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8 juin 2021 2 08 /06 /juin /2021 15:34
Folie abrasive des mots

Photo © Maurice Tabard

***

 (Petite méditation métaphysique sur un texte de

 Pascal Sauvaire.)

*

Cannibalisme, inceste ou mytho...

Nos vies ici sont

D’images amplement saturées

Sans moi, ni moi, ni moi.

 Performance d’acteur

Se prenant pour flore

Et faune simultanément.

Pour prédateur

Et sa propre proie

Cannibalisme, inceste ou mytho….

Sans moi, ni moi, ni moi

 Mots encagés

Pour plaire ici

Des mots essaimant la nuit

De leurs cages d’escaliers préfabriqués,

Mots sur papier craché

Recopiés, déformés, réappropriés

Et prétendant être oeuvre neuve

Cannibalisme, inceste ou mytho….

Sans moi, ni moi, ni moi

(Texte© Pascal Sauvaire)

***

    Longtemps les mots s’étaient dissimulés, avaient affûté leur silex, aiguisé leurs dents-incisives, portant leur dard à la pointe avancée des regards. Les mots-cannibales, on ne les reconnaissait pas, ils étaient arrimés au bord du monde, prêts à bondir, prêts au geste sacrificiel, de soi, de l’autre, de tout ce qui s’illustrait comme ultime épreuve d’une liberté. Libres, c’était cela la supplique dont les mots étaient porteurs et leurs langues de caméléons s’enroulaient autour des pensées délétères qu’ils manduquaient longuement, longs jets de salive rubescents où s’entendait encore la longue plainte des humains. Des mots-humains, des concrétions anthropologiques il ne demeurait que des murmures écrits sur des falaises-palimpsestes, hiéroglyphes, hiéroglyphes, perditions destinales en forme de bonde-finale, de cendre abortive.

  Les mots-incestes s’emboîtaient symboliquement avec leurs congénères homologues, mots de la même famille et il y avait de subtiles dégénérescences, des formes tuberculaires, racinaires, bulbaires, des moignons de mots, de simples éructations, des glaciations lexicales. Maelstrom, telle était la devise portée au fronton des temples-parlants, « Maelstrom et seras le bienvenu en notre aire pacificatrice ». Car les mots étaient devenus naïfs, privés de libre arbitre, à la dérive. Car les mots étaient pris de démence et leurs pathétiques gesticulations giraient infiniment autour de leurs têtes brachycéphales. Il y avait de longues turbulences qui couraient le long de leur dure-mère, puis mouraient dans une flaque ambiguë, genre de morve épidermique fatiguée d’elle-même.

  Il y avait aussi le Peuple-des-mots-mythomanes qui croyait à ses facéties en forme d’ubiquité, car ces mots étaient tantôt ici, tantôt nulle part, tantôt ailleurs en Île d’Utopie. Les mots étaient pris de vertige, d’absence et l’on pouvait voir en d’étranges asiles les mots-schizophrènes, scindés en deux, d’un côté le principe de plaisir du temps où ils portaient beau, où ils s’irisaient aux cimaises de l’art, disant le subtil poème, inventant la fable polyphonique, la période où s’épanouissait la belle voix du monde ; puis il y avait l’autre face, celle du principe de finitude, là où les mots basculaient cul par-dessus tête, un bonnet de fou sur la plus haute éminence pariétale, des grelots attachés à leurs sphénoïdes en forme de digression féline, des fientes blanches s’égouttant de leurs yeux verbeux. Car les mots, faute à l’incurie humaine - on les avait utilisés à tort et à travers, on les avait remisés dans de bien étranges salmigondis, on les avait fait s’absenter de leur propre essence -, les mots donc étaient comme perdus, genres d’agonies abandonniques, veufs, orphelins, désertant la conque articulatoire où, de toute éternité, ils avaient trouvé à occuper le site, l’aire accueillante à partir de laquelle pouvoir rayonner, essaimer, faire couler leur miel.

  Mais les hommes étaient fous, mais les hommes étaient aveuglés par leur propre irrésolution, leur côté immature - ils n’étaient guère que des enfants naïfs, à la conscience rongée par l’acide muriatique de l’envie, du désir polychrome, de l’orgueil pléthorique - et, cependant, ils croyaient encore à leur ‘volonté de puissance’, à l’arche fécondatrice de leur règne partout présent, partout dominant, partout aliénant le monde à leur empire infini. Ils se croyaient les maîtres de l’univers mais parvenaient à grand peine à circonscrire leur essentielle vacuité. Les mots - ces prodiges de l’exister -, ils les avaient sacrifiés à leur unique gloire de paraître. Ils en avaient fait des bannières portant d’inglorieuses effigies, de pathétiques objurgations, des slogans vindicatifs ; ils les avaient « encagés » dans de bien désobligeants culs-de-basse-fosse ; ils en avaient essaimé la précieuse semence aux quatre horizons sans se soucier de ce qu’il pourrait bien en advenir.

  Mais les hommes ne se doutaient pas de la capacité de nuisance des mots, dès qu’on les trahissait, qu’on les tournait en dérision, qu’on les plongeait dans de ruineuses contingences. Partout les mots s’assemblaient en forêts denses, pluviales, troncs serrés, lianes volubiles, mousses promptes à étouffer, lichens disposés à abraser, amas mycologiques condensant leur humeur vénéneuse pour un dernier assaut. Car les mots, mutilés par l’homme, broyés par leur inconséquence - on les commettait à n’importe quoi, à désigner l’emplacement étroit et cependant non bucolique des cabinets à la turque, à faire l’éloge d’une poudre à récurer les culs noirs des bassines, à injurier l’Autre, à le faire ramper sous les condiments étroits de fourches caudines, à le réduire à l’esclavage le plus humiliant, à lui inclure dans le mitan  du sexe les forceps de performances de tous ordres : le mot le plus long, le plus irrévérencieux, le plus en bouillie, le plus disjoint, le plus exhibitionniste et que sais-je encore, alors les mots avaient tiré leur révérence, avaient repris leurs vêtures d’apparat, se contentant de frusques hémiplégiques avant que de disparaître de l’horizon du monde.

   Et la communauté des humains en totalité, la merveilleuse aventure anthropologique, l’essence à nulle autre pareille, l’arche immense du langage, voici qu’elle était réduite à la consistance d’une peau de chagrin, à la déconvenue d’une résille soudain privée de ses mailles, à la dimension étroite d’une rustine racornie sous les assauts de la fournaise solaire. Vidée de ses entrailles, « l’homo sapiens sapiens » devenait « l’homo mutitus », « l’homo aphasibus », « l’homo nullitus » et il s’en fallait de peu qu’il ne se mît à striduler ou bien feuler afin que sa voix, en dernière instance, fût encore perceptible. Au début était le Verbe. A la fin était le Silence. Si pesant, si inconcevable à penser qu’il faisait son bruit de cataracte, son bruit de foudre, son bruit de tornade. Les hommes, privés de leurs nervures, tombaient au sol en de simples décadences de feuilles mortes, en catapultes légères, en harmoniques distraits. Cela finissait par la feuillaison d’une rumeur. Par une à-peine berceuse, pas plus haute que la prétention du ciron à exister. Puis tout se fondait dans une soupe floconneuse dont rien ne s’élevait plus que l’indigence de l’homme à endosser sa posture d’homme.

  Alors, en ces temps de glorieuse inconséquence, voici ce qu’était devenu le monde : une pièce vide, unique, voguant au centre du cosmos. Le Ciel se perdait au milieu d’un plafond uni à la rumeur blanchâtre. Le Passé était de fonte, arrimé à ses quatre pieds, alors que la mémoire l’avait déserté.  Le mur-Avenir opposait au regard sa consistance têtue. La porte-des-Projets semblait verrouillée, aucun sésame ne semblant en mesure d’en réaliser l’effraction. La cloison-Avenir s’immolait dans une sourde rusticité, un prosaïsme étroit, une mesure absolument énigmatique dont l’œil ouvert ne regardait rien d’autre que le néant. La Terre était cet assemblage de lames étroites commises à moissonner toute vie si, d’aventure, l’une d’entre elle se hasardait à paraître.

   C’était cela « la folie abrasive des mots » : la remise de l’homme à son destin en forme de crochet terminal, l’homme victime de son propre hara-kiri, l’homme-kamikaze fonçant à la vitesse d’un météore sur ce qu’il avait de plus intime, de plus singulier, de plus immatériellement précieux, dont il n’avait même pas eu l’intelligence de déchiffrer l’irremplaçable offrande. Car le langage était pure donation. Car le langage, il fallait le mettre à l’abri, dans le grenier plein de la fenaison poétique, immensément renouvelable, infiniment modelable tant qu’on demeurait son humble Serviteur. Mais « l’homme mesure de toute chose », selon le précepte du bon Protagoras n’avait eu de cesse de pratiquer un subtil jeu de massacre sur tout ce qui passait à sa portée, aussi bien l’écoulement du fleuve immémorial, la densité plénière de la glaise, la touffeur d’émeraude de l’arbre, la voilure grise de l’oiseau, la courbe asymétrique du vent, l’indolence nacrée du nuage, les rives bleues du chemin, les rectangles jaune-paille des chaumes, la pente d’opale de la colline, la crête éthérée de la montagne, la dentelle du flocon, la vitre inversée du lac sous la lumière du jour et, bien sûr, comme point d’orgue couronnant son savoir et son infinie sagesse, la mise au pilori de ce dont lui-même, l’homme est constitué jusqu’en la moindre de ses cellules, ces Mots qu’il devrait porter au-devant de lui comme sa gloire. L’homme, est-il seulement devenu ce Cannibale-inceste-mythomane qui, bien plutôt que de phagocyter le monde, ne joue qu’à sa propre dévoration. ? Peut-être s’est-il pris pour l’étonnant Phénix renaissant de ses cendres ? L’homme peut-il renaître ? Le langage peut-il renaître ? C’est cette question que nous devons méditer, nous les Hommes, nous les Femmes, avant que de nous emparer des outils commis à détruire la mythique Babel ! Il nous faut nous affilier aux mots sans l’ombre d’un remords, il nous faut faire du langage notre unique ambroisie, la seule façon de retrouver en nous, cette plénitude que toujours nous cherchons, alors que nous l’avons en nous. Il suffit de Dire !  

 

 

 

 

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8 juin 2021 2 08 /06 /juin /2021 08:15
La Beauté

En Lauragais 3 …

De Bram …vers Montréal d’Aude…

Photographie : Hervé Baïs

 

***

 

 

   Pour trouver LA BEAUTE, il faut avoir parcouru beaucoup d’espace, avoir visité les pays les plus éloignés, la Namibie et son désert aride, être monté sur la grande dune à Sossusvlei éclairée par le soleil de l’aube, un arbre dépouillé se détache sur sa masse sombre, avoir franchi le canyon sculpté par la Rivière Sesriem. S’être posté en voyeur tout en haut des steppes d’Afghanistan, les collines vert amande moutonnent dans une lumière de résine, les terres sont semées d’une herbe folle, pareille à un chaume. Avoir empli ses yeux des belles silhouettes des Porteuses d’eau dans la Province de Koundouz. La beauté, l’avoir approchée avant même l’invasion de Venise-la-lagunaire, avant même les grandes migrations dans Dubrovnik-perle-de-l’Adriatique.

   Pour trouver la beauté, il faut avoir connu des femmes semblables aux reines noires de Méroé, leur teint de terre de Sienne, leur front doucement bombé, leurs yeux couleur noisette, leurs lèvres charnues, l’ovale parfait de leur visage. Pour trouver la beauté, il faut être entré dans des musées silencieux, parfois des toiles noires striées de clarté chuchotent la venue au jour de leur être, dans la plus pure des discrétions. Être entré dans les salles tapissées de maroquins fauves d’une grande bibliothèque, le temps y est suspendu comme des flocons à mi-hauteur du ciel. Il faut avoir rencontré des enfants aux yeux de lumière, aux mains ouvertes sur l’étrangeté du monde. Il faut avoir bu des liqueurs rares, elles tracent dans le corps leurs longs fleuves de félicité. Il faut avoir été le témoin d’un amour naissant, avoir surpris les liens d’une très ancienne amitié, le bonheur d’une rencontre, l’éblouissement d’une fascination, le surgissement d’une extase.

   Toutes ces beautés, il faut en avoir fait l’expérience au plein de soi et puis, étonnamment, les avoir oubliées, dissimulées qu’elles sont dans les très anciennes archives de la mémoire. Oui, car trouver la beauté, c’est approcher au plus près celle qui correspond à nos propres affinités, celle qui, en un certain sens, se donne en tant qu’originaire. Comme si notre rapport à sa forme devait résulter d’une ‘co-naissance’, ce qui veut dire d’une ‘naissance double’, d’elle, la beauté, et de qui nous sommes en notre nature unique, ce point de convergence avec le monde qui nous détermine comme nous singularise notre façon d’être, d’aimer, de découvrir, de porter sur les choses le climat qui est le nôtre dont, nulle part ailleurs, en quelque temps que ce soit, n’existe une manière d’écho ou de fac-similé.

   C’est ceci qui est extraordinaire, profondément troublant, immensément magique : il y a le vaste et polyphonique univers, il y a nous et notre chant intime qui est la marque originale de notre destin. Faire surgir la beauté, c’est la ressentir en soi à la façon d’une nervure sans pareille et la reporter sur l’image du paysage, de l’art, de l’Autre en son éthique donation, sur la page belle du livre, là où le langage parle le poème de notre essence, sur cette peinture qui est, en quelque manière, notre double, le creuset en lequel nous reconnaître et nous porter au-delà de notre propre histoire, en direction d’une toujours possible transcendance. Oui, la beauté, toute beauté est nécessairement de cette nature. Elle prend son envol d’un sol contingent, fortuit et elle ouvre le domaine immense de ce qui devient essentiel, dont toujours nous sommes en quête sans en bien savoir les ressources internes, le déploiement des lignes de force.

    ‘Vivre’, c’est seulement assumer son mécanisme biologique. ‘Exister’, c’est faire entrer dans le métabolisme vital le phénomène du sens, le seul à même de fonder notre projet sur autre chose que des sables mouvants et, à défaut de certitudes, du moins connaître l’exercice d’un bonheur suffisant. Or il y a un lien invisible entre beauté et joie, c’est tissé des mêmes fils, cela provient de la même source, cela s’éclaire avec une identique intensité. La beauté, toute beauté, il faut y insister, ne peut jamais être qu’un document natif, c’est-à-dire qu’une coalescence très ancienne (peut-être même à l’orée de notre naissance) entre une disposition intérieure et son efflorescence extérieure qui convoque et accomplit tel arbre majestueux, tel sourire ourlé de plaisir, telle émotion qui nous emplit d’une multiple reconnaissance, être soi plus que soi en l’altérité qui vient à nous et nous féconde. Nous ne sommes immédiatement au monde qu’à l’aune de cette relation, de ce lien qui, provisoirement, nous exonèrent de notre finitude, nous fait êtres éternels alors que nous nous pensions, à raison, mortels, infiniment.

   Le bien compris, ici, est donc ce tissage intime entre ce qui nous a toujours été proche au titre d’une beauté et la valeur fondamentale que nous lui attribuons. Tout amour est réactualisation d’un premier amour. Toute joie, d’une primitive joie. Toute beauté d’une épreuve archaïque, si l’on peut dire, qui en constitue l’archétype. Par exemple, cette beauté découverte un jour dans le parcours de l’enfance qui nous hante à bas bruit et jamais ne nous laisse quittes, indemnes. Toujours nous puisons à la source. Dès lors, nous ne pouvons faire l’économie de la thèse freudienne de l’Œdipe. Tout homme parvenu à l’âge adulte porte en soi ce motif de l’amour premier qu’il reporte inconsciemment sur le choix de telle compagne, sur le désir de telle ou telle amante.

   En ce domaine, comme en bien d’autres, nous sommes conditionnellement libres, nullement totalement comme si, à chaque instant, notre mémoire somatique abolie, nous pussions être cause de soi, entièrement autonomes dans la postulation de nos actes. L’épreuve faite de la dune du Désert de Namibie, trouve sans doute son écho dans cette colline aperçue autrefois dont la forme s’est abîmée dans l’épaisseur du temps. Ces Porteuses d’eau du Koundouz ne font-elles signe en direction d’une identique tâche accomplie jadis par un être aimé ? La Lagune de Venise ne trouve-t-elle sa correspondance dans une sorte d’eau originelle, mare, étang dont, enfant, nous aimions regarder l’aimable surface ? C’est ainsi, nous sommes pris dans les mailles inextricables de phénomènes anciens, dont les tenants et aboutissants ne nous sont plus accessibles.

   Mais où donc est passée la très belle photographie (une icône !) d’Hervé Baïs ? Ne l’avons-nous sacrifiée à un jeu intellectuel qui l’a éloignée du site de notre regard ? Nullement. Tout ce qui précède, afin de faire saisir le fait que cette image possède ses propres racines, ses propres esquisses, sans doute perdues dans la mangrove d’une immémoriale mémoire. Que le Photographe ait été imprégné de terres primitives, celles-ci ou bien d’autres, ceci est un énoncé de pure évidence. Tous, nous portons en nous les perspectives d’un sol qui nous habite, tous nos pas en conservent, les réactualisant, les empreintes, sinon toujours réelles, le plus souvent symboliques. Nous ne sommes pas des êtres hors sol, nos coordonnées existentielles se traduisent par une position exacte, la jonction d’une latitude et d’une longitude. Et nos voyages mondiaux n’y pourront rien changer pour la simple raison que nous ne pouvons tirer les fils de notre propre destin. Nous sommes de telle et de telle manière sur un chemin dont nous n’avons nullement tracé les berges, dessiné le sinueux parcours.

   Afin de corroborer ou d’infirmer ma thèse selon laquelle toute création s’affilie à un sol originaire qui la constitue, j’ai questionné l’Auteur de cette image. Français natif d’Afrique, de Bamako, au Mali puis, après avoir longuement résidé en Afrique Noire, il n’est revenu en France que très tardivement, dans cette belle région du Lauragais dont il décrit inlassablement et avec un réel talent, les simples et beaux paysages. Ici, ma thèse semblerait s’effondrer : il y a loin du Mali à Bram et Montréal d’Aude. Mais y a-t-il si loin qu’il y paraît ? Au terme de constants renvois, de jeux d’échos et de miroirs, d’emboîtements sémantiques, les terres du Proche et du Lointain jouent une identique partition. Si la distance géographique les sépare, les figures symboliques dont elles s’investissent les rapprochent et les unifient.

   Ce à quoi il convient de penser, en termes de création, bien plus qu’à un élément-terre anonyme et universel, c’est à la dimension du ‘terroir’ en lequel ensemencer, afin que naisse l’œuvre dont on est porteur. (‘Terroir’ au sens de « sentir le terroir », « un accent de terroir », toutes définitions qui placent l’homme au centre même de ce qui le constitue et le dote de ses prédicats essentiels). Or, ensemencer, ici ou ailleurs, ne présente nulle différence, une seule et même exigence : que la beauté surgisse de là où elle peut faire événement. Bamako, Bram : deux signifiants distincts, un seul signifié, celui d’un sens photographique vrai à faire s’élever du réel. Porter au jour une essence commune. L’art est le même, en sa signification, en Afrique, en Asie, en Europe, sur tous les continents, dans toutes les contrées.

    A l’initiale de cet article, nous sommes partis de Namibie, d’Afghanistan, nous avons évoqué Venise et Dubrovnik, autrement dit nous étions en quelque sorte dans un éloignement qui se référait à l’universel, au général. Maintenant il nous faut revenir au particulier, au singulier. Nous exiler d’une beauté abstraite, regagner une beauté concrète, immédiatement saisissable. Pour trouver la beauté, il nous faut nous éloigner des images hautes en couleurs des catalogues des voyagistes, il nous faut substituer à l’exubérance, le dénuement, il nous faut rétrocéder en direction du simple et du silencieux. Il nous faut déserter les Hautes Terres et orienter notre regard vers celles qui sont à notre mesure, à savoir ce ‘terroir’ dont nous parlions qui se décline sous le modeste, le presque inapparent, la seule climatique du Noir et du Blanc au travers de laquelle se disent le Jour et la Nuit, l’Ombre et la Lumière, l’Eclat et le Retrait.

   C’est dans l’économie des sèmes, dans le lexique premier que les choses se donnent à nous avec leur plus pur accent de vérité. Nul miroir aux alouettes d’une couleur flatteuse. Nulle tricherie d’une apparence, d’une flatterie. Nulle exagération d’une Nature qui ne peut être que la simplicité même. La nature se donne pleine et entière d’un seul et même geste de sa présence. Elle ne profère rien d’exceptionnel et le ‘sublime’ n’est jamais que l’invention héroïque d’un romantisme exacerbé. La nature n’est ni ‘généreuse’, ni ‘somptueuse’, ni ‘ingrate’. Seuls les hommes peuvent se doter de tels attributs au détour d’une conscience intentionnelle. La nature est simplement la nature, autrement dit la nature est l’être en sa plus exacte dimension. Rien à lui ajouter, rien à lui soustraire. Le grand mérité de la photographie d’Hervé Baïs est de se conformer à cette exigence de respect de ce qui est le plus essentiel pour nous, ce vis-à-vis d’une matière dont nous provenons, cette étonnante matrice, cette mère-nourricière qui ne peut recevoir que notre amour, connaître notre reconnaissance.

   Pour trouver la beauté, il ne suffit pas de voyager loin, de découvrir les ‘majestueux’ canyons et les paysages ‘à couper le souffle’ dont nous abreuvent généreusement les documentaires ‘technicolor’ en tous genres sur les écrans, grands ou petits. Pour trouver l’UNIQUE beauté, il faut par exemple, faire l’expérience du ‘terroir’ du Lauragais ou, à défaut, et c’est au moins aussi efficace, se laisser porter par cette photographie, laquelle sera le lieu d’une inévitable fascination. Mais ici le terme n’a nulle connotation péjorative. Bien au contraire, au sens premier de, « enchantement, charme », dont à l’évidence, si nous possédons quelque vertu d’esthéticien, nous aurons le plus grand mal à nous détacher. La chose belle en soi possède cette aimantation qui nous demande de nous fondre en elle, de ne plus faire qu’un avec ce qui se présente soudain telle une indépassable vérité. Nous savons que nous avons alors atteint la pointe d’une explication avec le monde, que cette occasion est aussi rare que l’est le trajet lumineux d’une comète dans le ciel nocturne.  

   

   Approche symbolique

 

   Il nous faut regarder et nous trouver, d’emblée, au centre de l’image, à son point focal, ce lieu unique à partir duquel se donne l’ensemble des significations. Notre regard est immédiatement capté par cette étrange présence, là au milieu de ces terres sans début ni fin, là sous le ciel dont l’éternel voyage semble ne jamais pouvoir s’interrompre. Sur un tumulus faiblement élevé, se confondant avec une courte végétation, est posé le cube blanc d’une tombe. Quatre cyprès en délimitent le site. Ils sont des genres de flammes noires dressées dans l’éther. Ils sont des manières de génies tutélaires tenant sous leur protection la mémoire de quelque mort anonyme. Ici donc, à la jonction de Gaïa-la-Terre, la matrice primordiale qui enfante Ouranos-le-Ciel, puis est fécondée incestueusement par son propre fils (ici se laisse voir le mythe d’Œdipe), à la jonction de ce par quoi la vie apparaît et fructifie, se montre le signe de la mort par quoi toute vie est abolie.

   Cette image reproduit donc une dimension hautement archétypale, geste essentiel, fondateur, originaire que ne pouvait traduire qu’un ‘polemos’, un combat entre deux principes premiers, une Mère, un Père ; la Nuit, le Jour ; l’Ombre, la Lumière ; l’Esprit, la Matière. Oppositions binaires fortement contrastées que la photographie en Noir et Blanc symbolise à l’aune de ses valeurs parfois conflictuelles. Certes cette explication mythologico-symbolique est lourde de tout ce Chaos s’extrayant du Néant pour y mieux retourner, mais pouvait-on la passer sous silence ? Que nous le voulions ou non, nous sommes reliés à ces massives entités au simple titre d’une généalogie, nous sommes traversés de ses tellurismes, de ses soubresauts. En nous encore, au plus profond de notre système limbique-reptilien, la pesante présence de la pierre, la compacité de la glaise, le sourd grondement du Déluge.

 

      Prolongement esthétique

 

      Le silence est partout répandu. Parfois se réveille-t-il avec son bruit d’étoupe. Il est ce murmure que l’on confond avec les battements de son propre corps, avec la circulation rouge de son sang, avec le souffle à peine perceptible de sa respiration. On est bien, là, comme penché sur le bord du monde. Tout naît de soi et se donne dans la pureté, dans la lumière native, aurorale. Peut-être n’y avait-il rien avant cette vision ? Peut-être est-ce la force de notre regard qui a fait surgir, dans la douceur, cette lente montée de terre, quelques vagues souples s’y dessinent, quelques sillons y jouent le motif premier de leur présence. Ici, tout fait phénomène comme sur la toile immaculée de l’Artiste dans le calme de son atelier. Ce ne sont d’abord que des traits au fusain, des estompes qui disent le trajet imperceptible de la clarté. Ce ne sont que des esquisses, de brefs essais de parution. Il faut marcher à pas de velours afin de ne nullement déchirer ce motif originel. C’est si fragile une venue au jour. C’est si précieux. Tout pourrait retourner à sa source et nous laisser démuni. La terre est belle au plein même de sa discrète existence. Elle chemine lentement. Elle n’est nullement pressée. Elle sait que le ciel est une longue patience, qu’elle est attendue, qu’elle connaîtra bientôt l’horizon, qu’il y aura liaison, fusion, deux êtres en un seul pli de leur mutuelle destinée. L’étendue du ciel est à proprement parler inimaginable, elle dépasse l’entendement, elle est cette immense arche cosmique qui boit notre vision et lui fait le don d’un prodigieux rêve éveillé. Tout en haut est le noir dense, celui qui recèle les mystères, celui qui, un instant, nous aveugle et borne notre vue, nous reconduit au centre de notre être.

   Puis les nuages, oui les nuages blancs pareils à une longue traînée d’écume tendue sur l’invisible. Ils nous parlent du temps, de sa fuite infinie, de ce temps qui nous fait être dans le réel aussi loin que nous pourrons en soutenir l’épreuve en même temps que l’indicible joie.

 

On est là, dans la dérive première du jour.

On est là, dans la solitude constitutionnelle de l’être.

On est là, dans le colloque singulier

qui nous fait citoyen de l’univers.

On est là dans la multitude joueuse de sa chair.

 

   On est soi et tout ce qui est autre, ce limon noir à perte de vue, cette course zénithale, cet horizon pareil au trajet d’une flèche. On est immergé dans la citadelle de son corps, mais aussi exilé de lui, disponible au voyage stellaire, à l’effusion plurielle des choses, à LA beauté, à l’UNIQUE beauté. L’image de la mort est là, fichée au milieu du paysage, avec son blanc tombeau et les javelots de ses quatre cyprès. Elle aussi est constitutive de la beauté. Elle aussi nous dit la quadrature de notre être, le clignotement en Noir et Blanc de l’existence :

 

une Ombre, une Lumière, une Ombre

 et le retour à ce sublime Néant

dont nous provenons.

Toujours il nous habite comme le revers

de qui nous sommes.

Ombre,

Lumière,

Ombre,

y aurait-il une autre Vérité

sur terre ?

 

 

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7 juin 2021 1 07 /06 /juin /2021 16:40
Venue du ciel

" Derrière nos nuages... "

Les Hemmes

près de Calais.

Photographie : Alain Beauvois

 

***

     Ce ciel, ces nuages, cette eau.

   

   Le paysage nous « dé-visage ». C'est-à-dire qu’il nous dépossède de cette face que nous tendons vers lui en attente d’un événement. A trop vouloir percer le mystère de la manifestation nous nous annulons à même notre demande de connaître. Nous sommes réduits à subir ce qui nous environne de sa toute-puissance, ce ciel, ces nuages, cette eau, à devenir simple hypostase de ce qui nous dépasse et, toujours, nous interroge. Quiconque ferait halte devant ce rayonnement céleste n’aurait de cesse de l’attribuer à la présence divine, à la clarté de l’ange, au souffle des dieux sis dans l’Olympe. Autrement dit à la dimension d’une spiritualité qui nous enverrait un signal d’un lieu tenu secret depuis l’origine du monde.

    

   De transcendance il n’y a que l’humaine.

    

   Mais la qualité de transcendance dont nous prédiquons ce visible, c’est NOUS qui en avons décidé l’existence. Elle ne s’est nullement annoncée d’elle-même comme la réalité qu’elle serait supposée être, la vérité qui découlerait d’une simple évidence, la conséquence d’un acte performatif posant sa finalité dans le geste même de sa profération. De transcendance il n’y a que l’humaine, à savoir s’échapper du néant, lancer au-devant de soi le filet du Projet, se confier au dépliement du Temps et de l’Espace, s’accomplir dans l’Histoire, porter son regard aux cimaises de l’Art. Tous ces vocables à l’initiale desquels figure une Majuscule sont les points saillants de l’être qui vient à notre encontre telle l’essentialité dont il est la figure de proue : autant de sauts hors de la contingence pour déboucher dans le site sans limite des valeurs. Parlant de ceci qui assure la dignité de l’homme, nous n’avons procédé qu’à une digression, à un contournement de ce terme trop connoté de « transcendance ». Nous avons placé l’Homme au seul lieu qui puisse lui échoir : celui de donner sens à tous les signes de la rencontre, de les métamorphoser en cette parole qui nous dit la juste mesure de l’exister. Il n’y a d’invisible que ce que le regard ignore ou ne saurait savoir faute d’en posséder le code qui en déchiffrerait les hiéroglyphes.

    

   Nos fragiles fontanelles.

   

   Cette belle image porte en elle la lumière. « En elle » veut dire que tous les éléments qui concourent à son architecture en proviennent directement, telle l’eau qui sourd de la terre à la seule force de sa volonté. Oui, « volonté » comme si les choses douées d’une infime conscience décidaient de leur sort. Bien évidemment il faut entendre ce mot dans sa dimension symbolique. A défaut de ceci, nous retomberions dans le travers que nous dénoncions il y a peu, ouvrant l’espace d’un panthéisme qui serait celui d’un Dieu perçant sous toutes les formes de la nature. D’une manière continue, juste au-dessus de nos fragiles fontanelles, flotte toujours un parfum attaché à l’arche du sacré, à l’ombre portée d’une déité, à la silhouette d’un démiurge. Se détacher de cette emprise, c’est convoquer la liberté d’une pensée qui ignore les dogmes et les professions de foi. A cette aune seulement nous pourrons discerner avec justesse ce que le réel a à nous dire que nous confierons au filtre de notre raison.

    

   Tout est lumière, tout est sens.

    

   La grande dalle de sable lisse est encore dans sa nuit, sans doute parcourue des songes lourds de la terre. En elle la lenteur des choses, l’obscurité dense, l’écoulement immémorial des réseaux lacustres et des filaments aquatiques dans le luxe inouï du silence. On imagine les infinies tresses des racines blanches qui serrent dans leurs étranges et complexes géométries des fragments de moraines, des tubercules diluviens, peut-être des sédiments ossuaires à la mémoire perdue.

   L’eau prisonnière dans sa geôle ovale semble animée d’un double flux de lumière. L’un venu de l’intérieur même de son étendue, l’autre simplement écho de cette énergie sans limite arrivée du plus loin du ciel. Eau irisée, semée de frissons, eau parlante située à l’exacte frontière du clair et de l’obscur comme si elle s’écoulait de la palette de Rembrandt d’Amsterdam ce génie de la lumière du septentrion que recouvre la nuit poétique d’où surgit toute œuvre. Puisque, en définitive, l’œuvre n’est que l’incarnation d’un songe, donc un simple battement entre jour et nuit, la figuration d’une aube, celle d’un crépuscule, l’intervalle entre deux mots, la pulsation entre la fermeture systolique, l’ouverture diastolique.  Existence en son éternel clignotement.

   L’horizon est ce mince fil, ce liseré de clarté assemblant en une même visibilité la légèreté du Ciel, l’épaisseur de la Terre. Médiateur des hommes au sommeil de plomb et des souplesses de l’air, de ses spirales discrètes, de ses volutes qui ne sont peut-être que des émanations des rêves éveillés de ceux qui dérivent bien au-delà de leurs corps dans l’avenue de l’immédiate beauté.

   Immense continent des nuages, splendide gonflement des cumulus dont une face, celle qui regarde la Terre est sombre, pareille à une cendre éteinte, l’autre tutoyant le vertige infini de l’éther est un blanc sillage d’écume, un immense éclat de rire, l’explosion de la joie, une symphonie qui fait vibrer ses cuivres et chanter ses cymbales. Que voit la face inconnue que nous ne discernons nullement si ce n’est le prodige de la grande étoile qui livre au cosmos la prodigalité des ses cataractes blanches ? Précieux phénomènes par lesquels nous éprouvons le bonheur simple et inappréciable de nous rendre visibles. Sans la démesure solaire nous serions aussi discrets que le ciron perdu sous l’empire de l’infiniment grand.

   Et le vertige maritime du ciel, sa couleur si changeante. Opale le matin, blanche sous les coups de gong du zénith, purpurine le soir lorsque les hommes fourbus regagnent leurs cubes de briques pour y goûter le repos qui adoucit, prépare l’avenue de la nuit. Et la nuit, la simple nuit étendue sous le dôme de suie et de glace, de laque et de bitume que trouent les yeux inquiets des étoiles. Oui, inquiets car elles sont les gardiennes du sommeil des Rêveurs, les génies tutélaires mettant en relation le cosmos humain et celui, universel, où bruit le souffle continu de l’absolu.

    

    Sous le signe de la verticalité.

  

   Tout, dans la longue nuit des hommes, se lit sous le signe de la verticalité. Menhirs dressés à la conquête d’un ciel qui les dépasse, les effraie et les attire également à la force de son étrange magnétisme. Hommes semblables à la surrection de pierre, à la draperie boréale qui déploie ses fastes quelque part dans le vaste univers sans que quiconque y prête attention. Tous ces phénomènes naturels, culturels sont les points d’ancrage au gré desquels se manifeste la transcendance humaine dont nous disions l’existence en guise de prologue.

   Cet exhaussement de soi trouve son effectuation réelle dans ces multiples donations que sont le grain de sable, la pellicule d’eau, la faille de l’horizon, les boules des nuages, les rais de lumière les traversant de leur dague acérée. Tout ceci nous dit en mode lexical le grand texte du monde. Il nous suffit de savoir en deviner les subtils arcanes pour assurer notre être des nervures qui le font tenir debout. Seulement ceci mérite le beau et énigmatique nom de « transcendance » ! « Venue du ciel », voici que s’éclaire sous un nouveau jour l’intrigue contenue dans le titre. Toujours une bogue à percer afin d’y trouver un corail. Toujours !

 

 

 

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5 juin 2021 6 05 /06 /juin /2021 16:28
Nous suivrons Lucia partout où elle ira.

Œuvre : André Maynet

***

   Sur Terre cela allait vraiment de mal en pis. Les hommes n’étaient plus les hommes que par défaut. Les femmes faisaient semblant d’être femmes. Les enfants étaient déjà de petits vieux s’agitant sur leurs balancelles d’osier en opinant du bonnet. Enfin, rien n’allait plus que dans la chute et le chaos. Les miroirs ne renvoyaient que des reflets troubles. Les visages étaient racinaires, les torses pliés comme des ceps de vigne, les jambes arquées si bien qu’il fallait le soutien d’une canne afin de ne pas chuter dans le premier caniveau venu. C’était vraiment une aberration que d’exister. Le grand fleuve de la vie était arrivé à son étiage, on ne voyait plus que des bancs de gravier bitumeux qu’enserraient de longues lianes au sein de leurs doigts roturiers. Partout où les foules s’amassaient, on aurait dit de gros paquets de goémon échoués sur quelque crique perdue. Partout était le non-sens. Partout l’étrave du doute entaillait les consciences dont on voyait de longs filaments blanchâtres s’écouler dans les marigots des villes. Les gémissements des humains sortaient de leurs goitres en fusant comme mille solfatares. Les sanglots, les perles des larmes, s’assemblaient en de longs chapelets que buvait l’argile en d’étranges chuchotements comme si la planète nourricière, éconduite par ses enfants, maltraitée, ignorée, avait soudain voulu prendre sa revanche. De gluants caillots faisaient leurs collines pourpres, des giclées d’hémoglobine surgissaient au coin des rues et il fallait s’abriter derrière sa dentelle de peau de manière à ne pas périr dans une rivière pourpre. Ce qui était choquant, c’était de voir les résilles de l’intelligence perdre peu à peu leur consistance, laisser fuir la belle lumière qui l’habitait autrefois. Ce qui était affligeant, assister au dépérissement du feu de l’intellect qui ne brasillait plus qu’à la mesure de pitoyables étincelles. Et le goût, la capacité esthétique à distinguer le beau du laid, voici que tout se mêlait dans un maelstrom dont le moins que l’on pouvait dire était qu’il se voyait reconduit à sa portion congrue, si bien qu’on préférait les colifichets et les mirlitons des fêtes foraines plutôt qu’un tableau de Matisse ou bien de la Renaissance italienne. C’est vous dire dans quel état infiniment délabré la civilisation avait chuté et l’on entendait derrière son paravent orné de colonnes doriques et de chapiteaux armoriés le bruit des armes, les dernières explosions de l’amour qui faisaient inévitablement penser aux bulles crevant dans le mystère des tourbières et la densité des noires mangroves.

Mais je parlais, tout juste, d’art, cette sublime ambroisie par laquelle être au monde dans le ravissement et un toujours possible saut vers la transcendance. C’est justement en m’appuyant sur l’art et ses œuvres que je vais tâcher, maintenant, de vous conter comment la condition humaine avait dépéri au point de ne plus se reconnaître elle-même, si ce n’est dans la plus verticale déraison et une manière d’aporie définitive qui confinait à ce que pourrait être le cul-de-sac de l’absurde si, un jour, il nous arrivait de gésir sous son mortel étranglement. Oh, ç’avait été progressif, ç’avait rampé à bas bruit comme un phlegmon qui se tapit dans l’épaisseur du derme de façon à mieux vous attaquer. Certes, il y avait eu quelques coups de semonce, l’abandon d’une idée ici, la perte d’un idéal là, le renoncement à la morale un peu plus loin, le reniement des valeurs, là-bas à l’horizon, le dédain de la philosophie et le refus d’écouter les discours des hautes consciences, l’aveuglement aux leçons de l’Histoire, l’esprit bafoué au nom d’un matérialisme rampant, la perte du sens civique, le refus conscient ou bien inconscient des libertés et la plongée, tête la première, dans toutes sortes d’aliénations dont la société était si prodigue que la plupart n’en percevaient même pas les confondantes faucilles qui moissonnaient les bustes à hauteur du visage. Oui, ici, le recours à l’art devient inévitable afin de rendre perceptible ce qui ne l’est jamais, puisque tout mouvement de fond d’une communauté humaine s’enlise toujours dans le terreau qui la soutient et concourt à sa croissance. Jamais un enfant ne se sent grandir et pourtant, bientôt, il sera plus grand que son père, sans même s’apercevoir de ce curieux métabolisme qui le porte, de cette sève qui court en lui et gonfle la voile de son destin.

A des fins d’explication et de manière à rendre visible ce qui avait affecté l’humanité, l’amenant au bord du gouffre, maintenant je procéderai par analogie avec l’œuvre de cet artiste majeur du XX° siècle au travers duquel peuvent se percevoir quelques phénomènes et lames de fond qui ont mené le monde à son insu, le déposant là où il est présentement, c'est-à-dire dans le questionnement auquel aucune réponse ne fait plus écho. Picasso sera donc notre cicérone, comme si son œuvre était le reflet de cette civilisation promise toujours, depuis le mot de Paul Valéry, à renoncer aux cimaises qu’elle a élevées dans l’ordre de l’art, de la culture, de la langue : nous autres civilisations nous savons maintenant que nous sommes mortelles . Et cette mort, cette insupportable finitude, voici qu’elle transparaissait, comme en filigrane, dans l’œuvre du Maître de Malaga, dans ses sublimes toiles dont, parfois, la tension était franchement insoutenable.

Mais voici donc comme les événements s’étaient déroulés. Partant d’une lumière, d’un bel éclat, les choses, progressivement s’étaient obscurcies, s’achevant dans un gouffre ontologique sans issue. D’abord les hommes avaient vécu dans la période bleue, ce genre de plénitude, de ressourcement, d’immersion dans cette couleur tissée de mer et de ciel, qui s’ouvrait sur quelque geste aussi simple qu’essentiel du quotidien, par exemple la toilette d’une jeune femme dans la douceur d’une chambre avec des gestes si alanguis, une attitude si sereine qu’on aurait cru avoir affaire à l’une des premières aubes du monde. Ensuite il y avait eu comme un doux glissement, une translation imperceptible en direction de ce rose pastellisé dont la douceur même convenait si bien à cette Femme en chemise au regard empreint d’une douce quiétude. Puis, soudain, il y avait eu comme une déflagration, un long tellurisme qui avait fait osciller les choses aussi bien que les êtres, un genre de fêlure, de sourde reptation glissant dans les veines de glaise, déchaussant les racines anthropologiques, soulevant les destins en une lame de fond dont on ne savait plus de quelle manière on pourrait lui échapper et retrouver son immémoriale innocence. Car tout girait, car tout se vrillait et l’on sentait cette terrible torsion à l’intérieur même de son corps, tout contre les arêtes vives de l’esprit, dans le feu ardent de la conscience. Cela troublait, cela inversait les perspectives, c’était un défi aux lois de la représentation, un remuement de l’espace, un basculement de la temporalité et l’on ne savait plus où était le présent, s’il avait un rapport avec le passé, si l’avenir surgirait un jour et sous quelle forme. Cela se résumait sous la vision étrange de la Danseuse d’Avignon avec son immense visage, ses yeux pareils à des avens sans fond, l’architecture anguleuse de sa morphologie, ses complexités anatomiques, la révolution de ses membres dont on ne percevait même plus la logique qui les assemblait, la mesure rationnelle qui, par nature, devait présider à leur mise en ordre. Oh, oui, combien l’on était désemparés en ce temps d’insurrection picturale, combien l’on se sentait orphelins des formes renaissantes dans leur belle carnation humaine ! Et encore, on le pressentait dans les rumeurs sourdes d’un orage à l’horizon, le pire semblait à venir qui finirait par clore nos bouches, sceller nos oreilles, faire de notre langue une sorte de limaçon visqueux incapable de proférer quoi que ce soit de juste qui inclinât vers quelque sérénité. Voici qu’à portée des sclérotiques se présentait le paysage de l’épiphanie humaine tel qu’encore personne ne l’avait envisagé. Sans doute s’agissait-il de la présence de l’homme, mais sous quels attributs ! Si peu reconnaissable celui qui se nommait Ambroise Vollard dont le portrait se décomposait en milliers de facettes saisies de lumière, en milliers de fragments animés identiquement aux images emboîtées des kaléidoscopes, aux émiettements d’une corporéité dont l’espace assurait la confondante polémique, comme si la matière, soudain, se fût livrée selon quantité d’esquisses possibles. On regardait la face et, en même temps, on avait le dos, le profil, la vue de dessus, celle de dessous, myriade d’apparitions qui donnaient le vertige et faisaient douter de la réalité. Jamais, jusqu’alors, on n’avait vu de cette manière analytique, inquisitrice, jamais l’on n’avait saisi une figure humaine de telle façon que, la soumettant à l’empire de sa volonté, on l’offrît aux Voyeurs dans la fantaisiste pliure d’un origami dont on ne pouvait déceler ni le début, ni la fin, ni la subtilité architectonique qui présidait à son étrange parution. Certes le regard s’était inversé, le regard avait subi une révolution et le phénomène ne se limitait pas à un simple procès de la vision selon le mode de la physiologie, cela allait infiniment plus loin, cela bouleversait l’intelligence et bousculait les concepts, cela forait loin dans l’émotivité et remuait l’âme dans son tréfonds et les vagues de pathos n’en finissaient pas de crouler sous le poids d’une nouvelle nécessité. Mais l’humain n’était pas au bout de ses peines - le tragique n’a pas de limites, c’est pour cette raison qu’il est tragique -, et surgirait, bientôt, comme un diable se levant de sa boîte, une représentation si étonnante qu’elle paraissait venir en droite ligne du laboratoire d’un savant fou, d’un alchimiste ayant mélangé dans l’ardeur de ses cornues de verre des principes antagonistes, si bien que les femmes, les jeunes filles étaient devenues méconnaissables, insaisissables, par exemple ce Grand nu au fauteuil rouge, aux formes si étrangement alambiquées, imbriquées selon toute illogique, genre d’excroissance charnelle se débattant dans les mailles mêmes de l’inextricable, de l’innommable car les mots devenaient impuissants à proférer, à dire quelque chose du réel et, encore moins à faire se lever l’esquisse d’une possible vérité. Les couleurs hurlaient, le Nu hurlait du fond de sa gueule dentelée, créneau et merlons des dents, trous des yeux à la visée absente, moignons des mains pareilles à des boulets, diaspora de la poitrine dont les seins, nullement assemblés, se perdaient au hasard des contraintes de la pesanteur, éclaboussure du sexe qui ne portait plus ni désir, ni plaisir, seulement la balafre d’une proche extinction. Enfin voilà l’inqualifiable décrépitude qui atteignait la dignité humaine dont il ne demeurait plus que quelques lambeaux étiques flottant dans le vent acide, tels des drapeaux de prière dont le destinataire n’entendrait jamais le colloque singulier, charpie de tissus que l’air dissolvait de sa lame impérieuse.

Les bas-fonds étaient ici atteints car l’homme, ingénieux à scier la branche sur laquelle il est assis, avait fomenté contre lui-même et ses semblables le pire des complots qui se fût jamais imaginé. L’homme avait inventé les armes de sa propre destruction, le besoin immodéré de gloire, la recherche de la puissance, l’envie immodérée de posséder, les exigences d’un égoïsme foncier, le penchant au lucre et à la domination, l’inclination à la luxure et la conquête d’une vie facile, autant de projectiles, dont il ferait un usage immodéré au cours des siècles, l’acmé étant atteinte avec les horreurs et le charnier de Guernica. Plus rien, alors, n’est interdit. Plus rien ne s’oppose à la barbarie. Les glaives sont partout sortis qui sectionnent les têtes. Le sang gicle en intarissables fontaines. Les corps sont démembrés, un bras ici, une jambe là-bas, une tête ailleurs ne proférant plus que le cri de la douleur, n’émettant plus que l’insupportable vocalise de la souffrance. La ruée est bestiale, le taureau est lâché dans l’arène. Les pouces sont baissés. Les consuls exultent. Ils veulent voir la limite des limites, l’horreur faite chair, le cri fait stalagmite, le désir empalé sur sa propre hampe. Les couleurs sont éteintes, pareilles à des coulées de bitume, à des traînées d’humus. Humus = Homme = Perdition, comme si cette étrange équation résumait le sort de l’humanité depuis sa première manifestation et ses belles traces sur les parois des grottes qui annoncent la précellence de l’homme, son royaume sur les choses, sa victoire sur les forces obscures du mammouth, du sanglier, ces énergies indomptées de la nature sauvage qu’il faut canaliser et porter à la beauté.

Oui, la marche est haute qui conduit l’humanité depuis ses premiers balbutiements jusqu’aux portes de l’abîme après la lumière des grandes civilisations. L’homme est un éternel insatisfait, un grand enfant qui ne rêve que d’une chose, casser le jouet qu’il a tant convoité au cours de sa longue marche hasardeuse sur les chemins du monde. Mais l’Histoire a des secrets, mais l’Histoire se nourrit de sublimes résurgences comme si un manichéisme l’animait de l’intérieur, incroyable mécanisme qui, tour à tour, présentait les vertus du bien, puis, aussitôt, pareillement au rythme d’un balancier, les apories du mal. Coïncidence des opposés, coincidentia oppositorum telle que les mythes anciens décrivaient la divinité, laquelle se manifestait successivement sous sa forme bienveillante et terrible, capable de créer aussi bien que de détruire, manifeste et virtuelle. Insaisissable réalité qui toujours nous fuit, comme si cette fuite, en elle-même, était la seule façon de nous en emparer, continuel clignotement de l’ombre et de la lumière.

Nous suivrons Lucia partout où elle ira.

   Oui, les hommes ont beaucoup marché mais ont-ils au moins observé cette Déesse dont l’image presque imperceptible à force de discrétion semble à peine émerger de la lagune qui paraît lui avoir donné naissance ? Sur ses baskets blanches elle avance comme portée par son propre esprit ou bien sustentée par un simple souffle d’air. Elle est l’antinomie de tout ce qui fâche, contraint et pullule sous la forme de l’obscurité vindicative, de la tresse nouée de l’angoisse ou de ce qui reconduit l’homme dans les primitives ornières dans lesquelles, parfois, le conduit son aveuglement, sa naïveté à être dans l’immédiate satisfaction, le plus proche profit. Cette belle suggestion sortie d’un clair-obscur comme le vent naît de la plume de l’oiseau, baptisons-la Lucia, ce nom rayonnant de lumière qui resplendit à seulement être prononcé. Alors, ne sentez-vous pas combien le jour est proche, l’ombre effacée où se tapissent les démons et les goules, combien tout, bientôt, va luire dans l’éventail largement déployé des heures. Les faillites de l’humain, les périodes ourlées de haine et de méchanceté seront loin, tellement imperceptibles que nous ne verrons plus que ces lumignons à la tremblante lueur sortant de l’eau comme d’un rêve. Jamais la lumière ne peut trahir, jamais le point d’incandescence ne peut tromper. Les douleurs, les agonies, les faussetés sont sous le boisseau et ne demeure plus que cette pure beauté tellement semblable à Fillette nue au panier de fleurs de Picasso lors de la période rose. Oublié Guernica, oublié LEnlèvement des Sabines, finis les glaives qui tranchent les têtes, les rictus des chevaux confrontés aux guerres des hommes, les corps couchés au sol, les anatomies dénudées, les cris épouvantés des nouveau-nés, la multitude des présences hurlantes qui, bientôt, seront muettes. C’est l’exact contraire dont Lucia est porteuse, cette onction qu’elle délivre à la grâce de sa légèreté, à la simplicité de sa forme de liane, à cette lueur dont son sexe même paraît être la source tellement l’idée de génération lui est intimement attachée. Oui, nous voulons Lucia. Oui, nous voulons la lumière. Oui, nous serons des hommes debout !

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4 juin 2021 5 04 /06 /juin /2021 16:46
L’espace de la volupté

Nature morte aux pêches

Alfred Arthur Brunel de Neuville

Source : artnet

 

***

 

Volupté : « Plaisir corporel, plaisir des sens. Il y a de la volupté à boire quand on a soif ». 

 

                                                          (Littré)

 

*

 

      Toujours il est difficile de s’aventurer sur le terrain des mots galvaudés à la seule hauteur de leur polysémie. Enoncer « volupté » et, aussitôt, l’esprit s’emballe qui cherche un usage particulier de cette impression dont les contours flous peuvent introduire à la licence aussi bien qu’au péché de gourmandise ou dévoiler l’étonnante joie d’une pensée. Oui, car volupté est, tout à la fois, plaisir du corps et plus particulièrement de l’amour, mais aussi plaisir de l’intellect. Où donc se situe, pour chaque individu, sur la gamme de ses tons propres, cette troublante sensation qui pourrait se confondre avec la pratique de quelque épicurisme teinté d’éclectisme ? Il faut, à la volupté, accorder une attention particulière pour la simple raison que, bien conduite, elle peut éclairer notre existence d’un éclat particulier. Toute jouissance est de nature si singulière que, le plus souvent, elle confine au solipsisme si ce n’est à des pratiques autocentrées dont d’aucuns pourront penser qu’elles coïncident avec un pur onanisme. La sensualité pour soi, rien que pour soi sans qu’il soit question d’en partager la sublime ambroisie avec quiconque. A preuve la conception d’un Malcolm de Chazal :

  “Dans la volupté, suprême forme du plaisir, on copule presqu’autant avec soi qu’avec une autre, la volupté n’étant après tout qu’une masturbation de l’âme.”

   Ces préliminaires étant posés et pour autant non résolus (voir la complexité des attitudes, leur immense chatoiement selon les modes de sentir particuliers), il s’agit de proposer, quant à  la volupté, un visage qui sera la résultante d’une simple hypothèse. Et, puisqu’il s’agit de sensation, interrogeons les cinq sens relativement à leur rapport avec ce sentiment aussi complexe que souvent dissimulé. Nul ne consent facilement à faire étal de ses inclinations en la matière. Donc les cinq sens. Essayons, sinon d’établir une hiérarchie, du moins de dire leur plus ou moins grande proximité avec la volupté et l’objet qu’elle propose à notre désir.

   * C’est la vue qui en est la plus distante pour la raison que, totalisant et synthétisant le réel, elle en assemble les parties sans que l’une d’entre elles ne soit prévalente. En quelque sorte tout a même valeur dans le paysage optique. Aucun objet ne se dégage sur lequel nous pourrions faire porter nos envies légitimes de les posséder.

 * L’ouïe a presque même statut, elle qui se saisit du monde d’une manière globale, sons devenant rythmes, rythmes devenant genre de musique des sphères dont l’origine demeure mystérieuse, sans localité bien précise. L’objet est quasiment absent.

 * L’odorat, par rapport aux deux sens précédents, rapproche l’objet en question d’une manière sensible. Tout parfum situé dans un environnement immédiat sera isolé des autres et approximativement analysé,  telle l’essence qu’il diffuse.  Il sera donc en voie d’acquisition mais nullement acquis pour autant.

 * Le toucher, bien évidemment, s’empare du réel à sa manière, il en dessine les formes, en apprécie la texture, en détermine les dimensions, en éprouve les qualités intrinsèques. Voici un stade franchi mais qui, encore, demeure comme derrière la barrière d’un interdit.

 * Le goût, c’est lui auquel nous attribuons le plus grand coefficient de vérité quant à la saisie de l’objet désiré, à sa subtile palpation, à la saveur particulière dont sa chair est porteuse. Ici, l’objet est introjecté, c'est-à-dire qu’il se donne à même le corps qui le reçoit. C’est du sans-distance, du corps à corps, un échange d’être à être. L’être-goûté et l’être-qui-goûte, sans qu’il y ait quelque part de césure, de hiatus entraînant de séparation. Nous dirons donc que la volupté atteint son acmé dans cette catégorie du goût, comme si elle ressortissait en quelque façon au plaisir du palais, les autres sens ne jouant qu’à titre de présences adventices, renforçant la sensation mais ne la créant pas. En matière de volupté, peut-être ne sommes-nous que des Brillat-Savarin qui la plaçons au centre d’une « Physiologie du goût ».

 

   En quoi certaines œuvres d’art peuvent nous conforter dans notre hypothèse ?

 

   Il s’agira, essentiellement, de repérer le mode de saisie des sens dont chaque œuvre suppose la mise en forme et de voir de quelle manière vue, ouïe, odorat, toucher, goût, interviennent afin de déclencher, en nous, le mouvement de la volupté.

 

   Matisse : loin, la volupté

 

   Le tableau « Luxe, calme et volupté » fonctionne, essentiellement, sous le régime optique. C’est, en effet, le regard qui est sollicité et uniquement lui. De « L’invitation au voyage » de Baudelaire, le peintre ne semble retenir que l’injonction visuelle :

 

« Vois sur ces canaux

Dormir ces vaisseaux

Dont l’humeur est vagabonde »

  

   Et tout ce qui sollicite la vue et, en une certaine manière, la comble :

 

« Des meubles luisants,

Polis par les ans,

Décoreraient notre chambre »

 

 

L’espace de la volupté

Luxe, calme et volupté

Henri Matisse

Source : Wikipédia

 

 

   C’est l’entièreté du champ visuel qui est envahi, à la fois par la dispersion des personnages, mais aussi en raison de la technique divisionniste à laquelle il est fait appel. L’attention se disperse, s’égare, ne trouvant aucun point focal où se fixer. En dehors du titre donné au tableau, dans lequel semble résider le sens entier de l’œuvre, nous avons bien du mal à trouver et faire émerger, de cette scène de baignade, aussi bien le luxe que le calme, quant à la volupté elle paraît si discrète que nous en cherchons la manifestation sans en apercevoir vraiment le motif. L’ensemble de la matière colorée se diffuse en tous les points du tableau et c’est bien plutôt à un sentiment d’ivresse que nous sommes conviés, ne trouvant, à dire vrai, nul repos qui pourrait nous installer dans le genre de paix propice à l’évocation de si agréables sensations.

   Mauguin : approche de la volupté

   Cet artiste, surnommé par Apollinaire,  « le peintre voluptueux », méritait sans nul doute ce qualificatif mais, à notre avis, dans une échelle moyenne des tons. C’est très certainement son sensualisme coloré, d’inspiration fauve, qui lui valut ce sobriquet. Mais, pour comprendre, il faut établir un parallèle avec la toile de Matisse. Ici, l’accroissement est très net qui nous conduit à l’orée de la délectation. Nous ne sommes pas encore dans le vif du sujet, dans l’œil incandescent où rutile la volupté, mais un grand pas a été accompli en sa direction. La présence des personnages est bien réelle, habitée, incarnée, autrement dit nous gagne l’impression de quelque chose de pulpeux qui demanderait une exploration tactile.. Les motifs du fond, ces riches tissus à la douceur de peau, combien nous aimerions en éprouver la souplesse, pouvoir en dire le tissage soyeux des fils, cette parure dont nous aimerions vêtir nos corps afin qu’ils soient conviés à une fête de la joie, à une cérémonie où le mode de l’épouillage, le contact corps à corps serait ce par quoi la relation se donnerait à entendre.

   Tout comme le personnage situé à droite caresse le lourd parchemin des gravures, nous voudrions éprouver l’épiderme des choses, parcourir le corps largement offert du personnage de gauche, en détailler les zones, passer du grain fin de la poitrine à celui plus dense des hanches, longer l’aplat des cuisses, peut-être nous hasarder sur la colline du ventre, y déceler, déjà, une toison musquée. L’odorat serait convié à la fête que l’ouïe ne tarderait pas à suivre, toute caresse est un chant qui glisse sur les picots de la peau et éveille jusqu’aux plus doux frémissements.

 

L’espace de la volupté

Henri Mauguin

Les gravures

Source : Le Progrès.fr.

 

 

   Nous sommes dans un espace intermédiaire entre la vue distale et le goût proximal, dans une sorte de zone frontière amenant une subtile transition car il ne faudrait pas qu’une saveur trop intense n’envahisse nos palais et que le désir ne meure avant que d’être consommé. Combien cette chair du modèle est troublante, pareille à une porcelaine en demi-teinte, comme si un émail vermeil hésitait encore à en préciser l’intense carnation, comme si la glaçure se retenait au bord d’un vertige car, oser la couleur, serait un saut immédiat dans le pli d’une sensualité exacerbée dont, à tout moment, nous pourrions redouter la brûlure. C’est d’un feu dont il s’agit, auquel il faut être préparé !

 

   Modigliani : saut dans la volupté pleine et entière

 

   Ce que les toiles précédentes préparaient à la façon de prolégomènes, « Nu couché » l’accomplit et le porte à sa valeur maximale. Dès lors on ne badine plus avec la volupté, on ne brode plus tout autour des dentelles qui en appauvrissent le destin. On VEUT cette amplification de la sensation au plein de son être. On VEUT que formes et couleurs, en une intense harmonie, déploient une immense danse, telle celle dont Zarathoustra est atteint lorsqu’il découvre l’incroyable scansion de la vie, sa syncope à nulle autre pareille : « Je viens de regarder dans tes yeux, ô vie : j’ai vu scintiller de l’or dans tes yeux nocturnes, — cette volupté a fait cesser les battements de mon cœur ». Oui, il y a soudain comme un suspens qui se manifeste et cloue sur place les plus valeureux, les plus intrépides. Découvrir le profond de la vie, c’est en éprouver cette chair intime, cette « chair du milieu » dont l’on supputait la présence mais que l’on ne connaissait que de manière intuitive.  On a franchi le pas, on a traversé l’abîme et nous voici sur l’autre rive, là où le GOÛT se révèle jusqu’en ses plus incroyables saveurs.

L’espace de la volupté

 

Nu couché

Amédéo Modigliani

Source : Wikipédia

 

 

    On a changé de versant. On n’est plus ni dans la saisie optique, ni dans l’effleurement du toucher, pas plus que dans la perception  auditive ou celle de l’odorat. La fragrance est bien plus soutenue qui nous visite. C’est au plein du palais que tout ceci se passe. Cette chair ambrée, onctueuse, à la belle couleur de pêche mûre (fruit par excellence du sceau de la volupté) nous voudrions la manduquer, en éprouver le suc, en faire notre double intérieur, en tapisser notre zone digestive. Ici, par opposition aux œuvres citées plus haut, c’est de l’intérieur de soi que se fait la connaissance. La chose belle, la femme épanouie et offerte, elle n’est plus différente, elle ne nous oppose plus son inaliénable forme, elle ne nous intime plus l’ordre de prendre distance, elle est en nous, pour nous, elle nous appartient à la façon dont notre œil est notre propriété, notre main  notre domaine inentamable. Cette fusion de deux en un, la voici donc à portée de notre goût. Alors la volupté n’est plus une buée à l’horizon de l’être, elle est réellement une incarnation dont nous avons fait notre bien le plus précieux. Nous étions comme des quidams affamés derrière une vitrine, regardant, fascinés, ces minces « delicatessen » (ces « friandises » que nomme si bien la langue allemande), et nous voici comblés au-delà de nos espérances les plus folles. Du-dehors qu’occupait la volupté, c'est-à-dire un genre de clignotement incertain, une illusion, un simple artefact, nous avons fait un- dedans, la seule manière qu’il nous soit donnée d’en connaître le précieux présent. Peut-être même cette jouissance nous habitait-elle à notre insu ? Nous n’y étions nullement préparés. Une pêche, vite une pêche, nous avons hâte de nous abreuver et de loger, en nous, cet excès que nous demandons au monde qui, souvent nous est refusé. Oui, une pêche !

 

 

  

 

 

 

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2 juin 2021 3 02 /06 /juin /2021 15:33
Vénus offerte

‘La Vénus endormie’

Giorgione

Source : Wikipédia

 

***

 

   En ce matin de douce présence, pouvais-je rêver mieux que de vous apercevoir, vous Vénus endormie, allongée sur vos linges d’apparat ? Votre peau nacrée, poudrée d’ivoire juste comme il faut, était une longue lumière, une onction à l’orée de mon front soucieux. Rarement paysage ne m’avait été donné avec autant de gracieuse volupté. Car, comment dire, comment employer les mots justes, ils pourraient soudain sonner si faux dans le luxe accompli du jour ? Toute beauté naturelle est toujours une épreuve pour qui veut se confronter à elle et en subir la venue teintée de joie. On est sur le seuil de soi, on hésite comme le limaçon sur le bord de sa coquille. On projette en avant un premier regard, on s’essaie à éprouver une sensation originelle qui ferait penser à sa propre naissance, là, tout juste advenue. Une neuve innocence, une disposition à se sentir ému par le vol souple d’un nectar, la passée d’un papillon dans l’air de cristal, le chant lointain peut-être d’un grillon couché dans son champ d’herbe.

    Voyez-vous, j’aurais tant aimé être ce simple bouillonnement du drap tout contre la plaine de votre peau. J’aurais senti votre chaleur, éprouvé la radiance de vos humeurs intimes, là si près, presque une fusion en vous. Vous auriez sans doute pensé au frôlement de quelque insecte tout contre votre hanche et celle-ci aurait tressailli sous la caresse, une rapide chair de poule puis, à nouveau, votre immersion dans le nid douillet du repos. Mais à quoi pensiez-vous donc, ainsi abandonnée en cette posture aussi confiante que colorée d’une touche d’érotisme ? Attendiez-vous qu’un amant de passage vous surprît ? Etiez-vous simplement destinée à sonder votre propre méditation ? Vous sentiez-vous libre d’exister à votre guise, votre totale et impudique nudité témoignant d’une heureuse inclination à accepter la vie en ses multiples facettes, en ses surprises renouvelées ?

   Je sais l’immense faveur qui m’est faite de pouvoir vous observer ainsi, à la dérobée en quelque sorte. Cependant nulle mauvaise conscience, nul instinct de voyeur ou de prédateur. Seulement le regard en tant que regard. Le plaisir en son essence la plus vraie. Le désir tenu à distance mais pour autant nullement atténué, bien plutôt renforcé par cet éloignement, - je devrais dire cet abîme -, qui nous sépare comme une vallée sépare deux monts mais les porte à une mutuelle admiration. Mais, qu’ici, je vous dise le rare de qui vous êtes en votre abandon, puisque vos yeux clos, ne peuvent prendre acte de votre posture, unique, oui, ô combien unique !

   Votre corps est cette perfection sans doute consciente d’elle-même. Comment pourrait-il en être autrement ? L’élégance, l’exactitude d’une présence au monde, la révélation d’une beauté rare, tout ceci se déploie avec tant de nécessité interne que vous ne pouvez qu’en être informée, saisie au plus vif de votre être.  Cette image qui se donne à la mesure de cet instant nullement reproductible, un éblouissement seulement et la mémoire, la vôtre, la mienne aussi, sont marquées pour longtemps de cette vision qui, en devenir d’elle-même, ne pourra se confondre avec nulle autre. Singularité des émotions, creuset des certitudes, une fois ressenties, elles n’auront plus pour site que ce qui a eu lieu et se dit comme l’unique, le passé en sa nostalgique fugue.

   Combien votre visage est reposé, sans doute frôlé par des nuages de laine. Mais quelles pensées, quels rêves se dessinent-ils sur la courbe de votre front ? Posant toutes ces questions, sûrement devinerez-vous mon profond désarroi ? Tel l’enfant ébloui derrière la vitre de Noël, il convoite ce qui est porté devant son regard mais n’en peut éprouver la possession. Vos cheveux sont de cuivre tressé. Votre bouche purpurine, à peine un souffle d’air, est close sur maints secrets. Votre bras droit, relevé derrière votre nuque, indique la confiance, l’abandon serein. Votre poitrine menue est pareille à ces collines bleutées qui, au loin, se donnent comme horizon. La mince dépression de votre ombilic est posée sur le dôme de votre ventre, cette courbe si alanguie qui ne peut être que disposition à la venue confiante de l’heure.

   Votre bras gauche longe votre anatomie, votre main a trouvé l’exacte position qui cèle la demeure mystérieuse de votre féminité. Offerte tout en vous retenant. Allant au-devant et demeurant en cette frange obscure qui est comme votre parade. Indiquant, en vous, le précieux et le dissimulant à l’orée de vos doigts pareils à une grille, à une défense. ‘Cité Interdite’ en même temps que sollicitant l’attention. Le fruit de votre sexe, bien plutôt que d’être défendu est porté au plein de son rayonnement. Il en est toujours ainsi, ce que l’on veut indiquer en tant que désiré, rien ne le sert mieux que la dissimulation, l’interdit, le chemin dont on obstrue le cours en le barrant d’un bouchon d’épines. Mais ne bougez pas, n’ôtez nullement la herse de vos doigts car, alors, vous détruiriez ce que vous voulez défendre. La libre disposition d’une chose est le plus souvent dénuée d’intérêt. La convoiter longuement est l’unique sentier à emprunter afin que l’appétit maintenu, la flamme ne s’éteigne, ne vacille et ne s’annule sous le poids soudain d’une indifférence, d’un détachement.

    Et comment dire le somptueux de vos jambes, cet infini à portée des yeux, sans penser à la fuite longue des jours d’automne, au cours alangui d’une rivière de miel, à une diaphane porcelaine dans le clair-obscur d’un musée ? Oui, vous êtes bien une exception au même titre qu’une œuvre d’art, je pense à ces Beautés éternelles de la Renaissance Italienne. Qui les a vues un jour en reste atteint pour la vie, infini carrousel d’images flottant au centre de la brume lumineuse du rêve. Vous paraissez si sûre de vous, tellement portée en votre intime contrée, assemblée en une unité si complète que rien ne semblerait pouvoir vous atteindre, sauf les idées belles, les égarements polychromes d’un songe d’amour, les chatoiements d’un doux soleil venant poser sur celle que vous êtes le pollen de ses rayons.

   Vous surgissez là, au plein de ma vision, et je ne peux m’empêcher de penser à la présence charnelle de quelque fruit : une pêche dorée, une pomme rouge acidulée, une grenade montrant la pulpe onctueuse de ses graines. Une corne d’abondance, si vous voulez bien accueillir cette métaphore d’un inépuisable mythologique. Comment, prenant acte de vous, ne nullement sombrer dans l’excès, comment se dispenser de convoquer un lyrisme romantique, éviter de sombrer dans une effusion, laquelle voudrait dire l’insuffisance des mots à s’emparer de votre image, à la décrire avec suffisamment de vérité ? Mais peut-on décrire une Déesse ? Peut-on la disposer sur la margelle du monde comme si elle était une Existante ordinaire dont on oublierait la trace sitôt disparue ? Vous me plongez dans un embarras identique à celui du tout jeune enfant au plein de son innocence, il ne sait que choisir parmi la profusion des objets qui se présentent à lui, il ne peut saisir de cette totalité qu’un fragment, autrement dit le voile d’une illusion.

   Oui, vous êtes une beauté en dissimulant une autre. Deux beautés jouant en écho, la vôtre, celle aussi de cette Nature qui est l’écrin qui vous reçoit. Votre tête repose tout contre un talus de terre brune comme si vous en étiez un naturel prolongement : Eve d’argile portant en elle les faveurs dissimulées d’une glaise originelle. Une douce colline d’herbe verte est le prolongement naturel de votre corps, elle dit votre repos, elle est le recueil de votre méditation. Plus loin, au sommet d’une butte de calcaire, se détachent des habitats que semble surmonter la pierre angulaire d’une forteresse. Elle paraît destinée à veiller sur votre repos. Quelques arbres aux larges ramures rythment la sérénité de l’air, ponctuent la dérive hauturière de fins nuages.

    A l’horizon, une nappe d’eau claire couleur du fragile myosotis, sans doute un bras de mer sur lequel viennent s’appuyer les roches bleu pastel d’une montagne. Savez-vous, ici, quel sentiment m’envahit ? Celui d’être l’heureux spectateur d’une terre d’Arcadie, symbole de cet âge d’or hellénique, lieu des idylles pastorales et je crois entendre, venus du fond même des âges, ces airs baroques cuivrés qui sèment en l’âme les graines efflorescentes d’une félicité.

   De vous au paysage, du paysage à vous, une seule onde de clarté, l’unique destin de deux présences, l’une appelant l’autre, l’autre réclamant l’une, comme si rien du monde ne se livrait de plus beau à l’horizon des hommes. Je vais me retirer sur la pointe des pieds, éviter de faire le moindre bruit. Ce rêve, que vous m’avez un instant offert, doit perdurer aussi longtemps que la courbe intime du temps, une éternité, elle seule se donnant comme la mesure de qui vous êtes : la Beauté incarnée ! Vous ayant aperçue, je suis celui en attente de vous pour ce qui s’annonce en tant que mon futur. Comment ne pas être comblé de ceci ? C’est en vous que vous avez la réponse. Dissimulez-là au creux de votre mystère, ainsi ce secret agrandi aux frontières de l’être me portera bien plus loin que ne pourrait le faire le plus précieux de mes projets. Je ne suis que par vous qui brillez dans les lointains. Que par vous !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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1 juin 2021 2 01 /06 /juin /2021 17:03
« En cours de chute »

  Melun, crayon, 1979

Marcel Dupertuis

 

***

« Je vous écris en cours de chute.

C’est ainsi que j’éprouve l’état d’être au monde »

 

René Char

 

*

 

   C’est du fond obscur, c’est du fond mutique que s’enlèvent les traits de crayon qui viennent à nous. D’abord, en une première saisie, on a du mal à en cerner la forme, à en deviner le projet. Sans doute en est-il ainsi de toute esquisse dont la sortie d’un universel chaos nous questionne bien davantage qu’elle ne s’adresse à notre sens esthétique. Si elle n’était que ceci, « une esthétique », elle convoquerait uniquement notre « faculté de sentir », de percevoir le sensible selon ses qualités essentielles. Mais, ici, ce n’est seulement l’expression de notre goût qui est mise en question. « Mise en question » veut signifier qu’au sujet de cette esquisse, d’emblée, nous nous interrogeons. Non tant sur la figure qu’elle est censée représenter que sur la manière dont elle l’est. De toute évidence la forme est humaine, plutôt féminine que masculine, des volumes en attestent, des attitudes en témoignent. Mais peu importe le sexe du modèle, son âge, sa configuration singulière. Il nous suffit de nous enquérir de cette silhouette d’humanité et d’y faire face comme à un imminent danger. Car, à prendre en compte ce qui vient à nous, ces hachures, ces « lignes flexueuses », ces retournements et hésitations graphiques, nous sentons bien un tellurisme sous-jacent, un bouillonnement existentiel, une lave à peine refroidie qui tarde à s’immobiliser dans une manière de néant. Cette représentation, indubitablement, est pur acte de néantisation. Comme si, le contour humain une fois posé, rien n’était plus urgent que d’en dissimuler les traits, d’en biffer l’existence. Des mots auraient été dits, des phrases ébauchées, un texte venant à l’œuvre qu’une action de déconstruction gommerait, comme le nuage efface la lumière du soleil.

   Difficile venue au jour de l’humaine condition. Toute naissance est cri. Toute parturition le lieu d’une incoercible douleur. Donner existence - ce que fait tout Artiste -, est œuvre de vie qui se double d’une œuvre de mort. Le dessin parvenu à son accomplissement, la couleur devenue tableau, la sculpture débarrassée de ses scories matérielles, toutes ces totalités signifiantes  abolissent les fragmentations, les bégaiements plastiques, les essais qui, tous, sont des sauts de nain au-dessus de l’abîme. Ecrire un poème (terme générique pour tout travail de création), consiste à tirer, un à un, chaque mot qui repose dans sa gangue d’ennui, de vacuité, et lui permettre de briller ne serait-ce que l’étincelle de l’instant. Tout est toujours retour dans les limbes. La fin du poème est silence. La fin du tableau cécité. La fin de la jarre, retour dans la matrice primordiale. Ces choses de l’art n’existent qu’à être dites, vues, éprouvées du geste délicat de l’oeil. Lorsque la jarre se sait touchée, du regard simplement, elle vit sa vie de jarre dont le destin est de faire se lever un sens au confluent des rencontres. La nôtre avec celle d’un objet venu à son entière présence de manifestation d’un donné artistique.

   Donc tout ceci, cet écheveau de minces fils, ces emmêlements de lignes, ces bifurcations, ces allers-retours, ne sont que la métaphore d’une « errance » éternelle dont notre sinueux chemin s’enquiert afin que, nullement assigné à l’impensable immobilité, il puisse tracer le signe du destin, baliser les aventures de nos innombrables rencontres. Ici se pose un simple problème lexical. Il consiste en l’emploi du mot « errance » dont l’habituelle destination est de décrire certes l’action de : « aller çà et là », mais aussi « erreur », « action de s’égarer ». D’où l’idée d’une irréversible perte dont nous serions, à notre insu, les victimes. Mais il faut transcender ces premières touches du mot et accorder à « errance » un sens qui aille au-delà de ce simple constat, le porte bien au contraire sur le plan d’une estime. « L’errance », il faut la voir comme notre plus évident coefficient de « liberté ». Au deux sens du terme. D’abord dans l’acception de « libre arbitre » dont le XVIII° siècle l’a doté. Ensuite dans une interprétation de type phénoménologique au cours de laquelle il reçoit une nouvelle valeur, à savoir celle d’un fondement sans fond, d’un abîme qu’habite tout Dasein, dans lequel il trouve la possibilité de son ouverture. Car c’est bien à partir du rien du néant que tout être prend figure et rayonne au plein de l’exister. Ici, « errance », « abîme » prennent portée positive puisqu’ils deviennent tremplin d’un essor. « Exister » : « sortir du néant » = acte de liberté. Sans doute n’y en a-t-il d’autre dont nous puissions faire le lieu d’une vérité. Extirpés du néant nous nous réalisons ontologiquement. Ceci ne suppose aucune infirmation. C’est une apodicticité.

   Donc si nous ramenons le contenu latent de l’esquisse aux présupposés qui en traversent la forme, nous sommes en présence d’une liberté à deux visages : d’abord celle d’un choix infini qui s’offre à elle puisque les traits qui la composent tracent les voies d’effectuations toujours renouvelées. On est dans l’acte anticipateur d’une énonciation graphique. On est en-deçà de son effectivité et le geste de la main-artiste tient en suspens le visage qui sera celui de l’œuvre définitive. La décision de poser sur le papier les signes derniers au terme desquels nul retour ne sera possible se donne à penser comme une restriction du champ des possibles, une fixation à demeure, une empreinte gravée dans le marbre. Le temps qui en précédait le surgissement était un temps en constant devenir, le voici figé dans les rets d’une immobile éternité. La mouvance est devenue inertie. Autrement dit une dissolution de la temporalité humaine, laquelle se dote de deux bornes, début et fin d’une action, et, entre les deux, la richesse des actualisations successives des actes et des propositions. Ensuite cette liberté se montre en tant que ce ressourcement continu du geste artisanal (au sens de « fabrication »), décision démiurgique qui se tient en suspens dans le registre des essences (ces figurations qui ne sont que des « pré-figurations »), tirant de chaque manifestation scripturaire un statut ontologique renouvelé, esquisses pré-signifiantes en attente de leur signifié, cette tournure humaine qui est l’une des propositions de l’exister, dont il ne sera plus possible désormais de faire varier à loisir les multiples configurations. L’œuvre venue à son terme ne possède plus la multivalence des projets qui était encore la sienne dans l’imaginaire mobile de son créateur. La voici remise à son destin qui ne peut être qu’aliénation. Avoir choisi une forme, une couleur, un style, un jeu particulier des traits qui en composent  l’architecture,  la condamnent à n’éprouver que cette mesure figée, inamovible, inaltérable, identique au minéral qui ne subit plus les atteintes de l’érosion. Si l’esquisse s’enrichissait du prodige des variations métamorphiques, le dessin en son dernier statut est comme un renoncement à figurer au-delà de ses propres limites : un chant qui s’exténue et confine au silence.

   Le travail contenu en toute esquisse est l’illustration de ce combat, de cette tension qui tiennent le geste de l’Artiste dans cette sublime hésitation qui ne signe nulle défaite ou bien telle incapacité à résoudre l’équation multiple des choix qui l’assaillent. Ce que cherche tout créateur : être au plus près de sa propre angoisse (l’œuvre accomplie est finitude), fixer dans le trait cette vérité qui toujours fuit à l’horizon et menace de ne jamais se dire. Bien loin d’être tournure négative de l’acte configurateur de formes, « l’errance » est cette réalité qui fait face au vide du Tao, qui se confronte à l’épreuve du Chaos et de sa béance, c’est le parcours solaire taché de nuit d’un Van Gogh, c’est la quête toujours recommencée d’un Cézanne aux prises avec la fuyante et diaprée Montagne Sainte-Victoire, c’est la confrontation de l’art à sa manifestation tangible. C’est une lutte à mort contre la Mort. C’est l’Amour d’Eros pour l’Aimée. C’est l’Amour d’Eros pour Soi. Jamais l’on ne s’exonère de sa propre forme. On lance seulement des grappins. Puissent-ils saisir quelque chose qui participerait à notre complétude !

 

 

 

 

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31 mai 2021 1 31 /05 /mai /2021 17:32
Sous l'œil solitaire de la lune.

Photographie : Arslan Ahmedov

***

   C'est Bergerel qui m'avait donné l'adresse de cet hôtel dans lequel je descendais depuis quatre ans. Je logeais au septième étage, sous une marquise de zinc, la taie grise de Paris au-dessus de la tête, les zébrures d'un passage piétons au carrefour, tout en bas, près des restaurants chinois. Je me satisfaisais de cette géométrie rassurante, de la ligne verte des arbres qui descendaient vers la Seine, de la perspective de la Place d'Italie, des cubes de ciment érigés sur la dalle Baudricourt. Curieusement les bruits de la ville me parvenaient comme au travers d'une nappe de coton et je dérivais, là, en plein ciel, loin des hommes et de leurs agitations désordonnées. C'était une      manière de havre de paix, un lieu de solitude, l'aire d'un aigle que rien ne pouvait atteindre hormis la course du vent et le glissement des nuages. Je passais de longues heures à rêver, planant au-dessus du bitume de la rue, regardant dans l'étroite ornière noyée d'eau le ballet intemporel des corolles de parapluies.

   C'est dans cette dérive songeuse et hauturière que, la première fois, je vous ai devinée plus que je ne vous avais vue, tout en haut de l'immeuble en face, émergeant de la brume des ardoises à la lumière bleutée. Vous logiez dans une étroite mansarde à la proue d'un immeuble de pierres et j'avais l'impression qu'en tendant le bras j'aurais pu vous saisir comme l'on cueille la délicate fleur. C'était si peu ordinaire ce genre de castelet que vous offriez à ma curiosité, marionnette de chiffon ne laissant voir de sa figure que son image d'envers, la chute du dos noyée dans l'ombre, la rivière d'une chevelure rousse maintenue par la cage des mains, une anatomie tronquée qui en disait peut-être plus que sa forme entière, accomplie. Les fleurs fanées du papier peint montaient vers une lune opalescente pareille à une grosse boule de papier japonais. C'était difficile de dire ce qui se laissait apercevoir là, réalité pure ou bien image teintée d''onirisme. Je supputais l'astre de la nuit réverbéré par le miroir d'une vitre ou bien simplement descendu par l'ouverture d'une lucarne dont je percevais le cadre dépassant du toit. Mais que signifiait donc cette longue posture dans l'attitude d'une méditation, dos face à la ville, comme pour en dire la vacuité, le peu d'attention à lui accorder ? Ceci ressemblait tellement à une retraite, à un refuge à l'intérieur de soi, à une possible perdition que vos bras rassemblés derrière votre nuque tachaient de contenir. Mais il était si facile de se perdre dans le labyrinthe de faciles conjectures et, parfois, dans une manière de lassitude interprétative, je laissais ma vue couler le long de l'avenue, en quête d'un événement qui m'aurait distrait de mes songeries. Mais rien ne paraissait que quelque passants attardés, la fermeture d'un café, le glissement des feuilles sur le trottoir de ciment.

   Chaque année, à cette période de la rentrée, alors qu'octobre charriait son cortège de brumes, je vous retrouvais, aussi fidèle qu'une cariatide soutenant quelque frise de pierre d'un antique chapiteau. Toujours sous l'œil de la lune, de sa sclérotique ronde parcourue des canaux courant parmi le lacis des cratères. Toujours dans cette pose tendue vers un improbable avenir. Un soir, alors que j'avais ramené un ouvrage de la Bibliothèque Nationale, feuilletant les pages des peintres romantiques d'Outre-Rhin, je tombais sur une reproduction dont je pensais, immédiatement, qu'elle me donnerait la clé de votre énigme. Un doux paysage y était posé dans des teintes d'un glacis rose, lumineux, presque féerique, simplement atténué par l'austérité du thème, par la symbolique à la troublante évidence. Ceci que j'apercevais était dans le genre d'une allégorie disant la désertion des choses privée de présence humaine. C'est vous qui aviez disparu de la toile de Caspar David Friedrich. La lune y était toujours présente mais avec plus de parcimonie. Juste une apparition à la manière d'un fin brouillard. Les arbres étaient la réplique des fleurs de votre intérieur. Le sombre portail, au premier plan, signait-il cette fermeture du monde qui semblait vous être destinée ? Mieux, même, cette barrière existentielle, n'était-ce pas vous, votre refuge dans le lieu hautain de la mansarde ? Cette barrière n'était-elle pas le redoublement de la cage de vos doigts enserrant un douloureux secret, peut-être un mystère, une incomplétude à jamais ouverte qui, à l'évidence, ne trouverait d'accomplissement ? C'était si troublant de vérité et les liaisons, dans ma tête, se faisaient avec le naturel qui sied au flux et au reflux que dirige la lune depuis son livide empyrée.

Sous l'œil solitaire de la lune.

Caspar David Friedrich

Tableau à la mémoire

de Johan Emanuel Bremer

***

   Souvent, après cette vision du tableau, j'ai pensé à vous, à cette mansarde que l'air visitait avec l'assiduité qu'a un songe à faire votre siège. En quelque manière, vous étiez une fille de l'air, Sylphide s'effaçant à mesure qu'elle paraissait, génie se confondant dans les fleurs du papier, se coulant dans l'eau pâle de la lumière lunaire. Vous étiez si difficile à dessiner, sauf avec la délicatesse et l'évanescence des ardoises magiques qui effacent les images qu'on leur confie, dans une cendre innommée. Je suis resté plusieurs années sans venir à l'hôtel, toujours parti pour de longs voyages. Pour autant votre image demeurait présente, juste au-dessous de la ligne de flottaison de la conscience. Venant à Paris, bien des années après ma première découverte, j'ai pu vous retrouver, mais au prix d'une perte. La nacelle d'ardoise, la vôtre, voguait toujours sous la meute blanche des nuages, avec sa fenêtre ouverte sur l'horizon. Un rideau battait à la fenêtre, sur une pièce claire qu'illuminaient le feu et l'or d'une composition contemporaine. Souvent, les notes d'une musique gaie, entraînante, s'échappaient par la croisée. Il me fallait en convenir, ma muse lunaire avait disparu, remplacée par le simple éclat d'une étoile que je devinais sans l'apercevoir. J'étais certes dépité mais non meurtri avec, dans la bouche l'arrière-goût d'une amertume. J'aurais tant aimé vous connaître, vous inviter dans un de ces petits restaurants chinois, vous offrir une soirée de répit sous la lumière coiffée de papier calligraphié. Un voyage sans retour, sans doute, mais l'instant aurait importé bien plus que quelque projection sur la comète. Parfois l'événement dépasse en charme sa possible réitération.

   Le jour avant mon départ, celui qui devait être le dernier - je n'ai jamais remis les pieds dans cet hôtel à contre-jour du ciel -, je suis allé flâner du côté de la dalle Baudricourt. Au milieu de la déambulation joyeuse des étudiants, des rires des voyageurs asiatiques, une exposition de peinture avait lieu. Je regardais distraitement les toiles exposées, de facture plutôt moderne, lorsque dans l'éclat d'un rayon de soleil, je vous ai reconnue. Certes, cette lumière zénithale vous changeait de la faible clarté lunaire. Mais vous étiez bien la même, tête retenue dans le croisement de vos mains, cheveux de rouille, fleurs à l'assaut du ciel, lune infiniment ronde dont le regard semblait vous fasciner. L'artiste, jeune, à l'allure de fille irlandaise épanouie a emballé la toile dans une feuille de papier de soie. Je suis revenu à l'hôtel. Les marches jusqu'au septième étage ne m'avaient jamais paru aussi légères. A l'aide d'un ruban adhésif, j'ai accroché l'œuvre, la vôtre, puisque vous en étiez le sujet, sur le mur qui faisait face à votre mansarde. Je l'ai longuement regardée, à la façon d'une amie que j'aurais quittée pour toujours. J'ai fermé la porte à double tour , donné la clé à la réception. Un taxi m'accompagnait à la gare. Tout le long du trajet vous étiez présente en moi, comme une accompagnatrice pour un voyage sans retour. Par les vitres du train je regardais l'automne faire sa belle avancée. Au-dessus de la hampe blanche des bouleaux, les feuilles prenaient la teinte d'un cuivre qu'un dernier feu aurait éclairées. Un instant, dans cette rapide lueur, j'ai cru apercevoir les reflets de votre chevelure. Bientôt j'arriverais dans ce pays que j'avais adopté, semé de pierres blanches. Ici on disait qu'elles avaient la belle pâleur de la lune. Le songe aussi qui, longtemps, me poursuivrait !

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31 mai 2021 1 31 /05 /mai /2021 10:29
Aurore au plus vif de soi

 

‘Désenchantement’

Œuvre : André Maynet

 

***

« Ce sont surtout les âmes tristes qui cherchent partout en vain

un remède à leur tristesse,

une explication de leur désenchantement. »

 

Montalembert

‘Histoire de Ste Élisabeth de Hongrie’

 

*

 

   Comment saisir Aurore, cette manière d’illisible buée, autrement qu’en la décrivant avec la modestie qui sied aux choses simples ? Elle est là, face à nous, en cet instant qui nous la révèle en même temps qu’elle paraît se soustraire à notre regard. Un genre de présence absente, d’oxymore existentiel : une fois la lumière, et elle est juste à portée de notre regard ; une fois une ombre, et elle se retire de la scène pour gagner les coulisses. Etrange pièce de théâtre qui nous aliène au seul motif que, spectateur unique d’une divine révélation, nous souhaiterions capter la totalité de son intérêt et nous n’en possédons jamais qu’un fragment, une fuite que nous ne saurions nommer, sauf à avoir recours au lexique du désarroi, de la perte, de la déshérence. C’est ainsi, les êtres de pure beauté sont de nature séraphique, poudroiement d’un nuage au plus haut du ciel, irisation de clarté au sommet d’une vague, tremblement cuivré d’une feuille morte dans la fuite d’un sous-bois. Mais à quoi donc nous servirait de poursuivre cette plainte orphique, si ce n’est de tomber nous-mêmes dans ce ‘désenchantement’ dont cette Jeune Femme est l’emblème en sa posture la plus exacte ?

   Nous voulons dire Aurore dans une manière d’esthétique admirative, de fascination qui nous réduira, tel l’admirable scarabée pris dans son bloc de résine, à ne plus être qu’une ombre portée de qui elle est. Aurions-nous d’autre pouvoir que d’être ceci, mince phalène au large du rayonnement d’une lampe, grésillement alentour d’une flamme, cendre qui couve et ne peut rejoindre la braise ? Alors, voici que le ‘désenchantement’ dont Aurore est affectée nous transit à notre tour et que plus rien au monde ne nous intéresse que d’être auprès d’elle, peut-être en elle, partie de qui elle est, chair de sa chair, onde de lumière diffuse, éclat d’albâtre assourdi qui s’élève d’elle, irradiante lueur qui nous prend au piège et nos yeux ne pourront s’en détacher qu’à connaître la plus brusque des cécités. Ne plus la voir, c’est ne plus voir le monde, ne plus voir en soi la douce effervescence de l’illusion. Ne plus la voir c’est, en quelque manière, ne plus s’apercevoir soi-même, renoncer à son propre paysage et se réfugier à la source première de notre venue au monde, en cet incroyable moment d’avant l’ouverture de la conscience. Une nuit en quelque sorte avec ses dentelles de ténèbres et ses scories de mystère.

   

   Pur enchantement pour notre regard : voir la nappe acajou de ses cheveux, l’ovale blanc de son visage pareil à un camée antique, voir le charbon à peine apparent de ses yeux, la discrétion de ses lèvres, la délicatesse de faïence de son cou, voir la douce comptine de ses bras, une si mince profération, on la croirait tout droit venue d’un conte de fées, voir sa robe, la souplesse de ses plis inclinant au bleu égyptien, au bleu de nuit, cette énigme qui demeure entière et nous ramène à la part d’inconnaissance de qui nous sommes, voir le haut croisement de ses jambes, l’empreinte presque invisible de son linge intime puis la perte de ses chevilles dans le gris du sol, voir ses ballerines qui semblent se reposer d’une danse ancienne, peut-être d’un rituel, d’une offrande à quelque Déesse seulement connue d’elle.

    Désenchantement pour nous : que tout ceci, cette plénitude s’efface ne laissant derrière elle qu’une immense vacuité, un champ parcouru des traces du vide, des stigmates du silence.

  

   Pur enchantement pour Elle qui fait face : remonter à l’origine des choses, ce dont témoigne son beau prénom ‘Aurore’. Ne nullement se contenter de la croûte du sol mais forer jusqu’au peuple dissimulé des blanches racines, s’emmêler au tapis des fins rhizomes, plonger dans l’humus qui est le ferment pour le beau nom ‘d’homme’. Se mêler à l’eau de source, devenir filet   cristallin s’égouttant de la fontaine. S’immiscer dans l’essentielle Nature en ses multiples visages, être le bouton de rose semé de fines perles d’eau à la pointe du jour. Débuter simplement et naître de soi avant même de naître aux choses. Sentir en soi les trajets métaboliques de la vie en ses premières efflorescences, la croissance lente de la lumière, le dépliement de la feuille, le bruit interne de la pierre, la première levée de l’Océan, la respiration du volcan traversé de ses laves incandescentes. Désenchantement pour elle : renoncer à tout ceci

  

   Avant toute chose, Aurore est un genre de concrétion de ce qui vient à l’être « sur des pattes de colombe » (Nietzsche), de ce qui, de soi, s’élève jusqu’au site de son ultime parution. C’est en soi, dans l’enceinte même de son propre corps, qu’Aurore perçoit tous ces subtils mouvements qui sont la scansion éternelle du monde. Un diapason vibre en elle, une clepsydre fait tinter son chapelet de gouttes, un sablier décompte chaque seconde avec un bruit de soie. A la surface de sa peau, Aurore sent les premiers frissons de la levée du jour, les intimes frémissements des Endormis sur leur couche de toile, les dernières notes fugueuses des songes de brume, les ultimes flux des fantasmes avec leurs ricochets, leurs diapreries, leurs regrets de quitter les rives du désir, les notes épicées du plaisir. Désenchantement pour elle : renoncer à tout ceci

  

   La Jeune Existence est tellement installée dans son tropisme auroral qu’elle a bien du mal à imaginer ce que pourrait être la clameur d’un zénith si, toutefois, il devait venir jusqu’à elle, ce que serait un couchant hespérique avec ses lourds incendies pourpres, là-bas sur la ligne incendiée de l’horizon. Être pour soi, en soi, en cette dimension matinale des premières pensées du monde, des décisions ultimes du paraître, de la retenue sur le bord des choses, c’est pure félicité. Tout est encore vierge, serti dans son cocon de pure beauté, d’exacte venue en présence. La lumière n’est pas encore la lumière, plutôt un genre d’étincelle qui se déclot à partir de son centre en une douce effusion. L’eau n’est pas l’eau, plutôt une théorie liquidienne attendant l’heure de son flux. Le feu n’est pas le feu, plutôt une nitescence en arrière de soi, une puissance sur le point de se libérer. L’air n’est pas l’air, plutôt un immobile alizée animé en son sein de pliures aériennes. La terre n’est pas la terre, plutôt un éparpillement de poussière en attente de devenir humus. Désenchantement pour elle : renoncer à tout ceci

  

   Ce qui est à saisir en tant que son fondement, c’est bien ce site d’une Attente, cette disposition au Passage, cette primitive impulsion d’une originelle métamorphose. Tout est contenu en ceci, en cette première parole qui pose le monde tel le poème qu’il est, tel le magnifique langage qui s’abrite en retrait derrière chaque chose. Les choses ne viennent nullement à nous sur le mode de l’image, comme si le réel consistait en une immédiate et intuitive saisie de qui il est, ce qui alors serait de la nature de la pure magie. Non, les choses viennent à nous en mots. Regarder la montagne c’est la faire venir à nous en son nom de ‘montagne’. Regarder la mer, la saisir en tant que son nom de ‘mer’. Se regarder soi, se nommer telle la personne que l’on est, qui ne peut guère apparaître sur l’immense scène mondiale qu’à décliner son identité, à parler, articuler son propre soi. Adam, le premier homme ne l’est jamais qu’à la mesure du nom fondateur de qui il est. Eve, la première femme n’est jamais qu’à la mesure du nom fondateur de qui elle est. A cette aune, Aurore, ne peut faire sens qu’à s’identifier à ces trois syllabes qui constituent son alphabet primitif, celui grâce auquel, s’installant en sa parole, elle se connaîtra elle-même et connaîtra le monde. Désenchantement pour elle : renoncer à tout ceci

  

   Chacun, en soi, est une histoire qui a un jour commencé, dont chaque heure nous poursuivons la fable sur le grand livre existentiel des présences humaines. Avant toutes choses nous sommes langage en notre essence. Ceci, Aurore le sait du plus profond de sa conscience. Ainsi ne se retrouve-t-elle jamais mieux qu’à se ressourcer à quelque texte très ancien, situé à la limite de la mémoire des hommes. Campée ici, sur cette chaise qui paraît être celle d’une église, là où résonne nécessairement le Verbe premier, Aurore n’a de cesse de répéter, derrière la blanche falaise de son front, quelque texte fondateur de l’humain en sa plus belle manifestation.

   Alors, où aller mieux puiser la source aurorale que dans le texte sacré du Rig-Véda ? Où trouver paroles plus originaires, paroles plus justes de ce qui se dit et s’éclaire dans la matinale pensée des hommes tôt-venus ? Ecoutons donc leurs mots de grande sagesse et nous saurons mieux, à cette écoute, qui est Aurore, qui nous sommes aussi puisque, aussi bien, il ne peut qu’y avoir coalescence de nous à l’autre, de l’autre à nous :

 

« Fille du ciel, tu nous apparais jeune,

et sous un voile étincelant,

reine des trésors terrestres,

Aurore, brille fortunée pour nous.

Suivant les pas des Aurores passées,

 tu es l’ainée des Aurores futures,

des Aurores éternelles.

Viens ranimer tout ce qui vit,

viens revivifier ce qui est mort !

(…)  

Dans les temps passés elle brillait splendide ;

avec la même magnificence,

aujourd’hui elle éclaire le monde ;

et dans l’avenir elle resplendira aussi belle.

Elle ne connaît pas la vieillesse ;

immortelle elle s’avance,

toujours rayonnante de nouvelles beautés…

L’Aurore ouvre ses voiles,

comme une femme couverte de parures…

Elle semble, quand elle se lève,

une jeune femme sortant du bain.

Comme une femme qui veut plaire,

l’heureuse fille du ciel déploie

sa beauté devant nous. »

 

   Enchantement pour elle : revenir à ces paroles premières, elles sont le creuset où se devine le luxe d’exister conformément à la loi de l’univers. La seule qui soit belle et pertinente. Nous suivrons Aurore jusqu’au seuil de la nuit, nous impatientant de la retrouver en sa matinale splendeur. Aurore, Aurore toujours, la suite n’est n’est que l’anecdote dans laquelle se perdent les hommes !

 

 

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28 mai 2021 5 28 /05 /mai /2021 10:10
Une esthétique de l’irisation

‘Lignes de vie’

Photographie : Christine Laroulandie

 

***

 

   Sommes-nous immédiatement auprès de cette belle image ? Y entrons-nous de plain-pied ? Se dit-elle à notre conscience sur le mode de la connaissance sûre, définitive et, notre regard la visant, il n’y aurait plus grand-chose à dire, sa vérité ayant été saisie jusqu’en son fond ? Bien évidemment ces quelques questions, loin d’épuiser le sujet, ne font que le poser d’une façon encore plus aiguë. En effet, pourquoi interrogerions-nous si, comblés par une manière d’évidence, plus rien ne serait à dire, à éprouver, à sentir ? Mais chacun sait combien toute image est le lieu d’une infinie polysémie : selon sa forme, sa lumière, sa composition, les proportions relatives de ses divers motifs.

    Mais demeurer sur ce plan strictement formel ne fait que cerner ce que nous voyons sans en sonder la dimension sensible (au sens de la sensibilité), sans en percevoir les arrière-plans nécessairement logés au creux de l’intime, les lignes de fuite du ton fondamental qui détermine nos affinités et notre façon unique d’être-au-monde. Car, avant tout, c’est bien de ceci dont il s’agit, percevoir en soi, pour soi, ce qui du réel nous attire, nous aimante, parfois nous fascine à tel point que notre vue, en son extrême focalisation, bien loin de voir une possible totalité, ne s’attache qu’au fragment élu dans une manière de stance amoureuse. Un désir se comble, certes dans son approche seulement, mais s’approcher est déjà, en quelque façon, s’immiscer dans, se trouver auprès, être en chemin pour plus loin que son habiter quotidien.

   Et maintenant, qu’en est-il du réel qui vient à nous dont, la plupart du temps, nous pensons qu’il nous est remis telle cette chose incontournable, cette loi qui s’impose, ce destin dans lequel nous plaçons nos pas afin de ne nullement différer de la part qui nous a été allouée en cet ici et maintenant. Mais ceci a-t-il réellement rapport avec la photographie qui constitue l’objet de notre recherche ? Oui, cela a rapport au simple motif que, la plupart du temps, les images ne nous montrent le réel qu’en sa mesure la plus exacte, autrement dit selon son mode habituel de parution qui se nomme ‘réalité’, dont, à l’évidence, nous avons bien du mal à nous échapper, tant le monde soi-disant ‘objectif’ se livre à nous comme l’unique perspective dont se doter pour comprendre adéquatement le monde qui nous entoure.

   Le réel, dans sa puissance ordinaire, le réel dans sa domination, restreint à l’envi notre propre liberté. Il n’autorise aucune marge dont nous aurions pu faire le lieu de déploiement d’une pure subjectivité. Or nous ne pouvons recevoir le tout autre que nous qu’en tant que sujet, c'est-à-dire conscience intentionnelle qui vise les objets et s’en détache nécessairement afin que s’installe cette distance qui seule nous met en pouvoir d’estimer, de juger, de faire émerger le dépliement des sensations. Certes, les compositions exactes, les géométries affirmées, la clarté de la sémantique d’une oeuvre, sa venue à nous dans la limpidité, tout ceci constitue des motifs de satisfaction dont notre raison s’empare sans délai à des fins d’exigence logique.

   Mais rien n’est moins logique qu’un paysage car la Nature dont il provient en son essence est foisonnante, polychrome, profusion végétale, croissance infinie depuis le moteur même de son être. Or toute image fige un instant, toute image immobilise dans une sorte de résine et ce qui nous est donné à voir est une simple condensation de l’espace, un suspens de la temporalité. Comment alors reconstituer cette mobilité essentielle de la Nature, lui restituer son mouvement interne, lire en elle cette vie qui palpite, tremble, ne rêve que de surgir et surgir encore pour la simple raison qu’ayant ‘peur du vide’, la Nature ne saurait demeurer en soi et procéder à sa propre extinction.

    C’est à ce point de jonction du mobile et de l’immobile, de l’inerte et du vivant, du repos et de l’activité que la photographie de Christine Laroulandie prend tout son sens. Nécessairement immobile dans son support, elle s’anime d’une multitude d’intimes translations, de menus passages, d’un métabolisme interne au terme duquel se justifie le titre de cet article : ‘Une esthétique de l’irisation’. Les peupliers sont des flammes levées qu’un simple courant d’air fait frissonner, leurs minces rameaux sont d’évanescents traits de fusain, des esquisses en voie de paraître, des rumeurs semblables au chant si discret et mélancolique du chardonneret. Cet effet de vibrato nous prend au cœur même de qui nous sommes, il s’insinue en nous, il fait ses trajets et sème notre chair des germes d’un subtil bonheur, presque inapparent mais d’autant plus inscrit dans le luxe de sa propre profération : une modestie, la juste effusion du simple qui est aussi l’une des faces les plus délicates d’un sentiment de vérité. Cette scène prend les airs d’une climatique automnale et c’est comme un adagio qui s’enlace aux troncs, lisse les écorces de sa plainte longue, un brin ténébreuse, parcourue des brumes impalpables d’une rêverie.

   Derrière les peupliers, un peuple indistinct de touffes végétales, un rythme élégant de blanc et de noir, un ciel poudré d’une clarté de neige, une lumière opalescente qu’on dirait venue du plus loin de l’espace, mais aussi du temps, sorte de clarté originelle dont le bourgeonnement évoque la grâce séraphique d’une poésie mallarméenne. La berge se détache à peine, fin liseré gris, ligne médiatrice subtile sise entre la terre et l’eau. L’eau, en sa parie médiane, a pris la profondeur mystérieuse du noir limon, étrange confusion des éléments qui dit leur inséparable présence, leur unité, la ressource première de leur belle venue en présence.

   Ce que le haut de l’image installait dans une manière de fugue, la partie inférieure l’accomplit dans un contrepoint qui lui répond. Pièces en écho d’une voix unique qui veut dire le réel en son essentielle oscillation car rien n’est figé qui est vivant. L’onde paraît immobile mais elle est animée de ce miroitement qui la fait être, tout à la fois, l’eau qu’elle est en sa substance propre, mais aussi émergence souple des grands peupliers qui viennent à leur être dans ce long frisson qui les abandonne à eux-mêmes et les remet au nécessaire astigmatisme de notre regard.

   Nul regard n’est jamais fixé en un airain qui le rendrait fixe. Toujours, dans notre prise en compte du monde, le décalage d’une myopie, l’approximation d’une hypermétropie, comme si ces défauts de la vision étaient la métaphore d’une vérité à poursuivre, à n’atteindre jamais. Seulement des essais. Seulement des tentatives. C'est-à-dire le recours à une esthétique de la palpitation, du tressaillement, de l’ondoiement. Une existence jamais en pleine lumière, jamais en une totale obscurité : un clair-obscur, le passage d’une réalité à une autre, d’une nuance à une autre, d’un état d’âme à un autre. Peut-être n’y a-t-il plus essentielle réalité que celle-ci !

   D’une façon sûre la photographie ne peut échapper à cette règle, pas plus que l’art en ses manifestations. Ici, l’image « donne à penser ». Pourrait-on se soustraire à ceci ? Penser le monde est déjà entrer dans son jeu le plus secret, le plus passionnant. Le pire, sans doute, ne nullement frissonner au contact de l’image belle. Un frisson contre un autre. L’exister est toujours cet écart à soi, aux autres, aux choses du monde. Penser est combler la vacuité autant que faire se peut. Là s’inscrit le sens en son plus estimable visage. Cette photographie nous y invite dans la légèreté, la délicatesse, la dimension d’un luxe raffiné. Comprendre ceci, c’est être sans délai au cœur de la photographie, l’habiter en ce qu’elle a de plus éployant, de plus émouvant. ‘Emotion’ dont la valeur étymologique est la suivante : « mouvement » et « trouble, frisson. » En ceci, l’image, bien plus que d’apparaître en tant que simple objet est devenue sujet, sujet qui nous interpelle, à qui nous devons répondre. Être en dialogue avec les choses du monde, chair contre chair, y aurait-il plus belle dimension de l’exister ? Exister : ‘lignes de vie’.

 

 

 

 

 

 

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