Œuvre : Sophie Rousseau
Aquarelle et encre
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En ce temps-là la beauté était partout. De terre, de ciel, d’eau, de nuage. Il suffisait de vivre, de respirer, de toucher et l’on était libre de soi, tout contre les choses, dans leur pulpe intime, au bord de l’horizon où s’ouvre l’écume des grands oiseaux blancs. On était soi dans la multiplicité du monde, naturellement, comme le vent traverse le ciel, comme l’eau s’écoule de la source et rejoint la mer par le glacis des rivières. Continuellement, les cannelures du ciel déversaient leurs aiguilles de cristal, les arbres dressaient dans le bleu leurs flammes ardentes, les montagnes élevaient leurs cônes et leurs pics dans la forme de la puissance, de la majesté. Tout était encore disponible et les yeux des hommes, soudés au ventre de la terre, dormaient dans une même cécité. Le monde était une simple connaissance de soi, de l’intérieur, de l’ombilic même où se trouvait l’origine. Pour atteindre cela qui se dressait devant elles, les consciences n’avaient qu’à s’ériger en pensée et demeurer dans l’enceinte brillante de leur propre révélation. On n’avait pas besoin de beaucoup de corps, pas besoin de beaucoup de chair. Seulement une excroissance de peau en direction de l’arbre, de la feuille, du rocher, des piquants d’oursins des étoiles, des bogues trouées des éponges. Un effleurement, un exhaussement de la périphérie de l’œil, la levée d’un doigt dans la brume floconneuse, l’empreinte légère d’un pied sur la théorie jaune du sable.
Voici, en ce temps-là, ce que l’on faisait dans la plus grande nudité de soi qui se pût concevoir. A peine une esquisse à contre-jour de l’ombre, le glissement de sa propre silhouette entre deux feuilles d’air, la progression d’un enfant sur des calots de verre. Nul besoin de dire les choses dans une manière d’imprécation, nul besoin de crier aux meutes adjacentes la beauté de la parution, nul besoin de dresser l’oriflamme de la gloire sur la bannière du ciel. Se laisser aller comme le grésil dans le ciel de décembre et voltiger à l’infini du temps avec la grâce de la goutte à la pointe de l’herbe. Alors tout venait avec facilité, tout s’illustrait dans la transparence, tout rayonnait du cœur de sa propre signification. On était là, dans le premier tremblement du paysage, avant que ne se déchaîne la lumière, avant que les bruits ne percutent les tympans de leurs gongs apatrides, que les mouvements ne s’agitent en tous sens. C’était l’heure magique avant l’heure, c’était le temps merveilleux avant le temps. L’immémorial balancement du nycthémère s’était figé et plus rien n’oscillait que le cœur des hommes. Alors les yeux s’ouvrent, les mains se tendent, les jarrets se plient à la cadence de la marche, la peau se met à rutiler comme les masques des Incas dans la nuit des pyramides.
Là, devant soi, à portée de regard, émergeant tout juste de l’ombre, la première bande de couleur, virant au bleu outremer, à la densité nocturne, à la compacité d’une faille d’obsidienne dans la touffeur de la terre. Là, les premiers arbres, les premiers pins maritimes, ces sortes de géants qui cernent la dune de leurs cargaisons de poutres brunes, ces débonnaires vagabonds qui ont fixé leur nomadisme au bas de la montagne de sable, comme pour l’endiguer, arrêter ses vagues de silice, enserrer dans le réseau dense des racines la fuite vers les landes de bruyère et les lames dentelées des fougères. Ils bougent à peine dans la lumière juste levée et le ciel gris semble avoir posé son ventre sur les bouquets d’aiguilles pareils à des pinceaux célestes. Tout est tellement étal dans la quiétude, ici, dans ces contreforts de poussière brune et l’on croirait avoir affaire à l’éternité avec les étoiles des secondes prises dans la glu immobile du temps. Et plus rien ne compte que cette disposition à soi des choses, et plus rien ne compte que son propre événement d’être. On est inclus dans tout ce qui pourrait advenir comme simple révélation. Le monde, on ne le sent plus étranger, loin de soi, mais en soi et l’on est ce fragment immensément mobile, cet à peine microcosme voulant chanter le concert de la nature, faire sa voix menue, se glisser dans tous les interstices du savoir, les galeries du connaître. Son corps de chair et de peau, on le sent étrécir, devenir lettre de l’alphabet dans le grand lexique universel. Comme un fourmillement des cellules, une agitation moléculaire, une infinie translation de quarks au fin fond de l’idée de soi. Mais nul étonnement à cela, nulle frayeur qui pourrait s’attacher à la crainte de quelque dissolution, au surgissement du pur néant. Bien au contraire, l’entrée dans le royaume de la matière, de l’incessante révolution des sphères anonymes qui nous habitent de leur silencieuse rumeur se fait dans l’évidence. C’est tout juste s’il s’agit d’un tressaillement, d’un clignement de cils et voilà que survient le prodige.
Soudain, on se sent dans la tunique noire, dans l’architecture de cuir étroit, lisse, brillant comme mille étoiles. En arrière, on sent le renflement ovale de son abdomen, puis la scissure centrale comme un isthme, puis les tiges des six pattes pareilles à de minces sarments, mais c’est surtout le périscope de la tête et son travail d’éclaireur de pointe qui nous fascine. C’est partout un essai de se saisir du mystère, d’en apprendre un peu plus sur ce que nous sommes, sur ce qu’est l’autre - cette brindille, cet éclat de lumière, cette gemme dans le ventre de la terre -, l’autre par qui nous existons mais dont l’inquiétude nous environne de son continuel bourdonnement. Les ocelles s’animent, les scapes dressent leurs tiges aiguës, les funicules balaient la moindre poussière présente dans l’immense nacelle de sable, cette dune métaphore d’une connaissance plurielle, infinie, insaisissable. Les mandibules tremblent, fouissent dans toutes les directions, prélèvent un fragment de limbe ici, une nervure de feuille là, une larme de résine ailleurs. L’agitation est grande parmi le peuple des fourmis. Ouvrière parmi les ouvrières, nous progressons dans le ventre illuminé de la fourmilière. La lumière coule partout comme un miel, comme un nectar sublime, comme un soleil pulvérulent. Nous la sentons faire ses mille irisations dans la boîte lustrée de notre corps et jusqu’au sommet de nos antennes, cette projection de notre conscience vers le haut des choses, autrement dit le sublime. Car, devenus modestes fourmis, insectes au devenir étroit, nous n’en sommes pas moins des questionnements de l’espace, du temps, de la présence partout répandue. Nos trajets syncopés, notre affairement à nul autre pareil, notre hystérie nomade n’ont d’autre explication que celle-ci : savoir qui nous sommes dans la grande dérive mondaine. Alors nous n’avons de cesse de nous saisir de la moindre information, du plus petit indice et de l’enfouir dans le secret du grenier à grains afin, qu’un jour, il consentît à nous délivrer de cette sourde ignorance qui nous pousse toujours plus loin, aux limites de nos propres frontières. Cette sortie de soi en direction du monde, les hommes l’appellent « transcendance », mais nul ne sait quelle est sa finalité, de quelle matière elle est tissée, ce que son contenu nous apprendrait sur nous-mêmes, sur l’origine des formes. Du plus loin de l’horizon cela appelle, cela fait sa rumeur de brume, cela émet son envoûtante sonatine, cela fait ricocher les trilles cristallines jusqu’en notre désir de nous expatrier de nos limites. Nous en avons assez d’être confinés dans les meurtrières d’un questionnement identique à un « éternel retour du même », genre de rengaine monochrome se diluant dans l’aube des envies indigentes. Alors, parfois, nous désespérons, nous nous précipitons dans une chambre à la porte étroite, nous y lisons quelque poème bucolique, nous nous essayons à déchiffrer les hiéroglyphes métaphysiques, les théories abstraites de la philosophie, les arcanes de l’art. Nous regardons « Le cri » d’Edward Munch et le cri nous possède de l’intérieur, lance ses assauts contre la cellule de peau, se rebelle, veut sortir, veut essaimer, par le monde, son vent d’effroi. C’est si éprouvant de penser et de faire l’expérience du vide.
Alors nous commettons nos mandibules à l’exercice de la cueillette, tout comme le faisaient nos ancêtres, ces chasseurs-cueilleurs de la préhistoire se confondant avec le mouvement même qui les amenait au-devant d’eux, dans un savoir de pierre et d’abri pariétal, à l’ombre des frayeurs natives, sous l’aile qui moissonnait le ciel de ses incompréhensibles gerbes de feu. Oui, l’inconnaissance, peu à peu, a déplié ses membranes. Oui, la métamorphose a commencé à se produire qui nous conduit en direction de l’imago. Mais le lieu est encore loin, mais l’errance est encore grande qui nous conduira au seuil de nous-mêmes dans cette géographie d’une possible compréhension. Beaucoup reste à déchiffrer, à l’aune de notre raison raisonnante, à la lumière de notre néocortex, mais aussi à l’ombre immémoriale de notre système limbique, de notre anatomie reptilienne. Certes nous nous sommes redressés au-dessus des herbes jaunes de la savane, certes nos bourrelets sus-orbitaux se sont effacés faisant briller sur la cimaise de nos fronts les lueurs de l’intelligence, l’architecture droite de la volonté, les diagonales du projet en direction de cet avenir qui nous enjoint de témoigner tant qu’il est temps. Mais, malgré notre accession aux mœurs policées, aux bonnes manières, aux considérations éthiques, il nous manque encore de pouvoir dresser dans l’éther les menhirs de l’essence humaine, à savoir la certitude d’être dans une vérité et d’y demeurer. Alors nous n’avons de cesse de poursuivre notre marche en avant, d’enfouir nos trésors - nous ne les comprenons pas encore -, dans les mystérieux coffres-forts de la salle d’hibernation, d’apporter de la nourriture aux larves et aux nymphes sans bien savoir quel étonnant métabolisme résultera de cet obsessionnel nourrissage, de parvenir, enfin dans l’enceinte de la chambre royale, à cet endroit de la dune où ne tarderont guère à éclore les grappes d’œufs de la future génération, celle qui, nous succédant, poursuivra l’inlassable tâche de tenter de comprendre l’univers, son fonctionnement, de percer un peu de la passion des hommes, de leur folie, de leur génie aussi qui est immense mais demeure crypté aux yeux des mortels comme demeure secrète la présence au monde de ce qui est.
Maintenant, il est temps d’abandonner cette tunique, qu’un instant nous avions revêtue, comme on le ferait d’un véhicule nous transportant hors de nous-mêmes dans la contrée des évidences absolues. Même la laborieuse fourmi est impuissante à nous procurer cet éblouissement de la conscience par lequel rejoindre le domaine du dévoilement ontologique. Il nous est enjoint de demeurer hommes dans le corridor étroit d’une chair oublieuse d’elle-même, de l’autre, du monde. Marcher comme le pèlerin, en direction d’une foi, donc d’un inconnaissable, plutôt qu’en direction des certitudes de pierre d’un quelconque sanctuaire. La vérité et le savoir que nous avons d’elles, les certitudes, sont intimement coalescents à ce que nous sommes, enracinés dans le profond de nos cellules, inscrits dans la rivière de notre sang, gravés dans le massif de nos chairs, tatoués en lettres de feu sur la zone libre de notre épiderme. Seulement, avec ceci, ce savoir des choses, nous sommes sans distance puisqu’il s’agit de nous. Mais nous le savons d’une manière intuitive et nous feignons d’ignorer ce qui s’éclaire de l’intérieur, comme s’éclaire le ventre de la dune afin que nous prenions acte de son mystère, de son infinie richesse, de l’arche infiniment brillante de sa polysémie. Partout sont les choses qui parlent, partout sont les yeux qui regardent, partout sont les ocelles des arbres qui nous interrogent et que nous interrogeons à notre insu. Partout sont les montagnes, les dunes à la croupe infinie portant jusqu’au ciel le miracle de leur présence. Et chaque grain de sable est un minuscule fragment du savoir. Une étonnante réverbération de l’être qui nous habite et s’impatiente de se révéler à lui-même dans la plénitude.
Maintenant la lumière est haute dans le ciel et on sort à peine du ventre maternel, du grand dôme de sable qui, un instant, nous abreuva de sa douce ambroisie. La dune, sous les pieds, est cette vague jaune orangé qui fait glisser à l’infini son échine de squale marin. Des vergetures la parcourent de leur simple insistance, de menues falaises s’en détachent, venues dire aux hommes la juste mesure de l’exister parmi les choses. Nous sommes si inapparents dans la grande course universelle, le glissement des astres sur la courbe du ciel. Parfois de grands oiseaux blancs nous frôlent de leurs drôles d’ailes tellement semblables à de la neige. Longtemps après qu’ils sont partis, on entend le vent s’engouffrer dans leur voilure, claquer comme des haubans dans la tempête. Alors l’espace se déploie aux quatre coins de l’horizon, gonfle comme une baudruche, joue avec les nuages et avec l’absolu comme il le ferait d’une simple balle lancée en direction des étoiles. Là, sur l’épaule de soie, face au réel pris de démesure, nous rêvons longuement et il s’en faudrait de peu que nous ne nous évanouissions dans quelque trou de silence. Mais nous résistons, mais nous voulons voir le prodige d’exister et nos pupilles se creusent, font de profonds puits et la mydriase nous atteint de plein fouet jusqu’aux derniers remous de l’inconscient, faisant naître avec elle les étincelles de la lucidité. Alors cela devient presque insoutenable de faire face à tant de beauté, à tant de liberté faisant claquer sa bannière d’or au-dessus, bien au-dessus des termitières où habitent les vivants. Puis, à mi-chemin de l’ocre uni de la colline, c’est une autre écharpe sombre qui flotte dans le vent venu de la mer, l’écharpe des pins décharnés qui luttent pour se maintenir, toutes racines dehors, qui tentent de s’agripper au moindre monticule et, parfois, on a l’impression qu’il s’agit de palétuviers juchés sur leur rythme polypode, la herse pathétique de leur prétention à être. La brise venue du large passe et repasse dans la chevelure hirsute des arbres, les dresse en épouvantails contre la toile du sable s’écoulant en ruisseaux gris jusqu’au rivage perdu dans le doute et la brume. Tout en haut de la minuscule canopée, du fleuve végétal presque parvenu à son étiage, on entend le crépitement des minuscules grains de roche, comme un lent émiettement du temps, une réduction de l’air aux dimensions d’une respiration étroite. En eux, dans leur modestie de roche usée jusqu’à la limite de la disparition, est contenue une manière d’alternance à dire la vie, à dire la mort. Mais de ceci, cette possible tragédie, l’on n’est nullement atteint. Ici, aux limites du monde, tout devient possible, y compris l’éternité. C’est le destin de tout paysage qui nous toise du haut de sa puissance - plateaux andins, sommets himalayens, vastes canyons, plaines immenses des lagunes, calderas volcaniques -, que de nous porter bien au-delà de nous dans le vaste et étonnant domaine de l’indicible. Seule la mutité est la réponse adéquate, l’immobilité la syntaxe rendant compte de l’événement.
Puis nous abandonnons la meute végétale, ses derniers bouquets dressés contre le vent. L’air est vif, tranchant comme la lame et fait ciller les yeux, venir les larmes qui brouillent la vue, dispersent la conscience en milliers d’éclats pareils à du verre pilé. L’océan est là avec ses immenses battements qui, continûment, cognent le socle de la terre et cela fait un grondement continu, un chapelet de déflagrations qui parcourent le lacis des branches, les moignons des souches, les écailles des pommes de pin. Les lézards à la gorge verte et bleue se dressent sur l’épine de leurs queues et leurs goitres boivent les sons, l’écume marine comme ils le feraient, gobant des nuées d’insectes. Pas très loin dans les creux des marais, sur des pierres plates et moussues, les tortues cistudes ressentent cette vibration dans leurs corps gélatineux et elles durcissent leurs carapaces, terres craquelées par le temps, et elles dressent leurs têtes de reptiles inquiets et elles dardent vers l’arrière l’écharde pointue de leur queue. Car nul ici, personnes, animaux, choses, ne peut se dérober au constant tellurisme de la dune à son érosion, à sa lutte avec l’eau, l’air, la violence des éléments. Au fond des abysses, dans l’œil glauque des lamproies, dans la métaphore grise de la lourde inconscience, c’est la même chape qui fait s’agiter les eaux à la densité de plomb. Comme une connaissance du monde qui jouerait sa partition élémentaire, eau, air, feu, terre sans que rien n’en décèle le lourd dessein. Voilà, peut-être, où se jouait l’histoire secrète des hommes, dans cette infinie dialectique des choses originelles dont, jamais, ils ne pourraient percer la bogue immémoriale, comme si, de toute éternité, le savoir devait se heurter au monticule de la dune, à la flaque sombre de l’océan, aux mystérieux emmêlements sylvestres, aux caravanes des nuages, afin que de cette soif jamais étanchée naisse, toujours, le chemin vers plus loin que soi et la volonté d’y inscrire sa présence. Peut-être n’y avait-il rien d’autre à comprendre que cela. Peut-être ! Alors, nous regardons les œuvres, alors nous regardons les taches de couleur, les chutes d’encre, les étoilements de gouttes, les fleuves du sens faire leurs étincelants parcours. Et nous rêvons longuement. Longuement nous rêvons !