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28 juin 2021 1 28 /06 /juin /2021 16:51
L'étreinte multiple du monde.

Œuvre : Éric Migom-Peintre

*

   L'œuvre, jamais nous ne la regardons avec l'exactitude qui conviendrait à la prise de possession du simple objet posé devant nous. Le pichet de terre vernissé, par exemple, nous le visons essentiellement en fonction de son ustensilité : il est le recueil de l'eau destiné à la boisson. Sans doute a-t-il d'autres esquisses - décorative en second lieu -, mais l'affectation première à laquelle nous l'avons destiné suffit à emplir notre entendement d'une nécessaire justification. Ceci veut dire que nous n'aurons guère d'autre question à formuler à son sujet. Mais l'œuvre d'art, la peinture en particulier, ne nous abandonnera pas devant la toile aussitôt regardée. Cette œuvre-ci, d'Eric Migom, exigera de nous plus qu'une simple dérive visuelle, l'entrée dans l'aire du questionnement. Car le monde ne saurait venir à nous par effraction, se retirant sur la pointe des pieds sitôt qu'apparu. Sous le glacis de la surface - cette belle métaphore de l'apparence -, il y a toujours, la vérité de la pleine pâte qui demande à être connue, à être retournée de la même manière que le laboureur met à jour, de la lame de son versoir, la glèbe luisante cernée de fourmillement existentiel. Mais laissons là les considérations d'ordre général afin de percevoir ce que le particulier peut nous livrer à l'aune d'un regard attentif.

   Au contact du subjectile, notre œil pris d'une objectivité que la modernité représentative lui a inculquée, s'appliquera d'abord à voir des taches colorées, une moisson de jaunes solaires, des bleus-parme complémentaires pareils à une écume marine, des noirs de bitume, enfin des rehauts de blanc de titane venant porter au-devant de la scène la quête immémoriale du peintre : à savoir nous faire entrer dans son univers onirique, lequel est celui par lequel il nous apparaît comme figure de proue d''un invisible dont Paul Klee s'est fait le chantre dans sa très célèbre assertion : "L'art ne reproduit pas le visible ; il rend visible." Et ce qu'il nous est demandé de nous saisir, ici, c'est de cette dimension d'un geste sacré dont le titre de la toile, " Prière …" est censé devoir nous rendre compte. Mais déjà l'esthétique du titre nous incline à penser. L'éviction de l'article "la" à l'initiale; les points de suspension en finale, tout ceci n'est en rien superfétatoire mais indique, bien au-delà du simple aspect formel, l'intention de nous reconduire à l'essentiel, au fondement de quelque vérité dont, volontiers, notre habituelle négligence se fût aussitôt exonérée. "Prière", ici, veut dire qu'il s'agit de se soustraire à une trop facile disposition à ne percevoir que le geste de l'imploration et de la remise de soi à quelque icône religieuse. "Prière" fait signe en direction d'une exigence plus originaire, portant plus les stigmates d'une éthique que les simples empreintes de la foi. En effet, si l'on ne peut douter que le Modèle du Peintre se voue à quelque chose qui la dépasse, (ce qui, habituellement, reçoit le prédicat de "transcendance") , pour autant cette "chose" ne saurait nous être donnée avec des contours précis, avec la verticalité d'une apodicticité. Regardant, nous doutons, ce qui est renforcé par le traitement expressionniste du sujet que, cependant, une autre manière de voir, celle d'Erich Heckel, par exemple, nous eût conduits à des interrogations identiques.

L'étreinte multiple du monde.

La prière, par Erich Heckel

Source : Éternels Éclairs

*

En réalité, nous ne savons pas de quoi cette prière est la mise en image, quel "objet" est au foyer de ses préoccupations. C'est pourquoi, ramenant ce geste à sa signification première, nous sommes en instance de nous-mêmes, de l'autre, du monde et ceci s'explique étymologiquement car "Prière" s'est substitué, dès le XII° siècle, au vocable "oraison", lequel signifiait "assemblage des mots dont est composé le langage". Donc la prière viendrait du cœur même du langage, subséquemment de l'essence de l'homme, de ce que signifiait son apparition parmi la multitude. La prière serait cette singularité par laquelle l'humain dirait son chiffre, signerait sa présence sur Terre. Car le langage prié est cette ferveur qui dit le prodige de vivre, de le savoir et d'en faire l'unique bannière flottant aux quatre vents de la passion, s'élevant aux mille étoiles qui brillent dans la "claire nuit de l'angoisse". Prier, quel qu'en soit le socle explicatif, la motivation, le désir rubescent est cette résurgence de soi, cette élévation au-dessus de ce qui rampe, qui clôture et restreint à l'orbe des contingences. Ni le rocher, ni l'oiseau ne prient. Il faut l'entièreté de la conscience, la totalité de la connaissance de soi, de l'altérité afin qu'une chose telle que la prière fasse sa floraison.

   Et maintenant, il s'agit de savoir de quoi la prière est la manifestation. Bien évidemment, aucune explication rationnelle ne saurait se substituer à l'unicité du sentiment ressenti, intériorisé. Seule la métaphore, grâce à son pouvoir imageant, sera en mesure de nous faire pressentir la nature d'un acte aussi mystérieux qu'alloué à la confidence. Et, bien plutôt que d'en dévoiler les lignes les plus apparentes, qu'il nous soit au moins permis de dire ce qu'elle pourrait être, si, d'aventure, nous pouvions lui fixer quelque destinée. Donc la métaphore. Donc l'arbre, cette ressource à nulle autre pareille. Le sens en est inépuisable. Mais une manière de mince propédeutique s'impose afin que le théâtre naturel dans le cadre duquel fonctionne la métaphore soit correctement saisi. Nous faisons la thèse que toute prière se développe nécessairement à partir de trois sites différents mais complémentaires afin qu'elle soit en mesure de rendre compte de la dimension totalisante de son caractère sacré, universel, inscrite en tant qu'archétype dans la psyché des Existants. Prier a la même valeur symbolique pour le peuple aborigène de Nouvelle-Guinée, pour le prédicateur méthodiste, l'adepte du taoïsme, l'alchimiste, l'athée ou bien le libre-penseur. Dans tous les cas il s'agit de se relier à soi, à l'autre-que-soi. Il s'agit toujours d'un mouvement, d'un passage, lequel part d'un intérieur pour s'en affranchir temporairement avant que d'y retourner métamorphosé par la richesse d'une quête singulière. Le Prieur est celui qui, demeurant en soi, expérimente en trois cercles concentriques s'élargissant à la mesure du Tout, le lieu, la contrée, le monde. Reporté à la sphère du végétal, le Prieur est cet arbre isolé dans l'espace qui, d'un même empan de son recueillement, est en même temps bosquet et forêt, un et multiple. Seule cette ressource du plus grand que soi confère à la prière son caractère de migration hors de soi, puis de retour dans son aire propre à des fins d'accomplissement.

   L'Arbre-de-Soi, d'abord, puisque c'est bien nous, les hommes, qui formulons la question. L'Arbre-de-Soi (autre nom pour dire l'humain individuel en prière) est pur souci, à partir de ses racines mûrement fléchies dans le sol ombreux, de se hisser, ramures levées dans l'éther, à la conquête de l'espace ouvert s'offrant à lui. Ceci veut dire pure donation vers cette liberté, laquelle donne accès à la vérité. Ce n'est qu'à l'aune de sa libre élévation dans la trouée du ciel que les rameaux connaîtront la profusion végétale, la croissance, l'accès à la lumière fécondante, prodigue en événements de toutes sortes, à commencer par la vie.

   L'Arbre-de-l'Autre, ensuite. De l'Autre-Humain en première instance, mais aussi de l'Autre-Animal, ce compagnon de l'homme, de l'Autre-Chose qui trace le cadre ordinaire de notre quotidienneté. Mais retenons l'Autre-Humain afin que, métaphoriquement, nous puissions porter le débat bien au-delà de considérations réifiées par nature. L'Arbre-de-l'Autre ( prier avec et pour l'Autre) avec lequel nous dialoguons toujours : c'est le même vent qui traverse notre architecture de bois et fait vibrer les yeux de nos feuilles. Nous, les Arbres-Humains, sommes "condamnés" ( à prendre ici dans son sens de nécessité ontologique, non en raison de quelque incontournable dette) à nous rassembler autour de la clairière où se pressent les vagues vertes de nos frondaisons. Liés nous sommes par essence, tels le lierre et celui qui lui offre logis et assistance afin qu'il puisse assurer sa croissance. C'est de concert qu'ils naviguent vers le haut de la canopée et c'est bien cette marche liée par un commun destin qu'il faut apercevoir, plutôt qu'une polémique qui résulterait d'un hôte envahi par un soi-disant "parasite". Cette visée est d'ordre purement anthropologique. Rien, dans la Nature n'est prédateur alors que l'autre serait "victime". C'est la loi simple de l'entropie que de croître selon sa propre ressource et de céder la place à plus fort que soi : ceci s'appelle, tout simplement : La Vie.

   Enfin L'arbre-du-Monde (prier en osmose avec le monde), lequel est la totalité dans laquelle chacun se fond, tout en en faisant partie. Ici joue la subtile dialectique du contenant et du contenu. Chacun est macrocosme d'un microcosme étant à son tour, microcosme d'un macrocosme. C'est donc d'un entrelacement dont il s'agit toujours, l'homme n'est homme qu'en raison de la fourmi, des montagnes, des planètes. La forêt n'est forêt qu'en raison des taillis, des futaies, des grumes qui élèvent dans l'espace leurs colonnes sans fin. Donc prier le Monde, c'est faire corps avec lui, c'est à la fois être et se sentir bouleau, chêne à l'immense architecture, mais aussi brindille que le vent disperse à l'horizon.

   Sans doute, à être méditée dans une perspective non religieuse, avons-nous fait dériver la prière de ce qu'elle est habituellement, à savoir intercession afin d'obtenir une faveur; confession pour avouer quelque faute et être gracié; gratitude dans une visée de remerciement, l'existence étant considérée comme l'oblativité suprême. C'est donc en direction d'une prière "ontologique" assumée comme oraison silencieuse que s'est effectuée la lecture de son sens : Soi dans un sentiment d'élévation; l'Autre avec lequel réaliser l'indispensable enlacement; le Monde qui nous tisse tout autant que nous le tissons. C'est toujours dans cette incroyable polysémie que s'inscrit la marche de l'homme, non dans le règne d'un superbe autisme. Par nature nous sommes reliés. Aussi bien à cette peinture qui dit, en termes plastiques, cela qui vient d'être tenté en esquisse verbale. Le Modèle qui nous est donné à voir est ce tourbillon qui, partant de soi, prie d'abord du site de sa propre demeure - son corps -, en direction de cet Autre dont l'énigme reste toujours à résoudre, alors que le Monde, proche et lointain fait son bruit de crécelle et que nous ne voulons demeurer ni sourds ni aveugles. Regardons, entendons, il y a tant à saisir !

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28 juin 2021 1 28 /06 /juin /2021 09:36
Quelqu’un existe-t-il sur terre ?

Source : Pinterest

 

*

 

 

« Minuit, je suis seul ».

Minuit, le mitan de la nuit.

Un jour se termine,

 un autre n’a encore nullement commencé.

 Minuit au plus plein de l’ombre.

Minuit en sa plus vaste solitude.

 

   Minuit sans aucune connaissance du tout autre que soi. Minuit en tant que minuit et nul espace autour, et nul temps qui viendrait inciser, dans la chair de l’heure, sa braise vive. Minuit comme une longue dérive de soi en soi, une manière d’ombilicale présence et tout se dit en mode de retrait. Minuit et plus rien de l’exister que ces deux syllabes frappées d’une luxueuse stupeur,’ Mi-Nuit’ ! Minuit en sa bogue native. C’est comme si le temps n’avait jamais commencé, comme s’il se retenait tout au bord de la margelle du monde. Se refuser, s’immoler en son propre mystère, se réduire à la taille de l’infinitésimal. C’est là, dans le simple, au foyer de sa condensation que le sens se donne en sa belle entièreté. Plus rien ne détourne de soi. Plus rien n’est désiré. Plus rien n’affecte l’âme en sa multiple beauté. Minuit. On tend l’oreille. Minuit et c’est simplement le clair-obscur qui répond en sa langue de silencieuse contrée. Minuit et l’on cherche à éployer son corps mais la nuit est là qui cloue d’ombre toute tentative de sortir de soi. Minuit en tant que minuit dans la pure verticalité d’une haute solitude. Y aurait-il, dans le vaste univers, une signification plus ultime que celle-ci : être en son être jusqu’en sa pointe la plus extrême ?

   Minuit. Par la fenêtre si étroite qui traverse le mur épais de la chaumière, se donne une lame de pâle clarté. Loin, en haut, tout contre l’océan céleste, se montre la Lune en sa blafarde apparition. Qu’y a-t-il qui ondoie et fait ses incompréhensibles flux et reflux tout autour de l’astre nocturne ?

 

« Des séraphins en pleurs » ?

Quelques angéliques figures innommées ?

Des échardes de vent perdues en plein ciel ?

Des plaintes humaines ?

De sombres désespoirs ?

Ou bien est-ce le chant des étoiles

qui se réserve dans le songe-creux

de son inapparence ?

 

   Voyez-vous, il est si difficile de nommer quoi que ce soit depuis cette taie de suie qui obombre jusqu’à la plus infime pensée. Mais, a-t-on besoin de penser au cœur de la nuit ? Ne convient-il, bien plutôt, de se laisser envelopper de bandelettes d’ombre, de se réserver en son corps même ? Corps de momie en attente de soi. Oui, à soi l’on n’est nullement arrivé. C’est là l’essence de la Mi-Nuit que de nous installer dans cet entre-deux qui toujours hésite entre le passé, l’avenir et ne se confie au présent que sur la pointe des pieds, entrechats de Ballerine sur une scène encore illisible.

   La Mi-Nuit vous isole de ce qui n’est nullement vous, si bien que le sentiment d’exister se limite à votre propre contour. Rien ne déborde qui dirait l’Autre, l’Etranger, Celui-qui-vous-fait-face. Rien ne fait langage, rien ne fait prose, tout est celé dans le pli intime de ce qui, jamais, ne peut se proférer, l’être en sa confondante réserve. Dans la Mi-Nuit, cette gorge emplie de noirceur, tout parle en mode crypté, autrement dit les mots ne sont que des mots in-proférés, que des pensées de minces lucioles. Une faible et tremblante étincelle tapie dans le derme silencieux de la conscience.

   « Minuit, je suis seul » et pourtant quelque chose s’annonce en moi, quelque chose vibre à la manière de la lame d’un diapason. Quelque chose bourgeonne et s’impatiente de venir à sa forme. Autour de la chaumière, en guise de rémanence sur le lobe occipital, quelques rapides images qui disent la vie en son habituel éploiement. L’eau de la Baltique clapote au loin, simple balancement qui est la forme la plus visible du temps. La terre est semée d’herbe à la consistance de lichen si proche du néant ; des pierres bistre longent la rive, la ponctuent d’une simple rumeur minérale ; un chemin se jette en plein ciel parmi le tournoiement incessant de hautes éoliennes ; de longs nuages gris-bleus dérivent au plus haut, là où s’évanouit le regard des hommes, leurs préoccupations sont terrestres, lourdement terrestres, clouées en la glaise étroite du sol. 

   Chaumière aux épaisses pierres grises, aux minces croisées, au toit végétal si sombre, des plaques de roches blanches en tracent la bordure zénithale, pareille à une cimaise dans l’étonnement d’un musée. Chaumière est figure de l’immémoriale présence des choses. Chaumière ne dit rien d’elle-même. Elle est le contraire du bavardage, elle est en soi, pour soi, dans la plus modeste des parutions. Chaumière est seule comme un enfant abandonné le serait au milieu d’une foule qui ne le verrait pas, d’une foule seulement occupée d’elle-même, martelant le sol des villes de mille coups de gong que suivent mille coups de gong. Echo de la condition grégaire de l’homme, il côtoie sans connaître, il est dans le troupeau comme le mouton noir dont, à tout prix, l’on veut éviter la rencontre.

   Solitude des solitudes de l’homme, cet Egaré, alors qu’il croit se sauver à seulement prêter son flanc au flanc contigu de la troupe des Assemblés. Utopie que cette marche houleuse, que ce cheminement de concert en direction de sa propre finitude et seulement ceci. Rien ne sauve de soi sauf soi en sa plus intime connaissance. C’est de soi, uniquement de soi dont il faut partir. De soi il faut faire un tremplin mais lui donner essor seulement au prix d’une pensée profonde, d’une méditation sur sa propre condition, d’une ouverture de la conscience jusqu’à la dilatation extrême de la mydriase.

   Si jamais nous pouvons atteindre l’Autre (mais est-ce humainement possible ?), c’est à la mesure d’une atteinte de soi. Déjà, en soi, il faut avoir éprouvé la levée d’une altérité, avoir sondé ses propres différences, avoir dépassé ses intimes contradictions. Avoir connu la pleine et évidente présence du Jour en sa Vérité. Avoir connu le vide infini de la Nuit en son mensonge. Avoir connu la Mi-Nuit et sa fonction médiatrice, la seule à même de pouvoir juger le lieu d’où constituer le foyer de son propre jugement. C’est parce que j’ai vu la claire évidence des heures de lumière, parce que je me suis heurté au mur des heures d’ombre, que je puis, du cœur de la Mi-Nuit, estimer ce qui revient de mérite au Jour, ce qui revient de fausseté à la Nuit, ce qui revient à ma lucidité afin de ‘trier le bon grain de l’ivraie’.

   Jamais le sentiment de solitude ne provient de l’exercice même du solitaire. La solitude ne s’éprouve jamais que du cœur de l’erreur, du non-sens, de l’absurdité qui naissent de toute situation inauthentique. Le sentiment de l’union, du partage, de la confiance en l’Autre ne peut résulter que de la vérité, de la sincérité qu’il nous adresse à laquelle notre amitié s’abreuvera et trouvera le jaillissement de sa propre source. Sans doute faut-il affirmer que l’Ermite, depuis sa cabane de rondins au milieu des bois, est plus heureux que l’Homme mondain plongé dans le luxe et l’opulence des salons dont il fréquente la faune parfois si bigarrée, si étrange. Ce dernier est ‘payé en monnaie de singes’, alors que l’autre, celui qui vit retiré des autres, est rétribué en sa plus haute valeur, l’exactitude d’être au monde, d’y projeter son être dans la dimension plurielle, ineffable de la joie.

   « Minuit, je suis seul ». Seul ici, à l’extrême pointe du Continent. Comme le symbole d’un exhaussement de soi, d’un genre de transcendance. Comme si, de tutoyer les draperies des aurores boréales, insufflait en mon âme quelque chose de la sévère beauté magnétique de ces terres désolées mais si riches en potentialités, si touchées d’une réelle spiritualité. « Minuit, je suis seul ». Tout autour de la chaumière, parfois, les meutes de vent rugissent en s’écartelant aux angles de pierre, un peu d’air filtre au travers du chaume, il est la respiration de l’univers qui vient jusqu’à moi pour me confier la pure merveille d’être, de m’en étonner et m’en étonner encore. De minces graviers se lèvent du rivage, viennent tambouriner contre la lourde porte de bois. Ils sont le signe, le langage morse que profère la vie en sa primitive nature. Ils sont les rejetons d’un long temps géologique, ils sont de hautes pierres, peut-être des blocs de basalte à l’imposante figure que le temps a mordus et portés à l’inconsistance de la poussière. Rien ne dure jamais, même les montagnes s’érodent et deviennent sable.

   Je suis tout contre l’âtre où crépite un feu de bois. Mille étincelles joyeuses s’en échappent qui bondissent dans la pièce, y tracent de rapides trajets incandescents. Je lis quelques pages au hasard de livres ‘sérieux’, mais la plupart du temps je rêve, je m’évade dans la résille blanche des songes. Je me répète, en voix intérieure, la belle phrase énigmatique de Rimbaud : « Je est un autre. » Oui, de soi il faut surgir à même ce mystérieux autre qui n’est jamais que l’être en son insondable et abyssale présence/absence. Présence du côté de l’étant : cette chaumière, cette table, cette cheminée. Absence du côté de l’être de ces choses qui, toujours se dissimule et recule à mesure que l’on avance pour le surprendre en son secret. Alors, cet « Autre » de la figure rimbaldienne, à défaut de le posséder et d’en connaître l’impalpable figure, donnons-lui un visage, aussi bien que plusieurs d’ailleurs, et tirons de cette soudaine épiphanie la plénitude dont, depuis toujours, nous sommes en attente.

 

   Et maintenant, adressons-nous à nous-mêmes cette étrange assertion du Poète : « Je est un autre ». Le « JE » sera vite identifié en tant que ma propre essence : JE suis qui JE suis, certes la formule est tautologique, de là son efficace. « Un AUTRE », et c’est à partir d’ici que tout devient possible puisque l’AUTRE n’étant posé et défini par nul prédicat, il nous est loisible de tout y faire figurer. Aussi bien l’Autre de chair qui est mon habituel vis-à-vis, que l’Autre minéral, végétal, animal et aussi bien ce rêve, cette idée, ce sentiment qui, tel le grâcieux papillon, folâtre à l’entour. « Minuit, je suis seul », alors, pour meubler ma solitude, je vais affecter à l’Autre ce qui m’est le plus cher, ce qui correspond le plus à qui je suis en mon fond, à savoir l’arc-en-ciel lumineux de mes affinités qui fait confluence à la jointure même de mon être ou, du moins, ce que je peux en saisir.  

   Là, dans le pli le plus mystérieux de la nuit, là dans cette touche si proche d’une mystique, d’une communion avec l’éternel ressourcement des choses, là dans la pulvérulence de l’exister, là au centre de mon propre rayonnement, il faut installer ce qui est le plus précieux, ce qui énonce une Parole essentielle, faire venir à soi dans la guise la plus déployante qui soit la mesure exacte de ce qui s’adresse à mon attente en mode privilégié, unique, fondateur de mon être-au-monde : Art, Littérature, Poésie. Là, dans la douce irisation de la Minuit, donner éclosion à ce qui emplit et comble le corps jusqu’à l’excès, inonde les yeux d’une douce pluie, s’invagine en le moindre territoire de l’esprit avec la force unique de la Vérité. Me laisser aller, dans la plus soyeuse des sérénités, à ce qui veut bien faire sens qui bâtit en moi le fortin heureux des certitudes. Alors, parmi le luxe inouï de ce qui me parle avec douceur et compréhension, ma solitude se sera allégée du fardeau qui la recouvrait, que symbolisait cette étrange Mi-Nuit, et dès lors je serai présent à moi-même au-delà de toute hypothèse, je serai la présence même du jour en qui je puiserai l’eau fraîche de ma renaissance, je boirai l’ambroisie de qui s’est rencontré en moi, deviné en l’autre, tout cet éclat qui vient du cœur même de ce qui, habituellement clos, ne fait que chuchoter et me parler ce langage qu’il m’est enjoint de déchiffrer si je veux être homme jusqu’au bout de sa propre conscience.

   Dire, par exemple, l’Art en la trace pariétale déposée au fond des gorges d’ombre de la lointaine préhistoire : traits de sanguine, points d’ocre, mains négatives, sillages de flèches, spirales cosmiques, images de vulves, échelles d’ascension céleste, suite de X X X X X qui disent l’inconnu en sa plus belle manifestation.

   Du sein de la Minuit faire venir, par exemple, quelques gemmes de la Littérature, faire resplendir, dans le massif ténébreux de ma tête, quelques constellations tout droit venues de ‘L’épopée de Gilgamesh’, premier écrit parmi les hommes, quelques joyaux tirés de la Tablette XI :

« Lorsque brilla le petit jour,

Du fondement des cieux monta une nuée noire (…)

Tout ce qui est brillant se transforma en ténèbres,

Le frère ne voit plus son frère,

Ils ne se reconnaissent plus les gens dans les cieux.

Les dieux craignirent le déluge,

Ils s’enfuirent, ils montèrent au ciel d’Anou »

 

    Oui, la « nuée noire », toujours menace de me reconduire au néant qui est la forme la plus accomplie de ce que pourrait être ma solitude s’il lui prenait d’atteindre sa posture la plus radicale. Alors, oui je pourrais craindre le « déluge », ne plus reconnaître mon « frère », renoncer à voir toute altérité. Je serais orphelin de moi-même comme de tous les autres dont le regard me vise et me porte à l’exister. Que me resterait-il donc, comme ultime ressource, sinon de monter « au ciel d’Anou », là où le dieu se donnerait pour la lumière fondatrice de joie. Le dieu serait celui par qui j’arriverais à moi-même tout en découvrant le Tout Autre qu’il est, figure de Soi mais aussi reflet de toutes les Autres qui, sur terre, ne vivent qu’à porter leur regard en direction de cette puissance aurorale dont ils ne rêvent que de dévoiler le secret.

 

   Mais il me faut poursuive le voyage en-moi, hors-de-moi et rencontrer encore quelque motif d’espérer. Du plein même de la ténèbre, hisser quelques pépites du Poète des Poètes, Friedrich Hölderlin, et regarder en sa compagnie poindre le jour dans son beau poème ‘Printemps’, ce jour qui m’arrachera à la Mi-Nuit et me jettera en plein ciel, là où brille la belle Lumière :

 

« Il vient le jour nouveau, descendu des hauteurs lointaines,

Le matin réveille hors des lents crépuscules,

Et il rit à l’humanité, tout paré et fringant ;

De douce paix l’humanité est pénétrée.

 

L’avenir veut la dévoiler, la vie nouvelle :

On dirait que les fleurs, signe des jours joyeux,

Comblent le grand vallon de notre terre entière ;

Au loin, par contre, est au printemps la plainte. »

 

   Voici, je sors tout juste du milieu de la Mi-Nuit. Dans le silence cotonneux de la chaumière, alors que le vent s’assagit sous la levée du jour proche, la grosse horloge fait entendre son bruit syncopé, qui dit une fois le temps ancien, une fois le temps nouveau, « le jour nouveau » du poème, « la vie nouvelle » du poème, le doux gonflement du « Printemps » en lequel court la sève plurielle, fécondante, de l’exister.

 

Il y a le dedans de la chaumière ourlé de rêves,

tapissé des pensées intimes de la Nuit,

lieu d’une supposée solitude

qui n’est jamais

que le prélude à la fête, au chant,

à la belle rencontre des humains.

 

   Je pousse la lourde porte de bois. De fraîches nuées d’air brumeux s’enroulent autour de mes jambes. C’est le lierre du temps qui me convoque au fleurissement du jour.

 

Il y a le dehors, la Baltique

en sa dalle d’ardoise grise

qui semble dormir à la manière

d’un animal un peu mystérieux.
Il y a le vent qui, là-bas,

à la limite des yeux,

 fait tourner les pales lentes

des éoliennes.

Il y a les galets gris lissés

d’une clarté à venir.

Il y a la lente dérive

des oiseaux de mer,

leurs plumes gonflées

 au rythme de l’air.

Il y a un phare

dont le pinceau lumineux

balaie les derniers lambeaux d’ombre.

Il y a qui-je-suis en cette native contrée.

Il y a tout ce-que-je-ne-suis-pas,

qui vient à moi dans l’enchantement.

Il y a solitude

et il n’y a pas solitude.

 Le jour qui point est ce qui me porte

 en-moi, hors-de-moi.

 Il y a le Ciel.

Il y a la Terre.

Il y a leur entre-deux,

cette ligne d’horizon

pareille à mon destin,

pareille aux destins

de tous les hommes.

Il y a !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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27 juin 2021 7 27 /06 /juin /2021 09:23
La chambre comme lieu d'affinité première

La Chambre à coucher

Vincent van Gogh (1888)

Source : Wikipédia

 

***

  

   Avant de méditer sur le lieu singulier qu'offre à tout homme l'espace de la chambre, il faut visiter un grand classique en ce domaine, à savoir le fameux "Voyage autour de ma chambre" de Xavier de Maistre, dont quelques extraits placés à l'incipit du livre permettront de faire signe vers une possible essence du lieu en tant que tel. Il s'agira, lisant ces fragments, de situer l'œuvre par rapport à son contexte originel, l'Auteur ayant écrit son modeste opuscule en 1794 à l'issue de 42 jours d'arrêt qui lui avaient été infligés "dans sa chambre de la citadelle de Turin pour s'être livré à un duel contre un officier piémontais du nom de Patono de Meïran, dont il est sorti vainqueur." (Wikipédia)

    "Le plaisir qu'on trouve à voyager dans sa chambre est à l'abri de la jalousie inquiète des hommes ; il est indépendant de la fortune. Est-il, en effet, d'être assez malheureux, assez abandonné, pour n'avoir pas un réduit où il puisse se retirer et se cacher à tout le monde ?
Voilà tous les apprêts du voyage. (…)"

  C'est, en effet une "liberté fondamentale" (ou, du moins cela devrait être considéré de la sorte) que d'avoir un espace propre où loger son intimité, où trouver du repos, où se livrer aussi bien à la lecture qu'à l'écriture, à la rêverie ou à la méditation. Lorsque, entre quatre murs, fussent-ils aussi modestes que la cellule monastique, le silence s'établit et que la rumeur des hommes se perçoit dans la discrétion, quel bonheur alors de s'isoler, tel Robinson sur son île et de "s'adonner à soi." Oui, de "s'adonner à soi", dans la plus juste mesure qui soit. Car quiconque existe, ou tente de le faire, recherche, consciemment ou inconsciemment, cette aire de solitude à partir de laquelle observer le monde. Ce dernier, en effet, le monde, ne livre ses esquisses qu'à prendre un indispensable recul. L'homme de la rue, traversé par les agitations mondaines, par les bavardages incessants, les allées et venues multiples des choses ne parvient jamais à coïncider avec lui-même, c'est-à-dire à être en accord avec sa propre vérité. A l'expression de cette vérité, il faut l'espace de la liberté, le recueil, la réflexion approfondie, toutes choses dont une chambre adéquatement investie assurera son occupant.

  Quant à l'essence du voyage, la circonscrire à la notion de déplacement, c'est tout simplement reconduire ledit voyage à ce qu'il ne saurait être, à savoir une simple agitation, un mouvement dans l'espace. Or le déplacement, avant tout, est aventure physique, translation d'un point à un autre, désertion d'un lieu pour en investir un autre. Et ce seul fait serait bien mince s'il suffisait à déterminer la totalité du sens d'un quelconque périple. Car, s'il s'agissait simplement de cela, de relier entre eux deux points éloignés, nous pourrions dire que l'oiseau ‘voyage’ tout autant que l'homme puisque, aussi bien, il franchit des distances. Or, ici, l'on sent bien qu'il ne saurait y avoir homologie entre les deux actes, selon qu'il s'agit de l'oiseau ou bien de l'homme. Seul l'homme ‘voyage’ parce qu'il fait de ce dernier, le voyage, le lieu d'une ‘aventure existentielle’, il le dote d'un contenu signifiant, il y attache des affects et peut en faire le tremplin s'ouvrant sur des concepts.

  Le sens premier de voyage, comme le fait de ‘se mettre en chemin’, atteste bien une profondeur à laquelle la simple translation ne saurait prétendre. ‘Se mettre en chemin’ fait aussi bien signe vers un pèlerinage, donc une marche vers un lieu investi de sacré, que vers un projet de vie, une union avec une personne cheminant à ses côtés à des titres divers, mais toujours ces chemins sont riches de symboles. Pour cette raison l'horizon de la chambre se dispose à ouvrir autant de clairières que l'aire parcourue à destination d'un pays étranger fût-il des mieux disposés à éveiller la curiosité du voyageur. Ce qu'il faut essentiellement retenir de l'idée de ‘voyage’, c'est l'accomplissement d'un chemin intérieur donnant accès à un accroissement d'être, à la fécondation du réel par le biais de l'imaginaire, de la poésie, de la fiction. Ainsi entendus, le rêve éveillé, la création, la lecture seront autant de voies possibles pour atteindre cette ‘aventure existentielle’ dans laquelle nous sommes tous engagés, dont nous souhaitons qu'elle nous fasse sortir des monotonies du quotidien.

    "Je suis sûr que tout homme (…) peut voyager comme moi ; enfin, dans l'immense famille des hommes qui fourmillent sur la surface de la terre, il n'en est pas un seul - non, pas un seul (j'entends, de ceux qui habitent des chambres) - qui puisse, après avoir lu ce livre, refuser son approbation à la nouvelle manière de voyager que j'introduis dans le monde. (…) Aussi, lorsque je voyage dans ma chambre (…) Les heures glissent (…) et tombent en silence dans l'éternité, sans (…) faire sentir leur triste passage."

  Ce qui est intéressant, dans l'optique de Xavier de Maistre, c'est la mise à disposition du voyage, du rêve, de l'évasion à celui qui veut bien s'en saisir, fût-il dans le dénuement. Une simple pièce suffit, mais une pièce tout de même, y compris « un réduit », car pour être ‘chambre’, le lieu doit s'enclore et ne pas s'ouvrir totalement sur l'extérieur. Cette notion ‘d'enfermement’, volontaire ou bien fortuit, est indispensable dès lors que l'on cherche à penser la nature de la chambre qui, avant tout, est une conque, un abri, une sphère propice au ressourcement. Et c'est pour cette raison que le sans-logis est doublement démuni : d'une pièce d'abord et de son corollaire, de l'abri qu'il offre. Déjà, au temps de la préhistoire, la grotte, l'abri de branches ou bien le cercle de pierres protégeaient d'un nature hostile, des possibles prédateurs, des hordes sauvages. Cette mise à l'abri de l'homme est une constante dans la conduite des groupes et nul ne saurait s'en affranchir qu'à mettre en danger sa propre intégrité. La chambre est l'image du nid, donc le symbole du refuge et cette caractéristique fondatrice de la mesure anthropologique, jamais ne peut s'effacer. Pour cette raison d'une réassurance narcissique, le temps de la chambre est un temps lisse, sans aspérité, un temps d'écume et de soie que, toujours l'homme recherche dès qu'il trace sur le sol de poussière un cercle où faire s’animer le jeu de l'exister. Ainsi font les enfants qui inventent avec un morceau de bois une marelle dans laquelle habiter, l'espace d'un divertissement.

La chambre comme lieu d'affinité première

 

Source : Wikipédia

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   Le schéma du Jeu de marelle en dit long, qui place en position ultime le Ciel comme territoire à atteindre. On se saurait mieux dire le trajet de l'immanence en direction d'une transcendance. Jouant à lire, écrire, rêver dans le creux douillet de notre chambre, nous ne faisons que rejouer cette quête immémoriale d'un lieu qui nous amène au plus près de ce que nous sommes et vers lequel nous tendons toujours à nous orienter, progressant parmi les écueils de toutes sortes. La chambre est ce lieu hautement symbolique qui fait l'objet d'une quête permanente dès l'instant où notre corps se met à la recherche d'un recoin, d'une impasse, d'une cour fermée sur les turbulences du monde. Ceci, notre inconscient le sait si notre lucidité s'en exonère parfois trop vite.

  « J'avoue que j'aime à jouir de ces doux instants, et que je prolonge toujours, autant qu'il est possible, le plaisir que je trouve à méditer dans la douce chaleur de mon lit. - Est-il un théâtre qui prête plus à l'imagination, qui réveille de plus tendres idées, que le meuble où je m'oublie quelquefois ? - Lecteur modeste, ne vous effrayez point - mais ne pourrai-je donc parler du bonheur d'un amant qui serre pour la première fois, dans ses bras, une épouse vertueuse ? plaisir ineffable, que mon mauvais destin me condamne à ne jamais goûter ! »

   Comment mieux affirmer un tel attachement à un espace qui est approché comme l'on progresse en direction de l'Amante ou bien de la Mère ? Le lit comme objet transitionnel nous replaçant dans la douce agitation des eaux amniotiques. Décidemment, on n'en a jamais fini avec notre dette mémorielle en direction de notre origine. Et, du reste, plus primitive encore que la noble mémoire, le ressenti est de l'ordre du pur ressourcement physique, organique, tissulaire. Les draps, la chaleur, l'enveloppement, autant de vivantes réminiscences d'une vie intra-utérine qui nous a modelés alors que le souvenir en est effacé pour l'intellect, jamais pour les affects.

    « N'est-ce pas dans un lit qu'une mère, ivre de joie à la naissance d'un fils, oublie ses douleurs ? C'est là que les plaisirs fantastiques, fruits de l'imagination et de l'espérance, viennent nous agiter. - Enfin, c'est dans ce meuble délicieux que nous oublions, pendant une moitié de la vie, les chagrins de l'autre moitié. Mais quelle foule de pensées agréables et tristes se pressent à la fois dans mon cerveau ? Mélange étonnant de situations terribles et délicieuses ! Un lit nous voit naître et nous voit mourir ; c'est le théâtre variable où le genre humain joue tour à tour des drames intéressants, des farces risibles et des tragédies épouvantables. - C'est un berceau garni de fleurs ; -c'est le trône de l'Amour ; - c'est un sépulcre. »

   Bien évidemment, l'évocation de la chambre ne pouvait que se terminer sur cette note intensément métaphysique puisque, au-delà de ce lieu dans lequel nous prenons acte de l'existence comme de racines assurant notre fondement, s'étend l'aire d'une totale incompréhension, les choses n'étant plus préhensibles ni par la vision, ni par le toucher, pas plus que par les ressources de l'entendement. En-deçà de la chambre, un mur de lumière blanche ; au-delà une immense et troublante matière noire qui ne dit son nom. Entre les deux, le territoire gris des murs que nous parcourons de nos mains comme le feraient des aveugles, demandant au monde de proférer quelque chose de lisible. C'est cette lecture de la chambre qui revêt pour nous une importance singulière, comme si nous prenions essor de sa quadrature afin de nous assurer des possibilités d'un monde.  

 

 

 

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27 juin 2021 7 27 /06 /juin /2021 08:31
Inclinés à la luxure

Photographie : source inconnue

 

***

 

  Nous penchant vers cette photographie, avons-nous la possibilité de nous en distraire, ne serait-ce qu’un instant ? De lui tourner le dos et de vaquer à nos occupations quotidiennes, l’esprit libre ? Sans qu’une écharde demeure plantée dans notre chair, faisant ses urticantes irisations ? Ses vrilles intimes, ses banderilles d’envie ? Et le désir serait là, à notre entour, avec ses bourdonnements sourds, ses nuées d’abeilles pressées. Mais qu’y a-t-il donc dans cette image qui nous cloue à notre destin et, dès lors, nous serions privés de mouvements et notre libre arbitre, notre jugement seraient comme mis entre parenthèses, tenus dans un insoutenable suspens ? D’où tout cela vient-il ? D’une vêture désordonnée, d’une posture d’abandon, d’une libre disposition de l’Amante qui en ferait les simples objets de notre désir ?

  Mais nous nous apercevons rapidement que nous faisons fausse route, que notre questionnement est inadéquat, qu’il gire autour du problème sans que les moindres prémisses d’un possible sens puissent lui être associées. Il nous faut nous enquérir d’autre chose, remonter à plus d’origine. Car notre habituelle vision, toujours, nous condamne à demeurer dans l’immédiatement saisissable. Il en est ainsi de la curiosité humaine qu’elle privilégie le visible au détriment de ce qui s’occulte dans ses plis. Donc l’origine. Donc le Paradis Terrestre. Donc Adam et Eve. Donc la Genèse. Comme une rétrocession vers ce qui signifie toujours à l’aune d’une plus grande profondeur.

 

Inclinés à la luxure

 Lucas Cranach (l'Ancien)

Adam et Ève au paradis, 1533.

Huile sur bois –

 Berlin, Gemäldegalerie.

 

   A simplement laisser notre regard courir à la surface du tableau de Cranach l’Ancien, déjà nous devinons où le bât blesse. Car la vision purement idyllique du Paradis ne doit nullement nous abuser. Sans doute les couleurs dotées d’une aimable carnation, le ciel lumineux, le nid rassurant de la végétation, la pureté des regards nous invitent-ils à célébrer l’innocence d’un premier matin du monde, à découvrir la conque virginale à partir de laquelle, soudain, tout s’ouvre à l’aventure humaine. Mais tout est-il aussi simple qu’il y paraît ? L’attitude léonine ramassée sur elle-même, dans la posture de l’assaut, le dépliement ophidien entre fruits et feuilles sur fond de ciel couleur de soufre, tout ceci prend, inévitablement, la teinte du drame sous-jacent. Tout est suspendu à ce qui va suivre et fera du cheminement anthropologique, une longue procession, un infini chemin de croix avec ses mortelles stations.

  Mais revenons au désir, à la volupté dont la première image nous a fait le présent et essayons de mettre en relation. Ce qui, dans le tableau de Cranach, joue le rôle central, à la façon d’une clé herméneutique, c’est tout simplement ce rameau végétal qui occulte la vue et dissimule à nos regards le sexe d’Adam. La position centrale de ce motif pictural fait signe avec force vers sa dimension non seulement symbolique, mais allégorique. Dès lors nous avons à comprendre, au-delà de la représentation, l’idée d’une morale dont l’homme doit se saisir afin de donner des assises à son salut. Tant que la branche de figuier n’a pas déployé son pagne devant l’anatomie d’Adam, tout demeure dans l’inaccompli, les prédicats du réel sont en réserve, l’innocence fait partout son suintement de miel, la vérité brille comme ce ciel dont la tonalité, le rayonnement spirituel, disent la nécessaire assomption vers le Transcendant et, à tout le moins, vers une transcendance dont l’homme doit faire son objet afin de poursuivre une quête de lui-même conforme à sa nature, à savoir de ne se vêtir que des voiles de l’authenticité. Et, ici, il faut citer la Genèse, laquelle nous dit dans une belle langue pure et hiératique, l’ordre des humains face à l’incommensurable. Car, bien évidemment, il ne saurait y avoir de commune mesure entre le Créateur et les CréésLa Chute se relate de cette manière :

     « La femme vit que l'arbre était bon à manger et séduisant à voir, et qu'il était, cet arbre, désirable pour acquérir le discernement. Elle prit de son fruit et mangea. Elle en donna aussi à son mari, qui était avec elle, et il mangea.

Alors leurs yeux à tous deux s'ouvrirent et ils connurent qu'ils étaient nusils cousirent des feuilles de figuier et se firent des pagnes. Ils entendirent le pas de YHWH Dieu qui se promenait dans le jardin à la brise du jour, et l'homme et sa femme se cachèrent devant YHWH Dieu parmi les arbres du jardin. »

      Le feuillage et, à sa suite, la vêture, les colifichets de toutes sortes, disent en langage imagé ce que le concept a peu de mal à déduire des premiers pas de l’humanité : se vêtir, symboliquement, c’est dissimuler le péché originel, c’est avouer l’inclination peccamineuse de l’homme, sa naturelle et confondante curiosité qui le pousse à oser se confronter à l’arbre de la connaissance du Bien et du Mal, du bonheur et du malheur.  Or, nul ne peut prétendre regarder ces valeurs transcendantes comme on regarderait la plume de l’oiseau dériver dans le vent. La connaissance est toujours une brûlure et la vue de sa coruscation la promesse d’une cécité. A vouloir adopter l’empan de Dieu sans s’y être préparé, Adam et Eve n’ont fait qu’ouvrir, sous leur marche hésitante, la trappe de la finitude et ses signes avant-coureurs, à savoir la douleur et la progression laborieuse sur le sentier existentiel.

  Donc, toute clé de compréhension adéquate doit d’abord se munir de la tension existant entre le corps nu et le corps vêtu, de la dialectique abrupte entre vérité et mensonge. Notre inclination à la luxure ne serait donc pas simplement un acte « naturel », mais une conséquence de la « culture », l’appréhension de notions aussi abstraites que celles du Bien et du Mal étant de cette nature. Notre supposée luxure, plutôt de la percevoir à la manière d’une force obscure et instinctive, laquelle nous précipiterait sur la première ‘proie’ venue, sachons qu’elle s’origine d’abord dans une privation de vérité, donc de liberté, dont nos lointains ancêtres nous auraient dépossédés à l’aune d’une bien dommageable curiosité.

  Ainsi visée, l’Amante qui dévoile à nos yeux de chiots nouveau-nés des bribes de son anatomie, ne le fait qu’à la condition que nous consentions à nous ouvrir à toute vérité, cette nudité qui ne s’habille de voiles qu’afin de porter à notre regard une nécessaire lucidité. Le désir, la luxure, la volupté ne naissent que de cette faille, de cette verticalité s’instaurant entre un ditla vêtureet un non-ditla vérité. Aimant, nous ne faisons que cela, ôter des voiles. C’est la seule raison pour laquelle l’Aimée se voile afin de se mieux livrer. Offerte nue à nos regards elle n’aurait figuré qu’à titre d’évidence. Or l’amour n’est jamais de cet ordre. Il y faut toujours le pagne de l’ambiguïté dont nous souhaitons qu’il tombe en même temps que nous lui demandons de différer le moment de la connaissance.

 

 

 

 

 

 

 

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26 juin 2021 6 26 /06 /juin /2021 16:02
L'équation du rêve

 Pablo Picasso

Nu au divan - 1944

Source : Art Gallery Encyclopedia

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   D'où vient-il que cette œuvre retienne notre attention avec autant d'intérêt ? Nous la regardons à peine, et déjà, nous ne pouvons plus nous en détacher. Nous sommes fascinés. Comme possédés par elle. Car ce n'est plus NOUS qui regardons le tableau, c'est le tableau qui nous regarde et se pose devant nous avec la force des évidences. C'est l'art, cette idée, cette abstraction, qui a pris corps et nous requiert comme ses gardiens. Il s'agit, en effet, de protéger tout ce qui se détache sur le fond du réel afin que ce dernier, le réel, fécondé par un "supplément d'âme" que nous lui apportons, se mette à rayonner de singulière manière. Ce "Nu sur le divan" est donc la représentation de la femme, telle que Picasso l'a vue un certain jour de 1944. Cette femme est donc unique puisqu'elle est la confluence d'un regard singulier, d'une temporalité qui ne se reproduira pas, d'un espace dans lequel la scène avait lieu. Cette femme est l'empreinte d'une subjectivité, le point de convergence d'un désir, la mise en acte d'une intellection. Et ici, bien évidemment, se pose le problème du rapport entre le Modèle et la représentation qu'en fait l'Artiste. Et ici surgit, soudain, comme nous nous y attendons, la question du réalisme en peinture. Les questions ne manqueront pas qui évoqueront les notions de forme, de volume, de proportions, de perspectives, peut-être même d'académisme ou bien de classicisme.

  Mais, poser le thème de la picturalité en ces termes est compromis par avance du simple fait qu'il institue une manière d'a priori constitutif de l'œuvre, lequel prétend qu'elle devrait figurer, l'œuvre, de telle façon à l’exception de toute autre. Or, fixer des règles à l'art, encadrer la création de normes étroites revient à entraver le déploiement de son essence. L'art est liberté, vérité se faisant jour dans la conscience de l'Artiste qui pose sur la toile la subtile alchimie à laquelle il a donné, selon sa propre nature, sa marque personnelle. Et, du reste, afin de mettre en exergue la relativité de la forme de cette création, eût-il réalisé cette œuvre un jour différent, que son aspect en aurait été tout simplement métamorphosé. Car il serait naïf de penser que le Peintre, ayant en sa possession les clés exactes de l'art, ne ferait que les appliquer, mettant ainsi à jour la figure qui, de toute éternité, était commise à venir, ici et maintenant, dans une manière d’évidente certitude. Comme la trace indélébile d'un destin devant s'actualiser en un temps déterminé. Comme si L'œuvre ne pouvait qu’être l’actualisation d'une Idée éternelle, intemporelle, immuable, laquelle fait bien évidemment penser à la conception platonicienne du monde, laquelle trouverait sa projection "naturelle" dans le sensible que représente toute tache colorée posée sur le subjectile.

  Mais si la théorie des Idées est précieuse afin de percevoir les choses selon une intellection, elle ne saurait suffire à rendre compte de sa migration au cœur de cette "pâte" qui est au cœur de l'exister (Sartre), "pâte" que l'homme malaxe constamment, comme un enfant le ferait d'une boule d'argile, cette dernière recevant, dans tous les cas, le prédicat de "vie". Car il n'y a pas à chercher ailleurs, à s'inventer un arrière-monde d'où l'inspiration surgirait comme l'eau de la source. Le monde de la création est entièrement contenu dans les frontières de peau du créateur, même si ce dernier est sous influence, parfois même imite-t-il volontairement ses Maîtres. Mais ce que nous voulons dire c'est que cette toile-ci, dont nous faisons le support temporaire de notre réflexion, est le pur aboutissement d'événements, de factualités dont l'homme est tissé, fût-il porté par nature aux cimaises de l'art.

  L'homme-Picasso qui peint cette femme nue, un jour de 1944, est ce long métabolisme qui l'habite constamment, depuis le lieu de sa naissance même. Picasso est le résultat d'une vaste synthèse : de ses apprentissages de jeunesse, de ses passages par des périodes successives, de ses admirations pour Ingres, Manet, Delacroix, Velázquez, Le Greco, pour l'art africain, pour la corrida, pour les femmes. Et, ici, s'agit-il de Dora Maar, de Françoise Gilot, de Marie-Thérèse Walter - elles étaient toutes convoquées à témoigner pour l'art -, ou bien des rencontres passagères, des visions, de simples projections conceptuelles ou bien la résurgence de quelque fantasme érotique ? Cette femme nue qui nous interroge, qui semble offerte à de bien étranges cérémonies païennes, qui s'offre à la vue de ses contemplateurs, qui est-elle en réalité ? Est-elle la réalité réalisée trouvant sa figure achevée sur ce divan que l'on devine plutôt qu'on ne le voit ? Peut-on la qualifier, la circonscrire, l'enfermer dans une étroite définition et lui attribuer un patronyme qui la définirait à jamais comme telle, dans tel lieu, occupant telle fonction ? Ici, nous sentons bien que notre raisonnement est en porte-à-faux, ne tenant que par des genres de pétitions de principe, de conceptions académiques se situant hors-sol.

  A l'évidence, cette femme de la peinture, moins qu'un archétype qui la conduirait à signifier universellement sous une forme indépassable, cette femme donc apparaît plutôt comme l'équation d'un rêve. Équation parce que toute représentation, même si elle s'affranchit des canons qui en fixent la quadrature, n'en reste pas moins tributaire d'une certaine forme de réalité géométrique. Certaines lignes doivent se croiser, certains volumes apparaître, des tonalités contraster entre elles afin que, sur l'aire de la représentation, une femme nous soit donnée à voir. Certes l'on ne peut s'exonérer des attaches qui fondent nos perspectives humaines. Mais on peut (on doit ?) les transcender de manière à ce que l'équation, fécondée par le rêve, sa liberté, son imaginaire, sa fantaisie, puisse faire de ces points de contact avec le réel des tremplins vers un exhaussement de l'œuvre hors des contingences. Les choses du quotidien nous enferment, nous cloitrent dans un lieu que nous trouvons, le plus souvent, bien trop étroit, aussi serait-il paradoxal que l’art nous laisse en cette place qui nous contraint, alors que nous ne cherchons que l’ouverture, la libre venue du jour, la dilatation temporelle, l’efflorescence même par laquelle notre corps se trouvera plus léger, délié, aussi étonnamment hors-sol que celui que l’Artiste nous tend à des fins de simple ressourcement.

   Sans doute une contradiction facile consisterait à dire que les œuvres de la Renaissance, "La naissance de Vénus" de Botticelli, par exemple, ne s'affranchissant guère des contraintes du réel, n’en laisse pas moins apparaître le sublime dans toute sa dimension. Certes, une première constatation serait de cet ordre. Mais, à y regarder de plus près, nous sentons bien que l'argument souffre d'une insuffisance native. Car, si nous observons de près "Vénus", nous nous apercevrons vite que sa posture alanguie, son teint d'albâtre et de soie, le fleuve roux de sa chevelure, bien loin d'être un fragment du réel, en est la formes quintessenciée, transposée en une évidente idéalité, métamorphosée en pure apparition, en image purement onirique. C'est pour cette raison que nous disons que "La femme au divan" recèle autant de réalité que "Vénus". Mais il serait plutôt exact de dire que toutes les deux, ces représentations de la femme, en sont aussi éloignées que l'image du soleil l'est du soleil faisant brûler sa boule de feu au zénith. Par rapport à cette réalité supposée - rien n'est plus difficile à percevoir que cette plurivocité s'esquissant sans arrêt sous mille perspectives différentes -, cette réalité donc se traduit d'une manière dyssymétrique, aussi bien chez Botticelli que chez Picasso. Seulement il nous reste à constater une simple évidence. Que Picasso n'est nullement Botticelli, pas plus que la réciproque. Que chaque époque se donne de telle ou de telle manière. Que chacun des Voyeurs de l’œuvre la considère selon des motifs pluriels. L’art en son essence est bien ce polymorphisme, cette polychromie incessante, ce renouvellement constant sans lequel il ne serait plus d’art, mais seulement une affligeante mimétique. Que la figure de la femme soit en sa multiple épiphanie. Comment pourrait-il en être autrement ?

 

 

 

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24 juin 2021 4 24 /06 /juin /2021 15:46
L'éternelle fuite du différent

Source : edensky.net.

 

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    "Beau temps, mais à la façon d’août finissant.. le froid du matin est piquant.. la chaleur de l'après-midi mauvaise et sèche.. maladive.. Lumière du soir riche, colorée aux nuances vieillies.. au fond de la vallée, les panaches des peupliers ont commencé à jaunir.. parfois même à se dépouiller de leur masse foliaire.. et je les regarde frissonner sous le vent.. Chacun de nous est pareil à l’une quelconque de leurs feuilles.. Jeunesse.. ardeur pour conquérir un surcroît de sève et de lumière.. vie brève secouée par les tempêtes.. et puis, soudain, le détachement et la mort.."

                                                                         

Texte de Pierre-Henry Sander

  

 

     Pour consoner avec le texte

 

   La chaleur de l'été peu à peu se décolore, le feu s'assourdit, les tempes se libèrent d'une pression continue, la peau s'étoile de brume, le matin dès l'aurore, le soir au crépuscule. Les étoiles, la nuit, sont à nouveau visibles, faisant leur picotement d'insectes. On les entend chanter jusque sous les toits, au creux des mansardes. Tout décline lentement vers une silencieuse parole, tout s'amenuise vers la clarté d'une source. Les crues de l'été sont loin déjà, qui noyaient paysages et hommes dans une même indistinction. Dans les chambres alanguies les corps sont livrés à l'opalescence des nuits claires. Partout les ruissellements, les filets souples, les longues translations de l'air et les plaines des corps s'abandonnent comme les champs de blé agités sous de lentes ondulations. On dérive parmi le temps sans même s'en apercevoir.

  Le glissement vers l'hiver a ceci de particulier qu'il dispose les Existants à un abandon, une confiance, à la recherche attentive d'une vérité. Ce que la chaleur décuple, amplifie, dilate, l'apparition de l'automne le ramène à de plus modestes proportions, les choses deviennent assurées d'elles-mêmes, moins tentées de disparaître sous les masques habituels du doute, de l'ambiguïté. Les lignes s'éclairent, les nervures apparaissent, les formes se détourent de dessins exacts, alors que les corps repus de clarté se réfugient dans l'ombre souveraine. Il y a tant de choses à voir, de menus événements à comprendre. 

  Au plein de l'été, alors que l'étoile blanche diffuse dans l'éther ses millions de phosphènes éblouissants, que la garrigue brûle sous les assauts des rayons ignés, que les pierres de calcaire se dilatent et éclatent, que les pignes libèrent leurs milliers de graines huileuses, que l'écorce des pins se distend, que les élytres des cigales poussent devant elles leurs cymbalisations aiguës, les hommes se terrent dans leurs étroites termitières, replient leurs mandibules, éploient leurs pattes étiques afin de trouver un peu de repos. Les huttes de terre blanche, serrées en grappes compactes sur les collines de pierres, au-dessus de la mer, renvoient les éclats mortifères et les criques s'allument de sourdes réverbérations, et les galets des grèves se gonflent de chaleur. C'est l'heure de la pause méridienne, du bleu décoloré du ciel, de l'élongation des fissures de terre, du bouillonnement de l'eau, de l'abandon de toutes choses à leur destin cloué, scellé. Alors les consciences s'abîment dans le gel compact du temps, les pensées végètent, pareilles à des gemmes, des perles de résine soudées à leur propre viscosité, engluées dans les mailles serrées du sec et du tendu, espace étréci voué à la mesure étroite.

  C'est ainsi, plus le corps se dilate, plus l'esprit étrécit ; plus le soleil s'affirme, plus les pensées s'étiolent, peau de chagrin, cortex pareil à une noix antique, synapses soudées, sidérées, myéline en lambeaux. Idées de luciole à la lueur indécise avant que l'étincelle ne s'éteigne. Le déchaînement de Dionysos est de telle nature, que les bacchanales qui s'ensuivent vendangent les grappes de lucidité avant qu'elles ne soient arrivées à pleine maturité. Car alors, poussé par le Dieu viticole, il y a urgence à boire la vie jusqu'à la lie, à orner son front des pampres de la vigne, à lutiner les Nymphes à même le tonneau, à dégorger tout son jus afin de dire au monde, de sa voix mâle, l'impérieux amour sacrificiel, la nécessite de fouetter le sang des passions, d'éjaculer sa puissance parmi les égarements de la nature.

   C'est cela, l'été, cette folie qui s'empare de l'homme et, le privant de son libre arbitre - on peut le perdre pour si peu, le vol d'un papillon, la corolle blanche d'une jupe, la courbe prometteuse d'un sein -, donc, cette folie bienheureuse, avec ses vêtures de couleur, son bonnet à clochettes, sa gigue polyphonique, le place, l'homme, dans sa condition archaïque, primitive, manière d'épicurisme heureux, dont, plus tard, lorsque la fête ne battra plus son plein, il se remettra. Mais, d'abord, il faut cette ivresse, ce laisser-aller au profane, à l'immédiatement perceptible, cette manducation de la chair à pleine dents afin que tout s'inscrive dans une fastueuse arche de plaisir, de désir sans entraves.

  Puis voilà l'automne et alors, soudain, tout semble basculer dans le calme, la mesure, la tempérance apollinienne. Partout les feuilles mortes qui semblent témoigner d'un repliement de la nature sur son germe initial. Temps de repos, de ressourcement, d'intériorité. Temps de nostalgie et de réminiscence. Si le printemps était naissance, l'été maturité, voici venus les jours où la sève regagne l'enclos des branches, la lumière rentre dans de mystérieuses cryptes, les mouvements rétrocèdent vers une perte racinaire, un enfouissement. Métaphore facile, évidente, de l'âge dernier avant que les choses ne s'effacent du champ de vision. Cependant, ces feux ultimes brillent d'un singulier éclat. La pensée se pose, l'esprit s'ouvre en conque devant la connaissance, les affects se déplient, les percepts s'ordonnent à ce qui voudrait bien se montrer avant que la rétine devienne opaque, la méditation fait ses efflorescences, la contemplation s'ouvre à l'aune d'une longue patience.

  Les couleurs de l'automne sont si belles, chatoyantes, genre d'ode de la nature à la vie, appel de "l'éternel retour du même" dont le balancement du nycthémère, le rythme des saisons, l'enchaînement des années sont les déclinaisons les plus visibles. L'Existant, inclus dans ce rythme cosmique qui le traverse de part en part, microcosme inséré dans le macrocosme, fait avancer ses pas comme le font les laborieuses fourmis, poussant leurs brindilles devant elles sans bien connaître la finalité de leur longue procession. En prendraient-elles conscience avec acuité que les innocentes brindilles se métamorphoseraient aussitôt en rocher poussé par Sisyphe. Autrement dit la figure de l'absurde. Heureusement, pour nous, Marcheurs de l'infini, la beauté de cette saison finissante soustrait à nos yeux cette image tragique dont toute existence, par essence, est affectée.

  Car, en définitive, "l'éternel retour du même", s'il est avant tout un concept philosophique, nous le soupçonnons de cultiver, en sourdine, une singulière et confondante rhapsodie que nous pourrions nommer ainsi : "L'éternelle fuite du différent." Car tout procède de cette fuite en avant, mortifère, impérieuse, sans faille et l'on a beau tendre ses mains sur le silence, essayer de saisir les ombres, d'agripper les derniers feux de lumière, rien n'y fait, rien ne s'ouvre plus en définitive, rien ne parle plus. Mutité, cécité, morphologie tubéreuse, racinaire, rhizomatique, comme la tentation d'une ramure, d'une feuillaison voulant dire au monde des Vivants sa sève ultime, son bourgeonnement, sa possible éclosion et déjà l'écorce cède et déjà les termites et les insectes xylophages commencent leur patient travail de nettoyage. Car tout retourne à l'origine. Inéluctablement. Ceci, nous le savons, mais cette route fuyant dans la brume, alors que les arbres effeuillent leurs corolles de rouille et de feu, nous la poursuivons, tout entourés d'une ineffable beauté. Mais le silence s'impose car nous ne saurions mieux dire que la nature elle-même dans l'éblouissant spectacle dont elle nous fait constamment l'offrande. Nous sommes au monde comme le monde est à nous, le temps d'une parenthèse. Entre ses rives en forme de révérence, il est toujours temps d'exister. Cela nous le pouvons, fût-ce dans une dernière gloire de lumière. 

 

Car l'automne est une belle métaphore existentielle

qui s'habille de couleurs chatoyantes

avant que l'hiver ne vienne

la dépouiller.

Il est encore

temps.

 

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24 juin 2021 4 24 /06 /juin /2021 08:08
Androgynie formelle

Marcel Dupertuis, "Noces", bronze non patiné 1/3, Lugano 1993

Exposition "La sculpture suisse depuis 1945"

Kunsthaus de Aarau, du12/06/21 au 29/09/21

© dupertuis

 

***

 

   [Ce qui, ici, doit être mentionné en guise de préambule, c’est la position critique que nous adopterons par rapport à ce bronze de Marcel Dupertuis. Nous ne le viserons dans sa globalité qu’après en avoir suivi quelques étapes préliminaires que nous estimons nécessaires à la juste saisie de l’œuvre. Cci aura lieu en deux temps. Premier temps : considérer cette sculpture en son état initial, à savoir d’être Terre (la terre ici sera l’équivalent du plâtre en sa première venue à l’œuvre), avant même d’être bronze. Ce sera le niveau que nous nommons morpho-génétique. Le second temps sera celui de l’accès du bronze lui-même à son statut d’œuvre d’art, approche cosmopoétique de la Figure. Tout aura, pour arrière-fond, le mythe de l’Androgyne selon Platon.]

 

*

  

   Temps morpho-génétique ou temps de l’Abstraction

 

   Si, du bronze, nous rétrocédons en direction de sa forme primitive, nécessairement nous nous retrouverons face à face avec la terre comme terre. Ceci veut dire que la notion même d’art en sa singularité aura été évacuée de notre champ de vision et d’interprétation. Nous serons, d’emblée, dans un temps d’avant le temps de la nomination et les prédicats, en attente de déterminer la forme, seront à l’état de sèmes natifs non encore parvenus à l’éclosion. Un genre d’infra-germination ne se connaissant que de l’intérieur, laquelle ne ‘fera monde’ que bien plus tard, lorsque l’acte poïétique de l’Artiste aura fait sortir de sa torpeur archaïque une matière amorphe, sourde, compacte, opaque mais non privée pour autant d’une vie interne plurielle. Toute entité en sa genèse passe par cette élémentaire station qui constitue son essence même la plus intime.

La terre est la terre en tant que glaise.

La terre est la terre en tant que limon.

La terre est la terre en tant qu’humus.

 

   La terre, en son stade pré-cosmique, est traversée de mille mouvements qui sont autant de polémiques, de tensions entre ses contraires, ses contradictions.  Car l’on ne saurait venir à l’art à la guise d’un simple repos. Se disposer à devenir une œuvre, c’est chercher en soi, au plus abyssal de sa propre matière, les motifs dynamiques qui, bientôt, vont imprimer aux énergies en présence, des lignes de force, des levées, des surgissements qui seront les premiers mots prononcés du poème infini de la création.

   Au sein même de la terre, alors que les mains artisanales imprimeront à la substance mille torsions et contournements, mille façons de venir à la forme, ce ne seront que tellurismes, failles, avancées et reculs, assurances et contrariétés, exhaussements et renoncements, comme si, du sein de l’indéterminé, veillait une manière de proto-conscience, sorte de vitalisme en soi n’attendant que l’instant de sa propre révélation, sa sortie au plein jour. Un mystère nucléaire creusé dans le derme de l’être-terre en devenir. C’est bien cette phase initiale qui se donne sous la forme du chaos et c’est cette profusion hylétique qui embrouille nos perceptions et ne pose la terre devant nous que sous l’aspect d’une abstraction. Il faut croire l’abstraction première dans le processus de venue à l’être, la figuration n’en constituant que son aboutissement, son terme final, lequel accomplit en un cosmos ce qui n’était que l’indifférencié, le primitif, la mesure limbique, sorte de magma en attente de son repos.

   Certes, esprits pressés, nous eussions pu nous emparer de la forme venue à elle sans chercher aucunement à en connaître le processus interne, autrement dit à percevoir la figure en tant que figure telle qu’elle nous est donnée dans le bronze. Oui, mais alors nous ne l’aurions saisie qu’au gré de son existence, non de son essence. Exister ne peut s’envisager qu’à toujours partir de l’essence. C’est l’essence qui est première, qui détermine le temps qui va suivre, qui confère à la matière sa forme définitive, qui l’assure de sa nature particulière. Identiquement, nous ne nous comprendrons nous-mêmes que dans l’acte de notre propre genèse : remonter à la source, à la naissance et lire tout ce qui, en aval, provient nécessairement de l’amont. Nous sommes des êtres racinaires et si notre constitution présente déploie notre écorce, nos ramures anthropologiques, c’est bien au regard de qui nous avons été en notre première venue. L’estuaire n’est estuaire qu’à avoir trouvé le lieu de son émergence au profond du pli de la terre, dans l’eau nécessairement lustrale, là où se dit le chant originel du monde.

 

   Temps cosmo-poétique ou temps de la Figure

 

   Voici, les convulsions se sont apaisées, la tectonique a trouvé le site d’une accalmie, les tensions se sont résolues dans la permanence, les flux et reflux ne sont plus qu’une présence fixe dont le bronze a été le patient artisan. L’abstraction s’est résolue en une figuration. Mais il serait peut-être plus exact de dire qu’il s’agit d’une ‘figuration abstraite’ ou bien d’une ‘abstraction figurative’ selon le niveau de précellence que l’on donne à l’un ou l’autre des modes de venue à l’être. Quoi qu’il en soit, (choisissons par exemple ‘figuration abstraite’), cette formule, au visage oxymorique, présente l’avantage décisif de nommer, tout à la fois le versant génétique primaire de l’œuvre, en même temps que son versant secondaire, cosmo-poétique, (tout poème, par nature, est cosmos, l’harmonie y règne de la même façon qu’elle se lève de l’œuvre d’art en sa valeur essentielle), versant au gré duquel elle nous apparait comme une figure janusienne à deux faces sous les auspices doubles de la temporalité (ce qu’elle a été et ce qu’elle est) et de sa pluralité ontologique (terre (ou plâtre) devenue bronze, esquisse devenue œuvre, virtualité devenue acte).

    Et puisque, présentement, au terme de cette analyse, le bronze se donne en tant que bronze, il ne nous reste plus guère comme ressource que de décrire ce qui vient au regard, ce dévoilement qui abrite en retrait la forme voilée, laquelle transparaît si nous entraînons notre vision au jeu sublime du décryptage visuel : sous les apparences, tâcher de trouver les traces premières d’une vérité (qui ne pourra se définir que sous l’expression de ‘vérité à l’œuvre’), laquelle n’est autre que la donation première d’une forme en sa mesure destinale. Cette forme, de tous temps, avait à être la forme qu’elle est au motif que l’art court tout le long de la temporalité, depuis la naissance d’une œuvre jusqu’à sa possible éternité. Parcourons donc les belles qualités esthétiques de cette figure.

  Il faut partir du socle, ce fondement spatial aussi bien que symboliquement originel. Le socle est large, massif, lourdement assuré de son être. Le socle connaît le lieu de sa provenance, cette glaise dont il est la tardive déclinaison. Le bronze porte en sa mémoire d’airain tout ce qui, au travers de son être de métal, fut un jour cette forme indistincte à la recherche de son possible. S’arracher à la pesanteur, se défaire de sa gangue anonyme, commencer à proférer sur le bord attentif du monde. Deux cylindres-jambes s’élèvent du sol à la manière de menhirs se détachant à peine de la pierre-mère, fondatrice de leur émergence. Les jambes sont jambes à n’être encore guère assurées de pouvoir supporter l’humaine figure. Il y a de l’archaïque là-dedans, du pierreux, du racinaire, du tubercule, du tératologique qui appellent, en toute logique existentielle, l’avenant, l’ordonné, le mesuré, mais il y a tellement de chaos emmêlé, entrelacé au divin cosmos. Un peu comme une figure du Bien encore traversée des empreintes fuligineuses du Mal. Du Paradis espéré, mais de l’Enfer encore vécu en sa profondeur d’abîme.

    Cela commence à chanter du plein du bronze, cela commence à s’extraire du tubercule en direction de l’efflorescence, mais c’est si malhabile encore, les gestes sont ceux de l’homo faber qui couverait sous le sapiens sapiens. Mais le ‘savoir’ est encore sous l’emprise du ‘faire’. Mais l’art en son aérienne levée est encore sous la métallurgie méticuleuse de l’artisanat. Mais la parole est encore semée des scories du minéral, parcourue des entailles du silex.

Il y a comme une stupeur du bronze à être rivé à son origine.

Il y a comme une joie du bronze à se distraire de sa pure contingence.

   Il y a une étrange tension, un étonnant tiraillement entre les deux caractères opposés de l’immanence et de la transcendance. Comme si l’Esprit invaginant la Matière se trouvait arrimé à une force qui le retenait captif, en voie de venue à soi, mais encore arrivé trop tôt au site de sa destination.

    C’est ce qu’il y a de plus patent dans cette œuvre, c’est qu’elle contredit en permanence ce qu’elle ne cesse d’affirmer.

Non-être en voie de l’être ?

Être en voie du non-être ?

   Il semble bien qu’il s’agisse de la dialectique d’une présence/absence au terme de laquelle se dit le souci de l’homme d’être au monde. ‘De l’homme’ qui, selon la formule canonique se donne en tant que : ’animal raisonnable’, mais alors ici, qu’en est-il de l’animal, du raisonnable ? Chacun affirme-t-il l’autre ? Ou bien chacun est-il le prédateur de l’autre ? Lutte immémoriale de la raison pour s’arracher aux mors archaïques qui la retiennent dans les limbes obscurs de l’animalité.

   Ce bronze, ce qui fait sa force, c’est le maintien d’un primitivisme, c’est son attachement racinaire à la Mère-première, c’est en même temps, cette dette au sol du fondement et son essai d’arrachement, d’exhaussement, de libération. Mais se soustraire au lieu de sa naissance, déserter ses propres fonts baptismaux est toujours douleur, perte, deuil. Mais quitter sa terre, s’élancer vers le ciel de son devenir est toujours épreuve. Tout homme est en partage de son être, à la fois hélé par le futur, appelé par son passé. Or cette sculpture est du type de l’homme, donc reposent en elle les événements nécessairement contrariés de la sphère anthropologique. Qui tantôt s’assume en son entièreté, tantôt se soustrait aux lois de son essence.

   Etonnante projection de cette jambe phallique, rencontrant une vulve-jambe-tubercule. Les fonctions s’entremêlent, les désirs se croisent et se fondent, les mots du corps deviennent illisibles, les chairs se rencontrent et profèrent selon le mode du galimatias, de l’imbroglio lexical, chute de l’essence du langage dans le derme existentiel, seule mémoire du corps en tant que roc biologique. Au-dessus, une manière de soudure ombilicale des deux formes, comme si, chacune, par la médiation du geste symbolique, voulait s’immoler en l’autre, n’être soi qu’en l’autre advenu, primarité ontologique où plus rien ne paraît que le confusionnel et, sans doute, ce rien aperçu au travers de la puissance ombreuse de l’inconscient ne pourrait jamais signifier que la perte de soi en une bien étrange contrée. Laquelle aurait pour voisinage, sinon pour lieu ultime, la rencontre avec le Néant.

   Puis, de cette masse informe qui nous place brutalement face à nos assises indigentes, sauvages, archéennes, il nous est demandé de faire un saut final en direction de ce qui, en ce bronze, tient lieu de visages. C’est là où la mesure humaine apparaît comme poinçonnée en mode majeur d’une verticale aporie. Le visage, cette empreinte insigne du lieu de notre essence, voici qu’elle s’absente de nous jusqu’à devenir le simple effacement de notre condition. Emmêlement inextricable des règnes où le Vivant (mais l’est-il encore vraiment ?) se situe au carrefour du minéral-végétal-animal sans pouvoir en dépasser l’étroite mesure, sans pouvoir en transcender la fermeture à jamais. Ici, l’œuvre de Marcel Dupertuis s’affirme comme la mise en acte du nihilisme contemporain : plus rien ne devient connaissable, plus rien ne signifie vraiment, plus rien en direction de quoi lancer un grappin qui s’accrocherait à un possible salut. Concrétion de la finitude qui dit, en termes plastiques, les parois sourdes en lesquelles l’humain est enfermé dès l’instant où il pose l’exister en termes de finalité. Tragique lové au centre du corps humain, tout comme le ver logé dans le fruit le boulotte consciencieusement. Cette œuvre, aussi bien, pourrait porter le titre d’un ouvrage de Cioran : ’De l’inconvénient d’être né’,  ‘Ebauches de vertige’, ‘Ecartèlement’.

   Certes, présenter ‘Noces’ sous l’angle du désespoir paraît infirmer ce que le titre suppose, à savoir la nécessaire joie de la rencontre. Alors, faut-il lire ce bronze en mode inversé et trouver dans son possible contre-type la signification dont il est porteur, comme si, retournant la calotte disgracieuse du poulpe, se donnait à voir le luxe intime inouï de sa chair ? Bien évidemment, tout est toujours possible en matière d’interprétation. Cependant, ce que voudrait montrer la suite de cet article, en abordant le problème de l’androgynie et du désir, c’est que ‘Noces’, bien plutôt que de nous montrer la lumière de l’alliance, met en scène la figure de la séparation, de la division, de l’impossible rencontre. Ici ne se montreraient que deux termes d’un processus dialectique liaison/rupture au terme duquel la désunion serait la résultante de la polémique. Mais il faut aller voir plus loin, du côté du mythe platonicien.  

 

   Mythe de l’androgynie et indépassable solitude

 

   « Le premier mythe platonicien de l'androgyne est relaté par le personnage d'Aristophane, dans le Banquet (189c - 193e) au cours duquel plusieurs personnages décrivent leur conception de l'amour. » (Wikipédia)

   Après avoir évoqué la présence en des temps anciens, de l’espèce androgyne, cette espèce posant une énigme à Zeus, ce dernier se mit en devoir de la résoudre de la manière suivante : 

   « Enfin, Zeus ayant trouvé, non sans difficulté, une solution, […] il coupa les hommes en deux. Or, quand le corps eut été ainsi divisé, chacun, regrettant sa moitié, allait à elle ; et s’embrassant et s’enlaçant les uns les autres avec le désir de se fondre ensemble […]

   C’est de ce moment que date l’amour inné des êtres humains les uns pour les autres : l’amour recompose l’ancienne nature, s’efforce de fondre deux êtres en un seul, et de guérir la nature humaine. […] Notre espèce ne saurait être heureuse qu’à une condition, c’est de réaliser son désir amoureux, de rencontrer chacun l’être qui est notre moitié, et de revenir ainsi à notre nature première. »  (NB : C’est nous qui soulignons).

 

Androgynie formelle

  

   Le texte platonicien est plein d’enseignements dont le sens nous paraît clair. Que ces pensées résultent d’un mythe, peu importe et, dans l’antiquité grecque le mode de la connaissance était confié à la mythologie, non à la science, laquelle était, à cette époque, en voie de devenir. Plus que de simples formulations allusives, le propos du Maître de l’Académie ne demeure ambigu qu’aux yeux de ceux qui se réfugient dans la cécité de la Léthé, préférant le doux confort de l’oubli à la lumière de la réalité. Comment, en effet, ne pas saisir d’emblée, dans une manière de claire évidence, que l’Amour dont il est question dans le Banquet est purement et simplement Amour de soi ? Bien évidemment, il ne suffit pas d’affirmer mais de donner quelques arguments. Se mettre en quête de « sa moitié » (nous accentuerons le « SA »), « se fondre en un seul » (nous accentuerons « UN SEUL »). C’est le Sujet lui-même qui est au cœur de la recherche et non ‘l’objet’ de son amour. Et, du reste, ‘l’objet’ dont on doit la singulière nomination aux temps modernes inaugurés par le projet cartésien, place le Sujet d’une façon irréversible et radicale, au centre même de l’ego, dans son nucleus, cet ego qui, certes, pense, vit, aime et s’aime en Soi au travers de l’Autre (qu’il conviendrait mieux, dans ce contexte, d’orthographier avec une minuscule, ‘l’autre’). La revendication du « seul » suffirait à elle-même à clore le débat, tant la mesure du solipsisme y figure pleine et entière, ne laissant aucune chance à quiconque de pénétrer dans la citadelle.

   Mais à bien y réfléchir, l’acte d’amour est-il si désintéressé que nous le laisserait supposer, par exemple, l’amour courtois, avec l’exaltation d’une passion totale qui, en notre époque contemporaine, ne passerait que pour une ‘aimable bluette’ ?  Certes, le preux Chevalier entièrement occupé à satisfaire sa Belle, ne l’est-il qu’au regard du bonheur dont cette dernière sera, par-là, comblée jusqu’à l’excès ? Et quand bien même cette noble générosité, ce comblement de l’Autre seraient l’illustration de cette relation, l’Amant pourrait-il procéder à la quasi-nullité de Soi au point de s’oublier totalement en son Amante, renonçant à éprouver quelque plaisir ou jouissance des sens ? Non, bien évidemment, les choses ne sont nullement à sens unique. ‘Je M’aime en Toi’ est toujours la juste mesure d’un amour aussi bien consenti et éclairé des deux côtés. Ce JE que nous sommes, nous ne pouvons le jeter aux oubliettes au simple motif de ces assertions existentielles : ‘JE vis, JE pense, J’aime’. Par nécessité le JE est toujours prévalent pour la simple raison que MA façon d’être au monde, d’être à l’autre, sont toujours inscrits dans l’irrémissible et indépassable factualité du JE. Il est un fait que JE suis, que les sensations, les perceptions, les affinités sont MIENNES, que JE ne pourrais m’y soustraire qu’à perdre mon identité qui est aussi mon essence.

   Si le fameux ‘fin’amor’ suppose la soumission de l’Amant à son Amante dont il doit conquérir le cœur et, sans doute la chair, n’y a-t-il pas une manière d’injustice dans ce déséquilibre, un amour total ne recevant en contrepartie qu’un amour partiel ? Si l’amour est un absolu, et il faut en faire la thèse au moins théorique, contemplative, il ne peut qu’exister dans sa totalité sans réserve aucune qui privilégierait un Tel du couple au détriment de Tel autre. Si tel était le cas il ne s’agirait, en toute connaissance de cause, que d’un marché de dupes, du troc d’un amour contre des ‘commodités’. Ceci ne constituerait que le lieu d’une perversion et les sentiments éprouvés par la Belle ressembleraient fort aux basses œuvres d’un amour vénal dans quelque sombre boudoir capitonné de luxure et de vanité. L’amour exige l’amour en retour, non une vulgaire monnaie de singe. Mais si nous parlons d’amour à égalité de rétribution, alors ceci ferait pencher le trébuchet en faveur de l’idée que les amants, l’Un et l’Autre, payés à leur juste valeur, chacun y trouverait son compte, le sens d’une juste altérité pouvant ici s’écrire en exergue de la rencontre. Certes oui, mais cette position, nous devons le rappeler, ne résulte que du jeu de l’utopie qui consiste à réaliser une égalité des partages, à supposer que chaque ego ne vive qu’à faire apparaître l’Autre, à le faire briller au prix d’une abstraction du Soi.

   

   Epilogue

 

   Certes, le motif de l’Amour, figure solitaire promise à son propre effacement, est sans doute difficile à repérer dans ce long article qui s’essaie à emprunter quelques uns des multiples chemins du sens. Cependant le fil rouge qui en traverse l’épreuve est celui qui thématise l’Amour en son aporétique figure, comme si l’idée même d’amour ne pouvait s’inscrire qu’au fronton de quelque utopie, non figurer ici et là, s’incarner en tel ou tel Existant ou Existante. Peut-être l’Amour devrait-il perdre sa majuscule, s’orthographier avec une minuscule, ainsi, ‘amour’ et ne constituer que la figure allégorique posée par le divin Platon dans ‘Le Banquet’, comme l’on piquerait une fleur sur un chapeau afin de l’agrémenter, autrement dit en faire une simple apparence.

   Ici se donne à voir la problématique platonicienne au travers de laquelle l’amour-sensible ne serait qu’un reflet de l’Amour-Intelligible dont la lumière ne brille qu’aux yeux de ceux qui, sortis de la Caverne, sont capables de regarder la lumière du Soleil. Ils sont nommés tels ‘Les Rares’, sinon ‘Les Invisibles’ au motif que jamais personne n’a rencontré L’Homme, mais toujours cet homme-ci, cet homme-là, objet de chair en sa mortelle condition.

   Et si nous parlons de ‘mortel’, ceci n’a rien du hasard, on ne peut évoquer les choses de la Vie qu’en cette perspective Mortelle puisque, aussi bien, nous les hommes et femmes sommes des Dasein, à savoir des Passants qui ne s’inscrivent que dans la perspective de la finitude. Nous sommes « les seuls capables de la mort en tant que la mort », selon la formule célèbre heideggérienne. Tout, dans l’existence, se loge sous le sceau de cette empreinte indélébile. L’amour en particulier puisque

 

c’est par lui que nous venons au monde,

par lui que nous résistons à la finitude,

par lui enfin que se solde notre parcours humain,

dans notre étreinte finale avec la Camarde

dont Brassens chantait si joliment et avec humour la triste réalité :

 

« La Camarde qui ne m'a jamais pardonné

D'avoir semé des fleurs dans les trous de son nez

Me poursuit d'un zèle imbécile »

 

   Or c’est bien contre ce « zèle imbécile » que nous élevons lorsque ‘sacrifiant’ aux plaisirs charnels, nous ne cherchons jamais qu’à éprouver ‘La Petite Mort’, pensant qu’elle nous exonèrera, au moins provisoirement, de ‘La Grande Mort’, la faucheuse impitoyable qui moissonne nos têtes au mépris de toute convenance.

 

Qu’avons-nous à lui opposer ?

Des Noces ?

Un accouplement cathartique ?

Le cri d’une brève jouissance ?

  

  C’est Elle qui, ayant le dernier mot applique sur nos lèvres, autrefois gourmandes et désireuses, l’ultime baiser qui sera notre dernier acte d’amour. ‘Noces’, oui, mais ‘Noces barbares’ car l’idée même de liaison porte en elle les ferments de son propre nihilisme. Ce que ‘Noces’ est supposé dire en mode de joie, ‘barbares’ vient en décimer la fragile figure, autrement dit s’affirmer tel le cruel nihilisme. Afin de clore cet article, il nous suffira, une fois encore, de viser correctement la sémantique de cette Belle et Inquiétante Figure.

 

Androgynie formelle

   Ne sommes-nous saisis d’effroi au constat de ces yeux vides, de ces orbites creuses, signes avant-courriers de la Mort ? Ne sommes-nous reportés au plein de notre tragique condition à ne pouvoir déchiffrer le visage de ces Existants ? Ne percevons-nous, comme antinomiques de la relation, ce vide, cet abîme qui se glissent entre les supposés amants ? Ne sommes-nous directement confrontés à l’essence même du Néant à ne laisser venir à nous, tous ces trous, toutes ces failles, ces avens qui creusent les corps et les précipitent à trépas ? Et ici, il ne s’agit nullement d’un fondamental pessimisme ou d’une inclination à la noirceur entrenus par  quelque mal mystérieux. Nous ne faisons que traduire au plus près ce que la forme nous dicte au gré se son apparaître qui, déjà, n’est qu’un disparaître.

   Si nous visions cette œuvre à la manière d’une fable, alors la morale de l’histoire serait simplement celle-ci : toute altérité est pure invention de l’esprit, le tout-autre-que-soi n’est en définitive que notre ‘part manquante’, le creux qui s’est imprimé originellement en nous de cette moitié dont, jamais au grand jamais nous n’avons pu faire le deuil. Nous ne sommes des vivants qu’à l’être à demi. Si exister (‘eksister’) est sortir de soi en direction du monde, notre projet le plus secret serait uniquement un trajet de Soi à Soi, une plongée dans l’abysse de notre être propre qui porte pour l’éternité de notre vie les stigmates d’une brûlante incomplétude. Le voile dont l’Amour est la fragile dentelle consiste en ceci, à savoir que le simple terme de ‘noces’ dont nous pensons spontanément qu’il recèle toute source d’un possible bonheur, la réalité est bien plus verticale que ceci :

 

deux solitudes assemblées ne font pas un salut,

deux solitudes s’accroissent toujours de leur mutuelle tristesse.

 

   Nous sommes seuls à l’heure de notre Mort. Pourquoi ne le serions-nous à l’heure de notre Vie ? Quel prodige aurait donc métamorphosé notre essence ? Quelle soudaine braise surgirait donc des cendres ? L’androgynie a tracé en nous sa césure. Les bords de la plaie sont béants qui ne peuvent être recousus, sauf provisoirement, le temps d’une ambroisie, le temps d’un rapide acte d’amour.

 

‘Trois p’tits tours et puis s’en vont’ !

 

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23 juin 2021 3 23 /06 /juin /2021 17:13
Une esthétique de la disparition

‘L'homme-cible’ (1914)

 Giorgio de Chirico

*

   C'est comme cela, parfois, nous sommes en polémique avec nous-mêmes. Comme si nous avions, soudain, à regarder ce qui n'est peut-être pas montrable. En-dessous de la ligne de flottaison. La coque est de bois ancien, couverte de patelles gluantes et nous ne savons gère comment parler à ces cônes de chair molle. Y aurait-il, sous la coquille striée, quelque mystère dont nous n'aurions pas pris la mesure ? Ou bien s'agirait-il de nos actions mauvaises, de nos pensées délétères ramassées en forme de bubons ? Car, c'est bien vrai, nous les Hommes, les Femmes de bonne volonté, parfois nous ne sommes pas à la hauteur, parfois nous nous dérobons, parfois nous sommes humains à demi et encore !

"La barbarie à visage humain", disait le Philosophe.

"Humain trop humain", disait l'Autre.

"Humain pas encore humain",

disait un Dernier, pensant que l'humanisme était, toujours, une voie à construire, une citadelle à édifier, un Radeau de la Méduse dont, jamais, on ne pouvait anticiper la majestueuse dérive sur les flots badigeonnés de vert de la Métaphysique. Et notre étrave ourlée de mousse et de lichens, est-elle la métaphore d'un destin condamné avant que d'arriver au port ?

  Mais combien ces images indigentes sont loin de rendre compte de la réalité ! Mais il faudrait alors parler du bitume qui calfate la moindre de nos fissures, de la poix encore fumante qui s'immisce entre nos planches jointives. La poix, le bitume, comme autant de plaies vives, d'irrésolus enfantements de l'âme, d'éternelles perditions, de reniements sourds. Mais, aura-t-on, un jour, la force de se saisir d'un galet rond et compact et de le projeter dans le phare étroit qui nous fait nous diriger vers le fanal parmi les contractions blanches de la brume ? Car notre lucidité s'étiole, notre conscience pareille au lumignon dans le cachot, vacille, notre esprit se réfugie dans l'antre étroit d'une braise verte : à peine le souffle faiblement levé de la luciole. Et, pourtant nous nous contentons de ceci qui nous atterre, et pourtant nous godillons au milieu des flaques putrides, et pourtant nos bras étiques tiennent la barre avec l'audace d'un Capitaine fier de son embarcation. Ou presque, car nous sentons bien le naufrage proche, la quille grasse retournée dans une mare d'huile, pareillement à notre propre échouage sur les rives étroites de la finitude.

  Mais on relève la visière en carton de sa casquette, mais on visse sa lunette de laiton au bout de son œil de poulpe et, que voit-on ? Mais on ne voit rien, si ce n'est sa propre effigie de cuir bouilli identique aux ombres chinoises et une vague brume dressée dans le noroît. Des formes, pourtant. On dirait une citadelle et des hommes placés en sentinelles. On dirait une vie emprisonnée dans un aquarium vert, un bocal de verre à la densité de plomb.  Ce sont peut-être des revenants, peut-être des rescapés d'un bien étrange au-delà qui nous hèlent afin que nous entendions leurs suppliques. Mais ils ne semblent pas avoir de bouches, ou alors ce ne sont qu'orifices béants pareils à la gueule des poissons, quelque baudroie abyssale cherchant à nous entraîner par le fond.

  Alors nous appelons mais nos cris sont devenus à peine plus conséquents que gonflements de bulles au-dessus des tourbières. Alors nous nous essayons aux déplacements mais nos jambes sont laineuses, effilochées, pareilles aux lianes. Alors nous prions mais nos mains sont trop éplorées pour pouvoir se recueillir dans un même geste de piété. Alors nous gémissons mais PERSONNE n'est là pour nous entendre. Un instant, à la vue de ces silhouettes perdues dans le brouillard, nous avions cru à quelque Farghestan sur le rivage duquel nous aurions pu jeter l'ancre. A condition, évidemment, d'éviter les projectiles de ce peuple étrange, sauvage sans doute, possiblement rompu à l'art de la guerre. Car, voyez-vous, même la sublime guerre possède son art ! Une esthétique de la disparition, si l'on peut prendre la liberté de s'exprimer ainsi.  Mais à côté de notre singulière désolation, la fureur des hommes du Rivage des Syrtes eût été une aimable palinodie, une sotie pour gueux égarés, une farce pour saltimbanques.

  Mais, c'est bien pire et nous n'y pouvons rien. Tout ce qui, jusqu'ici, nous a parlé en termes ombiliqués et en phrases occluses n'est qu'une piètre allégorie de notre errance sur les flaques de mercure qui gonflent sous les horizons. Nous sommes écartelés, un membre au septentrion, un autre en terre australe, un autre occidental, un autre enfin, oriental. Jamais de synthèse qui réunirait le tout en une harmonie vraisemblable. Cela nous le savons depuis au moins notre naissance et, malgré cela, nous continuons à nous accrocher à notre coquille de noix. Les battements sinistres de l'eau contre les flancs de la coque, les grincements des mâts, les déhanchements de la dunette sous les meutes des vagues, rien n'y fait et la cale est envahie d'eau que nous poursuivons notre route, en aveugles, comme si nous étions pris d'une cécité tenace, d'un tel engourdissement de l'esprit que ne persisteraient à l'horizon de notre conscience étroite que de sombres écumes, de pâles obstinations en quête d'elles-mêmes.

  Pareils à Apollinaire-le-trépané de Giorgio de Chirico, nous sombrons continuellement dans les flots glauques de l'absurde. Ceux-ci nous rappellent d'autres flots de notre enfance, lorsque, avec des camarades, les journées d'été au long cours, afin de tromper la langueur du temps, nous allions au moulin sur la rivière. Nous y actionnions une sorte de treuil afin de faire remonter la lourde plaque de fer qui retenait les eaux. Une cataracte de liquide lourd, sombre, aux reflets métalliques de cuivre éteint se mettait à bouillonner, emportant avec lui des poissons aux yeux globuleux, sans doute pris de cataracte. Cette image nous a toujours incliné à penser que le Néant avait cette couleur terrible, compassée, en quelque sorte innommable. Nous ne savions pas encore, dans la fleur de l'âge, que cette impression de basculer dans la chute sans moyen d'y pouvoir rien faire, plus tard nous la découvririons chez Camus, Sartre, Nietzsche. Nous vivions les premières atteintes du nihilisme par procuration. Sans doute cette introduction bien involontaire à un existentialisme abrupt nous orienta, très tôt, à faire de "La nausée" notre livre de chevet. Depuis, l'existentialisme - dont il est de bon ton de dire aujourd'hui qu'il est dépassé - n'a cessé de nous accompagner, nous aidant, souvent, à entretenir dans les moments inexacts, une juste rébellion.

  Cette belle œuvre de de Chirico en était le pendant violemment métaphysique. Elle contenait, en une économie de moyens, une palette étroite comme la tragédie peut l'être, dans une gamme chromatique à proprement parler ontologique - comment ne pas convoquer toutes les ressources de l'être lorsque celui-ci se cerne de si funestes projets ? - tout ce qui pouvait, déjà, chez un préadolescent, s'illustrer comme la figure de la disparition, de l'occultation de la mémoire, de la condamnation de l'essence de l'homme, à savoir le langage. Car si Guillaume Apollinaire payait de sa vie la folie meurtrière des hommes, en même temps que le Poète, c'était le Langage qui était mis en demeure de survivre, de réparer cette cicatrice faite à l'intelligence. Une double blessure, une double ignominie : celle du mépris de l'homme d'abord, celle de la relégation de la poésie à ce que, jamais elle ne saurait être, une cible dans laquelle précipiter la première mitraille.

  Mais, pour conclure la parole revient de droit au Poète Giuseppe Ungaretti qui écrivait dans "Innocence et mémoire", ces magnifiques phrases qui, bien évidemment, se passeront d'un long commentaire : "Le XIXe siècle, épuisé par son effort démesuré de mémoire (ici s’impose l’image du naufragé qui, sur le point d’être englouti, revoit toute sa vie en un éclair et, même athée, se recommande à Dieu), son illusion d’avoir embrassé le temps infini dissipée, s’est retrouvé devant le vide, avec le sentiment, puisque la Providence n’est pas une fable, que des ailes lui poussaient." (…) " L’horreur de l’éternité ne nous a pas été cachée. L’instinct seul régnait. La familiarité avec la mort était telle que le naufrage était sans fin. En réalité notre vie n’était plus rien qu’un objet. Le premier objet venu. "

  Ce, qu'évidemment la poésie ne saurait être. A moins qu'elle ne soit "l'objet par excellence" ! 

 

 

 

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22 juin 2021 2 22 /06 /juin /2021 16:33
Dans la rumeur de vous.

Photographie : Nadège Costa

Avril 2015

Tous droits réservés

*

   Dans la rumeur de vous

   C’est juste une lumière, l’aile d’un papillon, la visitation d’une soie et rien d’autre que vous ne se présente au monde. La nuit est à peine finie que le jour s’installe avec la paresse de l’aube. Tout dans la caresse, tout dans le retirement de soi. Croyez-vous donc que le temps pourrait s’inverser et nous reconduire aux premiers jours, aux premières rencontres ? Vous souvenez-vous, au moins, combien la brume était légère, les heures étales, pareilles à l’eau grise de la lagune ? Et ce fier campanile qui semblait ne se dresser qu’à fêter notre rencontre. Ce jour est si loin et c’est comme si, jamais, il n’avait été. La cendre envahit tout et l’horizon est une perdition, une fuite que jamais nul cercle ne referme.

   Dans la rumeur de vous

   Voici ce qui me reste et la vie demeure dans son insistance de glu. Mais comment donc saisir ce qui est rêve, cette aile translucide que l’air dissout et les doigts pleurent de leur soudaine vacuité ? De leur silence. C’est comme un vertige de se souvenir. C’est comme une plaie et les braises s’y abîment avec la densité d’un cri. Votre prénom, je ne l’ai même pas connu. Seulement un tourbillon au creux de l’oreille, des meutes de frissons, l’éclair d’un bas pointillé de blanc, un tapis frangé, une tenture faisant son clair-obscur sur la pente de la mémoire. Et pourtant les idées de vous sont si claires. Pareilles à la trajectoire parfaite de la flèche et la cible est trouée en plein cœur. Et la cible ne tient qu’à recevoir la prochaine pointe qui la déchirera. La laissera à demeure pour l’éternité.

   Dans la rumeur de vous

   Soudain il fait si froid dans le corridor des pensées. Le petit hôtel au bord du canal. L’escalier de pierre grise, les battements de l’eau. Et votre si légère vêture, à peine une buée, la stridulation d’un grillon. Mais pourquoi donc ceci a-t-il eu lieu qui n’aurait pu être que rêve ou bien fantaisie de l’imaginaire ? Qu’y avait-il d’urgent à habiter l’espace d’une étreinte cette fenêtre cernée d’étranges lueurs ? On entendait les noctambules, les claquements des escarpins sur le pavé. Nous avons vécu de ce rythme jusqu’à ce que la première clarté vienne vous ravir à moi. Vous êtes descendue fumer sur le quai de pierre. Vous étiez si peu vêtue mais à cette heure matinale, seuls les pigeons vous savaient démunie et fragile.

   Ce qui me reste, cette vision éphémère, ce bitume des bas sur le lisse de la peau, la perle de l’ombilic habitée d’ombre, la parenthèse d’une main sur la gorge nue, puis, soudain l’horizon, de vous, se dépeuple. On a démonté les gradins. Le spectacle est terminé. Les camelots et les bateleurs s’en vont dans un vol de libellule. Voyez-vous, je suis encore à cette fenêtre, les yeux fixés sur votre absence, rivés à la pierre insolente du quai. Elle est muette et je suis sourd au monde. Que votre ombre revienne. Seulement votre ombre. Je la retiendrai dans la geôle de mes bras. Oui, je la retiendrai et nous sombrerons, tous les deux dans l’oubli. Oui, dans l’oubli !

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Published by Blanc Seing - dans Microcosmos
21 juin 2021 1 21 /06 /juin /2021 16:37
 Le poème est éternité.

Le cheval "chinois" - Grotte de Lascaux

Source : Arts du Monde

*

(Les premières représentations de la fable humaine)

   

   A l'orée de cette si belle poésie, il ne nous paraissait pas possible de lire et de laisser dans l'ombre ce qui, de soi, brille de l'éclat du silex. Toute œuvre de langage aboutie entraîne aussitôt dans son sillage une manière d'écume qu'il convient de ne pas laisser retomber. Le langage féconde le langage comme les gouttes font avancer la rivière. C'est de la source dont il faut partir, puis cheminer longuement de concert avec ce qui est promesse de beauté. Tout alors flamboie d'une singulière vie intérieure. Bientôt sera l'estuaire, mais rien n'aura été perdu, l'eau aura été fécondée et portée à son accomplissement. C'est de cette manière qu'il convient de cheminer à côté des œuvres, en ouvrant un dialogue avec elles, plutôt que de demeurer dans le silence ou l'accompagnement distrait. Écoutons donc ce que ce poème, entre les lignes, a à nous dire :

[NB : le court texte ci-dessous n'est pas à lire comme commentaire du poème,

mais seulement comme fable jouant en écho avec ce qui s'y dévoile et conduit

le lecteur dans une contrée où il n'y a plus de repères logiquement assignables.]

*

'Enfantée d'éternité'

 

"Lorsque je te vois

Attentif

A l’orée de ta forêt,

Tu portes en ta veste de feuilles

Des fragments de rouleaux verts,

Et au poignet

Cette liane de pervenches.

Je ne sais d’où tu surgis

Toi qui désarticules

Les marionnettes de la mémoire.

Je t’entends faire trembler la porte de la chapelle,

Allumer une à une les bougies

Aux yeux étincelants.

Tu prépares un coin de sol,

Un tapis de sable

Et

Ce que tu me tends à boire,

Dans ta paume ouverte,

A la couleur de l’ambre fondue.

Je m’y brûle les lèvres

Dans la fraîcheur de tes yeux de nacre.

Nous parlons

Le langage du silence

Car

Ni ta voix

Ni la mienne

Ne peuvent se trouver.

Et de ces paroles

Qui s’échangent sans syllabes

Naissent

L’or et le pourpre

D’une chorale d’ oiseaux invisibles.

Après

Que nos tempes se soient

Adoucies l’une à l’autre

Que ma main

Redevienne fragile

Je me relève,

Etrangère au monde

Enfantée d’Eternité."

 

Nathalie Bardou

"Enfantée d’Eternité"

*

(Quelques variations sur cela qui s'énonce dans la rareté.)

   

   Voilà ce à quoi nous conduit le poème. Nous nous absentons du monde. De nous-mêmes aussi. Comment dire cette étrangeté qui s'empare de nous et nous dévoile un rayon d'infini ? Car, sur la terre, tout s'évanouit dans un lumineux poudroiement. Car, dans le ciel, tout se déploie et s'élance bien au-delà du vibrant arc-en-ciel. Car l'eau frissonne de milliers d'yeux qui sont comme de rapides comètes. Car le feu inonde les regards et se répand en nappes rubescentes partout où une once d'esprit se dérobe à la curiosité mondaine. Car nous sommes nous-mêmes en même temps que nous ne le sommes plus ou bien ne le sommes encore. Car tout s'étoile et signifie jusqu'aux limites de l'absolu.

   Les mots ne sont plus des mots qu'à retourner l'écran de notre peau de manière à en faire une voile tendue au souffle de la déraison. Notre vue se brouille, notre vue se rétracte, l'étrave de notre chiasma, bombardée de millions de phosphènes, rutile dans le blanc. Nos dendrites dansent dans les gangues de grise myéline, notre aire occipitale ploie sous les meutes d'images polychromes. Et notre cochlée, somptueux limaçon empli de toutes les rumeurs du monde, jongle avec les spirales des sons multiples.

   Nous sommes au creux même de notre ressourcement, nous sommes redevenus ce que nous n'avons cessé d'être, de simples remuements aquatiques abrités sous l'arche polychrome. Notre fontanelle souple, ludique, translucide, tutoie le merveilleux dôme par lequel, bientôt, nous serons au monde, dans le plus complet éblouissement. Cela fuse, cela fait ses paysages oniriques, cela déplie les infinis fragments du kaléidoscope interne. Traits, pointillés, courbes, parenthèses du jour, orbe abritant de la nuit, nuages d'ébène, soie de la peau d'amour, lèvres ourlées du carmin désir, froissements d'eau, enlacements de doigts, pliure du poème en ses tintements d'abeilles, ruche dorée par où s'écoule le miel de la pure donation, vibrance du nectar, élancements du pollen dans toutes les dimensions de l'espace.

   Nous sommes visités, nous voyons l'invisible, le sublime peyotl allume ne nous sa dimension artaudienne, nous volons au-dessus du pays rouge des Tarahumaras, nous entrons dans les cercles labyrinthiques da la pensée, nous nichons au creux de la termitière du langage parmi les grappes d'œufs et les multiples galeries des songes habités. Nous nous saisissons d'une brindille et, sur les murs de bave et de terre, nous dessinons les dessins d'ocre et de sanguine des peuples pariétaux, nous gravons les signes des hordes primitives, les flèches, les pointes, les cercles, les glaives, les vulves, les femmes aux seins pléthoriques, leur laitance est notre essentielle nourriture, nous nous roulons à terre, le corps possédé d'argile rouge, des lianes entourent nos chevilles, nous dressons notre étui pénien vers le dieu-fécondant, le dieu de la pluie, celui qui nous dit en larmes claires la fable de notre présence dans les ornières ouvertes du sens.

   Nous fumons le chanvre, nous buvons le kava, nous enduisons notre tunique de peau de cendre, nous mangeons les braises, nous sommes volcans, nous sommes rivières bondissant sur le bronze poli du basalte; nous sommes vent sifflant sur les cimaises de la canopée, nous sommes ruisseau sous les fuites vertes de la forêt primitive. Nous sommes les primitifs, les vrais hommes. Notre marche est langage. Nos gestes sont langage : ils disent la cueillette du fruit sauvage, la hâte de la manducation, le saut hors de la mort; ils disent l'aurochs à abattre, ils disent le feu à allumer, ils disent le sexe à posséder, le glaive enduit de résine dans la lézarde du néant, car nous ne savons plus qui nous sommes parmi le rut et le jaillissement par lequel nous échappons aux griffes de l'inconnaissance.

   Nos gestes équarrissent le monde, le sculptent à coups de haine, à coups de boutoir. Notre sommeil est lourd comme les nuages qui pèsent sur nous de tout leur poids d'inconséquence. Notre faim est immense dont nous ne savons ni le commencement, ni la fin. Depuis toujours nous voulons posséder ce qui nous fait face : la femme aux hanches en amphores, la vallée et son foisonnement d'arbres, le renne aux bois s dressés, la montagne où se cache l'éclair, la terre et ses vases cuisant dans le feu. Nous voulons tout ce que nos yeux dévoilent, tout ce que nos mains touchent, tout ce que nos oreilles entendent. Nous voulons ce qui n'est pas nous, qui nous résiste, nous oppose sa volonté. Nous voulons l'eau pour étancher notre soif, le feu pour aiguiser nos pieux, le limon pour faire pousser nos graines. Nous voulons tout ce qui n'est pas nous.

   Mais il y a une chose que nous ne pouvons pas vouloir, chose qui, elle, nous veut comme sa possession la plus intime : le langage. Le langage est partout. Dans les zébrures du ciel, dans la marche de la gazelle, dans le bondissement de la source, dans la brume qui plane au-dessus de l'étang. Le langage, nous ne le voulons pas puisqu'il est ce que nous sommes en propre. Le langage et nous : deux gouttes d'eau; deux vibrations qui se font face, deux miroirs reflétant une identique image. Dites "Homme" , et vous avez le langage. Dites "Femme", et vous avez encore le langage. Dites "Langage" et vous avez l'infini poème du monde, la course circulaire des étoiles, la nuit d'obsidienne, le silence des yeux, le dépliement de la crosse de fougère.

   Le langage est totalité qui rassemble tout dans un même creuset. Ôtez le langage et alors, vous n'avez plus ni pensée, ni mots pour dire l'amour, ni mots pour dire la haine. Plus rien qu'une plaine livide parcourue de blizzard. C'est pour cette raison qu'Hommes, Femmes, nous parlons sans arrêt, depuis notre premier souffle jusqu'au dernier. Nous parlons le jour, disant la générosité du ciel éclairé par l'étoile blanche dispensatrice de beauté. Nous parlons la nuit sur l'immense agora de nos rêves. Nous parlons dans le silence les mots de la méditation, de la prière, du recueillement, de la supplique d'amour. Cela parle en nous à notre insu, depuis nos rivières de sang, nos chutes de larmes, nos éclaboussures de rires, nos liqueurs intimes, le crissement de nos aponévroses, la petite musique de nos ligaments, la plainte suppliciée de nos sexes.

   Nous jouissons et nous parlons. Nous souffrons et nous parlons. Nous désirons et nous parlons. Nous ne sommes que cela, des machines parlantes-désirantes qui jetons dans l'espace les longs rhizomes de l'exister. Cependant, parfois, nous peignons, dessinons, faisons de la course à pied, taillons un bout de bois. Mais jamais dans le silence. Toujours un bruit de fond qui coule en sourdine et fait son bruit de crécelle. Comme les lépreux, nous avançons sur terre en faisant tourner notre petit tourniquet bavard afin de signaler notre présence, afin de prouver notre être, de tendre au-devant de nous nos mains en forme de suppliques. Infinie beauté du langage qui n'a besoin rien pour se dire alors que nous, les hommes, avons besoin de lui pour continuer à tracer notre chemin. Il nous reste la voie du poème pour nous retrouver nous-mêmes. Il n'y a guère d'autre vérité à dévoiler que celle-ci. Que ceux, celles qui ne le croiraient pas commencent à renoncer au langage. Ils feront alors l'épreuve de l'immédiate finitude. Sans doute nul ne le souhaite !

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