Photo © Maurice Tabard
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(Petite méditation métaphysique sur un texte de
Pascal Sauvaire.)
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Cannibalisme, inceste ou mytho...
Nos vies ici sont
D’images amplement saturées
Sans moi, ni moi, ni moi.
Performance d’acteur
Se prenant pour flore
Et faune simultanément.
Pour prédateur
Et sa propre proie
Cannibalisme, inceste ou mytho….
Sans moi, ni moi, ni moi
Mots encagés
Pour plaire ici
Des mots essaimant la nuit
De leurs cages d’escaliers préfabriqués,
Mots sur papier craché
Recopiés, déformés, réappropriés
Et prétendant être oeuvre neuve
Cannibalisme, inceste ou mytho….
Sans moi, ni moi, ni moi
(Texte© Pascal Sauvaire)
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Longtemps les mots s’étaient dissimulés, avaient affûté leur silex, aiguisé leurs dents-incisives, portant leur dard à la pointe avancée des regards. Les mots-cannibales, on ne les reconnaissait pas, ils étaient arrimés au bord du monde, prêts à bondir, prêts au geste sacrificiel, de soi, de l’autre, de tout ce qui s’illustrait comme ultime épreuve d’une liberté. Libres, c’était cela la supplique dont les mots étaient porteurs et leurs langues de caméléons s’enroulaient autour des pensées délétères qu’ils manduquaient longuement, longs jets de salive rubescents où s’entendait encore la longue plainte des humains. Des mots-humains, des concrétions anthropologiques il ne demeurait que des murmures écrits sur des falaises-palimpsestes, hiéroglyphes, hiéroglyphes, perditions destinales en forme de bonde-finale, de cendre abortive.
Les mots-incestes s’emboîtaient symboliquement avec leurs congénères homologues, mots de la même famille et il y avait de subtiles dégénérescences, des formes tuberculaires, racinaires, bulbaires, des moignons de mots, de simples éructations, des glaciations lexicales. Maelstrom, telle était la devise portée au fronton des temples-parlants, « Maelstrom et seras le bienvenu en notre aire pacificatrice ». Car les mots étaient devenus naïfs, privés de libre arbitre, à la dérive. Car les mots étaient pris de démence et leurs pathétiques gesticulations giraient infiniment autour de leurs têtes brachycéphales. Il y avait de longues turbulences qui couraient le long de leur dure-mère, puis mouraient dans une flaque ambiguë, genre de morve épidermique fatiguée d’elle-même.
Il y avait aussi le Peuple-des-mots-mythomanes qui croyait à ses facéties en forme d’ubiquité, car ces mots étaient tantôt ici, tantôt nulle part, tantôt ailleurs en Île d’Utopie. Les mots étaient pris de vertige, d’absence et l’on pouvait voir en d’étranges asiles les mots-schizophrènes, scindés en deux, d’un côté le principe de plaisir du temps où ils portaient beau, où ils s’irisaient aux cimaises de l’art, disant le subtil poème, inventant la fable polyphonique, la période où s’épanouissait la belle voix du monde ; puis il y avait l’autre face, celle du principe de finitude, là où les mots basculaient cul par-dessus tête, un bonnet de fou sur la plus haute éminence pariétale, des grelots attachés à leurs sphénoïdes en forme de digression féline, des fientes blanches s’égouttant de leurs yeux verbeux. Car les mots, faute à l’incurie humaine - on les avait utilisés à tort et à travers, on les avait remisés dans de bien étranges salmigondis, on les avait fait s’absenter de leur propre essence -, les mots donc étaient comme perdus, genres d’agonies abandonniques, veufs, orphelins, désertant la conque articulatoire où, de toute éternité, ils avaient trouvé à occuper le site, l’aire accueillante à partir de laquelle pouvoir rayonner, essaimer, faire couler leur miel.
Mais les hommes étaient fous, mais les hommes étaient aveuglés par leur propre irrésolution, leur côté immature - ils n’étaient guère que des enfants naïfs, à la conscience rongée par l’acide muriatique de l’envie, du désir polychrome, de l’orgueil pléthorique - et, cependant, ils croyaient encore à leur ‘volonté de puissance’, à l’arche fécondatrice de leur règne partout présent, partout dominant, partout aliénant le monde à leur empire infini. Ils se croyaient les maîtres de l’univers mais parvenaient à grand peine à circonscrire leur essentielle vacuité. Les mots - ces prodiges de l’exister -, ils les avaient sacrifiés à leur unique gloire de paraître. Ils en avaient fait des bannières portant d’inglorieuses effigies, de pathétiques objurgations, des slogans vindicatifs ; ils les avaient « encagés » dans de bien désobligeants culs-de-basse-fosse ; ils en avaient essaimé la précieuse semence aux quatre horizons sans se soucier de ce qu’il pourrait bien en advenir.
Mais les hommes ne se doutaient pas de la capacité de nuisance des mots, dès qu’on les trahissait, qu’on les tournait en dérision, qu’on les plongeait dans de ruineuses contingences. Partout les mots s’assemblaient en forêts denses, pluviales, troncs serrés, lianes volubiles, mousses promptes à étouffer, lichens disposés à abraser, amas mycologiques condensant leur humeur vénéneuse pour un dernier assaut. Car les mots, mutilés par l’homme, broyés par leur inconséquence - on les commettait à n’importe quoi, à désigner l’emplacement étroit et cependant non bucolique des cabinets à la turque, à faire l’éloge d’une poudre à récurer les culs noirs des bassines, à injurier l’Autre, à le faire ramper sous les condiments étroits de fourches caudines, à le réduire à l’esclavage le plus humiliant, à lui inclure dans le mitan du sexe les forceps de performances de tous ordres : le mot le plus long, le plus irrévérencieux, le plus en bouillie, le plus disjoint, le plus exhibitionniste et que sais-je encore, alors les mots avaient tiré leur révérence, avaient repris leurs vêtures d’apparat, se contentant de frusques hémiplégiques avant que de disparaître de l’horizon du monde.
Et la communauté des humains en totalité, la merveilleuse aventure anthropologique, l’essence à nulle autre pareille, l’arche immense du langage, voici qu’elle était réduite à la consistance d’une peau de chagrin, à la déconvenue d’une résille soudain privée de ses mailles, à la dimension étroite d’une rustine racornie sous les assauts de la fournaise solaire. Vidée de ses entrailles, « l’homo sapiens sapiens » devenait « l’homo mutitus », « l’homo aphasibus », « l’homo nullitus » et il s’en fallait de peu qu’il ne se mît à striduler ou bien feuler afin que sa voix, en dernière instance, fût encore perceptible. Au début était le Verbe. A la fin était le Silence. Si pesant, si inconcevable à penser qu’il faisait son bruit de cataracte, son bruit de foudre, son bruit de tornade. Les hommes, privés de leurs nervures, tombaient au sol en de simples décadences de feuilles mortes, en catapultes légères, en harmoniques distraits. Cela finissait par la feuillaison d’une rumeur. Par une à-peine berceuse, pas plus haute que la prétention du ciron à exister. Puis tout se fondait dans une soupe floconneuse dont rien ne s’élevait plus que l’indigence de l’homme à endosser sa posture d’homme.
Alors, en ces temps de glorieuse inconséquence, voici ce qu’était devenu le monde : une pièce vide, unique, voguant au centre du cosmos. Le Ciel se perdait au milieu d’un plafond uni à la rumeur blanchâtre. Le Passé était de fonte, arrimé à ses quatre pieds, alors que la mémoire l’avait déserté. Le mur-Avenir opposait au regard sa consistance têtue. La porte-des-Projets semblait verrouillée, aucun sésame ne semblant en mesure d’en réaliser l’effraction. La cloison-Avenir s’immolait dans une sourde rusticité, un prosaïsme étroit, une mesure absolument énigmatique dont l’œil ouvert ne regardait rien d’autre que le néant. La Terre était cet assemblage de lames étroites commises à moissonner toute vie si, d’aventure, l’une d’entre elle se hasardait à paraître.
C’était cela « la folie abrasive des mots » : la remise de l’homme à son destin en forme de crochet terminal, l’homme victime de son propre hara-kiri, l’homme-kamikaze fonçant à la vitesse d’un météore sur ce qu’il avait de plus intime, de plus singulier, de plus immatériellement précieux, dont il n’avait même pas eu l’intelligence de déchiffrer l’irremplaçable offrande. Car le langage était pure donation. Car le langage, il fallait le mettre à l’abri, dans le grenier plein de la fenaison poétique, immensément renouvelable, infiniment modelable tant qu’on demeurait son humble Serviteur. Mais « l’homme mesure de toute chose », selon le précepte du bon Protagoras n’avait eu de cesse de pratiquer un subtil jeu de massacre sur tout ce qui passait à sa portée, aussi bien l’écoulement du fleuve immémorial, la densité plénière de la glaise, la touffeur d’émeraude de l’arbre, la voilure grise de l’oiseau, la courbe asymétrique du vent, l’indolence nacrée du nuage, les rives bleues du chemin, les rectangles jaune-paille des chaumes, la pente d’opale de la colline, la crête éthérée de la montagne, la dentelle du flocon, la vitre inversée du lac sous la lumière du jour et, bien sûr, comme point d’orgue couronnant son savoir et son infinie sagesse, la mise au pilori de ce dont lui-même, l’homme est constitué jusqu’en la moindre de ses cellules, ces Mots qu’il devrait porter au-devant de lui comme sa gloire. L’homme, est-il seulement devenu ce Cannibale-inceste-mythomane qui, bien plutôt que de phagocyter le monde, ne joue qu’à sa propre dévoration. ? Peut-être s’est-il pris pour l’étonnant Phénix renaissant de ses cendres ? L’homme peut-il renaître ? Le langage peut-il renaître ? C’est cette question que nous devons méditer, nous les Hommes, nous les Femmes, avant que de nous emparer des outils commis à détruire la mythique Babel ! Il nous faut nous affilier aux mots sans l’ombre d’un remords, il nous faut faire du langage notre unique ambroisie, la seule façon de retrouver en nous, cette plénitude que toujours nous cherchons, alors que nous l’avons en nous. Il suffit de Dire !