos yeux sur ce qui nous fait face et ne cesse de nous poser énigme. Certes, nous avons le symbolique, les traces de l’écriture sur le papier. Mais nous avons aussi, surtout, la bannière de l’Imaginaire qui se déploie selon mille voltes, selon mille diaprures. Afin de mieux cerner le réel, ce réel que nous pensons ferme tel le roc, évident jusqu’en ses formes les plus discrètes, souvent avons-nous recours à l’activité imaginative, elle qui sature les trous laissés vacants par les lacunes de notre perception. Imaginons donc, afin que de nouvelles significations puissent émerger, nous emplissant de cette merveille que toujours nous attendons du rayon de soleil, de la courbe de la colline, du nuage dans sa course hauturière.

 

Imaginons une nuit sans étoiles,

autrement dit une nuit privée d’âme.

Imaginons un alpage sur lequel

nul troupeau de moutons ne ferait trace.

Imaginons un livre aux pages entièrement blanches,

un champ de neige, un linceul livide que nul mot n’habiterait.

 

   Vous en conviendrez, ceci serait de l’ordre de l’inconcevable, de l’irréel, du geste de magie effaçant le tout du Monde d’un simple battement de mains. Nulle colombe ne s’envolerait plus du chapeau haut-de-forme et nous serions, dès lors, des Voyeurs aux yeux vides, c’est-à-dire de simples aventures avançant au hasard des rues, frappées d’une cruelle cécité.

   Cette mince fiction n’a de sens qu’à mettre en exergue la dissolution même des Hommes que nous sommes si, d’aventure, les signes, les merveilleux signes venaient à déserter le miroir de notre conscience. Toutes ces absences que seraient la fuite des étoiles, la perte du troupeau, la dissolution des caractères imprimés, tous ces manque-à-être, non seulement nous seraient dommageables, mais ils traceraient, d’une façon irrémédiable, le surgissement du non-sens, une aphasie du Monde, une hémiplégie des Choses, une lourde immobilité de tout ce qui fait altérité et institue, avec qui-nous-sommes, les termes d’un dialogue :

 

un Répondant fait face

à un Questionnant.

  

    Et, pour filer le flux imaginatif, fixons notre regard sur cette belle Image en noir et blanc et, d’un unique geste de notre volonté, dissolvons, comme dans un bain d’acide, ce Signal du bord de mer qu’indifféremment, nous pourrions nommer « phare », « balise », « feu », « sémaphore. » Et alors, qu’obtiendrait-on, si ce n’est l’immédiate extinction de ce qui faisait lexique, de ce qui parlait, de ce qui faisait rhétorique et assignait à l’espace, au ciel, à la terre, à l’eau leurs coordonnées les plus exactes, leurs déterminations les plus précises, lesquelles, les ôtant à l’improféré, au silence abyssal, au vide constitutif du néant, nous les offraient tels les dons que nous attendions de ce réel continûment absorbé par le rayonnement de notre vision.

 

Une plénitude résultant de ce lexique.

Une mince joie se levant de ces amers,

de ces orients dont l’effacement

constituerait une perte irrémédiable.

 

   Car Nous-les-Erratiques-Figures, comment pourrions-nous seulement envisager d’avancer sur un chemin qui n’aurait nul bord, de franchir des ponts sans garde-fous, de traverser des portes aux seuils invisibles, de naviguer sur des fleuves n’ayant ni début, ni fin ? Interrogeant les Signes, une évidence se fait jour dans l’instant, nous sommes tissés de ces traits, de ces lignes, de ces méridiens, de ces équateurs, de ces signaux et balises qui ne sont jamais que la quadrature des cercles que nous sommes, auxquels est alloué, de toute éternité, une mesure, un centre, une périphérie. Nous sommes des Êtres de la Géométrie, de la Topologie. Ne le serions-nous et nous ne ferions plus empreinte sur quelque argile que ce soit et la voilure de nos corps s’affalerait sitôt nous laissant dans une abondante irrésolution, une dense obscurité.

 

Å notre exister il faut

des coordonnées polaires,

 à notre limbe des nervures,

à notre esprit des points d’appui

 à partir desquels se donner,

tel cet Homme ici présent,

telle cette Femme ici irradiant

sa belle forme.

  

   Au milieu, le large Océan, ses plages aux gris différenciés, d’une infinie richesse. Des gris sombres. Des gris clairs. Des Grège. Des Fer. Des Perle. Toute une symphonie qui, elle aussi, joue sur l’infini clavier des Signes. Plus près de nous, une végétation rase, fournie, s’enfonçant dans un noir profond. Traçant une voie diagonale, un chemin de sable blanc, une déchirure de castine parmi le sombre mystère végétal. Le chemin n’est nullement chemin sans reste. Le chemin est sémaphore, le chemin est orient, il indique un trajet à emprunter, il fixe un but, il guide les Promeneurs en un « finisterre », « fin de la terre », « fin de la tierra » en castillan, autrement dit une infranchissable limite qui est limite de l’Homme, limite pour l’Homme, ceci pourrait aussi bien s’énoncer sous le vocable de « Finitude » ou bien « Orient Terminal ». Nous ne sommes que des fictions bordées, des feuilletons s’animant le temps de quelques épisodes, des éternités clouées au feu de l’instant.

 

C’est en ceci que

lignes, traces,

empreintes sont

symboliquement

si importantes pour nous.

  

   La ligne d’horizon est légèrement courbe. Elle aussi participe au grand lexique terrestre, elle aussi limite et enclot. Elle aussi dit l’impossibilité pour nous, les Hommes, de nous aventurer au-delà même de notre possible. Sauf en rêve. Sauf en imagination. Le ciel est lui-même Océan au titre des analogies signifiantes. Lui seul paraît illimité, libre d’aller ou bon lui semble. Patrie des dieux au regard de diamant. Aire des grands oiseaux blancs qui naissent de lui et se perdent en lui. De grandes stries blanches, de longues écharpes diaphanes, de minces nuées de coton en armorient la plaine immense, si bien que l’esprit se perdrait à les dénombrer, à les mesurer, à cartographier l’essaim pullulant de leurs êtres ductiles, infinis, toujours en voie d’eux-mêmes, en une manière de renaissance éternelle.

   Mais le sans-limite que nous attribuons intuitivement à l’incommensurable steppe du ciel, est-ce simplement une détermination libre de notre conscience ? Le ciel est-il libre de lui ? Le cadre d’un cosmos n’en restreint-il le perpétuel nomadisme ? Sans doute est-il heureux qu’il en soit ainsi. C’est toujours par rapport au sans-limite que la limite prend sens et fait écho en nous, faisant en nous ses merveilleuses gerbes d’étincelles, ses coulées vertes de météore, ses sillages blancs de comètes. C’est au motif de notre Être fini que se donne cet Infini, cette Liberté sans entrave qui rejoint, analogiquement, celle de notre imaginaire. Car l’imaginaire, le vrai, celui qui défait tous les obstacles, délie les liens, désentrave la marche, désopercule ce qui demeure secret, le vrai imaginaire donc est pareil au trajet de la flèche dont nulle cible n’arrêterait la course, laquelle rendue invisible franchirait tous les espaces, connaîtrait l’ivresse de tous les temps.

 

Å nous de postuler

les conditions de possibilité

de notre Liberté.

Cette image nous y invite

car elle est ouverture

sur l’invisible,

là où gisent toutes les puissances

en un seul point assemblées.

 

 

 

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30 juillet 2023 7 30 /07 /juillet /2023 09:23
Nul cosmos ne s’atteint dans l’instant

Esquisse : Barbara Kroll

 

***

 

Ce texte est dédié à mon Ami Jeannot

Lui qui vient de rejoindre ce Chaos

D’avant la naissance

Lui qui maintenant

Connaît la liberté

La seule qui soit

Ici, sous ce Ciel

Sur cette Terre

 

*

 

   Au début, au tout début, avant même que le chantier créatif ne soit amorcé, c’est un peu à la façon des limbes, une lumière pâle et terne, une clarté glauque, comme venant « au travers d'un globe dépoli », selon la belle expression de Goncourt dans son « Journal ». Et, afin de poursuivre la belle évocation littéraire, appelons-en à Victor Hugo dans « Les Châtiments » : « Après la plaine branche une autre plaine blanche. » Ici, dans les deux cas, c’est de blancheur dont il est fait mention, c’est-à-dire de quelque chose de natif, de vierge, qui n’a encore connu les remous et tremblements de l’exister. Cela s’annonce, cela voudrait aller plus avant, mais cela se retient, comme s’il y avait risque, danger de faire effraction, de surgir à même sa propre naissance dans un Monde inconnu, peut-être hostile. Cette manière d’aube avant que l’aurore ne se teinte de vermeil, ne s’inscrivant dans le cycle du temps,

 

c’est la position de l’Artiste,

avançant à pas comptés,

à pas feutrés sur la face

lisse de la toile.

   

  Tout est à venir qui ne s’est encore manifesté, ni dans les plis de l’imaginaire, ni ne s’est éclairci sur le miroir de la conscience. Une longue hésitation, un frémissement à l’orée du jour, une palpitation, un murmure à la lisière des Choses. Tout doit être dans la modestie, dans la patiente retenue, dans l’haleine suspendue au mystère même de l’œuvre. Le mystère est total au motif qu’il n’est connu de personne, ni du Quidam avançant au hasard des rues, ni de l’Artiste qui ne possède nul recul par rapport à son œuvre.

 

Son œuvre puise dans sa chair même.

 

  Nulle position de surplomb, nulle Volonté de Puissance dont la Figure inscrite sur la toile serait le total accomplissement. Il y a trop d’inouï, d’invu, de non-ressenti, de non-conceptualisé pour qu’une hypothèse, fût-elle minimale, vînt s’inscrire à même ce qui apparaîtra et fera sens aux yeux des Existants, autrement dit des Mortels. Et c’est bien parce que nous sommes les Mortels, des êtres irrémédiablement finis, que nous ne pouvons, d’emblée, saisir ceci même qui vient à nous telle une intraduisible énigme. Pour la traverser, cette énigme, il nous faudrait être Infinis et connaître selon la totalité de l’Absolu. Or nous sommes à l’étroit dans la nasse d’osier de l’exister et nous ne connaissons jamais de l’espace que quelques perspectives étroites, quelque horizon borné qui, certes nous déconcertent et nous laissent « en rase campagne. »

   Mais il faut en revenir aux prémisses de l’œuvre, dans le champ d’indétermination, d’antéprédicatif qui en constituent le seuil et posent cette oeuvre en sa plus étonnante question.

Et tant que le processus de création demeurera enclos en cette belle hésitation, en ce sublime suspens, c’est comme si une manière d’Éternité nous visitait. Nous serons infiniment libres, là sur la lisière de ce qui va se manifester, de l’entendre, cette manifestation, selon les mille voltes de notre imaginaire. Elle, l’Invisible de la toile, nous la devinons bien plus que nous la saisissons en tant que forme parvenue à son terme.

 

Naissant à Elle, nous naissons à Nous.

Nos destins sont coalescents l’un à l’autre,

nous nous situons en une exacte coïncidence.

Le Modèle ne vit que par nous qui la visons,

nous n’existons qu’à l’attente de sa parution,

qu’au surgissement de son épiphanie.

 

   Mais nous sentons bien que notre attente sera le lieu d’une sourde impatience, que notre espérance se teintera de sombres déceptions, que le rougeoiement de notre désir à son endroit subira quelques altérations, peut-être même souffrira d’une décoloration située au bord d’un évanouissement, d’un vide, d’un silence. Nous, Êtres de Raison, attendrons qu’une logique s’installe, que des coordonnées spatiales cernent le Sujet de la toile, que des traits se lèvent, que de claires dimensions soient indiquées, qu’une architecture organise le divers, qu’une Forme surgisse de l’Informe, en un mot, qu’un Sens se dégage de cette représentation. Nous ne nous déterminons pas seulement à l’intérieur de nous-mêmes, il nous faut de l’Altérité, du miroir, de la réverbération. Il nous faut du dialogue afin que, tirés de notre esseulement, nous pussions élaborer la rhétorique du Vivant, la seule à même de nous ôter ce sentiment du Néant qui nous étreint et nous fige à demeure.

   Face à cette pré-visibilité, à cette annonce discrète avant la révélation, nous sommes réduits à de simples conjectures. Tâcher de décrire, dans l’approximation, la seule possibilité qui nous soit offerte. « Nul cosmos ne s’atteint dans l’instant », énonce le titre de ce texte. Ce qui veut dire, qu’en matière de création artistique, il faut d’abord traverser le champ des apories, se confronter à cette confusion première, à l’énoncé de ces abstractions, genres de gestes archaïques qui nous font penser aux premières tentatives picturales pariétales de l’Homo Sapiens Sapiens, d’abord quelques traces de charbon sur les faces sombres et fuligineuses des grottes. Quelque chose émerge à peine du lointain du temps, depuis la posture animale des premiers hominidés, dans un passé ténébreux, nébuleux, opaque, essai de ce qui deviendra l’Anthropos, de s’arracher à sa lourde gangue de matérialité.

   Simple tubercule, simple excroissance de la matière bien plutôt que conscience éclairée par le cristal de la Raison. Toute œuvre vient de là, de cette violente indétermination, de cette ardente polémique de nos Ancêtres avec un milieu hostile, agressif, mortifère. De tout ceci, de toute cette force cherchant à s’extraire des abysses de l’Humanité, il demeure toujours quelque chose qui se manifeste à l’aune du Chaos. Le nôtre, celui qui constitue notre chair. Celui de l’œuvre qui est douloureuse effraction du sibyllin, de l’inintelligible, de l’indéchiffrable. L’esquisse posée sur la toile rejoue, sur la scène de l’Art, les enjeux primitifs de l’Homme confronté à la horde des animaux sauvages, à la puissance sans limite de la Nature, à la foudre et aux déflagrations des éclairs qui sont les sources natives de toute angoisse, avant même que l’idée des dieux du polythéisme ou du Dieu du monothéisme aient marqué de leur empreinte irrémissible la conscience des Existants.

   Oui, nous venons de loin, de très loin et notre avancée sur les chemins de l’exister est réplique de cette longue et éprouvante Odyssée. Dans l’ombre de ce récit immémorial, telle la courageuse Pénélope, nous remettons sur le métier à tisser, cette navette, ce va-et-vient incessant, ce tissage continu qui est entrelacé avec celui des Narrations Premières qui sont les provendes dont nous nous nourrissons continûment, sans en bien percevoir les incontournables fondements. Que nous le voulions ou non, au prétexte d’une sacrosainte Liberté, nous sommes reliés en vertu de notre généalogie. Nos gestes, nos sensations, nos sentiments, l’inclination et les délibérations de nos amours portent les stigmates de cette nature sauvage qui est le sol concret sur lequel nous reposons, nos comportements sont là pour témoigner de leur prégnance, sinon de leur tyrannie. Sur les empreintes de notre cheminement, la trace indélébile de ces boulets attachés à nos pieds dont l’éthique, c’est son essentiel devoir, s’efforce de nous libérer sans toujours y parvenir avec suffisamment d’efficience.

   Ce que nous voudrions, gommant toutes ces aspérités d’une dette envers le passé, avancer en direction de l’avenir, les mains ouvertes, les yeux brillants, la peau lisse et lumineuse telle une eau de fontaine. Certes, c’est ceci que nous souhaiterions, la plénitude en lieu et place du manque. Une généreuse Corne d’Abondance à laquelle nous puiserions, sans nous soucier du lendemain, ni nous interroger sur la veille, pas plus qu’au sujet d’un présent qui se déroulerait sous les auspices d’une claire évidence. L’esquisse de Barbara Kroll nous plonge d’emblée dans cette perplexité face à un Chaos dont nous percevons bien quelles en sont les racines, une nécessité en nous, avant même de nous projeter vers l’avenir, de soupeser l’immémorial qui nous habite et nous enjoint peut-être de déclamer avec Verlaine, dans ses « Poèmes saturniens » :

 

« Et je m’en vais

Au vent mauvais

Qui m’emporte

Deçà, delà,

Pareil à la

Feuille morte. »

 

   Entrer dans le Chaos prédéterminant l’œuvre, c’est peut-être seulement dire ceci : le lointain est lointain et cette tautologie est le nom de l’Illisible Figure qui, bien plutôt que de s’acheminer vers nous est en fuite. En fuite de quoi ? De qui ? De nous ? De la Vie ? Du Monde ? D’Elle en tant que sur le point de venir en présence ? Son visage est irrévélé tout comme le serait un très vieux palimpseste enfoui dans les ténèbres d’un antique coffre. Nulle parution à l’horizon. Quelques traits seulement, mais perdus dans un emmêlement sans nom. Nulle identité. Les bras sont relevés en anse, le haut de la vêture est noir, comme une île enserrant en son sein du dissimulé, de l’inconnaissable, du refermé, de l’incommunicable. Nul espoir qui se lèverait ici d’une proposition minimale, une ligne claire qui ferait signe, un indice qui s’annoncerait, une parole qui serait à l’aube d’une profération.

   La partie médiane du corps se fond dans la cendre du subjectile. Seules les jambes peuvent être nommée sans risque d’erreur. Mais des jambes si frêles, comment pourraient-elles assurer la prise du Sujet sur un sol qui se déroberait ? Des escarpins peut-être, à moins qu’il ne s’agisse que de la projection de notre esprit halluciné. Elle, la Figure si peu consolidée, Nous les Voyeurs si peu assurés de nous-mêmes, en quelle « irrelation » nous trouvons-nous, en quel abîme sommes-nous projetés dont, peut-être, nous ne pourrions ressortir qu’irréalisés,

 

non encore venus à l’Être,

simples aurores boréales,

seule liane phosphorescente flottant

au large de qui-nous-sommes,

des Néants perdus dans la

vastitude infinie des récits,

des fables sans

commencement, ni fin ?

 

 

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29 juillet 2023 6 29 /07 /juillet /2023 10:08
Conscience lumineuse d'être au monde

Photographie : Sophie Rousseau

 

***

   On arrive là, tout au bout de la presqu’île du monde et l’on sait que l’on n’ira pas plus loin, qu’en quelque sorte le voyage est fini. Peut-on dépasser la plénitude ? Peut-on aller au-delà d’une explication profonde avec ce qui nous fait face, retourner parmi les hommes et rêver d’une plus entière communion avec ce qui s’est ouvert dans la révélation ? Peut-on avoir connu l’intime du soi et vouloir encore transcender l’expérience afin d’habiter plus loin que l’événement, de connaître encore plus avant ?

On a beaucoup marché sur la croûte de la Terre, on a dépassé les habitations des humains, les derniers sur ce sol du non-retour, on a vu les fumées grises des cheminées se dissoudre dans la cendre du ciel. On a vu le vol courbe des oiseaux célestes, leurs voilures blanches pliées contre la vitre opaque du ciel, leurs rémiges balayant la glaise souple des nuages. On a vu les roches noires plonger dans l’eau des abysses, s’y perdre dans le mystère du jour ou bien de la nuit. Car l’on ne sait plus très bien sur quel versant l’on se situe, quelle position l’on occupe sur le balancement du nycthémère. Tout est si confondu dans une même harmonie. Et puis qu’importent le soleil de minuit, la Lune faisant son mystérieux gonflement dans le ciel laiteux qu’une encre traverse de sa décision souveraine ? Est-il utile d’établir des distinctions, de dire l’ombre et la clarté, le noir et le blanc, le continu et le discontinu ? Est-il utile de jouer au jeu des catégories et de scinder le réel en ce qu’il n’est jamais, à savoir une partition de l’être ?

On est là, sur la plus haute colline du savoir, dans la plus grande des solitudes qui se puisse imaginer. Les autres sont loin qui vaquent à leurs occupations, leurs yeux rivés sur la tâche à accomplir, le destin à faire avancer dans le créneau étroit des heures. Alors l’hébétude est grande qui saisit les hommes et leurs yeux sont hagards, infiniment dilatés sur l’effroi de vivre toujours, d’exister parfois. Et leurs mains griffent l’ouate de l’air et tissent d’infinies théories d’irrésolutions. C’est comme d’avancer dans un labyrinthe de verre aux mille reflets et de n’en jamais trouver l’issue. La peur gangrène le ventre et les membres sont roides de ne pouvoir agripper le réel qui, constamment, est en fuite. Dans les maisons de carton, dans les cannelures des rues, dans les boyaux où glisse le mufle stupide de trains aveugles, la communauté des cloportes fait du surplace, croyant avancer vers la félicité, le repos éternel et le langage lénifiant du bonheur fait entendre sa petite comptine de finitude et la locomotion fait ses minuscules entrechats auxquels seule la mort mettra un terme puisqu’il en est ainsi de l’humaine condition.

On est là, face à l’immensité, dans la simplicité d’être et de connaître. L’horizon est sans limite, tendu jusqu’aux confins de l’univers, jusqu’au chant multiple des étoiles. Le ciel est si vaste qu’il se perd quelque part dans l’éther impalpable avec son ébruitement de source. Les roches de lave noire coulent sans peine jusqu’au socle de la Terre, seulement éclairées par les yeux aveugles des baudroies et les fouets lumineux des poulpes géants. L’eau est gonflée de lumière, ruisselante de clarté, semblable à un ruban d’or faisant, à l’infini, sa broderie invisible. Tout est si immensément étendu, posé là devant le globe phosphorescent des yeux. Il n’y a plus de frontières, de distinction entre soi et le monde, entre le monde et soi. Une seule respiration ample, une unique chorégraphie, un étonnant pas de deux dans le glissement ininterrompu des choses. Plus besoin de théories ni de mécanique positive pour poser l’équation de vivre, pour bâtir les murs d’une lourde et encombrante cosmogonie. Tout coule de source, tout va de soi vers l’avant dans le flux de l’immédiateté, de la spontanéité.

C’est comme une inversion du temps, une rétroversion de l’espace, tout remontant jusqu’à l’origine, aux paroles fondatrices de l’être. Jusqu’ici, le temps, nous en faisions un mécanisme séparé de notre propre réalité, un empilement de rouages complexes dont on ne pouvait saisir le sens logique, la mathématique rigoureuse. Mais voilà que le temps et nous = le même. Nous étions un sablier faisant couler vers l’aval les grains de silice de son existence et voici que nous sommes devenus clepsydre, mais clepsydre inversée aspirant le fluide aquatique, en confiant le beau reflux aux heures primitives qui furent le berceau de notre naissance et bien au-delà encore, jusqu’à ce mince filament qui se perd dans la poésie initiale, dans le commencement de la parole. Le temps, c’est nous. Nous pensons le temps et, aussitôt, il se temporalise, c'est-à-dire qu’il prend sens et réalise la seule effectuation qui soit, celle de nous livrer une partie du mystère de figurer, ici, dans cette durée qui nous est octroyée dont l’instant est l’éclair qui illumine l’ensemble de notre parcours.

L’espace, cet insaisissable qui fuit au-devant de nous à mesure que nous avançons et semble toujours se reconstituer de nouveaux sites conquis dans l’aire infinie de la nature, l’espace c’est nous, c’est seulement nous qui projetons notre vision dans les contrées qui nous visitent et nous disent notre être, la quadrature que nous occupons dans la complexité du monde. Nous regardons l’espace et voici qu’il s’espacifie, qu’il se met à nous parler et à entrer avec nous dans le mode d’une familiarité. Nous regardons le monde et voici qu’il se mondifie, nous traverse à mesure que nous le traversons. Nous participons au monde et participons de lui comme l’arbre s’enracine dans le sol et s’élève à partir de son socle dans l’éther qu’il s’approprie comme sa réalité la plus vraisemblable.

Nous regardons le monde et sommes, de la même façon, regardés par lui. A la fois voyants et vus dans ce double mouvement qui nous porte en direction des choses et qui porte les choses en direction de ce que nous sommes. Notre relation à l’être-du-monde est de nature dialogique, nous sommes en présence de ce qui n’est pas nous, de la même manière que l’altérité - les autres, les choses, les objets à connaître -, vient à notre encontre dans la plus pure évidence qui soit. Ce ciel chargé de nuages, cette lumière céleste qui filtre au travers, le dôme brillant de l’eau, la meute noire des rochers ne surgissent pas d’eux-mêmes par la décision d’une pure autarcie, par la volonté de quelque absolu. Les visant de l’intérieur de ma conscience, c’est moi qui les fais paraître et les porte au jour de la connaissance. Je ne suis moi, dans cet instant de l’émerveillement contemplatif, qu’en raison de celui que je suis qui regarde le monde et l’installe dans sa parution. Nous avons partie liée avec le monde comme le monde s’accorde à nous dans la plus pure des réalités qui soit. Plutôt que nous ne connaissons le monde, nous « co-naissons » avec lui dans le même mouvement apparitionnel qui le fait être dans le même empan qui me révèle à moi-même. C’est cela le miracle de la vision, le prodige d’être-le-là qui fait droit aux phénomènes alors que ces derniers, les phénomènes, nous installent dans notre être et nous y maintiennent afin que nous en prenions acte. C’est cela exister, se tenir en-dehors du néant et assurer cette transcendance le temps qui nous est alloué par notre propre destin. Regarder les choses, toutes les choses, mais aussi bien ce paysage, c’est faire siens, depuis la dimension prodigieuse de la conscience, aussi bien ce ciel en s’y dissolvant, aussi bien cette eau en s’y immergeant, aussi bien ce rocher en plongeant dans la mémoire de sa lave. Que serions-nous si nous n’étions atteints de ce principe de luminescence, d’irradiation qui révèle le monde dans sa plénitude ? Que serions-nous sauf ce statique immanent disparaissant à même les choses dans la densité de leur incompréhension, cette dernière entraînant la nôtre par simple effet d’analogie ?

On arrive là, tout au bout de la presqu’île du monde et l’on repart avec, en soi, l’expérience d’un avoir-vu, d’un avoir-su qui nous métamorphose en notre fond. Nous étions arrivés avec notre peau de saurien primitif, avec nos écailles qui ralentissaient notre marche et dissimulaient à nos yeux la beauté du monde. Le paysage sublime a réalisé, en nous, le « frémissement du passage », tel le rite du même nom au cours duquel l’adolescent accède à la société des adultes qui l’initie à ses secrets. L’exuvie a eu lieu. Nous repartons et laissons, derrière nous, cette inutile et encombrante guenille, témoin d’un temps de régression et de fermeture. Notre peau est neuve, rutilante, prête à accueillir la pluie de phosphènes de la connaissance. Plus jamais nous ne regarderons comme avant. En bas, dans la vallée, dans les plis ombreux de la ville, dans les corridors des rues sont les lents mouvements, les reptations mondaines qui font la marche lourde des hommes. Nous leur dirons la nécessité d’un regard juste, d’une marche accomplie en direction de ce qu’il y a à voir, à connaître. Ensuite nous regagnerons notre couche avec les yeux rivés aux étoiles. Nous ne saurons plus vraiment quelles sont nos limites, où nous commençons, où s’arrête l’univers, s’il s’arrête jamais. Notre sommeil sera un rêve éveillé. Le monde, nous le tiendrons entre nos mains éblouies et nos yeux seront brillants comme des constellations. La seule façon d’être-au-monde !

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28 juillet 2023 5 28 /07 /juillet /2023 09:51
Noir, Rouge, Blanc, ligne de crête

Peinture : Barbara Kroll

 

***

 

   Trois mots, trois mots seuls, NOIR, ROUGE, BLANC, sur la vitre opaque du Monde. Le langage porté à son rare, à sa mesure minimale, comme si un lexique du peu suffisait à en dévoiler l’être jusqu’en son tréfonds, jusqu’à la limite ultime de son Essence, là où plus rien ne pourrait se dire que le geste de la respiration, la fuite du vent entre deux nuages, le poudroiement d’un sable venu des confins mêmes du Désert. Juste une lisière. Juste un mince tremblement. Juste une ligne parmi le tumulte infini des Choses. Être attentif à l’exister en sa plus grande profondeur est ceci : s’ouvrir à la dissimulation interne de la matière, tâcher de saisir non la périphérie, mais le noyau, le germe, le grain sensitif duquel l’on ne pourrait plus rien déduire, une évidence du fondement, en quelque manière. La vie, la vie infiniment multiple, la ramener à son plus petit dénominateur commun. Sous la forêt, apercevoir l’arbre. Sous l’arbre ne s’attacher qu’à la blanche racine. Sous la racine ne porter son attention qu’au fin tapis de rhizome. Sous la prolifération du rhizome extraire celui qui, en sa signification ultime, nous dit le Tout à l’aune de sa modestie, de son retrait. Jamais vérité ne surgit du chaos, du tremblement tectonique, de l’éruption volcanique qui obscurcit le ciel et le dissimule sous la violence de son trait. Vérité est mesure du simple, de l’éclosion minimale, du dépli inaperçu, de la feuillaison en son mouvement premier. Une aube se lève dans des méandres d’ombre bleue et demeure en qui elle est tant que la lumière n’est pas trop vive, la lumière blanche et dure qui abrase tout sous la dictée urticante de ses rayons.

   La pièce est plongée dans de vertigineuses ténèbres. C’est à peine si un miroir, ou ce qui est supposé tel, réverbère sur sa face glacée une ombre aux contours indéfinis. Rien ne bouge, rien ne fait signe en cette Nuit donatrice de formes éphémères. Nuit qui dit si bien, en réalité en une manière d’étrange mutité, les plus sombres desseins des Humains. Là, grouille l’inconscient avec ses feux éteints de mangrove, avec l’entrelacement de ses fantasmes, avec le fouillis de ses racines ployées, avec les sutures étroites des non-dits, avec les rumeurs à peine levées des ressentiments et des haines, avec les crimes qui se fomentent à l’abri du regard des Hommes. Le Noir comme Deuil. Le Noir comme Néant. Le Noir comme la butée dernière du Songe. Et pourtant, malgré sa lourde charge de funestes horizons, nous ne pouvons nous délester du Noir. Il est la Nuit Primitive d’où nous provenons. Il est le pesant silence dont notre Parole trouera la matière amorphe. Il est l’indistinct, le refermé, ce à partir de quoi notre Regard ouvrira les meurtrières de visibilité qui nous feront Êtres de Lumière, au moins le temps de fulguration d’un éclair. Toujours le surgissement de l’Instant déchire la Nuit, nullement le Jour sur lequel il ne ferait fond que dans une confondante invisibilité.

    Le ciel de la toile est Noir qui envahit la presque totalité de l’aire vacante. La Nuit est dense, installée au sein même de sa mystérieuse puissance. Et pourtant, tout en bas, elle ménage un espace de Rouge. De Rouge foncé, éteint, de Rouge Carmin, Amarante si semblable à du sang coagulé. Comme si, s’extrayant du Noir aux forceps, le Rouge avait commis un crime, une sorte de matricide, Nuit féminine condamnée à ne délivrer que cet embryon primitif porteur, encore, de quelques traces obscures.  Génitrice endeuillée, Génitrice condamnée à n’être plus qu’un nuage Andrinople pour la suite des jours à venir. Comme s’il fallait faire de la Mort (autrement dit du Noir), la mesure sacrificielle à l’aune de quoi faire phénomène, conservant cependant en Soi les stigmates d’une hermétique et imprononçable provenance. En définitive, vivre, n’est-ce ceci, s’arracher provisoirement aux griffes du Néant et brasiller, souffler sur son mince brandon de peur qu’il ne s’éteigne trop vite, que la Nuit, la mortelle Nuit ne reprenne ses droits et ne s’installe en nous pour l’éternité ? Une polémique, et, pour finir un violent combat entre deux couleurs pourtant complémentaires mais en leur nature, profondément antinomiques.

   Du fourreau Rouge de la jupe qui enserre et dissimule le lourd secret de la Naissance, du bouquet de roses qui éclabousse tel une giclure de sang, se lèvent, dans une sorte de clameur, de stridence, ce Blanc plâtreux d’Albâtre, ce Blanc éblouissant de Neige, ce Blanc effusif de Saturne, ce Blanc, mesure virginale, mesure silencieuse, mesure véritative.  Et ce Blanc polyphonique se hâte d’effacer, d’oblitérer, à lui seul, à la fois le spectre abyssal de la Mort, à la fois la tragique empreinte du crime qui a été la condition de possibilité de la Naissance. Ce Blanc étonne, ce Blanc a un étrange pouvoir de saisissement car c’est d’un genre d’écartèlement dont il est le lieu, nous installant sur cette ligne de crête ouverte d’un côté sur l’ubac du Néant, de l’autre sur l’adret taché de  ce meurtre qui s’est constitué comme le fondement même de la venue au Monde de la Figure ici présente, à savoir l’archétype de-qui-l’on-est, nous les Existants, n’avançant jamais que sur une ligne de faille, nous les Funambules toujours menacés du Vide qui nous attire, nous fascine en même temps qu’il dessine les étranges contours de notre Condition Humaine.  

   Qu’en est-il, en termes symboliques, de notre Figuration Humaine ? Notre Génitrice provient du Néant, autre nom qui dit le Non-Être, autre nom qui dit la Mort. Naissant, nous faisons effraction à même le sang de Celle qui nous a portés au rivage du Monde. Naissance à l’aune d’un sacrifice, lequel signe le non-sens toujours actif sous la ligne de flottaison de la vie. Nous étant extraits du Noir-Néant, nous étant exilés du Rouge-Crime visant notre Génitrice, nous évoluons dans cette Blancheur qui nous paraît être le signe patent de notre Liberté, comme si un blanc sillage d’écume ouvrait devant nos pas une sorte de Voie Royale. Cependant cette pensée n'en est nullement une, elle est, tout simplement, le reflet de notre constante naïveté. Jetons un coup d’œil attentif au Modèle de la toile (autrement dit à notre reflet, à notre écho), et tâchons d’y découvrir quelque sème qui en dirait la réalité.

   Le visage n’est nullement visage. Seulement énigme interrogeant, tel le Sphinx, l’insondable des choses. Ni yeux pour lire le réel, ni lèvres pour articuler le discours, ni oreilles pour entendre le bruit de fond du Monde. Un cruel esseulement, un retour sur Soi qui n’est qu’aliénation. Le massif des cheveux se confond avec la Nuit proche. Et les bras qui soutiennent le bouquet, le bouquet sanglant, les bras sont refermés sur eux-mêmes, comme si leur étrange resserrement indiquait une immolation à venir, un retour à la Matrice Originelle, passage obligé par le marais Vermeil, la flaque de Sanguine, avant même que ne soit rejointe la Nuit-néantisante, la Nuit conduisant tout droit aux rives du Léthé, le « fleuve de l'Oubli » dont nul ne revient, dont nulle mémoire ne pourrait évoquer le paysage, ni Noir, ni Rouge, ni Blanc, un paysage Vide au-delà de toute sensation, un paysage sans nom ni couleur, un paysage dont même le nom se dissoudrait dans l’orbe des questions sans réponse.

    Nous voyons bien, par rapport à cette toile, que nous nous situons dans une manière d’errance, comme si rien ne tenait, comme si nous étions, tout à la fois, en-deçà de qui elle est, cette toile mystérieuse, dans le Noir absolu du Néant, tout à la fois dans le surgissement Carmin de notre douloureuse naissance, tout à la fois dans la neuve Présence du Blanc, mais nullement rassurés par cette blancheur, étrangers à la vie en quelque sorte, pressés de répondre à la question du Vivre sans que nulle parole ne puisse s’y inscrire. Oui, c’est bien un violent sentiment de déréliction qui nous assiège, nous met en demeure d’exister, autrement dit, étymologiquement, de « sortir de, se manifester, se montrer », donc « être au-dehors », mais au-dehors de quoi ? Ne serait-ce l’au-dehors de-qui-nous-sommes qui se manifesterait ainsi par le biais de ces couleurs qui ne sont que des abstractions, des déterminations d’une Métaphysique girant tout autour de nous à la façon d’un vortex dont nous serions l’illustration la plus effective ?

   Alors, Vivre est-il simple métabolisme ?  Alors Exister est-il simple Vertige ? Alors, Vivre tout comme Exister, ne serait-ce que la dimension « méta » de la Métaphysique, autrement dit nous ne serions que préfixe sans radical, ne serions « qu’après, au-delà de, avec », à savoir position sans position, Êtres sur le point de…, Entités que nul accomplissement ne viendrait combler. Êtres du manque et de l’éternelle incomplétude. Ceci, nous le savons à la hauteur de nos intimes sensations, de nos émotions internes, de nos fugaces intuitions mais n’en formulons jamais en toute clarté la verticale vérité. Elle serait trop douloureuse. Elle oblitèrerait trop notre vue. Elle entamerait trop notre soi-disant Liberté. Aussi avançons-nous la tête basse, comme sous des fourches caudines, les yeux rivés au sol, faute de porter notre regard en direction des étoiles et du vaste cosmos. Notre cosmos à nous, les Humains, est teinté d’argile et de glaise lourde à porter au-devant de notre conscience. C’est pourquoi notre cheminement est si laborieux, si lent, si incompréhensible !

 

 

 

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25 juillet 2023 2 25 /07 /juillet /2023 09:48
Chacun se visant comme l’Autre

Peinture : Barbara Kroll

 

***

 

   Six présences, mais six présences vides de contenu hors de qui-elles-sont. Six présences à elles-mêmes leur « arkhè », leur origine, leur fondement, autrement dit une manière de  commencement du Monde pour qui elles sont, ces formes, en leur singularité. Six présences à elles-mêmes leur « télos », autrement dit réalisées, accomplies, parvenues à leur achèvement en qui-elles-sont, nullement en un ailleurs qui pourrait les disperser, peut-être même en dissoudre la fragile substance. Mais accomplies selon elles, ces Formes, mais achevées selon elles, ces Formes. Nullement un absolu. Plutôt une hésitation à paraître, à se doter d’un nom, à figurer parmi la multiplicité des Objets du Monde. Énoncé autrement, six Présences/Absences qui paraissent s’annuler au titre même de leur intime contradiction. Å peine ces Présences se montrent-elles dans la lumière naissante du Monde et, déjà, s’obscurcit en elles l’invisible pli de leur Être. Une Chose se lève, point, commence à faire phénomène qu’une contrariété advient en son sein qui la ruine de l’intérieur, l’obombre, la reconduit dans la coulisse inexpliquée du Néant.

   Un surgissement d’Être dont la négativité d’un Non-Être vient biffer la prétention à rayonner, à étinceler, à hisser son esquisse en tant que volonté, à la doter de la braise d’un désir. Chose donc qu’un processus de néantisation vient figer dans une sorte de glu, inclure en un bloc de résine muet, immoler dans la touffeur d’une ouate compacte.

 

Six présences.

Immobiles.

Silencieuses.

Anonymes.

Solitaires,

infiniment

Solitaires.

 

   C’est en cette verticale Solitude que consiste leur Essence la plus visible, que se donne leur chancelante Vérité. Comme un Mot tout juste prononcé du bout les lèvres dont un mince zéphyr viendrait éteindre, gommer, la première parole. Un langage bourgeonnerait qu’un invisible flux intérieur atteindrait au cœur même de son sens, ruinant ainsi toute prétention à exister, à faire de son propre discours ce mince mais efficace ébruitement qui dit l’existence sur la margelle des Vivants et des Choses animées.

 

Solitude,

 esseulement,

 

    lesquels, bien plutôt que d’ouvrir un dialogue, se résolvent à n’être qu’un monologue sans consistance réelle. Un lexique flou traverse les têtes et les choses sans qu’en elles, quelque chose ne subsiste dans le genre d’une mémoire, d’un souvenir, d’une réminiscence. Une façon de Vide qui se heurte au Rien, rebondit sur d’invisibles parois.

  

   Présence du Ciel, laquelle s’annonce sur un mode si discret. Rien ne s’y imprime vraiment. Rien ne s’y arrête, ni le coton souple d’un nuage, ni la lame acérée d’un blizzard. Ciel à lui-même sa propre négation.

   Présence du Bouquet d’Arbres, laquelle s’immole dans cette teinte Jaune-Kaki, pareille à la peau de ceux qui comptent leur dernier souffle. Rien ne s’y illustre que la perdition à jamais dont nulle feuille animée, joyeuse, agitée ne viendrait racheter le prochain trépas. 

   Présence de la Terre, laquelle s’enfonce dans cette sombre couleur de bitume sur qui, ni un premier chiffre ne pourrait tracer l’ordre de sa mesure, ni la première lettre ne saurait imprimer l’alphabet selon lequel écrire une histoire.

   Présence du Chemin, laquelle est cette traînée d’eau à l’illisible figure, ce Lilas fané qui fait signe vers le deuil, vers la mélancolie dont nul horizon ne viendrait atténuer la ténébreuse douleur.

   Présence du Cheval, cette « plus belle conquête de l’Homme », présence si inapparente dans cette robe grise si proche des longs jours d’hiver, un sourd ennui en parcourt les allées monotones, un gluant chagrin en fige le cycle alourdi des heures et des secondes.

   Présence si évanescente d’une Forme Humaine, sans doute une Petite Fille à l’orée de la vie. Å peine une respiration, à peine une silhouette. Une venue à Soi qui est partance de Soi. C’est ici, dans l’enceinte vide de cet étrange Personnage que l’Absurde paraît avec toute sa force délétère, avec la puissance abrasive de son absence de fond sur lequel faire signification. Encore, Ciel, Bouquet d’Arbres, Terre, Chemin, se fussent teintés de circonstances atténuantes quant à leur Présence/Absence, y compris celle du Cheval titulaire d’une âme sensitive le rapprochant en ceci de la Forme Humaine, mais, précisément, la seule Forme Humaine de l’image, cette infime Petite Fille, cette statue si frêle, cet inaperçu dans le Vide de la toile, comment en accepter le retrait, sinon le proche exil ?

   Car, nous les Hommes, vous les Femmes, qu’attendons-nous de cette peinture, si ce n’est qu’elle nous dise notre dimension proprement Humaine, qu’attendons-nous que l’Artiste a mis en réserve comme s’il s’agissait d’un secret, d’une énigme, du visage d’un Sphinx dont, jamais, nous ne pourrions dévoiler la mystérieuse face ? Å simplement viser cette Petite Fille, ce Dénuement, nous nous aliénons en qui-elle-est, ou, plutôt, en qui-elle-n’est-pas, ce simple glissement à la face des Choses dont nul ne pourra venir à bout. Jamais l’on ne vient à bout du Nihilisme et des ténébreux abysses qu’il place devant nous telle l’image de notre propre disparition. Là se creuse, devant nos yeux, la profondeur vertigineuse de notre Angoisse, certes constitutive de notre Être, sans doute inévitable, mais, pour autant, sommes-nous prêts à payer le prix de cette infinie servitude dont le terme nous est connu, trop bien connu, dont, chaque jour qui passe, nous apercevons l’horizon qui se rapproche et brasille de son « inquiétante étrangeté » ?

    « Chacun se visant comme l’Autre », il nous faut reprendre cette étonnante formulation. Ce qui veut dire l’immense esseulement de chaque Figure, laquelle ne trouve de l’Autre qu’en Soi, à l’intérieur des frontières étroites de son propre Ego. Infini solipsisme dont nul ne sort. Manière de rayonnement autocentré en un point focal d’illisible lecture. Le Soi perdu en Soi que rien ne viendra sauver de cette posture tragique. Monade close sur son singulier mystère. Position autistique dont la teinte du discours inquiétant est délirante, hallucinée, logorrhéique, truffée de néologismes, soumise à la récurrence des écholalies. Cette image, avec ses plans isolés, avec ses blocs d’irrémissible mélancolie, avec son temps figé semble se confondre, point par point, avec le profil d’une psychose narcissique.

 

Chacun enfermé en son donjon.

Chacun au plein de son cachot.

Chacun au fin fond de ses oubliettes.

 

   Rien ne porte au loin. Rien n’a vraiment d’issue. Manière de glaçure enrobant une céramique, la logeant au creux de qui elle est, à l’abri des mouvements du Monde. Peut-être est-ce cette dimension métaphorique de la céramique qui rend le mieux compte de la douleur patente en laquelle chaque être de la peinture s’enfonce à son insu comme s’il s’agissait de rejoindre la réification même du subjectile. Se faire matière plus que matière, en quelque sorte. Connaître sa réalité objectale, celle qui, privée de langage et de mouvement, se confond avec la sourde mutité de la pierre, la pesanteur nuageuse du ciel, la rigidité sépulcrale de l’arbre, la densité morne de la terre, la lente gravité du chemin, la statuaire grise du cheval, le rameau blême de la Petite Fille, si absente aux yeux de ceux qui regardent et éprouvent au fond de soi ce vertige immanent à toute proche disparition, à toute perte définitive.

    Oui, cette peinture est aussi belle que simple et envahie d’une sépulcrale vacuité. Trop la prendre dans le rayon de son propre regard et c’est se fondre en elle au risque de ne pouvoir réintégrer la totalité de son être. Des fragments de notre chair, des éclisses de notre esprit s’attacheront à cette occulte inquiétude métaphysique, n’en ressortant jamais qu’avec l’intuition qu’une partie de Soi flotte quelque part, en un lieu d’indétermination, semé du passage de vents mauvais, poinçonné à l’aune d’un temps sans consistance, le passé se mêlant au présent, le verbe se confondant avec la sombre rumeur de la terre, un bouquet de bois mort fleurissant dans l’étique et le non advenu, manière de Monde d’avant le Monde.

 

Manière d’infinie

giration sur Soi où le Soi

 devient le cercle et

la périphérie,

où le mot s’éteint

 sur le bord des lèvres

pour n’avoir été articulé

qu’en lisière du Néant !

 

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24 juillet 2023 1 24 /07 /juillet /2023 08:48
Un Instant d’Éternité

Voyage en voiture Iberico...

Vierge de la mer...

Je chantais...

 

Photographie : Hervé Baïs

 

***

 

   Le ciel est gis, désigné telle une chose en fuite d’elle-même. Le ciel est impalpable, tissé de grains serrés, il semblerait qu’hors de lui, rien n’existerait, comme si les Hommes étaient assignés à demeure, placés sous l’immense coupole, sous le dôme infini mais eux, les Hommes, finis, terriblement finis. Et pourtant, le ciel s’appuie, s’amarre au multiple terrestre, l’enclot, le maintient à sa place déterminée. Tout contre le ciel pris d’immensité, une gerbe se lève, bouillonne, s’écume, se disperse selon des millions de gouttes qui, jamais ne paraissent retomber. Le geyser fuse, gagne l’entièreté de l’espace, la lave blanche fait ses explosions, ses milliers de déflagration dont nul ne sait ni l’origine, ni la fin. Tout se lève de soi et se multiplie dans tous les orients imaginables. L’énergie, la puissance sont sans fin et c’est un grondement continu et c’est un genre de tonnerre qui s’amasse en boule et se répercute aux limites mêmes de l’horizon. Nul répit. Nul repos. Un genre de mouvement auto-proclamé toujours en réaménagement de soi. Si bien que regarder est pure fascination. Nul, parmi les Existants, ne pourrait soustraire son regard de l’événement au titre de sa volonté ou d’une quelconque urgence qui se situerait ailleurs. Le sublime est entièrement contenu dans ce jaillissement, au sein même de cette profusion, au plein de cette promesse d’éternelle vitalité.

   Une masse sombre et haute à gauche de l’image. Semblable à la coulisse d’un étrange théâtre diluvien. D’antiques Héros pourraient s’y cacher tenant entre leurs mains le destin des paradoxaux Spectateurs que nous sommes. Cette masse est un mystère. Cette masse est une question. Mais, plus tard, peut-être, sera venu le moment de l’interroger, de deviner ce qui, en elle, se dissimule. Comme s’écoulant d’elle, surgissant d’elle dans une immémoriale parturition, des milliers de rejetons semés des eaux primordiales, amniotiques, encore attachés à leur Génitrice au motif de leur teinte ténébreuse, de la lueur qui les visite, venue du gris du ciel, de la blancheur de l’écume. Les galets sont ronds, parsemés de bulles mémorielles, sans doute d’avant même leur naissance. Le peuple des galets, que la lumière lustre, semble pris d’un lourd sommeil dont nul ne pourrait les tirer.

   Un sommeil de pierre lourde, de longue léthargie, un songe qui se fige et ne livre nullement la lumière noire de ses images, de ses hallucinations internes, simple mythologie à elle-même sa source et son devenir. En réalité un monde forclos qui n’est monde qu’à lui-même, un hiéroglyphe possédant le chiffre secret de ses arcanes pareils à un Ruban de Moebius, le début est la fin, la fin est le début, dont nul Déchiffreur ne viendra à bout. Simples météorites venues d’un ciel de cendre, un feu en elles se dissimule qui ne se souvient de son nom. Et c’est bien parce qu’elles sont muettes, infiniment muettes, qu’elles nous pressent de connaître leur nature, de les déflorer en quelque manière, mais le minéral est dur, le minéral est têtu et nous sommes privés de l’outil qui en désoperculerait la réalité.

   Donc le ciel gris en son insaisissable venue. Donc la gerbe de blanche écume dont le ressourcement infini nous échappe. Donc la falaise de suie réfugiée dans sa nuit. Donc les galets s’abritant sous le dais de leur étonnante lueur. Donc Nous qui visons l’image et lui restons extérieurs, sur le seuil d’une parole qui tarde à venir. Nous demeurons immobiles au bord du rivage et nos mains se révulsent de ne rien posséder que l’énigme, à défaut d’en pouvoir pénétrer les sombres dédales. Pourtant, nous les Attentifs, n’avons jamais de cesse que de pénétrer au sein de la caverne, d’en débusquer les replis ombreux, d’y allumer la lumière de nos yeux à des fins de compréhension. Car ne rien savoir serait bien pire que de trop savoir. La dimension existentielle creuse en nous ce manque à jamais que nous tâchons de combler sans y jamais parvenir.

 

Vivre, c’est respirer, boire,

manger, se reproduire.

Exister c’est entailler

 l’écorce du Monde,

entrer jusqu’à l’aubier,

là où le derme étincelant de

l’arbre dissimule sa vérité.

C’est comprendre.

C’est interpréter.

C’est produire un logos commun

d’où un sens jaillira tel le geyser

et alors la lumière de la clairière

éclairera les sombres taillis

et alors tout se dira selon

les facettes de la Raison,

tout se fera diamant et la clarté

essuyant, trouant l’obscurité,

y creusera sa belle niche,

y ouvrira son sillon étincelant.

  

   Mais projetons-nous toujours au-devant de nous cette intention d’en savoir plus que ce que le réel nous livre en sa matière brute ? Un silex grossier dont il nous est intimé, selon notre nature d’Hommes, de le dégrossir avec un percuteur, d’en détacher les écailles superficielles, puis de le polir tel le biface préhistorique qui ne peut jamais se percevoir qu’au motif des premiers essais de l’anthropos de sortir de l’animalité, d’ouvrir le langage, d’édifier les premiers mots de la connaissance. Toujours le superficiel nous assaille qui nous présente le masque dissimulant le vrai, l’exact, l’authentique. Toujours les apparences, les reflets, les faux-semblants que nous prenons « pour argent comptant » en feignant de croire que cette monnaie est la seule bonne, nous acquittant de notre dette vis-à-vis de ce réel au large de nos yeux, lequel brasille et finit par nous aveugler.

   Alors, ce ciel, cette gerbe d’eau, cette falaise, ces galets, en avons-nous fait autre chose que les éléments de décor d’un paysage marin ? Avons-nous creusé d’un iota ce qui vient à nous afin que, justement informées, les choses nous tiennent un langage plus profond que celui des mondanités, ce bavardage du « ON » qui recouvre le tangible d’un fin glacis qui le rend méconnaissable ? Avons-nous suffisamment aiguisé notre vision pour lui faire traverser les murs des approximations, pour l’introduire au cœur même de la Cité, là où se prennent les décisions ultimes qui décident du futur des Hommes ? Poser cette question est bien évidemment y répondre par la négative. Rarement sommes-nous en travail face aux choses, bien plutôt dans un retrait que nous prenons pour un confort ultime.

    Mais reprenons la belle image ici commentée et tâchons de percer la fine pellicule qui en recouvre la surface. Isolons l’essentiel, à savoir ce surgissement blanc de l’eau, cette surdi-mutité de la pierre. Deux réalités se font face sous la figure d’une polémique, d’une opposition de principe.

 

Le flux de l’eau faisant face

à l’immobile de la pierre.

 

   Ici, à l’évidence, il s’agit de la confrontation de deux Mondes hétérogènes l’un à l’autre. Le Monde Parménidien antinomique du Monde Héraclitéen. La pierre de Parménide, qu’aussi bien nous pourrions ramener à la Sphère unitive à laquelle son logos se réfère, à cette fixité, à cette immobilité de l’Être, point fixe à partir de quoi tout découle. La Monade de Leibniz pourrait aussi bien être convoquée, elle qui, dépourvue de portes et de fenêtres, vit de son autarcie au sein même de son immanence. Et, par contraste avec ce motif, c’est bien évidemment le concept du flux d’Héraclite, ce fleuve toujours recommencé, ce renouvellement à lui-même sa propre ressource qui est à envisager. Mais, sous la métaphore apparente de la Sphère (de la pierre), ainsi que sous celle du Fleuve (cette eau blanche écumeuse), une autre profondeur, une autre strate se révèlent dont tout un chacun postule en soi l’indispensable prémisse.

 

C’est de Temps dont il s’agit

 et rien que de ceci.

  

   Le Temps du Galet se confrontant au Temps de l’Eau. Le Temps du Galet est un temps infiniment accompli, un temps qui, parvenu au bout de son itinéraire s’est réfugié dans l’immobilité silencieuse et occluse du minéral. Plus personne ne peut atteindre ce temps que l’on pourrait qualifier de « fossilisé ». Autrement dit, un temps mort. Autrement dit le temps de l’Éternité. Car, oui, pour être Éternel, le temps a besoin d’avoir fait son deuil de l’exister. Tout comme nous les Hommes, vous les Femmes, qui ne connaîtrons notre Éternité qu’à avoir totalement accompli notre cycle, à nous être figés dans ces secondes suspendues pareilles à des larmes de résine.

   Notre Éternité a le poids douloureux de notre mort. Tant que nous sommes en vie, ballotés par les flots de l’existence, nous ne connaissons que cette précarité, cette brièveté de l’instant en constant renouvellement, réaménagement de soi. Seul le couperet de la Mort réalise le suspens de l’éternel, l’immobilise, cofondant en un seul espace infiniment ponctuel, passé, présent, futur. Nous ne sommes éternels qu’à n’être plus qui-nous-sommes, des Individus parlant, agissant, créant, aimant, mais de simples stalagmites dressées dans le vent glacial d’une irrémédiable solitude. Si l’Instant est multiple, toujours renaissant de ses cendres, tel le Phénix, elle, l’Éternité, est cette pulvérulence que n’anime nulle étincelle. La cendre devenue cendre et nul mouvement qui la déporterait de qui-elle-est. N’est-il pas étonnant, cependant, que le cheminement de notre Vie métaphorise celui du Temps ?

 

Mobiles, infiniment mobiles

nous sommes pareils à l’Instant.

Immobiles, immobiles pour toujours,

nous sommes les gisants sur lesquels

repose, tel un suaire,

le masque impénétrable

 de l’Éternité.

  

   Certes notre propos, loin d’être joyeux, est peint des couleurs les plus sombres de la Métaphysique, mais elle, la Métaphysique, qui postule un Monde autre que celui que nous connaissons est toujours privée de quelque clarté, à l’ombre de cette joie que nous recherchons fiévreusement sans bien trop savoir en quoi elle consiste. Certes nous pouvons regarder les choses de l’exister avec des verres opaques et en tirer quelque rapide félicité. Mais l’accomplissement de Soi, loin d’être constitué d’une addition infinie de petites joies, consiste bien plutôt à chercher, sous leur aimable visage, ce qui s’y loge en creux, cette corruption à l’œuvre, laquelle nous dit que le Même renferme toujours de l’Autre, que tout mouvement dialectique, dont l’Existence est le mode le plus visible, porte en soi son contraire, sa contrariété, sa mesure de négativité.

   Vivant, notre supposé bonheur n’est que la face inversée de nos peines. Force et faiblesse, puissance et repli, tels sont les harmoniques sous lesquels notre devenir s’illustre sous la figure du Destin. N’en pas assumer la charge est s’aliéner. En reconnaître le chemin secret est le seul acte de liberté dont nous pouvons nous assurer dans l’Instant qui précède toute Éternité.

 

   Merci de m’avoir suivi si vous avez cheminé de concert avec ce texte qui, une fois dit la Beauté, une fois dit l’Affliction de notre condition mortelle. Y aurait-il d’autre alternative que celle-ci, elle n’aurait été, en toute rigueur, qu’usurpation de la réalité. L’oscillation est notre Mesure Humaine. Toujours nous dérivons au loin de nous, dans un Temps qui nous précède, un Temps qui nous dépasse. Chaque seconde provient de la précédente que la prochaine suit. Le Temps est-en-nous-hors-de-nous auquel nous correspondons l’Instant d’une brève parenthèse, puis survient ce Temps fixe, irréel, hors d’atteinte qui est l’Autre de-qui-nous-sommes. Toujours nous définissons-nous tels des Attentifs, des Attentifs qui attendent le pli et le dépli duTemps.

 

Le seul Temps qui convienne à l’Instant Présent :

que vienne la Beauté de l’Image.

Notre présence à nous-mêmes

et au Monde est à ce prix !

 

 

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21 juillet 2023 5 21 /07 /juillet /2023 16:55
Une aile au-dessus du silence.

Photographie : Gilles Molinier

Etude - 2014

***

 Hiver. Solstice d’hiver. Le jour est un pli à peine visible sur l’arête du temps. Une simple vibration dans les mailles de l’air et la respiration des hommes une buée en partance pour l’inconnu. Lorsque les heures basculent, que les ombres gagnent, l’ombilic s’étrécit sur sa gemme de glace. Il y a si peu d’espace et la parole est réfugiée dans sa cellule native, longue germination en attente d’être. L’ennui est là, planant au ras du sol avec ses larges membranes et le feu rougeoie dans l’âtre avec un drôle de crépitement : trille d’insecte dans le silence du bois. Maintenant la peur est là qui clouerait définitivement les existants entre leurs quatre murs de terre si leur envie n’était grande de connaître. Oui, les habitants veulent sortir à l’air libre, dans la toile tendue comme une voile et se rassembler. Meute soudée afin de disperser l’effroi, ouvrir ce qui peut l’être et s’éployer à la dimension de ce qui, du dehors, pourrait faire sens, pousser un volet sur l’horizon clos, oser une faille de clarté.

 Les maisons basses, toits de chaume et de bruyère, murs de torchis, portes étroites, flottent sur une nappe de brouillard. Les tourbières sont tellement denses, gorgées d’eau et de certitudes étroites comme la feuille de l’arbre prise de gel. Les godillots, sur le sol durci, font leur bruit de gong, leur percussion géologique. Comme pour dire l’enracinement, les longs rhizomes qui glissent sous la terre et s’invaginent jusque dans les anatomies avec leurs bouquets de sang blanc. Pures arborescences venues dire aux indigènes la nécessité de demeurer dans l’orbe de soi, de pas se distraire dans des occupations infécondes. Rien que le modeste. Rien que le nécessaire. Grappiller quelques images, les manduquer longuement entre ses gencives étiques, puis rentrer au logis et penser longuement près de l’âtre plein d’étincelles et de cendres grises.

 Le hameau, quelques bâtisses indistinctes, est posé sur une petite éminence du sol. A peine lisible parmi la laine noire qui court à ras de la végétation, au milieu des écoulements et des remous de soie des sphaignes qu’agite un faible vent. La nuit est profonde, sans fin ni commencement, étoiles piquées aux haies de buissons noirs, lune au croissant inapparent dans le ciel océanique à l’immense reflux. La Salle, bâtisse d’argile et de ciment mêlés, on la devine plus qu’on ne l’aperçoit, avec ses volets dégondés, sa lèpre vert de gris, ses desquamations qui font penser au cuir usé d’un mammifère marin. Les pas martèlent le chemin de poussière, les mains gourdes se logent dans les geôles des gants, les langues se taisent dans le massif de la bouche où, parfois, fuse le givre en longues coulées blanches. Dans la boule de la tête, dans les ramures étroites du cerveau, les idées font leurs petites translations de luciole, leur léger feu follet. Trois petits tours et puis s’en vont.

 La porte de la Salle est poussée dans un grincement de ses pentures usées. Air à peine moins vif qu’au dehors. Juste un poêle de tôle qui fait brûler ses mottes de tourbe avec de minces explosions. On s’assoit sur le rythme des bancs clairs, on y serre son corps étroit contre le corps contigu. Sardines dans le fer blanc. Trois ampoules qui font tomber du haut plafond une clarté d’aquarium, une coulée de soufre éteint. Devant les bouches sont les nappes des haleines, genre de coton qui flotte sans jamais retomber. Derrière, tout au fond de la Salle, le projecteur à la Méliès, étrange insecte monté sur d’étroites échasses : une manière de mante religieuse attendant d’officier, pattes replies en prie-Dieu. L’opérateur a placé les bobines sur les bras. Le film fait son trajet compliqué parmi les roues, pignons et ressorts de renvoi. La lumière s’éteint. Le film commence. Le silence est grand qui envahit les poitrines, sustente les esprits, rive les âmes à la magie qui, bientôt, va se produire. Sur le linge livide, le grand suaire qui habille le mur du fond, ce sont d’abord des spirales semblables à de fins végétaux, des scintillements, des étoilements, de brusques déflagrations pareilles au craquement du givre. Puis, bientôt, les premières images tressautant, syncopées, des trilles d’images se percutant, s’emmêlant, se dispersant dans une étrange diaspora comme pour dire l’impossibilité d’entrer dans le songe, de fuir le réel. Les yeux des muets se creusent, les pupilles se dilatent, sur les sclérotiques de faïence nagent les phosphènes avec leur vitesse de feux de Bengale. Les voyeurs, soudain dépouillés de leurs vêtures noires, celle qui recouvre l’indigence des jours, les voyeurs deviennent translucides, éclairés de l’intérieur, manières de cierges laissant couler leurs larmes de stéarine. Car le froid les fait pleurer. Car la beauté avive des larmes trop longtemps retenues dans les architectures de peau.

Une aile au-dessus du silence.

 Alors on voit ce que l’on n’a jamais vu. Alors on voit l’invisible et son chant lointain comme celui des sirènes. On n’a plus guère de corps dans l’avenue rectiligne du froid. On ne sent plus les choses qu’avec, dans les membres, une manière d’engourdissement. On connaît, soudain, ce que jamais l’on n’a connu. A l’intérieur de l’outre de peau, c’est comme la naissance d’un vent, la tension d’une corde et le monde blanc s’installe, comme chez les Tarahumaras, fumeurs de peyotl. Cela fait ses confluences et ses brusques séparations, cela flotte infiniment au-dessus du pays incisé de mille signes, cela ouvre le regard à la manière de celui de l’aigle et l’entièreté de l’horizon est à soi dans le même cercle infini, dans la même ivresse, l’identique giration. Ce que l’on n’avait jamais vu, ces stalagmites blanches montant dans l’air tissé de bleu, ces étranges écorces pareilles à des peaux usées, à des ivoires de morses, ce ciel éteint aux lueurs de banquise, ces fins rameaux veinés de noir comme ceux qui colonisent les cathédrales de glace, cette lumière irréelle s’échappant du sol de neige, tout ceci se révèle avec la force de la poésie, avec son curieux destin d’outre-monde. Car on n’est plus ici ou bien là, avec sa peau pour toucher le vent, ses mains pour agripper la terre, ses pieds pour avancer sur le sol d’éponge et d’eau. On est ailleurs, là où rien ne se passe que ce qui a lieu dans la plus pure des évidences : celle de la beauté. On devient voyant. On devient poète, on devient Rimbaud et alors par un « immense et raisonné dérèglement de tous les sens » on « arrive à l’inconnu », là où s’ouvre la majesté d’un monde, là où la parole se fait source vive afin que nous atteigne cette aile au-dessus du silence dont nous sommes habités mais qu’il faut porter au-delà de nous afin qu’elle paraisse.

 Dehors, la nuit est profonde, portée à son acmé. Rien n’y paraît que le cri d’une dame blanche dans les lointains et la terre semble déserte, livrée à soi dans la plus confondante des solitudes. Dans la Salle, les respirations sont comme suspendues sur les dernières images qui clignotent, colonnes de basalte gris, chaussée des géants, élévations minérales dans la toile serrée de l’air. Quelques tortillons, quelques virgules, quelques zigzags rapides disent la scarification de la pellicule, son impossibilité à davantage proférer. La lanterne de Méliès s’éteint dans un dernier bruit de crécelle, les lourdes bobines demeurent immobiles alors que revient la lumière. Trois ampoules qui font tomber du haut plafond une clarté d’aquarium, une coulée de soufre éteint. Alors on hisse les lourdes anatomies, alors on fait craquer les charpentes de buis ancien, on y entendrait presque les chapelets odorants, lustrés, commis aux offices. Alors on emprunte le boyau tordu par lequel on quitte les bancs clairs, la toile blanche, les images en suspension dans l’air. Le froid est vif qui sème des engelures sur les oreilles dentelées. Le froid est coupant qui serre les vêtements autour des corps soudés. On se plie sur son centre comme pour s’y réfugier, on s’amenuise à la densité de son ombilic. Il reste encore quelques traces de voyance, quelques incisions du regard qui transgressent les massifs de chair. En soi, dans la grotte d’obsidienne occluse, au plein des replis ombreux, s’illuminent des lueurs de calcite, de vibrants cristaux, des myriades d’étincelles comme sur l’écran plein de mystères et de révélations.

 Ici, dans ce pays de tourbe et d’eau, sous l’horizon du jour, dans les rets de la lumière grise rien ne paraît bien longtemps alors qu’un fin brouillard noie tout dans une identique mutité. Rares arbres dépouillés que le vent ponce jusqu’à l’âme, bois aériens perdus dans l’air immobile, troncs sans ramures, tiges orphelines que le givre éteint. Pays de pierres et de longs murs, pays de chevaux à la crinière hirsute, pays d’alcool et d’accordéon, le soir, quand l’âme chavire sous la poussée du blizzard. Maintenant, on est rentrés dans les maisons sombres, tout près des arbrisseaux où se réfugient les ondes mystérieuses de la nuit. Maintenant on a allumé un feu dans l’âtre. On réchauffe ses doigts gourds, de vrais bâtons de granit, tout contre les braises rouges. Au travers de la vitre, dans les linéaments du verre, parmi les étoiles du givre, la lune fait sa trace blanche. Les yeux traversent la vitre sans s’y arrêter. Les yeux ne sentent plus la douleur d’être enfermés en eux-mêmes, d’être repliés sur cette cécité qui habite le sol de la lande. Au loin, vers les plages de galets que lustre la clarté des étoiles, l’agitation légère d’un tamaris. Un tremblement comme sur la grande toile de la Salle, là où sont les rêves avec les cliquetis des bobines, les images tressautant, la magie de la lumière avec le rythme serré des grands arbres majestueux, leur perte vers le ciel teinté de cendre. Bientôt le sommeil sera là et l’on entendra le bruit du silence. Une aile à venir dans la longue solitude des hommes.

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19 juillet 2023 3 19 /07 /juillet /2023 17:11
Seul le vent parfois.

Septembre 2014© Nadège Costa

Tous droits réservés

"Seul le vent parfois"

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Gagnant Port-Blanc par la route, seulement distrait par le vol erratique des mouettes, je pensais aux images de l’existence, à l’étrange phénomène de la persistance rétinienne. Les paysages, les choses, les visages s’imprimaient-ils à demeure dans quelque coin du lobe occipital, en repos, n’attendant que de resurgir ? Etaient-ils de simples hallucinations du présent, sortes de réaménagement du passé ? Et la mémoire, là-dedans, quel rôle jouait-elle ? Ne magnifiait-elle pas ce qu’elle recelait depuis des temps immémoriaux à la manière d’une délicieuse « petite madeleine » proustienne ? C’était si étrange d’avancer sur le chemin de la vie, insouciant de ce qu’avait été son histoire ancienne puis, soudain, de se trouver submergé de visions qui envahissaient tout, jusqu’à faire disparaître l’horizon du réel.

On était installé dans le confort d’un cercle de lumière, frappant les touches de sa vieille Remington, un cliquetis bourdonnant tout autour de la tête, et voici que surgissait quelque chose que l’on n’attendait pas. Le livre au vieux maroquin teinté de fauve dans le silence d’une bibliothèque, le chrome d’une voiture glissant le long des quais à la manière d’un trait d’argent, la silhouette d’une actrice de théâtre ou bien, dans l’évidence d’une absence, ce visage inconnu qu’aucun nom n’habitait pas plus qu’une mince fiction qui aurait pu le circonscrire, le situer en un lieu, le poser en un temps déterminé. Un pur évanouissement, la perte d’une clarté sur une porcelaine blanche, le lustre du jour sur la rivière de l’aube. Cela girait infiniment autour de soi avec l’aimable insistance d’une comptine pour enfant, avec le ronronnement d’une berceuse. Et voilà que l’image que l’on pensait de miel et de nacre plantait son écharde au profond de la conscience et c’était comme un acide qui aurait décidé de dissoudre les chairs, de les réduire à l’apparence de simples nervures. Le limbe avait été dissous, ne demeuraient que de bien étroits harmoniques, de bien persistantes rumeurs.

Seul le vent parfois.

C’était hier, c’est aujourd’hui, ce sera demain et le temps comme une outre aux flancs dilatés n’offrant plus que son immense vacuité. Comment vivre avec la percussion constante des images, leur rythme de grêle soutenue, leur urticante effusion sur le lisse de la peau et ne pas devenir cet esquif ballotté par les vagues océaniques de l’imaginaire, comment ne pas sentir souffler, tout contre l’étrave des yeux, le vent acide de la folie ? Comment ? C’était cela, cette gerbe continue de questions faisant ses continuels feux de Bengale qui s’étoilaient en arrière du front, ouvraient l’aire immense d’une inconnaissance des choses. Car la perdition croissait avec la profusion des formes et des lignes, le croisement incessant des métaphores. Tout se diluait dans un éternel brouillard, tout se noyait dans une sorte d’indistinction originelle. C’était comme un commencement du monde, avant même que la lumière n’ait fait paraître son règne. Une confusion ivre d’elle-même. Ceci aurait pu durer ce que durent les illusions, à savoir toute une vie, si ne s’était installée, au centre du dispositif, cette manière d’icône qui, insensiblement, effaçait tout le reste, balayait d’un revers de main ce qui ne paraissait plus qu’à l’aune de simples contingences.

Seul le vent parfois.

L’image était belle qui disait la pure essence de l’exister en mode naturel, une présence si inapparente qu’elle avait la couleur du songe. Les autres visions étaient loin derrière dans l’œil d’un puits avec des reflets d’outre-vie. Pas même la buée sur la rive d’un lac, pas même le hululement dans le rhizome de la nuit. Oui, vous étiez là, au bord de mes doigts hagards, au bout de ma vue brouillée, sur la braise vive de mes yeux. Là, comme la brûlure de la vérité. Beauté infrangible que rien, jamais, n’effacerait. On n’estompe pas la grâce, on ne peut faire disparaître la lumière. Ses rayons sont un chant infini du temps, un long poème de l’espace. Et, en filigrane de tout cela, le sentiment tragique que je ne vous connaissais pas, que, peut-être, vous n’existiez pas. Simple feu allumé à l’orée de ma conscience. Je longeais la Baie de Goermel, ses rives semées d’arbres, ses rochers rouges plantés dans l’eau de cristal, l’essaim de ses ilots dans la brume solaire. Vous étiez l’un d’entre eux, si mystérieux, inaccessible derrière la barrière de ses vagues, ses lagons de flots verts. Parfois la beauté est telle qu’elle devient irréelle et l’esprit s’épuise à vouloir en cerner les formes, à en réaliser l’exigeante quadrature. Pareil à l’enfant derrière la vitrine et les merveilleux jouets qui scintillent parmi le lacis des guirlandes, le frimas des étoiles. Alors la tentation est grande de renoncer à soi, d’inverser le rouage des heures, de regagner en pensée la graine primitive, l’ombilic qui nous abritait encore du monde.

Seul le vent parfois.

Je jouais à vous créer un cadre, à vous inventer une vie, à vous poser au plus haut d’une branche afin que nul ne pût vous atteindre. Je jouais à vous modeler, comme le petit homme le fait de sa boule de glaise, en toute innocence, attendant que le prodige se produisît. Je voyais rouler, sous mes doigts ravis, l’ovale nacré de votre visage avec, au milieu, le cratère presque éteint de vos lèvres. Les mots, les merveilleux mots étaient là, sur le point d’éclore, de révéler le poème du monde, peut-être celui de l’amour, cet absolu dont jamais on ne revient. Puis le ruissellement de jais de vos cheveux, cette infinie douceur coulant de vous comme l’eau claire du ciel. Puis le golfe d’ombre disant le mystère de votre cou. Puis cette épaule aussi lisse que le galet dans la lumière du rivage. Puis ce bras, cette levée de marbre souple avec la main en conque afin de recueillir votre épiphanie à nulle autre pareille. Puis cette gorge naissante, de talc et de brume, cette écume si virginale, cette indolence, cette haute parution si semblable au glissement du cygne sur le miroir d’un lac. C’était cela, être dans la mesure du jour, au bord du rivage océanique, empli de la certitude que plus rien d’important ne serait jamais dévoilé. C’était une attente, une stupeur, la joie s’immolant dans l’abîme de la gorge. Le silence serait éternel qui riverait mes yeux à cette vision. Car, à cet instant de moi-même, dans ce lieu tellement teinté d’immatériel, je savais que vous n’étiez que l’ombre de mon espérance, la fuite du temps, ce poème proféré à l’aune de son propre écho. Bientôt le jour baisserait dans des teintes de cendre et les sternes glisseraient dans l’air, partageant le ciel en deux parties égales. Le haut pour les rêves, le bas pour la réalité. C’était ainsi, il n’y avait rien d’autre à faire qu’à attendre la prochaine vision.

Seul le vent parfois.

Seul le vent parfois qui portait avec lui, dans le secret de ses plis, dans ses volutes libres, dans l’effeuillement de ses membranes de telles images créatrices de rêve, il n’y avait rien à chercher nulle part, que soi dans la dérive des choses. Rien à chercher, tout à trouver. L’eau se teintait de nappes sombres, le ciel faisait sa petite musique de nuit, la terre se disposait à un long sommeil. Demain serait le jour dont on attendrait qu’il nous délivrât du doute. Existions-nous alors que VOUS, étiez si irréelle dans l’ombre de vous ?

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18 juillet 2023 2 18 /07 /juillet /2023 17:07
Fraternité blanche.

Photographie : Gilles Molinier

Etude - 2014

A l’origine, au temps où rien encore n’était décidé de la marche du monde, disons aux environs du Paradis Terrestre, alors qu’Adam et Eve apprenaient tout juste les rudiments de l’amour - c’était avant la Pomme -, alors que le flirt était encore dans les prémices, nimbé d’innocence et teinté de touchante naïveté, nos amis les arbres vivaient dans une manière d’euphorie que même un cataclysme n’eût point entamé. Il faut dire, le Paradis avait tout pour plaire. Le climat était généreux, l’air doux comme le corail de l’oursin, les flamants roses se reflétaient dans le miroir de l’onde, les biches regardaient de leurs yeux enamourés, les girafes ployaient leur long cou avec une grâce infinie, les lions faisaient patte de velours, les cerfs ponçaient leurs bois afin qu’ils ne pussent entailler l’âme des deux seuls existants dont la silhouette était visible à l’horizon des choses. Quant aux arbres, revenons-y, ils étaient d’une si belle nature, si indolente, qu’on eût pu les croire éternels. Leurs troncs étaient aussi lisses que les joues d’une vierge, leurs feuilles lancéolées, couleur d’espoir, étaient détourées d’un mince filet d’argent, ils portaient des fruits dans la plénitude, genre de pommes d’or du Jardin des Hespérides, leurs frondaisons, tantôt couleur de vermeil, tantôt à la teinte d’eau claire ou bien de platine, ou encore d’émeraude tissaient dans l’air la pure symphonie de la beauté. Rien ne semblait jamais pouvoir atteindre cette subtile harmonie et même le héron bleu à la grande sagesse aurait donné son bec à couper que, jamais, ce divin bonheur ne serait entamé par quelque événement, fût-il extraordinaire.

Fraternité blanche.

Le Paradis terrestre

Raphaël Toussaint

Source : Wikimedia Commons

Et maintenant, passons sur les inconséquences humaines et sur les avatars qui conduisirent Adam et Eve, ces pêcheurs devant l’Eternel, à se jeter dans la gueule du loup avec la bonne foi qui sied aux âmes simples. Cependant, les arbres chassés du Paradis, comme tout ce qui y vivait, se retrouvèrent sur Terre comme un peuple épars et maudit qu’une incompréhensible diaspora eût égaré aux quatre coins du monde. Maintenant, ils habitaient aussi bien sous les tropiques qu’aux sommets des montagnes et, pour beaucoup, leur sort était aussi enviable que le destin du charançon aveugle forant leurs cercles de bois de leurs dents hémiplégiques. Le Paradis, c’était bien fini, il fallait se résoudre à vivre dans la modestie et le dénuement, ce que les arbres se disposèrent à faire en raison de leur grande sagesse.

Et voici ce qu’il advint d’eux : le palmier, abrasé par les meutes de l’harmattan et la furie du sable, perdait ses cheveux, ne disposant plus que d’une touffe étique semblable à la tête du chauve. Au milieu des forêts gauloises le vénérable chêne subissait les coups de boutoir des grappes de gui et l’invasion sournoise des bubons de la gale qui faisaient, dans leurs ramures, comme des décorations de noël. L’étonnant araucaria, s’il faisait le désespoir des singes, ne résistait guère aux assauts de la rouille qui le dépouillait de ses lames avec la dextérité du magicien à faire surgir des colombes de son chapeau. Au sein des mangroves, les lacis de racines des palétuviers étaient victimes de la prolifération des crevettes. Les immenses séquoias périssaient sous les lames hurlantes des tronçonneuses. Les très résistants châtaigniers se voyaient lentement délestés de leur substance par la hargne des marteaux-piqueurs des pics-verts. Les pins maritimes, au sommet des dunes, s’étiolaient lentement, lacérés par le vent du large, devenant, petit à petit, bois éoliens blancs comme de os de seiche, puis minces ossements perdus dans le flux des eaux. Les imposants baobabs dans leur forteresse à la couleur orangée ne résistaient guère, en dépit de leur puissance, aux attaques des fourmis rouges. Les acacias, quant à eux, n’étaient guère protégés par la herse de leurs épines, des prédateurs affamés parvenant à prélever leurs rameaux fleuris afin d’en faire leur ordinaire.

Oui, il faut le dire, le sort commun des arbres n’était guère enviable, d’autant que pour ceux qui avaient échappé au désastre, l’intelligence humaine avait inventé les pires tortures qui se pussent imaginer : on ligaturait les branches des érables, on les contraignait dans des pots grands comme des coquilles de noix ; on colonisait des arbustes en charmilles qu’un sécateur brillant à la lame redoutable rabattait avec la plus grande rigueur qui se pût imaginer ; les fruitiers, on les taillait vigoureusement, enfin, on palissait, émondait, ébranchait, écimait, égayait, élaguait, étêtait, coupait, décapitait, décortiquait, dégarnissait, supprimait tout ce qui dépassait à l’horizon du végétal. Nos amis les arbres on les aimait avec tellement d’empressement - comme une fillette étouffe dans ses bras sa poupée chérie -, qu’au bout du compte il n’en restait plus que de rares vestiges, un bourgeon par-ci, une branche par-là, une racine ailleurs, quelques feuilles volant au beau milieu des ramures de l’air.

Heureusement, pour le peuple des arbres, quelques individus plus astucieux que les autres ou doués d’un destin plus généreux, avaient réussi à échapper aux maladies, à la hargne des hommes, à leur cupidité, à leur empire sur les choses de la nature, aux haches qui tailladaient et mutilaient. Il s’agissait d’un groupe de jeunes charmes, aux troncs étroits et un brin tortueux, non encore parvenus dans la force de l’âge, seulement dans les années graciles et indécises de l’adolescence. Longtemps ils avaient erré de sommets en ravins, de déserts en forêts pluviales, constatant, partout, les atteintes du mal, la propagation des épidémies, la chute et le deuil. Alors, ils avaient décidé d’adopter un instinct grégaire, un comportement siamois, et, comme des moutons au lainage accueillant, ils s’étaient assemblés en une tribu compacte, se serrant les coudes, se prêtant main forte, prenant pour devise l’entraide et la considération de leur semblable. Ils avaient fini par trouver un site qui leur convenait, au fin fond d’une combe, entre deux versants protecteurs, un genre de presqu’île terrestre, une manière de gentille utopie dont ils avaient fait leur terre d’élection. Ils vivaient là depuis quelques années déjà, dans la simplicité et le murmure de leurs rameaux minuscules. Ils parlaient peu, se sustentaient de courants d’air, respiraient un air limpide comme l’amitié. Chaque hiver, la neige faisait, à leur pied, un tapis blanc si pur qu’il semblait ne pas exister ou bien alors comme un simple lien qui les maintenait réunis. Le frimas était leur nourriture essentielle, un genre d’ambroisie si pure qu’elle coulait en eux comme une sève invisible et les faisait s’élever dans le temps avec la même persistance qu’à une mousse à s’abriter sur les versants humides. Ici, dans ce lieu hors du lieu, jamais personne ne vient, sauf quelque rapace au vol lourd, quelque chouette antique et vénérable et des passereaux pacifiques. C’est une manière d’éternité qui semble les avoir figés dans un langage immobile, une pure poésie blanche s’élevant du mystère du monde.

Si, un jour, par le plus grand des hasards, vous tombez sur leur repaire secret, comptez-leur une fable, chantez-leur une comptine, murmurez-leur une berceuse et retirez-vous sur la pointe des pieds. On ne dérange pas un paradis, on le regarde du bout des yeux et on part en silence. La seule parole qui soit et qui longtemps, agit en nous, comme un charme !

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17 juillet 2023 1 17 /07 /juillet /2023 17:25
Echo d’une parole.

« Les oiseaux noirs ».

Georges Braque.

Source : www.maeght.com/éditions

[Libre méditation dur le poème

de Nathalie Bardou].

***

Logis de sable

« Je te parle d’une Nuit

Assiégée de morceaux de mots

Et rideaux de lignes.

Alors que des hirondelles

Aux ventres de sel

Voltigeaient

Autour des Visages

Je t’ai posé la Question.

La lumière du jour

N’est-elle que le gant du Rêve ?

C’est à l’écho de ta chambre

Que je sais

Qu’il nous reste à habiter

Les logis de sable

Pour conserver

Aux tamis de nos yeux

L’essentiel de nos paroles. »

Nathalie Bardou - 13 janvier 2106.

***

  (Fléchage du sens : J’ai souvent exprimé, dans mes textes relatifs au poème, la quasi-impossibilité de le commenter le poème, de l’interpréter, d’en supputer la signification car cette dernière, toujours cryptée, nullement nécessairement visible par son auteur ne saurait évidemment l’être par une conscience qui ne le vise qu’en mode différé et d’un lieu extérieur. Comme une récurrence dans mes prises de position théoriques de la nécessité d’aborder chaque chose (l’œuvre picturale, le poème, la réflexion philosophique, le paradigme esthétique) à partir de ce qu’ils sont en propre, de leur essence. C’est dire toute la difficulté de la démarche qui ne saurait aboutir qu’après de longues descriptions de nature phénoménologiques afin d’en percevoir le fond apparitionnel, ensuite porter ces prémisses à la réflexion et en tirer un possible enseignement. Cependant, la tâche fût-elle remplie avec une constante rigueur, ce mode d’appréhension de l’objet à connaître ne déboucherait que sur des hypothèses et au mieux se traduirait par la mise au jour d’un concept. Mais la réalité d’une poésie est de nature si complexe, si polymorphe, cernée de doute et entourée d’imaginaire qu’une intellection se risque toujours à n’en saisir que l’écume à défaut de s’introduire dans le cœur vibrant qui en décide l’existence. Pour cette raison et pour bien d’autres qui tiennent au fait qu’aussi bien le créateur de l’œuvre que la créature qui en résulte entretiennent des liens si complexes qu’il serait osé de prétendre en dévoiler le secret. En réalité, le langage porté à son acmé au cours de l’acte créatif est la seule condition de la genèse d’une expérience unitive qui fait se fondre dans un même creuset Le Poète et « l’enfant d’une nuit d’Idumée ». Tout essai de dire à leur sujet, à savoir la dyade Chair-Mot, cet inexprimable tissé de sons inapparents et de caractères fuyants comme sur le palimpseste, ne saurait apparaître que sous la figure d’une hésitante assertion qu’aussitôt le mystère reprendrait en son sein. Car l’on ne peut jamais faire irruption au centre du couple Amant-Aimée afin d’en surprendre la mystérieuse coalescence, laquelle s’appelant Amour ne fait sens qu’à être contemplé, nullement approché dans sa concrétude. Au regard de ce motif qui ne saurait être transgressé, j’ai proposé successivement, comme mode d’approche de la poésie, soit de réaliser avec son auteur une « écriture à 4 mains », entrelaçant les mots de l’un et de l’autre ou bien de laisser aller mon texte à un genre de dérive songeuse uniquement affiliée à la ressource de la seule intuition ou bien un mixte des deux. Je ne crois pas que la fibre du poème puisse se laisser deviner à l’aune d’une autre approche, la rationnelle, par exemple, qui détricote d’une main ce qu’elle bâtit de l’autre).

   Pour dire sur la lisière intuitive avec les mots Nathalie Bardou.

  [C’est ici le mode du « ON » qui sera retenu. Le « ON » qui, habituellement fait signe vers un langage prosaïque sans recherche aucune, ici, son indétermination, son flou volontaire, son ambiguïté serviront à porter le texte dans une façon de valeur universelle, comme si toutes les consciences humaines s’accordaient à fusionner dans une seule et même communion dans l’essence du langage, non celle de communiquer - ceci n’en est que l’aspect le plus commun -, mais créer une dilatation qui soit la condition même d’une ouverture à l’être-des-mots].

  ON parle d’une Nuit, d’une Nuit fondatrice que, sans cesse, menace l’irrésolution du dire, sa probable disparition dans les plis d’ombre et les recoins d’une conscience assiégée. Oui, assiégée, la conscience, tout comme le langage qui recule, cherche les recoins, se dissimule car paraître est subir la lumière du jour, entailler la chair qui, nuitamment s’est régénérée, ressourcée à la fontaine de l’obscur. Oui, les mots sont une chair fragile, une pulpe que, longtemps, ON retourne dans la conque de sa bouche. Il faut les maintenir dans l’espace étroit afin que le massif de notre langue, la physiologique, infuse dans la langue du poème ce que l’ON est en soi, cette attente de paraître avec la cimaise du front cernée des richesses de l’indicible. Seulement une lueur, seulement le jaillissement de l’étincelle, seulement le feu de l’intelligence et les mots peuvent regagner leur antre, là, dans la diagonale de suie où dorment toutes les significations du monde. Oui, TOUTES, ON les porte en nous les significations. Oui ON les abrite en-dedans les sèmes de la parution humaine. Mais l’art. Oui, l’art, cette manifestation qui s’exhausse des corps, de nos corps, pour témoigner du miracle d’être. Car les mots sont des morceaux, des fragments de la conscience. Car les mots sont des cristaux qui brillent de leur inextinguible flamme. ON le sent en arrière du front, le peuple des mots, ON les devine impatients de faire leur grésillement d’amadou dans la nuit des hommes. Ils portent les hommes. Ils les font tenir debout. Ils s’enchaînent au tube de leurs lèvres pour se dire en mode essentiel, par exemple, rosée, pierre, oiseau, nuage, femme, amour. Les mots sont des gemmes qui nous éclairent de l’intérieur, longues effusions qui crépitent le long de nos axones, subtils diamants à l’éclat infini qui parcourent l’eau de nos cellules, les ruisseaux de notre imaginaire, les cataractes de notre esprit.

  Et ils s’assemblent en phrases, longues, souples, polyphoniques, ils chantent, ils font leurs rideaux de lignes, c’est sensible les mots, cela se cache, cela demande des soins, cela requiert l’attention. Cela murmure dans la conque des oreilles, cela vogue juste au-dessous de la peau et parfois ON en voit le subtil remuement, ON en aperçoit le lacis au travers des pores, ils attendent de sortir mais ils veulent qu’on les prie un peu, qu’on les amène à la présence, qu’ON profère à bas bruit afin que, rassurés à la fontaine de nos yeux, ils puissent éclore et participer à la belle efflorescence universelle. Rideaux, dentelles, boucles et fils de lin qui tissent dans l’air le nuage du poème, font venir le vent et flottent infiniment au-dessus des soucis et des peines. Ils sont un baume, une caresse, un effluve de douceur qu’il faut savoir reconnaître et porter à la dignité de Parole, de Parole Majuscule. Alors, les ayant aperçus à l’orée de leur cachette, parfois ON lève les yeux et c’est eux qu’ON voit, ces Hirondelles aux ventres de sel, ces irisations, ces rapides trajets, ailes noires qui tracent dans l’air les hiéroglyphes du savoir. Le nôtre, la seule connaissance que nous aurons sous le ciel, sur la terre, en attente des dieux longs à venir, en attente de la mort prompte à arriver. Les mots-hirondelles faseyent à l’ombre des nuages, tendent les voiles des syllabes, déplient la flûte des voyelles, martèlent l’air du bruit compact des consonnes. Les mots, inlassablement posent la Question, la seule qui soit, celle de l’exister sur Terre avec la courbe de l’horizon comme ultime paysage et l’incertitude de ce que nous sommes alors que le voyage est une épreuve dont on ne connaît pas le but. La seule question : pourquoi être et n’avoir nulle réponse ? Alors ON se tourne vers les Visages, les autres visages, les Porteurs de Questions et on les interroge longuement mais leurs lèvres sont muettes et leurs yeux vides, cercles inquiétants qui scrutent le cosmos avec leurs prunelles noires de moaïs. Enigme qui résonne longuement et le battement est une immense clameur qui court à la vitesse de l’éclair et gronde tel le tonnerre. Alors, désemparés, ON se livre au jeu des questions sans réponses tout comme le Sphinx le faisait sur les terres de Béotie. Par exemple ON dit : La lumière du jour N’est-elle que le gant du Rêve ? ON sait qu’il n’y a pas de réponse. On fait semblant. On joue au jeu des apparences, des tromperies, on se dissimule sous la première affèterie venue, sous la première feuille dont on pense que la sagesse immémoriale de l’arbre pourrait nous sauver du désastre. Oui, toute lumière est un rêve puisque la lumière est le principe par lequel échapper à notre condition. La lumière de nos yeux en est l’écho affaibli. La lumière nous soustrait à l’angoisse primitive, celle qui nous rive encore aux destinées pariétales de nos grottes natives. Oui nous sommes encore des tubercules mal dégrossis, des moignons que visite trop rarement la lumière des mots. Puisque les mots sont la lumière, mais cela ON l’avait compris depuis des temps immémoriaux mais on butait à le dire, on se réfugiait derrière la pure matérialité, les jambes des lettres, leurs ronds comme des ventres, leurs dos comme celui des bossus, leurs clameurs pareilles au son du cor.

  Nous les hommes, ON est dans une chambres aux murs aveugles et ON tend ses mains vers l’avant à la façon des somnambules. Nos oreilles sont occluses, emplies de cire et de doute. Malgré tout on dilate le pavillon de ses oreilles au cas où l’écho des mots voudrait bien y déposer la belle formule qui nous assurerait de notre propre liberté. Être oiseaux, oiseaux noirs comme ceux de Georges Braque, oiseaux fendant l’air de l’irrésolution et nous ouvrant à la compréhension de notre condition, l’humaine, celle par laquelle nous paraissons sur l’immense scène du monde, feignant de ne retenir de notre présence, que ce corps, ces mains, ces jambes, ces pieds portant sur le limon l’empreinte de notre passage. Oui, nous passons mais voulons habiter. Habiter le monde en Poètes, au moins pour les Attentifs. Car habiter de cette façon c’est accepter de reconduire le « ON » à ce qu’il aurait toujours dû être, l’essentiel de nos paroles ou pour le dire en mode premier, la Parole en tant qu’essence de nos propres effigies humaines. La plupart, nous habitons des logis de sable. Des logis-sabliers qui ne nous disent que notre mesure temporelle, la scansion qui vibre dans nos membres et anime notre cœur, à défaut de nous montrer la clairière au travers de laquelle nous pouvons assumer notre destin comme promesse d’éternité. Les mots sont éternels. Il suffit, une seule fois, d’en avoir prononcé l’incroyable puissance pour savoir que, les prononçant, nous aussi sommes éternels. Oui, nous bâtirons et nous bâtirons loin sur des Logis de sable !

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