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29 juillet 2022 5 29 /07 /juillet /2022 09:43
Å la mémoire du songe

***

 

[Du Poème et de la Métaphysique dont, ici,

il se veut le porte-parole ou, plutôt,

le porte-silence.

  

   Y a-t-il grand sens à confier au Poème le soin de parler de la Métaphysique ? Et puis, au reste, peut-on parler de la Métaphysique ? Étymologiquement parlant, celle-ci, située « en dehors de la Physique » comment pouvons-nous l’atteindre ? Par des mots, des idées, des concepts, de l’intuition, de l’imagination ? Le problème est vaste, nous le percevons d’emblée. Cependant, nous prendrons ici « Métaphysique » au sens défini par l’existentialisme de « Recherche du sens, des fins de l'existence. » Ainsi, pourrait-on dire, cette notion prendra du « corps » et nous n’aurons plus guère à nous interroger afin de savoir si l’esprit est du corps subtil, si le corps est de l’esprit réifié. Comme toujours la « vérité » est le plus souvent à mi-chemin, nullement statique cependant, bien plutôt dynamique car le Sens est toujours relation, trajet d’un signifiant à un autre.

   Ici, le signifiant est, sinon la Poésie, du moins le « poétiser » dont la forme verbale indique le motif mouvant, la mobilité continue du champ de la Métaphysique (cet inaccessible) en direction de cet accessible, la Physique, autrement dit la Nature en sa composante que j’ai souhaitée florale puisque c’est une Fleur qui la symbolise, en même temps qu’elle fait signe vers un indicible dont ses pétales de soie sont l’illustration la plus patente. Est-ce la pure fragrance de la fleur, ce vecteur si près d’une note de musique, d’une émotion esthétique qui autorise qu’il soit recouru à sa forme pour en faire la médiatrice de l’être au non-être ? Sans doute. Il y a bien des significations qui courent en filigrane sous le couvert des choses, dont nous supputons la réalité à défaut d’en appréhender la subtile texture. C’est toujours le recours à l’intuition qui nous permet d’en poser l’approche comme un possible.

   Si la Métaphysique en sa définition la plus verticale est bien cet intervalle qui se creuse entre la Vie et la Mort, alors je crois que l’essence florale en son principe quintessentiel la désigne telle « l’absente de tous les bouquets », assertion mallarméenne au plus proche de ce que l’inconcevable peut surgir à la conscience au motif du Langage, cet autre nom de la Métaphysique. Nous ne sommes des êtres de Chair qu’à posséder le Verbe. Et ceci n’est nullement antinomique. Une Chair sans Verbe ne saurait être une Chair, simplement un égarement parmi la multitude des choses mondaines. Il ne pourrait y avoir, selon moi, d’autre vérité, autrement dit de moyen de croire que nous existons avec un peu plus d’insistance que la course du vent. Les mots ci-après se voudraient telle la mise en paroles de ce doute qui toujours nous assaille, nous tenaille et nous fait Hommes, Femmes, bien plus haut que nous ne pourrions jamais le penser. Merci à Celles et Ceux qui liront. Ils tiendront, à leur insu ou de manière consciente le « Langage de la Fleur ». Et ceci se nommera « pure beauté ».]

 

 

C’est ceci qui éclot dans mes rêves,

une fleur sort du gris

et vient nervurer le présent.

Mais y a-t-il un présent au moins,

Y a-t-il un Je qui puisse dire Je ?

Un Moi qui soit un Moi ?

Une Présence qui ne soit

Pure Absence ?

 

Partout, dans le vaste monde

Les hiatus, les hoquets

Les failles et les abîmes.

Rien n’est décidé

Qui serait définitif.

Tout passe et les yeux

 Ont du mal à voir

Å distinguer le vrai du faux.

Alors je ferme les yeux.

Alors je teinte

Mon chiasma de suie.

Alors je flotte dans les

Coursives de ma cécité.

 

Il y a, tout au fond de moi

Comme un tohu-bohu

Originaire.

Le Noir habille les

Murs d’une grotte.

Le Noir rayonne

Et phagocyte

La moindre flamme

Éteint la velléité

De toute étincelle.

 

Le Noir dit l’absence

De toute chose

« l’Absente de tous les bouquets »

Mais y a-t-il

 Au moins une Idée ?

Au moins un Sens

Qui nous soient donnés ?

Le Noir est le signe

D’avant la Parole.

Mais le Noir n’est

Nullement silence.

Il rugit du plus profond

De son mystère.

Le Noir est la forme même

De mon Inconscient.

En ses plis s’abrite

 Plus d’un monstre

En ses nœuds

Plus d’une couleuvrine

 Tendue sur un

Possible meurtre.

De qui ?

Du Jour.

De la Beauté.

Ceci est le plus tragique

Qui se puisse imaginer.

 

C’est ceci qui éclot dans mes rêves,

une fleur sort du gris

et vient nervurer le présent.

Mais y a-t-il un présent au moins,

Y a-t-il un Je qui puisse dire Je ?

Un Moi qui soit un Moi ?

Une Présence qui ne soit

Pure Absence ?

 

Dans les lianes

D’ombre se meut

Å la façon d’une pieuvre

L’Absence Majuscule

Souffle le froid à nul

Autre pareil du Néant.

Ô, la Vie serait-elle

Cette dentelle identique

Å un bitume ?

 Les fils sont Noirs.

Les intervalles entre

Les fils sont Noirs.

Noir sur Noir ne dit rien :

Mille fois en ai-je tracé

De la plume

La cruelle vérité

Dans la pulpe de la feuille

Et la feuille pleurait

Des larmes de papier.

Pourquoi faut-il que

Nous les Hommes

Émergions à peine

De cette Nuit ?

Pourquoi ce chaudron

Et sa visqueuse poix ?

Nous vivons ou plutôt

Nous mourrons

D’y être englués.

 Nous ne paraissons qu’au titre

De mouches prises au piège

Nous agitons faiblement nos ailes

Mais la colle du ruban est plus forte

Mais la Mort sourit et

Déjà, nous manduque.

 Il ne demeure, ici et là

Que des fragments d’une vie

 Une à peine palpitation

La roideur des pattes

Le buccinateur en proie

Å son dernier souffle

Au dernier mot articulé

Tout juste quelques

Lettres éparses qui

Jamais plus ne trouveront

Le lieu de leur exhalaison.

 

C’est ceci qui éclot dans mes rêves,

une fleur sort du gris

et vient nervurer le présent.

Mais y a-t-il un présent au moins,

Y a-t-il un Je qui puisse dire Je ?

Un Moi qui soit un Moi ?

Une Présence qui ne soit

Pure Absence ?

 

Mais qui est-elle cette fleur

Dont je ne reconnais ni la forme

Ni ne perçois l’odeur ?

Existe-t-elle au moins ?

L’ai-je déjà rencontrée ?

Dissimule-t-elle sous

Ses pétales de soie

Le visage aimable

D’une ancienne Amante ?

Ou plutôt, ne tracerait-elle

 Les contours

D’une Veuve Noire ?

Ce venin qui s’amasse

Dans l’obscur et pourrait

M’atteindre en pleine face

Volonté purement arachnide

 De me détruire, de me reconduire

Dans ce Rien dont je proviens

Dont je ne suis, visiblement

Que le faible, le pâle écho.

Mais, un seul Vivant

Sur Terre a-t-il déjà éprouvé

Dans le tissu ajouré de sa chair

- cette illusion -,

 Le sentiment que

Quelque chose se passait

Qu’exister n'est seulement

L’invention d’un démiurge fou ?

A moins que ce soit Nous

                                           -Tissages du Rien -

 Dont la folle hubris

Nous aurait trompés

Au point de nous faire accroire

Qu’il y a des choses, des gens

Enfin une réalité palpable

Enfin des Êtres en quelque manière.

 

Non, voyez-vous,

Depuis ma réserve d’invisibilité

Je lance mon regard vers l’avant

Certes privé du fol espoir

Que ne s’inscrive dans son champ

Quelque représentation que ce soit.

Alors, imaginez ceci.

 Les lianes de mon regard s’agitent

Pareilles à des fouets

Les longs flagelles de mes yeux sondent

Le soi-disant Univers avec insistance

Mais rien ne se donne

Qu’un confondant éther

Semé de Noir et les lianes de mes yeux

Je les ramène au centre

Du Vide que je suis

- Ou de qui je crois être -

Et de leurs filaments ne s’écoulent

Guère que des larmes de poussière

Témoins d’un temps absent

D’un espace ôté.

Car, pouvez-vous en faire l’épreuve

Il n’y a Rien que le Rien

Pas même Vous qui pourriez

 Le regarder

Le donner comme réel.

 

C’est ceci qui éclot dans mes rêves,

une fleur sort du gris

et vient nervurer le présent.

Mais y a-t-il un présent au moins,

Y a-t-il un Je qui puisse dire Je ?

Un Moi qui soit un Moi ?

Une Présence qui ne soit

Pure Absence ?

 

Ce présent qui n’a guère

Plus de consistance

Que le souffle qui pourrait

Le porter au-devant du monde.

Ce monde sans Visage.

Ce monde sans Parole.

 Ce monde sans Âme.

 

C’est ceci qui éclot dans mes rêves,

une fleur sort du gris

et vient nervurer le présent.

 

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28 juillet 2022 4 28 /07 /juillet /2022 09:05
LA COLONIE DE VACANCES

***

 

   Déjà, à seulement employer les termes de « Colonie de Vacances », et l’on est dans une autre époque, sinon dans un autre monde. Et déjà l’on parle d’un temps qui fuit au loin, dans la grisaille des jours. Avec la distance qu’instaure toute « modernité », la perspective s’agrandit et c’est comme si l’on observait le passé en ayant inversé le sens de la lorgnette, quelque chose se donne à voir, dans la forme du tremblement, dans l’allure d’une carte postale ancienne. Un peu comme si l’on était atteint d’un trouble de la vision, peut-être une myopie et il faudrait poser sur les yeux des verres grossissants. Je crois même que ce qui fut mon enfance devient une simple fiction, quelques mots dans le Grand Livre de l’Existence, un point à peine visible, une image qui saute au fond d’une distante lanterne magique. Étonnant sentiment d’étrangeté, nos jeunes années nous appartiennent-elles encore ? Et pourtant, malgré ce frisson de l’âme, quelque chose brille, comme une flamme qui ne voudrait s’éteindre. Quelque chose appelle et demande à être dit. Pour qui ? Sans doute pour moi, au premier chef. Pour quoi ? Pour témoigner, mettre en scène et jouir du souvenir, cette « petite madeleine » qui fond autant dans le cœur que dans la bouche. Cela sert-il à quelque chose ? Non, cela ne sert à rien et c’est ceci qui est d’autant plus stimulant !

   Matin de Juillet, comme maintenant, mais en moins chaud. Sur la Place du Pin, à Agen, des autocars sont rangés en rangs d’oignons. Ils attendent les enfants du Département qui vont regagner leurs Colonies respectives. Déjà on s’impatiente, déjà on s’égaille. Déjà des larmes perlent dans les yeux des plus jeunes et il s’en faudrait de peu qu’elles ne se manifestent dans ceux de leurs parents. Les plus grands, les plus affranchis (certains sont « Colons » depuis plusieurs années) vont et viennent, à l’aise, fiers de leur autonomie. Les Moniteurs et Monitrices, liste en main, font l’appel. Peu à peu les autocars se remplissent. Puis c’est l’heure du départ, avec ses joies et ses peines. Des mouchoirs s’agitent, des mains tremblent. Pour ma part, avec mes Compagnons d’équipée, je suis en route, pour la seconde fois, en direction de Bagnères-de-Bigorre où se trouve l’une des Colonies de l’Amicale des Œuvres Laïques. Certes le titre est daté et, aujourd’hui, sans doute prêterait-il à sourire. En ce temps, l’amical existait, en ce temps le laïque connaissait ses lettres de noblesse.

   Le voyage est long, il dure quelques heures pendant lesquelles, sous « l’amicale » invitation de nos Encadrants, nous entonnons quelques chants du style « Å la volette », « Vive le vent », « Å la claire fontaine ». L’époque se contente de ces « bluettes » dont, peut-être déjà, nous sommes quelques uns à nous apercevoir qu’elles sont candides, ingénues, brodées de bien des « Fleurs bleues » dont il s’agira de se défaire au plus vite. Mais on ne s’exonère jamais facilement d’une ambiance dans l’air du temps. Lorsque nous arrivons à la Colonie, deux sévères bâtiments gris se faisant face, la maison du Directeur faisant office de fond de scène, les Nouveaux venus ne dissimulent pas leur tristesse, alors que les Anciens paradent un peu pour se donner de l’importance. Lors du séjour de trois semaines, le rituel est immuable, réglé comme papier à musique. Le plus souvent, le matin est consacré aux travaux d’atelier : dessin, coloriage, peinture, découpage. Rien que de très ordinaire, de très monotone en son fond mais nul ne s’insurge de cette duplication à l’identique des jours suivant les jours, pareils aux perles d’un collier. Les après-midis, après la sempiternelle sieste, laquelle n’a de sieste que le nom, la plupart font les pitres à l’abri de leurs couvertures ou de leurs polochons essaient de faire quelque projectile, nous avons « plein-air », ce qui veut signifier que nous pourrons respirer à pleins poumons, gambader, sauter, dépenser l’énergie accumulée lors des activités de « travaux pratiques ». Il va sans dire que la plupart d’entre nous préfère la liberté des après-midis aux « contraintes » du matin.

   Nos destinations ? Un Parc en ville où nous dressons de minces barrages constitués de plaques de schiste que nous disposons dans de petits canaux cimentés où coule une claire eau de montagne. Des moulins que nous avons fabriqués y font tourner leur roue, des bateaux improvisés (une feuille, un bout d’écorce) en descendent le cours. Nos destinations ? La proche montagne semée de grandes fougères. Nous les prélevons afin de couvrir les toits de nos cabanes à l’intérieur desquelles nous abritons nos trésors, une pierre bleue, des morceaux de bois, des soldats de plomb qui monteront la garde en notre absence. Nos destinations ? Le soir, après le « plein-air », nous constituons plusieurs groupes, disséminés dans le grand pré de la « Colo ». Notre jeu, quoiqu’interdit, et d’autant plus recherché, de longues partie de « plante-couteau ». La plupart d’entre nous dispose d’un canif, d’un couteau de scout, d’un modeste, venu de quelque cuisine. Au sol, nous disposons une tige de bois, cible qu’il nous faut essayer d’atteindre, les plus chanceux ou les plus adroits en traverseront le mince limbe. Toujours quelqu’un monte le guet et, d’un signal convenu, prévient de l’arrivée d’un ou d’une « Mono ». Alors tout disparaît en un clin d’œil, des calots sortent des poches, des parties de billes s’organisent. Nul n’est dupe du stratagème. Les « Monos » savent que nous faisions une partie de « plante-couteau » et nous savons qu’ils le savent. Ceci se nomme « diplomatie » en vocabulaire politique. Ceci se nomme « facétie » en termes de Colons. Chacun y trouve son compte et c’est bien là l’essentiel.

   Le soir, après le dîner dans la grande salle du réfectoire, suite à une ultime partie de « plante-couteau », une dernière blague de carabin, toute la « Colo » se dispose en rang devant la maison du Directeur, afin de clôturer une journée « bien remplie ». Alors, dans le soir qui approche et bleuit les montagnes, nous entonnons, pour la énième fois, le sempiternel refrain des « Cloches du vieux manoir ». Beaucoup, dont je fais partie, miment les mouvements du chant sans y participer vraiment. Premier geste de sédition qui en anticipe bien d’autres à venir. Voilà, cette évocation s’est faite sans tristesse, joie ou nostalgie, simple témoin d’une époque qui fut. Comment mieux conclure qu’en vous offrant ce morceau d’anthologie « médiéval » :

 

« C'est la cloche du vieux manoir, du vieux manoir

Qui sonne le retour du soir, le retour du soir

Ding, ding dong

Ding, ding dong »

 

  De temps à autre faut-il prendre les choses avec humour. Le « c’était mieux autrefois », que nous adressent souvent ironiquement nos « Jeunes », il faut bien leur accorder qu’il ne s’agit que d’une formule qui porte en soi son propre revers. Certes, parfois « c’était aussi nul que maintenant. » Ceci se nomme « retour d’ascenseur », lequel fonctionne dans les deux sens, si du moins, il est moderne !

  

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27 juillet 2022 3 27 /07 /juillet /2022 08:55
LE LAVOIR

***

 

   Parfois, au cours de reportages réalisés sur des pays vivant encore à la manière d’autrefois, aperçoit-on des « Lavandières » en action. La plupart du temps, dans ce beau pays du Portugal. Images surannées, images d’un autre monde dont on aurait pu croire qu’il avait disparu. Toujours un étonnement que de découvrir ces antiques carrioles tirées par un cheval, montées sur des pneus de voiture, en Roumanie, ou d’autres témoins d’une vie au plus près, encore attachée à d’ancestrales pratiques. Bien évidemment ces représentations ont l’allure de ces anciennes gravures de « L’Almanach Vermot », un temps est passé qui ne reviendra plus. Est-on, en quelque manière, relié à ces minces événements au gré de nos souvenirs (je parle des plus Anciens d’entre nous), éprouve-t-on encore quelque pincement au cœur à la vue de si touchantes scènes, ou bien ne se penche-t-on sur ces antiques berceaux que pour apercevoir nos visages de tout petits enfants, nous étions alors enveloppés dans des langes et arborions sur la tête un bonnet de laine amoureusement tricoté par l’une de nos Aïeules ? A contempler ces antiques vues, l’on est toujours menacés de sombrer dans un facile pathos, de verser des larmes intérieures qui ne sont jamais que des larmes sur soi.  Mais l’existence suit son chemin, avance, et nous avec.

   C’est un matin comme bien d’autres lors de mes neuf ou dix ans. Comme d’habitude, Beaulieu ronronne aimablement tout en haut de sa falaise blanche. Aujourd’hui est Jour de Lessive, ma Mère m’en a prévenu hier, histoire de me préparer mentalement à « l’épreuve » qui m’attend. La « Lessive » m’apparaît avec son double visage à la Janus. Un côté souriant avec mes jeux au Lavoir. Un côté contraignant avec la lourde brouette qui m’invite à lui faire remonter la pente raide avant de parvenir au bitume des rues, posé, lui, bien à plat. Le linge à laver, vêtements divers mais aussi paires de draps, a été placé dans une large corbeille en osier. L’attelage est léger au départ, si bien qu’il s’agit d’un jeu. Je suis préposé à la conduite. La roue fait son bruit de fer sur le revêtement des rues. Les manches, je les tiens du bout des doigts, par fantaisie, mais aussi pour éprouver une réjouissante facilité. Mon geste n’est rien moins qu’avant-coureur d’un autre qui, un peu plus tard, se manifestera sous l’effort et quelques grimaces. Je crois me souvenir (oui, parfois la mémoire valorise-t-elle un passé qui, en son temps, était somme toute ordinaire, sinon vécu sous la figure de l’ennui), que le « Jour de Lessive », loin d’être marqué d’une pierre sombre, était le prétexte d’une mince joie. Un bonheur rayonnait à simplement entendre le linge mouillé frapper la pierre, à seulement voir le jaillissement des gouttes d’eau, leur pluie à la surface claire du Lavoir.

    Maintenant nous avons dépassé les dernières maisons du village. La « Maison du Moyen-Âge », avec ses murs en torchis, les croisées de ses colombages de bois, sa façade en encorbellement, est derrière nous, témoin d’un temps si lointain qu’il ne s’armorie guère plus que de ces quelques détails architecturaux. Le chemin est de castine, très incliné, parcouru, par endroits, de saignées que la pluie a creusées. Alors, il me faut serrer les manches, éviter que la brouette ne m’échappe. Maman me retient amicalement, sa main agrippant mon pull de laine dans mon dos. Je crois que nous sommes heureux de cette connivence, de cette entente à demi-mots. Nul besoin de parler, nos attitudes suffisent à dire le simple et le merveilleux de ces tâches quotidiennes vectrices de profonds ressentis, serties d’émotions à fleur de peau. Ce qui se constitue là, dans l’instant, sera un trésor inépuisable pour plus tard. Sur-le-champ, pris par le travail à accomplir, l’on n’y pense guère et le futur est un futur immédiat. Éloigné, le temps de plus tard, de la maturité et la vieillesse est une indistincte nuée à l’horizon, une simple fable, une histoire pour enfants naïfs.

   Nous sommes à pied d’œuvre. Maman a posé la corbeille avec le linge sur un muret de ciment construit à cet effet. Elle a aussi posé la lourde brosse Chiendent, le cube de Savon de Marseille. Elle commence par le petit linge qu’elle lave avec précaution tout comme on le ferait pour la toilette d’un petit enfant. Pour le moment, libre de toute contrainte, je batifole, pareil à une libellule ivre de liberté. Je grimpe le long du rocher moussu qui donne accès au « Turron », « Turrou » en lange d’Oc, mot dont je n’ai pu retrouver l’origine. Ici, il signifie un trou dans la falaise duquel sort l’eau d’une résurgence. Une cloison de briques a été élevée autrefois de façon à servir de verrou, à retenir l’eau. Un tuyau de ciment l’achemine jusqu’à un bassin en contrebas. Je me souviens avoir souvent scruté longuement cette mystérieuse grotte afin d’en deviner les sombres arcanes. Je faisais, à l’époque, de longs voyages souterrains peuplés des personnages de mes rêves intimes.

   Puis, redescendu de mon poste d’observation, je joue à attraper de noires sangsues du bout d’un bâton, je les dispose selon un long convoi tout autour du bassin. Parfois je fais une escapade jusque dans le genre de steppe qui se situe sous le Presbytère, terrain d’aventures solitaires mais combien productrices de belles satisfactions. Parfois, je rejoins Maman près du Lavoir, je m’amuse à actionner la pelle qui permet d’évacuer l’eau vers un fossé qui passe derrière la Boulangerie, rejoint la Leyre. Il n’est pas rare que Maman me gronde gentiment pour ce petit « méfait ». L’eau coule en abondance, il en restera toujours assez pour la lessive. Je m’assieds sur le mur de ciment qui entoure le Lavoir. J’aime voir Maman laver les draps, les soulever vigoureusement en l’air dans une jolie nuée de bulles. Le linge claque fort lorsqu’il rejoint la nappe d’eau et, la plupart du temps, un fin bouillard vient jusqu’à moi, quelques gouttes ruissellent sur mes jambes nues. Puis j’aide Maman à tordre le linge pour l’essorer. Pendant ce temps, Janus sourit en douce, avec son mauvais visage. Déjà il se réjouit d’imaginer la sueur perler sur mon front, la fatigue s’insinuer dans le creux entre mes omoplates.

   Maman a attaché une forte corde au tablier de la brouette. Elle m’en tend l’extrémité. Pendant qu’elle s’escrimera à remonter la pente, je tirerai sur la corde afin de la soulager, de lui donner un peu d’élan, si je puis dire. De larges caniveaux de ciment servent de drains pour éliminer l’eau de pluie, ils courent en diagonale à intervalles réguliers. Les aborder est un souci, en sortir une récompense. Nous avons chaud, nous suons et soufflons. Enfin le dernier raidillon est franchi, la « Maison du Moyen-Âge » nous toise de son air goguenard. Les premières rues de Beaulieu. Le temps de notre délivrance commune. Après l’effort, la tâche semble facile et avec Maman nous nous disputons pour savoir qui, d’elle ou de moi, assurera la suite du parcours. Nous croisons quelques personnes du village que nous saluons sans prendre la peine de nous arrêter car nous avons hâte de retrouver la maison, d’y consommer une boisson pour nous rafraîchir.

   Épilogue - Le Lavoir est encore présent, non en tant que sa fonction première, évidemment. Il est devenu, comblé de terre, un genre de jardinière censée réjouir les Touristes en mal d’antiques témoins des temps qui furent. Le chemin de castine, empli maintenant d’un bitume lisse est devenu « Sentier de Randonnée », cette activité est à la mode et une ruralité « bien pensée » ne saurait faire exception à la règle. Il faut « être dans le vent », faute de quoi l’on est relégué dans les réserves d’un poussiéreux musée. Bien évidemment, pour moi qui l’ai connu « Lavoir en tant que Lavoir », son aspect actuel est comme le Rire selon Bergson : « du mécanique plaqué sur du vivant ». Pour ma part je préfère le « vivant », mais c’est question de sensibilité. Il est un usage fort répandu en ces temps de progrès illimité : prendre le fac-similé pour l’original. On a l’origine qu’on peut ! Vive le vieux et débonnaire Lavoir ! Un peu de qui j’étais, de qui nous étions, s’y trouve encore en filigrane. Ceci est de l’invisible, donc ceci est précieux.

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26 juillet 2022 2 26 /07 /juillet /2022 09:37
Ces lieux de haute présence

« Entre sel et ciel…

le vent…le sable…Gruissan…»

 

Photographie : Hervé Baïs

 

***

 

   « Il est des lieux où souffle l’esprit », dit Maurice Barrès à propos de la Colline de Sion dans son ouvrage « La Colline inspirée ». Il s’agit là d’une contrée à la rencontre de laquelle peut naître une émotion religieuse. Ici, bien plus terre à terre, nous nous orienterons vers une simple émotion esthétique, ce qui déjà est beaucoup, tellement ce phénomène devient rare en ce Monde singulièrement inséré dans le siècle, dans ce Monde bien plus attiré par les apparences, les affèteries de tous ordres que par l’évidence de ce qui est simple, de ce qui est vrai. En effet, il est des lieux de haute présence, leur évocation entraîne une série lexicale telle que « conscience, « esprit », « âme ». Autrement dit tout y devient léger, tout y devient impalpable. C’est moins le corps, c’est moins la chair qui y sont convoqués, que la peau, un fragile épiderme à valeur métaphorique en réalité. Non la peau anatomique (encore que des frissons naissent au contact de la chose belle), mais bien plutôt cette fine pellicule, cet indéfinissable parchemin dont nous sentons bien qu’ils vibrent en nous dès que le motif d’une joie s’inscrit devant le cercle de nos yeux.

   C’est juste une irisation, la course d’une cendre, la poudre qui s’enlève de la joue de l’Aimée. Alors, devant ce qui nous touche, notre haleine est suspendue, nos larmes s’arrêtent au bord de nos paupières, nos mouvements sont en attente et c’est presque un suspens de nos battements cardiaques, comme si le Temps, fécondé de pure grâce, prenait le soin de s’admirer en quelque miroir céleste. Nullement un narcissisme, la découverte en Soi, au plus intime, au plus profond, (nous ne sommes que du Temps), de cette levée à nulle autre pareille du sentiment exaltant de vivre. Il nous comble et nous ouvre les portes de l’inconnu, ce qui, derrière la ligne de l’horizon, nous a toujours interrogés et nous livre son secret en un seul empan de la vision.

    Ces lieux de haute présence sont exigeants, ils nous requièrent en entier, ils sollicitent la totalité de notre attention, ils demandent l’absolu de notre amour. N’en serait-il ainsi, et Le Ciel serait le Ciel, Le Rocher, le Rocher et Nous serions Nous, enclos en notre Monade, sans autre horizon que la ténèbre d’un éternel ennui. Autrement dit, non seulement nous nous absenterions des immenses faveurs de la Nature, mais nous nous absenterions de nous-mêmes et errerions, telles des âmes en peine, dans un improbable univers. Oui, toujours l’Homme est triste qui n’a pu faire l’épreuve de l’altérité car toute altérité est « la part manquante » du Sujet, son revers, l’ombre qui le suit et le détermine tout autant que sa propre lumière, le visage qu’il tend au Monde.

    Nous ne nous suffisons jamais à nous-mêmes, nous avons besoin de la présence de l’Autre, de la feuille, du vent qui passe, du soleil qui nous visite et nous réjouit. Les moins lucides d’entre nous ignorent cette réalité, les plus éveillés s’y abreuvent et en tirent mille et mille joies. Cependant « l’ordinaire », ce qui à force d’avoir été vu selon la perspective de la quotidienneté nous accable plus qu’il ne nous réjouit, ce temps des choses lentes et sans saveur, il convient de s’en détacher et de chercher ce qui, seul, peut briller à la cimaise humaine, ce qui est beau et rare, l’un s’attachant ordinairement à l’autre.

   C’est toujours dans la libre venue du jour qu’il faut s’inscrire, dans cette belle zone médiatrice de l’aube. La Terre est reposée, elle dort encore dans ses strates de limon et s’éveille à peine au frémissement de la première lumière. C’est le divin silence qui est sa marque première. C’est la retenue au bord d’un mystère, l’hésitation, comme si le jour à ouvrir ne devait être accompli que sur le mode de l’effeuillement, du dépliement discret, de la désocclusion d’une corolle. Les yeux sont de minces oculi, quelques grains de clarté y pénètrent, impriment sur la courbe de la rétine de neuves sensations. Tout semble venir du Néant, tout semble croître à partir de la toile de la Nuit. Tout fait effusion du Rien, devient ce tremblement de phosphène, ce germe méditatif d’étincelles, cette projection de rayons jusqu’au centre de Soi, là où cela attend, là où cela veille, là où cela songe à l’étonnante épiphanie des choses.

 

Lieu de haute présence :

 

Ce Ciel teinté de noir

Que le jour

Peu à peu

Décolore

Il est cet hymne éternel

Ce chant au plus haut

Cette sublime incantation

Cet appel qui vient à nous

Nous demande d’être à lui

 

Lieu de haute présence :

 

Ce fin voile de nuage

Il est la figure

Même de l’irréel

Il passe bien au-dessus

De nos têtes

Il nous invite à le suivre

Il est fils du Vent

Image de la plus

Haute Liberté

 

Lieu de haute présence :

 

Cette Table de rochers

Si semblable aux dolmens

De nos lointains ancêtres

Une fissure en traverse

La partie haute

Coup de canif dans

Le derme de la pierre

Nous souffrons

Avec lui, en lui

Il végète en nous

Longue mémoire

Des temps anciens

Très anciens

 

Lieu de haute présence :

 

Ce cercle de Sable

Qui supporte la Table

Ombre portée de la Table

Sur la plaine de Sable

Langue de Sable

Que balaie la lumière

Lumière du Sable

Qui rejoint la lumière

Du Nuage

Tout joue en tout

Le beau rythme

De l’Universel

 

Lieu de haute présence :

 

En bas de la Plaine de Sable

Tout repose dans le Noir

Le Noir reprend en lui

Ce dont la clarté

Avait fait le don

Étrange clignotement

Du Blanc et du Noir

Blanc : un jour se lève

Noir : une Nuit vient

Immémorial balancement

Du Temps

Nous ne sommes que par Lui

Il n’est que par Nous

Qui lui donnons refuge

Et l’accueillons

En notre passagère fugue

 

Lieu de haute présence :

 

Il nous destine

Son subtil Langage

Qu’il soit Poésie

Pure douceur

Nous lui adresserons

Notre juste ferveur

 

Lieu de haute présence 

 

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23 juillet 2022 6 23 /07 /juillet /2022 09:53
LES ÉCREVISSES

***

 

 

   Je devais avoir dans les huit ou neuf ans lorsque, avec mes Parents et ma Sœur, pendant quelques années, nous allions rejoindre des Amis à Salies-du Salat. Nous y passions une quinzaine de jours. Les loisirs en composaient la dominante, longues promenades dans ce beau pays du Comminges situé à peu de distance des Pyrénées Ariégeoises, puis quelques soins aux Thermes pour des problèmes de peau et aussi et surtout pêche à l’écrevisse, un impérissable souvenir est attaché à cette activité si plaisante. Mais il me faut rendre cet événement présent, y semer, sans doute, une touche d’imaginaire, afin de le rendre palpable, de lui restituer son lustre ancien.

   Août 1953 - Cela fait quelques jours que nous sommes arrivés à Salies. Nous y avons pris nos marques, avons longuement respiré l’air vivifiant des Montagnes si proches. J’ai bénéficié de plusieurs bains aux Thermes. L’eau y est fortement salée ce qui, à l’évidence, justifie le nom de la ville, Salies-du-Salat, une manière de redoublement de sa forte teneur minérale. Mais les Thermes ne sont nullement le seul attrait. Jean A., ancien militaire de carrière, nous a longuement parlé de la pêche dans le Salat et autres ruisseaux, ses yeux brillaient d’un étrange éclat lors de ses évocations. Si l’évènement qu’il nous décrit est à la hauteur du récit alors, pour nous, ce sera comme une pierre blanche semée au cœur même de notre ombreuse mémoire.

   Matin, de très bonne heure. Une brume légère monte encore de la Rivière Salat. La fraîcheur s’enroule autour de mes jambes nues si bien que le confort de la voiture sera apprécié à sa juste valeur. Hier, tous les préparatifs ont été faits. Les balances pour la pêche, les quartiers de tête de mouton, les sacs en toile de jute ont été placés dans un coffre de bois. Josée, la femme de Jean, et ma Mère ont préparé un pique-nique. Tout s’est fait dans une sorte d’effervescence qui, ce matin, a laissé place au calme qui succède toujours aux grandes excitations. Tout a été installé dans le coffre de la Traction Avant. Nous quittons Salies dans des heures si matinales que nous croisons peu de quidams. Nous roulons une vingtaine de minutes vers l’amont, vers Saint-Girons, puis obliquons sur la gauche, longeons un mince affluent du Salat. Tout le long de la route, il n’a guère été question que des crustacés dont nous espérons qu’ils seront nombreux, dissimulés, ici et là, parmi les pierres qui jonchent le cours du ruisseau. Le genre d’exaltation qui nous habite en sourdine, je la pense aujourd’hui une simple correspondance de l’esprit cueilleur-chasseur de nos lointains ancêtres de la préhistoire. On ne place pas si facilement hors de soi un instinct millénaire, on n’efface nullement la genèse dont, en ce temps-ci qui est le nôtre, nous sommes le résultat.

   Nous sommes enfin à pied d’œuvre alors que le soleil poursuit son ascension vers le milieu du ciel. D’abord il s’agit de reconnaître les lieux, de déterminer les endroits où les balances seront posées. Le ruisseau est brillant, semé d’eau claire, son lit parcouru de pierres plus ou moins larges, à l’abri desquelles se dissimule le trésor escompté de notre pêche. Au fond de chaque balance, nous attachons solidement les quartiers de tête de mouton. Il paraît que les écrevisses en sont friandes. Le groupe des hommes, Jean, mon Père et moi sommes commis à traquer nos proies, alors que le groupe des femmes, Josée, ma Mère, ma Sœur, Jeanine et Huguette, les filles de nos hôtes, s’affairent à dénicher un endroit convenable pour le repas de midi. Oui, en ce temps-là, les activités étaient bien déterminées qui plaçaient ici le domaine des Garçons, là le domaine des Filles. Bien évidemment, personne ne s’en offusquait, c’était dans l’ordre des choses de l’époque.

   Jean, mon Père et moi, avons progressé le long du ruisseau, déposant près des pierres qui nous semblaient être les plus opportunes, nos pièges constitués d’un léger treillis métallique, d’un faisceau de trois minces ficelles pour les remonter. Nous progressons lentement vers l’amont. L’eau chante sur les grèves de galets. Les ramures des aulnes dispensent un beau clair-obscur qui nappe l’onde d’une clarté mystérieuse. Arrivés au point où nous n’avons plus de balances à poser, nous nous asseyons un long moment dans l’herbe. Nous voulons laisser le temps à notre futur butin de choisir le lieu de son festin qui sera anticipateur du nôtre. C’est Jean qui donne le signal. Nous nous levons avec, logé au fond du cœur, le secret espoir que la récolte sera bonne, que la Nature aura été généreuse. Et, généreuse, elle le sera bien au-delà de nos souhaits les plus fabuleux.

   Dès la première balance, ce sont des grappes compactes d’écrevisses qui sont à la curée. Nous demeurons un instant interdits, surprise et joie mêlées. Jean tient grand ouvert le sac de jute. Mon Père sort de l’eau, d’un geste à la fois rapide et précis, le produit de notre pêche. Au fur et à mesure que nous rebroussons chemin, le sac se remplit. A l’intérieur, l’agitation des écrevisses fait un étrange bruit, une manière de cliquetis mouillé bien caractéristique, il vient encore jusqu’à moi aujourd’hui. Le pique-nique au bord du ruisseau est pur enchantement. Tous, nous sommes fébriles tels des enfants découvrant quelque grotte secrète où ils pourront faire fructifier leur imaginaire.

   L’après-midi est déjà bien avancé lorsque nous rentrons à Salies. Dans l’obscurité du coffre, c’est tout un peuple grouillant d’écailles qui se démène et cherche une issue pour son improbable évasion. Revenus à la maison de nos Amis, c’est comme une traînée de poudre qui se répand dans le quartier. C’est nous, les enfants, que l’on a chargés de faire la distribution aux Voisins. Il va sans dire que nous sommes ravis de notre mission, que l’on est accueillis tel des Rois et des Reines. Pendant ce temps, nos Parents s’activent à nettoyer les crustacés, à préparer le court-bouillon dans lequel ils rougiront avant même d’avoir médité sur leur propre sort. Le dîner sera joyeux, le mets arrosé d’un généreux vin blanc et l’ambiance sera aussi festive que lors des concours de « Vaches landaises » qui ont lieu dans la région à intervalles réguliers.

   Que reste-t-il aujourd’hui de ces pêches miraculeuses ? Ont-elles encore lieu ? Malheureusement je crois que l’action conjuguée des pesticides, jointe à l’introduction dans les rivières des écrevisses américaines, ont définitivement rayé de la carte l’espèce endémique qui faisait le bonheur de tous. Un bonheur simple que toutes les « félicités » techno-médiatiques actuelles jamais ne pourront égaler. C’est de la Nature dont il est question avec les écrevisses. C’est d’une « culture » au rabais dont il est question avec les hallucinations virtuelles. Avons-nous encore la possibilité de choisir ? Oui, nous l’avons. Il ne tient qu’à nous de placer du Sens là où nous pensons qu’il doit l’être. Il faut bien l’avouer, il y a, dans la nouveauté, quelque chose qui nous déroute, si bien qu’il existe tout un étrange domaine dont nous ne pourrions dire le nom, pas plus que lui attribuer quelque prédicat que ce soit. Nul doute qu’il soit utile de porter notre regard ailleurs.  Autant ignorer ce qui, pour nous, ne tient nul langage signifiant. Oui, la pêche aux écrevisses était un pur bonheur !

 

 

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22 juillet 2022 5 22 /07 /juillet /2022 08:18
LA LAMPE-SIGNAL

   Il ne se passait nulle semaine, qu’enfants, ma Sœur et moi, nous n’allions rendre visite à nos Grands-Parents paternels dont la ferme était distante de quatre kilomètres de notre maison. Tous les mercredis soir, à la belle saison, nous rejoignions « Bareltou » à vélo, nous y passions la nuit et revenions le lendemain à Beaulieu. Cet agréable intermède faisait le bonheur de nos Aïeux et nous remplissait d’une réelle joie. C’était comme un Soleil qui émergeait de la brume et éclairait notre semaine d’une manière particulière. La journée du Jeudi, jour de congé scolaire d’alors, nous la passions dans la plus grande insouciance, autrement dit dans la plus exacte liberté. Ceci avait aussi visage de vérité. Ruraux d’un modeste village, la campagne non seulement ne nous dépaysait en rien, mais nous en cherchions le calme, le lieu d’une possible paresse, mais aussi de toutes les minces aventures qui s’offraient à nous. Nous n’emportions nul jouet au simple motif que nous en possédions peu, que tout, ici, était prétexte à jeu, à imaginaire.

   En cette époque de peu, un rien devenait un tout. La rafle d’un épi de maïs entourée de quelques feuilles, une boule de gale de chêne pour la tête et ma Sœur pouvait s’amuser, la journée durant, avec cette poupée improvisée. Quant à moi, un bâton devenait épée, la fourche d’une branche, une fronde bien inoffensive, ; un peu de glaise façonnée entre les doigts, des billes après que sa matière avait été exposée au feu de cheminée. Outre ces jeux, nous aimions, en compagnie de Grand-Mère, distribuer du grain aux poules, donner la pâtée au cochon, en compagnie de Grand-Père, traîner dans la grange parmi la paille, les mouvements désordonnés des jeunes veaux puis gagner le puits, y puiser un seau d’eau pour les besoins de la cuisine ou simplement nous amuser à actionner la pompe et à y faire de rapides ablutions. Le temps passait ainsi, sans à-coups, lentement, comblé, nul ennui ne s’y installant. Il faisait partie de nous comme nous faisions partie de lui, sans césure, sans hiatus, temps de félicité d’une enfance alors exempte de d’inquiétude. Les repas étaient le lieu de la rencontre, des échanges et, dans les yeux de Géranie et de Léonce, s’allumait toujours un brin de malice, une rapide taquinerie, le plaisir d’une connivence, l’union des affinités.

   Si « Bareltou » était une manière d’Arcadie, cependant nous en séparer le jeudi soir venu n’était ni une peine, ni une épreuve. Bientôt nous retrouverions des Parents aimants qui nous entoureraient de tous leurs soins. En réalité la « séparation » n’en était pas une, une simple parenthèse entre les signes de laquelle se plaçait toujours la fluidité, le naturel qui conviennent aux choses non seulement acceptées mais souhaitées du fond du cœur. Certes, lorsqu’avec ma Sœur nous reprenions le chemin qui conduisait à Beaulieu, au moment du départ, une émotion se lisait sur le visage de nos Grands-Parents. Sans doute se consolaient-ils à l’idée de notre prochaine rencontre. Il ne nous fallait guère qu’un petit quart d’heure pour rejoindre notre habituel logis. Nous prenions notre dîner avec nos Parents, leur racontant par le menu les aventures qui nous avaient occupés tout au long de la journée, dont je présume qu’elles devaient s’amplifier de l’inévitable travail de l’imaginaire.

   Dès le repas terminé, le plus souvent j’accompagnais mon Père au garage distant de quelques centaines de mètres. Il y avait un rituel à accomplir : la lumière ayant baissé, à peine une clarté « entre chien et loup », il nous fallait actionner, à plusieurs reprises, l’interrupteur électrique qui commandait une grosse lampe de tôle fixée sur la façade. C’était l’appel convenu qui signait notre retour au foyer, ma Sœur et moi, indemnes de tous soucis. Comme, entre le garage et la ferme de « Bareltou » aucun obstacle ne venait fermer le paysage, nos Grands-Parents répondaient à notre signal en Morse, par un bref clignotement depuis la lanterne de l’auvent situé devant leur maison. La mission accomplie, le cœur léger, mon Père et moi regagnions la « Petite maison aux Volets Rouges ». Il serait temps de dormir. Demain l’école nous attendrait. Je ne sais si, au cours des « rédactions » que le Maître nous demandait de rédiger, dont l’énoncé, le plus souvent, se disait de cette façon : « Racontez une journée passée à la ferme », je ne sais si la parenthèse du jeudi à « Bareltou » trouvait le lieu de son expression. Aujourd’hui, si loin de tout ceci qui a été une « parenthèse enchantée », j’aime à le croire.

  

 

 

 

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21 juillet 2022 4 21 /07 /juillet /2022 09:24
LES HARICOTS VERTS

 

   Oui, je reconnais, le prétexte est mince, le titre peu alléchant. Pourrait-on trouver chose plus modeste que ces « gousses immatures » pour en faire le thème d’un récit, fût-il humble et empli des meilleures intentions ? Parfois, et peut-être souvent, est-ce le Simple qui possède le plus de vertus, qui s’approche de quelque vérité. Quoiqu’il en soit, ce légume aujourd’hui en désamour me parle vivement, du plus loin du temps. Imaginez ceci : nous sommes aux environs des années 1954-1956, l’été bat son plein, les vacances scolaires viennent de commencer, elles dureront de la mi-juillet au début du mois d’octobre. Longue parenthèse estivale qu’il convient de meubler d’une manière ou d’une autre. Certes les loisirs, certes les jeux, les longues déambulations avec les camarades dans les rues du village, dans les prés au bord de la Leyre, sur les collines blanches où habitent les renards, près des trous mystérieux qui s’enfoncent dans la terre, possibles souterrains qui relient entre eux, paraît-il, les châteaux des environs. A défaut que le réel nous comble, il faut y semer du songe, y tresser les lianes du merveilleux, y établir quelque mythologie.

   Mais le rêve ne suffit pas en ces années où la notion de labeur est au plein des têtes, où il convient de participer aux menus travaux, à quelques tâches ménagères. L’année alors est bien déterminée, les saisons tranchées, l’été consacré aux moissons, l’automne aux vendanges. Témoin éloquent de cette division du rythme annuel, le livre de Français de l’École Primaire, le « Souché » qui fonctionne par « Centres d’intérêt » : « Petites Scènes du foyer », « Autour du feu », « En voyage », « Artisans et Ouvriers au travail ». Ces titres, bien mieux qu’un long traité d’Histoire, disent l’ambiance d’une époque, la couleur des jours, les modes de vie et de relation.

   Donc l’été 1956. Dix heures du matin. Déjà la chaleur commence à vibrer au-dessus des vergers, déjà elle fait ses taches de clarté à l’intérieur de la « Grande Maison ». Les persiennes sont tirées de manière à ne laisser passer qu’une manière de lumière diffuse, un genre de clair-obscur reposant pour les yeux. Le camion de la Conserverie de la ville voisine vient de distribuer, comme chaque jour, ses lourds sacs de jute remplis de haricots verts. Presque tout le monde, dans le village, s’adonne à un identique rituel : équeuter ces légumes afin qu’ils puissent être mis en conserve et deviennent comestibles.

   Le pourtour de la grande table de la cuisine est une sorte de ruche bourdonnante où chacun s’exprime sur le temps qu’il fait, sur les dernières nouvelles de la commune, sur les faits divers et autres rumeurs qui tissent la toile du quotidien. Tout le monde est convié à la fête, aussi bien une Grand-Tante souvent présente, une Cousine de passage et, bien sûr ma Sœur et moi, tribut versé à la marche du jour. Parfois, lorsqu’un « ange passe », qu’une accalmie s’installe entre les conversations, l’on ne perçoit plus que le bruit sec des pédoncules dont on coupe les extrémités d’un geste rapide et ce murmure des temps anciens est encore présent, palpable, tout comme peut l’être un objet à portée de la main. Cette époque, dont il me plaît, le plus souvent de dire « l’exactitude », savait faire la part des choses, placer ici les « travaux et les jours », là ouvrir le champ des festivités, là encore dresser la table pour les rencontres familiales. Tout était net, tranché, si bien que nulle ambiguïté n’affectait le réel. Le réel était limité à sa forme de réel, le songe ne s’y « épanchait » guère, la subtile poésie nervalienne devait choisir d’autre lieu pour sa manifestation. Je crois bien que chacun y trouvait son compte, que les activités s’y inséraient de manière « naturelle » si l’on peut dire. Chaque jour recevait son lot de travail, mais  aussi de rencontres, mais aussi de loisir. L’équeutage des haricots était un moment de la journée que suivait, invariablement, un entraînement scolaire sur ces cahiers de « Devoirs de Vacances » au titre évocateur.

LES HARICOTS VERTS

   Sans doute, nos chères têtes blondes d’aujourd’hui rechigneraient-elles à se pencher sur de tels ouvrages qui constitueraient une atteinte à leur « liberté ». De nos jours le virtuel s’affirme de plus en plus en lieu et place du réel, si bien que les domaines respectifs deviennent flous, les limites incertaines. Le Smartphone se donne en tant qu’unique remplaçant de ces tâches multiples et variées qui émaillaient le parcours de tout écolier. Faut-il s’en plaindre ou bien s’en féliciter ? Mais, formulée de cette manière, la question n’a guère de sens au simple motif que 2022 n’est pas 1956, que les « temps ont changé » et nous avec, que nul ne peut se targuer de maîtriser le progrès, la marche en avant du siècle.

   Si nous étions des enfants d’aujourd’hui, nul doute que nous choisirions, sans le moindre état d’âme, le ballet des images bien plutôt que celui de ces minces légumes qui n’ont plus guère cours dans le moment présent. Bien évidemment, se pencher sur son passé ne saurait se dissocier de cette inévitable nostalgie qui n’est nullement question de génération, seulement l’empreinte, en nous, d’un temps qui reflue et clignote faiblement, loin là-bas, dans un temps qui a existé, nous marque au plus profond de notre être. Aurais-je encore, en cet instant, cette simple et immédiate joie d’enchaîner ces activités dont on a toujours pensé qu’elles étaient « saines » ? Comme s’il y avait une échelle des valeurs sur les degrés de laquelle s’inscriraient mérites, louanges et vertus. Ceci est bien difficile à démêler, aussi convient-il de progresser dans le temps avec le sentiment que nous suivons un chemin tracé de toute éternité. Destin ou Liberté ? Avons-nous au moins le choix ?

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20 juillet 2022 3 20 /07 /juillet /2022 08:37
LE MAGNOLIA

   Toujours, dans notre Panthéon personnel, avons-nous quelque dieu qui brille, Apollon, Dionysos ou bien Zeus lui-même depuis les belles hauteurs de l’Olympe. Mais notre Panthéon est tout autant le lieu des Choses, un jouet ancien, la page d’un livre, une fleur séchée parmi le fourmillement des mots d’un vieux dictionnaire. Le dieu dont je vais vous entretenir se nomme Magnolia, cet originaire des lointains pays d’Extrême Orient et d’Asie centrale. Il y a bien longtemps de cela, lors de mes jeunes années, entre 4 et 9 ans environ, il fut refuge et lieu d’aventure, il fut lieu de rêverie, sinon de méditation. Il était cet inimitable dieu tutélaire à l’ombre duquel mon éternelle rêverie trouvait à s’épancher librement. En ces premières expériences existentielles, j’étais déjà atteint d’un tropisme Romantique dont je ne me suis, ma vie durant, jamais départi et, aujourd’hui encore, nulle semaine ne se passe que je ne feuillette et ne lise quelques morceaux d’anthologie tels que présentés par le précieux Armel Guerne dans l’épais volume de 1000 pages consacré aux sublimes textes des Idéalistes d’Outre-Rhin.

   Mais je referme la parenthèse qui, pour en être une, n’en constitue pas moins une étoile où fixer mon orient littéraire. Ma Mère, disposée elle au jardinage, s’occupait d’un petit carré de terre où elle cultivait quelques légumes. Il fallait traverser la rue, qui en même temps était une route, pousser le portail de fer qui donnait accès à la maison de Suzanne C. (nous étions ses hôtes quotidiens), emprunter un trottoir de ciment. Le Magnolia se trouvait à l’angle du jardin. Tout à la fois, il regardait la route et offrait le spectacle des rares véhicules qui passaient, mais aussi le potager et c’était la douceur de la Nature qui fleurissait et s’épanouissait. En quelque sorte, le Magnolia était à la jointure de la Nature et de la Culture, mais ceci, je ne le formulais pas encore, sans doute plus sensible aux larges ramures, aux feuilles vernissées où se reflétait la lumière, aux bouquets odorants des fleurs duveteuses qui étaient comme de maternelles caresses.

    Dans le berceau des feuilles, à califourchon sur un croisement de branches, si je ne refaisais le Monde (ceci serait pour plus tard), du moins en inventais-je un à la mesure de mes désirs et de mes fantaisies. Parfois l’Ami Touguy venait-il m’y rejoindre, mais le plus souvent, mes « Magnoliades » étaient solitaires. Je crois que je comprenais déjà, d’une façon totalement intuitive, le lien indéfectible qui unissait, en un genre de triade, Solitude, Poésie, Romantisme. Manquait-il l’un des termes et alors la rêverie s’effondrait et il ne demeurait plus que les arêtes vives du réel, autrement dit une résistance, une tension, sinon une blessure. Ici, il faut dire combien les choses se relient entre elles, combien les affinités sont confluentes, combien nous sommes Unité avant que d’être dispersion. Je crois que mon Unité d’alors s’énonçait sous le sceau du Langage, rêveries habitées de paroles intérieures, premiers mots posés sur le blanc de la page, tout près d’une résurgence d’eau claire, sur le chemin qui descendait en pente douce vers les prés de la Leyre, rivière aussi tranquille qu’aimée. J’en parcourais les rives aussi souvent que l’occasion m’en était donnée. Tout ceci dessinait la gravure d’une belle et insouciante Arcadie.

   Bien longtemps après ces émotions originelles, parvenu à l’âge adulte, triant de vieux papiers, rangeant des livres, en feuilletant au hasard les pages jaunies, j’y découvrais, au milieu d’une étrange fragrance de papier et de végétal, quelque fleur de Magnolia depuis longtemps abandonnée à son sort antiquaire. La fleur avait pris le teinte bistre du Temps, son odeur surannée, son aspect nostalgique. Je ne sais si ceci était l’œuvre de ma Mère, une oeuvre commune, une fantaisie personnelle. La fleur sèche s’était accrue de la densité du souvenir, avait archivé dans le secret de ses pétales de soie, des rêves, des amours, des espérances. Aujourd’hui, apercevant ce genre d’arbre au hasard de mes promenades, c’est toute la vertu des jours anciens qui fait son efflorescence, c’est une subtile joie qui vient du plus loin de l’enfance, c’est une sorte de retour aux sources que magnifie la chute des jours dans le puits sans fond de la mémoire.

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19 juillet 2022 2 19 /07 /juillet /2022 10:03
Ce Ciel d’immense Venue

« Entre sel et ciel…

Quand l’étang s’ouvre à la mer…

Le grau de Vieille Nouvelle … »

 

Photographie : Hervé Baïs

 

***

 

 

                                                                Depuis mon Causse, ce 19 Juillet 2022

 

 

 

                Ma Très Chère,

 

   Sais-tu combien tu me manques ? Sais-tu le pur prodige que serait un retour au temps d’autrefois dans cette Suède aux mille lacs, tes yeux s’y abreuvaient de belle manière. Être du Septentrion, tu es semblable au frémissement des bouleaux, à la discrétion de la touffe de lichen, à la course silencieuse des rennes sous le jour phosphorescent de l’aurore boréale. Je sais, tu souriras à ces quelques mots teintés de la douce présence du Romantisme. On ne se refait nullement, on fait rouler devant soi sa boule de neige qui se charge du passé, moissonne le présent et arrive dans l’avenir grosse d’une ineffaçable mémoire.

   Mais assez parlé de moi, il y a mieux à dire. Tu sais, j’envie tes températures estivales, ce sont celles d’un Printemps ici, dans le Sud. Je crois que le temps a perdu la raison, les Hommes l’y ont bien aidé. Tu connais mon naturel enclin à juger mes pairs et moi-même sans la moindre indulgence. Nous sommes collectivement responsables de toutes ces calamités qui s’abattent ici et là, transformant une possible Arcadie en un Désert brûlant. Ici, tout prend feu, les flammes sont au cœur même des grains de sable, les majestueux pins sont des torches, les pignes sont des grenades qui éclatent et sèment la terreur là où elles choisissent de commettre leurs sombres desseins. La terre craque, les rivières sont à sec, les troupeaux sont à la peine.

   Mais quand donc l’Homme se vêtira-t-il d’une sagesse, quand donnera-t-il à la Nature la possibilité de recouvrer ses droits ? Il y a trop de complaisance vis-à-vis de soi, trop de fleurs destinées aux Humains, trop peu en direction de l’Arbre, de la Source, du Ruisseau. Vois-tu, je rêve d’un « Âge d’Or » et mes mains ne récoltent guère que du fer, de la limaille et de la rouille.

   Ne sois nullement étonnée, Sol, si je t’envoie cette belle photographie. Elle est, en quelque sorte, l’antidote aux multiples malheurs du Siècle. La regardant simplement et déjà nous sommes au refuge et, déjà, nous retrouvons notre certitude d’Hommes, de Femmes, Êtres attentifs à ce qui vient à nous dans la pure faveur d’exister. C’est déjà une telle merveille que de pouvoir voir et s’étonner ! Mais que je dise, en une manière de fiction, là où me conduit mon imaginaire. Oui, sans doute une utopie, mais connaîtrais-tu quelque chose de plus beau qu’un songe éveillé, qu’une libre venue à soi des idées, des images et leurs myriades de minuscules bonheurs ? Ils sont pareils à la queue du cerf-volant, ils faseyent haut, ils emportent sur des ailes largement éployées, ils ouvrent le Ciel et nous en font le sublime don.

    Le jour est à peine levé, il bourgeonne à la manière d’une sève parmi les écailles d’un tronc. Il poudroie. Il cherche en lui les motifs de sa prochaine parution. Il se recueille autour de quelques fragments de nuit, il fait se dilater les ombres, bientôt elles seront une cendre qui dira aux Hommes la simple félicité d’être et de s’en étonner encore et encore. Gris est le Ciel de haute Venue. Grise est la gerbe des visions sur l’arc souple des yeux. Les yeux sont dilatés, ils sont de minces oculi par où pénètre une partie du sens du Monde. Nul bruit sur la croûte attentive de la Terre. C’est comme si les Vivants étaient soudain devenus des gisants de pierre, des sculptures de bronze attirant les grains de lumière, ils se reflètent au plus haut, ils dessinent le Destin des Étourdis, ils ourdissent les fils de chaîne de Ceux qui, encore, s’abritent dans les mailles souples de l’inconscient.

    Haut, le Ciel, gris, presque noir. Haut mais immédiatement disponible, accueillant, une mer de douceur parmi les douleurs de l’Univers. Dissimule-t-il des Étoiles dans ses plis ? Dissimule-t-il le feu d’une joie que, nous les Erratiques, ne saurions apercevoir ? Ou bien demande-t-il à nos âmes de s’envoler, de venir à lui comme l’Assoiffé va à la Source ? Il y a tellement de signes qui parcourent l’Éther, de hiéroglyphes mystérieux et nous demeurons en silence devant l’Heure qui surgit et tresse la toile immense du Temps. Quelques Nuages si discrets, ils chantent l’immuable refrain de la Vie, ils sont le Milieu, l’intervalle entre le souci des Hommes, la liberté des dieux. Ils sont si légers, cette manière d’apesanteur, de flottement dont nous voudrions être atteints au centre de qui-nous-sommes, afin d’éprouver, une fois seulement, l’allégie de l’exister, la facilité à avancer sur le chemin que nous aurions tracé à l’écart des regards des Curieux et des Sceptiques.

   Puis c’est comme une descente tout en douceur, une impression d’écume, le refuge au cœur de la Fleur de Lotus. Une sérénité nous gagne, la conviction d’être au seul endroit qui vaille. Nous sommes entièrement à ce qui est, nous sommes à cette belle et toujours renouvelée Ligne d’Horizon. Elle est le Milieu de la Vie, l’acmé se donnant comme la seule Réalité possible. Nous sommes sur le fil, nous y progressons avec l’à peine insistance des gerridés à toucher l’onde d’une façon invisible, à glisser sans effort, à nous inscrire sur le blanc du papier, encre subtile, elle écrit notre demeure sur Terre, la trace ténue que nous y déposons à notre insu.

   A droite, une Langue de Terre avance. Elle est noire. Elle est identique à un index nous montrant notre Passé. Elle est un repère pour la mémoire. Elle dit le lieu de notre Naissance. Elle dit notre Origine, quelque part, loin, dans le profond tumulte du Monde. C’est à peine si nous nous souvenons de la date et nous n’avons nulle image de nos premiers pas, de nos premiers mots. Nous avançons à tâtons, nous déplions nos antennes, nous tutoyons le Vide, nous éprouvons la dimension de l’Abîme. Serait-ce pur malheur ? Scène sur laquelle se donnerait une Tragédie ? Nullement, c’est seulement le sentiment du suspens, l’intervalle entre deux mots, l’écart entre deux Amours, la fente par laquelle le Jour révèle la Nuit, la Nuit attend le Jour pour s’y épanouir, y répandre la semence du Rêve.

   Jusqu’ici, nous étions des Êtres de l’Air, des Êtres du Feu, des Êtres de la Terre, il nous fallait devenir des Êtres de l’Eau afin que soit accomplie notre mesure élémentale, que soit réalisée la synthèse nous octroyant notre propre Totalité. Car nous ne sommes séparés du Monde qu’à la mesure de notre esprit, qu’à la force raisonnante de notre intellect. Nous avons à être Un parmi la profusion du Multiple. L’Eau, la surface apaisée de l’Étang est la puissance médiatrice qui nous relie à notre essentielle Quadrature Humaine. Toujours en nous le Feu d’un désir, Le Ciel d’une pensée, la Terre d’une évidence, puis l’Eau qui efface le Désir, noie la Pensée, ponce l’Évidence mais nous ne sommes ni démunis, ni désespérés au motif que nous avons à être Humains selon les formes polyphoniques, souvent adverses de l’exister. L’Eau se régénère infiniment, poursuit sa lente destinée vers l’horizon et au-delà. L’Eau lustrale qui purifie. L’Eau lénifiante qui apaise. L’Eau, notre premier sol avant que ne s’annonce notre chemin sous ce Ciel de Haute Venue.

  

   Voici, Solveig, je reviens à Toi après cette longue immersion dans le Songe. Me suis-je au moins ressourcé ? Ai-je éteint en moi quelque brasier ? Mes désirs ont-ils trouvé le lieu d’une quintessence ? Suis-je au moins arrivé à Moi ou plus loin que Moi dans un Monde Étrange dont je voudrais bien qu’un jour il prît corps, il me fît signe vers cet Irréel qui me hante et toujours m’interroge ? Ce Feu qui brûle au loin. Ce Sable qui crépite. Ces Vagues qui s’écrasent contre l’épaule de la Dune. Ces Erratiques Figures, mes Semblables, qui vont et viennent, ballotés de peine en souci, de joie en rapide bonheur, de méridiens en équateurs, toujours à la recherche d’eux-mêmes, le savent-ils au moins ?

 

                                     Mon Étoile du Septentrion, que ton Feu brille à l’Infini

 

                                          Celui qui écrit pour exister ou tenter de le faire

 

 

 

 

 

 

 

  

 

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18 juillet 2022 1 18 /07 /juillet /2022 13:49
Vous, dans l’exténuation du jour

 

Peinture : Barbara Kroll

 

***

 

   Vous, dans l’exténuation du jour, pourquoi votre silhouette, pourquoi votre inquiète présence ? Je suis un homme des lisières, un homme tout juste apparent dans la clarté de l’aube, un homme tout juste visible dans la lumière hespérique. Comment vous ai-je aperçue, vous dont l’image se confond avec la sombre rumeur de l’heure ? Je ne saurais dire si vous émergez de la Nuit, si vous en êtes un fragment, si vous êtes la Nuit elle-même dont je n’apercevrais que le ténébreux symbole. Voyez-vous, parfois je doute de ma vision, mais ceci serait encore moindre mal. Ne vous est-il arrivé, à cette heure belle entre toutes, que l’on désigne sous l’heureux vocable « entre chien et loup », de ne guère distinguer que des formes floues, des manières de spectres dont vous ne savez plus très bien si ces formes ont une existence concrète, si ce n’est votre fantaisie qui leur a attribué un corps, peut-être une âme ? Cette aura qui vibre doucement à l’entour de leur chair, est-ce leur âme qui tente une sortie discrète ? Cette aura, est-ce leurs sentiments qui veulent connaître la lumière du jour, c’est si discret, les sentiments, lovés au centre du corps, parmi les fleuves de sang, les douces collines de chair.

   « Je doute de ma vision », vous disais-je à l’instant et ce regard si imprécis me fait douter de moi-même, si bien que j’ai toujours un miroir à portée de la main pour me rassurer de qui-me-fait-face, dont je présume qu’il s’agit de Moi, mais comment m’en assurer ? Une simple image dit-elle mon réel, me confirme-t-elle dans mon être ou bien n’est-elle qu’un « miroir aux alouettes », une apparence fuyante sur laquelle ne rien fixer de stable, de définitif ? Alors, étant si peu le Maître de-qui-je-suis, comment pourrais-je l’être, en quelque façon, de-qui-Vous-êtes ? Je suis sûr que ce flou existentiel vous a déjà questionnée, qu’il vous frôle incessamment de son aile de soie, vous déporte de vous, vous place en porte-à-faux, comme si, en une certaine manière, vous étiez double, chacune de vos moitiés se mêlant ou se séparant selon votre coefficient de bonheur, votre gradient d’ennui.

   C’est un problème que je me suis souvent posé, de savoir le lieu exact que j’occupe, non dans le Monde universel qui m’entoure, mais dans mon Monde propre, celui de mon corps, de mes pensées, des inclinations qui me sont singulières. Mais voici que je retombe dans mon travers, oh certes, je le partage avec nombre de mes Commensaux, je ramène tout à Moi, j’enduis ma peau de la glaçure du narcissisme. Mais, en réalité, puis-je être autre que celui-je-suis ? Puis-je différer de Moi au point de devenir simple abstraction, corps d’insecte radiographié par quelque soucieux entomologiste ? Non, certainement pas. Mais je crois que je peux essayer de me connaître par qui-Vous-êtes, puisque aussi bien, vous me servez de miroir, que votre regard m’accomplit en quelque sorte, me confirme tel ce Quidam que je suis pour vous, inévitablement, et vous aurez contribué à ma propre construction, certes à votre corps défendant, mais vous ne pourrez nullement reprendre la pointe de votre vision, elle est entrée en Moi, elle m’appartient, je suis Vous qui êtes Moi, si je peux jouer avec les mots et mêler ce qui, par nature, n’est nullement miscible.

    A moins qu’une curieuse alchimie ne nous relie à notre insu. Je serais votre visage, vous seriez mes mains, je regarderais par vos yeux, vous goûteriez par les papilles de ma langue. Ne trouvez-vous fascinant ce jeu de rôles interchangeables, ce « je te donne ceci, tu me donnes cela », tout comme le jeu d’enfants innocents dans une cour d’école. Je crois que, malgré vous, vous adhérez, qu’insensiblement vous devenez Moi, alors que je m’immisce en Vous.

 

C’est fort un regard,

c’est inquisiteur un imaginaire,

c’est perforant le feu du désir.

Du désir, oui, car je voudrais être Vous,

tout comme vous souhaiteriez être Moi.

 

   Des Vases Communicants, en quelque sorte. De gélatineuses méduses se fondant dans leurs robes souples respectives si bien que l’on ne sait plus qui est qui, si l’on a une âme, si l’esprit que l’on croit posséder n’est, en définitive, qu’une hallucination, qu’un écho de cette étrange gémellité qui, par la simple loi de l’usage, ne cherche qu’à nous confondre dans l’Unité ambiguë de l’Androgyne. Je suis Tu, Tu es Je, non dans une parfaite réversibilité qui supposerait encore quelque scission, quelque césure, non Deux principes fusionnant en Un Seul. Plus de conscience unique de Soi, seulement deux Soi qui ont confondu leurs contours au point de n’en faire qu’un.

   Vous, dans l’exténuation du jour, Moi dans la fuite de l’aube, Lui ou Elle dans le glissement du crépuscule, la sublime miscibilité, le principe d’identité, le solipsisme dissout puisqu’il n’y a plus d’altérité, plus de différence. Combien ceci est rassurant pour un intellect préoccupé d’harmonie, de perfection. Mais combien cette vision d’un Seul Germe renfermant le Tout du Monde est déprimante. Vous êtes Vous au motif de votre éloignement. Je suis Moi en vertu de mon espace-temps qui n’est nullement le Vôtre, qui ne le sera jamais. Le rêve lui-même, zone de liberté absolue puisque la conscience est mise en veille, ne produit guère de dyade, loin s’en faut. Les Êtres pullulent, se mélangent le temps d’une étincelle puis s’éparpillent en milliers d’étoiles dont chacune a sa singularité, dont chacune brille de son propre éclat.

   Les Êtres se divisent à l’infini, se métamorphosent, un corps en donnant mille, une pensée en sécrétant une infinité d’autres. Inépuisable beauté que cette profusion de formes, ressourcement inouï de Soi dans une constante polyphonie, chatoiement symphonique de ceci même qui, à chaque seconde, est flûte, hautbois, clavecin, luth, lyre ou cithare. Certes, l’Unité est belle dans sa simplicité, son immuabilité, sa puissance tranquille. Certes, la Pluralité est belle, elle qui multiplie les points de vue, ouvre les horizons, amplifie les perspectives.

 

C’est, comme toujours,

une Vérité

qui surgit

de la rencontre

d’une Ombre,

d’une Lumière.

Une Vérité

qui se donne

dans l’intervalle

du Ciel et

de la Terre.

Une Vérité

qui apparaît

dans la distance

du Proche

et du Lointain.

 

   Quoique nous fassions, Vous et Moi, nous sommes des Êtres de l’intervalle, de simples médiations installées entre Jour et Nuit, d’inquiets observateurs des hautes flammes du Soleil, des touches de cendre de la Lune. Constamment nous allons d’une réalité à une autre. Incessamment nous oscillons entre Flux et Reflux. Continûment nous nous inscrivons entre Esprit et Matière. Ceci n’est nullement une Loi du Hasard. Ceci est la Loi du Langage qui n’est jamais que la Loi de toute Signification. Le Sens n’apparaît jamais qu’à fulgurer entre Adret et Ubac ; entre la cime de la Montagne, l’abysse de l’Océan ; entre l’autorité de l’Homme, la douce présence de la Femme. Irréversiblement nous sommes des Êtres du Milieu, des Êtres ballotés entre le Vice et la Vertu, préférant le plus souvent le premier à la dernière, ce qui n’est « qu’Humain, trop Humain », mais pouvons-nous échapper aux motifs que trace notre Essence, qu’assume, souvent de guingois et de manière contingente, notre Existence ?

   Alors, Vous si différente de Moi, comment vous donner Sens, autrement qu’en vous nommant, en vous décrivant, en vous installant au centre de mon Langage ? C’est Vous que je dois figurer, vous par la grâce de qui je deviendrai visible à Moi-même. Car, toujours nous naissons de l’Autre, car, toujours, nous naissons en l’Autre. Nous ne pouvons, nous-mêmes, nous porter sur les fonts de l’exister qu’à faire fond sur ce qui n’est pas Soi, sur ce qui toujours questionne et nous fait être Hommes, Femmes, au Plus Haut. C’est toujours ce vertige qu’il faut viser, toujours dans une triple fascination :

 

de Soi,

de l’Autre,

du Monde.

 

   Cette « fascination » n’est ni gratuite, ni hautaine. Elle est ce par quoi nous nous trouvons au Monde, intimement reliés à ce qui pour l’Humain fait Sens : cette Histoire que nous écrivons sur le palimpseste des jours, il porte en filigrane la trace de nos Ancêtres, la Nôtre propre, les signes de notre Descendance, elle sera la bouche qui, après notre disparition, témoignera de qui nous avons été, ici, sur ce coin de Terre, sous l’abîme immense du Ciel, près des Nuages aux ventres de peluche. Oui, une tendresse s’élève à faire venir, par le truchement des mots, tout à la fois, notre Passé, notre Avenir, notre Présent, un Amour se lève, une Fin approche, une Certitude nous gagne, jamais nous n’avons été plus Vivants, les jours nous ont comblés de cette plénitude, elle n’est ni savoir, ni connaissance ultime, elle est simplement l’efflorescence de notre Chair, là au moins sommes-nous en terrain familier.

   Mais, voyez-vous combien je suis distrait, combien mon Moi me rassemble à l’intérieur de mes propres frontières (une pure Monade !) et me voici venant à Vous dans l’humilité, chargé de mes pauvres mots, ils trébuchent à l’envi, ils peinent à vous suivre, Vous « l’absente de tous les bouquets », vous l’Idée Majuscule dont je ne pourrai franchir le seuil qu’au prix de ma mortelle absence car l’Idée est si Haute que seule la Mort peut en embrasser le vaste Destin. De Vous je dirai peu et ce sera déjà beaucoup car comment peut-on dire de l’Autre alors que l’on n'arrive même pas à dire à propos de Soi ?

 

Petit Poème à destination

 de Vous, de Moi,

 de Qui lira ou ne lira pas

 

Vous, dans l’exténuation du jour

Vous êtes identique à

Ces sublimes Cariatides

Qui supportent tout

Le poids du Monde

Vous, sous le fleuve étincelant

Des cheveux de paille

Vous au front divisé de douleur

Vous au masque blême

Vos yeux noirs ravagent votre Face

Masque d’une antique Tragédie

Vous à la bouche ensanglantée

Sur quel secret, quel mystère votre

Parole s’est-elle refermée 

Avez-vous une énigme enfouie

Dans le puits d’ombre

De votre corps 

Votre corps a-t-il connu

 le Foudre du dieu 

Êtes-vous simple Humaine

 Ou bien Déesse aux

Impénétrables desseins

 L’albâtre de votre chair

Vous immole déjà bien plus loin

Que votre dicible présence

Êtes-vous un Être de l’Au-delà 

 Dissimulez-vous de nébuleux

Arrière-Mondes habités

De fantomatiques hiéroglyphes 

Êtes-vous anticipation

De la Camarde à laquelle

Nous abreuver

 Une dernière fois avant

D’arriver à Trépas 

Êtes-vous qui-je-suis en sa plus

Étonnante métamorphose 

Toujours la Division

Toujours l’Unité

Sa cruelle obsession

Je me sens bien Seul

Å être ainsi

Séparé de Vous.

Et Vous,

M’aimez-vous,

 Un peu,

Tendrement,

Å la folie ?

J’aimerais tant

Å la FOLIE,

 Elle seule peut nous

Sauver du Réel

Elle Seule peut nous

Sauver de Nous !

Le Plus

Grand

Danger

 

 

 

 

 

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