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12 août 2021 4 12 /08 /août /2021 07:51
Née de l’ombre-lumière

" Pensione Santo Stefano " 1997

©dupertuis

 

***

 

Longtemps on a erré dans la nuit,

d’un bord à l’autre de ses rives étroites.

Longtemps on a connu

le noir dense et lui seul.

 

   C’était une encre plus que marine, une encre des abysses. On essayait d’avancer, les mains perdues vers l’avant de soi, à la manière des aveugles et des désespérés. On ne touchait guère que des étoupes illisibles, des boules d’ouate à la consistance de rien. On était soi, mais sans être sûr de pouvoir encore y accéder, d’en connaître l’essence. C’était comme un bouquet de fleurs fanées, il ne restait dans les doigts qu’une odeur de regret et la douce impression d’être arrivé au-delà du sommeil, dans une zone de confortable incertitude. Certes on ne se plaignait pas d’avoir perdu jusqu’à son identité, de n’avoir plus de nom au gré duquel quelqu’un sur terre nous appellerait.

   On était plié au sein de sa coquille, on avait rentré le globe de ses yeux à l’intérieur de soi, on avait dissimulé son pied baveux sous le massif de son corps, on avait connu l’existence discrète de l’Helix Aspersa, on demeurait cet étrange gastéropode dont la conscience spiralée se donnait à la manière d’une perte de soi, d’un non-retour. On n’avait plus d’horizon que le faible contour de son être. Il n’était jusqu’à sa propre voix intérieure qui n’eût régressé, mince filet d’eau s’écoulant dans une étique rigole, chapelet de gouttes tombant de la haute margelle d’un puits. On n’avait plus nulle épaisseur, à peine la consistance d’une luciole perdue dans le chaume incendié de l’été. On se fût confondu avec la feuille trouée jonchant le sol, avec le corps étroit de la fourmi, avec la nuée de poussière rouge qui montait au ciel et l’inondait de sa teinte de sang.

 

Longtemps on a erré dans la nuit,

d’un bord à l’autre de ses rives étroites.

   Longtemps on a connu

 le noir dense et lui seul.

 

   On a longuement dormi dans quelque tanière hostile, à la façon d’un fennec des sables, On a oublié jusqu’à sa propre condition, l’humaine, retrouvant l’archaïque, la reptilienne, l’animale. On avait amenuisé sa conscience à la hauteur d’un minuscule point. Les idées s’étaient creusées, avaient perdu tout leur suc, elles n’étaient plus qu’un ris de vent glissant sous le ventre lourd des nuages. Les pensées ? De pierre et de silex, intensément minérales, intimement soudées au roc biologique en sa plus exacte concrétude. Se savait-on encore homme ? Se percevait-on forme simplement charnelle ? Mais la question n’avait aucun sens. Interroge-t-on les étoiles sur leur consistance cosmique ? Questionne-t-on la raison de la chromogenèse du prodigieux caméléon ? Se pose-ton quelque problème quant à la nature profonde des choses ? Non, Vivant on vit, Existant on existe et nul ne nous en tiendra rigueur au motif que toute question portée à sa pointe extrême ne se résout jamais qu’en aporie.

 

Longtemps on a erré dans la nuit,

d’un bord à l’autre de ses rives étroites.

   Longtemps on a connu

 le noir dense et lui seul.

 

   Maintenant la nuit arrive à sa fin. Les lourdes étoffes de gris regagnent leur antre mystérieux quelque part derrière le dos des collines. La lumière n’est encore qu’une vague tache à l’horizon. Elle monte en sourdine, elle fait sa vibration ténue, elle vient jusqu’à la chair opaque et la rend soudain transparente tel le cristal. Tout en haut du ciel, se lèvent les premiers mots du poème du jour. On les entend dans le creux de soi, pareils à des gestes d’enfants alentour d’une comptine. Cela bouge lentement, cela profère en silence, cela se retient de paraître, cela s’annonce et se retire en un seul et même mouvement. En soi, on sent les cercles de clarté qui dépouillent notre être de ses gangues de nuit, le rendent à sa propre consistance d’homme. Cependant, encore, un reste d’instinct demeure enfoui au plein du corps.

   On le sent confusément, un désir sensuel sculpte le massif de qui on est. Enfin on est rendu à soi, le tain de l’heure nous renvoie une image que nous reconnaissons comme la nôtre. On s’étire. On fait ses ablutions. On s’en remet au baume régénérateur du temps. On est encore, en quelque manière, retenu au cœur de la nuit, on en éprouve le flux de soie, on en ressent la douceur toute maternelle. On ne sait ce qui nous avait égaré, soustrait à notre juste mesure d’homme, porté sur d’étranges fonts baptismaux que hantaient d’étonnants animaux sortis tout droit de notre bestiaire inconscient.

 

On veut la pleine lumière.

On veut l’arcature ouverte du désir.

On veut l’ivresse de la possession.

De Soi,

de l’Autre.

 

   Quelque part, au large du monde, en une terre inconnue, brille telle une étoile dans l’azur l’enseigne de la ‘Pensione Santo Stefano’. Le jour est si discret avec sa belle teinte d’aube. A peine une ombre posée sur le céladon léger des choses. Au travers des persiennes de bois, une lueur s’invagine dans le secret de la chambre. Une souple caresse visite le parquet de lames claires, luit faiblement sur les tiroirs de la commode, allume sur la cheminée de marbre blanc la délicatesse d’une cendre. Tout est encore au repos. Tout est encore au sommeil. Le village dort. Des chats furtifs glissent dans les rues désertes. Les premiers hommes sont à leur toilette. Les premiers travaux attendent dans de sombres ateliers. La lumière bouge à peine, comme si elle hésitait à abandonner ses vêtures ténébreuses. C’est l’heure entre toutes élue, de la révélation, de la prière aussi, de la méditation avant que le monde ne prenne son rythme, que la foule des hommes ne s’écoule, tête basse, en direction des ‘travaux et des jours’.

   La lumière, la belle lumière fondatrice de sens s’est soudain ramassée sur elle-même, a grésillé, a bourgeonné avant même que de révéler la beauté unique de sa naissance. Elle est montée de l’ombre, de l’ombre nuptiale, s’est dépliée à la façon d’un lotus émergeant du miroir de l’eau, large corolle cherchant le lieu de son éclosion. C’est là, à la confluence du Noir et du Blanc que le mystère s’est accompli, que ce qui attendait patiemment depuis toujours vient à la mesure de la manifestation, de son dévoilement. Le drap est gris, il dit la belle neutralité des choses. Le drap est accueil de ceci qui a à paraître dans la gangue lisse de la solitude. Il n’y avait rien que la nuit animale lovée en son sein, la nuit mutilante de formes, la nuit abrasive d’où ne sortaient que les simulacres de rêves inexaucés. Voici, maintenant, que tout se donne dans la joie sereine, la plénitude attentive.

   Le massif de la tête est un buisson noir d’où rien n’émerge que du paradoxal, de l’ambigu, de l’inatteignable et les mains sont hémiplégiques et le langage est aphasique qui demeure celé en soi. Mais ici n’est nullement l’espace d’un deuil. Bien plutôt le surgissement d’un bonheur qui hésite à s’offrir. Comme si la retenue était le seul gage de quelque chose s’accomplissant dans la multiple donation du monde. Le visage, mais il n’y a nul visage, cette haute épiphanie humaine qui dit le fondement essentiel de l’être. Toute dissimulation, tout retrait, s’ils font signe vers un possible manque, indiquent aussi la libre possibilité qui nous est remise de donner cours à notre imaginaire, de faire se dresser l’Esquisse de l’Autre de telle ou de telle manière. Cette absence est belle. Elle est identique à l’attente anxieuse, mais combien fondatrice d’espoir de l’Amant sur le seuil de découvrir, à nouveau, son Amante.

 

Tout objet précieux est remis au luxe de son écrin.

Toute gemme singulière sommeille dans l’étui silencieux de sa glaise.

  

   Née de l’Ombre-Lumière est bien de la consistance diaphane des songes. Elle vient à nous ‘sur des pas de colombes’, elle connaît sa paix en même temps qu’elle nous en fait l’offrande. Son corps, mais s’agit-il vraiment d’une œuvre de chair ? Ou bien est-ce notre imaginaire qui en a tracé les traits, notre désir qui en a hissé la souple et lisse venue, ici, dans cette chambre, dans cette ‘pensione’ qu’on a peut-être hallucinée afin qu’elle confirme qui on est dans l’égarement toujours plus tangible de ce qui s’offre à nous, dont le caractère dérobé est constitutif de notre propre errance ? Oui, nous sommes de fuyantes Figures, de simples éclisses de temps, des copeaux d’instants qui ne se connaissent qu’à s’éloigner d’eux-mêmes, à s’animer tout autour de spirales de vide, à emprunter des chemins qui se perdent dans ‘l’inquiétante étrangeté’ de hautes futaies. Est-ce au gré d’une réassurance que nous projetons cette image sur l’écran de notre lucidité ? Mais qu’importe le coefficient de réalité, et puis, au juste, qui pourrait dessiner le réel, lui donner contours et contenu ?

   L’arrondi d’une épaule, il ressemble à la douceur océanique d’une dune qu’une indistincte brume visiterait, la courbure du dos, le creux dissimulé de l’aisselle, le sein supposé, puis cette juste coulée de clarté le long du bras que sont-ils si ce ne sont de lumineux repères qui éclairent notre avancée tout au long de notre indéchiffrable destin ? Cette image d’une Alanguie est emplie d’une réserve qui nous attire bien plus que ne le ferait une autre image en sa plus ouverte efflorescence. A la poursuite de Soi, à la recherche de l’Autre, toujours il faut cette marge de subtile indécision, ce halo d’imprésence, cette presque dissimulation qui, menée à son acmé, ne laisserait plus qu’une interrogation flottant dans les espaces infinis de la vacuité qui, parfois, nous assaille dans notre quête de signification. Regardant Elle-qui-dort (ou feint-elle seulement le sommeil ?), nous sommes immergés au plus intime de nous-mêmes, dans cette zone interlope pareille aux terrains vagues des banlieues urbaines, saisis d’un flottement qui nous déporte de nous en même temps qu’il nous installe dans le site d’une vérité.

 

C’est parce que rien n’est jamais assuré que nous doutons.

C’est parce que nous doutons que nous questionnons.

C’est parce que nous questionnons

que nous sommes hommes au plein même

de notre condition.

 

   Née de l’Ombre-Lumière est venue du Gris, cette teinte médiatrice qui nous confirme dans notre avancée, entre le Blanc de la pure présence, le Noir du retirement. Oublier ceci, cette sublime joie, cette infinie tristesse, c’est faire du mensonge la texture de l’exister. Or, Vivants jusqu’au bout de nous-mêmes, que voulons-nous ?

 

On veut la pleine lumière.

On veut l’arcature ouverte du désir.

On veut l’ivresse de la possession.

De Soi,

de l’Autre.

 

 

 

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9 août 2021 1 09 /08 /août /2021 08:35
Rien n’est beau que le Simple

 

Port Ostréicole - Andernos Les Bains

Photographie : Hervé Baïs

 

***

 

   Le simple, comment faut-il le saisir ? Et, du reste s’agit-il d’un ‘saisissement’ ? Bien plutôt une libre venue à soi de ce qui fait sens depuis le lieu unique de son être. Le simple, sans doute ne peut-on le décrire par la négative : ‘le simple n’est pas ceci, le simple n’est pas cela’. D’emblée, en une certitude, nous comprenons combien cette négativité correspond mal à l’idée de ce qui fait phénomène tel le pur prodige. Imaginez, l’éclair d’un instant, il n’y a rien que le silence et le vide. Imaginez, à la suite, le surgissement, tout en haut de votre vision, d’un halo de noir diffus. Il est presque à la limite du gris, un noir qui s’efface et ne garde de son deuil qu’un crêpe si léger, on le dirait tissé des ombres du rêve, ourlé des plus vives clartés qui se puissent imaginer. C’est étonnant cette inclination d’une ombre à contenir son envers, à déplier depuis le sein même de sa présence ce que nul n’attendait.  Ceci cependant était en sommeil, se retenait avant que l’heure de son entrée sur scène ne s’annonçât à la manière d’une assurance de tout temps suspendue au-dessus du peuple des choses. Certes, entrée à pas de velours, une consistance de peau de pêche, une délicatesse feutrée, une élégance sur le point de se dire dans le mode du susurrement. Toujours les motifs essentiels s’annoncent dans le retrait, la modestie, l’hésitation, comme un enfant sur le bord du sommeil qui façonne de ses mains inventives, sur la blancheur des draps, ce songe d’éther qui, il y a peu, l’emmenait si loin, bien au-delà des frontières de sa peau.

   Mais par quel miracle, ce ciel si haut dans sa noirceur légère se décolore-t-il pour devenir cet air de pur cristal, translucide, infiniment diaphane ? Sublime métamorphose d’une chose qui, sous d’invisibles doigts, dévoile l’entièreté de sa nature. Jamais nous n’aurions pu soupçonner une telle plasticité, une telle ressource. Je deviens ce que j’ai à être depuis ce langage muet qui m’habite et paraît au jour sous la figure de l’évidence. Nul ne se pose de question sur la nuit qui devient aube. Sur l’aube qui devient lumière zénithale, puis simple clarté au nadir, puis nuit à nouveau. Nous, les humains, pris dans l’immense charivari du nycthémère, nous les Existants tissés de temps, ne parvenons jamais à percevoir cette avancée de l’âge, cette lueur qui, déjà rétrocède en direction de notre propre finitude.

   Tout au-dessus de l’horizon, le fleuve du ciel est étincelant mais dans le genre d’une généreuse et discrète opalescence. A voir ceci, qui est immense, on est tout au bord de l’Eternité, sur le point même où le fini bascule dans l’océan immense de l’Infini. Regardant le ciel, en réalité, on ne fait que franchir ses limites, se mêler au ‘divin cosmos’, connaître l’empreinte des dieux régnant sur le Mont Olympe. On a définitivement perdu sa silhouette de réalité pour se vêtir des somptueux habits du Mythe. C’est lui, le Mythe, auquel on attribue toute la charge de vérité dont, depuis toujours, il se fait le héraut. Le réel tangible, la terrible concrétude, le poids de la facticité sont de trop lourds fardeaux, ils nous aliènent et nous précipitent dans de sombres culs-de-basse-fosse dont nous ne pouvons ressortir que meurtris, à peine reconnaissables dans notre stature d’hommes.

   Nul effort à fournir cependant afin de vivre dans le pli exact de son être, de l’être-des-choses, de l’être-du-monde. Se disposer à la juste présence des choses. Laisser les choses éclore d’elles-mêmes. Ecouter leurs voix, entendre leur silence. Il ne saurait y avoir de félicité plus exacte que sa propre inclination à recevoir, dans la confiance, le sobre, le modeste, l’inapparent. ‘La Société du spectacle’ est le lieu même d’une fascination qui nous réduit à notre ‘plus petit dénominateur commun’. Vivre sur ‘le mode du ON’, se comporter tel le mouton de Panurge, c’est renoncer totalement à cette singularité qui constitue notre identité et nous affirme tel que nous sommes au milieu de la foule des autres ‘Errants’.

    L’homme simple, celui qui vit retiré sur son Causse natal, qui cultive juste ce qu’il faut pour subvenir à ses besoins, celui-ci est dans la justesse de ce que doit être une ‘vie bonne’. ‘A chaque jour suffit sa peine’ affirme le dicton. ‘A chaque jour suffit son indigence’ et cette assertion n’est nullement dictée par un rigoureux ascétisme, par le recours à quelque stoïcisme strict. Seulement une exigence d’annuler tout ce qui, en tant que superficiel, pervertit et assombrit les desseins de l’âme humaine. Nulle envie d’occuper la place de l’autre dans les pays où règne la pauvreté, où le dénuement est le mot unique qui compose l’ensemble des phrases du vivre ici, en ce temps d’injustice manifeste.

    Cette belle photographie, depuis le site de son dépouillement, ne revendique rien, ne lutte pour obtenir quoi que ce soit, vit en elle-même au rythme apaisé de sa sobriété. Nul concours d’élégance. Nulle prétention à s’affirmer plus haut que son propre motif. Tout est donné d’emblée dans le retirement de soi, le silence, juste à la lisière des choses, à leur source native, sur le bord de leur destin matinal, dans la lumière retenue de l’aube, cette sublime parenthèse avant que le jour ne paraisse et, parfois, ne gomme tout le réel dans une marge indistincte d’incompréhension. Trop de lumière (le ‘trop’ est l’index de la quantité, non de sa qualité), et le tout du monde s’efface et la beauté qui se donnait à même sa générosité replie ses tentacules, reprend sa vie de poulpe au profond des abysses, là où nul ne peut la voir, la supposer seulement.

   Donc la lumière, la lumière infinie, la lumière source de vie est blanche, infiniment blanche. Nous en sentons la caresse sur le motif de notre peau, nous en éprouvons le subtil glissement en notre cité intérieure. Mais, prodige : l’intérieur se retourne et nous sommes auprès du monde sans délai, dans l’éblouissement blanc du ciel, dans la douce marée de l’air, dans l’à-peine souffle de vent qui laisse les choses à leur état natif. L’horizon, mais y a-t-il vraiment horizon, cette ligne qui sépare ciel et terre, pareille à la césure au milieu de l’alexandrin ? Non ici l’horizon n’est nullement un trait, mais un simple poudroiement, une légère nébulosité, une hésitation de talc, une passée de cendre, la consistance de l’aile d’une demoiselle. L’horizon ne sépare rien, l’horizon, bien au contraire, unifie tout en une manière d’heureuse synthèse. Si bien que nul ne peut plus savoir où commence l’éther, où finit l’onde. Ce qui se donne à voir : harmonie, union, communauté fraternelle, voisinage intime, autant d’osmoses, autant de communions qui instillent en l’âme la douceur, la souplesse de leur heureuse fragrance.

   Au centre de l’image, au point focal de son dire, une fine résille, sans doute des pieux plantés dans la vase marine. Ils sont pareils à une parole qui émergerait de l’eau, une parole de brouillard assemblé, une parole de gouttelettes, un chant discret à l’incertaine origine. A simplement la regarder, cette résille, la fascination est grande. L’œil ne peut se détacher de cette vision qu’au risque de se perdre. Ce rythme en noir, ce diapason suspendu, ces mots tout juste prononcés, cette délicate concrétion du silence, c’est comme le point de passage du non-être à l’être, autrement dit étoffe du pur mystère, trame illisible de l’énigme. Cette forme ne peut manquer de nous interroger. Elle est le surgissement même de l’exister, le phénomène qui se donne pour rien, semble n’avoir nul passé, ne projeter nul avenir. Une forme de présence fixe comme si la temporalité suspendue n’attendait que le signal de son avancée. Mais sous quel ordre ? Sous la domination de quel prestige ? Ou bien la chose en tant que chose clôturée à son être-même ? Il nous faut demeurer sur le seuil de cette indécision, elle est l’empreinte insigne de notre liberté !

   L’eau. L’eau superbe. L’eau multiple. L’eau lustrale. L’eau nourricière. L’eau régénératrice. L’eau des ablutions. L’eau en son essence la plus claire, la voici posée devant nous dans une manière d’évidence première. Eau paradisiaque. Eau de l’origine qui nous dit ‘le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui’ mallarméen dans la plus belle ode qui soit. L’eau est en nous. Nous sommes en elle. Eau si étale qui invite à la rejoindre. Immersion profonde en même temps qu’à la lisière du flot. Être nulle part et partout à la fois, ceci est la grande vertu de l’eau qui fait de notre corps cette translucide méduse aux tentacules immenses flottant depuis les noirs abysses jusqu’au clair miroir de l’onde. Sentiment d’une liberté retrouvée que le monde liquidien nous offre avec générosité. Je suis l’eau et le ruisseau et la rivière et le fleuve et l’océan et le monde.

  Sur l’immense et aérienne plaque argentée, deux taches noires voguent à l’unisson. Sans doute de menus ilots de varech à la dérive. Ils ponctuent l’image, lui donnent ses amarres, complètent son sens. Lien avec la terre, le rocher, l’élément solide qui viennent jouer en contrepoint avec des substances si fluides, on les croirait tout droit venues de quelque imaginaire. Cette image est bien évidemment empreinte d’un bel onirisme. Elle est comme en sustentation dans l’espace, bien plus proche de la consistance d’un songe que de la pesanteur facticielle des matières ordinaires qui viennent à l’encontre, tels des obstacles, parfois des contrariétés, des pierres semées sur notre chemin. Placés devant cette image, nous avons bien du mal à nous en détacher. Tant en elle, au creux de son intime, il y a sentiment de souple abandon, de juste sérénité, de facilité des choses à venir jusqu’à nous dans l’ingénuité de leur être. De ceci nous avons besoin, une parenthèse enchantée parmi le tumulte et les convulsions mondaines ! Besoin, oui, il y a des urgences qu’il nous faut savoir reconnaître.

  

 

 

 

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6 août 2021 5 06 /08 /août /2021 10:06
Là où tout se donne dans la joie

Irlande du sud

Source : Magaweb

 

***

 

   Le ciel est lourd ce matin sur Paris, un ciel d’orage qui plane bas, un ciel de schiste qui pourrait bien ensevelir sous sa pesée la moindre vie, reconduire les trajets des Existants à néant, réduire les immeubles haussmanniens à une poudre blanche dont rien ne ressortirait qu’un silence éternel. Sensation d’étoupe que vient renforcer le fleuve d’une foule compacte ivre d’elle-même, au bord d’un possible évanouissement. De partout viennent les meutes pressées, de partout arrivent les escadrons d’Errants aux yeux hagards. Ils font leurs bruits de criquets, leurs bourdonnements de frelons qui percutent les feuilles, en lacèrent le derme, il n’en reste que des limbes troués emportés par le vent. On se presse, on se bouscule sans égard pour l’autre, on veut vivre dans l’urgence, effacer de l’existence toute trace apollinienne, se vouer aux débridements dionysiaques, boire le jus de la treille pareil à du sang, s’en badigeonner le corps, en enrubanner son âme, la métamorphoser en momie au fond de son sépulcre

    Suis-je le SEUL HOMME dont la raison n’ait encore été atteinte, dont la jugeotte demeure intacte, manière d’Insulaire vivant à l’écart du grand maelstrom urbain ? Mais pourquoi les gens sont-ils si pressés de se précipiter tout contre la proue de leur destin, d’en percer peut-être le fragile épiderme au risque de se retrouver hors d’eux, sans possibilité aucune de se rejoindre, de regagner le pli rassurant de leur conscience ? Pourquoi tout ce mouvement identique à un feu de Bengale fusant dans quelque noce barbare ? La déraison a-t-elle frappé l’humanité de stupeur ? Les Figures sont-elles devenues des automates fous ? Que veut dire ce genre de chaos qu’elles entraînent à leur suite, les précipices qu’elles creusent, les abîmes qui s’ouvrent à même le ciment des trottoirs, longues fêlures qui pourraient bien être le dernier lieu de notre aventure humaine ?

    Je sors tout juste du métro, traînant derrière moi, à la façon de boulets, des grappes de Voyageurs dont je sens bien qu’ils nourrissent quelque haine à mon encontre. Qu’ai-je donc fait qui soit répréhensible, qui mérite le châtiment ? Je sens bien que si je ralentissais le pas, certains d’entre eux s’accrocheraient à mes basques et que ma vie alors ne tiendrait qu’à un fil. Heureusement je suis d’une nature foncièrement robuste, j’accélère le pas et, en un rien de temps, je sème mes Poursuivants. J’entends leur pathétique halètement pareil à un soufflet de forge, je sens la braise de leurs yeux qui perce mon corps, je perçois les griffes de leurs doigts qui lacèrent l’espace, n’en retiennent que quelques copeaux, une misère ! Je ne vais pas les plaindre, tout de même !  

   J’ai tourné le coin d’une rue aussi vite que j’ai pu, je me suis réfugié dans l’encoignure d’une porte cochère, dissimulé par le ventre d’une grosse poubelle. L’armée de Gueux, je l’ai sentie frôler mon dérisoire refuge, j’ai entendu le martèlement de leurs galoches sur la dalle noire du bitume. Puis le son a décru. Ils étaient loin mais je supputais que d’autres vagues d’Ecumeurs de vie ne tarderaient à se manifester, que mon sort ne tenait qu’à la diligence avec laquelle je me hâterais à m’ôter de leur vue, à me distraire de leurs funestes desseins. Arrivé tout près de chez moi j’ai aperçu des Malandrins ici où là, avec leurs mines patibulaires, avec les osselets de leurs genoux qui se choquaient dans le genre d’une chute de galets. Afin de ne nullement attirer leur attention - je crois qu’ils surveillaient la porte d’entrée de mon immeuble -, j’ai contourné ce dernier, suis entré par la cour arrière, ai escaladé les sept étages, m’agrippant à des conduites d’eau, à des rebords de fenêtres, au tronc noueux d’une glycine. Enfin me voici arrivé à ‘mon chez moi’ et comme je laisse toujours la fenêtre grande ouverte, rien de plus facile que de regagner mon logis où m’accueille, dans un superbe étirement de son dos, Gaspard, le chat siamois qui me tient compagnie qui, parfois, vient s’amuser à griffer les touches de mon clavier.

   Je fais infuser un grand bol de thé noir corsé, j’y trempe la mie odorante de beaux croissants dorés, Gaspard vient en chiper quelques miettes. Je me poste juste à l’orée de mon balcon, dissimulé derrière les plis du rideau de tulle. J’allume une cigarette. De longs filaments gris-bleu montent au plafond. De l’autre côté de ma rue, des Types bizarres sont en faction, bottés, casqués, un lourd gourdin à la main. De temps en temps je vois leurs triques s’abattre sur la nuque de braves Passants qui ne se relèvent pas, comment le pourraient-ils devant la force de ces Brutes Majuscules ? Mais qui sont donc ces Exécuteurs de quelque cause secrète, mystérieuse ? Sont-ils une race de Mutants ? Ont-ils le genre humain en si grande aversion qu’ils en ont juré la perte, que l’extinction du Dernier Homme est leur but ultime, que suivra peut-être, comme dans la tête bousculée de Nietzsche, la Race du Surhomme, celle qui, affirmant le prestige de la Volonté de Puissance, ne recrutera jamais que des Forts parmi les Forts, des Inoxydables, des Redoutables qui moissonneront toute velléité d’existence qui ne se soumettrait à la haute stature de leur tyrannique décision.

  

   La levée d’un Nouveau Monde

 

   Lecteurs, Lectrices, si vous avez bien suivi les péripéties de mon récit, vous serez en droit de vous demander si ce dernier résulte d’un imaginaire déréglé, s’il s’agit d’une réalité future hallucinée, si parfois le réel en sa cruelle venue, n’est pire que cette démesure s’emparant des hommes de ce temps ? A l’évidence, il s’agit d’une petite fable allégorique à visée cathartique. Il s’agit simplement, à partir de l’emballement d’un présent parfois devenu contraignant, de se poser la question de savoir si un autre type d’existence ne serait pas possible, si un modeste rayon de joie aurait encore une chance de pouvoir se poser sur nos têtes naïves, le plus souvent bien faites, à défaut d’être bien pleines. ‘Cathartique’, veut dire que, si mon nouveau récit est suffisamment bien conduit, il vous allègera d’une peine antécédente et vous exposera, en vertu des pouvoirs dialectiques des confrontations existentielles, à rien de moins qu’au miel d’une immédiate félicité. Eh bien, figurez-vous qu’à partir d’ici, je m’empresse de forer un trou dans le réel, d’en distendre les parois à l’excès, d’introduire dans cette lumière le jeu de l’imagination, à savoir le déploiement d’une liberté dont nul ne pourrait me soustraire le bénéfice au simple motif, qu’en toute autonomie, je construis le monde tel que je le souhaite, tissé de mes plus efficientes affinités.

   Alors, maintenant, me voici détaché de ma fiction, entièrement libre de mes mouvements si bien que je vais tirer un pied de nez à cette commedia dell’arte qui fleure bon le mauvais tragique et vous proposer un voyage teinté d’onirisme, tissé de fabuleuses ressources. Le monde d’avant est loin avec ses Bouffons pathétiques coiffés de masques mortuaires, armés de leurs outils de léthale destination, un univers somme toute pire que le plus sombre de nos cauchemars !

   Voici, je ressors tout juste de ce trou foré dans le réel. Encore en moi quelques bribes d’inquiétude frôlent mon corps, font se lever sur ma peau les étoiles du frisson. Au-dessus de ma tête, une belle clarté diffuse son empreinte légère sur la soie unie du ciel. Je ne sais exactement où je suis, mais qu’importe le lieu lorsque la beauté se donne en tant que geste spontané de ce qui vient dans la confiance. Une haute falaise court tout le long d’une mer teintée d’aigue-marine et d’émeraude. L’air est léger, presque impalpable, à la manière de fils de la Vierge ourdis par une mystérieuse et invisible navette. Cela fait son subtil va-et-vient, cela se donne dans la pure gratuité. Vivre alors ne nécessite nul effort. A mon tour je me sens si aérien, nacelle ouverte à tous les vents, ballon flottant au plus limpide de l’éther, oiseau à l’immense envergure ne connaissant plus ses propres limites. C’est pareil à un chant venu d’on ne sait où qui traverse la herse de chair et ressort avec des notes claires qui se mêlent aux filaments des nuages, cette inaudible parole aux confins du monde visible.

   Je marche à la limite du vide, mais avec la certitude d’être aimé de lui, d’être, en quelque sorte, son écho terrestre. Les rochers de noir basalte surplombent le dôme lumineux de la mer, ils se découpent selon des criques, de modestes baies. Parfois ils s’écroulent en des éboulis que le soleil fait briller. L’air marin est aussi tonique qu’amical, je le sens qui dilate les alvéoles de mes poumons, y dépose une touche légèrement salée, tirant sur l’odeur de varech et de goémon. Comme si la vastitude d’eau bleue se confondait avec ma provenance maritime, liquidienne. Tous nous venons de l’océan primordial, tous nous en sentons, au plus profond de notre être les sourds battements, parfois les raz-de-marée, parfois les embruns qui tapissent de joie notre sentiment interne. C’est pur bonheur de se sentir là, d’avancer dans son destin avec souplesse, c’est pareil au balancement d’une liane dans le secret de la forêt pluviale.

   J’avance toujours. J’avance dans le paysage et j’avance en moi, au plus mystérieux motif de qui je suis. Je pénètre les arcanes de mon être, je déchiffre ses étonnants hiéroglyphes, je lis les milliers de signes énigmatiques gravés sur mes propres tablettes d’argile, je décrypte le palimpseste qui me constitue, en pénètre méticuleusement, dans l’émotion retenue, les infinies strates, elles sont ma mémoire profonde, celle à laquelle je n’ai jamais accès que dans des instants de pure vérité, lorsque la venue des choses est évidence, manifestation plénière, surgissement à l’intérieur de soi d’une grenade écarlate qui libère ses grains dans la simplicité même de son dire. Là-bas, tout à l’extrémité de la péninsule, un massif de fleurs roses se retient de se jeter au milieu de l’onde. Grande beauté que cette amitié du végétal, du minéral, du liquide unis en une seule et même harmonie. Ici, il n’y a personne que la terre, le ciel, le glissement du nuage, le passage de l’oiseau aux lisières du trait de l’horizon. Le calme est immense qui ressource, fait ses lacs aux eaux sombres mais dénuées de toute inquiétude. Rien qui menace ou pourrait distraire l’esprit du motif de sa contemplation. Tout est nativement ordonné à une impulsion secrète de la Nature. Tout est en soi au plus exact emplacement qui semble lui être attribué depuis une éternité.

    Je me retourne afin de contempler ce si beau paysage, d’en estimer la souveraine splendeur, de sentir au plus près cette douce onction qui ondoie sur le lisse de ma peau, en fait un miroir que la lumière frôle de son amitié sincère. A l’autre bout de la terre, surplombant la blancheur de hautes falaises, un ancien phare est posé qui indique la présence déjà ancienne de la race des hommes. Je regarde son fût blanc telle une neige, son balcon de fer rouillé, sa lanterne qui brille tout contre les volutes bleues du ciel. Une enceinte de ciment abrite en son sein deux bâtiments dont les toits découverts laissent apparaître de lourdes poutres. Je m’aperçois que mon état d’âme, loin d’être inquiet de cette désertion, loin de s’affliger de cette solitude, s’en nourrit, genre de provende céleste qui me dit le lieu d’une pure grâce, celle d’être à soi dans l’entièreté de son être, sans partage, un monde en quelque sorte comblé de plénitude.

   Je continue à progresser sur la voie neuve de mon destin. Il y a, en moi, comme une voix intérieure qui se lève du creux de ma chair et se diffuse dans l’ensemble de mon corps. Je me sens soudain si léger que mon envol dans l’air léger ne me surprendrait nullement. Alors je flotterais infiniment à la manière d’un oiseau-pilote à la tête d’une escadrille infinie. Les aigrettes bleues couleur d’ardoise arriveraient en première position. Puis viendraient les balbuzards dans leur vêture blanche et grise, yeux jaunes immensément dilatés. Puis les eiders à tête grise avec, en éclaireur de pointe, la braise orangée de leur étrange tubercule. Enfin toute une joyeuse compagnie de macareux moines en habits de fête, en costumes de clowns. Ce serait une joyeuse ribambelle portant au plus haut du ciel cette oriflamme des instants heureux dont parfois, dans ‘l’autre monde’ (celui des guerres et des crimes), nul ne sait agiter l’emblème tant les choses sont lourdes à porter sous le poids de leur propre contingence.

   Devant moi, maintenant, un chemin en ‘vert adorable’ descend en pente douce vers la mer dont le plateau étale scintille lentement au loin dans une belle brume argentée. C’est un chemin fait de strates de schiste qui, parfois, glissent sous la semelle de mes chaussures. Il fait son parfait déroulé, tout en courbes alanguies, montant et descendant parmi les mouvements du terrain. Alors je ne peux éviter de me le représenter tel le symbole de l’exister avec ses hâtes, ses points fixes, parfois ses emballements, ses sauts de carpe, ses brusques saltos, puis son parcours apaisé au milieu des multiples phénomènes du monde. Des murs de pierres vives longent le sentier, lui donnent le lieu immémorial de son cours, l’abritent des sourds coups de boutoir du vent. Je sais que bientôt je vais arriver devant l’océan. Je sais, pour l’avoir plusieurs fois éprouvé, que je serai saisi de cet étrange ‘sentiment océanique’ dont, jadis, Romain Rolland s’est fait le chantre. Je sais que j’éprouverai le sentiment de l’illimité, de l’indéterminé, que mon être, confondu avec celui du monde ne sera plus ma propre contrée mais celle de l’univers tout entier, qu’il n’y aura plus quelque limite, que ma pensée pensera le cosmos, tout comme le cosmos m’environnera tel l’un des siens. Ce que je sais aussi, du plein même de mon intuition, c’est que cet état hors du commun, hors du réel n’aura lieu qu’à rencontrer la triade des désinences en ‘ude’, à savoir Solitude, Vastitude, Finitude. Oui, chacun s’accordera à reconnaître pour valeurs sûres, bien établies, salvatrices de Soi, les deux premiers termes : Solitude, Vastitude.

   Quant à la troisième évocation, celle de la Finitude, nombreux seront ceux qui voudront s’en exiler au seul motif que convoquer la Mort, serait-ce en sa plus efficiente abstraction, ne pourrait conduire qu’à faire se lever les heures sombres, ouvrir un chaos, nous déposer dans la pliure définitive des limbes. C’est là un geste plus que légitime, salvateur en quelque sorte. Cependant c’est bien notre finitude, en tant que la borne qui marque le lieu de la fin du jeu, qui donne sens à tous les événements antérieurs, les dote d’une assise, en même temps que d’une vérité. Nous ne sommes vraiment accomplis en notre être que lorsque le rideau se referme, que les spectateurs se sont retirés, que le praticable est démonté, que s’installe « le silence éternel de ces espaces infinis » qui effrayait tant Pascal. Mais je cesse de théoriser pour revenir au site de mon songe, le seul qui, présentement, peut ôter provisoirement mes soucis, donner acte à cette insaisissable utopie qui, trop souvent, brille d’un éclat que la factualité éteint à la mesure de sa force destructrice.

   Je descends les derniers lacets du chemin. Déjà je sens, sur l’argile de mon visage, la douce pluie des embruns avec son inimitable touche iodée. Mes poumons se dilatent, ma peau appelle la lumière. Mes yeux boivent la nappe d’azur. Mes mains happent quelques flocons d’air. Mes narines s’ouvrent au rythme du flux venu du grand large. Un vol d’aigrettes bleues traverse le paysage de son vol silencieux. Devant moi, dans la réverbération unique du jour, une crique se donne tel le lieu de mon souverain refuge, genre de Speranza sautant au visage de Robinson. Oui, je suis un Robinson, autrement dit un homme libre de ses gestes, de ses actes, de ses pensées. Cependant un Robinson qui n’aura nullement à bâtir de ses mains une baraque de planches qui l’abritera des mauvaises fortunes, des assauts maritimes, des fureurs du climat. ‘Mon abri’ existe, ici, venu du plus loin de l’espace et du temps afin que la rencontre se manifeste, que ma présence puisse s’allier à cette autre présence dont, depuis toujours, je suis en quête, le sachant jusqu’au creux de mes plus secrets désirs. Chacun qui vit sur terre a besoin de ceci, d’un havre de paix, d’une grotte où dissimuler son chagrin, d’une chambre à qui confier ses peines (voyez ‘Voyage autour de ma chambre’ de Xavier de Maistre). Tous, autant que nous sommes, aspirons à trouver cette chambre qui est un peu comme notre double, la localité de nos rêves, le berceau de nos projets, la grotte où déposer ce que nous ne saurions dire aux autres, que seule peut recevoir une chose du genre d’un gîte, d’un nid, d’une niche. Oui, les termes font signe en direction d’une possible animalité. Mais c’est bien parce que, de ‘l’animal rationnel’ ne subsiste plus que ‘l’animal’, que la pliure intimement archaïque, l’instinct primitif, le parcours au plus près du sol se lèvent, témoins au plus près d’une origine oubliée, fossilisée mais non moins vivante parce qu’aux aguets.

   Là donc, au creux le plus confidentiel de la crique, s’élève un modeste refuge maçonné de gris. Toit d’ardoises, murs épais, porte étroite, fenêtres de modeste dimension donnant sur la mesa liquide de l’océan. Sur la façade latérale, le rectangle sombre d’une ouverture. Je pousse le vantail qui grince sur ses gonds. A l’intérieur, la clarté est faible, à peine levée, juste un bourgeonnement au ras du sol, sur le contour des choses. Comme un fin liseré voulant dire la rareté du simple, son inestimable valeur. Un clair-obscur en retrait qui s’abrite de la trop vive lumière. C’est étonnant cette immédiate familiarité qui s’établit entre ‘Speranza’ et moi, comme si nous nous connaissions depuis le plus lointain de notre mémoire. Elle, de pierres et de bois, d’ardoises, ne se sachant nullement prédestinée, moi de chair et de sang me dirigeant vers elle sans en deviner la belle réalité.

   L’intérieur du gîte de pierres m’accueille comme l’un des siens. Entre lui, le gîte, et moi le Visiteur, rien qui séparerait, qui diviserait.

 

La modeste cheminée : c’est moi.

La table portant le broc pour la toilette : c’est moi.

La grande horloge qui égrène consciencieusement ses heures : c’est moi.

  

   Moi en mon être le plus réel : ce sont les solives de bois enfumé qui courent au plafond. Moi en mon inclination aux passages, aux transitions, aux faibles lumières : ce sont les larges dalles de pierre au sol qui luisent dans la distraction d’eux-mêmes. Moi en mon automnale préférence : c’est cette clarté sépia identique à celle que portent les photographies d’antan. Toute limite s’efface, toute frontière s’abolit. Toute inquiétude est gommée que vient remplacer la touche de cendre d’une prospérité. Rien ne m’est plus facile, ici, en ce lieu de pure donation des choses, que de me laisser aller à qui je suis avec insouciance, sérénité.

   Au travers de la mince croisée, par où entre la souple résine du jour, c’est la mer qui vient à moi avec son dos marine que j’imagine gonflé tel une outre. Ce sont les embruns qui font leur musique irisée. C’est la falaise qui murmure et se donne dans sa multiple blancheur. Loin de moi les soucis de la grande ville, ses bousculades, ses attroupements, les lianes qu’elle lance afin de capturer les Passants tels d’inoffensives proies. Elles sont sans défense, phagocytées par la tyrannie urbaine. Nul ne peut échapper à ses griffes poncées à vif, nul ne peut se soustraire à la puissance de ses tentacules. Nul ne peut s’exonérer de sa giration folle pareille au vortex situé au fond de quelque grotte léthale, infiniment léthale.

   Depuis mon refuge, au plus loin des agitations des immenses agoras, parfois, en un rapide éclair, il me plaît d’imaginer mon ancienne geôle, les boulets qui étaient fixés à mes chevilles, mes compagnons d’infortune qui grimaçaient de douleur, enchaînés qu’ils étaient sur la galère qui était leur horizon quotidien. Voyez-vous, combien il est rassurant, depuis un lieu de confiance et de réassurance narcissique de se projeter en direction de son passé, d’y trouver toutes sortes d’apories que le présent colmate de sa lénifiante parure. Oui, je crois que ceci, cette méditation à distance est infiniment salutaire, qu’elle permet de se retrouver à neuf, de rebondir et de prendre un nouveau départ.

   La cabane de ‘Speranza’ est l’endroit de tous les ‘miracles’. Certes, je vous l’accorde, des ‘miracles’ bien terrestres, parfois doublés de contingence, mais il faut savoir se contenter des biens que l’on a, ne nullement désirer ce qui est à l’autre, ce qui brille à l’horizon des yeux qui, le plus souvent, n’est qu’une illusion, un mirage qui s’efface à mesure que l’on se porte vers lui. Maintenant, je me suis installé sur une robuste chaise empaillée qui fait face à la cheminée. Je fais l’inventaire de la volupté toute neuve qui m’échoit. Je dis chaque chose en l’exception de qui elle est. Je touche une chose et cette chose me parle, se blottit tout contre moi à la façon d’une amoureuse rencontre. Sur une caisse de bois renversée - sans doute provient-elle d’un échouage sur la rive ? -, j’ai posé une pile de livres anciens, aux pages jaunies, semées de chiures de mouches, parfois cornées, à l’odeur de vieux papier et de chiffon, aux maroquins de cuir qui se laissent lentement apprivoiser par la lumière. Ces livres, mes amis, je les reconnais comme miens, comme si Speranza, alertée de mes goûts, avait voulu les satisfaire au-delà de mes plus réelles exigences. J’ouvre des manuels au hasard, j’en lis quelques extraits et c’est pareil à l’immense plaisir de rencontrer à nouveau cette improbable amitié qui avait disparu de notre horizon, qui vient s’y découper avec une précision que l’on pensait disparue à jamais.

    ‘La Divine Comédie’ - Dante

   « Nous rencontrâmes une foule d'ombres qui s'en venaient près de la rive, et chacune nous regardait ainsi que font le soir ceux qui se croisent à la nouvelle lune ; elles clignent des yeux vers nous comme le vieux tailleur au chas de son aiguille. »

   Lisant ceci, je ne peux m’empêcher de penser, avec un certain frisson d’épouvante, à la terrible fiction que mon esprit a inventée de toutes pièces, peut-être pour jouer avec sa propre peur, pour se rassurer de la distance que le récit installe entre sa propre réalité et ces bien mystérieux personnages. ‘Errants’, ‘Gueux’, ‘Malandrins’, ‘Mutants’, je ne manque de prédicats taillés à la mesure de la frayeur que m’inspirent ces Venus-tout-droit-du-Néant, sans doute ne sont-ils que l’image de mes hantises inconscientes qui se dressent contre moi bien plutôt qu’elles ne ménagent un espace au gré duquel échapper à leur mortelle emprise. Enfin, ‘Speranza’ a surgi tel un fanal dans la nuit. Il écarte ces Ombres, au moins provisoirement, que mes chers livres s’ingénieront bientôt à chasser à la mesure de leurs textes semés de bien des joyaux.

   Cependant que je m’immerge avec plaisir dans la lecture, l’heure tourne lentement. Le sablier fait couler ses grains un à un comme pour me dire le précieux du temps, son caractère fugitif dont il faut s’assurer avant que la réjouissance qui est attachée à sa contemplation ne vienne à se tarir, à s’éclipser à la manière d’un enfant espiègle tournant le coin d’une rue à même la célérité de sa malice. J’entend le vent glisser le long de la façade, ricocher sur les masses sombres des rochers, rejoindre l’altitude altière des nuages. Je sais alors, qu’entre l’univers et ma modeste présence, existe un lien indéfectible qui jamais ne se rompra. On n’efface nullement ce qui se donne à l’extrême de soi.

 

    ‘L’Odyssée’ - Homère

  

   « - Qui êtes-vous étrangers ?

- Nous sommes des guerriers revenant de Troie. Les dieux nous ont jetés sur la côte et…

- Nous, les cyclopes, ne craignons pas les dieux !

Nous leur sommes supérieurs. Disant cela, Polyphème attrape deux des compagnons d’Ulysse

leur fracasse la tête et les dévore. Rassasié, il se couche et s’endort.

Ulysse s’interroge alors : « Vais-je le tuer avec mon glaive ? Mais comment ensuite sortir de

cette caverne ? La pierre d’entrée est si lourde que jamais nous ne pourrons la pousser… Je dois trouver un autre moyen… »

La nuit passe. L’aube se lève. Polyphème s’éveille. En guise de déjeuner il dévore deux autres

compagnons d’Ulysse puis sort faire paître son troupeau. Le soir deux grecs lui servent encore

de dîner. Ulysse s’approche alors du cyclope :

- Cyclope, accepterais-tu de ce délicieux vin ?

Le géant avale le breuvage d’un seul coup.

- Que c’est bon ! Donne-m’en encore. Comment t’appelles-tu ?

- Je me nomme personne.

- Eh bien personne, moi aussi je vais te faire un cadeau ; je te mangerai le dernier, voici mon cadeau. Puis, ivre, le cyclope s’allonge et s’endort.

Ulysse et ses compagnons se précipitent sur le pieu qu’ils avaient taillé en l’absence du géant.

Il est mis dans le feu, chauffé au rouge et enfoncé dans l’œil du cyclope. Polyphème pousse

un hurlement qui se répercute au loin. »

  

   Devrais-je m’étonner de cette coïncidence qui me livre cet extrait de ‘L’Odyssée’ où Polyphème (l’évidente réplique de tous les ‘Malandrins’ ci-devant cités) se donne à moi en tant que ces ténèbres qui habitent mon inconscient, à mon insu bien évidemment, dont seulement quelques résurgences parviennent à ma conscience ? Le monde est-il semé de tant de Gredins qu’il faille s’abriter dans le profond d’une grotte ? Parfois, sans crier gare, la joie ne viendrait-elle de l’oubli des failles et des gouffres qui essaiment la terre ? Que faut-il faire ? Ouvrir les yeux jusqu’à la lucidité extrême au risque de la cécité ? Ou bien enterrer son cou d’autruche au plein du sable et ne vivre à ne connaître qu’une prodigieuse torpeur ? Certes, toute vie est une ‘Odyssée’, mais une odyssée bien réelle, éloignée des fantaisies et débordements héroïques du mythe. Toujours nous vivons à la lisière du rêve qu’autorise toute légende, rêve que bientôt vient rabattre, étouffer, le lourd couvercle de la factualité. Sous le poids des événements, nous courbons la tête, plions l’échine et parfois nous abîmons en nous au point de ne plus nous reconnaître. Aussi faut-il avoir la pause rassurante de la chambre d’amour, la caresse de la rencontre, le nid au sein duquel sentir toute la douceur de duvet de son accueil.

     Entre deux lectures, entre deux découvertes du port auquel j’ai amarré ma fragile périssoire, je fais quelques pas dehors, me laissant pénétrer de cette fine brume océanique dont le susurrement devient le long fil d’Ariane qui me rattache aux choses de ce monde, mais dans la distance, mais dans la juste mesure. C’est un sentiment d’immédiate félicité que de sentir le peuple des hommes en quelque anonyme agora, hors de portée des yeux, sauf la majesté de leurs œuvres, le meilleur d’eux-mêmes parfois, telle phrase qui brille à l’acmé du ciel, tel mot rare, et la beauté du monde se révèle avec toute son ampleur. Au loin, sur le vaste plateau de la mer, la lumière clignote, se répercute de vague en vague, fait ses minces éblouissements et son bruit s’éteint dans le fond bleu des abysses.

    

   ‘Les Rêveries du promeneur solitaire’: "Cinquième promenade" – JJ. Rousseau

  

   « Quand le soir approchait je descendais des cimes de l'île et j'allais volontiers m'asseoir au bord du lac sur la grève dans quelque asile caché ; là le bruit des vagues et l'agitation de l'eau fixant mes sens et chassant de mon âme toute autre agitation la plongeaient dans une rêverie délicieuse où la nuit me surprenait souvent sans que je m'en fusse aperçu. Le flux et reflux de cette eau, son bruit continu mais renflé par intervalles frappant sans relâche mon oreille et mes yeux, suppléaient aux mouvements internes que la rêverie éteignait en moi et suffisaient pour me faire sentir avec plaisir mon existence sans prendre la peine de penser. De temps à autre naissait quelque faible et courte réflexion sur l'instabilité des choses de ce monde dont la surface des eaux m'offrait l'image : mais bientôt ces impressions légères s'effaçaient dans l'uniformité du mouvement continu qui me berçait, et qui sans aucun concours actif de mon âme ne laissait pas de m'attacher au point qu'appelé par l'heure et par le signal convenu je ne pouvais m'arracher de là sans effort. »

  

   Là, je dois avouer que la ‘rêverie’ de Rousseau entraîne la mienne bien au-delà de mes bornes habituelles. Je suis à mille lieues de Paris et du Quai aux Fleurs où je réside, je suis à mille lieues - étrange sentiment -, de Speranza qui, en cet instant méditatif, m’accueille tout en effaçant sa propre présence. C’est un peu comme si tout, autour de moi, avait rétrocédé en un lieu lointain du passé, ne me parvenant plus que sous la forme atténuée d’un chant d’enfant venu de quelque part entre les nuages, tout contre la plaque claire du ciel, genre d’hymne mystérieux portant en lui une révélation sur le bord de se dire. Exister, alors, ne demande rien, n’exige rien, sinon de flotter indolemment à l’intérieur de soi, comme ballotté par les « flux et reflux » du Lac de Bienne qui, en toute bonne analyse, n’est jamais que la belle prose de l’Auteur de ‘L’Emile’ dont les paroles de laine viennent tapisser mon refuge des plus délicieuses notes qui se puissent imaginer. Je me reconnais au centuple dans les lignes majestueuses de la ‘Cinquième Promenade’, elles sont une sorte de miroir dans le tain duquel il me plait de voir ma propre image se refléter, Narcisse penché sur l’onde à laquelle je ne demande rien de moins que de me confirmer en mon être, un peu comme si ma vie dépendait entièrement de la boisson de cette pure ambroisie, de la connaissance au plus près de ce breuvage divin. Avez-vous déjà éprouvé ce sublime vertige qui vous prend au motif de la découverte d’un texte, de la manducation (oui, c’est de l’ordre de la dévoration), de mots qui deviennent une provende aussi nécessaire que l’eau que vous buvez, que la mie de pain que vous mâchez ?

   Avez-vous déjà senti, dans le luxe de votre chair, celle que je qualifie habituellement de  ‘chair du milieu’, ce frisson entièrement constitutif d’une ineffable joie, elle, cette joie, vous sublime jusqu’au tréfonds de qui-vous-êtes, allume des étincelles sur la margelle de votre esprit, badigeonne votre imaginaire du plus doux des baumes qui se puisse concevoir. C’est ceci, être vivant, infiniment vivant, porter ses propres affinités à l’incandescence, s’immerger en elles dans leur intime valeur lustrale, ressortir dans l’éblouissement du monde, ressourcé, purifié, manière de cristal qui vibre et, désormais, ne s’absentera plus de soi qu’à être privé des nutriments dont tout langage essentiel est porteur, que nul ne pourrait oublier qu’au risque de son âme.

   Oui, le langage, tout langage, mais essentiellement celui du mythe parvenu à son faîte, celui de la poésie en son inépuisable fécondité, celui des hauts traités philosophiques, celui des Livres Sacrés, celui qui déjà s’imprime à même les tablettes d’argile mésopotamiennes, celui qui vibre dans la grande ruche Babélienne, celui qui tresse les lignes de ‘L’Epopée de Gilgamesh’, celui qui donne acte au ‘Livre des Morts’ égyptien, celui qui fait s’élever la haute stèle du Mahabharata, celui qui souffle au travers de la poésie biblique, tous ces langages que le plus souvent nous ignorons, sont les fondements mêmes de notre essence humaine. Et ici, encore une fois, il convient de revenir aux ‘classiques’. L’homme, ‘animal rationale’ nous dit la philosophie traditionnelle. Soit ! Même si cette nomination se donne à défaut d’une autre ornée de bien d’autres mérites. Et maintenant, ôtez le langage à cet ‘animal rationale’ que demeure-t-il sinon la pure animalité, autrement dit une perte du brillant néocortex que vient remplacer le marécageux limbique-reptilien : ‘Tristes Tropiques’ !

    Maintenant, j’effectue quelques pas sur l’arrière de mon abri. Mes pieds nus foulent le tapis d’herbe verte. Mes orteils se familiarisent avec leur nouveau sol. Un ruisseau clair coule entre des blocs de pierre, son geste est celui, délicat, d’une feuille envolée par le vent, son cours est printanier, primesautier, on dirait une vie dans sa prime jeunesse qui s’essaie à ses premiers sauts, à ses neuves cabrioles. Rien que de grâcieux, rien que de léger. Je m’assieds sur une dalle plate, je me dispose face à la mer. Mon souffle s’accorde au sien. Je n’ai plus rien d’autre à faire qu’à attendre dans la sérénité.

A m’attendre.

A attendre le monde.

A attendre la joie.

      

   Je passe de longs moments dans l’écoulement lent du temps. Je suis le sans-différence avec ce qui m’accueille et me dépose à l’endroit exact de mes intuitions. Je suis le disposé-à-être, à recevoir les choses dans leur laisser-venir à soi. Je suis parce que je suis et nulle autre explication qui viendrait ternir mon horizon. L’évidence est là qui fait son point fixe, son point phosphoreux. Rien, dans cette heure native, ne sera plus dissimulé. Touts se dévoilera jusqu’au prodige. Tout fera sens en soi, pour soi, dans l’ouverture infinie de son être.

   Je viens de rentrer dans ‘Silencia’, c’est le nom que j’ai attribué d’instinct à celle qui m’abrite et me protège aussi bien des furies du climat que des projets funestes des hommes, ceux qui ne sont nullement encore arrivés à la complétude de leur humanité, ceux qui agressent et ne vivent que de dogmes, ceux qui poussent au crime au nom de quelque idéologie mortifère, ceux qui piétinent la beauté, ceux qui répandent le mal et colportent les ragots les plus insidieux, ceux qui ont renoncé au Principe de Raison, lui préférant les thèses aporétiques dont parfois les civilisations sont atteintes, dont Paul Valéry nous a dit qu’elles étaient mortelles, infiniment mortelles. J’ai craqué une allumette tout contre les vrilles des sarments, les cônes des pignes de pin, de vieux papiers. Le feu prend, crépite, des nuées d’étincelles joyeuses dispersent leurs escarbilles aux quatre vents. Sur la poutre de la cheminée j’ai découvert un album ancien illustré d’œuvres de Vincent Van Gogh, ce génie étrange que la société a condamné selon la belle expression d’Antonin Artaud. Un génie regarde un autre génie.

   Longtemps je regarde les images des œuvres avec passion. Le Peintre d’Arles, on ne peut le regarder que de cette manière, passion contre passion. Baisser l’intensité de son propre regard, c’est se condamner à ne nullement comprendre ce travail qui fore si loin dans la chair dolente de l’âme humaine. Ce travail est une braise vive au cœur de la nuit et cette dernière en est tout illuminée, toute troublée. Je regarde ‘L’autoportrait’ de 1889. Le fond sur lequel se détache le visage joue en écho avec ‘La Nuit étoilée’. Le ciel est spiralé, pris d’étranges convulsions, la pâte en relief joue avec l’empreinte mélancolique de la lumière. La belle tête de Vincent troue le subjectile à la façon confondants dont la folie agite ses grelots parmi le peuple des gens ordinaires. La cheveux roux relevés, le massif hirsute de la barbe dressent la herse, l’enceinte au sein desquelles la démence couve en sourdine. Les yeux, dans leur innocente clarté, sont déjà perdus, partis pour un monde dont nul ne revient. La chair est d’argile mate, pareille à celle d’un masque mortuaire, éteinte, abrasée par l’incompréhension des quidams qui ont longé l’oeuvre sans en rien saisir, si ce n’est un aspect qu’ils jugent ‘grossier’, ‘anecdotique’. Condamnation gratuite, sans appel, foncièrement irrespectueuse de l’art, foncièrement insolente quant à la qualité singulière de l’homme.

   Ici, en la solitude cotonneuse de ‘Silencia’, ici à l’écart des marées humaines, ici au cœur de la pleine méditation, je me sens intensément solidaire de Vincent et voir son portrait est pour moi l’épreuve de l’insoutenable. Comment certains Erratiques peuvent-ils avoir à ce point ignoré cette peinture tout droit sortie de ce que la condition humaine peut donner de plus grand, de plus fort ? Mais quand donc cessera cette cécité, quand donc les hommes arracheront-ils le bandeau qui obture leurs yeux ? ‘Infertiles’, leurs yeux ? Certes. Mais aussi fermés à la beauté en son abyssale dimension, en sa verticale exigence, occultés et ne pouvant percevoir ce qui, tout droit venu du drame humain, doit nous interroger au plus profond de nous. C’est une question d’éthique, autrement dit un devoir d’habiter correctement la Terre, avec respect, dans la compréhension que ce qui est, qui nous rencontre, cet humain, ce rocher, cet animal, cette fleur, tout ceci  constitue notre plus immédiate faveur.

   Ici, au cœur palpitant de ‘Silencia’, la joie se donne dans la lucidité, ce qui veut dire avec sa charge incontournable de peine, son lot de tristesse. Mon parcours ‘initiatique’, je vais le clore par l’image de ‘La Chambre à coucher’ du Peintre Hollandais, elle sera, en quelque sorte, une reprise à l’identique de la modestie rayonnante de cet intérieur simple qui est mon lieu présent, irréfutable, épanouissement de mon être en son essentielle empreinte. A tout intérieur d’un habitat, il faut des analogies avec d’autres demeures, d’autres refuges, il faut des correspondances. Je suis ici et, en même temps, ailleurs. Seulement de cette manière les choses peuvent-elles prendre sens.

Les choses parmi les choses.

Les hommes parmi les hommes.

Les œuvres parmi les œuvres.

Les ressentis appelant d’autres ressentis.

  

   Le lit de bois blond, c’est le lit de Vincent. C’est le mien. C’est celui de tous les hommes. S’allonger, prendre du repos, méditer, rêver, c’est toujours réactualiser les songes de Van Gogh, faire surgir à nouveau l’imaginaire de l’humanité.  Je ne suis pas seul sur la planète à trouver refuge au pli le plus intime des draps. Le geste de mon coucher est inscrit dans la plus atavique des manifestations des Existants. Tout est coalescent qui vient à l’être à l’horizon du monde. Mon expérience de solitude, mon abri dans une immanence première, ma réassurance au motif d’un lieu élu, des milliers de personne avant moi en ont tracé la marque indélébile, des milliers en dupliqueront la réalité au plein même de qui ils sont. C’est ceci l’idée de communauté humaine, porter avec soi, en soi « la forme entière de l’humaine condition » selon le beau mot de Montaigne. Que nous le voulions ou non, il existe une solidarité qui est pleinement factuelle, dont nous ne pourrons faire l’économie que lorsque nous connaîtrons notre propre mort. Ce parquet de planches qui court dans la chambre de Vincent, c’est tout simplement le sol foulé par les autres hommes. Cette fenêtre au travers de laquelle s’insinue une mince clarté, c’est aussi la ‘mienne’ celle de ‘Silencia’, blottie au cœur de Speranza.

 

Une lumière appelle une autre lumière.

Un état d’âme appelle un autre état d’âme.

Une écriture appelle une autre écriture.

 

    Je longe les hauts escarpements blancs de la falaise. Le soir approche. La brume devient plus dense qui tresse devant mes yeux une fine résille de pluie. Elle accroît encore la beauté de ce paysage unique. Elle me confirme dans mon choix purement imaginaire. Oui, il faut une utopie, il faut de l’irréalisable, du pur fantasme, il faut tresser les palmes d’un palmier qui n’existe qu’à être halluciné à l’aune des mirages tremblants du désert. Oui, il faut se sauver du monde, des autres hommes et, surtout, se sauver de soi. A l’issue de ma courte promenade, je rejoins ‘Silencia’ tout comme je me disposerais à retrouver une Maîtresse. Son ventre comme terre, son sexe comme île, seront les gages d’une nuit fructueuse habitée des plus somptueuses aurores boréales qui soient. Dans le cadre de la croisée s’inscrit l’œil rassurant de lune. Lorsque j’étais enfant, ma Grand-Mère paternelle, me disait, en désignant la laiteuse clarté :

 

« Est-ce que tu aperçois l’homme qui jette son fagot au feu ? »

 

Au début, je n’étais guère sûr ni d’apercevoir l’homme, ni le fagot.

A la fin j’apercevais et l’homme et le fagot.

L’amour fait des miracles !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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30 juillet 2021 5 30 /07 /juillet /2021 10:39
Kirsten du Jutland

Juelsminde

Source : Expedia

 

***

 

   ‘Je n’ai pas compris à temps, je n’ai pas compris à temps’, voici la phrase lancinante qui me poursuit depuis mon départ de Juelsminde. Parfois faut-il être distrait pour ne s’apercevoir de certaines choses qu’à l’instant où on les a quittées. Il faut dire, je diverge souvent  de qui je suis, je ne parviens nullement à coïncider avec mon être et ceci me joue bien des tours. Ai-je appris quelque chose de toutes mes déconvenues ? Je crois bien que non. Il y a des trajets personnels dont on ne peut dévier la route, ils n’en font décidemment qu’à leur tête et l’on a beau s’ingénier à en modifier le cours, c’est toujours la même voie qui est choisie si bien que l’on pense son destin fixé une bonne fois pour toutes. Que me servirait-il de m’insurger contre ceci ? Autant pester contre le temps qu’il fait, reprocher au ciel d’être trop haut, juger le vert de la nature inopportun. Alors on suit la trace de ses propres pas, alors on demande à la vie d’être bonne, alors on se contente, la plupart du temps, de n’avoir encore jamais chuté de Charybde en Scylla.

    Mais plutôt que de m’engager plus avant dans mon récit et afin de ne nullement laisser le Lecteur, la Lectrice dans une cruelle indétermination, je me dois d’être plus précis et contraint de tracer quelques traits vite esquissés de ma biographie. Je m’appelle Jacques Angelgan. Je viens d’avoir 48 ans. Je suis journaliste pour le compte de ‘Méridien’, une revue essentiellement consacrée au tourisme et à la nature. Je vis à Paris, Quai aux fleurs. Je suis indépendant et sentimentalement libre. J’aime la littérature, la poésie et pratique la photographie, presqu’exclusivement en noir et blanc. Volontiers méditatif, il m’arrive de passer de longues heures sur quelque rivage sauvage en bord de mer et de suivre des yeux le mouvement incessant des vagues, le trajet libre des oiseaux, le voyage illisible d’un nuage, de deviner, dans le vent, une odeur venue d’ailleurs qui me sert parfois à écrire un poème. Voici, en quelques lignes, dressé le cadre simple de mon existence.

   Retour à Paris - En ce moment je roule en voiture entre Brême et Dortmund, la route est un long ruban gris bordé de champs labourés, de forêts de conifères, parfois de maisons qui se regroupent en essaims, en villages, en villes que je traverse sans bien en observer la banale réalité. Je viens tout juste de réaliser un long reportage sur cette belle région danoise du Jutland et rentre à Paris afin de reprendre mes notes, classer mes images, mettre un point final à tout ce travail de longue haleine qui ne m’a laissé que peu de temps à consacrer à mes loisirs. Mais il me faut revenir à mon départ pour le Danemark et éclairer quelques épisodes saillants de mon périple.

   Paris - Ce matin je quitte Paris sous un ciel gris ardoise. Comment pourrait-il en être autrement ? Le gris est la couleur de Paris, son âme, une manière de gorge de pigeon sur laquelle, parfois, ricochent quelques irisations colorées. Milieu du printemps avec les grappes blanches de ses fleurs, haies piquetées d’étoiles, parfum léger de l’air, à peine une subtile fragrance pareille à l’exhalaison d’une fleur secrète, à la douceur féminine à contre-jour du ciel. Pour la durée de mon séjour, j’ai loué une petite habitation de bois aux teintes brunes, simplement soulignée de blanc le long du faîte du toit, aux encadrements des fenêtres, pourvue d’une couverture dont la teinte d’ardoise se confond avec le ciel. Tout ce gris aux multiples déclinaisons, d’Acier à Perle en passant par Argile est un peu comme un lien qui me relie à Paris, si bien qu’observant la mer à deux pas de chez moi, je ne serais guère surpris, un matin au réveil, de voir glisser sur l’eau les mêmes péniches que celles qui longent le Quai de Bourbon, tout juste sous mes fenêtres, près de l’Île Saint-Louis.

   A peine ai-je posé pied à terre que Kirsten, mon hôtesse, vient à ma rencontre. C’est une belle jeune femme épanouie, autour de la quarantaine, cintrée dans un beau tailleur de flanelle, visage clair, souriant, teint lumineux, cheveux coupés à la garçonne, la vie en son éclat le plus joyeux. Ensemble nous visitons mon nouveau logis. Tout est en ordre. Tout est prêt. Il ne me reste plus qu’à être journaliste, à me consacrer corps et bien à ma tâche. Vous avouerais-je, d’emblée, la réelle émotion que j’ai eue à découvrir ‘mon’ hôtesse ? Certes, je crois bien mon attention éveillée lors de notre première rencontre, sans excès cependant, juste un léger trouble à l’entour de l’âme, comme un frisson puis, plus rien, un ris de vent est passé qui ne laissera nulle trace sur le sable.

   Mais je m’aperçois maintenant combien ce subit détachement est vain, combien déjà la mince comptine joue en écho son murmure prophétique, oraculaire, ‘Je n’ai pas compris à temps, je n’ai pas compris à temps’. Comme si cette ritournelle insistante, incessante, venue du plus loin du temps avait fait retour jusqu’à moi, prémonition de cette blessure infligée au plein de ma chair. Voyez-vous, il est des rencontres dont jamais l’on ne revient ! Peut-on faire le deuil d’un amour, surtout d’un amour qui n’a existé qu’à l’aune de l’imaginaire, un genre d’esquisse au graphite sur un papier Vergé, qu’un trait de fusain peut effacer sitôt le crayon levé ? En quelque sorte un amour métaphorique, une image au large de soi, une buée sur une vitre, une représentation lagunaire, des eaux plombées que ponce un ciel infiniment soucieux de tout noyer dans une même note neutre, infiniment peu assurée d’elle-même.

   Les Nielsen, mes hôtes donc, habitent de l’autre côté de la haie qui sépare nos habitations respectives, dans une grande maison couleur sanguine, au large toit de chaume dont le faîte armorié supporte une imposante cheminée de ciment.  Parfois un nuage indistinct s’en échappe dont je suppute qu’un foyer central, dans la salle de séjour, est à l’origine de sa dispersion dans l’air taché de brume. Olaf, le mari de Kirsten est très largement plus âgé qu’elle, tempes déjà poudrées de blanc, légère calvitie traçant son golfe sur le haut de la tête. Olaf est un architecte en renom qui, chaque jour regagne Aarhus, à quatre-vingts kilomètres, là où se trouve son cabinet. Tous ces détails, je les tiens des quelques rares contacts que nous avons eus, Kirsten et moi, au hasard de nos promenades ou bien dans nos brèves rencontres dans les rues du village.

   Bien que très ouverte, Kirsten me paraît énigmatique, réservée, sans doute introvertie. Nos échanges se déroulent en français dont elle maîtrise très correctement la langue, ses études de Lettres l’ayant pourvue d’un bagage plus qu’honorable. Je dois avouer mon interrogation presqu’immédiate sur la nature du couple Olaf/Kirsten. Bien étrange différence d’âge. Sur laquelle je ne peux manquer de m’interroger. Certes, je ne suis qu’un étranger de passage dont la vie ne posera nulle empreinte sur ce couple qui s’effacera tout comme s’effacent les traits sur une ardoise magique.

   J’imagine sans peine Kirsten à vingt ans, Olaf à cinquante. En fait une union enviable. Elle, belle, dans la fleur native de l’âge, lui au zénith, auréolé de tout son prestige de grand architecte. Ici, la différence n’a nulle importance, elle est même signe de distinction, une jeune âme s’est éprise d’un destin hors du commun. Mais qui donc pourrait s’étonner de ceci ? Mais le temps qui passe accroît la distance, creuse un fossé qui s’élargit, se métamorphose en douve dont nul ne saurait évaluer correctement la profondeur. Alors, de ceci, de cette passion sans doute réciproque des débuts, que reste-t-il que l’habitude aurait émoussée ? Une tendresse filiale ? Une estime réciproque ? Une existence toute faite d’apparences et de conventions sociales ? Que reste-t-il qui paraît embrumer les yeux de Kirsten, la plonger dans une manière de tristesse qui semblerait hors de portée ? Car sous l’aspect joyeux, souriant, se dissimule une blessure qui transparaît malgré le fard du sourire, le maquillage d’un visage lisse qui se donne comme abrité de toute contrainte, de toute lassitude.

   Ce que je vous confie là, je ne l’ai nullement inventé pour les besoins du récit. C’est Kirsten elle-même qui m’en a révélé la teneur, certes à demi-mots, sous le voile de la pudeur, un jour où nous étions assis tous les deux près d’une touffe d’oyats, en bord du Sandbjerg Vig, ce bras de la Baltique qui longe la côte occidentale du Danemark. Ce jour-là, le plafond était plus bas qu’à l’accoutumée, des mouettes criaillaient sous les nuages et allaient se perdre dans l’illisible trait de l’horizon, le vent soufflait par rafales intermittentes, si bien que la parole de mon interlocutrice me parvenait à la façon d’un morse, une suite de points et de tirets. Peut-être le sens profond de ce qu’elle me disait reposait-il dans les intervalles, tout comme il pouvait s’inscrire dans celui qui affectait maintenant les anciens amants, Olaf dans l’âge déclinant, Kirsten dans l’irrésistible ascension vers sa maturité.

   Certes, de son attitude, de ses silences, de ses hésitations je déduisais le trouble de son continent intérieur, je fabriquais de mes mains la boule d’argile de son existence, j’y insufflais un air qui ne pouvait être que celui d’une infinie dérive dont Kirsten était affectée dont, sans doute, elle ne ressortirait jamais ou bien au prix d’une perte d’elle-même dans un autre qui ne manquerait de surgir pour combler l’abîme. Je dois avouer qu’en mon fond, au pli le plus secret de mon être, une morsure naissait qui ne pouvait avoir pour nom que ‘jalousie’, dont cependant je ne voulais reconnaître la nature. Bien évidemment, Kirsten, pour moi était simplement l’hôtesse qui m’hébergeait l’espace de quelques jours, bientôt un étranger prendrait ma place dont la venue gommerait tout, simple encre sympathique se diluant dans les mailles du temps.

   Au fur et à mesure que le temps passait, je me consacrais à mon travail de journaliste avec assiduité, parfois diverti de ma tâche par l’irruption, le plus souvent soudaine, de l’image de Kirsten devant le paysage de quelque colline que je photographiais, d’un bras de mer que je voulais fixer sur du papier, d’une œuvre d’art dont je souhaitais qu’elle symbolisât cette belle région du Jutland. Oui, maintenant, avec le recul et l’éloignement dans l’espace, la signification de cette simple formule routinière, prosaïque, ‘Je n’ai pas compris à temps’, me parle avec toute l’intensité d’un regret dont, jamais, je ne pourrai enrayer la sombre venue, une taie d’ombre posée sur mes yeux et la vue désormais en clair-obscur dont mon existence est devenue l’étonnante allégorie. Savez-vous, il y a des rencontres qu’il vaudrait mieux ne jamais avoir connues, l’âme y gagnerait une équanimité dont elle se désespère de ne plus connaître la touche d’immédiate félicité.

   Ce qui, maintenant surgit, dans mon séjour redevenu parisien, ce sont de brusques images pareilles à la soudaine clarté de l’éclair parmi le peuple des nuages. Si je voulais résumer les points saillants de mon séjour danois, je les inscrirais dans l’enceinte de trois mots simples, cependant lourds de signification : ‘solitude’ ; ‘amour’ ; ‘passion’. Oui, écrivant ceci j’ai bien le sentiment étrange de ne citer que des lieux communs, de flirter avec quelque bluette, d’inventer une histoire pour ‘jeunes filles en fleur’. Et pourtant, la réalité est bien plus profonde, bien plus incisive, parfois marquée au sceau d’événements d’irrémédiable perte. Mais enfin que me sert-il de broder sur des événements dont le halo s’estompe dans la brume des jours ?

    Lorsque je revenais de mes longs périples photographiques, dans un petit vase de porcelaine blanche, à peu près chaque jour qui passait, je découvrais deux ou trois roses en bouton à peine épanouies, de teinte jaune miel, qui contrastaient heureusement avec le vert soutenu des feuilles. Mais comment donc mon hôtesse avait-elle deviné mon attrait pour ces fleurs aussi modestes qu’envoûtantes, leur parfum flottait dans la pièce pareille à la délicatesse d’un safran, identique à l’écume irisée nageant à la surface d’un lac ? Je m’étonnais de ces attentions mais n’y souhaitais attacher qu’un souci domestique, une intention décorative. Jusqu’ici nos échanges n’avaient été que de courtoisie et, chaque fois que mes propos avaient été plus ‘libres’, Kirsten y avait réagi avec une certaine brusquerie que l’instant suivant s’ingéniait à corriger au gré de ce sourire dont elle avait le secret.

   Je tâchais de m’investir au mieux dans mon travail de journaliste, n’omettant nul détail qui fût à même de mettre le Jutland en valeur et les motifs étaient multiples, paysages, habitants affables, teinte pastel du ciel, cris rauques des oiseaux, dont je tissais la trame de mes articles. Si bien occupé par mon activité que Kirsten semblait se dissoudre à même mon agitation, surgissant cependant à l’improviste lorsque, m’accordant une pause, fumant rêveusement au bord du Sandbjerg Vig, sa présence se donnait avec autant d’éclat que le vol du goéland sous la lourde taie du ciel du septentrion. Comment aurais-je pu différer plus avant l’aveu qui montait à ma conscience : j’étais amoureux, certes le plus désespérant des amours puisqu’en toute certitude, il demeurerait sans lendemain. Ce qui, toutefois ne manquait de m’étonner, c’était la valeur insigne que j’accordais à cet amour inexaucé, ce que son absence autorisait m’était rendu au centuple par son lustre particulier, il avait la saveur à nulle autre pareille du ‘fruit défendu’ dont je pensais, en ces instants de grâce, qu’il était la chose du monde la plus précieuse. Se tenir au bord de son désir, en observer la braise, lui accorder ce dont toujours il était en recherche mais qui s’accomplissait si rarement, l’éclat d’une joie devant le jour qui se lève. Je vivais en une sorte de sustentation, à mi-distance de la terre et du ciel, dans une lumière qui bourgeonnait tout autour de mon corps, pareille à une invisible mais rayonnante aura. Parfois le bonheur n’a-t-il d’autre mot ?

   Si un calme précaire pouvait s’installer en moi à mesure que mon séjour avançait, quelques événements dont je jugeais au départ l’innocuité, ne manquèrent de m’alerter. Seulement je demeurais dans une zone étrange, ambiguë, n’accordant à mes interprétations successives qu’un crédit des plus limités. Je savais pertinemment que les sentiments érodaient la raison, la rendaient si friable qu’à peine l’on pouvait en reconnaître l’habituel mérite. Avançant dans mes découvertes, voici que s’installait en moi cette ‘ère du soupçon’ dont le Nouveau Roman, en son temps, se fit le glorieux chantre. Chaque nouvelle pensée se trouvait remise en question par la suivante, si bien que je ne parvenais plus guère à faire le tri de ce qui appartenait à la réalité, de ce qui ressortissait du pur imaginaire. J’avais confié à Kirsten plusieurs recueils de nouvelles, la sachant friande d’histoires brèves dont elle semblait apprécier le fait que la chute du récit survenait dans une manière de surprise dont, visiblement, elle s’enchantait.

   Ces recueils, vite lus, elle les posait sur ma table de travail lorsque j’étais à l’extérieur pour mes reportages. Rien ne me dérangeait dans le fait que Kirsten vînt en mon absence, je n’avais nul secret à cacher et ses visites, loin de me contrarier, m’apparaissaient tels de rapides baisers qu’elle aurait déposés sur ma joue à mon insu mais avec l’enjouement d’une gamine comptant sur un effet de surprise. L’équilibre de mon âme se fût accompli en silence si, au dos des marque-pages qu’elle ‘oubliait’ dans les livres, n’avaient figuré, en une écriture lisible mais non moins fiévreuse, quelques citations d’auteurs dont le contenu me paraissait des plus équivoques. Ces quelques phrases d’anthologie, Lecteur, Lectrice, je les soumets à votre sagacité, espérant bien, soit que vous me confirmerez dans mes doutes, soit que vous les lèverez au gré de ce ‘bon sens’ qui semble si loin de moi en ces temps d’agitation sentimentale.

   Donc sur l’envers de ces marque-pages, à la manière d’une ‘bouteille jetée à la mer’, ces mots qui semblaient griffonnés à la hâte :

 

« Solitude : la double solitude où sont tous les amants. » - Anna de Noailles

« L'amour est une étoffe tissée par la nature et brodée par l'imagination. » - Voltaire

« La passion s’accroît en raison des obstacles qu’on lui oppose. » - William Shakespeare

  

   Pour moi, les motifs qui traversaient ces phrases se lisaient dans la transparence et, sauf à penser que l’esprit de raison s’était éloigné de moi, je ne pouvais plus me faire d’illusion sur le contenu ce cet « amour » naissant (je le mettais en quelque sorte « entre guillemets ») qui fleurissait entre mon hôtesse et l’hôte que j’étais, qui s’impatientait d’en connaître l’épilogue. Un des derniers matins de ma présence à Juelsminde, voulant ‘tirer l’affaire au clair’, je sors de chez moi, emportant dans la poche de mon blouson les trois signets portant l’écriture de Kirsten. Connaissant bien ses habitudes, je ne tarde à la rencontrer sur le sentier qui longe le rivage. Kirsten paraît contente de me voir. Elle m’interroge sur l’avancée de mon travail. Elle me dit le vent frais de ce jour, elle me dit ce ciel balafré de coulures sombres, elle me dit le bonheur qu’il y a à vivre, ici, sous cette latitude où les choses sont si pures, si exactes.

   Je lui dis la beauté de l’heure, le signal blanc de la mouette, la voile du bateau à l’horizon, je lui dis l’heure du départ qui approche. Je lui dis son ‘oubli’ des marque-pages dans les recueils de nouvelles. Elle me dit sa constante distraction, son étourderie, sa façon à elle d’être décalée d’elle-même. Je lui tends les signets qu’elle prend le temps de lire lentement, avec une certaine application. Nul trouble ne traverse son regard. Nul frisson ne soulève sa peau. Nulle émotion n’empourpre l’image de ses joues. Uniquement une longue sérénité qui contrarie mes plans les plus audacieux. Je pense en mon for intérieur à l’invention de cet ‘amour’ que j’ai tissé de toutes pièces, m’accrochant à la moindre navette soi-disant empreinte de signification, ourdissant une toile qui n’a de consistance qu’un rêve d’enfant éveillé.

   Juelsminde - Soir - Je viens de terminer mon reportage. Demain, retour à Paris. Je mets un peu d’ordre dans mes notes, je range mes livres, prépare mes bagages. Je sors devant la maison, m’assois sur une chaise. Une brise marine s’est levée qui rencontre la terre, apportant avec elle une brume fine, légère, presque inconsistante. L’heure est silencieuse, irréelle, comme si elle n’existait nullement pour les hommes mais pour elle-même, pour le temps qui passe et s’enfonce loin au-delà des yeux dans la fente improbable d’un lointain horizon. Il y a dans l’air une touche d’aigue marine, la fragrance d’un ‘je-ne-se-sais-quoi’, la vibration d’une sourde harmonie reposant sur les choses. C’est étonnant l’essence des sentiments, leur inclination à faire se dresser des analogies, à bâtir des correspondances entre un ici-présent et un jadis-déjà-passé, à relier un état d’âme à un autre état d’âme. Ce qui se joue, en cet instant d’une révélation, c’est le phénomène confondant d’une extase du moment qui m’affecte en propre et rejoint cet autre moment qui lui répond en écho. Même lueur éteinte du ciel. Même longueur du jour à venir. Même indécision de l’être à sortir de soi, à se donner à l’autre, à le connaître, à initier l’événement de l’altérité.

   Kirsten et moi sommes assis près de cette touffe d’oyants qui est le témoin discret de nos émotions mêlées. Nous parlons simplement du temps qu’il fait, de l’été à venir, d’une nuée d’oiseaux que le ciel confond dans une tache de gris sans nuance. Comme tous les moments qui se donnent dans le rare, celui-ci est suspendu, il attend, il veille, il se campe sur le bord du sommeil, prêt à surgir au cas où quelque chose surviendrait, voulant marquer les destins des stigmates d’une joie future.

   Paris - Quai aux Fleurs - Maintenant, installé dans la plus sûre des lucidités, je revois cette séquence avec Kirsten. Je revois nos mains qui se frôlent, moi lui offrant du feu, elle le recevant dans la conque de ses doigts. Je revois cette lueur bleue inquiète au fond de ses yeux, ce léger vacillement de l’âme, ce trouble de l’esprit qui appelle et ne reçoit nulle réponse. Je revois mon propre émoi comme un mirage se reflétant dans le miroir de sa peau. L’un et l’autre, nous sommes au bord de l’abîme et le savons depuis le plus sûr degré de notre intuition. Nous voulons et ne voulons pas, d’un même mouvement, nous ouvrir au risque de l’amour, il y a trop de choses à gagner, trop de choses à perdre. Nous sommes deux vols hauturiers en perdition d’eux-mêmes. Nous sommes dans l’ici tangible, l’infiniment réel et dans l’ailleurs aux impalpables desseins. Nous sommes en nous, nous sommes en l’autre, nous sommes en partage et n’en pouvons supporter l’épreuve. Tout aurait pu basculer, des meurtrières s’ouvrir au gré desquelles nous serions sortis de nous, aurions rencontré l’unique voie en laquelle cheminer jusqu’au bout de soi, au bout de l’autre. Aimer est un péril bien plus grand que ne pas aimer. Il oblige. Il fixe ses règles. Il aliène en quelque sorte et c’est la liberté qui se sent menacée et c’est le soi en son intime qui est bouleversé jusqu’en son tréfonds le plus essentiel.

   Alors, comment en cette déchirure de la conscience qu’est toute prise de décision qui engage, comment donner sens à cette antienne qui fait son point fixe à proximité et efface tout autre message : ‘Je n’ai pas compris à temps’. Mais que n’ai-je nullement compris ? L’amour ? Et puis quel « à temps » ? La temporalité qui est notre substance même, celle qui nous permet de faire fond sur le néant de l’angoisse, quelle valeur pouvons-nous lui attribuer qui ne soit celle du constant réaménagement des formes de qui nous sommes car il ne saurait y avoir de fixité, d’absolu qui nous assurerait de notre être, en déterminerait les contours, le porterait dans le feu d’une certitude tranquille. Voyez-vous, c’est la belle idée du ‘kairos’ des Anciens Grecs qui vient à moi et me fait me retourner sur les événements de la rencontre, sous l’éclairage subtil du ‘moment décisif’. Dans la radicalité de la pensée, chaque instant est décisif au motif qu’il ne saurait y avoir de hiérarchie dans l’événementiel qui structure notre destin et l’incline de telle ou de telle manière.

 

L’amour est décisif.

La beauté est décisive.

Parfois aussi,

le tragique est décisif.

 

   Le ‘décisif’ n’est jamais que notre propre empreinte intérieure que nous projetons sur les choses, que nous colorons à notre façon, qui est unique. Quel aurait été le ‘décisif’ de Kirsten ? Se séparer de son mari, venir me rejoindre à Paris ? Quel aurait été mon ‘décisif’, abandonner mon travail, venir vivre ici dans le Jutland, devenir sculpteur, tourneur d’argile ? Le problème du ‘décisif, lorsque déjà une vie est longuement entamée, c’est bien la force de dévastation qu’il introduit dans le cours somme toute tranquille des jours. C’est bien la raison pour laquelle nous nous gardons, le plus souvent, de ‘franchir le Rubicon’, lui préférant une volte qui nous assure d’une possible tranquillité.

   Bien évidemment, ces rationalisations, je les pose maintenant, au calme, sur mon balcon qui donne sur la Seine, alors que les péripéties sur lesquelles elles se fondent se sont diluées dans le temps et l’espace. Il semble bien que nul ne puisse s’opposer à la puissance d’aimantation de la passion, que le courant du fleuve soit trop fort, qu’une volonté silencieuse parvienne à nous surplomber qui décide de nous plutôt que nous ne décidons nous-mêmes.

   Mais avait-on au moins été touchés par la passion ? Ce terme n’est-il pas excessif qui majore une intrigue quotidienne somme toute ordinaire, ne portant en elle que des sèmes anodins bien impuissants à bouleverser quoi que ce soit. Mille intrigues chaque jour mettent en présence de possibles amants qui ne le sont qu’en théorie. Et puis, toute rencontre d’un homme et d’une femme, fût-elle la plus désintéressée, ne porte-t-elle en germe une dette amoureuse à l’archaïque figure qui dépose en nous, sans doute dans le clair-obscur de notre inconscient, la possibilité d’une aventure amoureuse et peut-être plus ? Je crois qu’à tout amour déclaré en tant que tel, il faut ce soubassement intuitif, faute de quoi il ne demeure qu’une terre infertile.

  

  

   Juelsminde - Matin du départ

 

   Le ciel est une soie qui étend jusqu’à l’horizon la mesure libre de son être. J’aime ceci infiniment, que les choses puissent flotter longuement entre rêve et réalité sans qu’aucune question contingente n’en fasse dévier le cours. Tout monte dans le ciel gris avec facilité. La brume légère cingle le visage avec une belle élégance. Les formes, mais quelles formes ? Sont-elles au moins humaines ces hésitations existentielles dans le diaphane de l’heure ? On dirait de minces effigies pareilles à ces touchants personnages inclus dans les boules de verre de Noël, ils se confondent avec les giboulées, les aiguilles cendrées des mélèzes, ils viennent à nous dans le retrait d’eux-mêmes. Ils se donnent dans une étrange présence/absence qui semble constitutive de la condition humaine. Toujours nous sommes entre deux clignotements, entre deux taches de lumière, entre deux oscillations du temps. C’est pour ceci que nous passons soudain de la joie à la tristesse sans bien en éprouver le subtil fondement.

   Kirsten sort tout juste de sa maison rouge et grise. Elle est vêtue d’une robe seyante qui cache son corps tout en en dévoilant la délicate harmonie. Ses longues jambes sont gainées de soie, son buste est haut placé qui oscille selon le balancement de sa marche. Cette fille est superbe qui porte en soi, sans même en être alertée, le masque tragique de la beauté. Se sait-elle belle au moins ? A-t-elle conscience de son haut pouvoir de séduction ? Et ces yeux, à la fois si profonds et si près des choses. Et cette progression de fée sur ses ballerines blanches. Kirsten m’a demandé la permission de m’accompagner sur mon chemin de retour jusqu’au parc où elle va aller faire une promenade. Sans doute méditative. Sans doute à l’orée de sa propre forme tellement elle porte en soi cette distance à elle qui la rend si attachante, si irrésistiblement magnétique. La portière est largement ouverte qui accueille Kirsten. Notre dernier voyage à la lisière de l’amour. Notre ultime rencontre avant la séparation.

   La voiture trace son sentier parmi le peuple des hauts sapins noirs. Un peu à la manière de noces qui seraient celles du deuil réciproque des amants. Mais ceci, ‘amants’ l’avons-nous été en dehors de mon incorrigible posture romantique ? Je demeurerai sur ce doute qui sera la dernière image qui me sera donnée de ce court séjour à Juelsminde. Nous parlons de tout et de rien, nous emplissons le cruel néant de mots qui en suturent la plaie. Sommes-nous tristes ? Ma question n’a guère de sens car, alors, il faudrait définir la tristesse, lui donner visage et contenu. Nous sommes, simplement, et déjà ceci suffit à nous occuper. Parfois vivre est une telle peine que, souvent, redouble une joie. Que reste-t-il au bout du compte si ce n’est une terrible marge d’indécision, une parenthèse ouverte sur le vide ? Le parc approche, on commence à en apercevoir la haute clairière semée d’essences rares. Et voici que la mince ritournelle vient se loger dans la plaine oublieuse de ma tête, j’avais presque fini par renoncer à en soutenir le chant si léger mais si insistant : ‘Je n’ai pas compris à temps’.

    Je gare la voiture sur le côté de la route. Un instant nous demeurons silencieux. Ici, je sais que tout encore pourrait s’infléchir en une autre direction. Mais sommes-nous, Kirsten aussi bien que moi-même, maîtres de nos destins ? N’y a-t-il pas, dans ces moments non reproductibles du ‘kairos’, quelque chose qui nous dépasse infiniment, comme si tout avait déjà été inscrit dans le vif même de nos âmes ? Seuls quelques oiseaux de proie trouent le silence au milieu du ciel. La tête des sapins s’agite sous la poussée amicale du vent. Quelques pignes chutent au sol dans un bruit de coton.

   Je crois que nous ne savons nullement la conduite à adopter afin de nous séparer. Entre nous, entre nos corps noués, je sens une tension. Comme si des fils invisibles nous reliaient dont, cependant, il nous eût été impossible, soit de les tirer, soit de les couper, seulement demeurer dans cette attitude dolente, dans cet écart de nous-mêmes qui nous exile et nous intime l’ordre de métamorphoser l’étincelle de l’instant en une possible éternité. Afin de meubler le vide, j’ai allumé la radio. Une musique mélancolique, du genre d’un adagio, coule lentement des haut-parleurs. C’est Kirsten qui initie le geste de la séparation. Elle se penche soudain vers moi. Je vois sa poitrine palpiter lentement, identique à celle d’un oiseau blessé. Je vois ses longues jambes haut croisées qui sont un pur miracle. Je vois le profond de ses yeux, deux braises qui dorment sous la cendre. Je vois ses belles lèvres carminées qui semblent chuchoter des mots que je n’entends pas. Je sens la tiédeur fiévreuse de sa bouche collée à la mienne. Je sens un délicieux vertige qui me conduit au plus haut d’un poème, au plus vif d’une chair en proie à la conquête de l’exister, je sens ce qui se donne dans la plénitude enfin accomplie.  Je vois ses ballerines blanches qui tournent le coin d’une haie. Je vois sa longue absence bien mieux que n’était visible sa présence même.

 

‘Je n’ai pas compris à temps, je n’ai pas compris à temps’

 

 

 

 

 

 

 

 

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27 juillet 2021 2 27 /07 /juillet /2021 10:27
Lucas au plus près

Buron – Cantal Auvergne

© ELODIE ROTHAN

 

***

  

   Parler de bonheur est toujours prendre le risque d’en dire trop, d’en dire pas assez ou bien de sombrer dans le convenu, sinon dans la bluette. Non que le bonheur ne soit nullement un sujet sérieux. Non que l’idée de bonheur ne soit éloignée de nos préoccupations habituelles. En réalité elle est une manière de rengaine qui traverse nos corps à bas bruit, elle est un refrain familier qui tresse ses dentelles tout contre le dôme inquiet de nos têtes. Répudier le bonheur en tant que fin inlassablement poursuivie reviendrait à se nier comme existant et affirmer qu’aussi bien nous serions indifférents au tragique qu’à son naturel antonyme. Tous les jours, avançant sur le chemin tracé par notre propre destin, pensant que la part qui nous a été remise est insuffisante, que nous méritons mieux, que notre vie devrait bien plutôt fêter les roses en leur sublime parure et oublier les épines qui se dissimulent sous leur soie, nous guettons le moindre indice d’une joie qui pourrait survenir, teintant de vermeil l’horizon de nos jours. Nulle faute à ceci, cependant, toute félicité est, par définition, le don que tout humain attend de sa propre aventure au jour le jour.

   A l’ami que vous rencontrez, lequel vient de trouver son aimée, vous questionnez : « Es-tu heureux ? ». Vous ne vous étonnez nullement de l’entendre vous affirmer qu’il en est ainsi et, le disant, c’est comme une scintillante aura qui entoure son corps, fait rosir son visage, embrume l’iris de ses yeux. La réaction de votre ami est vraie en son fond, les sensations que vous percevez en lui l’attestent, il est bien le dépositaire de cette faveur qui illumine ses jours, efface ses moments de tristesse, donne soudain des ailes à sa mélancolie. Oui, c’est bien ceci, le bonheur est un vol au-dessus de hautes futaies, le trille joyeux d’un passereau dissimulé au cœur de ses frondaisons, raison pour laquelle la métaphore d’Anatole France dans ‘La Chemise’ se révèle si juste : « c'est le favorable présage tiré du vol et du chant des oiseaux ». Existerait-il métaphore plus pertinente que celle de l’essor libre de l’oiseau au sein du vaste espace pour définir cette notion si souvent galvaudée dont on finirait par penser qu’elle serait pure délibération de l’homme afin d’échapper aux pièges du réel. Donc, pour lui l’homme, tenter de se distraire de cette insolente finitude qui fait sa braise éteinte, là-bas, au loin, en un temps aussi irréel que proche quant au danger qu’il profère, que nous percevons identique aux battements d’ailes des chauves-souris dans le crépuscule teinté de mauve. La pipistrelle, nous ne la voyons nullement, nous sentons seulement ses brusques arabesques frôler la peau de notre visage. C’est ceci la ‘fin du jeu’, un puits creusé dans un étonnant ‘Jeu de l’Oie’, nous nous y précipitons tête la première au moment où, distraits par les ‘choses de la vie’, nous n’en percevons l’abyssale présence. C’est curieux, tout de même, d’évoquer toute cette grisaille dont la peine est l’habituelle récipiendaire, alors que nous tâchons de méditer plus avant sur cet ineffable bonheur ! Mais c’est bien là la vertu de tout procédé dialectique que de tirer le jour de la nuit qui le retient prisonnier, de faire surgir l’aube, premier mot d’une vérité qui voudrait se dire au seuil d’une naissance. Vérité originelle ou bien alors faux-semblant !

 

Histoire de Lucas des Burons

ou l’empreinte du bonheur sur une âme simple

 

 

   Lucas est un jeune homme de bientôt quatre-vingts printemps. Il habite dans cette belle région de l’Ardèche, dans un antique buron de pierres grises qui regarde le Mont Gerbier de Jonc et les autres sommets du Vivarais. Le décrire revient tout simplement à faire le portrait d’un homme simple qui est à l’image des pâtures à l’entour, des semis de pierres qui jonchent  l’herbe, de la maigre végétation qui tremble sous l’effet à peine appuyé du vent. Rien que de naturel. Rien que d’immédiatement donné, sans réserve aucune. Le visage est ouvert, modérément hâlé, parcouru de rides, les yeux sont clairs, un peu à l’image du ciel immense qui court d’un horizon à l’autre. Physionomie sans retrait. Sourire à demi esquissé, ni pessimiste, ni optimiste, une libre disposition à être selon soi, selon la nature ici si accueillante, si généreuse, on la dirait venue de quelque Arcadie, mais sans prétention aucune, être soi en soi jusqu’à son sens le plus accompli.

   La vêture de Lucas ? A l’image de l’homme. Tissée de réel et un brin naïve à force de modestie. De l’homme à l’habit, nulle distance. L’homme appelle l’habit qui, à son tour, appelle l’homme. Ample béret bleu-marine délavé, traversé de sillons, identiques à ceux qu’il trace dans son lopin de terre pour y cultiver quelques légumes. Une veste tricotée à hautes côtes, une chemise à carreaux, un gilet de corps, un pantalon de toile bleue, celui des Modestes d’ici, ceux qui vivent du travail de leurs mains et ne connaissant de la vie nulle autre complication que celle de vaquer à leurs occupations sous le ciel lumineux d’été, ambré d’automne, blanc d’hiver, cristallin de printemps.

   Ici, dans cette contrée d’évidente donation des choses, c’est la nature qui détermine les hommes, plutôt que l’inverse. Les hommes sont des produits de la nature, non l’opposé. Il semble bien que cette règle élémentaire, de nos jours, soit oubliée, enfouie sous des sédiments ataviques érodés par la marée invasive d’un irrépressible consumérisme. L’home se réifiant, se confondant avec les objets qu’il désire, allant à leur suite, s’aliénant à même le regard de convoitise qu’il a détourné de sa propre esquisse pour le porter sur un lointain qui le fascine et le réduit à une confondante cécité. Ainsi va la vie oublieuse de soi.

   Lucas, il est facile de le percevoir, tout comme de chez lui on aperçoit le Gerbier-de-Jonc, son dôme régulier, son suc de lave que ceinture, à sa base, une forêt de mélèzes. Lucas, c’est l’imminence même d’être. Il est pareil à ces trois sources de la Loire qui scintillent au milieu des herbes, sans mystère, coulent parce qu’elles coulent, ‘sans pourquoi’, telle la rose d’Angelus Silesius qui s’épanouit s’épanouissant. Heureuse symphonie des choses, plénitude d’une unité qui ne tire sa nature qu’à être ce qu’elle est. Intime coalescence de qui est, du point même où il est, sans délai, sans intervalle, seulement relié au proche, au disant en sa première et originelle énonciation, au vivant en sa native germination. En quelque sorte, Lucas est bien lui jusqu’à l’emplissement intime de son être, mais il ne l’est qu’à ne pas oublier le sol dont il provient, qu’à faire sourdre ses propres racines dans cet humus dont il est tissé en sa plus exacte mesure. C’est pourquoi le paysage est la faveur au gré de laquelle il se projette comme il le ferait sur la surface polie d’un miroir. Mais n’allez voir nul narcissisme à ceci, bien au contraire le geste d’une communion par laquelle se rendre présent à ce qui est et trouver en ceci sa ressource essentielle. C’est pourquoi tous les liens qui rattachent Lucas à son monde familier sont à explorer comme une partie de lui-même.

   L’intérieur du buron est à l’image de l’homme, une longue mémoire franchissant le temps, une sombre liturgie du minéral, le retour à une demi obscurité primitive, archaïque, une à peine élévation de la lumière dont un secret voulant se dire serait l’émergence la plus probable. Tout est là, disposé immuablement, comme si rien ne devait jamais changer. Les choses sont choses en tant que cette libre venue sans retrait, ou bien plutôt dans un retrait discret, à l’image de l’homme qui en est si proche, manière d’éclosion modeste, simple prolongement de ce genre de conservatoire du passé. Le buron est constitué d’une pièce unique qui est, tout à la fois, cuisine, chambre à coucher, cabinet de toilette. Une natte au sol est destinée à Etel le chien berger d’Auvergne.

    Au centre, trônant à la façon d’une incontournable présence, un gros poêle de tôle grise qui ronfle en hiver lorsque les lourdes congères grises et blanches font le siège de la vieille bâtisse. Un fourneau émaillé blanc sert à réchauffer les plats. Un antique bahut surmonté d’un vaisselier encombré de bocaux de verre, de pichets à demi ébréchés, d’assiettes décorées, de toute une bimbeloterie à simple valeur de mémoire, chaque pièce appelant un fait ancien, chaque fragment d’objet attaché au plus profond d’une réminiscence se souvenant de son origine, de sa valeur documentaire, ourlée, toujours, de son empreinte affective. Ce sont là les amers dont le vieil homme dispose pour s’orienter dans son existence. Il n’en souhaiterait nullement d’autres, tous les colifichets modernes lui paraissant tellement superflus, de simples caprices poussés par le vent de la ‘modernité’.

 

Une journée dans la vie de Lucas des Burons

 

   Le printemps est arrivé et, avec lui, son air embaumé de pollen. L’air est translucide, cristallin, une simple vibration qui vient à la rencontre du corps, une lame souple qui frôle le visage, une invite à sortir de soi, à aller à la rencontre du monde, à fêter la belle et unique nature. A la grosse horloge comtoise, viennent tout juste de sonner les six coups qui inaugurent la levée de l’aube. Lucas sort de son lit. C’est Etel, le chien à la douce fourrure, qui vient se frotter tout contre les jambes de son maître pour lui souhaiter la beauté unique du jour à venir. Par la fenêtre étroite - les hivers sont rudes en cette contrée ! -, la lumière entre qui fait luire quelques objets dans la pénombre. Lucas aime, entre tous, cet instant magique du lever. Rien n’est encore décidé de ce qui va avoir lieu et temps. Rien ne fait tache. Tout se donne dans la pureté première. Tout est retiré en soi comme pour une cérémonie nuptiale. Noces de la nuit et du jour dont l’aube est l’apparent motif. Un faible vent s’est levé, encore jonché d’étoiles, un reste de Voie Lactée sombre à l’horizon, là où les Vivants dorment encore, allongés dans leurs rêves, pareils à de jeunes chiots appuyés tout contre le duvet de leur mère.

   La première occupation du Buronnier, faire chauffer son café, un solide jus noir qui raidit le corps, lui donne sa stature, le projette en avant de lui. Des tartines de pain grillent sur la plaque du poêle que Lucas vient de rallumer, qui répandent dans la pièce une odeur biscuitée de froment et de malt. De temps en temps, Etel vient chiper une croûte, une mie croustillante, ce sont les miettes qui précèdent son repas à lui, que le vieil homme prépare sans délai pour son compagnon de vie, pour les trois chats qui vivent dans l’écurie attenante encombrée de vieux outils, de rondins de bois, de bottes de foin pour l’hiver. L’Ardéchois ne possède plus que cinq chèvres depuis qu’il est arrivé à l’âge de la retraite. Elles lui fournissent le lait dont il tire de délicieux fromages, base de son alimentation, quelques légumes viennent en complément dont il fait ses soupes quotidiennes. Ses repas sont frugaux, ils sont la simplicité même d’un homme qui a toujours connu, en guise de viatique, la pomme du verger, la pomme de terre et la salade du jardin, les plantes sauvages des haies, les quelques provisions hebdomadaires que lui livre l’épicier ambulant, l’une des rares visites, hormis celles de quelques randonneurs égarés avec qui il partage le verre de café de l’amitié.

   [Incise - ‘Lucas au plus près’ - Mais que veut donc signifier ‘au plus près’ ? ‘Au plus près’, signifie-t-il la proximité à soi, ce qui, pour le moins est une évidence ? Certes être près de soi. Bien évidemment ceci ne s’entend nullement d’une manière organique au simple motif que nous ne pouvons différer de notre propre corps et qu’en sortir est l’épreuve dernière de toute existence, le grand saut dans l’inconnu. Non, ‘auprès de’ doit bien plutôt se comprendre en tant que position d’essence. Nous, les Existants, avons à nous rencontrer dans ce site étroit qui délimite notre propre vérité. Être soi, en quelque manière, jusqu’à la pointe de son être. Ceci qui paraît un truisme est, cependant, bien loin de constituer une certitude. Toujours nous pensons être au centre de nous-mêmes, et, pourtant, le plus souvent nous en différons de manière bien étrange.

   Certains jours de fatidique lever, nous errons tout autour de nous-mêmes sans être bien assurés de pouvoir nous rejoindre en quelque lieu familier, éprouvé en tant que serein, rassurant. Alors nous disons que nous ne sommes pas dans notre assiette (« Me trouve-je en quelque assiette tranquille ? » - Montaigne), alors nous cherchons à assurer nos pieds d’une terre solide, mais tout bouge et il s’en faudrait de peu que nous ne chutions. Il n’est pas jusqu’à notre vue qui ne soit troublée, affectée d’un flou qui nous égare et fait des choses et du monde un spectacle bien étrange. Ce qui, d’habitude nous plaît, nous échappe. Ces voix que nous aimons percevoir nous parviennent comme au travers d’un insaisissable écran. Ces justes émotions que nous éprouvons à regarder un beau paysage, voici qu’elles s’évanouissent à tel point que nous pourrions les considérer telles des hallucinations.

   C’est ceci ‘être au plus loin de soi’ et ne rien savoir de ce qui, autrefois nous effleurait de sa douceur de palme. Nos affinités si précieuses, elles fuient entre nos doigts à la manière d’un filet d’eau. L’ami, dont nous cherchons l’approbation, il n’est nullement au rendez-vous et le serait-il, nous aurions du mal à reconnaître en lui cette ressource aimante dont nous le gratifiions jadis. Ce que nous posions en tant que notre vérité la plus effective, elle n’est plus qu’une façon de long cerf-volant dont seule la queue flotte au large du ciel, si bien que nous avons du mal à l’identifier en tant que tel.

   Si ce portrait de notre propre désarroi présente quelque valeur, c’est à seulement être mis en opposition avec celui de Lucas dont la belle équanimité d’âme, la reconduction d’une ‘rengaine’ (telle qu’il la nomme) chaque jour identique le met à l’abri de la déconvenue de ne plus coïncider avec soi. C’est bien notre société contemporaine, le nécessaire éparpillement dont elle constitue l’origine, le constant fleurissement des envies qui nous sollicitent à longueur de temps et constituent le lieu même de notre confusion. Être rassemblé autour de son propre centre dans une tâche unique, une visée simple des choses, voici ce qui constitue la nature même du bonheur. Le bonheur est le joyau, l’étincelle de l’instant, c’est pourquoi il est vain d’en vouloir rallumer la flamme. Il n’existe nul temps retrouvé du bonheur, seulement une expérience qui se donne toujours à neuf, un constant ressourcement de soi, une lumière à faire surgir des ténèbres. Le présent du présent tel qu’en lui-même reconduit, ceci se nomme également ‘sagesse’. Mais est-on au moins capables de sagesse, est-on au moins en possibilité du bonheur ? Que Lucas nous serve de modèle, ceci est pure évidence. Est-on au moins en mesure de se nommer ‘Lucas’, d’emprunter un identique chemin, de renoncer à l’agitation du vaste monde et de choisir, le retrait, le modeste, l’humble destinée qui, alors, deviendraient nos biens les plus précieux ?]

  

 

Retour au monde de Lucas

  

   Après le premier repas du jour, Lucas va s’asseoir sur un vieux banc de bois de sa fabrication, juste à côté de la porte d’entrée du buron. Etel ne tarde guère à rejoindre le vieil Ardéchois, il est un peu son ombre portée. Les yeux de l’éleveur sont moins fidèles qu’autrefois mais ils suffisent encore à saisir ces multiples rayons de beauté qui viennent jusqu’à lui. De l’autre côté de la vallée, sur le versant opposé, une montagne couverte en son sommet de la coiffure vert sombre des pins. Le ciel est clair que longent quelques nuages blancs. Dans les lointains, le moutonnement bleu d’autres montagnes qui se perdent dans l’indéchiffrable contrée des songes. Lucas laisse son regard errer sur ces mystères dont, sans doute, il ne percera jamais le secret. Lucas n’est pas l’homme des distances, des longues pérégrinations, des voyages. Lucas est l’homme de l’ici plutôt que de l’ailleurs. Lucas est le familier de la pierre grise sur le chemin, de la trace d’un renard dans le sable, des piquants bleus des chardons. Lucas aime découvrir les corolles mauves des affiliantes, éclairer ses sclérotiques des étoiles jaunes des arnicas.

   Deux ou trois fois seulement il est allé à la grande ville, à Saint-Etienne, au Puy-en-Velay pour des démarches administratives. Il a été étonné du spectacle des rues, des filles vêtues de court, perchées sur de hauts talons, étonné des hommes pressés qui portaient des serviettes de cuir et téléphonaient tout en marchant. Etonné des visages préoccupés des gens, une ride d’inquiétude traversant la plaine de leurs visages. La vie en ville devait être bien éprouvante pour que tout ce peuple urbain coure aussi vite après son destin ! Combien, à cette course effrénée, il préférait le rythme lent de la nature, la dérive immémoriale des grandes montagnes tout contre l’air libre du ciel. Et toutes ces automobiles dans les rues, et tous ces feux rouges, et tous ces passants qui semblaient n’aller nulle part, si ce n’est au-devant d’eux-mêmes sans bien savoir pourquoi. Il avait profité de son ‘voyage’ pour aller se faire couper les cheveux. En attendant son tour, il avait feuilleté quelques revues aux pages glacées. Elles étaient un peu comme des fenêtres s’ouvrant soudain sur le monde, lui qui n’avait pas de télévision, écoutait seulement des informations sur un antique poste venu de Manufrance, avec son étrange œil vert qui s’ouvrait et se fermait à la recherche des stations.

    Ainsi, en l’espace d’un quart d’heure, il avait parcouru le vaste monde, un peu distrait plutôt que vraiment intéressé. Il avait vu les grappes compactes de touristes descendre à Venise de paquebots plus hauts que les palais patriciens. Il avait vu la foule envahir les rues de Dubrovnik, la ‘perle de ‘Adriatique’, pareille à un torrent dévalant de la montagne. Combien toute cette agitation, combien cette frénésie lui paraissaient vaines, signes d’une hystérie dont le monde moderne était le fondateur en même temps que l’impuissant témoin. Ces ‘meutes d’Attila’ moissonnaient tout sur leur passage, ne laissant derrière eux qu’un fumant champ de ruines. Images d’un ‘bonheur’ consumériste qui n’était, somme toute, que son envers, une constante aliénation aux puissances de l’avoir et de l’argent.

    Pour toute la fortune de la terre, jamais au grand jamais, Lucas n’aurait consenti à monter à bord de l’une de ces croisières dont il pensait qu’elles étaient la dernière station avant que ne s’ouvrent les abysses infinis du non-sens. Aux hommes, l’on avait offert un trésor que d’aucuns s’ingéniaient à dilapider le plus vite possible car, semblait-il, il y avait urgence à se débarrasser de ce qui était bon pour n’en jamais retenir que le visage contrefait. Lucas, tout plein d’un bon sens paysan, se sentait viscéralement attaché à la source fraîche qui naissait à l’amont, celle qui encore tintait à la façon d’un cristal, qui brillait comme un diamant, alors qu’à l’aval, ternie par bien des actes inadéquats, ne demeuraient que des eaux troubles se jetant vers l’estuaire, un peu comme l’on se jette vers la mort en toute inconscience.

   Puis, quand les yeux de Lucas ont été emplis de toute cette beauté libre du paysage, que sa longue rêverie connaît son étiage, il se dirige vers l’enclos du jardin où croissent, en toute quiétude, les légumes dont il va faire sa soupe. Ici, dans ce pays ouvert à tous les vents du monde, inondé d’un chaud soleil l’été, transi de froid l’hiver, la soupe est un rituel que rien ne pourrait distraire, elle réchauffe le corps, elle dispose l’âme aux travaux les plus rudes, elle dit l’appartenance à la terre nourricière, celle dont on ne remerciera jamais assez l’offrande faite chaque jour qui passe. C’est alors un plaisir tout simple de se saisir d’un vieux piochon au manche de noisetier, de déterrer les pommes de terre, d’enfoncer les tiges gourdes de ses doigts à même cet humus d’où monte la profonde respiration du sol. Lucas et le sol qui l’a toujours accueilli, c’est pareil aux noces de la terre et du ciel, c’est une belle et souple harmonie, une entente sans fard, un lien si étroit. Lucas est une émanation de cette matière lourde, grasse, semée de vers et de mille vies inapparentes, elles font en lui un chant secret dont lui seul connaît les harmoniques, dont lui seul éprouve l’entière générosité.

   Puis il faut aller sur le terre-plein devant le buron. Là gisent à terre de grosses bûches qu’il faut scier. Certes, Lucas n’a plus la force d’autrefois, mais il prend son temps et la scie fait son bruit régulier, son bruit de gros bourdon qui attaque le bois. L’Ardéchois est totalement absorbé par la tâche qu’il accomplit. Son esprit ne vagabonde pas. Il vit dans l’instant du mouvement, chaque geste annonçant l’autre en une régularité de métronome. Le temps, ici, n’est nullement le temps des horloges. Le temps est celui que comptent les gouttes de pluie, que distillent à l’envi le passage d’un oiseau dans le ciel, le glissement d’un nuage, les rafales de vent, le silence qui est comme l’empreinte de la présence de toutes ces choses amicales. La matinée se déroule à la manière d’un long ruban, de la douce éclosion d’une rose, de la chute d’une eau au profond d’un puits. Rien n’est calculé d’avance, tout s’enchaîne avec naturel. Nul plan sur la comète ici qui viendrait organiser le déroulement de la journée. Une chose en appelle une autre, un peu comme si existait une lointaine et étrange volonté cosmique venue dire à cet homme, en ce lieu, la position qui est la sienne pour l’heure qui lui échoit. Non dans la douleur ou la souffrance. Non, dans le miel d’une simple joie.

    ‘Les Modernes’ sont trop compliqués avec la kyrielle de tâches harassantes dont ils tissent leur laborieuse journée. Le temps, leur temps si précieux (il est ce qui détermine leur être), ils le gaspillent à l’aune de cette dispersion qui fragmente leurs corps, scinde leur esprit, lézarde le sentiment qu’ils ont d’eux-mêmes. Il faut, à l’exister, une nervure, certes librement consentie, une ligne de crête sur laquelle avancer avec quelque assurance, dans l’unité de soi, afin qu’un sens se levant de ce parcours, un avenir puisse se projeter dans une lumière apaisante. Les hommes du ‘Temps Présent’ ne prennent même plus le temps de regarder le disque vermeil du soleil poindre à l’aube, de s’apercevoir du glissement du nuage au plus haut du ciel, d’écouter le murmure de la source se teintant de bleu sous les voûtes des ramures.

   L’heure de midi approche. Le soleil est tout en haut du ciel, gros œil de lumière qui semble dicter à la terre le rythme même de son mouvement, incliner les hommes à une halte où se ressourcer. Lucas s’est installé à sa table rustique encombrée des multiples objets de son quotidien : sa machine à café (seul luxe consenti à la ‘modernité’), son pichet, sa bouteille de vin rouge, sa miche de gros pain, son couteau qui ne le quitte jamais, ses pots emplis d’une confiture de sa fabrication. La belle lumière zénithale entre par l’étroite fenêtre, par la porte que Lucas a laissée ouverte. Son repas : une soupe de légumes, un grand bol de salade du jardin, quelques cubes de fromage de chèvre, des noix de la dernière récolte, une tasse de café. Tout dans le frugal, tout dans le naturel. Etel le chien n’est guère éloigné de son maître. Les chats lapent du lait dans une écuelle. La radio donne des nouvelles du pays au gré desquelles le vieil homme voyage tout le long du sol qui lui est familier. On est si bien ici dans la contrée proche, on en est une simple excroissance, une longue continuité.

   Lucas est bien installé dans l’heure de midi. Il en savoure la note qui repose et sépare les moments du jour. C’est l’heure où chaque chose reçoit du ciel sa provenance la plus pure, où chaque chose reçoit de la terre son enracinement essentiel. Heure de certitude et d’accomplissement. Heure méridienne d’où regarder son destin avec exactitude. Dans cette heure, l’on prend le temps de se retourner, de faire porter son regard sur la dernière aube tel le passé qui scintille au loin avec ses angles vifs, ses éclats de diamant, on prend le temps de se projeter devant le crépuscule caché dans les plis du jour, pareil à un secret qui se dévoilera plus tard, dont l’on attend qu’il nous surprenne et nous comble. Un peu de l’universelle procession des hommes sur la croûte d’argile qui les reçoit et les attend de toute éternité. Lucas est là, pareil à cette aventure singulière qui se détermine aux motifs du cône majestueux du Gerbier-de-Jonc, aux trois points originels des sources de la Loire, aux alpages verts délimités par des haies, aux toits des autres burons qui brillent au loin dans leurs vêtures de pierre et d’ardoise grise. C’est heureux cette confluence du paysage et de l’homme qui y figure au même titre que la floraison de la plante, que la course de l’animal qui en traverse le lumineux espace. Tout ceci qui se vit ici, Lucas en ressent les flux et les reflux intimes. Ce sont de simples sensations qui sont l’aube des mots, non encore leur bourgeonnement à la lisière du jour, la phrase qui, bientôt, se donnera telle l’oriflamme brillante des Existants.

   Cela bruit dans l’épaisseur de la chair, cela s’empourpre dans le réseau dense des veines, cela glisse longuement sur le toboggan de la peau, cela fait ses gerbes dans le champ libre de la conscience. Être Lucas, ici, en cette heure, en ce lieu, c’est se donner avec un plein amour à tout ce qui vient et fait signe depuis le vaste horizon jusque dans la plus modeste apparition, le tremblement d’une graminée, le vol primesautier d’un papillon, le murmure d’un arbre sous la caresse du vent. L’essentiel est bien de trouver le site le plus sûr de son être, de s’y confier avec la justesse d’un abandon, de s’y disposer avec la même joie que met le renardeau à se lover, dans le terrier, tout contre la douceur de sa mère. Être en soi plus que soi, ceci : tout vient dans la clarté, les ombres s’amenuisent, plus rien ne se dissimule, plus rien n’agresse ni n’entaille, tout paraît dans la justesse même de ce qui est à venir.

   La suite du jour de Lucas est un genre de ‘logique’, mais de ‘logique élémentaire’ dont la qualité première est l’enchaînement naturel des phénomènes.  Métaphoriquement parlant, une neige qui viendrait des hauts sommets, avancerait vers l’aval, se chargeant d’une autre neige, mais dénuée d’intention mauvaise, non une neige de chute et d’avalanche, seulement une manière d’écume souple, onctueuse, faisant au corps sa tunique de soie. Une neige chaleureuse fondant à même son généreux principe. C’est ceci, cette liaison, cet assemblage, ce recueil des affinités qui se pourraient nommer ‘osmose’, ‘attraction, ‘magie’. Oui, c’est de l’ordre de la magie cette union du disparate, de l’éloigné, du dissemblable. Le pays est étalé là-devant, avec ses profondes vallées, ses hautes collines, les touffes plurielles de ses haies, le mystère de ses arbres, la vastitude du ciel, l’illisible glissement des nuages et c’est comme si, par on ne sait quel type de prodige, cet homme-ci devant son modeste buron se projetait soudain à la dimension de l’immense, tutoyait des avenues millénaires, parlait les milliers de langues d’une surprenante Babel.

   Être là, dans le pli de son corps que l’on pensait fixe, inamovible, dans sa monade de peau que l’on croyait figée, irrémédiablement condamnée à demeurer dans sa limite propre et voici que tout s’assemble à la manière dont deux bandes d’enfants inconnus les uns des autres, s’assemblent dans la plus belle des spontanéités qui soit. Alors il n’y a plus d’inconnu, plus de question inopportune qui taraude le corps, plus de souci belliqueux qui fait le siège de l’esprit. Une seule et unique arche de lumière juchée au plus haut de l’azur, un chant unique qui s’étend sur le paisible de la contrée. Un éternel repos comme celui qui attend le randonneur des hauts sommets dans le refuge qui l’accueille et le comble, le porte au plus haut de soi, là où jamais il n’aurait pu espérer être sauf dans ses songes les plus improbables.

   La suite du jour donc : aller se promener sur un sentier mille fois parcouru. Lucas en connaît chaque détail, cette pierre aux formes étranges, cette souche attaquée par les insectes xylophages, ce trou dans la haie qui fait comme un cadre naturel au Gerbier-de-Jonc. Quiconque penserait Lucas ennuyé de cette ‘monotonie’, cette reproduction à l’identique des gestes du quotidien, ne ferait que projeter sur lui son foncier pessimisme. Il y a, en effet, un grand bonheur à se régénérer au contact du simple, du cent fois éprouvé. Telle racine qui traverse le chemin, n’est-elle l’image de Lucas en sa foncière amitié en direction de ce sol qui est sien parce qu’il y est né, y a imprimé ses pas dans la poussière, en a foulé chaque arpent, autrement dit a déposé, sur cette matrice, l’empreinte qui le dit en tant qu’homme de cette époque, de ce terroir, de cette originalité qui est la sienne dont les choses ont recueilli le sceau, tout comme le ciel porte en lui la trace du nuage qui l’a parcouru l’espace d’un instant ? Oui, il y a nécessaire ‘co-naissance’ de l’homme et du monde qui le reçoit comme l’un des siens, singulier, tatoué à l’aune de ses expériences les plus essentielles.

   La suite du jour donc : rassembler ses chèvres avec l’aide amicale et souvent empressée d’Etel, plus un jeu qu’une réelle nécessité. Il y a, entre les chèvres et le chien, une sorte de complicité secrète, sinon un colloque muet qui les rapproche et les rend indispensables mutuellement, l’écorce et l’arbre, le couteau et le pain, la bouteille et le verre. Combien ces alliances ‘naturelles’ sont rassurantes, donatrices d’une imminente félicité, l’amant et son aimée, l’aimée et son amant en une même harmonie assemblés. La traite des chèvres se fait dans la facilité, l’accord, la souple entente. Une fois traites, les chèvres se régalent de céréales versées dans de grandes écuelles de bois. Cette nuit, elles dormiront dans leur étable, à l’abri des prédateurs. Parfois, avant que l’aube ne dilue l’encre nocturne, Lucas entend le passage d’animaux en maraude. Parfois Etel gronde et montre les dents puis regagne son lit de chiffons.

   La suite du jour : le repas du soir qui est une reprise à l’identique de celui de midi. Puis une courte pause sur le banc devant la porte. Le regard du ciel est lisse, parcouru, déjà, des quelques points brillants des premières étoiles. Le regard du ciel est amical, c’est en tout cas ce que pense cette âme simple qu’un rien comble au-delà de tous les désirs. Vivre, rien que vivre est pur prodige qu’une santé solide amarre au réel avec assurance. Ceci, ce bonheur que nul n’émet au motif qu’il est trop ordinaire, Lucas en sait le prix, aussi n’exige-t-il rien de plus que ce que son destin lui a remis dont, chaque jour, il savoure le fruit avec reconnaissance.

   La fin du jour : Lucas est entré dans le buron, a allumé un feu de cheminée car à cette altitude, le froid est déjà vif malgré la saison qui avance vers les jours plus longs. C’est l’heure bénie de la lecture. Le vieil homme ne connaît rien de plus précieux que ce moment calme à l’approche de la nuit. Parfois, dans les profondeurs du ciel, l’hululement d’une chouette, le cri de quelque rapace, le craquement des pierres qui se refroidissent et se disposent au voyage ténébreux. Lucas a pris son livre favori dont un marque-page improvisé désigne le dernier endroit de sa lecture. Nul ne s’étonnera ici, s’il s’est bien imprégné des motifs qui font vivre Lucas d’une manière si ‘naturelle’ que son choix se soit porté sur ‘La Terre’ d’Emile Zola. Sans doute l’extrait ci-dessous, offert aux Lecteurs et Lectrices encore présents, se dispensera-t-il de quelque commentaire. Dans les lignes qui suivent, pourra se lire l’histoire d’un bonheur simple, tel que devenu rare aujourd’hui, au point même que l’on penserait que ce mot n’a été inventé que par des hommes depuis longtemps disparus. Mais, je m’absente et vous laisse en compagnie de cette belle prose. A elle seule elle est signe de cette prospérité que beaucoup attendent à défaut d’ne trouver la source en eux. Là est le vrai lieu ! En soi. Toute tentative de sortie n’est que pure utopie !

   « D'abord, dans les grands carrés de terre brune, au ras du sol, il n'y eut qu'une ombre verdâtre, à peine sensible. Puis, ce vert tendre s'accentua, des pans de velours vert, d'un ton presque uniforme. Puis les brins montèrent et s'épaissirent, chaque plante prit sa nuance, il distingua de loin le vert jaune du blé, le vert bleu de l'avoine, le vert gris du seigle, des pièces à l'infini, étalées dans tous les sens, parmi les plaques rouges des trèfles incarnats. C'était l'époque où la Beauce est belle de sa jeunesse, ainsi vêtue de printemps, unie et fraîche à l'oeil, en sa monotonie. Les tiges grandirent encore, et ce fut la mer, la mer des céréales, roulante, profonde, sans bornes. Le matin, par les beaux temps, un brouillard rose s'envolait. A mesure que montait le soleil, dans l'air limpide, une brise soufflait par grandes haleines régulières, creusant les champs d'une houle, qui partait de l'horizon, se prolongeait, allait mourir à l'autre bout. Un. vacillement pâlissait les teintes, des moires de vieil or couraient le long des blés, les avoines bleuissaient, tandis que les seigles frémissants avaient des reflets violâtres. Continuellement, une ondulation succédait à une autre, l'éternel flux battait sous le vent du large. Quand le soir tombait, des façades lointaines, vivement éclairées, étaient comme des voiles blanches, des clochers  émergeant plantaient des mâts, derrière des plis de terrain. Il faisait froid, les ténèbres élargissaient cette sensation humide et murmurante de pleine mer, un bois lointain s'évanouissait, pareil à la tache perdue d'un continent. »

 

 

 

 

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25 juillet 2021 7 25 /07 /juillet /2021 10:29
'Le Planétarium' - Nathalie Sarraute

La Géode

Source : Wikipédia

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   A propos de Nathalie Sarraute

  « Nathalie Sarraute découvre la littérature du xxe siècle, spécialement avec Marcel Proust, James Joyce et Virginia Woolf, qui bouleversent sa conception du roman. En 1932, elle écrit les premiers textes de ce qui deviendra le recueil de courts textes Tropismes où elle analyse les réactions physiques spontanées imperceptibles, très ténues, en réponse à une stimulation : « mouvements indéfinissables qui glissent très rapidement aux limites de la conscience ; ils sont à l'origine de nos gestes, de nos paroles, des sentiments que nous manifestons, que nous croyons éprouver et qu'il est possible de définir ». Tropismes sera publié en 1939 et salué par Jean-Paul Sartre et Max Jacob.

   Les enjeux de l’écriture

   En 1956, Nathalie Sarraute publie l'Ère du soupçon, essai sur la littérature qui récuse les conventions traditionnelles du roman. Elle y décrit notamment la nature novatrice des œuvres de Woolf, de Kafka, de Proust, de Joyce et de Dostoïevski. Elle devient alors, avec Alain Robbe-Grillet, Michel Butor ou encore Claude Simon, une figure de proue du courant du nouveau roman.

     Sarraute ambitionne d’atteindre une « matière anonyme comme le sang », veut révéler « le non-dit, le non-avoué », tout l’univers de la “sous-conversation”. N'a-t-on pas dit d'elle qu'elle s'était fixé pour objectif de « peindre l'invisible » ? Elle excelle à détecter les « innombrables petits crimes » que provoquent sur nous les paroles d’autrui. Ces paroles sont souvent anodines, leur force destructrice se cache sous la carapace des lieux communs, gentillesses d’usage, politesses… Nos apparences sans cesse dévoilent et masquent à la fois ces petits drames.

En 1964, elle reçoit le Prix international de littérature pour son roman Les Fruits d'Or. C'est la consécration. »

Source : Wikipédia

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   Le Planétarium

  Imaginez, vous êtes au centre de l’immense géode, au milieu des astres en mouvement, des naines bleues et des supernovae, des queues des comètes, des sillages de feu des étoiles, vous êtes au bord des trous noirs, de la fabrique du temps et de l’espace. Vous êtes, en réalité, tout près de l’humaine condition, là, immergés dans le grand praticable du monde sur lequel s’agitent les Ursule Mirouët, les Lucien de Rubempré, les Dauriat, les Félicité des Touches, les Delphine de Nucingen, les Eugène de Rastignac, vous êtes dans la grande fraternité qui unit les hommes, les femmes, en même temps qu’elle les divise. Vous êtes pris dans le mouvement sans fin des sentiments et des ressentiments, vous êtes parmi la pluie généreuse des relations, des amitiés franches, puis, soudain, roulés dans l’œil du cyclone de la haine, de l’envie, de la hâte de posséder ; vous êtes brillants, pareils aux averses de cristal des pôles, puis sombres, dans le remuement de vous, dans la perte d’être, genre de mousson où plus rien ne devient lisible. Tantôt en haut, si près de la lumière solaire, de la vérité ; tantôt en bas, si près de l’ombre, de la compromission, du mensonge, du reniement de soi. Tantôt écrivain célèbre, adulé, paré de gloire, idolâtré ; tantôt tombant du piédestal, perdant la face, renonçant, malgré vous à l’épiphanie subtile qui vous faisait apparaître dans le pur éclat pour tomber dans une manière de simagrée, de faux-semblant, simple visage de cire grimaçant dans le Musée figé et un brin mortuaire de madame Tussaud.

   Oui, là, au milieu de l’onirique planétarium, là dans l’illusion d’échapper à cela même qui vous constitue foncièrement, cette nature humaine dont vous êtes tissés jusqu’en votre plus subtile lymphe, là se dévoilent les heurs et malheurs qui modèlent tout exister : progrès et décadence, « servitude et grandeur militaires ». Ce sont des courants diluviens, des eaux mortes de lagune, de vifs éclats, des éclaboussures comme dans l’eau jaillissante des torrents, puis des pertes dans des avens invisibles, des reptations parmi les graviers des moraines, des sauts au-dessus de verrous de pierre, des résurgences en pleine lumière, de vives gloires, des éblouissements, des translations dans le clair-obscur des frondaisons, des étalements sur de larges estuaires, des rutilements au sein de la nappe infiniment ouverte des océans. Tous ces menus voyages, tous ces remous, tous ces trajets inaperçus, ces brusques réapparitions, tout cela, ce ne sont que tropismes toujours renouvelés qui se donnent à voir aux yeux de ceux, celles, dont la saine curiosité fore la peau du réel afin d’en connaître l’envers. Dans « Le Planétarium », ce n’est rien de moins que cette configuration étoilée de la variété anthropologique que Nathalie Sarraute nous donne à voir avec l’immense talent qui est le sien. Alors la tentation est immense de rapprocher de la prodigieuse recherche de Balzac, de son étourdissant carrousel de figures et de caractères. Successivement et dans un genre d’immense commedia dell’arte, se croisent et se recroisent, comme des fils de trame et des fils de chaîne recomposant indéfiniment l’ouvrage de quelque métier à tisser la vie, des personnages pris dans les mailles de leurs contradictions, cherchant à s’en extraire, chutant, le plus souvent, de Charybde en Scylla, remontant à la surface après une longue apnée, gonflant leurs poumons d’oxygène libérateur, puis disparaissant de nouveau dans cela même qui avait assuré leur brève ascension, à savoir la prétention à paraître et de demeurer visibles le temps d’une pirouette.

   Nathalie Sarraute, dans un ballet éblouissant, dans un style dense, méticuleux, pointilliste comme une toile de Seurat, métaphorique comme un poème de Saint-John Perse, nous délivre un miel, un nectar, une ambroisie dont nos palais éblouis garderont longtemps le souvenir. Personnages impérissables qui hanteront nos mémoires, tout comme le font les spectres de ceux qui sont partis sans espoir de retour, dont l’absence même les rend présents bien plus que ne l’aurait fait leur participation à notre paysage quotidien. Ainsi, pêle-mêle, convient-il de citer quelques passagers de l’impossible parution sur la scène du monde, comme si l’aventure humaine ne s’y inscrivait que par défaut : Alain Guimiez, personnage central autour duquel s’élaborent tous les schèmes existentiels qui concourent à donner à l’ouvrage ses principales nervures. Personnage falot, sans grande volonté, orphelin de mère, protégé par son père, gâté par sa tante, cette riche héritière dont on convoitera l’appartement jusqu’à la limite d’une pure folie. Alain, ne parvenant pas à terminer sa thèse de lettres modernes, s’essayant vainement à l’art d’écrire, s’entichant de Germaine Lemaire, cet auteur à la mode, adulé par les uns, boudé par les autres, écrivain entouré d’une pléiade de jeunes prétendants aussi creux qu’ambitionnant une plénitude dont, à l’évidence, ils sont désertés depuis le jour de leur naissance. Il y a tout un jeu autour de l’écriture, de la création, de la vérité de cette dernière, d’une illusion la concernant, aussi bien dans l’impossibilité d’en atteindre les rives escarpées que de s’y adonner avec le talent nécessaire.

   Si Germaine Lemaire, femme du monde, cabotine feignant d’ignorer la presse, les honneurs, mais ne rêvant secrètement que de couvertures de magazines, apparaît comme l’archétype d’une certaine frivolité, a contrario la haute stature de Lebat, intellectuel spécialiste de Husserl, manière d’autiste élitiste enfermé dans ses cours, ses publications, la correction des copies d’agrégation semble en établir le contrepoint, sinon l’opposition absolue. Cependant la naturelle fragilité de l’humain, sa propension à une considération égocentrique du monde ne les anime pas moins, l’un autant que l’autre, et Lebat, cet ascète de la pensée vivant dans une cellule quasi-monastique n’attend que l’instant de la révélation : qu’on lui dise le contenu - laudateur souhaite-t-il - de la critique de son dernier article philosophique. Cette subtile attention à soi, d’abord à soi, rien qu’à soi, sous des dehors altruistes doués d’intentions généreuses et universelles n’abuse personne. Les protagonistes du « Planétarium » ne vivent que dans l’enceinte de leur propre étoile dont ils souhaitent que l’éclat vienne assourdir celui des astres contigus. Eux d’abord sont en question, leurs états d’âme, leurs inclinations temporaires à donner ou bien à recevoir, leur propension à la pure générosité ou bien la réclusion dans l’égoïsme le plus étroit qui soit. S’il y a un rythme propre, une scansion de la fiction sarrautienne, c’est bien celle du vide succédant immédiatement au plein, celle de la donation suivie d’un brusque retrait. Il existe une sorte de manichéisme permanent, une oscillation conduisant les personnages à des statuts bizarrement ambivalents comme dans la nouvelle de Stevenson, « L'Étrange Cas du docteur Jekyll et de M. Hyde » L’amplitude des tonalités des sentiments, leur soudaine réversibilité, inclinerait également à penser à l’œuvre de Simone de Beauvoir « Pour une morale de l’ambiguïté », à savoir l’inscription de l’homme dans une situation paradoxale, laquelle restreint sa liberté, si elle ne l’obère totalement.

   Quant à l’habituel bouffon de Germaine Lemaire, il espère bien recueillir quelques éclats du rayonnement du maître. Alain Guimiez - ce raté -, voudrait, tout à la fois, briller des feux de l’auteur adulé par les foules, mais aussi, être ce Lebat de haute volée entièrement inscrit dans l’orbe de ses sublimes pensées. Tante Berthe nourrit le projet de donner son appartement au jeune couple Alain-Gisèle mais jouit d’une manière perverse de la rapacité de ces jeunes vautours dont elle pense qu’ils la dépouilleront dès que l’occasion se présentera. Pierre, le Père d’Alain, s’il éprouve toujours, pour son fils, une émotion toute paternelle, ne doute pas que l’ambition pléthorique de sa progéniture le conduira à tous les reniements dans la seule optique de la possession d’un appartement qui le situera socialement, le parant d’une incontestable aura. Dans cette étude de mœurs sans concession, se côtoient toujours, comme l’avers et le revers de la même médaille, le brillant et le terne, le jubilatoire et le pitoyable, l’admirable et le détestable ; la carnèle, cette partie dentelée à la frontière des deux territoires apparaissant comme « l’infiniment moyen » dont toute existence est le plus souvent la tragique mise en scène, cette violente hypostase d’un absolu se mourant sur les rives exsangues d’une confondante relativité.

   La planète-objets

   Le Planétarium doit être lu comme un tout indissociable. Tout y fait sens à l’extrême, y compris et surtout, l’infime détail qui paraîtrait ne figurer qu’à titre de décor. Chaque chose est à sa place, à la manière d’une pièce de marqueterie s’emboîtant parfaitement avec les pièces voisines. Ici, rien n’est livré à la fantaisie de quelque contingence, ici rien ne s’illustre à titre de complaisance. Il y a tant de rigueur d’écriture chez Nathalie Sarraute, tant d’ajustements architectoniques que la profusion des sèmes laisse peu de place à la respiration. Comme pour toutes les œuvres exigeantes, il faut lire en apnée et ne ressortir à l’air libre qu’après que la provision d’images a été faite, que sont apparues ces visions sous-marines sans lesquelles il n’est guère de saisie correcte de cela même qui trace le seul chemin de réception possible de la pensée. Ainsi les menues et profuses descriptions. Ainsi la catégorie des objets qui se dévêt de sa perspective objectale pour acquérir dimension métaphorique et sémantique. Ce qui est proposé, c’est un objet-tropisme portant en lui, non seulement les prédicats de sa pure matérialité, mais se dotant de sa propre rhétorique, de ses concepts opératoires, de ses affects. L’objet devient tremplin pour la pensée : des humains il reçoit leurs projections identitaires, l’ombre de leur pathos, l’empreinte de leurs désirs, il est marqué au fer de leurs ambitions, mais aussi à celui des gloires avortées, ou bien à celles qui pourraient paraître, si d’aventure, le destin voulait bien s’en mêler.

   Pour mieux percer l’opercule de la chose en tant que telle dans l’orbe de l’œuvre de l’auteur, il faut établir un parallèle entre les paradigmes opposés auxquels ils réfèrent, selon que l’on se place dans l’optique d’un objet « passif » ou bien « actif ». Une nécessaire précision sémantique s’impose, laquelle fera d’une « pensée l’objet », une vision nous mettant à même de comprendre quelque nuance. En référence à la littérature, classique chez Balzac, d’une part ; ensuite au mouvement moderne du Nouveau Roman, tout particulièrement chez l’auteur des « Fruits d’or ». Donc, « pensée de l’objet », laquelle se déclinera selon deux topiques : on pense l’objet en lui-même (génitif objectif), ou bien on pense l’objet comme objet pensant le monde (génitif subjectif) et le révélant à partir de sa propre proposition sémantique.

   * Chez Balzac, par exemple, dans le ‘Cabinet des Antiques’ ou bien le ‘Cousin Pons ‘, l’objet de collection est investi pour lui-même, de l’extérieur, si bien que Pons et Magnus le ramènent à sa propre densité, manière d’autisme dont jamais ne peuvent s’exonérer aussi bien les cheminées, les flambeaux, les toiles. L’objet est clos, il donne lieu à une fascination, il brille de tous ses feux mais ne transite nullement vers une autre position que celle qu’il occupe dans le lexique des choses présentes. Il est entièrement refermé sur sa bogue. Il est objet replié sur sa pure objectalité.

   * Chez Sarraute, le statut de l’objet retourne sa calotte, il devient sujet ouvert sur le monde ; monde auquel il dicte un genre d’imperium, il veut forger le réel, lui imposer sa loi, inscrire dans le marbre têtu du paraître les glyphes par lesquels non seulement il rayonnera en tant que sujet actif, mais portera au jour, celui, celle qui lui auront insufflé la vie, les divers protagonistes assurant jusqu’à leur propre disparition grâce à un phénomène de réification. Il y a une telle osmose du sujet-existant et de l’objet-existé que le tout se confond au sein d’une même réalité, celle d’une volonté de puissance que chacun, chacune à sa manière veut porter au-devant de lui sur la scène du monde. Ainsi la bergère Louis XV pour Alain ; ainsi la porte du cloître pour Tante Berthe.

   Les objets-tropismes

  La porte de Tante Berthe

   (Tante Berthe découvre, un jour, dans l’ombre froide d’une cathédrale, une porte dont elle tombe littéralement amoureuse. Elle la fera installer, plus tard, à la manière d’une précieuse icône, dans le luxe de son appartement.)

   « … cette petite porte dans l’épaisseur du mur au fond du cloître … en bois sombre, en chêne massif, délicieusement arrondie, polie par le temps … c’est cet arrondi surtout qui l’avait fascinée, c’était intime, mystérieux … elle aurait voulu la prendre, l’emporter, l’avoir chez soi … mais où ? […] il n’y avait qu’à remplacer la petite porte de la salle à manger qui donne sur l’office, faire percer une ouverture ovale, commander une porte comme celle-ci, en beau chêne massif, dans un ton un peu plus clair, un peu plus chaud … »

 

   La bergère d’Alain

'Le Planétarium' - Nathalie Sarraute

Bergère de style Louis XV

réplique d'un modèle d'époque

Source : Wikipédia

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   (Le jeune couple Alain-Gisèle, derrière la vitrine d’un magasin d’antiquités observent une bergère, objet de leur ardente convoitise.)

   « Ça doit coûter une fortune … Pas ça chez nous, Alain ! Cette bergère ? » Elle aurait plutôt, comme sa mère, recherché avant tout le confort, l’économie, mais il l’avait rassurée : « Mais regarde, voyons, c’est une merveille, une pièce superbe … Tu sais, ça changerait tout, chez nous … » Le mariage seul donne des moments comme celui-ci, de fusion, de bonheur, où, appuyée sur lui, elle avait contemplé la vieille soie d’un rose éteint, d’un gris délicat, le vaste siège noblement évasé, le large dossier, la courbe désinvolte et ferme des accoudoirs … Une caresse, un réconfort coulaient de ces calmes et généreux contours … au coin de leur feu … juste ce qu’il fallait … « Il y aurait la place, tu en es sûr ? – Mais oui, entre la fenêtre et la cheminée … » Tutélaire, répandant autour d’elle la sérénité, la sécurité -, c’était la beauté, l’harmonie même, captée, soumise, familière, devenue une parcelle de leur vie, une joie toujours à leur portée. »

'Le Planétarium' - Nathalie Sarraute

Fauteuil club rond

Source : Wikipédia

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   (Alain en visite chez Germaine Lemaire, l’auteur comblé, entouré d’objets éclectiques. Germaine interroge son protégé sur la qualité de son cadre de vie.)

   « Ah non, c’est très laid chez moi. Vous seriez terriblement déçue … il y a toutes sortes de cadeaux plus affreux les uns que les autres … Mais il n’y a pas moyen de s’en défaire. […] Voilà, n’est-ce pas, deux fauteuils de cuir très ordinaires en apparence, le genre « clubs » anglais comme il y en a dans certaines salles de cinéma. Eh bien, il y a autour d’eux des drames sanglants. Je lutte pour ne pas les avoir chez moi comme si je défendais ma vie. Et j’ai raison. Parfaitement. Car ces fauteuils, nous savons tous ce qu’ils sont. Mais jamais un mot là-dessus. Secret absolu. Il y a un accord tacite, on n’en parle pas … On se sert de toutes les armes qu’on a, mais jamais une allusion à ce qu’ils sont pour de bon : le signe de l’ordre qu’ils veulent imposer, de leur puissance, de ma soumission … »

   Le tapis chez Tante Berthe

   (Pierre, le père d’Alain, en visite chez sa sœur, écoute celle-ci lui raconter la dernière visite de son neveu, insistant sur la supposée goujaterie d’Alain.)

   « Ecoute-moi, mais écoute donc ce que je te dis, Pierre, je t’en prie … C’est très grave, tu sais … j’en suis malade, je n’en dors pas … Je ne demande qu’à croire que je me suis trompée … mais écoute-moi … »

   « Il fallait s’y attendre. Il ne fallait rien espérer d’autre de lui. Il l’écoute à peine, il fixe des yeux fascinés sur le coin du tapis qu’il a retourné tout à l’heure en venant s’asseoir … Le voilà qui se penche, sa nuque gonfle et rougit … il étend la main, saisit le tapis … Elle a envie de le prendre par le col de son veston, de le redresser, de le pousser brutalement et de le maintenir appuyé au dossier de son fauteuil pour le forcer à la regarder, à l’écouter … mais elle sait que cela ne servirait à rien. »

   L’amphore offerte par Germaine Lemaire (« Maine »)

   (L’écrivain, en visite auprès du couple Alain-Gisèle, vient d’offrir une amphore, manière de célébrer le nouvel appartement. Alain, très touché par le présent, mais aussi dans son rôle de prétendant au titre d’écrivain flatte Maine, alors que son épouse Gisèle (ce bloc lourd) oppose toute l’hostilité latente qu’elle tient en réserve à l’encontre de leur hôte commun. L’amphore, de toute évidence, ne paraît qu’une grossière copie de ses modèles antiques)

   « Oh, Maine, quelle jolie chose … C’est ravissant … » Il prend la fine amphore par chacune de ses anses et la tient en l’air à bout de bras, il plisse les paupières pour mieux la voir, il la pose avec précaution sur la cheminée … « Là … il faut la mettre ici, c’est tout indiqué … Ce sera l’ornement du salon … » Il s’écarte, il passe des mains caressantes le long de son col, de ses anses, de ses flancs … il la tourne un peu … « Comme ça, c’est parfait … On peut voir dans la glace le reflet de ce faune admirable, de ce char … Quelle pureté de trait, c’est étonnant … » Mais il n’y a rien à faire, le courant ne passe pas. Il sent dans tous ses gestes, dans ses mots, dans ses intonations quelque chose d’un peu guindé, un apprêt, une outrance, tout cela manque de chaleur, de vie … […] « Cette amphore me fait penser à celles que j’ai vues au musée d’Arezzo, il y en avait de très belles … Maine, vraiment vous nous gâtez trop, c’est trop gentil … » Mais ce n’est pas sa faute à lui, il n’y est pour rien … Voilà, il le sait, ce qui empêche ses sentiments de couler, forts, libres, chaleureux, dans ses mouvements vers cette masse inerte, là, près de lui, ce bloc lourd … C’est vers cela que toutes ses forces, que toutes les ondes qu’il émet dévient, il faut ébranler cela, le faire vibrer … « mais Gisèle, tu ne trouves pas que cette amphore est aussi belle que celles que nous avons vues au musée d’Arezzo ? … vraiment, Maine nous gâte trop … Non, mais tourne-là un peu par ici. Regarde ce faune, ces chevaux … » mais c’est à peine si quelques vibrations légères révèlent dans la masse inerte le passage d’un très faible courant … « Oui, tu as raison, Alain … c’est très beau, c’est ravissant … » Il n’y a rien à faire, il le sait, les efforts qu’il déploie ne font, comme toujours, qu’accroître cette inertie, augmenter cette résistance … il faut avoir le courage de couper court, de renoncer … il jette encore un regard hésitant, nostalgique, vers la cheminée … »

   La Vierge gothique à l’aune du regard de Lebat

   (Alain vient de dénicher une Vierge dont la facture présente quelques défauts, défauts dont le futur possesseur espère que nul ne les décèlera)

   (Le monologue intérieur. Les supposés admirateurs)

   « C’est vraiment beau, dites-moi, c’est très étonnant … où l’avez-vous trouvée ? Mais vous savez que c’est une pièce rare … Ils tourneront autour, tout excités, ils se rapprocheront, se pencheront, plisseront leurs paupières … rajusteront leurs lunettes … Vous savez à quoi cela me fait penser ? A ces merveilleuses statues gothiques de l’école de la Loire … » Il baissera les yeux modestement : « Oh ! je suis tombé dessus par hasard … je l’ai aperçue en me promenant … dans la vitrine d’un petit brocanteur … » Ils hocheront la tête, ils avanceront les lèvres. « Eh bien … ».

     (Le monologue intérieur : la supercherie est démasquée)

   « Tiens, tiens, c’est le fin connaisseur, le grand expert, c’est cela, ce goût fameux, mais il n’y connaît rien ce pauvre Alain … Vous avez vu sur sa cheminée, cette Vierge avec l’enfant … C’est du faux Renaissance ou je ne m’y connais pas … On n’a pas idée de mettre ça chez soi. »

   (La rencontre fortuite de Lebat, lequel critique le phénomène de mode)

   « Alors, vous vous intéressez au style Renaissance ? » Alerte. Branle-bas. Pendant qu’il était là à parer à Dieu sait quelles attaques imaginaires, à essayer d’éviter les embûches dressées par un adversaire inventé, l’ennemi, le vrai, le seul redoutable l’épiait … l’ennemi a fondu sur lui. […] Une satisfaction repue luit comme toujours au fond de ses petits yeux perçants : « C’est très couru, hein, le style Renaissance, à ce qu’il paraît, en ce moment ? ».

   Petit morceau d’anthologie

   « Mais il faut prendre les choses comme elles sont. On n’y peut rien, allez. C’est honteux, ces jeux infantiles, ces gestes d’autruche apeurée. Qu’on frotte les taches, qu’on bouche les trous - parfait. Ça ou autre chose. N’est-ce pas ? Ça vaut mieux en tout cas que le désordre, la saleté. Mais les incursions dans les sombres domaines souterrains, les contrastes exquis avec le monde chatoyant vers lequel on remonte d’un coup de reins, quelle littérature, tout ça … Allons, un peu de courage. N’attendez rien. Tout est pareil dehors, dedans. On s’accommode comme on peut avec ce qu’on trouve sous la main. Et on regarde les choses bien en face, crânement.

Ils ont tous très bien compris. Très vite, sans avoir besoin de longues explications. On n’a pas encore découvert ce langage qui pourrait exprimer d’un seul coup ce qu’on perçoit en un clin d’œil : tout un être et ses myriades de petits mouvements surgis dans quelques mots, un rire, un geste. Tout le monde a un peu mal maintenant, la descente sur les montagnes russes a mal tourné, ils se sont cognés. Ils se sentent un peu ridicules, un peu gênés. »

 

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24 juillet 2021 6 24 /07 /juillet /2021 16:49

(Bref essai d'intertextualité [d'inter-picturalité]

entre une œuvre d'Elsa Gurrieri

et une œuvre de Gilles Molinier)

De la racine à la ramure.

Œuvre : Elsa Gurrieri

***

   Ce qu'aimait faire Aurora,  ceci : se poster à la lisière du monde et regarder. Regarder jusqu'à l'évanouissement, jusqu'à la perte de soi dans des corridors de brume. Voir était une fascination. Il y avait tant de beauté partout présente qu'il fallait archiver dans les feuillets de la mémoire. Le soir, lorsque les ombres devenaient longues, Aurora grimpait en haut de la colline, là où les herbes dansaient sous le vent. Elle s'adossait à un arbre - à l'un de ces arbres dont elle était une manière de prolongement -, et clouait ses yeux au cercle agrandi de la clairière. Partout la lumière baissait et, maintenant, ce n'étaient plus que quelques filaments faisant leur lacis d'argent sur la dalle lisse de la mer. Le village luisait encore, piqueté des étoiles des réverbères. Il y avait si peu de mouvement qu'on aurait cru à un commencement du monde. A moins que ce ne fût à une fin.

   Tout reposait et la cadence des hommes avait enfin trouvé son point de chute. C'était un mystère que de fixer la braise de ses yeux sur le peuple des grands arbres. Il suffisait de se laisser gagner par leur houle si lente à se mouvoir. Au-dessus de leurs têtes déjà prises de sommeil, c'était comme une manière de nuage d'écume, un reste de clarté posée sur le silence des frondaisons. Une rumeur, un murmure, une à peine oscillation de la meute végétale. Aurora sentait en elle, à l'intérieur de la grotte de son corps, glisser longuement ces lacets de lumière qui détouraient les contours des pins parasols et des chênes-lièges. C'était une seule et même harmonie, du monde, de soi, du sens partout répandu. Quelques flaques plus claires traînaient au ras du sol, se mêlant aux coussins de mousse, aux cheveux hirsutes des lichens. Bientôt, à l'ouest, le soleil ne serait plus qu'un vague souvenir alors que les derniers feux s'éteignaient dans les foyers noyés de cendre. Le domaine de la nuit avançait, faisait ses lacs sombres, ses filaments de bitume, ses remous d'algues brunes. Le globe de la lune, hissé en plein ciel, les étoiles aux yeux inventifs, la brise du large se balançaient à l'unisson, immense clapotis qui semblait vouloir dire la perte de la parole humaine, la parution de la poésie aux étranges confins. Tout s'irisait à l'infini, tout glissait calmement sur la courbure des choses. Puis, la nuit se faisait plus dense, cotonneuse, enveloppant tout dans une taie étroite, genre de langage venu dire l'instant unique, la vision qui, jamais, ne se renouvellerait.

   Les arbres avaient déserté leurs cimes, ils n'étaient plus que racines faisant glisser leurs tiges blanches dans des tunnels de limon. L'univers du sol livrait ses tapis d'humus, les taupes aux livrées soyeuses avançaient sans bruit, les eaux souterraines brillaient de l'intérieur, les grottes de calcite ouvraient leurs parois de phosphore. C'était comme si la terre, soudain devenue aussi mince qu'un isthme pris entre deux océans, se fût livrée dans son entièreté, en un seul empan de glaise souple et humide. Là on était bien, lovée au creux de la confiance, abandonnée au luxe de la présence. Là on était bien où l'on aurait pu demeurer une éternité, le balancement du nycthémère faisant son rythme de chrysalide. Tout en attente du déploiement, tout dans l'irrésolution prénuptiale de la nuit finissante, du jour non encore parvenu à sa parution. Tout dans tout, identiquement à une longue immersion dans des eaux amniotiques au long cours.

De la racine à la ramure.

Œuvre : Gilles Molinier

*

   Mais bientôt serait l'aurore et sa lueur à peine plus haute que le chant du grillon. Bientôt serait la révélation des choses en leur étrange singularité. Aurora, postée dans le recueillement de sa silhouette, avait la discrétion d'un céladon luisant dans la pénombre d'une cloison huilée, translucide. Un presque effleurement de soi dans l'événement à venir. Une saisie de ce qui s'annonçait alentour avec la persistance à être d'une simple évanescence. Tout paraissait tellement commis à une prochaine perte. Alors Aurora laissait son corps se dilater aux dimensions de l'espace. Elle abandonnait sa posture racinaire, elle se hissait au-dehors de l'antre terrestre, elle surgissait du ventre de l'argile afin de féconder le ciel, d'ouvrir aux hommes l'arche brillante de leur destin. Car Aurora était cette 'inquiétante étrangeté' dont les Vieux Hommes aux palabres, vêtus de noir, sous les bouillonnements de l'arbre aux paroles, prétendaient qu'elle était un elfe, ou bien une fée, ou bien un démon commis à leur propre perte. Mais peu importaient les radotages des joueurs de tarots : ils voyaient en toute chose la main prémonitoire qui, un jour les frapperait, les distrairait à jamais des signes mondains. Ils étaient hautement mortels, promis à la finitude et, ceci, ils ne l'acceptaient que du bout de leurs lèvres urticantes, de l'extrémité de leur âme cavernicole.

   Cependant que le jour commençait à poindre, une hésitation faiblement colorée à l'orient, une traînée de lave sur la mer, un glissement hors de soi des failles abyssales; Aurora habitait maintenant le faîte des arbres. Elle était balancement au-dessus des épis sombres, elle était ramure et lumière argentée parmi les dérives du monde, elle était l'arbre et la forêt, le tronc et l'écorce, le centre et la périphérie de tout ce qui paraissait dans l'incertain du poème. Bientôt l'infini langage du ciel féconderait la terre en une union que, jamais, les mots ne pourraient porter à révélation, pas plus que les gestes n'en dessineraient la forme, ni les yeux n'en décideraient le contour. C'était une question d'âme, une somptueuse affinité qui dressait sa liane depuis le corps intime de l'exister jusqu'aux limites du compréhensible. Comment dire cette prodigieuse manifestation de l'annonce de la lumière alors que les hommes encore livrés au sommeil et au rêve dérivaient longuement sur leurs nattes d'envie ? Comment dire cela qui surgissait depuis la nuit des temps et, jamais, ne serait nommé ? Peut-on dire la nuit finissante, peut-on dire le jour naissant ? Peut-on dire le mince fil qui les relie, le passage qui les anime, l'unique don qu'ils portent en eux à la manière d'une offrande multiplement renouvelée ? Peut-on dire l'être de l'homme, du monde, des choses, autrement qu'en s'immergeant dans ce réel qui nous comble en même temps qu'il se dérobe ? Peut-on dire quoi que ce soit du vivant et ne pas tomber dans une simple pantomime ? Peut-on ?

   La bascule de la nuit a eu lieu, la merveille du jour lui faisant suite. Aurora, pieds nus dans la poussière d'or, redescend les marches de schiste qui conduisent au village. Quelque part, loin sur la mer, une tache claire semble témoigner de l'unique, de l'étonnante ouverture du manifesté en son essence. Déjà, sous l'arbre à paroles, les langues se délient qui disent l'urgence à se saisir des choses. A les porter à leur incandescence. Mais il est toujours trop tôt ou bien trop tard pour pouvoir coïncider avec l'arche du temps qui fait ses remous et ses cataractes, ses ruisseaux qui coulent en nous avec la douce insistance de l'imperceptible. Il ne reste plus qu'à s'en remettre à soi, à gagner l'en-dedans du monde tout comme le fait Aurora, campée tel un sémaphore sur l'extrême pointe du jour. Sentir en soi, dans les mailles rubescentes des tissus, dans la complexité des faisceaux de myéline, dans la turgescence des cerneaux gris, cet éternel passage de la lymphe, ce lent écoulement de la sève, cette confluence qui dit, en même temps, notre essence racinaire, aussi bien que notre disposition aux ramures, à savoir l'efflorescence de notre liberté.      Cela, nous les Arbres levés dans l'azur, ne pouvons le percevoir qu'à assumer notre immense solitude, là, tout contre la clairière où se brise la nuit sur les vagues de clarté. Toujours, il est possible de témoigner, tant que, devant nos yeux éblouis, se dessine l'estompe du présent, le voile du passé, la vibration de l'avenir. Arbres aux racines profondes, aux troncs tortueux, aux larges feuillaisons faisant leur dérive parmi les lames d'air, nous ne vivons qu'à nous élever encore, comme Aurora, vers ce qui nous appelle, qui est poésie étendue d'un bord à l'autre de l'horizon. Cela, nous le pouvons. Cela, nous le voulons !

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22 juillet 2021 4 22 /07 /juillet /2021 16:26
Une fragile éternité

 ‘Le Chemin des Grands Jardins

Œuvre : Roger Dautais

 

***

 

    A les voir posés là, devant nous, nous croirions que ces cairns existent depuis une éternité. Comme si une lave bouillonnante avait immémorialement surgi du rocher, laissant apparaître ces bulles immensément figées. Et alors il n'y aurait plus eu de mouvement possible, sinon celui des vagues. Flux et reflux comme pour scander un temps long que les hommes n'auraient pu saisir dans l'empan de leur mémoire. Seules les pierres le peuvent en qui se grave la lenteur géologique, son avancée tellement imperceptible. Une manière d'annoncer la perdurance des choses, la marche inaperçue de la Nature. Un ‘éternel retour du même’, une saison succédant à une autre, une érosion si lente qu'elle semblerait n'être que pure projection imaginaire. Le temps des pierres est si long, insaisissable, inaccessible, qu'il conduit le temps humain à ne s'annoncer que sous le règne de l'éphémère. Les quelques clapotis, au large, témoignent de cette relativité de ce qui passe par rapport à ce qui dure. De l'humain par rapport au cosmos.

  Or, ici, c'est bien d'une dialectique de la temporalité dont il s'agit. Conflagration de la durée et de l'instant. Et nous sommes renforcés dans la rectitude de notre perception en raison de la tension qui semble indéfiniment s'accroître entre la dureté si proche de la pierre, la fragilité si lointaine de l'habitat des hommes à l'horizon. Écho infini jouant sa partition entre le microcosme où nous tâchons d'exister et ce macrocosme qui toujours nous fascine en ceci qu'il est inatteignable, illisible. Quel serait le lien à établir entre ce doute de vivre qui, continuellement, nous étreint, et cette certitude qui nous fait face dont le rocher constitue la puissante métaphore ?  Y aurait-il une vérité inaperçue que ces pierres levées seraient censées nous dire ? La fatuité de notre prétention à être, par exemple ?  L'orgueil dont nous faisons souvent notre étendard alors que nous ne devenons, chaque jour qui passe, que matière s'oubliant elle-même, sable en devenir, poussière tellement inconsistante que personne ne peut témoigner au-delà de sa propre personne ? Les rochers posent-ils des questions ? La Nature nous adresse-t-elle une forme d'éthique ou bien est-ce nous qui lui attribuons cette faculté ? La Nature nous regarde-t-elle ou bien est-ce nous qui la regardons, nous les hommes à la vue étroite qui prétendons juger de tout, établir l'ordre des lois, décréter ce qui est beau, bien, vrai ?

  A contempler ces concrétions plurimillénaires nous sentons combien notre prétention est grande alors que l'empan de notre vie n'est qu'étincelle à l'aune de l'arbredu nuage, de la montagne, du bloc de schiste ou bien du chaos de granit. Voir cette image, l'amplitude qu'elle révèle, la distance dont elle témoigne dans l'ordre de la durée, entre l'homme et ce réel qui toujours lui fait face et nous sommes comme pris d'effroi. Nous devenons si vite mortels. Vie, espace de quelques souffles, de quelques battements de cœur, de quelques pas et nous faisons la révérence et, déjà, plus personne ne se souvient de nous. Pas même nos photographies qui jaunissent, se piquent de points noirs et bientôt s'effritent. Quant à notre nom, ce patronyme qui nous singularise et affirme notre ‘royauté’ le temps d'une parenthèse, qui donc s'en inquiètera lorsque nous ne serons plus qu'un embranchement anonyme dans quelque arbre généalogique, un rameau qui aura existé, puis aura chuté au sol, feuille morte bue par la terre à la courte mémoire ? Qui donc ?

  Heureusement l'entropie fait son travail, accomplit la disparition du vivant afin que du vivant, autre, puisse surgir. Cela nous le savons, quand bien même nous ne ferions pas, sur nous-mêmes, un travail d'intellection ou bien une recherche d'ordre métaphysique. Les choses portent, dans le secret de leur genèse, ce qui les a fait advenir, que toujours elles ignorent, mais dont elles révèlent, à leur insu, la trace visible, les stigmates apparents. Le granit, en sa texture, contient la structure même de sa propre disparition, ce fragment de minéral provisoirement rassemblé, agrégé aux fragments contigus, en attente du vent, de la pluie, du crépitement de poussière qui viendra le réduire en galets, puis en cailloux puis en sable que, plus tard, les enfants creuseront de leurs mains innocentes afin d'en faire des châteaux. Une manière comme une autre de donner au rocher une autre forme d'exister.

  Identiquement, l'homme de chair et de sang porte-t-il en lui le dessin de ses futures empreintes dont nul enfant ne fera la matière de ses jeux, le retour à la terre étant, après lui, son unique destinée. Ainsi sommes-nous, par rapport au géologique, cette ’fragile éternité’ s'accomplissant chaque jour selon un destin qui détermine une voie. Marchant sur des chemins de fortune ou bien d'infortune, parmi les cairns, près des hautes falaises de craie, le long des à-pics des montagnes, entre les murs de pierres sèches de la garrigue, près des météores blancs dressant leur vertige à contre-jour du ciel, c'est cela que nous faisons, tracer une physique - la mesure exacte de l'homme - à l'ombre d'une métaphysique - cette Nature insaisissable que, jamais, nous ne pouvons appréhender en totalité -, alors que nous pensons seulement vaquer à nos occupations avec l'unique souci de l'horizon humain. Ceci, cet inconcevable écart qui nous met en demeure d'exister le temps qui nous est imparti, cet écart donc est le même qui place le ciron, ce fragile insecte que nous toisons de notre silhouette, dans une simple posture d'infiniment petit alors que nous figurons, à sa minuscule vue, l'infiniment grand. Mais comment mieux traduire le sentiment dont nous sommes saisis, à la fois de prodigieux étonnement en même temps que de profonde détresse lorsque, considérant notre position dans l'univers, nous nous interrogeons à la manière pascalienne dans ‘Les deux infinis’ :

    "Car enfin qu'est-ce que l'homme dans la nature ? Un néant à l'égard de l'infini, un tout à l'égard du néant, un milieu entre rien et tout. Infiniment éloigné de comprendre les extrêmes, la fin des choses et leur principe sont pour lui invinciblement cachés dans un secret impénétrable, également incapable de voir le néant d'où il est tiré, et l'infini où il est englouti."

   Mais, ici, si cette belle œuvre nous parle des pierres, elle nous parle surtout de nous, les hommes. Car cela qui est représenté par deux pierres, l'une surmontant l'autre dans un bel équilibre, n'est autre chose que l'esquisse humaine réduite à sa simple morphologie de signal iconique. Une pierre large pour dire le corps ; une autre étroite pour dire la tête. Il n'est besoin de représenter ni les yeux, ni les oreilles, ni le nez, ni la bouche pour que l'œuvre signifie en son entièreté. Une simple abstraction y pourvoira. L'essence humaine nous imprègne tellement de l'intérieur, qu'il n'est nullement besoin d'en détailler tous les prédicats afin qu'elle nous parle.  Pas plus qu'il n’est utile de construire une fable ou bien de sous-titrer l'œuvre pour que la famille apparaisse, les parents, puis les enfants par taille décroissante.

    L'instinct grégaire, l'altérité creusent de tels sillons dans notre psyché que la simple vision de quelques silhouettes nous installe déjà dans une possible épopée. Celle de ce mystérieux groupe qui semble tourner le dos au paysage, nous faisant face de toute son énigme de gemme. Nous sommes, à proprement parler ‘dévisagés’ par cela même qui nous interroge depuis ce regard muet, lequel, par définition n'en contient aucun, alors même qu'il les contient tous. Nous perdons la face, cette singulière épiphanie par laquelle nous nous révélons au monde. Nous sommes interrogés par cette multiple mutité dont les bouches absentes nous en disent bien plus qu'elles ne le pourraient si elles proféraient des mots. Leur silence de pierre, plus qu'un retrait de la parole dans une crypte scellée, est un cri lancé en notre direction. Un cri métaphysique qui veut rendre visible les milliers de formes qui, à chaque instant, nous visitent de leur étonnante présence alors que, toujours, nous nous réfugions dans le non-dit et l'incurie, pensant qu'il y a mieux à faire que d'interroger les cairns, fussent-ils doués d'une âme. Quoi qu'il en soit de tous ces présupposés, il nous reste à contempler et à méditer !

 

 

 

 

 

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21 juillet 2021 3 21 /07 /juillet /2021 15:48
Elle qui passait dans le gris

Photographie : Blanc-Seing

 

***

   

   Le matin, très tôt, le blizzard avait insinué sa langue froide dans la meurtrière des rues désertes. Ce dernier assaut de l'hiver, depuis longtemps déjà on en avait été informés. Ç'avaient été de longs tourbillons de feuilles, des meutes de poussières abrasant la terre. Alors on s'était réfugiés dans les tanières chaudes, on s'était disposés à n'être plus que de vagues points d'interrogation dans l'illisibilité des chambres obscures. On respirait à peine et le cœur faisait ses diastoles-systoles avec un ébruitement de luciole. Au-dessus des corps pareils à des monceaux d'argile flottait une vapeur rare, presqu'éteinte, manière de langage autistique émergeant d'une nullité partout présente.

  Tout, dans la ville, s'était immergé dans un fluide neutre. Les arbres, plantés dans la toile grise du ciel, disaient l'immobilité des choses. Les trottoirs étaient de longues mésas parcourues de désolation. Les pavés abritaient, dans leurs interstices, l'étrange liquéfaction d'une lumière noire, bitumeuse. Du parc enseveli sous la neige, n'émergeaient que quelques sculptures cernées de coulures vert-de-gris, des rythmes perdus de balustres, les stalactites de la fontaine pareilles aux brisures bleues des glaciers.  Au-dehors, sous la vacance des avenues, seules deux longues lignes sombres fuyaient vers un impossible horizon. Les trams au long mufle avaient déserté la chaussée, laissant les falaises des immeubles sans voix, sans mouvements qui auraient pu signifier un genre d'existence.

  Ayant perdu son agitation, ses couleurs, son affairement continuel, la ville s'était en quelque sorte immolée, sacrifiée à l'exigence d'un dieu païen à l'austérité apollinienne. Les seules offrandes possibles étaient alors le refuge au creux du silence, le repli ombilical autour du vide, l'abandon de soi dans une gangue marmoréenne sans profération possible. Le jour ne s'illustrait plus que sous une partition minimale de noir, de blanc, de gris. Le noir disait la fermeture du monde, son incapacité à traduire quoi que ce fût des parcours que faisaient jusqu'alors les concrétions humaines à même un sol hautement métaphysique. Le blanc ne remuait même plus ses lèvres d'albâtre, n'articulant plus que des sons internes perdus dans les congères de chairs meurtries. Seul le gris parvenait à s'extraire de cette mortelle insignifiance. Par son balancement, son exacte médiation entre l'occlusion et la possible clairière, par son juste souci de dire, dans l'à-peu-près existentiel qui flottait au ras des consciences, la perdurance des choses, leur ligne toujours incise dans quelque événement dont les Vivants ne percevaient même plus les esquisses tant leur vue était distraite, seulement occupés d'eux-mêmes et de leurs cheminements laborieux.

   Seul le gris demeurait la seule réalité palpable, seul il s'avançait à découvert face à l'horizon oublieux des hommes.  Le gris, point de passage vers l'infini des mouvances, la multiplicité des significations, les Existants ne le percevaient guère que dans le genre d'une perdition, tout juste à la frontière de leurs rêves. Et alors que le blanc, partout répandu, faisait se confondre tout surgissement virtuel en une même unité, s'imprimait sur les rétines la métaphore d'un parcours qui se confondait avec l'imaginaire lui-même.

  ELLE qui passait dans le gris, dans l'entrelacs des ferrures et l'indécision du jour, était-elle seulement ombre fantasmatique, pure illusion, hallucination des sens ; était-elle uniquement une effigie humaine disposée à une probable fiction, une fable, une histoire ? Avec les infimes mouvements du réel, la chute lente des feuilles, l'élégance ordinaire des flocons, la libre vibration  des sentiments, lorsque les choses ne sont que d'approximatifs tropismes, de simples tremblements, que pouvons-nous faire d'autre  que de nous réfugier dans ces marais d'incertitude qui, en vérité, ne sont que nos propres hésitations, nos balbutiements, nos sidérations face à l'infinie beauté du monde ?

 

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20 juillet 2021 2 20 /07 /juillet /2021 15:51
A l'écoute de  la Planète Boisée.

Œuvre : Marc Bourlier

***

   [Ce nouveau texte sur une des œuvres de Marc Bourlier doit être lu en tant que parabole. Si de menues figures du genre des écorces, des bois flottés ou éoliens ne nous questionnent guère du fait de leur étroite contingence, cependant il n'est pas interdit de rêver à leur sujet et de voir, en quelque manière, comment ils pourraient nous instruire sous le mode d'une fable. Mais la fable n'existant jamais qu'à être l'allégorie d'une vie, la mise en musique d'une existence dont il convient de tirer des enseignements, c'est par sa chute morale qu'elle fait vraiment sens. Ici, nous utiliserons plutôt le terme général d'éthique, voulant signifier par-là la nécessaire obligation de l'être humain de se situer d'une manière consciente par rapport à son propre comportement, face aux autres et au contexte qui l'accueille l'espace d'une finitude. Car nul homme ne saurait s'exonérer de ce fameux triangle éthique du "je veux, je peux, je dois" auquel il doit non seulement réfléchir, mais auquel il lui est nécessaire d'apporter des solutions concrètes. Apprenons à regarder et à déceler, sous l'écorce, aussi bien le fragile aubier que le compact duramen. C'est seulement à ce prix que les choses se révéleront avec la profondeur dont elles sont investies, souvent à notre insu, dont nous n'apercevons que l'écume de surface.]

***

   Très loin d'ici, au fin fond de l'espace, il y avait une minuscule planète. C'était la Planète Boisée. Elle était ronde comme la bille d'un bilboquet, rouge comme une pomme d'api et tournait sur elle avec un joli mouvement de danse. Tout y était de bois, aussi bien la terre que les arbres, évidemment. Il y avait de hauts peupliers, pareils à des flammes. Des palmiers qui faisaient bouger leurs mains dans le vent. Des araucarias avec le désespoir des singes accroché à leurs troncs. Des oliviers aux corps noueux avec des olives en bois. Des chênes immenses avec des colonies de glands à la queue leu leu. Des saules qui pleuraient des larmes semblables aux grains d'un chapelet. Des noyers avec des noix joueuses comme des ballons. Tout ce petit peuple des arbres vivait en harmonie et nul ne se serait plaint de son sort. Cependant que tout allait 'pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles', un jour le vent du ciel s'était levé, avait gonflé les joues et bien des choses de bois s'étaient éparpillées sur le sol étonné de la planète. Un peu partout, l'on trouvait des régiments de branches cassées, des bataillons de brindilles et des escouades de sarments. C'était une vraie désolation que de voir cela et nombreux étaient les arbres à se désoler de cette furie tombée des astres.

   Mais, sur la Planète Boisée, on n'avait pas pour coutume de baisser les bras et, bien vite, la riposte s'était organisée. Chacun, tilleul, ormeau, frêne s'était pris par la main et avait assemblé en forme de huttes les éclisses et fragments qui leur avaient été arrachés. Et, la nuit venant, alors qu'une encre noire envahissait toute chose, les petits bouts de bois s'étaient réunis sous des formes humaines. Pourtant, ils ne connaissaient ni la Terre ni son peuple debout, mais parfois l'intuition sylvestre dépasse l'entendement. Donc tout voguait calmement dans la touffeur des frondaisons et le balancement des ramures. On se serait même endormis pour un sommeil définitif si l'on s'était laissés aller à cette manière de luxe qui enveloppait tout dans des rumeurs de soie. De bon matin, déjà, on s'activait dans les sous-bois et le cercle des clairières. On fabriquait, à tour de bras, toupies, voitures minuscules, chalets avec des rideaux de copeaux et des jardins de sciure, locomotives et wagons, châteaux et ponts-levis. C'était pure joie que de voir cela et les jours succédaient aux jours avec un crépitement d'eau claire. Les Petits Boisés vaquaient à leurs occupations, chacun dans son aire, sous les feuillaisons claires des trembles et les épines aiguës des acacias. Le contentement étant attaché à chaque menue tâche, l'on ne s'inquiétait ni de son bout de bois contigu - le Boisé voisin -, ni de celui, plus lointain, que l'on apercevait brindille parmi les brindilles. L'indépendance, l'autonomie étaient la manière de vivre de ces menus rejetons de branches qui, pour n'être pas soudés entre eux par l'ombilic n'en dédaignaient pas, pour autant, de deviser parfois, rassemblés sous le clair de Lune.

   Un jour, un des membres de cette paisible confrérie, avisant deux bouts de sureau évidés en leur milieu, les portant au-devant des boutons de ses yeux, fit une découverte qui devait bouleverser les us et coutumes de la petite communauté. D'une façon tout à fait fortuite, ce qui s'inscrivit dans la visée des jumelles, ce ne fut rien d'autre que les monts et les plaines, les fleuves et les plages, les villes et les rues de la Planète Bleue. D'abord ce fut un instant de ravissement pour ces menus fragments davantage habitués aux rigueurs des occupations sylvestres qu'aux pléthores de comportements qui faisaient s'égailler les Terriens en milliers d'activités diverses. C'était un carrousel infini de sons et d'images, de festivités et de joyeuses farandoles. Mais c'était sans compter sur la distraction commune des hommes et leur confondante frivolité. Par un matin de brumes, alors qu'une des sentinelles des Petits Boisés s'ingéniait à inventorier les faits et gestes des lointains locataires de la galaxie, un événement étonnant se produisit. Alors que sur la face visible de la Terre, la nuit faisait couler son encre dense seulement piquetée des yeux des réverbères, à l'extrême limite de l'horizon, un éclair se produisit qui incendia le ciel et rendit immédiatement visible les plaines et les montagnes, les océans et jusqu'au cœur le plus reculé des villes. Des nuées blanches, pareilles à un immense champignon s'élevaient dans l'espace à des hauteurs prodigieuses, inondant même les consciences minuscules des Petites Vigies. Alors les allées du Monde Bleu ne furent plus qu'une longue procession de silhouettes hagardes, qu'une infinie diaspora émiettant l'humain au hasard des contrées que la foudre de la guerre n'avait pas encore touchées. Car c'était la terrible inconséquence des hommes, leurs éternelles divisions, leurs chamailleries sans répit qui les avaient conduits à l'inévitable. Depuis longtemps la menace rôdait, depuis longtemps les prédicateurs, les pacifistes, les visionnaires avaient alerté la foule des badauds. Mais rien n'y faisait et les Vivants demeuraient sourds et aveugles aux messages de ceux qui demeuraient éveillés alors que beaucoup dormaient debout, progressant comme des somnambules. L'effroi avait gagné les profondeurs de l'espace et il ne restait plus une seule planète qui ne soit envahie du pieu de la désespérance, de la dague de la peur soudée au ventre. C'était terrible à voir, cette vague, ce cataclysme qui menaçaient de tout détruire sur leur passage.

   Lorsque les premières ondes frappèrent la Planète Boisée, il y eut comme une convulsion des grands arbres et leurs racines résonnèrent longtemps dans les profondeurs du sol. On aurait pu justement craindre pour les occupants de ce lieu hors du temps. Mais leur sagesse boisée avait été infiniment supérieure à celle de leurs lointains congénères de chair et ils s'étaient unis grâce à un lien de métal et de cordes - les seules pièces qui n'étaient pas de bois - et, fraternité aidant, ils avaient resserré leurs étreintes, ajustant au plus près leurs corps de fibres en une manière d'union à la consistance de duramen, compacte, dense, inaccessible à la fureur anonyme des hordes guerrières. A défaut de cette matière inaccessible aux humeurs diverses, les hommes ne s'étaient revêtus que de la chair tendre de l'aubier et, maintenant, ils payaient au centuple le prix de leur coupable inconséquence. La Terre n'était plus qu'un immense champ de cendres fumant et il n'y avait rien à espérer, des siècles durant, de ces étendues géologiques à la consistance de lave.

   Du haut de leur belvédère, les Petits Boisés replièrent les tubes de leurs jumelles, prirent soin de les enfouir en un lieu dont ils se hâteraient de perdre la mémoire. C'était si désolant de se pencher sur les vestiges d'un monde guerrier seulement occupé de haines et de revanches. Pourtant, les fruits de la paix étaient suspendus partout, à portée de main, telles de délicieuses grenades aux pépins généreux, mais les hommes ne s'arrêtaient jamais qu'à la barrière de l'écorce, ne prenant pas la peine de déciller leurs yeux soudés de cataracte. La plupart étaient aveugles, marchant de guingois, la conque de leurs oreilles laissant s'écouler une cire compacte. Tout cela, ce refus de porter l'existence à sa naturelle plénitude, il fallait l'occulter et laisser les choses longuement infuser. Un jour viendrait où brillerait une étoile sur la toile libre du firmament. Alors, les uns contre les autres, lovés dans une exacte amitié, recouvrant son corps de bois d'une couche de feuilles et de quelques pelures d'écorce, sur son lit de mousse, on se disposerait à dormir avec l'espoir du rêve. Demain illuminerait l'espace et on ouvrirait à nouveau les yeux sur la merveille de vivre. Du dedans de son âme, le bois chanterait. Ce serait le signe que l'on attendait depuis une éternité. Enfin la lumière serait là qui dirait au monde l'immense sagesse. Il n'y aurait rien de plus à espérer !

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