Œuvre : Éric Migom-Peintre
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L'œuvre, jamais nous ne la regardons avec l'exactitude qui conviendrait à la prise de possession du simple objet posé devant nous. Le pichet de terre vernissé, par exemple, nous le visons essentiellement en fonction de son ustensilité : il est le recueil de l'eau destiné à la boisson. Sans doute a-t-il d'autres esquisses - décorative en second lieu -, mais l'affectation première à laquelle nous l'avons destiné suffit à emplir notre entendement d'une nécessaire justification. Ceci veut dire que nous n'aurons guère d'autre question à formuler à son sujet. Mais l'œuvre d'art, la peinture en particulier, ne nous abandonnera pas devant la toile aussitôt regardée. Cette œuvre-ci, d'Eric Migom, exigera de nous plus qu'une simple dérive visuelle, l'entrée dans l'aire du questionnement. Car le monde ne saurait venir à nous par effraction, se retirant sur la pointe des pieds sitôt qu'apparu. Sous le glacis de la surface - cette belle métaphore de l'apparence -, il y a toujours, la vérité de la pleine pâte qui demande à être connue, à être retournée de la même manière que le laboureur met à jour, de la lame de son versoir, la glèbe luisante cernée de fourmillement existentiel. Mais laissons là les considérations d'ordre général afin de percevoir ce que le particulier peut nous livrer à l'aune d'un regard attentif.
Au contact du subjectile, notre œil pris d'une objectivité que la modernité représentative lui a inculquée, s'appliquera d'abord à voir des taches colorées, une moisson de jaunes solaires, des bleus-parme complémentaires pareils à une écume marine, des noirs de bitume, enfin des rehauts de blanc de titane venant porter au-devant de la scène la quête immémoriale du peintre : à savoir nous faire entrer dans son univers onirique, lequel est celui par lequel il nous apparaît comme figure de proue d''un invisible dont Paul Klee s'est fait le chantre dans sa très célèbre assertion : "L'art ne reproduit pas le visible ; il rend visible." Et ce qu'il nous est demandé de nous saisir, ici, c'est de cette dimension d'un geste sacré dont le titre de la toile, " Prière …" est censé devoir nous rendre compte. Mais déjà l'esthétique du titre nous incline à penser. L'éviction de l'article "la" à l'initiale; les points de suspension en finale, tout ceci n'est en rien superfétatoire mais indique, bien au-delà du simple aspect formel, l'intention de nous reconduire à l'essentiel, au fondement de quelque vérité dont, volontiers, notre habituelle négligence se fût aussitôt exonérée. "Prière", ici, veut dire qu'il s'agit de se soustraire à une trop facile disposition à ne percevoir que le geste de l'imploration et de la remise de soi à quelque icône religieuse. "Prière" fait signe en direction d'une exigence plus originaire, portant plus les stigmates d'une éthique que les simples empreintes de la foi. En effet, si l'on ne peut douter que le Modèle du Peintre se voue à quelque chose qui la dépasse, (ce qui, habituellement, reçoit le prédicat de "transcendance") , pour autant cette "chose" ne saurait nous être donnée avec des contours précis, avec la verticalité d'une apodicticité. Regardant, nous doutons, ce qui est renforcé par le traitement expressionniste du sujet que, cependant, une autre manière de voir, celle d'Erich Heckel, par exemple, nous eût conduits à des interrogations identiques.
La prière, par Erich Heckel
Source : Éternels Éclairs
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En réalité, nous ne savons pas de quoi cette prière est la mise en image, quel "objet" est au foyer de ses préoccupations. C'est pourquoi, ramenant ce geste à sa signification première, nous sommes en instance de nous-mêmes, de l'autre, du monde et ceci s'explique étymologiquement car "Prière" s'est substitué, dès le XII° siècle, au vocable "oraison", lequel signifiait "assemblage des mots dont est composé le langage". Donc la prière viendrait du cœur même du langage, subséquemment de l'essence de l'homme, de ce que signifiait son apparition parmi la multitude. La prière serait cette singularité par laquelle l'humain dirait son chiffre, signerait sa présence sur Terre. Car le langage prié est cette ferveur qui dit le prodige de vivre, de le savoir et d'en faire l'unique bannière flottant aux quatre vents de la passion, s'élevant aux mille étoiles qui brillent dans la "claire nuit de l'angoisse". Prier, quel qu'en soit le socle explicatif, la motivation, le désir rubescent est cette résurgence de soi, cette élévation au-dessus de ce qui rampe, qui clôture et restreint à l'orbe des contingences. Ni le rocher, ni l'oiseau ne prient. Il faut l'entièreté de la conscience, la totalité de la connaissance de soi, de l'altérité afin qu'une chose telle que la prière fasse sa floraison.
Et maintenant, il s'agit de savoir de quoi la prière est la manifestation. Bien évidemment, aucune explication rationnelle ne saurait se substituer à l'unicité du sentiment ressenti, intériorisé. Seule la métaphore, grâce à son pouvoir imageant, sera en mesure de nous faire pressentir la nature d'un acte aussi mystérieux qu'alloué à la confidence. Et, bien plutôt que d'en dévoiler les lignes les plus apparentes, qu'il nous soit au moins permis de dire ce qu'elle pourrait être, si, d'aventure, nous pouvions lui fixer quelque destinée. Donc la métaphore. Donc l'arbre, cette ressource à nulle autre pareille. Le sens en est inépuisable. Mais une manière de mince propédeutique s'impose afin que le théâtre naturel dans le cadre duquel fonctionne la métaphore soit correctement saisi. Nous faisons la thèse que toute prière se développe nécessairement à partir de trois sites différents mais complémentaires afin qu'elle soit en mesure de rendre compte de la dimension totalisante de son caractère sacré, universel, inscrite en tant qu'archétype dans la psyché des Existants. Prier a la même valeur symbolique pour le peuple aborigène de Nouvelle-Guinée, pour le prédicateur méthodiste, l'adepte du taoïsme, l'alchimiste, l'athée ou bien le libre-penseur. Dans tous les cas il s'agit de se relier à soi, à l'autre-que-soi. Il s'agit toujours d'un mouvement, d'un passage, lequel part d'un intérieur pour s'en affranchir temporairement avant que d'y retourner métamorphosé par la richesse d'une quête singulière. Le Prieur est celui qui, demeurant en soi, expérimente en trois cercles concentriques s'élargissant à la mesure du Tout, le lieu, la contrée, le monde. Reporté à la sphère du végétal, le Prieur est cet arbre isolé dans l'espace qui, d'un même empan de son recueillement, est en même temps bosquet et forêt, un et multiple. Seule cette ressource du plus grand que soi confère à la prière son caractère de migration hors de soi, puis de retour dans son aire propre à des fins d'accomplissement.
L'Arbre-de-Soi, d'abord, puisque c'est bien nous, les hommes, qui formulons la question. L'Arbre-de-Soi (autre nom pour dire l'humain individuel en prière) est pur souci, à partir de ses racines mûrement fléchies dans le sol ombreux, de se hisser, ramures levées dans l'éther, à la conquête de l'espace ouvert s'offrant à lui. Ceci veut dire pure donation vers cette liberté, laquelle donne accès à la vérité. Ce n'est qu'à l'aune de sa libre élévation dans la trouée du ciel que les rameaux connaîtront la profusion végétale, la croissance, l'accès à la lumière fécondante, prodigue en événements de toutes sortes, à commencer par la vie.
L'Arbre-de-l'Autre, ensuite. De l'Autre-Humain en première instance, mais aussi de l'Autre-Animal, ce compagnon de l'homme, de l'Autre-Chose qui trace le cadre ordinaire de notre quotidienneté. Mais retenons l'Autre-Humain afin que, métaphoriquement, nous puissions porter le débat bien au-delà de considérations réifiées par nature. L'Arbre-de-l'Autre ( prier avec et pour l'Autre) avec lequel nous dialoguons toujours : c'est le même vent qui traverse notre architecture de bois et fait vibrer les yeux de nos feuilles. Nous, les Arbres-Humains, sommes "condamnés" ( à prendre ici dans son sens de nécessité ontologique, non en raison de quelque incontournable dette) à nous rassembler autour de la clairière où se pressent les vagues vertes de nos frondaisons. Liés nous sommes par essence, tels le lierre et celui qui lui offre logis et assistance afin qu'il puisse assurer sa croissance. C'est de concert qu'ils naviguent vers le haut de la canopée et c'est bien cette marche liée par un commun destin qu'il faut apercevoir, plutôt qu'une polémique qui résulterait d'un hôte envahi par un soi-disant "parasite". Cette visée est d'ordre purement anthropologique. Rien, dans la Nature n'est prédateur alors que l'autre serait "victime". C'est la loi simple de l'entropie que de croître selon sa propre ressource et de céder la place à plus fort que soi : ceci s'appelle, tout simplement : La Vie.
Enfin L'arbre-du-Monde (prier en osmose avec le monde), lequel est la totalité dans laquelle chacun se fond, tout en en faisant partie. Ici joue la subtile dialectique du contenant et du contenu. Chacun est macrocosme d'un microcosme étant à son tour, microcosme d'un macrocosme. C'est donc d'un entrelacement dont il s'agit toujours, l'homme n'est homme qu'en raison de la fourmi, des montagnes, des planètes. La forêt n'est forêt qu'en raison des taillis, des futaies, des grumes qui élèvent dans l'espace leurs colonnes sans fin. Donc prier le Monde, c'est faire corps avec lui, c'est à la fois être et se sentir bouleau, chêne à l'immense architecture, mais aussi brindille que le vent disperse à l'horizon.
Sans doute, à être méditée dans une perspective non religieuse, avons-nous fait dériver la prière de ce qu'elle est habituellement, à savoir intercession afin d'obtenir une faveur; confession pour avouer quelque faute et être gracié; gratitude dans une visée de remerciement, l'existence étant considérée comme l'oblativité suprême. C'est donc en direction d'une prière "ontologique" assumée comme oraison silencieuse que s'est effectuée la lecture de son sens : Soi dans un sentiment d'élévation; l'Autre avec lequel réaliser l'indispensable enlacement; le Monde qui nous tisse tout autant que nous le tissons. C'est toujours dans cette incroyable polysémie que s'inscrit la marche de l'homme, non dans le règne d'un superbe autisme. Par nature nous sommes reliés. Aussi bien à cette peinture qui dit, en termes plastiques, cela qui vient d'être tenté en esquisse verbale. Le Modèle qui nous est donné à voir est ce tourbillon qui, partant de soi, prie d'abord du site de sa propre demeure - son corps -, en direction de cet Autre dont l'énigme reste toujours à résoudre, alors que le Monde, proche et lointain fait son bruit de crécelle et que nous ne voulons demeurer ni sourds ni aveugles. Regardons, entendons, il y a tant à saisir !