Roadtrip Iberico…
Port Covo…
Portugal
Photographie : Hervé Baïs
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Certes, nous avons le réel, l’indubitable présence. Certes, nous portons nos mains en direction du préhensible, nous projetons nos yeux sur ce qui nous fait face et ne cesse de nous poser énigme. Certes, nous avons le symbolique, les traces de l’écriture sur le papier. Mais nous avons aussi, surtout, la bannière de l’Imaginaire qui se déploie selon mille voltes, selon mille diaprures. Afin de mieux cerner le réel, ce réel que nous pensons ferme tel le roc, évident jusqu’en ses formes les plus discrètes, souvent avons-nous recours à l’activité imaginative, elle qui sature les trous laissés vacants par les lacunes de notre perception. Imaginons donc, afin que de nouvelles significations puissent émerger, nous emplissant de cette merveille que toujours nous attendons du rayon de soleil, de la courbe de la colline, du nuage dans sa course hauturière.
Imaginons une nuit sans étoiles,
autrement dit une nuit privée d’âme.
Imaginons un alpage sur lequel
nul troupeau de moutons ne ferait trace.
Imaginons un livre aux pages entièrement blanches,
un champ de neige, un linceul livide que nul mot n’habiterait.
Vous en conviendrez, ceci serait de l’ordre de l’inconcevable, de l’irréel, du geste de magie effaçant le tout du Monde d’un simple battement de mains. Nulle colombe ne s’envolerait plus du chapeau haut-de-forme et nous serions, dès lors, des Voyeurs aux yeux vides, c’est-à-dire de simples aventures avançant au hasard des rues, frappées d’une cruelle cécité.
Cette mince fiction n’a de sens qu’à mettre en exergue la dissolution même des Hommes que nous sommes si, d’aventure, les signes, les merveilleux signes venaient à déserter le miroir de notre conscience. Toutes ces absences que seraient la fuite des étoiles, la perte du troupeau, la dissolution des caractères imprimés, tous ces manque-à-être, non seulement nous seraient dommageables, mais ils traceraient, d’une façon irrémédiable, le surgissement du non-sens, une aphasie du Monde, une hémiplégie des Choses, une lourde immobilité de tout ce qui fait altérité et institue, avec qui-nous-sommes, les termes d’un dialogue :
un Répondant fait face
à un Questionnant.
Et, pour filer le flux imaginatif, fixons notre regard sur cette belle Image en noir et blanc et, d’un unique geste de notre volonté, dissolvons, comme dans un bain d’acide, ce Signal du bord de mer qu’indifféremment, nous pourrions nommer « phare », « balise », « feu », « sémaphore. » Et alors, qu’obtiendrait-on, si ce n’est l’immédiate extinction de ce qui faisait lexique, de ce qui parlait, de ce qui faisait rhétorique et assignait à l’espace, au ciel, à la terre, à l’eau leurs coordonnées les plus exactes, leurs déterminations les plus précises, lesquelles, les ôtant à l’improféré, au silence abyssal, au vide constitutif du néant, nous les offraient tels les dons que nous attendions de ce réel continûment absorbé par le rayonnement de notre vision.
Une plénitude résultant de ce lexique.
Une mince joie se levant de ces amers,
de ces orients dont l’effacement
constituerait une perte irrémédiable.
Car Nous-les-Erratiques-Figures, comment pourrions-nous seulement envisager d’avancer sur un chemin qui n’aurait nul bord, de franchir des ponts sans garde-fous, de traverser des portes aux seuils invisibles, de naviguer sur des fleuves n’ayant ni début, ni fin ? Interrogeant les Signes, une évidence se fait jour dans l’instant, nous sommes tissés de ces traits, de ces lignes, de ces méridiens, de ces équateurs, de ces signaux et balises qui ne sont jamais que la quadrature des cercles que nous sommes, auxquels est alloué, de toute éternité, une mesure, un centre, une périphérie. Nous sommes des Êtres de la Géométrie, de la Topologie. Ne le serions-nous et nous ne ferions plus empreinte sur quelque argile que ce soit et la voilure de nos corps s’affalerait sitôt nous laissant dans une abondante irrésolution, une dense obscurité.
Å notre exister il faut
des coordonnées polaires,
à notre limbe des nervures,
à notre esprit des points d’appui
à partir desquels se donner,
tel cet Homme ici présent,
telle cette Femme ici irradiant
sa belle forme.
Au milieu, le large Océan, ses plages aux gris différenciés, d’une infinie richesse. Des gris sombres. Des gris clairs. Des Grège. Des Fer. Des Perle. Toute une symphonie qui, elle aussi, joue sur l’infini clavier des Signes. Plus près de nous, une végétation rase, fournie, s’enfonçant dans un noir profond. Traçant une voie diagonale, un chemin de sable blanc, une déchirure de castine parmi le sombre mystère végétal. Le chemin n’est nullement chemin sans reste. Le chemin est sémaphore, le chemin est orient, il indique un trajet à emprunter, il fixe un but, il guide les Promeneurs en un « finisterre », « fin de la terre », « fin de la tierra » en castillan, autrement dit une infranchissable limite qui est limite de l’Homme, limite pour l’Homme, ceci pourrait aussi bien s’énoncer sous le vocable de « Finitude » ou bien « Orient Terminal ». Nous ne sommes que des fictions bordées, des feuilletons s’animant le temps de quelques épisodes, des éternités clouées au feu de l’instant.
C’est en ceci que
lignes, traces,
empreintes sont
symboliquement
si importantes pour nous.
La ligne d’horizon est légèrement courbe. Elle aussi participe au grand lexique terrestre, elle aussi limite et enclot. Elle aussi dit l’impossibilité pour nous, les Hommes, de nous aventurer au-delà même de notre possible. Sauf en rêve. Sauf en imagination. Le ciel est lui-même Océan au titre des analogies signifiantes. Lui seul paraît illimité, libre d’aller ou bon lui semble. Patrie des dieux au regard de diamant. Aire des grands oiseaux blancs qui naissent de lui et se perdent en lui. De grandes stries blanches, de longues écharpes diaphanes, de minces nuées de coton en armorient la plaine immense, si bien que l’esprit se perdrait à les dénombrer, à les mesurer, à cartographier l’essaim pullulant de leurs êtres ductiles, infinis, toujours en voie d’eux-mêmes, en une manière de renaissance éternelle.
Mais le sans-limite que nous attribuons intuitivement à l’incommensurable steppe du ciel, est-ce simplement une détermination libre de notre conscience ? Le ciel est-il libre de lui ? Le cadre d’un cosmos n’en restreint-il le perpétuel nomadisme ? Sans doute est-il heureux qu’il en soit ainsi. C’est toujours par rapport au sans-limite que la limite prend sens et fait écho en nous, faisant en nous ses merveilleuses gerbes d’étincelles, ses coulées vertes de météore, ses sillages blancs de comètes. C’est au motif de notre Être fini que se donne cet Infini, cette Liberté sans entrave qui rejoint, analogiquement, celle de notre imaginaire. Car l’imaginaire, le vrai, celui qui défait tous les obstacles, délie les liens, désentrave la marche, désopercule ce qui demeure secret, le vrai imaginaire donc est pareil au trajet de la flèche dont nulle cible n’arrêterait la course, laquelle rendue invisible franchirait tous les espaces, connaîtrait l’ivresse de tous les temps.
Å nous de postuler
les conditions de possibilité
de notre Liberté.
Cette image nous y invite
car elle est ouverture
sur l’invisible,
là où gisent toutes les puissances
en un seul point assemblées.